Christopher Lane, Comment
la psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions,
Flammarion, « Bibliothèque des savoirs », Paris, 2007, 379p., index rerum et nominum, 26€
De la critique d'une illusion à une
illusion de critique
Christopher Lane est professeur de littérature anglaise aux États-Unis,
extrêmement marqué par les usages de la pensée de Lacan et de Foucault dans la théorie
littéraire et la critique culturelle. Il a publié en 2007 La timidité :
comment un comportement normal est devenu une maladie[1].
Ce livre qui a suscité des comptes rendus contrastés dans le monde anglophone
est aujourd'hui traduit sous le titre sensiblement différent : Comment la
psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, et
publié dans la remarquable collection de la « Bibliothèque des
savoirs ». Titre sensiblement différent, certes, mais nullement injustifié
: la pathologisation de la timidité sert en effet à Lane de modèle pour décoder la transformation en problèmes
psychiatriques de toutes les variations émotionnelles de notre vie quotidienne,
avec l'idée que de puissants intérêts économiques, ceux des grands laboratoires
pharmaceutiques et de leur bras armé, les sociétés de conseil en marketing et
les publicitaires, non seulement sous-tendent mais finalement expliquent
l'orgie de psychotropes qui est censée ravager nos sociétés, et déformer toute
juste appréciation du sens de l'existence humaine.
Disons-le tout de go :
semblable thèse, loin de déranger qui que ce soit, est devenue aujourd’hui
extraordinairement populaire. On ne compte plus désormais les ouvrages dénonçant
le lobby pharmaceutique, et la déshumanisation/désubjectivation
scientiste que véhicule la psychiatrie nord-américaine. On ne compte plus
non plus les acteurs du système de santé ou de la recherche médicale disposés
à vous dévoiler la face cachée du succès de telle ou telle molécule, et, de
plus en plus, à visage découvert. Pour peu donc que vous combiniez la dénonciation
d'un certain nombre de scandales (protocoles statistiques truqués, experts
internationaux pris la main dans le sac des financements occultes, j'en passe
et des meilleures) avec, dans le cas de Lane, un
éloge appuyé, mais pas trop direct de la psychanalyse, vous êtes à peu près
sûr, en France, de faire un tabac
[2]
. Un vernis superficiel de réflexion historiographique ou
philosophique ne nuit pas : des archives croustillantes, qui jettent une lumière
crue sur les vices ou les pratiques douteuses de grands personnages autrefois
redoutés, tel le psychiatre Robert Spitzer, des
allusions aux grands moralistes comme Kierkegaard, l'exploitation documentaire
de magnifiques romans comme Les Corrections de Jonathan Franzen
[3]
, comme si une oeuvre d'art devait être lue comme le reflet
en miroir de la réalité de son temps
[4]
, et le tour est joué. Lane, en
cuisinier habile, a très bien mélangé ces ingrédients, et sa prose les
lie en une sauce d'une fluidité parfaite, inaccessible à la grande
masse des historiens des sciences, des épistémologues ou des sociologues de
la médecine, ces râleurs pointilleux.
Le lecteur sceptique que
je suis aborde donc ce compte rendu le désespoir au cœur. Le succès de livres
comme celui de Lane est imparable. Ils répondent en
fait à un besoin aussi pressant est aussi caractéristique de notre situation
sociale et anthropologique que les phénomènes de médicalisation et de
marchandisation de la vie psychique qu'ils prétendent dénoncer, et contre
lesquels ils proposent des remèdes totalement prévisibles et tout aussi
insatisfaisants. Il n'en reste pas moins qu'il paraît possible de faire sentir
les contours de la difficulté, pourvu qu'on resitue dans leur contexte les
arguments répétitifs que ressert ce genre de littérature, sans jamais les
laisser se refroidir.
