Une chose, sans l’ombre d’un
doute, est de constater avec Alain Ehrenberg que les questions contemporaines
de la santé mentale sont devenues de véritables « guerres
du sujet ». Et parmi les questions les plus chaudes débattues
dans ce registre, difficile aussi de contester que les controverses sur l’autisme
sont paradigmatiques. Une autre, hélas, est de disposer d’études
empiriques, notamment d’ethnographies de services s’occupant d’autistes
et décrivant par le menu les pratiques concrètes, mais aussi de
solides travaux de sociologie et d’histoire des sciences sur la construction
des nouveaux modèles épistémologiques censés les
justifier. Au lieu de ces ethnographies, on dispose au mieux d’analyses
certes méticuleuses des trajectoires de vies des autistes et de leurs
proches, qui attestent des transformations considérables du champ depuis
plusieurs décennies, mais sans qu’aucune hypothèse sociologique
forte y soit jamais testée. Pour ce qui est de la sociologie et de l’histoire
des sciences, on se heurte en outre à ceci qu’on ne peut en élaborer
aucune sans de solides connaissances en philosophie de l’esprit et en
sciences cognitives, en particulier sur le problème de l’intentionnalité.
On pourrait aussi rêver un enquêteur de terrain au courant des controverses
non seulement dans le champ de la psychiatrie cognitive, mais aussi dans le
domaine de la psychanalyse des enfants et de ses applications à l’autisme !
Or la combinaison de toutes ces compétences est malheureusement rare.
À cet égard, le travail de Céline Borelle, Diagnostiquer
l’autisme, qu’il faut à mon avis lire en gardant un
œil sur un autre de ses articles, « Le
traitement de la subjectivité du destinataire de soin comme opérateur
micro-politique », paru dans Sciences sociales et santé,
préfigure certainement le genre d’enquête dont nous avons
aujourd’hui le plus grand besoin. Fruit d’un travail de terrain
de plusieurs années dont ce livre ne livre qu’une partie (sous
la forme un peu inattendue d’un récit des étapes successives
débouchant, dans un centre spécialisé, sur le diagnotic
d’autisme), Diagnostiquer l’autisme relève d’un
genre bien particulier en sociologie, l’enquête « pragmatique »,
dont les traits propres vont j’espère surgir dans les lignes qui
viennent. Mais cette enquête, de facture très classique, n’est
pas sans soulever indirectement de vastes enjeux, disons plus « durkheimiens »
– interrogeant le cœur de la vie sociale moderne.
Car, philosophe et non sociologue, j’annonce tout de suite la couleur :
je ne vais pas discuter la méthodologie de C. Borelle, ni m’intéresser
à la différence que fait son travail dans le vaste champ des études
sociologiques du diagnostic médical en général, ou de la
profession médicale, ou de la sociologie du care, pour ne donner que
quelques indications des directions dans lesquelles on pourrait la lire. Je
vais plutôt examiner les dimensions de son travail qui semble permettre
une montée en généralité à laquelle la philosophie
morale et politique, mais aussi l’épistémologie de la psychiatrie
et de la médecine mentale ne peuvent qu’être sensibles –
du moins, quand cette philosophie s’intéresse aux pratiques concrètes,
sociales mais aussi logico-épistémiques, des acteurs contemporains.
Car la force de Diagnostiquer l’autisme, c’est de focaliser
l’enquête empirique sur le statut hautement litigieux des idées
d’autonomie, de processus d’autonomisation, évidemment empêchés
chez l’individu étiqueté « autiste » ;
puis de déplier le conflit qui fait rage sur le sens à donner
en pratique à ladite autonomie. Est-elle naturalisable, autrement dit
saisissable de façon privilégiée à partir d’un
fonctionnement cognitif individuel enraciné dans le cerveau et la génétique
des individus concernés ? Ou bien y a-t-il quelque chose dans l’autisme
qui est irréductiblement relationnel (ce qui ne veut pas nécessairement
dire que la notion psychanalytique de cette relation doive être privilégiée) ?
