Céline Borelle, Diagnostiquer l’autisme. Une approche sociologique, Presses de l’école des Mines, Paris, 2017.

Une chose, sans l’ombre d’un doute, est de constater avec Alain Ehrenberg que les questions contemporaines de la santé mentale sont devenues de véritables « guerres du sujet ». Et parmi les questions les plus chaudes débattues dans ce registre, difficile aussi de contester que les controverses sur l’autisme sont paradigmatiques. Une autre, hélas, est de disposer d’études empiriques, notamment d’ethnographies de services s’occupant d’autistes et décrivant par le menu les pratiques concrètes, mais aussi de solides travaux de sociologie et d’histoire des sciences sur la construction des nouveaux modèles épistémologiques censés les justifier. Au lieu de ces ethnographies, on dispose au mieux d’analyses certes méticuleuses des trajectoires de vies des autistes et de leurs proches, qui attestent des transformations considérables du champ depuis plusieurs décennies, mais sans qu’aucune hypothèse sociologique forte y soit jamais testée. Pour ce qui est de la sociologie et de l’histoire des sciences, on se heurte en outre à ceci qu’on ne peut en élaborer aucune sans de solides connaissances en philosophie de l’esprit et en sciences cognitives, en particulier sur le problème de l’intentionnalité. On pourrait aussi rêver un enquêteur de terrain au courant des controverses non seulement dans le champ de la psychiatrie cognitive, mais aussi dans le domaine de la psychanalyse des enfants et de ses applications à l’autisme ! Or la combinaison de toutes ces compétences est malheureusement rare. À cet égard, le travail de Céline Borelle, Diagnostiquer l’autisme, qu’il faut à mon avis lire en gardant un œil sur un autre de ses articles, « Le traitement de la subjectivité du destinataire de soin comme opérateur micro-politique », paru dans Sciences sociales et santé, préfigure certainement le genre d’enquête dont nous avons aujourd’hui le plus grand besoin. Fruit d’un travail de terrain de plusieurs années dont ce livre ne livre qu’une partie (sous la forme un peu inattendue d’un récit des étapes successives débouchant, dans un centre spécialisé, sur le diagnotic d’autisme), Diagnostiquer l’autisme relève d’un genre bien particulier en sociologie, l’enquête « pragmatique », dont les traits propres vont j’espère surgir dans les lignes qui viennent. Mais cette enquête, de facture très classique, n’est pas sans soulever indirectement de vastes enjeux, disons plus « durkheimiens » – interrogeant le cœur de la vie sociale moderne.
Car, philosophe et non sociologue, j’annonce tout de suite la couleur : je ne vais pas discuter la méthodologie de C. Borelle, ni m’intéresser à la différence que fait son travail dans le vaste champ des études sociologiques du diagnostic médical en général, ou de la profession médicale, ou de la sociologie du care, pour ne donner que quelques indications des directions dans lesquelles on pourrait la lire. Je vais plutôt examiner les dimensions de son travail qui semble permettre une montée en généralité à laquelle la philosophie morale et politique, mais aussi l’épistémologie de la psychiatrie et de la médecine mentale ne peuvent qu’être sensibles – du moins, quand cette philosophie s’intéresse aux pratiques concrètes, sociales mais aussi logico-épistémiques, des acteurs contemporains. Car la force de Diagnostiquer l’autisme, c’est de focaliser l’enquête empirique sur le statut hautement litigieux des idées d’autonomie, de processus d’autonomisation, évidemment empêchés chez l’individu étiqueté « autiste » ; puis de déplier le conflit qui fait rage sur le sens à donner en pratique à ladite autonomie. Est-elle naturalisable, autrement dit saisissable de façon privilégiée à partir d’un fonctionnement cognitif individuel enraciné dans le cerveau et la génétique des individus concernés ? Ou bien y a-t-il quelque chose dans l’autisme qui est irréductiblement relationnel (ce qui ne veut pas nécessairement dire que la notion psychanalytique de cette relation doive être privilégiée) ? Il s’agit en tout cas d’une guerre totale. Mais le champ de bataille particulier de l’autisme communique toutefois, et c’est ce qui fait tout l’intérêt du cas français, avec beaucoup d’autres, car il touche, chez nous, aux institutions médicales en santé mentale, à la famille et l’enfance, au militantisme associatif, aux politiques publiques de santé, voire aux droits de l’homme (à l’idée de la dignité de la « personne » et du « sujet »), au fonctionnement de la science dans le registre psychologique, et j’en passe. C’est infiniment moins le cas ailleurs, par exemple aux États-Unis, où ces questions ne débordent pas dans l’espace public. Au lieu, comme nombre d’acteurs, de se plaindre du provincialisme attardé de la situation française, ou bien, à l’inverse, de se féliciter de l’irréductibilité de nos spécificités en matière de santé mentale, on peut donc se servir du livre de C. Borelle comme d’un révélateur qui dépasse de très loin la question limitée de savoir qui a raison sur l’autisme, les psychanalystes à la française, ou leurs adversaires cognitivo-comportementalistes. C’est un portrait moral de nos déchirements face à une impasse de l’autonomisation des enfants.