La thèse est simple. Parmi
les troubles mentaux liés à l'angoisse, la clinique psychiatrique, dès Freud
et son concept de « névrose d’angoisse », a commencé à faire émerger
un certain nombre de subdivisions dont une a connu une carrière extraordinaire
: c'est la « phobie sociale », ou le « trouble de l’anxiété
sociale ». Cette phobie n'est pas peur devant un objet, un animal, un
lieu vécu comme menaçant (agoraphobie), mais c’est tout bonnement la timidité
excessive, la crainte de l'interaction sociale, l'angoisse qui saisit tout
un chacun dès qu'il doit peu ou prou s'affirmer devant les autres. Cela va
de la crainte de lever le doigt en classe aux regards en coin que jette une
femme qui se cache pour essayer de la lingerie en grand magasin, en passant
par la panique paralysante au moment d’entrer dans une salle de réunion où
l’on doit faire une présentation. Robert Spitzer,
l'architecte en chef du fameux DSM3, troisième édition parue en 1980 du Manuel
Statistique et Diagnostique des Troubles Mentaux de l’Association Psychiatrique
Américaine, abrégé en DSM3, en aurait favorisé l’introduction dans ce fameux
manuel, lequel dresse une première liste de symptômes caractéristiques. En
toile de fond de ce trouble, une personnalité-type aurait été découverte.
Pas de troubles de l'anxiété sociale sans « personnalité évitante » (laquelle personnalité est, pour ainsi dire,
un trouble de la personnalité !). Une fois cette maladie mentale pleinement
décrite et légitimée, il ne restait qu'à la mettre sur le marché pour lui
offrir un traitement pharmacologique naturel : les fameux inhibiteurs de la
recapture de la sérotonine, dont le Prozac© est le représentant le plus connu
[5]
. Ainsi, ce qui n'est à tout prendre qu'une attitude représentative
d'un caractère moral innocent mais parfaitement humain a été entièrement pathologisé,
et des dizaines de millions de gens livrés en pâture à la voracité des grands
laboratoires pharmaceutiques, de mèche avec une poignée de psychiatres et
de statisticiens, certains objectivement corrompus, d'autres naïfs serviteurs
d'un scientisme idiot. Heureusement, le journalisme d'investigation (surabondamment
cité par Lane) et le bon sens d'un certain nombre de philosophes travaillent
à nous en sauver. Ils suffiraient d'un peu de réflexion et de la mise en lumière
impitoyable des agissements des laboratoires, des savants et des associations
de patients qu'ils subventionnent pour que nous revenions à la raison. Cette
raison c'est une raison post-freudienne, que Lane
ne se risque évidemment pas à défendre sur des bases épistémologiques, mais
uniquement parce qu'elle lui paraît congruente avec la représentation de l'homme
qu'il préfère, et qu’il juge menacée.
Tout dépend, en somme, du
niveau auquel on place l'argument du livre. Il est incontestable que Lane a mis la main sur des documents sidérants comme la
correspondance échangée entre plusieurs participants de la grande entreprise de
classification des troubles mentaux confiée à Spitzer.
Il l’éclaire des déclarations bien connues de psychopharmacologues comme David Healy, qui continue à raconter avec la même fraîcheur et le
même entrain qu'il y a 25 ans à quel point tout cela était peu sérieux
scientifiquement, et avec quelle désinvolture on a poussé sous le tapis tout mention
des effets secondaires inquiétants des nouvelles molécules inventées à partir
des années 1980 (le taux de suicide, les effets addictifs,
et surtout « l'effet- rebond » de ces anti-dépresseurs
anti-phobiques, qui augmente paradoxalement, au moment de l'arrêt de ces
substances, les symptômes-mêmes contre lesquels on
les avait prescrit). Sous la plume de Lane, la
défaite monumentale du milieu psychanalytique américain, qui s'est fait retirer
dans les années 80 le monopole du discours scientifique et même éthique sur la
maladie mentale par ce que l’auteur appel à presque toutes les pages les
« neuropsychiatres » n'est plus du tout un échec épistémologique, ni la
sanction d'une faillite intellectuelle dont on voyait les prémices dès les
années 1960. Les psychiatres-psychanalystes
américains ont été les victimes d'un coup tordu inopiné, et leur défaite relève
du coup de poignard dans le dos (Spitzer avait reçu
une formation analytique de Reich, rappelle Lane) et
il n'est donc que temps de réparer cette injustice. On apprend aussi bien des
choses sur les manoeuvres en coulisse des sociétés de marketing au service des
grands laboratoires. Un des passages les plus savoureux du livre, est le récit
de la commande d'un roman à sensation pas un de ces grands laboratoires, où de
méchants terroristes font venir du Canada des médicaments à bon marché pour
empoisonner d’honnêtes citoyens américains.