Il s’agit en tout cas d’une guerre totale. Mais le champ de bataille
particulier de l’autisme communique toutefois, et c’est ce qui fait
tout l’intérêt du cas français, avec beaucoup d’autres,
car il touche, chez nous, aux institutions médicales en santé
mentale, à la famille et l’enfance, au militantisme associatif,
aux politiques publiques de santé, voire aux droits de l’homme
(à l’idée de la dignité de la « personne »
et du « sujet »), au fonctionnement de la science dans
le registre psychologique, et j’en passe. C’est infiniment moins
le cas ailleurs, par exemple aux États-Unis, où ces questions
ne débordent pas dans l’espace public. Au lieu, comme nombre d’acteurs,
de se plaindre du provincialisme attardé de la situation française,
ou bien, à l’inverse, de se féliciter de l’irréductibilité
de nos spécificités en matière de santé mentale,
on peut donc se servir du livre de C. Borelle comme d’un révélateur
qui dépasse de très loin la question limitée de savoir
qui a raison sur l’autisme, les psychanalystes à la française,
ou leurs adversaires cognitivo-comportementalistes. C’est un portrait
moral de nos déchirements face à une impasse de l’autonomisation
des enfants.
Je ferai deux remarques liminaires, puis deux propositions pour approfondir
la discussion à partir du matériel rassemblé dans ce livre.
Première remarque, pour n’être pas totalement naïf sur
les lieux qui prennent en charge des enfants autistes, ou sur leurs acteurs
les plus connus, je ne me suis jamais demandé qui était vraiment
l’« IDA », l’institution anonymisée
(selon les règles de l’anthropologie médicale contemporaine)
où s’est déroulée l’enquête. Les énoncés
recueillis chez les parties prenantes, les protagonistes des controverses médicales
comme les acteurs ordinaires, médecins, psychologues, mais aussi parents
(et moins souvent, mais par la force des choses, les adolescents impliqués),
s’entendent à peu près partout, ou présentent en
tout cas un air de famille incontestable avec ce que cite C. Borelle. Son approche
ethnographique donne, du coup, l’impression d’être immédiatement
pertinente à beaucoup plus grande échelle. Bien sûr les
pratiques et les interactions décrites sont localisées (elles
obéissent d’ailleurs à des contraintes de démographie
médicale dûment mentionnées), mais elles reflètent
des positions et des attitudes fort générales en France.
La deuxième remarque liminaire concerne le « principe de symétrie »
et son application à l’enquête. Il en existe évidemment
de nombreuses versions, mais dans l’étude sociologique d’une
controverse savante, il est tout bonnement impensable de ne pas en mobiliser
une. Pris en général, le principe de symétrie exige de
l’enquêteur de traiter « à égalité »
les prétentions en cause dans la controverse, y compris lorsque certaines,
à première vue, revendiquent pour elles d’incarner la science,
la raison, ou le simple bon sens. C’est une objection naïve à
ce principe de symétrie que d’y voir le cheval de Troie du relativisme.
Car ce qu’on cherche à mettre en évidence en y ayant recours,
ce sont les conditions socio-historiques qui font qu’une croyance est
tenue pour rationnelle, ou pas, qu’elle a du succès ou qu’elle
échoue, etc. On peut assurément transformer le principe de symétrie
en machine de guerre sceptique pour nier l’existence de la vérité ;
il n’en reste pas moins requis pour clarifier les processus non seulement
internes (logico-épistémique), mais aussi externes (fonction des
circonstances comme des rapports de force sociaux, par exemple l’autorité
des groupes professionnels) qui débouchent sur la sanction collective
(toujours relative) d’une vérité ou d’une erreur –
voire sur la perpétuation d’une incertitude.
Dans l’étude de C. Borelle, on peut distinguer deux niveaux d’application
de ce principe. À un premier niveau, les deux idéologies de fond,
comportementaliste ou psychanalytique (pour faire massif), sont bien placées
l’une en regard de l’autre. C’est d’autant plus difficile
que leur opposition se présente, dans les propos comme les pratiques
même des acteurs, sous une forme radicalisée. Les comportementalistes
n’hésitent jamais à rattacher leur démarche à
des justifications scientifiques et expérimentales, dénonçant
l’irrationalité irresponsable des psychanalystes ; ces derniers,
de leur côté, contestent au nom de la clinique du cas singulier
et des contingences pratiques des histoires particulières de leurs patients
autistes l’application trop générale, souvent qualifiée
de scientiste, de règles impersonnelles. En somme, pour ces derniers,
ce n’est pas la scientificité qui fait problème, mais son
application aveugle. En revanche, un mérite remarquable de Diagnostiquer
l’autisme, c’est de donner nettement à voir les ressources
pratiques que l’une et l’autre approches offrent aux parents et
aux équipes médicales, mais aussi les incompatibilités
pratiques, les exclusions réciproques entre ces ressources et leurs usages,
lesquelles incompatibilités, avant d’être théoriques,
dérivent du type d’action et de responsabilité attendues
des uns et des autres, selon qu’on se place dans l’un ou l’autre
paradigme. Et c’est précisément parce que ces ressources
pratiques sont imprégnées d’une légitimité
puissante aux yeux des acteurs, que leur incompatibilité culmine dans
une controverse morale exacerbée, qui se radicalise dans un lexique imprégné
de catégories scientifiques, ou, à l’inverse, dans la critique
virulente du scientisme des dites catégories.
