L'hystérique, son utérus, son psychothérapeute, et autres accessoires anciens et modernes


I. Comment décrire la naissance de la psychothérapie?

Psychologie clinique, la revue dirigée par Olivier Douville, publie un excellent dossier, confié à Jacqueline Carroy, sur l'histoire des psychothérapies. L'éventualité d'une prochaine législation, en France, sur le statut des psychothérapeutes, ainsi que la longue tradition sectaire d'exclusion et de dénigrement réciproque entre tendances et écoles psychothérapeutiques justifie parfaitement ce recul érudit, et les quelques analyses plus épistémologiques (Michèle Porte) ou présentistes (Max Pagès, Vincent de Gaulejac, Edmond Marc) qui l'émaillent, mais dont je ne dirai rien ici. Le même numéro comprend également des documents sur Didier Anzieu, récemment décédé.

Jacqueline Carroy ouvre le bal par un article sur l'invention du mot "psychothérapie", et ses enjeux, chez Hack Tuke, Bernheim, Van Eeden et Dubois. Paul Mengal livre une réflexion originale sur le rôle du piétisme dans l'évolution de la réflexion sur la direction des âmes (comment est-on passé d'une exhortation thérapeutique à une interprétation des propos du patient par le thérapeute?). Régine Plas examine le destin d'une revue aujourd'hui oubliée de "psychologie clinique", entre 1897 et 1901, et Sonu Shamdasani le rapport que Jung entretint avec l'hypnotisme. Annick Ohayon donne un aperçu précis sur l'œuvre de Charles Baudouin, élève improbable de Coué et de Freud. D'intérêt plus psychologique qu'historique, on peut aussi lire les contributions de Jean-Max Gaudillière sur Rivers, un des pères de la névrose dite "traumatique", et de Françoise Couchard sur Ferenczi.

L'exploitation des sources primaires, chez J. Carroy, R. Plas et S. Shamdasani, atteint comme d'habitude le niveau d'excellence auquel l'historien de la psychopathologie est en droit de prétendre. Si l'on devait faire des réserves, ce seraient les suivantes. Dans une histoire de la psychothérapie, la description des trajectoires conceptuelles et des pratiques est obérée par une question préalable: la psychothérapie existe-t-elle? Peut-on, en un mot, soigner l'esprit des gens? Cela suppose d'établir non seulement qu'il existe quelque chose comme le "psychisme", mais en plus, que ce psychisme est susceptible d'atteintes morbides. En fait, tous les auteurs du 19ème siècle discutés ici n'ont eu de cesse de vouloir établir ce fait, et loin s'en faut qu'ils y aient réussi. La pratique de la psychothérapie (à partir des effets de la suggestion), était tout simplement à leurs yeux le moyen d'établir par le fait même qu'il y a de l'esprit, et que cet esprit a des déviations pathologiques sur lesquelles une action causale est possible. C'est la voie directe, qui contourne les réticences de ceux qui pensent que s'il y a action, elle est toute morale (et n'implique pas l'existence d'un psychisme au sens d'une réalité objective), et celles des partisans d'une hygiène cérébrale agnostique en matière de psychologie individuelle. De la façon dont sont lus ici Bernheim, ou Dubois, Coué ou Van Eeden, rien de ces questions ne transparaît. Or elles animent une polémique continue, avec des arguments complexes et pas du tout faciles à évaluer, polémique qui donne ici l'impression d'être réduite aux vicissitudes de la lente institutionnalisation de la psychothérapie, comme si les alternatives, le traitement moral, voire la direction de conscience à base éthico-religieuse, mouraient juste de leur belle mort. De même, on peut bien citer Barrès et Hartenberg dans l'histoire du mot (Carroy 21), mais si c'est pour extraire ces références de la vaste "critique du moi" qui est leur arrière-plan intellectuel, le gain est minime. Le paradigme dominant de ces lectures paraît celui promu par Marcel Gauchet et Gladys Swain: la psychothérapie résulterait de la progressive et conjointe individualisation et naturalisation laïque de la perception de soi, dont les attaches religieuses se distendent. Sans que cette idée soit fausse, elle fait bon marché des rejets conceptuellement motivés dont la notion de psychothérapie à fait d'emblée l'objet (chez Babinski, notamment), et qui ont profondément marqué les institutions, notamment hospitalières. Aussi, dans un recueil appelé à mettre en perspective la situation présente, la psychothérapie, avec ce qu'elle véhicule d'assomptions diverses, finit par avoir l'air d'une telle évidence, qu'on s'étonnera forcément de la constance avec laquelle certains psychanalystes refusent de considérer leur pratique comme psychothérapeutique, ou bien, dans un autre ordre d'idées, de la vogue commerciale et de la demande croissante de psychothérapie, dans des conditions sociales et culturelles bien différentes de celle du 19ème siècle. Si institutionnalisé que soit le terme, ou si banalisé qu'en soit l'usage, il semble qu'il soit infiniment plus friable qu'on ne croit, et que les mêmes doutes épistémologiques de base qui ont accompagné sa naissance continuent à le miner.

C'est que les arguments logico-philosophiques (ceux échangés à l'époque, ou ceux qu'on pourrait mobiliser aujourd'hui) ne pèsent pas lourd dans ce tableau historique: le fait, incontestable, que la psychothérapie a fini par s'imposer sur la scène intellectuelle et médicale, pousse les auteurs à minimiser les bonnes raisons de penser qu'elle n'aurait pas dû. Assurément, on ne demande pas à l'historien de juger de la validité théorique de ses objets, mais c'est quand même une manière bien particulière de pratiquer l'histoire des sciences (ou des activités théoriques qui visent à en devenir) que de négliger l'architecture des justifications internes qui les sous-tend, le problème qu'elles tentent de résoudre, et les objections qu'elles s'efforcent de surmonter. Dire que le problème lui-même est déjà, de part en part, historique, et que les rationalisations justificatives créent a posteriori une illusion de pérennité philosophique, c'est la réponse implicite qu'on soupçonne. Il faut l'avouer, elle est inattaquable: on peut être fondamentalement empiriste et historiciste, en histoire des sciences, et les histoires délibérément conceptuelles de la psychopathologie sont souvent si lacunaires ou si erronées sur le plan du traitement des sources, qu'il est malaisé de les défendre. Néanmoins, on a du mal à se résoudre à croire que l'accumulation des lectures croisées, des emprunts lexicaux, des influences sociales et académiques puissent à ce point rendre compte et fournir la cause de la survivance de l'idée de psychothérapie. Un moment, il faut que les gens qui l'ont employé aient eu, en quelque sens qu'on prenne le mot, de bonnes "raisons" de l'employer. Une pure histoire naturelle du concept, dans son écologie intellectuelle et sociale, si minutieuse qu'elle soit, me paraît impuissante à la fournir. Mais c'est là un vaste débat méthodologique, où s'affrontent peut-être plus des tournures d'esprit que des façons incompatibles de faire l'histoire de la psychopathologie.

II. L'hystérie et la construction sociale de l'orgasme

Pour l'aérer, je voudrais d'abord confirmer que le livre de Rachel P. Maines, dont l'analyse suit, et dont le lecteur aura repéré le titre dans l'élan d'un pur amour pour l'histoire de la technologie sous toutes ses formes, existe bien. Son auteur également, qui a effectivement perdu son poste à la (désormais fameuse?) université Clarkson, pour des motifs qui n'ont aucun rapport (ses employeurs ont été clairs là-dessus), mais alors aucun, avec l'objet de ses recherches.

Si la thèse générale de R. Maines se confirmait, il se pourrait cependant qu'on ait affaire, sur le plan du contenu, sinon celui de la méthode, à la plus importante découverte dans l'histoire de l'hystérie et des représentations culturelles et médicales de la femme entre 1880 et 1920. J'en veux pour preuve le décalage complet entre son livre et les analyses de la Revue de psychologie clinique, qui portent sur les discours (savants ou cultivés) de l'hystérie, et gardent en revanche un complet silence sur ses conditions matérielles d'existence et de traitement.