Une des grandes inquiétudes de ces laboratoires, en effet, est il suffit
de traverser la frontière pour se procurer les mêmes médicaments qu'aux
États-Unis mais à un coût bien moindre, du fait des particularités du système
de santé canadien. Inspirant sinon la terreur, du moins la méfiance, ce thriller
de commande devait servir à la manipulation des consommateurs, en juste
complément du lobbying assidu d'un représentant républicain au congrès, contre
tout alignement de la politique d'achat des agences de santé américaines sur
les pratiques anticapitalistes des Canadiens…
On ne s’ennuie donc pas
en lisant Lane.
Pourtant,
une lecture d’un grain plus fin fait vite surgir des problèmes qui, je le
crains, discrédite profondément le livre en tant qu’entreprise de description
et de connaissance. Ce qui ne lui retire pas du tout son intérêt, mais en
le faisant basculer plutôt du côté de la réaction typique à un état de fait
dont personne ne se doute (le marketing des médicaments n’a pas pour but la
santé des gens mais les profits de Big
Pharma), réaction dont il faut comprendre les causes, au lieu de croire
qu’elle constitue elle-même une explication de ce qui se passe.
Il serait fastidieux d'énumérer
les erreurs et les approximations historiques de l'auteur. Il semble avoir
une dent toute personnelle contre le pauvre Emil
Kraepelin (1856-1926), un des fondateurs de la clinique psychiatrique allemande
classique pour la seule raison que les rédacteurs du DSM3 se prétendaient
« néo-kraepeliniens ». Présenté sans rougir par l’auteur comme un
partisan farouche des explications cérébrales de la folie, ce qui est ou platement
faux ou caricatural, Lane s’en rend surtout à sa façon de traiter les malades mentaux.
Mon sang s'est glacé, lorsque après une dizaine de pages de généralités historiques,
toutes de seconde main, l'auteur cite un cas de mélancolie gravissime
[6]
. C’est le genre de situation qui aujourd'hui encore inquiète
énormément les psychiatres à cause des précautions à prendre avec ces patients
pour qu'ils ne se suicident pas avec une grande violence. Or Lane
juge du haut d'on ne sait quelle compétence que le grand psychiatre allemand,
qui jugeait fou ce pauvre homme, n'était que la victime de préjugés sur la
masturbation et la religion ! Qu'on puisse ainsi considérer la mélancolie
délirante d'auto-accusation comme un artefact né des préjugés d’une psychiatrie
dépassée augure bien mal du reste. C'est d'autant plus cocasse, que Freud
lui-même, dont l'auteur s'imagine prendre la défense, a constamment accepté
et repris cette définition de la mélancolie, et qu’il s'appuie toujours sur
la nosologie de Kraepelin !
Mais on verra à la fin
à quelle absurdité Lane est conduit par cette anti-clinique
psychiatrique fondée sur les préjugés du bon sens.
Que vaut maintenant au
juste le morceau de résistance du livre : la description des conditions d’élaboration
du DSM3, et les circonstances dans lesquelles iy
fut incluse la phobie sociale ? Il existe en effet de très nombreuses
critiques de ce manuel. L'une des plus connues, citée par l'auteur, est celle
de Herb Kutchins et Stuart
Kirk
[7]
. Cette réfutation s'en prend à la méthodologie élaborée
pour quantifier la convergence des jugements cliniques des médecins, convergence essentielle pour s'assurer qu'ils
parlent bien de la même chose quand ils font un diagnostic (ce qu'on appelle
le coefficient kappa de Cohen). Ce à quoi Lane se
livre est tout à fait différent. Et cela rappelle curieusement les techniques
de dénonciation de la pensée freudienne en vigueur aux Etats-Unis dans les
années 1990 : y a-t-il vraiment lieu d'entrer dans le détail technique
ou conceptuel, si tout ne repose en réalité que sur une immense fraude, sur
une manipulation scandaleuse des données, ou, au minimum, sur un amateurisme
coupable ? Or c'est ce qu'accréditent les documents produits par l'auteur :
les contradicteurs de Spitzer, et pas juste les
psychanalystes, même les contradicteurs non-psychanalystes
qui n'appartenaient pas à sa mouvance théorique de référence (l’école psychiatrique
de Saint Louis), avaient été soigneusement tenus à l'écart, et leurs arguments
disqualifiés a priori. Dans un certain nombre de cas, leurs objections
n'étaient tout simplement pas intégrées aux décisions finales.