Toutefois, il ne semble pas que le principe de symétrie soit ici la mise
en œuvre d’un principe d’enquête purement méthodologique.
Il est appelé par le caractère plutôt insoluble de la controverse
morale à laquelle conduit le « diagnostic » de
l’autisme.
Pourquoi « diagnostic » entre guillemets, en effet ?
C’est qu’il s’agit déjà d’un diagnostic
sans prescription de soins médicaux à proprement parler, puisqu’il
s’agit, avec l’autisme, d’un trouble neurodéveloppemental
incurable. Or, même si c’est là un trouble du développement,
c’est en outre un diagnostic sans pronostic clair. Car on peut plus ou
moins prolonger quantitativement les courbes d’un développement
neurocognitif, on ne sait pas prédire « l’évolution »
d’un enfant autiste, autrement dit son accès à un niveau
de performance cognitive et donc sociale soudain supérieur ; à
la limite, note C. Borelle, non seulement dans la théorie mais dans la
pratique concrète des prises en charge, un enfant diagnostiqué
« autiste » mais qui aurait « évolué »
en ce sens qualitatif sortirait de la catégorie autiste ! Or il
se trouve que la variété des trajectoires et même la plasticité
cognitive et sociale des individus diagnostiqués « autistes »
(ou apparentés) est considérable... « Diagnostic »
entre guillemets, également, parce qu’il ne repose sur aucune étiopathogénie
de l’autisme (il n’y a pas le moindre marqueur biologique constant
de cette condition, juste une foule de faisceaux d’indices de toutes sortes,
qui, en plus, ne se recouvrent guère).
Que reste-t-il alors ? Une technique « diagnostique »
hautement formalisée par des tests, qui s’efforce d’introduire
un minimum de normalisation dans des situations hétérogènes.
Et C. Borelle de décrire l’ADI et l’ADOS (Autism Diagnostic
Interview, Autism Diagnostic Observation Schedule) tels qu’ils sont mis
en œuvre et compris dans le service dont elle fait l’ethnographie.
Il faut se garder de retirer des descriptions minutieuses des protocoles qu’elle
a observés un simple malaise quant à l’objectivité
des résultats. Il est déjà bien beau qu’on puisse
arriver à une relative stabilité descriptive et à un accord
entre cliniciens touchant l’inclusion ou l’exclusion diagnostique.
Le point décisif est plutôt que le trouble autistique apparaît
d’abord dans un contexte relationnel, intrafamilial, scolaire, etc. Autrement
dit, cliniciens et parents ont une intuition forte et surtout préalable
qu’il s’agit ou pas d’autisme, et les tests formalisés
apparaissent davantage comme une manière d’affiner ce jugement
intuitif, puis de faire coïncider le tableau clinique avec une catégorie
médico-sociale préconstruite ouvrant des droits, par exemple à
l’éducation spécialisée et à des aides financières,
sans qu’on soit bien sûr d’avoir identifié une entité
morbide sui generis. En réalité, ces tests diagnostics pourraient
très bien être révisés, tellement ils sont conventionnels
(ce sont avant tout des instruments de normalisation), avec des conséquences
considérables, juridique, médico-sociales, sur les gens qui auraient
été pris en charge sur la base des résultats (c’est
d’ailleurs ce qui s’est passé, au risque de priver, aux États-Unis,
certains autistes dits « de haut niveau » ou Asperger,
d’aide institutionnelle). En même temps, pour qu’ils soient
opératoires, il faut sans cesse conjurer le risque que ces tests soient
jugés exclusivement conventionnels : ils travaillent implicitement,
du coup, à naturaliser les troubles en en faisant l’expression
de quelque chose = x qui se passerait à l’intérieur de la
tête des enfants (dans leur cerveau individuel), sans qu’il y ait
jamais eu pourtant la moindre preuve avérée à l’appui
de cette hypothèse. Comme C. Borelle en décrit la pratique, et
pas seulement la théorie, on comprend bien le recours constant et pseudo-objectivant
à la notion de trouble « fonctionnel », pour individualiser
et surtout localiser cérébralement le lieu de manifestation de
troubles dont personne ne conteste qu’ils se manifestent dans des systèmes
de relations (famille, école, etc). Or il n’y a pas le moindre
motif ici à se scandaliser que l’objectivité soit une pseudo-objectivité,
car il n’y a pas d’erreur, et encore moins de tromperie scientiste,
mais une contrainte forte liée à la construction du dispositif
du test et à son usage par les familles et les institutions de soin,
à l’ombre de nos valeurs de solidarité avec les individus
en difficulté.