R. Maines soutient en effet que les vibromasseurs, ou des dispositifs techniques aux effets orgiastiques comparables (comme les douches génitales des établissements hydrothérapiques) ont été utilisés à très grande échelle, d'abord par les médecins dans la tradition antique du massage vulvaire des hystériques, puis diffusés dans le public au moyen d'un "camouflage social" systématique parmi les petits accessoires d'électro-ménager, au point que l'on pourrait considérer que "l'hystérisation du corps des femmes" au 19ème siècle (Foucault), ce fait culturel et médical qui a attiré tant d'attention ces dernières années, n'est rien que l'effet du déni masculin de la prévalence de l'orgasme clitoridien sur le vaginal, et de la définition de la normalité sexuelle par ce que R. Maines appelle si joliment le mythe "pénétrationniste". La domination masculine (interprétée ici selon les canons usuels du féminisme académique américain) prêtant toutes les vertus à l'insertion pénienne, l'évidence selon laquelle la jouissance féminine s'en dispense fort bien aurait fait l'objet d'un refoulement massif: non seulement les médecins massant leurs patients à des cadences carrément industrielles, exigeant donc des machines de plus en plus perfectionnées, auraient pu ne jamais considérer que les effets de leur acte étaient équivalents à "the real thing", mais les femmes elles-mêmes s'appropriant cet outil en une réaction instinctive au "modèle androcentrique" qui bloquait leur épanouissement, l'auraient annexé clandestinement à leur sphère d'autonomie sociale, les travaux domestiques.

Tout cela ne mériterait sans doute qu'un éclat de rire homérique, si les documents n'étaient épouvantablement probants. R. Maines, la féministe qui a peut-être lu le plus de magazines féminins au monde, reproduit ainsi des planches de publicité dans lesquelles le vibromasseur prend tout naturellement place aux côtés du hâchoir à persil ou du presse-purée rotatif parmi les accessoires en option des moteurs électriques portatifs de première génération (105). Fouillant les journaux médicaux, elle montre en détail combien la pratique curative du massage génital relevait de la routine thérapeutique en gynécologie, et que comme tous les traitements physiques longs et pénibles, sa mécanisation permettait de tirer le meilleur profit du retour empressé des patientes sur la table d'exercice. Emerge ici, à la stupéfaction du lecteur, tout l'aspect non intellectuel (car non psychologique, et sans lien aucun avec les paradoxes fascinants de l'hypnose) de la prise en charge médicale de l'hystérie, ce qui, du point de vue historique et social, relativise considérablement la portée des analyses savantes qui lui sont d'habitude consacrées. En trivialisant la réponse à une question portant sur la construction sociale de l'orgasme, c'est l'édifice idéologique justificatif bâti sur le déni de l'orgasme clitoridien qui vacille, la psychologisation de l'hystérie, voire la déconstruction purement discursive de cette psychologisation, relevant finalement du même "biais androcentrique".

La démonstration, ponctuée d'anecdotes et de citations désopilantes, reprend pour commencer la problématique de l'hystérie à partir de son traitement physique, effectivement bien négligé par les historiens, et ce depuis l'Antiquité: pour ne pas favoriser la solution des troubles par la masturbation, ce qui aurait avalisé l'échec du modèle idéologique pénétrationniste, le massage vulvaire par le médecin, ou la sage-femme, se serait largement imposé, avec ses techniques d'ailleurs délicates. L'hystérie, entendue comme un état d'excitation chronique, fut ainsi socialement construite comme "la réponse masculine et technologique aux discontinuités entre les expériences masculines et féminines de la sexualité" (7). Les choix natalistes (coïncidant avec le privilège normatif de l'hétérosexualité) et le souci de préserver les conditions de la domination masculine, laquelle s'enracine au plus intime dans le contrôle des conditions de satisfaction sexuelle dite normale chez la femme, ne sont, au 19ème siècle, que les instruments sociaux de radicalisation d'une tendance culturelle ancienne. Ainsi, tant que le vibromasseur n'apparaissait pas dans les productions pornographiques (les films des années 20, selon l'auteur), il était plus ou moins possible de considérer la "frigidité" vaginale et le défaut de soulagement des tensions génitales comme une pure maladie, auquel cet instrument apportait une réponse moderne, rigoureusement fonctionnelle et moralement aseptique. La jouissance clitoridienne était par ce biais placée hors-champ. R. Maines compile alors dans son chapitre 2 une longue série de références (puisées en général dans Veith), dont elle donne des extraits, notamment des fragments d'un article de King de 1891 qu'il est difficile de se procurer autrement (41). Après l'habituel couplet anti-freudien (la critique des fameuses thèses de Laqueur n'est pas assez construite, de ce point de vue), l'auteur expose son point de départ: la définition de l'orgasme qu'on trouve dans Masters et Johnson. C'est sur cette base qu'on comprend quelle profusion de rationalisations et de justifications mythologiques furent nécessaires pour soutenir le biais androcentrique, et faire passer pour un fait de nature la norme pénétrationniste (48-50). Le 19ème siècle, à cet égard, est infiniment plus prude et aveugle que tous ceux qui l'ont précédé, construisant conjointement la médicalisation de l'orgasme, de l'hystérie, de la frigidité et de la masturbation. R. Maines réfute alors les tentatives indirectes, psychologisantes, de faire de l'orgasme "vrai" un orgasme non-clitoridien, et donc vaginal, au moyen des émotions et représentations associées à l'expérience physiologique, qui devraient, pour être pleinement normales, faire une place au pénis (pour elle, c'est un nouveau biais androcentrique, dont Kinsey en particulier se montre coupable). Enfin la partie proprement technologique de l'ouvrage, le chpaitre 4, expose en détail les procédés employés dans les établissements hydrothérapiques, avant 1914, pour soulager de la façon qu'on sait les troubles hystéroneurasthéniques des femmes, mais aussi des hommes. L'électricité à domicile, à partir de 1906, semble-t-il, va démédicaliser complètement le vibromasseur, et dans des publicités que l'auteur se plaît à restituer en détail, une série de métaphores transparentes indiquent la destination réelle des appareils.

Les conclusions de R. Maines approuvent au fond la suppression de la notion même d'hystérie dans les nosographies américaines (l'hystérie disparaît comme telle en 1952 du manuel officiel de l'Association psychiatrique américaine, le DSM). L'enjeu du vibromasseur, de son étrange désérotisation au 19ème siècle, puis de la répression de son usage avec le camouflage qu'il a imposé, c'est à ses yeux qu'il souligne l'hétérogénéité des satisfactions sexuelles entre les hommes et les femmes: les discours masculins abolissent leur incommensurabilité et leur caractère idiosyncrasique, mettant en œuvre une forme de violence symbolique dont la traduction intime est ici patente (119). Ne plus avoir à feindre l'orgasme pour déférer à des idéaux masculins pénétrationnistes auxquels les femmes sont encore assujetties, voire aliénées, apparaît in fine comme l'idéal d'émancipation féministe qui sous-tend toute l'argumentation.

Je ne crois guère possible de mettre matériellement en question la profusion des exemples d'archives, ou des mécanismes du type du vibromasseur mise en avant par R. Maines. De même, une brève enquête auprès de personnes suffisamment âgées pour avoir connu du problème (et que chacun peut au moins tenter avec ses ascendants) semble bien attester que l'utilisation possible des dispositifs décrits par l'auteur étaient un secret de polichinelle chez les femmes des années 20 et 30. C'est certainement, en ce sens, un point positif de l'ouvrage que de ramener sur terre l'interprète de l'évolution des idées et de la culture au 19ème siècle, en lui rappelant que la construction de la "femme hystérique" est resté dans les faits un artefact discursif, qui prenait sens dans un réseau complexe de valeurs et de représentations, mais que la pratique quotidienne, non pas les idéaux, mais les conduites effectives, n'étaient pas forcément celles qu'on croit (et ajoutera-t-on, heureusement!). Cependant, l'auteur commet visiblement un certain nombre de généralisations hasardeuses, qui minent à terme sa démonstration, et sur le plan général de la méthode qu'elle adopte (le constructivisme social) brasse d'énormes problèmes qu'elle se garde bien de soulever.