Tout cela est très suggestif,
mais est-ce aussi significatif que l'auteur le croit? En fait, bien des réunions
scientifiques portant sur des objets complexes se passent dans une atmosphère
de ce genre, tout spécialement quand il s’agit d’élaborer des lexique commun
ou de standardiser des procédures, dans une situation d’incertitude collective
sur le juste calibrage des notions. Plus profondément, il est très difficile
d'attribuer la mise en péril de la subjectivité morale en Occident à une bande
de conspirateurs statisticiens ou psychiatres convaincus que le cerveau est
la cause des maladies mentales, rassemblés dans une salle enfumée et produisant
des normes sans aucun contrôle. Le succès international de la classification
américaine ne peut tout simplement pas reposer là-dessus. Il repose bien plus,
comme n'importe qui peut s'en assurer en la parcourant, sur l'extrême platitude
et sur la sous-détermination des critères retenus, qui font qu'il est extrêmement
facile d'y reconnaître tout ce qu'on veut y reconnaître. En palpant les objets
décrits au milieu d’un pareil brouillard, et que vous soyez psychanalyste,
phénoménologue, neurobiologiste ou épidémiologue,
vous finissez à peu près par tomber d’accord sur des regroupements de symptômes
sur lesquels il est difficile de ne pas s’accorder. En sacrifiant toute finesse,
le consensus n’est pas compliqué. Bien loin de créer en masse des maladies
qui n’existaient pas, la classification du DSM3 constituait dans sa troisième
version un progrès sur les travaux précédents que l'auteur lui-même est bien
obligé d’avouer
[8]
, sans évidemment s'étendre sur ce point. Il n’en reste
pas moins vrai que d’étranges clusters de symptômes ont commencé à pointer
le bout de leur nez dans le DSM3, et à parader en maladies mentales aussi
réelles et respectables que la mélancolie délirante ou les démences. C’est
toutefois un coup de force que vouloir faire de la phobie sociale un cas absolument
critique d'invention de maladie au sein de cette nouvelle nosographie. Je
vois là plutôt une manie de la critique récente du DSM 3 :
voyant midi à sa porte, chaque auteur s'imagine qu'une seule pathologie mentale
condense et résume la totalité de la révolution catastrophique en quoi l'apparition
de ces nouvelles catégories diagnostiques aurait consisté. Si l'on veut trouver
un bien meilleur exemple d'étude critique d'une de ces catégories, ifinment
plus importante et exemplaire que la phobie sociale, rapportez-vous au magnifique
ouvrage d'Allan Young sur l'invention du stress post-traumatique, qui reste
à ce jour le modèle indépassé d'une lecture anthropologique intelligente du
travail de Spitzer et de ses collaborateurs
[9]
. Mais acceptons un moment que la phobie sociale ait été
ce sujet, sinon au centre du mois assez près du centre de gravité du projet
de Spitzer. Lane est bien
obligé d'admettre qu'il existe des formes excessives de timidité, accompagnées
de phénomènes d'angoisse généralisée, parfois paroxystique, avec des manifestations
somatiques spectaculaires, et qui d'ailleurs s'observent aussi chez les animaux.
Isaac Marks, le grand comportementaliste et éthologue britannique en avait
dressé un tableau convaincant dès les années 60. Lane
ne nie dit donc pas qu'il existe une timidité pathologique. Ce qu’il conteste
c'est l'abaissement du seuil à partir duquel cette conduite normale devient
pathologique. Marks en est parfaitement d'accord, d'ailleurs. Le problème,
c'est la définition de ce seuil. Hélas, dès qu'il s'agit de ne plus parler
de façon négative, de décrire non ce que la timidité excessive n'est pas,
mais plutôt de dire ce qu'elle est, les critères font tout à fait défaut.
Mais c'est le point
essentiel et celui sur lequel doit porter la critique la plus vigoureuse.
L'auteur a parfaitement repéré l'argument des partisans de l'abaissement au
maximum du seuil pathologique : il ne faut pas abandonner les patients
marginaux, ceux des premières marges, mais aussi ceux qui sont à la marge de
ces premières marges, etc., bref, non pas ceux qui bénéficient certainement du
traitement, mais ceux qui risqueraient
de ne pas bénéficier du traitement de la pathologie. Or pour Lane, cet argument n'est qu'un sophisme, et un sophisme
intéressé, du fait que ceux qui le défendent dans les grands journaux médicaux
sont en général subventionnés par les laboratoire pharmaceutique dont l'intérêt
direct à l'abaissement de ces seuils ne fait aucun doute. Mais est-ce un
sophisme pour cette raison-là ? Le fait d'être payé à tenir un raisonnement
rend-il ce raisonnement faux ? Toute la naïveté sociologique de l'auteur
s'étale dans la certitude purement morale qu'il tire des turpitudes cachées des
scientifiques et des industriels qu'il incrimine dans cette vaste manipulation.