En somme, suggère C. Borelle, l’intuition serait partout, et le
jugement scientifiquement élaboré, avec son penchant naturalisant,
vient toujours en suppléance à cette intuition. Et la richesse
de son ethnographie met en valeur ces intuitions implicites dans des pratiques,
souvent muettes, qui vont de soi, et qui ne s’explicitent que très
ponctuellement par le recours à des catégories médicales
formalisées. Déjà, il y a l’intuition de la secrétaire
au téléphone, qui opère un premier filtre, un véritable
diagnostic de la légitimité de la demande diagnostique. Ensuite,
les parents ont souvent des intuitions plus ou moins précises du genre
d’affection qui frappe leur enfant, mais comme le montre C. Borelle, ils
ont tout intérêt à dissimuler à quel point ils ont
compris de quoi il s’agissait devant ceux qui demeurent les « maîtres »
du diagnostic et donc les « arbitres » du destin médico-social
de leur enfant. Soit dit en passant, elle confirme là quelque chose qui
est difficile à avaliser par les professionnels de la psychiatrie infanto-juvénile :
la très longue élaboration des difficultés déjà
rencontrées avec l’enfant, année après année,
les informations glanées sur Internet, tout contribue à ce que
l’annonce du diagnostic ne soit justement pas si traumatique qu’il
est habituel de la présenter (notamment dans la littérature psychanalytique).
C’est même souvent un soulagement. C’est l’entrée
dans une nouvelle phase où il est enfin possible d’agir, comme
toutes les générations contemporaines des parents qui considèrent
qu’ils ont droit au diagnostic le répètent. C. Borelle met
aussi en évidence les deux arguments principaux des adversaires de ce
droit au diagnostic, ceux qui préfèrent laisser les choses ouvertes,
dans une perspective « psychodynamique » (psychanalytique).
D’une part, il y a l’expérience avérée que
beaucoup d’enfants, de façon imprévisible, vont connaître
une évolution qualitative. Beaucoup, par conséquent, ne coïncideront
justement pas avec les tableaux déficitaires qui tendent encore à
dominer le paysage moral et les attentes dans le domaine de l’autisme.
D’autre part, les plus réticents au droit au diagnostic sont aussi
souvent des héritiers de l’anti-psychiatrie : il leur paraît
moralement sinon politiquement répréhensible d’enfermer
qui que ce soit dans une catégorie diagnostique qui risque de le vouer
à un stigmate indélébile. Mais la série des intuitions
ne s’arrête pas là. Il y a encore ceci, montre C. Borelle,
que la démarche diagnostique doit être soutenue par une « vraie
demande » des parents, voire des enfants (au point que si un adolescent
veut interrompre le processus, c’est son droit, soutient la cheffe de
service !), alors que nous savons tout du long que cette « vraie
demande » n’exclut nullement que les parents se soient déjà
faits en sous-main à l’idée qu’il s’agit d’autisme,
sauf qu’ils se gardent bien de le révéler à l’équipe.
Cette « vraie demande » doit en fait obéir à
une contrainte ; elle doit attester d’une détresse relationnelle
à la fois authentique et déchiffrable entre les parents et l’enfant,
même si cette détresse relationnelle sera in fine recodée
en aval comme une détresse fonctionnelle localisée à l’intérieur
dus seul l’individu atteint d’autisme par la grâce du jugement
médical éclairé par les tests normalisés. Mais comment
juger d’une « vraie demande » ? Enfin, ultime
lieu où règnent les intuitions, quand on sort « diagnostiqué »
du centre, on s’aperçoit qu’on reste sans traitement, sans
pronostic, sans cause au mal. Ne restent que des pratiques que je qualifierais
d’orthopédagogiques, qui font la part belle à l’idée
sociale que les parents, médecins et travailleurs sociaux se font des
processus autonomisants chez ces enfants – l’idée sociale
n’étant justement pas une conception sociologique réflexive,
mais ayant peu ou prou le statut d’intuition, sinon de préjugé.
Enfin, ce qui donne au terme de « diagnostic » de l’autisme
une saveur spéciale, ce n’est pas seulement qu’il est imprégné
de conventions formelles plus scientistes que scientifiques. C’est qu’il
est retaillé de manière à exclure a priori une causalité
relationnelle qui pourrait faire (on en frémit) le jeu des lectures psychanalytiques.