Les principales difficultés historiques qui heurtent le lecteur sont les suivantes. La première, c'est que les vibromasseurs n'ont pas pour seule fonction d'aider à la masturbation, et spécialement à la masturbation clitoridienne. Comme l'auteur le note fugitivement, on s'en servait dans les hôpitaux militaires de la Grande Guerre, dans un but vraisemblablement assez distinct, et qui est encore celui d'aujourd'hui: soulager temporairement les douleurs articulaires, les dorsalgies rebelles, les sciatiques, les migraines (et en particulier quand ces symptômes ont des causes neurologiques), dans la mesure où les antalgiques sans opiacées, ou encore les anti-inflammatoires, n'étaient pas disponibles ou que leur toxicité étaient redoutée. Les publicités affichées dans le livre sont claires: les vibromasseurs y sont appliqués sur les mêmes points névralgiques que de nos jours (106). La deuxième, c'est que la plupart des vibromasseurs, fumigateurs et buses de douche dont on contemple les reproductions ont une forme pénienne difficilement contestable (84); mais comme l'auteur le note, ce n'est pas la forme la plus adéquate au type de pratique dont elle revendique le "camouflage social", c'en serait même l'extrême opposé. La troisième, c'est que la définition de l'orgasme par Masters et Johnson, qui tient ici lieu de la Bible et des prophètes, est franchement circulaire. Elle s'énonce: "a highly variable peak sexual experience accompanying involuntarily, rythmic contractions of the outer third of the vagina - and frequently of the uterus, recatl sphincter, and urethral sphincter as well - and the concomitant vascongestion and muscular tension associated with intense sexual arousal" (48). En fait, pour que toutes ces manifestations physiologiques soient un orgasme, il faut qu'elles aient lieu dans le contexte d'une "excitation sexuelle" (sexual arousal); mais l'excitation vraiment sexuelle est au fond l'orgasme physiologique. Si donc on définit le "sexuel" par divers critères émotionnels (l'"emotional orgasm" dont l'auteur se gausse, et qui lui semble un biais androcentrique typique pour rendre au moins nécessaire la représentation du pénis nécessaire à la satisfaction féminine), il n'est absolument pas réductible à la décharge physique. Malheureusement, il semble avéré que les manifestations physiologiques exposées par Masters et Johnson ont besoin de ce contexte "sexuel" (i.e. émotionnel et infiltré de représentations culturelles et subjectives) défini extrinsèquement pour coïncider avec un plaisir: qu'on songe aux difficultés soulevées par les orgasmes douloureux des femmes violées, ou les pathologies neurologiques et psychosomatiques de la sphère génitale. La satisfaction subjective, la "jouissance", ainsi, ne coïncide pas toujours, dans l'orgasme, avec l'événement brut, mais bien avec son sens. Ce défaut logique frappe de plein fouet, et au point le plus sensible, l'argumentation de R. Maines, quand elle qualifie d'orgiastiques les sensations produites par l'hydrothérapie. Il faut faire une large place au vécu émotionnel des patientes qui y étaient soumises pour interpréter leur effet dans le sens voulu; il faut tirer le "bien-être" dont elles font état dans le sens d'une secousse corporelle implicite, en se permettant justement la mise en continuité qu'on interdit aux tenants de la thèse émotionnelle quelques pages plus loin. Car il est décisif pour l'auteur que l'orgasme se distingue du simple plaisir et de l'excitation intense (51).

Ceci conduit à un reproche méthodologique plus fondamental. Dans la dénonciation de l'androcentrisme (on lirait de la "patriarchie" sous d'autres plumes féministes), on frise vite la théorie du complot, d'autant que le dit "modèle androcentrique" a les contours les plus flous. R. Maines en vient même à ranger parmi les stratégies de conciliation avec les normes androcentriques le fait évident que la jouissance féminine se passe de pénis, le cas de figure où les médecins reconnaissent qu'une petite minorité de femmes connaissent l'orgasme sans stimulation clitoridienne préalable! (50) Les femmes, dit R. Maines, passaient alors pour manquer de sentiments sexuels, ce qui est le corrélat d'une pratique qui organise son propre aveuglement dénégateur. Mais on pourrait citer tellement de textes qui disent l'inverse, y compris chez les auteurs que mentionne l'auteur, que l'argument ne convainc nullement.

D'autre part, et enfin, peut-on accepter quelque chose comme une "construction sociale" de l'orgasme, et qui plus est, qui soit unilatérale (de notre époque, avec sa vérité, vers le passé, avec ses biais idéologiques et non-critiques)?

La première partie de cette question implique un paradoxe: pour faire la critique constructiviste d'une chose, il faut commencer par la faire exister d'une manière qui frise l'essentialisme. Est-il si évident que la physiologie contemporaine (avec son jeu de construction du corps anatomique, l'histoire mobile des sciences biomédicales, et ses enjeux propres) soient une ancre incontestable? Chez R. Maines, émerge en toute lumière ce qu'on ne construit pas, quand on fait du constructivisme critique: le point de vue critique lui-même, ses attendus féministes, les biais qui servent à récuser certaines objections comme typiquement masculines, et d'autre part, la confiance naturaliste dans l'existence même du fait analysé. De façon intéressante, on s'interroge même sur le mystère qu'il représente pour les théories de l'évolution. Pourquoi faudrait-il qu'on jouisse? Cela ne sert apparemment pas à grand-chose pour se reproduire, disent les biologistes… Mais du coup, et dans ce type même d'approche, c'est toute la dimension subjective de l'expérience orgiastique qui est forclose: en fait, toute explication fonctionnelle d'un phénomène qui a une texture qualitative intrinsèque (la jouissance sexuelle rejoint alors, de ce point de vue, la conscience), est vouée à l'échec: même si on explique sa fonction ultime, cette fonction peut toujours fonctionner sans moi (ici, sans que cela me fasse plaisir), et le fait que, à moi, cela plaise, reste opaque. Soulever l'idée de construction sociale de l'orgasme féminin comprendrait ensuite le problème de savoir si la jouissance sexuelle n'est pas dans l'ensemble de nos représentations une limite du verbalisable, tout simplement à cause du caractère idiosyncrasique de l'éprouvé, que R. Maines le nie évidemment pas. La question de la jouissance "silencieuse" rebondit, d'ailleurs: celle dont on peut parler est assurément celle qui est coordonnée au réseau des métaphores culturellement consacrées de l'"union", et donc infiltrée de part en par le modèle phallique, serait-ce pour le rejeter; il ne fait guère de doute pourtant que le corps peut expérimenter des sensations autres, d'une intensité totale (sous l'emprise de toxiques, dans l'extase mystique, etc.), mais justement, les décrire les rabat sur le modèle hétérosexuel de la jouissance sexuelle, et comme à l'ombre du phallus, si j'ose dire. Peut-être s'agit-il alors, avec la prévalence de la référence phallique dans la description de la jouissance féminine, d'un trait de structure enraciné dans le rapport des êtres humains au langage, et moins d'une convention sociale critiquable (en somme, c'est alors l'hétérosexualité qui rendrait possible sa propre contestation, et non un point de vue neutre qui ferait de l'hétérosexualité une alternative anthropologique possible, parmi d'autres, comme le constructivisme féministe le postule). Poser ceci n'enlèverait rigoureusement rien à la force dénonciatrice des préjugés gynécologiques qui intéressent l'auteur: au contraire, cela montrerait excellemment (mais il faudrait pour cela lire Freud avec bienveillance) que c'est précisément parce que l'hétérosexualité est une tâche problématique pour tous qu'elle tend à se faire passer pour une norme et à fonctionner comme un système d'interdits. Elle a besoin de ce supplément coercitif imaginaire, parce qu'il n'existe pas d'hétérosexualité "normale", mais des détours psychiques qui y conduisent, assez souvent, mais pas plus. En tous cas, je vois une preuve de cette impossibilité de dépasser certains traits essentialistes (structuraux) dans la problématisation constructiviste de l'orgasme, dans le fait qu'il est extrêmement difficile d'imaginer que les êtres humains n'aient pas éprouvé des sensations radicalement comparables quand ils avaient des rapports sexuels. Il est possible qu'ils n'aient pas effectivement ressenti "la même chose", mais cette possibilité est vide, abstraite; elle est constamment démentie par leur intérêt pour cette famille de sensations, et la variété de leurs attitudes témoignent alors de la constance de cet intérêt, de son pouvoir partout et en tout temps motivant. Si ce raisonnement est correct, l'ambition émancipatrice radicale de l'auteur tombe: on ne va pas vers quoi que ce soit dont on pourrait dire "c'est mieux", car "c'est autre". On rejoue la même comédie érotique, en l'investissant dans une écriture d'historien. L'humour taquin de R. Maines accrédite cette lecture.