Tout d'abord, si chacun,
pour lui-même, peut très bien considérer sa timidité comme un trait de
caractère personnel, et ne manquera pas de protester contre la pathologisation de son émotion, il n'en va pas de même si
nous pensons par exemple nos enfants, et aux graves inconvénients pour leur
développement et leur carrière scolaire qui pourraient s'ensuivre de leur mise
à l'écart au fond d'une classe, sans oser jamais lever le bras ni participer
aux échanges indispensables à leur éducation. Ce que nous ne ferions pas pour
nous-mêmes, nous sommes ainsi irrésistiblement poussés à le faire aux autres
pour leur bien, et justement aux enfants et aux plus faibles (ceux qui ne
peuvent pas se rendre compte qu’ils sont « malades »). Si chacun,
pour lui-même, est parfaitement capable de considérer sa situation émotionnelle
comme n'étant en rien une maladie, a-t-il ainsi, pour autant, le droit moral de
se dispenser de soulever cette hypothèse pour ses proches ? Etendez au-delà du
cercle familial cette attitude bienveillante, dont on voit facilement comment
elle devient normative. Même si, moi, je sais bien que ma timidité n'est pas
morbide, ne suis-je pas tenu pour tous mes concitoyens de considérer que ceux
qui la considéreraient, eux, « morbide », ont bien droit à un traitement,
scientifique, contrôlé, et si possible remboursé ? De quel droit
forcerais-je ceux qui disent souffrir de timidité à se regarder dans une glace
et à se dire que, peut-être, ils transforment en maladie une faiblesse fugitive
de leur caractère, qui, en plus, n'est peut-être pas du tout une faiblesse ? On
peut tout à fait accuser les associations de patients d'être subventionnées par
les marchands de psychotropes. Le fait que beaucoup d'entre elles soient
subventionnées est hors de doute. Mais cela ne doit pas masquer une autre
dynamique : celle de la détermination démocratique du périmètre des
maladies, par consensus, par empathie, par la production collective de récits
de vie exemplaires et par identification mutuelle. Précisément parce qu'elle
sont constituées de patients soucieux de bénéficier du meilleur traitement, et
qui se donnent les moyens de lever des fonds, ou d'offrir aux statisticiens des
cohortes nombreuses, ou de militer pour la reconnaissance de troubles méconnus,
ces mêmes associations de patients sont logiquement poussées à inclure les cas
les moins significatifs à l'intérieur du périmètre de l’affection qui les
rassemble. Il semble aussi que ces associations de patients, souvent créées par
des gens lourdement atteints, et qui ont pu souffrir de l'ignorance de leur
condition par le corps médical, en se développant, et par ce même processus
d'inclusion démocratique des cas les moins significatifs, en viennent
progressivement à marginaliser en leur sein les cas les plus graves, autrement
dit les cas centraux, ceux parfois des fondateurs de l’association elle-même,
lorsqu'ils risquent de caricaturer jusqu'à la dénaturer l’affection qui
rassemble les autres. Car le combat pour la déstigmatisation des maladies
mentales est au cœur du processus.
Présentée ainsi l'extension
de la timidité à des millions de gens comme une entité morbide méconnue sous
la forme d'une intoxication collective des esprits, financée par la publicité
et le marketing, c'est prendre les gens (ici les « phobiques sociaux »)
pour des imbéciles. C'est croire que seuls les intellectuels critiques sont
susceptibles de mettre en cause la pression médiatique, et que les pauvres
gens ne sont pas capables pour eux-mêmes de recul sur le statut qu'on donne
à leurs émotions. Dans le cas de la phobie sociale, qui touche de façon notoire
des couches aisées et instruites de la population, l'argument est peu vraisemblable.
Ce qui est plus troublant, c’est que nous ne voulons pas être gênés par notre
timidité, et que en tout cas, nous ne voulons pas que nos proches ne bénéficient
pas (si leur timidité les gêne) des soins appropriés, et que nous sommes
tous disposés à pathologiser notre timidité,
quand elle cause un tort majeur à notre carrière ou nous empêche de répondre
à des exigence sociales urgentes.
C'est aussi pourquoi Lane
présente un tableau fortement biaisé des traitements de la timidité pathologique.