Il y a en effet des situations où l’on est très tenté
d’imputer à l’environnement éducatif et familial un
rôle direct dans la formation des symptômes. Ce sont les syndromes
dits autistic-like observés dans certains orphelinats, mais aussi les
cas de « carence affective » majeures vécus par
de jeunes enfants. Les professionnels s’accordent sur le fait que l’enveloppe
formelle des symptômes est alors quasi identique à celle de l’autisme
proprement dit et des troubles apparentés. Si l’on ignorait le
contexte, on ne pourrait pas, en effet, trier les enfants entre autistes « véritables »
et autistic-likes sur la base des observables (même les tests normalisés,
si on leur ôtait la prise en compte des facteurs relationnels, produiraient
trop de faux positifs). Mais si l’on a connaissance de ce contexte-là,
en général intrafamilial, alors il ne s’agit plus d’autisme.
C’est un procédé d’exclusion qui disqualifie à
la racine les situations sur la base desquelles, autrefois, les psychanalystes
avaient généralisé à l’infini les théories
psychogènes et familialistes de l’autisme. Or ces cas ne sont nullement
rares, comme le montre l’enquête de terrain. Bien sûr, cela
ne signifie absolument pas que les théories psychogènes soient
correctes. Elles étaient notoirement incapables de rendre compte des
cas d’autisme lorsque le contexte ne suffisait pas à les expliquer.
Mais il est remarquable de noter qu’en pratique, les incertitudes demeurent,
et que la tentation des acteurs reste forte de placer au centre ce qui était
autrefois la périphérie, pour damer le pion à ceux qui
plaçaient à la périphérie ce qui est désormais
au centre. Il en ressort qu’une discussion purement intellectuelle de
l’autisme est insuffisante tant que les normes et les valeurs, les attentes
et les obligations des différents acteurs ne sont pas précisées,
avec toutes les contraintes, mais aussi toutes les possibilités d’agir
qu’elles offrent aux uns et aux autres.
Toutefois, le fait demeure qu’on n’arrive jamais absolument à
éliminer cet horizon relationnel dans la caractérisation des troubles
« fonctionnels » individualisés chez l’enfant.
Dans l’observation des pratiques diagnostiques, C. Borelle note ainsi
que, pendant la passation même des tests, on interroge les parents pour
savoir si leur enfant est bien, habituellement, tel qu’il se comporte
pendant le test. Le test est tellement artificiel qu’on n'arrive jamais
vraiment à savoir s’il capte sans équivoque un trouble de
l’interaction ordinaire. Mais qu’est-ce d’autre que se confier
une nouvelle fois à l’intuition de ceux qui sont en relation au
sein de la famille (intuition pratique qui, par définition, échappe
elle-même au test, et n’est jamais testée) ?
Il y a donc, pour reprendre la réflexion que C. Borelle inspire touchant
le principe de symétrie dans son enquête, la révélation
d’une incertitude résiduelle dans les apories pratiques que rencontrent
les acteurs, mais aussi dans leurs pratiques ingénieuses pour décoincer
la situation et retrouver des possibilités d’agir cohérentes.
Certes, « diagnostic » est un terme qui ne peut que mettre
mal à l’aise, quand il s’agit en somme de formaliser a posteriori
les frontières mouvantes d’une anormalité énigmatique,
tant dans sa cause, que dans ses manifestations actuelles, dans sa structure
ou relationnelle ou substantielle, que dans son devenir. Mais la justesse de
l’enquête tient à ceci qu’elle met à l’honneur
l’art de trouver des solutions socialement (et moralement) recevables
en situation d’incertitude, en passant parfois par ce qui, vu du dehors,
loin de la situation, semblerait n’être que des infractions évidentes
à un protocole scientifique, ou un petit jeu du chat et de la souris
entre acteurs inégaux.