Touchant le second point, l'unilatéralité de la critique constructiviste, il est clair que le mystère, aux yeux de l'auteur, qui fait que les physiothérapeutes du 19ème siècle n'aient pas vu qu'ils faisaient jouir les femmes en les massant (ou n'aient pas voulu le voir), en dit au moins autant sur nous, que sur eux, et sur le genre de construction sociale qui nous rend plausible une définition aussi naturaliste et platement anti-psychologique que celle de Masters et Johnson (A quels intérêts idéologiques répond-elle? Que nous apprend-elle sur ce que nous voyons, ou voudrions voir, dans l'orgasme?). Car, où est le tiers terme qui permettrait de décider en toute justice que les femmes (des femmes?) ne jouissaient pas, hier, ou ne jouissent pas, aujourd'hui, de la pénétration? Pourquoi l'objectivation physiologique de l'orgasme donnerait-elle un indice sûr de ce qui a une valeur subjective, par ailleurs ouvertement revendiquée? La réponse de l'auteur à ce genre de critique fait facilement fond sur le fait que ceux qui la formulent sont des hommes, autrement dit des gens qui bénéficient de plus d'orgasmes que les femmes (121)… C'est une intéressante façon de voir comment est a contrario construit dans ce livre une idée de l'érotisme masculin et de ce qui fait la satisfaction des hommes (comment savoir s'ils ne "jouissent" pas moins fort, en un premier sens, subjectif, parce qu'ils "jouissent" plus souvent, en un second sens, physiologique?).

La convergence de ces questions méthodologiques et de l'originalité décapante de son contenu recommande donc sans réserves la lecture de ce magnifique livre. Mais deux bonnes choses ne vont pas sans une troisième, et le lecteur amateur de curiosité pourra également ouvrir l'étrange Lana Caprina de Casanova, recueil d'une polémique médicale italienne sur la question de savoir si l'inconstance morale et la sensualité féminine ne s'expliquerait pas par les agitations de leur utérus, et qui opposa Zecchini, un anatomiste de Bologne à un de ses collègues Azzoguidi, puis à Casanova. Paul Mengal livre en introduction un remarquable essai sur la place de cette polémique, entre Hippocrate et Les bijoux indiscrets de Diderot, dans l'histoire vraiment folle de l'hystérie.


L'impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969

Annick Ohayon

La découverte, Paris, 1999

438 pages, index nominum, 195FF

"J'ai pu montrer qu'en dépit de la thèse habituellement défendue", commence l'auteur, "de l'évitement et du rejet, de véritables rencontres se sont nouées entre le jeune mouvement psychanalytique français et la psychologie scientifique. Elles ne se sont pas déroulées dans le champ académique, mais à la frontière mouvante entre science appliquée et vulgarisation, sous l'égide de personnages occupant une place marginale ou singulière dans la hiérarchie des savoirs et des pouvoirs". La période qu'elle caractérise ainsi prend fin en 1946. Celle qui court au moins de 1956 jusqu'à 1969, dominée par Lacan, a été plutôt placée par ce dernier, au nom d'une épistémologie extrêmement précise, sous le sceau de la "nécessaire rupture" - et c'est une gageure, assurément, que relève A. Ohayon, de se contenter de modaliser avec "impossible" une rencontre déjà si improbable, tant elle était avant 1956 marquée par l'approximation intellectuelle et le chevauchement d'intérêts sociologiques et politiques incroyablement hétéroclites. Mais c'est tout l'intérêt de sa démarche: montrer la pertinence et l'utilité critique d'une analyse historique "normale", ni hagiographique, ni même héroïque, et en tous cas, qui rompe avec la volonté de s'imposer dans un champ polémique, ou d'y intervenir directement, par le biais de la vulgarisation (comme dans la célèbre Histoire de la psychanalyse en France d'Elisabeth Roudinesco). Car il y a, mesurée à cette aune, bien de la différence entre l'excommunication et le mépris réciproque tels que les acteurs du débat psychologie/psychanalyse les ont justifiés, et la véritable imprégnation du discours public par des façons de se représenter sa propre vie et son destin sur le mode "psy", ou encore de subir au travail, à l'hôpital ou à l'école les conséquences pratiques d'une (sous-)théorisation tranquillement syncrétique. Déflationniste parfois jusqu'à la grisaille, l'attitude historienne d'Annick Ohayon dévoile un tout autre paysage que celui, clinquant, construit autour de leurs personnalités, et sous forme de légende, par les principaux acteurs, psychologues universitaires et mandarins sourcilleux, ou psychanalystes "électrons libres" par choix ou par dépit. La fuite concertée dans les usages bassement instrumentaux de la psychologie en ressort comme l'unique issue possible devant la conscience (aussi tenaillante que pathétiquement déniée) de la faiblesse insigne des résultats authentiquement théoriques de la discipline, au moment où, partout ailleurs, les sciences naturelles explosaient. Avec le recul, la médiocrité vaniteuse est à peu près toute la substance qu'on peut donner aux affrontements du milieu psychanalytique, non qu'elle lui soit propre (on pourrait juger moralement ainsi les biochimistes!), mais parce que là encore la prétention épistémologique, éthique et sociale contraste si dramatiquement avec l'indigence des moyens, que ce contraste finit par tenir lieu d'unique objet stable à l'enquête, et qu'en retombant, l'ambition du projet éclabousse de boue les malheureux qui s'y étaient commis.

L'ouvrage périodise son sujet en quatre moments distincts.

  1. L'institutionnalisation de la psychologie scientifique entre les deux guerres est le contexte dans lequel la psychanalyse tente de se faire reconnaître. Comme il était évident pour Freud que la nouvelle science devait être une partie de la psychologie scientifique, la France a connu comme tous les autres pays du monde une tentative d'installation officielle dans le cadre académique en formation. Mais ni les médecins ni les psychologues héritiers de Ribot ne se sont laissé faire. La période est dominée par la personnalité de Janet, solitaire dans la constitution de son œuvre philosophico-psychologique, ambivalente à l'égard de Freud, mais aussi rebelle à la disjonction croissante dès cette période entre une psychologie clinique et pathologique en crise, et l'essor d'une psychologie expérimentale aux premières applications socio-éducatives. Ces dernières, largement vilipendées par la droite, inquiète des effets démocratiques des procédures de sélection, se développent avec Lahy, Toulouse et Piéron (qui fonde un Institut National d'Orientation Professionnelle). L'Institut de psychologie commence à attirer des étudiants. Face à cette vaste machine institutionnelle en marche, la psychanalyse est affaire d'émigrés et de marginaux, comme Sockolnicka, de pionniers inventifs, comme Hesnard et Laforgue, ou de personnalités hors-normes, comme Marie Bonaparte, dont l'argent va permettre d'instutionnaliser la psychanalyse. Vite, par delà la question de la spécificité d'une psychanalyse "à la française" (Pichon), la question de savoir si des non-médecins peuvent pratiquer la psychanalyse se pose. Annick Ohayon raconte ces moments importants et méconnus que furent le scandale Grasset, elle commente plusieurs revues oubliées, analyse finement les problèmes culturels et sociaux à la jointure du catholicisme social et de la séduction pour l'Union soviétique. Elle rappelle les critiques de Blondel, de Politzer (mais pas dans son contenu conceptuel, plutôt dans sa relation au marxisme), l'intérêt de Meyerson et Wallon, mais elle ne dit mot de Freud et de Breton: omission (sans doute voulue) qui montre bien le peu de poids des représentations anthropologiques de fond dans son analyse.

  2. De 1937 à toute la durée de la guerre, la question de l'apolitisme des sciences de l'homme est au premier plan: ce que les sociologues ont depuis longtemps problématisé, les psychologues le découvrent enfin, et quelques individualités issues du milieu analytique. L'Encyclopédie française est l'espace intellectuel où se déploie déjà ces enjeux; la philosophie et la pédopsychiatrie l'espace pratique. Les séquelles des choix des uns et des autres (exil des praticiens juifs, collaboration de Laforgue) pèseront lourd sur la suite, d'autant que la psychologie pathologique à la Ribot et à la Janet est sur le déclin. Vichy, toutefois, explique l'auteur, a ouvert "bien des domaines au psychologue…" (254), notamment l'enfance.