En réalité si ces traitements sont effectivement pharmacologiques, ils sont
avant tout psychothérapeutiques. Les thérapies cognitivo-comportementale
(TCC) de la timidité/ phobie sociale constituent
une thérapie de référence validée, et pour laquelle depuis de nombreuses années
les psychotropes ne sont qu’un appoint. Toute la recherche actuelle, s’appuyant
justement sur le DSM, évolue vers une approche de ces « troubles »
par les TCC en première intention. Seul le coût de ces TCC pose problème,
mais justement, comme elles se pratiquent ici en groupe
[10]
, il n’est pas si élevé. On note en passant combien la présentation
du DSM par Lane est tendancieuse : même des thérapies psychologiques
s’appuient sur lui, et il est tout bonnement faux, et sur le principe et dans
les faits, qu’il n’ait d’usage que pour vendre des médicaments. C’est le réseau
complexe et souvent contradictoire de ses usages qu’il faut penser et qui
lui donne son vrai poids : psychopharmacologique,
épidémiologique, neuroscientifique, clinique et diagnostique, etc.
Mais voici alors de
nouveaux problèmes.
Et si l'on renonçait à la
théorie du complot ? Car cette théorie est d'autant plus facile à soutenir
qu'on ne dispose malheureusement pas des documents internes aux firmes
pharmaceutiques, échangés par exemple entre les services de marketing, les
services de recherches biologiques, et qu'on ignore tout de la part du hasard,
ou des coïncidences, dans l'élaboration et la commercialisation des molécules,
tandis que toutes sortes d'indices s'accumulent qui montrent combien les
producteurs de médicaments, bien loin de manipuler cyniquement leur clientèle
dans une position de surplomb dominateur sont extrêmement inquiets des aléas de
la réception de leurs molécules, et ne se vivent nullement comme des créateurs
tout-puissants de marché, mais comme soumis aux caprices des consommateurs.
Ont-ils raison ? Sont-ils effectivement ce qu’ils croient ? C’est une
question empirique, et répondre par la supposition a priori que les
méchants tirent les ficelles dans la coulisse ne nous donne aucun moyen de
penser ce qui se passe.
Et si l'on envisageait
ces phénomènes de transformation des affects sociaux comme de véritables phénomènes
sociologiques, témoignant des transformations de l'individualisme contemporain,
et non comme de simples manipulations par la propagande capitaliste ? La très
réelle pression marchande serait alors un rouage, et un rouage seulement, d'un
dispositif global, où il n'y aurait pas d'à côté des victimes innocentes et de
l'autre des coupables qui les exploitent, mais une transformation lente et
polyphonique des sensibilités collectives. À cet égard, il est fatigant de voir
la facilité avec laquelle on abuse de l'expression de « médicalisation »
ou de « psychologisation » du social. Car ce ne sont pas des processus
qui expliquent ce qui nous arrive. Ce sont au contraire les processus à
expliquer. Pourquoi la plainte, l'expression sociale du mal-être, choisit-elle
aujourd'hui le lexique de la santé mentale, plutôt que celui de la protestation
politique organisée, ou syndicale, ou religieuse, ou je ne sais quoi d’autre ? Voilà
la vraie question. Même si un des mérites remarquables de l'ouvrage de Lane est de mobiliser la littérature, la presse grand
public, l'iconographie publicitaire, on est loin du compte pour mesurer les
variations concomitantes, juridiques, administratives, politiques (et non
simplement politiciennes), scientifiques enfin, qui font de chacun d'entre
nous des acteurs de cette transformation : la transformation du rôle et
du statut de certains affects dans nos interactions avec autrui nous concerne
en effet tous. La « souffrance psychique », comme on dit, a désormais
besoin de nombreuses catégories pour s'énoncer, ou plus précisément encore,
pour interpeller autrui, et pour lui demander de l'aide d'une façon à laquelle
il ne puisse se dérober. Ces catégories, ou mieux, ces « idiomes de
détresse », comme les a appelé Anne Lovell, tels
que la dépression, les addictions, les traumatismes, les somatisations, pour en
nommer quelques uns « entre » médecine mentale et représentations
sociales, ont une histoire. Il ne sert donc pas à grand-chose de se servir de leur
historicité pour pointer la relativité, ou l’inexactitude, où le caractère
finalement peu approprié du contenu de ces catégories. Cette relativité et
cette inexactitude sont acquises d'avance. Ce catégories
sont l’objet d’appropriation « déformantes » par les individus qui s’en
saisissent pour dire quelque chose de leur malaise, tout à fait au-delà des
usages médicaux strictement paramétrés. Et les marchands de psychotropes, comme
les psychanalystes autrefois nourris par une « hystérie » aux
contours non moins flous, vont à la rencontre de ce malaise. Ce qui n'est pas
acquis d’avance, en revanche, ce sont les modalités de transformation sociale
et historique de ces catégories. Dire que les timides d'aujourd'hui ne sont pas
des « phobiques sociaux » ni des malades a l'air séduisant à première
vue. En réalité, c'est pauvre. Car ce qu'il faut expliquer c'est pourquoi c'est
précisément la timidité qui a été mobilisée pour exprimer notre mal-être, et
pas tel ou tel autre affect (la honte, par exemple).