Je ferai deux remarques liminaires, puis deux propositions pour approfondir la discussion à partir du matériel rassemblé dans ce livre.
Première remarque, pour n’être pas totalement naïf sur les lieux qui prennent en charge des enfants autistes, ou sur leurs acteurs les plus connus, je ne me suis jamais demandé qui était vraiment l’« IDA », l’institution anonymisée (selon les règles de l’anthropologie médicale contemporaine) où s’est déroulée l’enquête. Les énoncés recueillis chez les parties prenantes, les protagonistes des controverses médicales comme les acteurs ordinaires, médecins, psychologues, mais aussi parents (et moins souvent, mais par la force des choses, les adolescents impliqués), s’entendent à peu près partout, ou présentent en tout cas un air de famille incontestable avec ce que cite C. Borelle. Son approche ethnographique donne, du coup, l’impression d’être immédiatement pertinente à beaucoup plus grande échelle. Bien sûr les pratiques et les interactions décrites sont localisées (elles obéissent d’ailleurs à des contraintes de démographie médicale dûment mentionnées), mais elles reflètent des positions et des attitudes fort générales en France.
La deuxième remarque liminaire concerne le « principe de symétrie » et son application à l’enquête. Il en existe évidemment de nombreuses versions, mais dans l’étude sociologique d’une controverse savante, il est tout bonnement impensable de ne pas en mobiliser une. Pris en général, le principe de symétrie exige de l’enquêteur de traiter « à égalité » les prétentions en cause dans la controverse, y compris lorsque certaines, à première vue, revendiquent pour elles d’incarner la science, la raison, ou le simple bon sens. C’est une objection naïve à ce principe de symétrie que d’y voir le cheval de Troie du relativisme. Car ce qu’on cherche à mettre en évidence en y ayant recours, ce sont les conditions socio-historiques qui font qu’une croyance est tenue pour rationnelle, ou pas, qu’elle a du succès ou qu’elle échoue, etc. On peut assurément transformer le principe de symétrie en machine de guerre sceptique pour nier l’existence de la vérité ; il n’en reste pas moins requis pour clarifier les processus non seulement internes (logico-épistémique), mais aussi externes (fonction des circonstances comme des rapports de force sociaux, par exemple l’autorité des groupes professionnels) qui débouchent sur la sanction collective (toujours relative) d’une vérité ou d’une erreur – voire sur la perpétuation d’une incertitude.
Dans l’étude de C. Borelle, on peut distinguer deux niveaux d’application de ce principe. À un premier niveau, les deux idéologies de fond, comportementaliste ou psychanalytique (pour faire massif), sont bien placées l’une en regard de l’autre. C’est d’autant plus difficile que leur opposition se présente, dans les propos comme les pratiques même des acteurs, sous une forme radicalisée. Les comportementalistes n’hésitent jamais à rattacher leur démarche à des justifications scientifiques et expérimentales, dénonçant l’irrationalité irresponsable des psychanalystes ; ces derniers, de leur côté, contestent au nom de la clinique du cas singulier et des contingences pratiques des histoires particulières de leurs patients autistes l’application trop générale, souvent qualifiée de scientiste, de règles impersonnelles. En somme, pour ces derniers, ce n’est pas la scientificité qui fait problème, mais son application aveugle. En revanche, un mérite remarquable de Diagnostiquer l’autisme, c’est de donner nettement à voir les ressources pratiques que l’une et l’autre approches offrent aux parents et aux équipes médicales, mais aussi les incompatibilités pratiques, les exclusions réciproques entre ces ressources et leurs usages, lesquelles incompatibilités, avant d’être théoriques, dérivent du type d’action et de responsabilité attendues des uns et des autres, selon qu’on se place dans l’un ou l’autre paradigme. Et c’est précisément parce que ces ressources pratiques sont imprégnées d’une légitimité puissante aux yeux des acteurs, que leur incompatibilité culmine dans une controverse morale exacerbée, qui se radicalise dans un lexique imprégné de catégories scientifiques, ou, à l’inverse, dans la critique virulente du scientisme des dites catégories.