  3. Sous l'autorité fédératrice de Lagache, et de son célèbre manifeste de 1947 sur "l'unité de la psychologie", psychologie et psychanalyse vont converger à la libération, fondant la "psychologie clinique" à la française, entreprise humaniste, anti-totalitaire, mais syncrétique d'une façon qui en dit long sur les illusions du temps: incapable de rassurer les médecins, et notamment les médecins psychanalystes comme Nacht, qui se sentent menacés dans le monopole du traitement des maladies mentales, laissant également se développer hors d'elle les nouvelles psychologies importées des Etats-Unis avec le plan Marshall (psychologie du travail, psychologie sociale, etc.), aux applications immédiates, la psychologie clinique devient un artefact universitaire. C'est désormais une cible facile pour la critique. Mais en même temps, elle permet la professionnalisation de la psychologie avec une licence en bonne et due forme. Les psychanalystes français, quant à eux, restent profondément ignorants des innovations des britanniques (l'intérêt de Lacan pour Bion fait long feu, alors que, signale à juste titre A. Ohayon, ç'eût été l'occasion d'un rapprochement autour de la notion de "groupe" dont l'occasion ne se représentera plus.). Le scandale Clark-Williams remet sur le métier la lancinante question de l'analyse par les non-médecins. La diffusion du langage "psy" dans la société s'opère dans le même temps sur deux axes: la vulgarisation confusionnelle (dont la revue Psyché, de Maryse Choisy est l'emblème), et les techniques d'augmentation des performances au travail, la psychologie de Mayo intéressant l'administration du Plan.

  4. Le conflit Lacan/Lagache va cristalliser ces tendances de fond, jusqu'à la rupture institutionnelle de 1953, première des scissions qui allaient devenir le mode de vie néo-trotskyste du mouvement psychanalytique français: toujours plus pur, donc toujours plus seul. A. Ohayon épargne au lecteur ces comptes rendus en forme de règlement de compte qui masquent la pauvreté des motifs, et surtout le contexte social et intellectuel ultime des choix des protagonistes (388). C'est finalement l'alliance de la psychanalyse avec le structuralisme et la philosophie en pleine effervescence de l'époque, qui va, du moins en France, dépouiller la psychologie de son rôle d'alliée de la sociologie en tête des sciences humaines triomphantes. Mai 68 consacrera cette rupture, ajoutant une composante politique à la séparation entre les psychologues-psychanalystes non-lacaniens de l'institution, les expérimentalistes ouverts, comme Paul Fraisse, un des derniers à détenir une stature importante dans un champ éclaté, les techniciens du contrôle du travail et de l'éducation, et les nouveaux psychanalystes qui exploitent le freudisme pour une contestation culturelle tous azimuts, où les soucis de reconnaissance et d'intégration universitaires s'évanouissent. La scission entre psychologues cliniciens et psychologues expérimentaux est le fruit de cette crise, co-extensive à celle de l'université.

Il est difficile, en refermant L'impossible rencontre, de résister à deux séductions. La première, c'est celle qui consiste à dire: Lacan l'avait bien dit, et dès les années 50, cette psychologie-là est frappée de stérilité conceptuelle à un degré qui en rend la survie impossible, sauf à dénuder toujours davantage sa fonction-clé dans la généralisation et la dissimulation intra-individuelle du contrôle social. Mais réagir ainsi, ce serait oublier les conditions mêmes, historiques, qui peuvent créer l'illusion d'une position de surplomb de Lacan quand il n'était lui-même qu'un des protagonistes empêtré dans ce champ de forces politiques et culturelles, et qu'en outre, il se servait de la rationalité, ou de la prétention à une rationalité supérieure, sur le mode polémique de la surenchère disqualifiante (le structuralisme contre le positivisme, l'empirisme éclectique ou le quantitativisme imbécile): autrement dit, comme un outil pour sa politique culturelle. Un raisonnement similaire vaudrait sans doute aussi, ceteris paribus, pour Foucault. Qu'on puisse avoir raison n'empêche pas le fait d'avoir raison d'être aussi un objet historique situé, qui dépossède celui qui a raison de l'autorité ultime sur l'efficacité sociale de sa position. On doit rendre hommage à cet égard à l'usage aussi prudent que pertinent qu'Annick Ohayon fait des recommandations de Bloor et Latour (9) tout au long de son livre. Il y a une seconde tentation, cependant. C'est celle de juger la psychologie et la psychanalyse, et pas de la psychologie et de la psychanalyse. C'est leur inconsistance ultime en tant que savoirs qui s'imposerait pour finir. La périodisation de l'auteur s'arrête d'ailleurs à 1969. On ne saurait oublier qu'alors la polémique Piaget/Chomsky va commander partout dans le monde l'émergence du cognitivisme et le déclin du positivisme skinnerien. Or le cognitivisme, c'est un secret de polichinelle, est aujourd'hui la planche de salut de la psychologie non-freudienne. Sans lui, à n'en pas douter, sa puissance d'attraction scientifique se serait tarie. Or, si la rencontre psychologie/psychanalyse s'est avérée impossible, c'est, à suivre Annick Ohayon, parce que le terrain pouvait à beaucoup sembler le même: celui de la clinique, de la rencontre singulière, contrôlée par les statistiques et la psychométrie chez les uns, par la théorisation de l'inconscient chez les autres. L'écart devient maintenant vertigineux et se résout peut-être sous nos yeux, faute désormais de ce terrain commun. La psychologie centrée sur l'individu tendrait de plus en plus à se résoudre dans une psychopathologie clinique psychanalytique dont elle est le cas normal. Quant à la psychologie cognitive, elle se moque de clinique: la compétence s'y juge à la capacité à intégrer la logique, l'informatique, la neurophysiologie, la philosophie. Pour les psychopathologues psychanalystes, les cognitivistes ne parlent pas de psychisme. Pour les cognitivistes, les néo-freudiens ne parlent de rien. Tout s'arrange! Mais alors, si le mot d'histoire à un sens, ne faut-il pas croire que le véritable malentendu entre psychologie et psychanalyse, malentendu qui se dissiperait en ce moment, c'est d'avoir cru à la rencontre, voire à l'intégration? Elles ne se sont pas rendu compte qu'elles pouvaient vivre l'une sans l'autre, y compris sans se prendre comme adversaires.

Bien sûr, c'est illusoire; et notre présent n'a aucun privilège. Mais le lecteur reste alors sur sa faim. Car pour prévenir cette interprétation qui s'impose vivement à la fin du livre, il aurait fallu prévoir une ouverture anthropologique plus vaste dans les conclusions: comment se fait-il que des phares désaffectés de la pensée "psy"' comme Maryse Choisy, ait seulement eu un lectorat? Comment avons-nous commencé à intégrer de façon aussi prégnante des mots comme "refoulement" ou "conditionnement" au lexique quotidien de nos descriptions? N'arrivant pas vraiment à quitter le domaine de la sociologie historique de la connaissance scientifique, ou en fait pré- et pseudo-scientifique, pour celui de l'anthropologie des représentations, Annick Ohayon enlise peut-être un peu son projet d'histoire critique. Sans doute fallait-il d'abord commencer par établir les faits. Sans doute aussi fallait-il que l'auteur apure le passif ou le contentieux résiduel de sa propre identité de psychologue, née puis formée à une époque précise (10). Ceci fait, et de magistrale manière, on attend une suite.


Comment la dépression est devenue une épidémie ?

Philippe Pignarre

" Cahiers libres ", La découverte, Paris, 2001

153 pages, bibliographie, 13 euros.

Philippe Pignarre, dans ce court ouvrage, propose deux choses : une analyse de la dépression qui est pour l’essentiel le rappel de plusieurs vérités bien connues sur la sociologie et l’anthropologie de cette maladie, et sa constitution en un paradigme alternatif pour les sciences humaines, paradigme qui repose sur la notion d’" épidémie ". Les deux aspects sont pourtant si intimement liés par l’auteur, qu’on ne peut pas imaginer d’évaluer sa contribution sans rentrer assez loin dans les débats qui agitent aussi bien la sociologie que l’épistémologie de la médecine mentale. En fait, ce livre pourrait bien être une étape déterminante dans le développement d’un projet complexe qui invoque Tobie Nathan, Isabelle Stengers et d’autres auteurs remarquables mais moins célèbres, qui se revendique aussi de Ian Hacking, et qui ne se conçoit en tous cas qu’en référence au renouveau de la pensée de Gabriel Tarde. Philippe Pignarre éditeur s’est précisément consacré à cette constellation intellectuelle.