Une voie bien meilleure,
à mon avis, serait celle-ci. Quelles sont les formes sociales à notre
disposition pour exprimer le mal-être ? Si chacun d'entre nous peut moduler
l'expression de son malaise, il est obligé d'en passer de façon contraignante par
des émotions-type. Pour reprendre l'exemple rebattu, l'homme noble de la Renaissance
dispose de la mélancolie, nous, du « trouble unipolaire ». Quels sont
ensuite les enjeux sociaux véhiculés de ces « formes obligatoires
d'expression des sentiments », pour reprendre la formule de Marcel Mauss,
qu’a reprise Alain Ehrenberg en l'appliquant précisément aux questions qui nous
occupent ? A quel genre de malaise social correspond la transformation en
maladie mentale de la timidité ?
Lane les devine au début de son livre, sans se rendre
compte de la portée de son observation. Le timide est celui qui ne s'estime pas
lui-même suffisamment, ou plus exactement qui ne transforme pas « l'estime
de soi » en force d'assertion publiquement reconnue. Or c'est là, de façon
transparente, une des dimensions cardinales de l'autonomie, une des modalités d’existence
typiquement américaines du self. Tout ceci a été étudié, et bien plus
sérieusement que par Lane, en en comparant la façon
dont les phobiques sociaux s'approprient la catégorie dans des contextes
culturels, politiques et institutionnels différents, par exemple en France et
en Amérique du Nord[11].
Car c'est une chose tout à fait différente que d'être un individu autonome et
responsable des deux côtés de l'Atlantique. Les enfants n'y sont pas éduqués de
la même manière, et comme on sait, les systèmes politiques ne hiérarchisent pas
du tout de la même façon les valeurs attachées à l'autonomie personnelle et à
la responsabilité. Les phobiques sociaux n’y ont donc pas la même allure, car
ils ne s’approprient pas la catégorie de « trouble de l’anxiété sociale »
aux mêmes fins. Nous ne sommes donc pas simplement de pauvres individus manipulés
par la publicité et aveuglés par des prétentions scientifiques infondées, qui
ont besoin d’intellectuels critiques pour les libérer de leurs illusions. Nous
sommes, tous relativement à égalité, des acteurs de ce que nous faisons, pris
dans l’histoire des transformations de notre affectivité, et qui exploitons ce
qui est à notre disposition pour négocier une vie un peu meilleure.
Comme on voit il n'est pas
nécessaire d'opposer d'un côté les manipulations intéressées du lobby
pharmaceutique, et de l'autre la théorie critique prenant enfin la protection
des individus, et pas plus, d'opposer de façon stérile un scientisme
déshumanisant à un humanisme moral, surtout s’il ne va pas plus loin que recycler
les valeurs du psychanalisme à l’américaine. C'est
même une impasse. Et l'impasse est d'autant plus sensible dans le livre de Lane, qu'elle débouche sur une contradiction accablante.