La posture qu’a adoptée l’enquêtrice dans le champ
enquêté s’éclaire, de ce point de vue. Comme tous
les anthropologues et les sociologues, elle s’est heurtée à
son exclusion du tête-à-tête clinique par les psychologues
et les psychiatres. Elle avait fait le choix de se présenter comme « se
formant » à l’autisme afin de désamorcer l’appréhension
des acteurs, qui auraient pu s’estimer en danger d’être jugés
par une intruse dans le processus clinique, voire d’avoir affaire à
quelqu’un du camp d’en face. (Il y a en effet eu des cas spectaculaires
d’infiltration intéressée auprès de praticiens livrant
trop candidement les dessous de leurs pratiques, avec des interventions de la
justice pour empêcher leur exploitation polémique, et les guerres
de l’autisme fleurent parfois bon la paranoïa.) C’est aussi
un milieu où l’anthropologue le sociologue est à la peine,
car on lui fait souvent une objection (que j’ai souvent entendue dans
le milieu, et même faite moi-même à des gens qui voulaient
m’observer dans un entretien clinique), selon laquelle il y a des situations
où l’on ne peut pas avoir dans la pièce un œil ou une
oreille « en trop » sans perturber ce qu’on cherche
à observer (parce que c’est intersubjectif, affectif, etc.). Or,
à la lecture de Diagnostiquer l’autisme il apparaît qu’il
y a une alternative à cette façon de se présenter comme
juste « se formant » à l’autisme (comme à
n’importe quel autre trouble mental). Ce serait, au contraire, et dans
le droit fil d’une application correcte du principe de symétrie,
de se présenter comme absolument impliqué dans la situation, mais,
cependant, sous l’angle d’une justification du bien-fondé
des pratiques auprès d’un public extérieur au milieu médicopsychologique
– l’anthropologue ou le sociologue ayant besoin d’être
au cœur du débat précisément pour pouvoir faire comprendre
dans un registre plus large sur quelles bases se déploient les pratiques.
Cela suppose par contraste que l’enquêteur soit considéré
comme « formé » à l’objet de son terrain ;
et cela suppose aussi de mettre en œuvre, à la fin de l’enquête,
une restitution symétrique des pratiques et des conceptualisations auprès
des deux camps qui s’affrontent dans la controverse. Au niveau où
le porte C. Borelle, le principe de symétrie dans l’enquête
n’est en effet pas loin de devenir un moyen de rendre l’objet enquêté
plus réflexif, au sens où il n’est pas loin de modifier
l’objet même en élargissant la focale de la controverse où
il avait cristallisé.
C’est ce qui ouvre deux pistes pour approfondir la réflexion.
La première renvoie aux « guerres du sujet » à
la Ehrenberg, dont j’étais parti, et dont l’autisme est en
sociologie de la santé mentale un cas paradigmatique. Les dispositifs
techniques du diagnostic de l’autisme sont construits de telle sorte qu’il
demeure une marge d’incertitude impossible à résorber sur
ce qu’on établit en fait quand on « diagnostique »
un enfant autiste. Le mot même de diagnostic reste problématique.
Or il ne s’agit pas d’une ignorance qui sera résolue asymptotiquement
par le progrès de la science. En réalité, c’est le
statut même d’un « diagnostic » de l’autisme
par le biais d’instruments standardisés qui est problématique.
Nous n’avons donc pas d’autre alternative que le principe de symétrie
pour établir l’incertitude de la situation en tant qu’incertitude.
Mais ceci n’entraîne pas la moindre conclusion sceptique ou relativiste :
à l’inverse, correctement déployé, ce principe permet
à l’enquête de mettre en évidence comment les acteurs
trouvent le moyen d’agir en s’y retrouvant en tant que sujets autonomes,
quand bien même les options qui s’offrent finalement à eux
les laissent aux prises à des contradictions persistantes.
Ce qui est certain, et qui est une découverte faite par C. Borelle au
cours de l’enquête, c’est deux choses. La première,
c’est qu’il n’y a aucune linéarité entre la
découverte de la situation problématique, le diagnostic, et les
conséquences pratiques, médicales ou autres, quand il s’agit
d’autisme. On a plutôt l’impression d’être confronté
à une arborescence de choix possibles, dont chacun est susceptible d’orienter
les enfants et les familles dans des directions très différentes,
où le sens même du mot « autisme », les responsabilités
qui vont s’y attacher pour les équipes comme pour les parents,
sont constamment exposés à partir dans des directions tout à
fait opposées. Il n’y a donc pas d’un côté l’erreur
et de l’autre la vérité, et il serait aussi trompeur de
s’imaginer que l’espace où ces divergences se multiplient
est juste mal structuré. C’est l’inverse. On se retrouvera
tantôt dans une filière psychodynamique, tantôt dans une
filière plus cognitivo-comportementale au terme d’arbitrages ordonnés
dans une série très rigoureuse. La seconde chose qui émerge
de cette enquête, et dont on s’en demande si elle sera confirmée
par d’autres études, c’est qu’on ne peut pas à
proprement parler dire que le diagnostic de l’autisme est, comme classiquement
en médecine, une simple opération de sélection. Il y a
incontestablement sélection, mais au sein d’une hiérarchie
de diagnostics où l’autisme « typique » avec
tous les droits et les possibilités de prise en charge qu’il offre
constitue le sommet, avec un dégradé de diagnostics moins qualifiants
(TED NS, « simple retard mental », « carence
affective » et autres autistic-like syndromes), qui font l’objet
d’une négociation qui ne s’ancre pas dans un référent
objectif indiscutable, mais mobilise des stratégies familiales, des idéologies
médicales, et enfin des valeurs sociales et morales qui font l’objet
d’une controverse constituante des sociétés individualistes
modernes : qu’est-ce qu’être « vraiment »
autonome ? et si on ne peut pas l’être, qu’est-ce qui
s’en approche le plus ?