D’entrée de jeu, l’essor de la dépression est comparée à celui, fort problématique, du trouble de la personnalité multiple, parallèle censé faire plus clairement apparaître aux yeux du lecteur en quoi consiste au juste une " épidémie " quand il n’existe pas d’agents infectieux, mais uniquement l’accumulation de situations individuelles devenant massivement similaires. Pignarre récuse alors quatre types d’explication qui ne tiennent pas compte de cette dimension d’épidémie : 1) que c’est la société qui est déprimante (nous sommes " stressés " par la vie en société qui se fait de plus en plus dure) ; 2) que seuls les individus " prédisposés " réagissent à des troubles existentiels, mais qui n’atteignent pas la majorité, et que l’effet épidémique est uniquement lié à la précision accrue du dépistage moderne ; 3) que la dépression est le reflet des conflits psychiques issus de l’enfance (mais si c’est là une explication de la dépression, ce n’est pas une explication de sa forme épidémique) ; 4) que le lobby pharmaceutique fait pression pour commercialiser toujours plus de médicaments de confort, ce qui a pour fonction directe ou indirecte d’étouffer la revendication sociale. Or, il faut dans toutes ces explications supposer que la dépression est un fait objectif, naturalisé. Invoquant l’ethnopsychiatrie, Pignarre rappelle au contraire que ses formes varient selon les cultures, et surtout, qu’il est abusif de réduire ces différences phénoménologiques à de simples variations de surface qu’un œil exercé pourrait démasquer pour retrouver la maladie réelle (la nôtre, bien sûr). Il examine la classique opposition entre les Occidentaux qui psychologisent et les autres qui somatisent la dépression, et polémique à ce sujet avec la psychiatrie transculturelle américaine. Ce à quoi il faut plutôt nous habituer conceptuellement, c’est à l’idée de " monde " où covarient et se codéterminent à la fois des manières d’aller mal, des manières de soigner ce mal-être, et des critères locaux de vérité ou de pertinence.

En privilégiant les dépressions par réaction à des agressions intentionnelles (comme dans le " harcèlement moral "), Pignarre considère alors que le problème n’est plus de savoir comment est constituée l’intériorité de l’individu qui réagit à l’agression (sa prédisposition biologique ou bien son conflit refoulé), mais comment on peut en venir même à aggraver la dépression en inventant une pareille intériorité, là où de plus en plus de gens pensent, et à bon droit, que la cause est directement et immédiatement accessible. Comment peut-on en venir à accepter cette rationalisation si inutile, voire si déprimante ? Un des facteurs essentiels de la stabilisation de la catégorie " dépression ", et du " monde " où elle associe l’évidence du recours au psychotrope à une définition populaire réussie du malaise de chacun, serait alors la méthode des essais cliniques (double aveugle contre placebo). De la description qu’il en livre, Pignarre tire d’abord qu’il n’existe pas en psychiatrie de " marqueur fiable " (comme le germe pathogène), qui puisse aider à mesurer objectivement et faire contrepoids à l’efficacité des psychotropes (ce qui les distingue des antibiotiques). Pour cette raison, la dépression est tendanciellement définie comme ce que guérissent les antidépresseurs, tandis qu’à l’évidence, on ne définit pas le germe pathogène comme ce contre quoi l’antibiotique est efficace. Toute une rationalité épistémologiquement inférieure (une " petite biologie ") se déploie du coup dans le but de légitimer scientifiquement le pouvoir curatif de molécules dont l’efficacité passe par un recrutement toujours plus spécifique des individus qu’elles sont censées soigner. Par là un mouvement non pas circulaire, mais tourbillonnant s’enclenche, qui inclut toujours plus de patients toujours plus différents, sur lesquels agissent toujours davantage de molécules, mais sans qu’à aucun moment on ne puisse dire en quoi exactement consiste la maladie, ni pourquoi telle molécule est causalement active pour l’éradiquer. Se forment ainsi des groupes identifiés et stabilisés dans leur comportement en référence à ces molécules, et de proche en proche, la ressemblance rayonnant partout, consolidant vers le dedans les identités et s’ouvrant au dehors sur les analogies, l’épidémie trouve la raison de sa propagation.

Il faut évidemment apprendre aux patients à se comporter selon les lignes directrices de cette entreprise thérapeutique sans étiologie. Populariser l’idée d’un " corps mental ", plus facile à admettre que le psychisme des psychanalystes, est un ressort essentiel du dispositif. En médicalisant la dépression comme n’importe quelle autre pathologie physique, donc en la débarrassant de sa référence à une intériorité mentale dont personne ne veut plus, on arriverait ainsi à la diffuser de plus en plus loin dans la société. Il devient alors " à la mode ", pour reprendre le prototype de l’explication à la Tarde partout supposée ici, de se définir comme " dépressif ", parce que tout vous est alors livré clé en main : la légitimité de la maladie, comme maladie bien réelle, la technique thérapeutique, et, au moins dans les pays anglo-saxons, le groupe de soutien ou l’association de patients qui permettent la reconnaissance mutuelle de son existence dans des formes normalisées.

Pignarre conclut en ramenant sur le plan du mécanisme abstrait (la postulation d’une intériorité) la démarche psychologique à la démarche neurobiologique. Le pire obstacle à la compréhension authentique de ce qui se passe en nous, et donc à la naissance d’une " grande biologie " des troubles mentaux, lui semble ainsi lié à l’erreur commune qui fait de la dépression le rapport psychologiquement intériorisé de chaque individu à des représentations collectives qui seraient aujourd’hui en crise. Non seulement il n’existe pas d’" intériorité " psychique (la psychanalyse est sous le feu permanent de Pignarre), mais on ne voit pas du tout en quoi consiste cette " société " transcendante aux interaction bien palpable des individus, et qui serait responsable de leur malheur. En remettant à leur juste niveau interindividuel les difficultés (à nouveau sur le modèle du harcèlement moral), c’est à une prise de conscience politique que Pignarre appelle enfin.

Il me semble que le raisonnement qui anime et structure l’ensemble de ces thèses est complètement faux. La difficulté n’est pas tellement au niveau des faits (encore que la lumière sous laquelle la logique du livre les présente finit par jeter le doute même sur les faits, qui sont à mon sens gravement biaisés), qu’au niveau des arguments dans lesquels ils sont insérés, et auxquels ils sont censés donné force de preuve. D’un autre côté, l’incontestable vigueur, la chaleur percutante de la prise de position, et tout l’arrière-plan de références mobilisé par Pignarre ne sauraient être sous-estimés. Il est vraisemblable que plusieurs de mes objections n’auraient pas eu lieu d’être si ce livre avait eu la forme d’un exposé scientifique plus détaillé, mais sans doute pas toutes - et en tous cas, l’exposé tel qu’il est suscitera probablement davantage de réactions dans davantage de milieux.

C’est d’abord par ce qu’il caricature que ce livre pêche : il dépeint une psychiatrie biologique pensée à partir de ses applications pharmacologiques les plus platement empiristes, des psychanalystes dépourvus du moindre bon sens et dont l’expérience clinique est défigurée pour accroître le discrédit idéologique de la référence à Freud (ou peut-être, en filigrane, de la référence à Freud propre à Elisabeth Roudinesco), et enfin une sociologie ramenée à un péché originel, la réfutation de Tarde par Durkheim, réfutation qui est son acte de naissance, et dont on se sert ici pour en liquider tous les acquis méthodologiques ultérieurs.

S’il est vrai en effet que la recherche pharmacologique empiriste peut-être ramenée à une " petite biologie " qui fuit l’explication causale ultime de la dépression, la psychiatrie biologique ne s’y réduit sûrement pas. Au contraire : au prix d’accepter de réduire son objet aux objets standards de la neuropsychologie, elle propose tout à fait des modèles d’explication cognitifs des maladies mentales. Il est tout simplement inexact de dire que les hypothèses sur la dopamine dans la psychose, ou la sérotonine et la norépinéphrine dans la dépression, ne sont que des approximations nées de l’efficacité empiriquement attestées des molécules qui les contrôlent. Certes, il y a beaucoup de chance et de hasard dans la découverte des dites molécules ; il n’en reste pas moins que leur fonction neurophysiologique dans la régulation de l’action, dans le traitement de l’information neuronale (par exemple celle utilisée dans les tâches perceptives), dans l’évolution même des organismes complexes, sont d’authentiques résultats qui valident une théorie causale épistémologiquement cohérente en neurobiologie. Et ce n’est pas une invention d’hier : indépendamment de la recherche pharmacologique, il y a toujours eu une recherche neurobiologique bien consciente de son programme explicatif. On dira qu’elle n’a pas découvert de nouveaux médicaments par ses méthodes. Mais pas plus la psychopharmacologie, qui a eu ou prou raffiné des découvertes faites par hasard, et d’autant plus d’ailleurs, que de méthode, elle n’en a guère. La chose mérite d’être soulignée, parce que Pignarre n’hésite pas à ramener la psychiatrie à la psychiatrisation intéressée, promue par les laboratoires privées, de nombreuses situations de détresse mentale. L’information distribuée aux médecins généralistes serait un relais capital de cette psychiatrisation, qui potentialise dans son argument la diffusion épidémique de la dépression. Mais quel psychiatre biologique ne déplore pas cela ? Qui pense sérieusement, en dehors de motivations idéologiques qui sont tout à fait explicites dans son travail, que la vie mentale se réduit à la vie neuronale telle que nous la connaissons aujourd’hui ? Que ce soit un horizon matérialiste ou naturaliste évident dans une recherche neurobiologique, c’est l’avis général ; mais à ce compte, un psychanalyste aussi, qui sait comme tout un chacun que parler et comprendre c’est activer des neurones, est du même avis.