Toutefois, il ne semble pas que le principe de symétrie soit ici la mise en œuvre d’un principe d’enquête purement méthodologique. Il est appelé par le caractère plutôt insoluble de la controverse morale à laquelle conduit le « diagnostic » de l’autisme.
Pourquoi « diagnostic » entre guillemets, en effet ? C’est qu’il s’agit déjà d’un diagnostic sans prescription de soins médicaux à proprement parler, puisqu’il s’agit, avec l’autisme, d’un trouble neurodéveloppemental incurable. Or, même si c’est là un trouble du développement, c’est en outre un diagnostic sans pronostic clair. Car on peut plus ou moins prolonger quantitativement les courbes d’un développement neurocognitif, on ne sait pas prédire « l’évolution » d’un enfant autiste, autrement dit son accès à un niveau de performance cognitive et donc sociale soudain supérieur ; à la limite, note C. Borelle, non seulement dans la théorie mais dans la pratique concrète des prises en charge, un enfant diagnostiqué « autiste » mais qui aurait « évolué » en ce sens qualitatif sortirait de la catégorie autiste ! Or il se trouve que la variété des trajectoires et même la plasticité cognitive et sociale des individus diagnostiqués « autistes » (ou apparentés) est considérable... « Diagnostic » entre guillemets, également, parce qu’il ne repose sur aucune étiopathogénie de l’autisme (il n’y a pas le moindre marqueur biologique constant de cette condition, juste une foule de faisceaux d’indices de toutes sortes, qui, en plus, ne se recouvrent guère).
Que reste-t-il alors ? Une technique « diagnostique » hautement formalisée par des tests, qui s’efforce d’introduire un minimum de normalisation dans des situations hétérogènes. Et C. Borelle de décrire l’ADI et l’ADOS (Autism Diagnostic Interview, Autism Diagnostic Observation Schedule) tels qu’ils sont mis en œuvre et compris dans le service dont elle fait l’ethnographie. Il faut se garder de retirer des descriptions minutieuses des protocoles qu’elle a observés un simple malaise quant à l’objectivité des résultats. Il est déjà bien beau qu’on puisse arriver à une relative stabilité descriptive et à un accord entre cliniciens touchant l’inclusion ou l’exclusion diagnostique. Le point décisif est plutôt que le trouble autistique apparaît d’abord dans un contexte relationnel, intrafamilial, scolaire, etc. Autrement dit, cliniciens et parents ont une intuition forte et surtout préalable qu’il s’agit ou pas d’autisme, et les tests formalisés apparaissent davantage comme une manière d’affiner ce jugement intuitif, puis de faire coïncider le tableau clinique avec une catégorie médico-sociale préconstruite ouvrant des droits, par exemple à l’éducation spécialisée et à des aides financières, sans qu’on soit bien sûr d’avoir identifié une entité morbide sui generis. En réalité, ces tests diagnostics pourraient très bien être révisés, tellement ils sont conventionnels (ce sont avant tout des instruments de normalisation), avec des conséquences considérables, juridique, médico-sociales, sur les gens qui auraient été pris en charge sur la base des résultats (c’est d’ailleurs ce qui s’est passé, au risque de priver, aux États-Unis, certains autistes dits « de haut niveau » ou Asperger, d’aide institutionnelle). En même temps, pour qu’ils soient opératoires, il faut sans cesse conjurer le risque que ces tests soient jugés exclusivement conventionnels : ils travaillent implicitement, du coup, à naturaliser les troubles en en faisant l’expression de quelque chose = x qui se passerait à l’intérieur de la tête des enfants (dans leur cerveau individuel), sans qu’il y ait jamais eu pourtant la moindre preuve avérée à l’appui de cette hypothèse. Comme C. Borelle en décrit la pratique, et pas seulement la théorie, on comprend bien le recours constant et pseudo-objectivant à la notion de trouble « fonctionnel », pour individualiser et surtout localiser cérébralement le lieu de manifestation de troubles dont personne ne conteste qu’ils se manifestent dans des systèmes de relations (famille, école, etc). Or il n’y a pas le moindre motif ici à se scandaliser que l’objectivité soit une pseudo-objectivité, car il n’y a pas d’erreur, et encore moins de tromperie scientiste, mais une contrainte forte liée à la construction du dispositif du test et à son usage par les familles et les institutions de soin, à l’ombre de nos valeurs de solidarité avec les individus en difficulté.