On a ainsi l’impression qu’entre comportementalistes et psychanalystes,
le débat ultime porte sur la « bonne » autonomie.
Les comportementalistes valorisent l’action, et donc l’acquisition
de compétences sociales aussi bien du côté des enfants que
des parents. Les psychanalystes valorisent davantage le sens, puis l’affect
et, de là, l’émergence d’une forme d’authenticité
subjective (encore qu’il en valorise l’émergence conjointe
chez les enfants et leurs parents, dans la mesure où ces derniers sont
incités à entreprendre un travail psychologique sur eux-mêmes).
Les comportementalistes émargent ainsi à un paradigme « activiste »
de l’autonomie dans lequel celle-ci, selon la formule de C. Borelle, revient
à devenir responsable « pour » : pour agir,
pour se changer, pour se remettre en cause. Et ainsi, de faire émerger
chez l’enfant autiste un équivalent socialement acceptable de l’intentionnalité
ordinaire, équivalent obtenu en s’opposant frontalement à
ses altérations morbides. Ainsi, pour lutter contre les stéréotypies,
ces gestes répétitifs caractéristiques du comportement
de certains autistes, une comportementaliste propose-t-elle d’être
« dans la répétition à mort », pour
casser l’habitude incapacitante (peut-être un automatisme à
base neurologique) par une contre-habitude acquise et capacitante. On ne peut
arriver à une autonomie véritable, ni à rien qui s’en
approche, sans forcer l’autonomisation malgré les obstacles. Les
tenants d’une approche psychodynamique, et bien sûr les psychanalystes,
invoquent un paradigme distinct, je dirais non pas « activiste »,
mais « ontologique » de l’autonomie, et qui fait
horreur à leurs adversaires : on est responsable « de »,
de ce qu’on est, du sens que l’on donne ou que l’on peut déchiffrer
dans les événements. Mais cette responsabilité « de »
présente un danger : elle glisse facilement en culpabilité.
Dans la perspective psychanalytique, comme C. Borelle l’explique dans
son article sur « la subjectivité des destinataires de soins »
dans l’autisme, la responsabilité ultime, c’est alors de
laisser émerger (et surtout pas de forcer) chez l’enfant autiste
une intentionnalité subjective autonome malgré la sévérité
des symptômes comportementaux – et, puisqu’il s’agit
d’une vision relationnelle de l’autisme, de donner à l’enfant
la chance d’une évolution, en pratiquant sur soi-même, en
tant que parent (c’est-à-dire surtout en tant que mère)
une opération mystérieuse de conversion subjective. Une autonomisation
forcée, celle que poursuit le comportementaliste, donc une apparence
d’autonomie obtenue par dressage, serait contraire à l’autonomie
véritable, c’est-à-dire à l’autonomie subjectivement
significative.
L’intérêt de cette symétrisation du système
des valeurs, c’est qu’elle fournit un horizon d’explication
à un des gains les plus importants du travail de C. Borelle, et qui touche
à la notion de culpabilité. On a longtemps défendu l’idée
que le scandale de la psychanalyse de l’autisme était de « culpabiliser
les mères ». Or il suffit de lire les propos des parents confrontés
à l’injonction féroce de se prendre en main pour s’occuper
de leurs enfants de la façon qui est véritablement efficace, lorsqu’elle
n’est plus du tout psychanalytique, mais intégralement comportementaliste,
pour voir que la culpabilisation a tout simplement changé de camp, mais
qu’elle vise tout autant les mères. La différence, c’est
qu’elles ne sont plus ontologiquement fautives, à la Bettelheim,
mais honteusement paresseuses et dépourvues d’imagination, bref,
dans l’étau normatif que les prises en charge comportementalistes
resserrent sur elles, des incompétentes. Il y a quelque chose de tout
aussi infantilisant dans les reproches qui leur sont alors adressés par
les comportementalistes. Or pour y remédier, les mères ne sont
plus amenées à se convertir en rentrant en elle-même et
en s’examinant sur le divan, mais à trouver des relais (notamment
associatifs) pour se stimuler à nouveau et reprendre ce qu’elles
appellent de façon éloquente leur « parcours du combattant ».