Ce qui conduit à la seconde caricature qui grève l’analyse de Pignarre. Il faut une idée extravagante de la psychanalyse pour imputer à quiconque la pratique l’idée farfelue qu’il va devant un patient qui se plaint de dépression chercher ou supposer un conflit intérieur lié à son enfance. Les psychanalystes seraient-ils les seuls à ignorer le monde du travail ou les contraintes actuelles qui pèsent sur les individus ? Ne s’adressent à eux que des gens qui ont parfaitement bien compris que s’ils vont mal, c’est, disons, à cause de tel ou tel petit chef, ou d’une ambiance diffuse qui contribue à les harceler. Aussi est-il vain de faire valoir ce bon sens auprès des consultants, puisque s’ils sont là, c’est justement que ce bon sens est sans force et ne leur permet pas de se motiver suffisamment pour faire ce qui reste peut-être en leur pouvoir. Les gens harcelés ne consultent un psychanalyste (plutôt qu’un délégué syndical) que parce qu’ils sont effrayés de fort bien voir ce qui se passe, et pourtant de ne pouvoir réagir, ou encore parce que la situation dans laquelle ils se trouvent en répète une autre qu’ils ont déjà connue, et qu’un autre mécanisme que l’agression intentionnelle par autrui est peut-être, soupçonnent-ils, en jeu. Mais même l’idée d’agression intentionnelle est impuissante à soutenir la thèse de Pignarre. Elle ne dispense pas, comme il le croit, de faire référence à une intériorité psychique, à un conflit ancien, ou à tout ce qui s’en suit. A l’inverse, ce qui rend le harcèlement si cruel, c’est qu’il est justement pratiqué par des individus qui ont exactement repérés, individu par individu, sur quel levier jouer. A la différence de l’auteur, ils savent si bien que de tels conflits existent qu’il les instrumentalisent pour pousser leurs victimes à des contradictions autodestructrices. C’est tout simplement l’effet d’une pratique perverse. Bref, le cas du harcèlement est une très mauvaise introduction à l’idée que la dépression n’est pas un problème psychique " intérieur ".

Si l’on met ensemble ces deux première remarques, on est conduit à une troisième. Contrairement à ce que semble, je crois, soutenir Pignarre, il n’y a jamais vraiment de choix entre thérapie biologique et psychothérapie de la dépression. Ce que toutes les analyses rétrospectives disponibles affirment au contraire, c’est que les médicaments psychotropes ont multiplié les occasions de prise en charge psychothérapeutiques, autant à l’hôpital qu’en ville. C’est précisément le " reste à soigner " chez un psychotique sous neuroleptiques qui a permis la prise en charge en privé de tant de patients. Ce " reste à soigner ", puisque les psychotropes antidépresseurs ne guérissent pas plus les patients que les neuroleptiques (ils les rendent juste socialement gérables) permet au contraire à une offre très abondante de psychothérapie de se déployer (et pas seulement psychanalytique : les demandes de thérapies cognitives sont aussi en expansion constante). Certaines revendications puristes invoquées de part et d’autre n’ont tout simplement aucune réalité dans la pratique concrète du traitement des malades mentales. Mais ce n’est pas non plus, comme dit Pignarre, parce que les deux approches seraient équivalentes structurellement (on " compléterait " l’intériorité de la disposition biologique par celle du conflit refoulé) ; au contraire, le décalage de leur point d’application les articule. De plus, l’obstacle essentiel à la demande de psychanalyse n’est pas l’existence des psychotropes en soi ; c’est l’idée que les psychotropes médicalisent à ce point la souffrance mentale, qu’ils laissent au-delà un " sujet " libre, et qui n’y est plus pour rien. Or Pignarre le note lui-même, c’est tout à fait ce que nous demandons : à n’y être pour rien. C’est pourquoi il y a effectivement un marché pour remplacer le psychisme, ou la subjectivité conflictuelle, par un " corps mental ", selon son heureuse formule, qui n’engage rien de moi. Mais alors, ce qui s’oppose à la psychanalyse, c’est donc une certaine idée de la subjectivité, et c’est l’ensemble des normes de justification de sa conduite que ce terme enveloppe (autrement dit, les " représentations collectives " qui les articulent), et pas les psychotropes. Et cet espèce d’" individu " compact que Pignarre pose en prémisse de ses raisonnements, et qu’il trouve tellement plus intelligible que la " société ", ce tout confus et transcendant, est exactement l’individu plein de lui, sûr de ce qu’il pense, jamais divisé dans son rapport à lui-même, dans lequel nous aimerions tous nous reconnaître.