En effet, quand la
timidité est présentée comme un symptôme par les laboratoires qui se proposent
d'y parer avec leurs molécules nous aurions affaire à une imposture. En
revanche, quand un patient vient se plaindre à son psychanalyste de sa
timidité, et qu'il est amené au cours d'une cure à réfléchir sur ce symptôme,
alors la transformation de la timidité en maladie n'est plus du toute une
imposture, mais un élément dans un processus thérapeutique ! C'est
frappant. Car Lane voit bien que la condition
fondamentale pour une cure psychanalytique, c’est que n'importe quel
dysfonctionnement psychique puisse être transformé par le patient-sujet
en un symptôme précis, dont il se plaint. Mais en quoi est-ce un processus
différent de celui qui amène le timide à consulter son médecin et à lui
demander un psychotrope ou une thérapie cognitivo-comportementale
pour la même timidité ? Ce que Lane méconnaît, et que
méconnaissent de la même manière tant d'ouvrages sur des transformations
contemporaines des pathologies psychologiques, c'est que c'est le même individu
qui s'adresse aux généralistes pour un psychotrope « normalisateur »,
et au psychanalyste pour un traitement « subjectif ». C'est le même
individu, en effet, partagé entre deux exigences, celle d'être normal,
autrement dit, comme tout le monde, et celle d'être traité en même temps comme un
sujet singulier, autrement dit comme personne. C'est aussi pourquoi, à bon
droit, les associations de patients souffrant de troubles comme la phobie
sociale mettent en avant le caractère profondément démocratique, et respectueux
des libertés des individus, de leurs revendications pour que l’on reconnaisse leur
condition et qu’on la normalise. Il est inexact de croire que le seul « sujet »
se trouve du côté du divan. Le soi moderne en somme, pourrait bien être divisé
entre ces deux exigences, de normalité et de singularité, et la santé mentale
est loin d'être le seul domaine où la sociologie met en évidence cette tension.
Lane nous emporte à l’autre extrémité du mouvement du
balancier : contre la normalisation des émotions, l’aspiration à les
subjectiver. Ce qui n’est pas éclairé par là, c’est le fonctionnement du
balancier.
Je terminerai sur une
note plus acide. Il y a quelque chose de désagréable à se voir donner des
leçons de morale au nom de la psychanalyse. Il est tout bonnement faux que la
fonction du psychanalyste soit de vendre sur le marché des valeurs une version
tragique de la vie, opposée à sa banalisation ou à sa mercantilisation
moderne sous les coups d’un libéralisme débridé. Si certains individus veulent le
drame, le deuil des illusions de la conscience, le sujet éthique avec un S et un
E majuscules, bref, l'imaginaire post-romantique de la subjectivation de l’existence,
grand bien leur fasse. Une analyse peut éventuellement désencombrer leur chemin
dans cette direction. En revanche, je ne vois pas pourquoi la psychanalyse
devrait se faire le porte-parole d'une quelconque conception de la vie, romantico-tragique, en l’espèce, à la place des gens qui en
auront pour eux-mêmes l'usage. Tout cela ne peut déboucher, comme chez Lane, que sur la réécriture de la psychanalyse en contre-psychologie humaniste, voire en moyen de salut moral
— ce contre quoi Freud et Lacan, pour citer les auteurs sur lesquels Lane prétend s'appuyer, n'ont cessé de se dresser avec la
dernière vigueur. Si la psychanalyse a une utilité
éventuelle dans la conjecture présente, ce n’est pas en expliquant aux gens ce
qu’il faut faire, ni contre quoi ils doivent se battre. C’est en contribuant modestement
à défaire les effets délétères de la panique morale qui nous étouffe, et en
favorisant du coup une plus grande acuité intellectuelle. Il n’est même pas sûr
que cela mette quiconque d’accord, mais du moins les antagonismes n’en seront
que plus nets.
[1] C. Lane, Shyness : How Normal
Behaviour Became a Sickness, Yale University Press, 2007.
[2] Voir le compte rendu
dithyrambique du livre par Elisabeth Roudinesco dans Le
monde du 6 mars 2009 : il concentre à peu près tout ce à quoi je m’oppose
ici.
[3] J. Franzen, The Correction : A
novel, 2001, trad. franç. Les corrections, L’Olivier, 2002.
[4] Exercice dont Lane est friand, voyez
son Hatred and Civility : The Antisocial Life in Victorian England,
Columbia University Press, 2004.
[5] Dans la timidité
pathologique, la paroxétine et la sertraline,
commercialisées en France sous le nom de Deroxat© et
de Zoloft©, sont devenues des prescriptions banales.
[6] p.37-39.
[7] H. Kutchins & S.Kirk, Making Us
Crazy : DSM, The Psychiatric Bible and the Creation od Mental Disorders,
Free Pres, New York, 1997, trad. franç. Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la
psychiatrie américaine, Institut Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1998.
[8] pp.86.
[9] A. Young, The Harmony of Illusions :
Inventing Post-Traumatic Stress Disorder, Princeton University Press, 1997.
[10] En groupe, puisque chacun des
individus timides sert de stimulus anxiogène pour les autres membres du groupe.