En somme, suggère C. Borelle, l’intuition serait partout, et le jugement scientifiquement élaboré, avec son penchant naturalisant, vient toujours en suppléance à cette intuition. Et la richesse de son ethnographie met en valeur ces intuitions implicites dans des pratiques, souvent muettes, qui vont de soi, et qui ne s’explicitent que très ponctuellement par le recours à des catégories médicales formalisées. Déjà, il y a l’intuition de la secrétaire au téléphone, qui opère un premier filtre, un véritable diagnostic de la légitimité de la demande diagnostique. Ensuite, les parents ont souvent des intuitions plus ou moins précises du genre d’affection qui frappe leur enfant, mais comme le montre C. Borelle, ils ont tout intérêt à dissimuler à quel point ils ont compris de quoi il s’agissait devant ceux qui demeurent les « maîtres » du diagnostic et donc les « arbitres » du destin médico-social de leur enfant. Soit dit en passant, elle confirme là quelque chose qui est difficile à avaliser par les professionnels de la psychiatrie infanto-juvénile : la très longue élaboration des difficultés déjà rencontrées avec l’enfant, année après année, les informations glanées sur Internet, tout contribue à ce que l’annonce du diagnostic ne soit justement pas si traumatique qu’il est habituel de la présenter (notamment dans la littérature psychanalytique). C’est même souvent un soulagement. C’est l’entrée dans une nouvelle phase où il est enfin possible d’agir, comme toutes les générations contemporaines des parents qui considèrent qu’ils ont droit au diagnostic le répètent. C. Borelle met aussi en évidence les deux arguments principaux des adversaires de ce droit au diagnostic, ceux qui préfèrent laisser les choses ouvertes, dans une perspective « psychodynamique » (psychanalytique). D’une part, il y a l’expérience avérée que beaucoup d’enfants, de façon imprévisible, vont connaître une évolution qualitative. Beaucoup, par conséquent, ne coïncideront justement pas avec les tableaux déficitaires qui tendent encore à dominer le paysage moral et les attentes dans le domaine de l’autisme. D’autre part, les plus réticents au droit au diagnostic sont aussi souvent des héritiers de l’anti-psychiatrie : il leur paraît moralement sinon politiquement répréhensible d’enfermer qui que ce soit dans une catégorie diagnostique qui risque de le vouer à un stigmate indélébile. Mais la série des intuitions ne s’arrête pas là. Il y a encore ceci, montre C. Borelle, que la démarche diagnostique doit être soutenue par une « vraie demande » des parents, voire des enfants (au point que si un adolescent veut interrompre le processus, c’est son droit, soutient la cheffe de service !), alors que nous savons tout du long que cette « vraie demande » n’exclut nullement que les parents se soient déjà faits en sous-main à l’idée qu’il s’agit d’autisme, sauf qu’ils se gardent bien de le révéler à l’équipe. Cette « vraie demande » doit en fait obéir à une contrainte ; elle doit attester d’une détresse relationnelle à la fois authentique et déchiffrable entre les parents et l’enfant, même si cette détresse relationnelle sera in fine recodée en aval comme une détresse fonctionnelle localisée à l’intérieur dus seul l’individu atteint d’autisme par la grâce du jugement médical éclairé par les tests normalisés. Mais comment juger d’une « vraie demande » ? Enfin, ultime lieu où règnent les intuitions, quand on sort « diagnostiqué » du centre, on s’aperçoit qu’on reste sans traitement, sans pronostic, sans cause au mal. Ne restent que des pratiques que je qualifierais d’orthopédagogiques, qui font la part belle à l’idée sociale que les parents, médecins et travailleurs sociaux se font des processus autonomisants chez ces enfants – l’idée sociale n’étant justement pas une conception sociologique réflexive, mais ayant peu ou prou le statut d’intuition, sinon de préjugé.