Dans ce déplacement, et non cette liquidation de la culpabilité,
j’ai envie de lire un nouvel accent porté sur l’autocontrainte
qui est l’envers de l’autonomie. Dans les deux cas, l’autonomie
suppose un difficile travail sur soi, mais qui n’est plus comme dans le
monde de la psychanalyse un travail sur l’intériorité (et,
dans l’autisme, sur la projection pathogène de l’intériorité
de la mère sur l’intériorité de l’enfant),
mais un travail de coopération visant à entraîner autrui
dans le mouvement de la socialisation difficile de l’enfant, quel que
soit le poids que cet autrui (mari, institutrice, psychiatre incompétent
car psychanalyste, etc.) vous oppose et malgré la difficulté matérielle
de la situation (emploi à délaisser, dépenses contraintes,
etc.).
Mais tout cela est bien sûr pris dans une histoire « longue » :
celle de la plurivocité des autonomies, et de l’invention de procédés
pour en gérer les contradictions, et parfois aussi combler les vides
là où telle version de l’autonome s’écarte
trop de telle autre. Elle a commencé bien avant l’autisme, et loin
en amont, c’est sûr, des conflits français entre ses approches
psychodynamiques et comportementales. C’est le futur de ces controverses
qu’on aimerait anticiper...
L’autre question, portant justement sur une histoire plus « proche »,
et qui tarabustera les lecteurs refermant Diagnostiquer l’autisme porte
sur le lien entre la montée en généralité d’une
controverse apparemment purement médico-sociale et sa politisation, au
point qu’elle transforme d’obscures et grises questions de politiques
publiques de la santé en foire d’empoigne. L’autisme, en
effet, en France, ça n’est pas n’importe quelle polémique
sociale, scientifique ou médicale. C. Borelle éclaire en quoi
c’est un lieu stratégique de la construction des identités
morales des individus aujourd’hui. C’est précisément
parce qu’on ne peut éviter de porter, à l’occasion
des controverses sur l’autisme, un jugement philosophique sur les paradoxes
internes de la notion d’autonomie que cette controverse apparemment médicale
peut se mettre à bouillir, et qu’elle révèle des
positions politiques antagoniques au-delà des dispositifs épistémologiques
de justification qui les rationalisent. La métaphore de l’ébullition
fait signe vers l’idée durkheimienne d’effervescence :
autour de l’autisme, des individus, des familles, des associations citoyennes,
des sociétés savantes, des professionnels de bords opposés,
vivent un sentiment de mobilisation intense dont ils sentent que l’horizon
est universel, parce qu’il engage le sens et la valeur de la vie dans
nos sociétés. « Il y a des choses qu’on ne peut
pas tolérer », qui transcendent la situation particulière
de parents d’enfant autiste, de médecins impliqués dans
les soins, du public concerné, et qui, en outre, créent des solidarités
inédites. Sauf qu’il s’agit d’une effervescence « chaude »,
qui s’actualise dans un conflit où tout arbitrage définitif
paraît lointain.
Diagnostiquer l’autisme permet de détecter les étapes
qui permettent à partir de la négociation du diagnostic d’autisme,
de cerner le moment où la montée en généralité
est inexorable tellement les enjeux moraux de l’autonomie, comme valeur
sociale suprême des sociétés individualistes, se réverbèrent
dans chacune des décisions des acteurs. Et si j’ai raison, cette
montée en généralité explique bien la politisation
extraordinaire de la controverse sur l’autisme. En parler en termes de
politisation, ou d’effervescence, même chaude, c’est entrevoir
que les « guerres du sujet » sont en fait des « guerres
de religion » – mais de la religion des Modernes, qui est « la
religion de la personne », selon Durkheim. Ce que ces guerres nous
apprennent donc, c’est en quelle sorte de personne vous avez foi. Le plus
troublant, c’est qu’on comprend du coup la violence extraordinaire
des affrontements auquel la controverse de l’autisme a donné lieu
en France (avec menaces et règlements de compte judiciaires) –
si tant est qu’une guerre de religion a toujours ses fanatiques. Mais
pour les mêmes raisons, cette perspective fait entrevoir autre chose que
des vertus psychologiques du genre de la « résilience »
chez les parents des deux bords impliqués dans cette lutte pour la juste
autonomie de leurs enfants. Elle permet d’y détecter une solidarité
à l’œuvre qui les porte et les soutient au quotidien car elle
leur fait éprouver plus que la justesse de leur attitude : que ce
qui les anime tous, au fond, c’est la lutte pour la justice.