Enfin, ce qui donne au terme de « diagnostic » de l’autisme une saveur spéciale, ce n’est pas seulement qu’il est imprégné de conventions formelles plus scientistes que scientifiques. C’est qu’il est retaillé de manière à exclure a priori une causalité relationnelle qui pourrait faire (on en frémit) le jeu des lectures psychanalytiques. Il y a en effet des situations où l’on est très tenté d’imputer à l’environnement éducatif et familial un rôle direct dans la formation des symptômes. Ce sont les syndromes dits autistic-like observés dans certains orphelinats, mais aussi les cas de « carence affective » majeures vécus par de jeunes enfants. Les professionnels s’accordent sur le fait que l’enveloppe formelle des symptômes est alors quasi identique à celle de l’autisme proprement dit et des troubles apparentés. Si l’on ignorait le contexte, on ne pourrait pas, en effet, trier les enfants entre autistes « véritables » et autistic-likes sur la base des observables (même les tests normalisés, si on leur ôtait la prise en compte des facteurs relationnels, produiraient trop de faux positifs). Mais si l’on a connaissance de ce contexte-là, en général intrafamilial, alors il ne s’agit plus d’autisme. C’est un procédé d’exclusion qui disqualifie à la racine les situations sur la base desquelles, autrefois, les psychanalystes avaient généralisé à l’infini les théories psychogènes et familialistes de l’autisme. Or ces cas ne sont nullement rares, comme le montre l’enquête de terrain. Bien sûr, cela ne signifie absolument pas que les théories psychogènes soient correctes. Elles étaient notoirement incapables de rendre compte des cas d’autisme lorsque le contexte ne suffisait pas à les expliquer. Mais il est remarquable de noter qu’en pratique, les incertitudes demeurent, et que la tentation des acteurs reste forte de placer au centre ce qui était autrefois la périphérie, pour damer le pion à ceux qui plaçaient à la périphérie ce qui est désormais au centre. Il en ressort qu’une discussion purement intellectuelle de l’autisme est insuffisante tant que les normes et les valeurs, les attentes et les obligations des différents acteurs ne sont pas précisées, avec toutes les contraintes, mais aussi toutes les possibilités d’agir qu’elles offrent aux uns et aux autres.
Toutefois, le fait demeure qu’on n’arrive jamais absolument à éliminer cet horizon relationnel dans la caractérisation des troubles « fonctionnels » individualisés chez l’enfant. Dans l’observation des pratiques diagnostiques, C. Borelle note ainsi que, pendant la passation même des tests, on interroge les parents pour savoir si leur enfant est bien, habituellement, tel qu’il se comporte pendant le test. Le test est tellement artificiel qu’on n'arrive jamais vraiment à savoir s’il capte sans équivoque un trouble de l’interaction ordinaire. Mais qu’est-ce d’autre que se confier une nouvelle fois à l’intuition de ceux qui sont en relation au sein de la famille (intuition pratique qui, par définition, échappe elle-même au test, et n’est jamais testée) ?
Il y a donc, pour reprendre la réflexion que C. Borelle inspire touchant le principe de symétrie dans son enquête, la révélation d’une incertitude résiduelle dans les apories pratiques que rencontrent les acteurs, mais aussi dans leurs pratiques ingénieuses pour décoincer la situation et retrouver des possibilités d’agir cohérentes. Certes, « diagnostic » est un terme qui ne peut que mettre mal à l’aise, quand il s’agit en somme de formaliser a posteriori les frontières mouvantes d’une anormalité énigmatique, tant dans sa cause, que dans ses manifestations actuelles, dans sa structure ou relationnelle ou substantielle, que dans son devenir. Mais la justesse de l’enquête tient à ceci qu’elle met à l’honneur l’art de trouver des solutions socialement (et moralement) recevables en situation d’incertitude, en passant parfois par ce qui, vu du dehors, loin de la situation, semblerait n’être que des infractions évidentes à un protocole scientifique, ou un petit jeu du chat et de la souris entre acteurs inégaux.
La posture qu’a adoptée l’enquêtrice dans le champ enquêté s’éclaire, de ce point de vue. Comme tous les anthropologues et les sociologues, elle s’est heurtée à son exclusion du tête-à-tête clinique par les psychologues et les psychiatres. Elle avait fait le choix de se présenter comme « se formant » à l’autisme afin de désamorcer l’appréhension des acteurs, qui auraient pu s’estimer en danger d’être jugés par une intruse dans le processus clinique, voire d’avoir affaire à quelqu’un du camp d’en face. (Il y a en effet eu des cas spectaculaires d’infiltration intéressée auprès de praticiens livrant trop candidement les dessous de leurs pratiques, avec des interventions de la justice pour empêcher leur exploitation polémique, et les guerres de l’autisme fleurent parfois bon la paranoïa.) C’est aussi un milieu où l’anthropologue le sociologue est à la peine, car on lui fait souvent une objection (que j’ai souvent entendue dans le milieu, et même faite moi-même à des gens qui voulaient m’observer dans un entretien clinique), selon laquelle il y a des situations où l’on ne peut pas avoir dans la pièce un œil ou une oreille « en trop » sans perturber ce qu’on cherche à observer (parce que c’est intersubjectif, affectif, etc.). Or, à la lecture de Diagnostiquer l’autisme il apparaît qu’il y a une alternative à cette façon de se présenter comme juste « se formant » à l’autisme (comme à n’importe quel autre trouble mental). Ce serait, au contraire, et dans le droit fil d’une application correcte du principe de symétrie, de se présenter comme absolument impliqué dans la situation, mais, cependant, sous l’angle d’une justification du bien-fondé des pratiques auprès d’un public extérieur au milieu médicopsychologique – l’anthropologue ou le sociologue ayant besoin d’être au cœur du débat précisément pour pouvoir faire comprendre dans un registre plus large sur quelles bases se déploient les pratiques. Cela suppose par contraste que l’enquêteur soit considéré comme « formé » à l’objet de son terrain ; et cela suppose aussi de mettre en œuvre, à la fin de l’enquête, une restitution symétrique des pratiques et des conceptualisations auprès des deux camps qui s’affrontent dans la controverse. Au niveau où le porte C. Borelle, le principe de symétrie dans l’enquête n’est en effet pas loin de devenir un moyen de rendre l’objet enquêté plus réflexif, au sens où il n’est pas loin de modifier l’objet même en élargissant la focale de la controverse où il avait cristallisé.
C’est ce qui ouvre deux pistes pour approfondir la réflexion.
La première renvoie aux « guerres du sujet » à la Ehrenberg, dont j’étais parti, et dont l’autisme est en sociologie de la santé mentale un cas paradigmatique. Les dispositifs techniques du diagnostic de l’autisme sont construits de telle sorte qu’il demeure une marge d’incertitude impossible à résorber sur ce qu’on établit en fait quand on « diagnostique » un enfant autiste. Le mot même de diagnostic reste problématique. Or il ne s’agit pas d’une ignorance qui sera résolue asymptotiquement par le progrès de la science. En réalité, c’est le statut même d’un « diagnostic » de l’autisme par le biais d’instruments standardisés qui est problématique. Nous n’avons donc pas d’autre alternative que le principe de symétrie pour établir l’incertitude de la situation en tant qu’incertitude. Mais ceci n’entraîne pas la moindre conclusion sceptique ou relativiste : à l’inverse, correctement déployé, ce principe permet à l’enquête de mettre en évidence comment les acteurs trouvent le moyen d’agir en s’y retrouvant en tant que sujets autonomes, quand bien même les options qui s’offrent finalement à eux les laissent aux prises à des contradictions persistantes.
Ce qui est certain, et qui est une découverte faite par C. Borelle au cours de l’enquête, c’est deux choses. La première, c’est qu’il n’y a aucune linéarité entre la découverte de la situation problématique, le diagnostic, et les conséquences pratiques, médicales ou autres, quand il s’agit d’autisme. On a plutôt l’impression d’être confronté à une arborescence de choix possibles, dont chacun est susceptible d’orienter les enfants et les familles dans des directions très différentes, où le sens même du mot « autisme », les responsabilités qui vont s’y attacher pour les équipes comme pour les parents, sont constamment exposés à partir dans des directions tout à fait opposées. Il n’y a donc pas d’un côté l’erreur et de l’autre la vérité, et il serait aussi trompeur de s’imaginer que l’espace où ces divergences se multiplient est juste mal structuré. C’est l’inverse. On se retrouvera tantôt dans une filière psychodynamique, tantôt dans une filière plus cognitivo-comportementale au terme d’arbitrages ordonnés dans une série très rigoureuse. La seconde chose qui émerge de cette enquête, et dont on s’en demande si elle sera confirmée par d’autres études, c’est qu’on ne peut pas à proprement parler dire que le diagnostic de l’autisme est, comme classiquement en médecine, une simple opération de sélection. Il y a incontestablement sélection, mais au sein d’une hiérarchie de diagnostics où l’autisme « typique » avec tous les droits et les possibilités de prise en charge qu’il offre constitue le sommet, avec un dégradé de diagnostics moins qualifiants (TED NS, « simple retard mental », « carence affective » et autres autistic-like syndromes), qui font l’objet d’une négociation qui ne s’ancre pas dans un référent objectif indiscutable, mais mobilise des stratégies familiales, des idéologies médicales, et enfin des valeurs sociales et morales qui font l’objet d’une controverse constituante des sociétés individualistes modernes : qu’est-ce qu’être « vraiment » autonome ? et si on ne peut pas l’être, qu’est-ce qui s’en approche le plus ?
On a ainsi l’impression qu’entre comportementalistes et psychanalystes, le débat ultime porte sur la « bonne » autonomie. Les comportementalistes valorisent l’action, et donc l’acquisition de compétences sociales aussi bien du côté des enfants que des parents. Les psychanalystes valorisent davantage le sens, puis l’affect et, de là, l’émergence d’une forme d’authenticité subjective (encore qu’il en valorise l’émergence conjointe chez les enfants et leurs parents, dans la mesure où ces derniers sont incités à entreprendre un travail psychologique sur eux-mêmes). Les comportementalistes émargent ainsi à un paradigme « activiste » de l’autonomie dans lequel celle-ci, selon la formule de C. Borelle, revient à devenir responsable « pour » : pour agir, pour se changer, pour se remettre en cause. Et ainsi, de faire émerger chez l’enfant autiste un équivalent socialement acceptable de l’intentionnalité ordinaire, équivalent obtenu en s’opposant frontalement à ses altérations morbides. Ainsi, pour lutter contre les stéréotypies, ces gestes répétitifs caractéristiques du comportement de certains autistes, une comportementaliste propose-t-elle d’être « dans la répétition à mort », pour casser l’habitude incapacitante (peut-être un automatisme à base neurologique) par une contre-habitude acquise et capacitante. On ne peut arriver à une autonomie véritable, ni à rien qui s’en approche, sans forcer l’autonomisation malgré les obstacles. Les tenants d’une approche psychodynamique, et bien sûr les psychanalystes, invoquent un paradigme distinct, je dirais non pas « activiste », mais « ontologique » de l’autonomie, et qui fait horreur à leurs adversaires : on est responsable « de », de ce qu’on est, du sens que l’on donne ou que l’on peut déchiffrer dans les événements. Mais cette responsabilité « de » présente un danger : elle glisse facilement en culpabilité. Dans la perspective psychanalytique, comme C. Borelle l’explique dans son article sur « la subjectivité des destinataires de soins » dans l’autisme, la responsabilité ultime, c’est alors de laisser émerger (et surtout pas de forcer) chez l’enfant autiste une intentionnalité subjective autonome malgré la sévérité des symptômes comportementaux – et, puisqu’il s’agit d’une vision relationnelle de l’autisme, de donner à l’enfant la chance d’une évolution, en pratiquant sur soi-même, en tant que parent (c’est-à-dire surtout en tant que mère) une opération mystérieuse de conversion subjective. Une autonomisation forcée, celle que poursuit le comportementaliste, donc une apparence d’autonomie obtenue par dressage, serait contraire à l’autonomie véritable, c’est-à-dire à l’autonomie subjectivement significative.
L’intérêt de cette symétrisation du système des valeurs, c’est qu’elle fournit un horizon d’explication à un des gains les plus importants du travail de C. Borelle, et qui touche à la notion de culpabilité. On a longtemps défendu l’idée que le scandale de la psychanalyse de l’autisme était de « culpabiliser les mères ». Or il suffit de lire les propos des parents confrontés à l’injonction féroce de se prendre en main pour s’occuper de leurs enfants de la façon qui est véritablement efficace, lorsqu’elle n’est plus du tout psychanalytique, mais intégralement comportementaliste, pour voir que la culpabilisation a tout simplement changé de camp, mais qu’elle vise tout autant les mères. La différence, c’est qu’elles ne sont plus ontologiquement fautives, à la Bettelheim, mais honteusement paresseuses et dépourvues d’imagination, bref, dans l’étau normatif que les prises en charge comportementalistes resserrent sur elles, des incompétentes. Il y a quelque chose de tout aussi infantilisant dans les reproches qui leur sont alors adressés par les comportementalistes. Or pour y remédier, les mères ne sont plus amenées à se convertir en rentrant en elle-même et en s’examinant sur le divan, mais à trouver des relais (notamment associatifs) pour se stimuler à nouveau et reprendre ce qu’elles appellent de façon éloquente leur « parcours du combattant ».
Dans ce déplacement, et non cette liquidation de la culpabilité, j’ai envie de lire un nouvel accent porté sur l’autocontrainte qui est l’envers de l’autonomie. Dans les deux cas, l’autonomie suppose un difficile travail sur soi, mais qui n’est plus comme dans le monde de la psychanalyse un travail sur l’intériorité (et, dans l’autisme, sur la projection pathogène de l’intériorité de la mère sur l’intériorité de l’enfant), mais un travail de coopération visant à entraîner autrui dans le mouvement de la socialisation difficile de l’enfant, quel que soit le poids que cet autrui (mari, institutrice, psychiatre incompétent car psychanalyste, etc.) vous oppose et malgré la difficulté matérielle de la situation (emploi à délaisser, dépenses contraintes, etc.).
Mais tout cela est bien sûr pris dans une histoire « longue » : celle de la plurivocité des autonomies, et de l’invention de procédés pour en gérer les contradictions, et parfois aussi combler les vides là où telle version de l’autonome s’écarte trop de telle autre. Elle a commencé bien avant l’autisme, et loin en amont, c’est sûr, des conflits français entre ses approches psychodynamiques et comportementales. C’est le futur de ces controverses qu’on aimerait anticiper...
L’autre question, portant justement sur une histoire plus « proche », et qui tarabustera les lecteurs refermant Diagnostiquer l’autisme porte sur le lien entre la montée en généralité d’une controverse apparemment purement médico-sociale et sa politisation, au point qu’elle transforme d’obscures et grises questions de politiques publiques de la santé en foire d’empoigne. L’autisme, en effet, en France, ça n’est pas n’importe quelle polémique sociale, scientifique ou médicale. C. Borelle éclaire en quoi c’est un lieu stratégique de la construction des identités morales des individus aujourd’hui. C’est précisément parce qu’on ne peut éviter de porter, à l’occasion des controverses sur l’autisme, un jugement philosophique sur les paradoxes internes de la notion d’autonomie que cette controverse apparemment médicale peut se mettre à bouillir, et qu’elle révèle des positions politiques antagoniques au-delà des dispositifs épistémologiques de justification qui les rationalisent. La métaphore de l’ébullition fait signe vers l’idée durkheimienne d’effervescence : autour de l’autisme, des individus, des familles, des associations citoyennes, des sociétés savantes, des professionnels de bords opposés, vivent un sentiment de mobilisation intense dont ils sentent que l’horizon est universel, parce qu’il engage le sens et la valeur de la vie dans nos sociétés. « Il y a des choses qu’on ne peut pas tolérer », qui transcendent la situation particulière de parents d’enfant autiste, de médecins impliqués dans les soins, du public concerné, et qui, en outre, créent des solidarités inédites. Sauf qu’il s’agit d’une effervescence « chaude », qui s’actualise dans un conflit où tout arbitrage définitif paraît lointain.
Diagnostiquer l’autisme permet de détecter les étapes qui permettent à partir de la négociation du diagnostic d’autisme, de cerner le moment où la montée en généralité est inexorable tellement les enjeux moraux de l’autonomie, comme valeur sociale suprême des sociétés individualistes, se réverbèrent dans chacune des décisions des acteurs. Et si j’ai raison, cette montée en généralité explique bien la politisation extraordinaire de la controverse sur l’autisme. En parler en termes de politisation, ou d’effervescence, même chaude, c’est entrevoir que les « guerres du sujet » sont en fait des « guerres de religion » – mais de la religion des Modernes, qui est « la religion de la personne », selon Durkheim. Ce que ces guerres nous apprennent donc, c’est en quelle sorte de personne vous avez foi. Le plus troublant, c’est qu’on comprend du coup la violence extraordinaire des affrontements auquel la controverse de l’autisme a donné lieu en France (avec menaces et règlements de compte judiciaires) – si tant est qu’une guerre de religion a toujours ses fanatiques. Mais pour les mêmes raisons, cette perspective fait entrevoir autre chose que des vertus psychologiques du genre de la « résilience » chez les parents des deux bords impliqués dans cette lutte pour la juste autonomie de leurs enfants. Elle permet d’y détecter une solidarité à l’œuvre qui les porte et les soutient au quotidien car elle leur fait éprouver plus que la justesse de leur attitude : que ce qui les anime tous, au fond, c’est la lutte pour la justice.