La sociologie (en tous cas une version de la sociologie de la dépression qu’on peut lire chez Alain Ehrenberg) est le dernier adversaire de Pignarre, lui aussi à peine reconnaissable sous la caricature. Je dis bien la sociologie, parce que par principe et par définition, elle pose justement la société comme ce par rapport à quoi se définit l’individu. Pignarre pense l’individu comme un agent ou une cause de social, le social naissant de la relation interindividuelle, là ou la sociologie normale fait de l’individu un produit et un effet des ensembles divers où il est inséré. La polémique entre Tarde et Durkheim, qui rebondit ces dernières années sous diverses formes, oblige ainsi à répéter certains arguments qui en leur temps ont eu un effet destructeur sur les théories de l’imitation, et de la construction du social suivant le modèle de la " mode ". En voici quelques uns : le cas d’influence réciproque dans la diffusion d’une pathologie sont extrêmement particuliers. Ce qui va aux pathologies comme la personnalité multiple, ou plus en arrière de nous, les épidémies démoniaques, exige un relais objectif, comme les fameuses associations de malades ou les techniques explicitement destinées à les susciter comme des interlocuteurs privilégiés des autorités sanitaires. Les neurasthéniques de la fin du 19ème siècle n’en avaient pas besoin pour se sentir mal. Et on devrait plutôt réfléchir au fait que les dépressifs n’ont justement pas besoin de s’associer entre eux pour se reconnaître dans des états mentaux dépressifs. Comment, à suivre Pignarre, expliquera-t-on alors la différence que cela fait, d’être dépressif et de souffrir de personnalité multiple, donc d’appartenir ou pas à une association de malades qui promeut et structure la maladie pour en fixer un type apparemment " naturel " ? pourquoi ensuite les individus acceptent-ils le modèle identificatoire qui leur est proposé, à quelles normes sociales ou logiques obéissent-ils pour se reconnaître dans le diagnostic dans lequel on les classe ? Pignarre reprend l’exemple rebattu du syllogisme pratique de Tarde pour qu’une expérience de dépression articulée à une croyance en circulation s’articule à un désir de se faire soigner comme dépressif. Mais ce syllogisme (avec son symétrique du côté du médecin) n’explique pas ce qui se passe effectivement, il le décrit juste, et de façon toute verbale. Le problème est de savoir comment " Je veux m’en sortir et guérir ", la mineure pratique du dit syllogisme, devient une telle évidence pour l’individu, qu’il la fait fonctionner précisément comme une norme pour son action. Après tout, il pourrait aussi bien se dire, " Je suis trop faible pour réagir, aux autres de m’aider ". Une fois ce point souligné, on retombe précisément sur l’idée d’Alain Ehrenberg : c’est la volonté de s’en sortir conçue comme un idéal social lié à l’état des représentations collectives de l’individu, représentations qui préexistent aux individus, qui est le véritable principe de la reconnaissance de soi-même comme déprimé. Ensuite, affirmer que l’épidémie se fait sur un mode imitatif oblige à identifier des centres de diffusion, des foyers épidémiques (ou alors, l’épidémie n’est qu’une image). Mais où sont-ils ? La diffusion médiatique est considérée par Pignarre comme typique ; les magazines féminins se voient imputés non pas de favoriser, mais d’expliquer la diffusion de la dépression chez les femmes plutôt que chez les hommes. Il faut des éléments de preuve bien différents, statistiques, pour soutenir cela. Il faut aussi expliquer comment font les malades qui ne lisent pas cette presse. Et si on se rabat sur l’information des médecins, il faut expliquer pourquoi ces derniers n’imitent pas plutôt les positions de ceux qui ne cessent de les mettre en garde dans la presse professionnelle, avec un crédit un peu supérieur au magazines féminins, contre l’inflation de prescriptions de psychotropes. Le modèle imitatif de Tarde enfin, est impuissant, contrairement à ce que croit Pignarre, à expliquer comment se forment des groupes sociaux. Il explique comment se forment des groupes, mais même en cela, il reste très naïf. Il y a des groupes qui existent et sont des agents sociaux puissants sans que leurs membres aient entre eux la moindre affinité psychologique. Il y a des groupes auxquels on appartient pour ressembler aux autres, et d’autres auxquels on appartient tellement qu’on ne cherche qu’à s’y différencier. Il y a les groupes qui confèrent de l’identité à ceux qui en font partie, et ceux auxquels on s'affilie précisément parce qu’on veut y retrouver des gens qui partagent notre identité. Je veux dire par là que le mécanisme épidémique postulé par Pignarre n’est même pas fondé empiriquement : d’où puise-t-il que les dépressifs, seraient-ils sous-catégorisés par les méthodes de recrutement des essais cliniques, forment un groupe (qui obéisse aux canons du groupe tardien) ? Ce qu’il y a à démontrer est transformé en moyen d’analyse. Or il faut des statistiques pour le prouver. On se retrouve devant l’aporie qui a d’ailleurs définitivement balayé le tardisme dans l’histoire de la sociologie : il est trop facile d’invoquer la différence des individus quand on les agrège, puis leur identité quand ils font des groupes, sans fournir de critère objectif du moment magique où l’on passe de l’autre au même ou du même à l’autre. On peut toujours décrire les phénomènes de masse (et la dépression en est sans doute un) à travers ce prisme. Cela n’empêche aucunement la finesse clinique dans le cas par cas. Mais c’est infalsifiable. Si Pignarre ne peut pas danser sur le pied gauche (la différence), il dansera sur le pied droit (la ressemblance). Et au bout d’un moment on ne sait plus s’il s’agit de finesse clinique et descriptive, ou d’une manière de voir les objets sociaux par le petit bout de la lorgnette. Il n’est pas sûr, enfin, que l’idée de co-construction, de " monde ", si tant est qu’elle soit conceptuellement intelligible (par exemple par référence au looping effet cher à Ian Hacking, et aux effets en retour de la catégorisation et de l’auto-catégorisation) dise de quoi est faite la maladie dépressive ; c’est une manière de penser la forme qu’elle prend, mais la question de la matière subsiste. Ian Hacking le rappelle d’ailleurs souvent contre les usages abusivement constructivistes qu’on pourrait faire des effets d’auto-catégorisation : il faut aussi expliquer pourquoi certaines pathologies sont stables, et d’autres fluentes. La dépression est stable, très stable ; pas l’épidémie de personnalités multiples. L’enjeu n’est pas d’expliquer le mécanisme dynamique de l’expansion d’une catégorie, qui peut aussi bien s’interrompre ; c’est de comprendre, avec les mêmes notions exactement qu’on utilise pour expliquer pourquoi elles changent, pourquoi certaines catégories arrivent effectivement à s’imposer, et pas d’autres. En soi, l’idée d’imitation ne contient rien du tout qui explique pourquoi telle version de la conduite à imiter tient le coup, et pas d’autres.

Je ne me suis attaché qu’aux points les plus faibles du livre de Pignarre, en ce qu’il caricature je crois complètement la psychiatrie biologique, la psychanalyse, et la sociologie. Mais on le voit, les questions plus profondes ne sont pas loin. Elle porte non pas sur ce à quoi il s’en prend, mais sur ce qu’il défend. A cet égard, les confusions ne sont pas moins nombreuses, et je l’écris sans crainte, non moins dangereuses.

On ne peut qu’être stupéfait du traitement réservé dans la première partie du livre à la psychiatrie transculturelle. Fallait-il vraiment ressusciter les élucubrations de Julian Leff, et le rapprocher d’Arthur Kleinman, ou pire, de Byron Good, dont l’œuvre n’a franchement rien à voir ? Quelle est cette façon d’argumenter qui sélectionne les adversaires les plus faibles pour les vouer au ridicule ? Mais en fait, précisément parce que ses notions sociologiques de base sont complètement exotiques, Pignarre confond préjugé culturel et préjugé idéologique. Il n’est tout simplement pas vrai que la psychiatrie occidentale soit ethnocentriste. Et bien au contraire, il est typiquement ethnocentriste de croire que les indigènes, les indonésiens en l’espèce, ont une sorte de psychiatrie " à eux ". On ne se rend jamais assez compte que le relativisme culturel est fondamentalement une invention d'occidental. Remettre en question le privilège ethnocentré de nos pratiques psychiatriques, au nom d’un relativisme culturel conséquent et d’un devoir d’abstention sur les " mondes " des autres, c’est typiquement une attitude ethnocentrique, qui fait profiter des gens qui n’en ont aucune idée des avantages supposés de notre décentrement culturel par rapport à nous-mêmes. Byron Good, ainsi, ne commet pas de faute morale, ni logique, ni politique, en qualifiant Yani de psychotique : c’est sur la base de ce fait incontournable, qui n’appelle pas plus d’explication, de son anormalité, qu’il peut au contraire montrer comment cette anormalité prend des formes fort distinctes de ce qu’on pourrait imaginer chez nous. Qu’il se trouve ensuite des gens pour dire que la différence en question a un sens évolutif, que les non-occidentaux sont des primitifs, c’est un préjugé idéologique, pas culturel. On peut parfaitement l’éviter sans surmonter en rien les limites intrinsèques du point de vue qu’on occupe.

Il en ressort des conséquences graves pour l’appréciation de ce " monde " (le nôtre) où se formerait la dépression. Car ce n’est peut-être pas un phénomène culturel, ni même social. Il se pourrait que ce soit un problème purement et simplement idéologique. Il se pourrait par exemple que la dépression soit un instrument polémique nécessaire à légitimer l’autorité biomédicale dans des domaines nouveaux. D’ailleurs, loin de constituer un bloc homogène, la psychiatrie biologique est traversée de tensions multiples : on se bat pour annexer les questionnaires psychométriques ou les résultats de la neurobiochimie à telle ou telle de ses sous-domaines. Les généticiens veulent l’emporter sur les cognitivistes, les pharmacologues sur les épidémiologues, etc. Ces conflits sont essentiels à la compréhension de l’enjeu de la dépression. Rien, par définition, de ces débats, ne peut transparaître d’une analyse menées dans les termes de Pignarre. Or si je parle d’idéologie, c’est parce qu’il faudrait aussi se poser la question de la vérité (horribile dictu), et pas juste celle de l’efficacité médiatique ou de la " mode " sociale de la dépression et de ses théorisations diverses. Il se pourrait en effet que la vogue biomédicalisée de la dépression repose en dernière instance sur une illusion toute simple, qui n’a rien de romantique ni d’épidémique en soi, qui est la croyance fausse qu’on peut naturaliser les sentiments moraux (la honte, la culpabilité, la tristesse, etc.). Pignarre dit bien, mais bien vite, que ce qui l’intéresse ce sont les essais cliniques qui marchent. Voire : de plus en plus d’excellents esprits s’inquiètent des biais nullement hasardeux, mais carrément voulus, qui grèvent les dits résultats, et du poids des intérêts financiers énormes qui accompagne la mise sur le marché des antidépresseurs. Ce souci atteint même les chercheurs universitaires non liés à la recherche pharmacologique, et la théorie du complot, encore qu’il fasse la relativiser aux méthodes modernes d’influence (le corrompu ne doit jamais se sentir corrompu, vu qu'aujourd'hui, il a une conscience...), n’est certainement pas à considérer à la légère. La question de la vérité et de la rationalité en saurait être évacuée au chapitre des critères locaux ni culturels de pertinence. Divers scandales, comme celui par exemple dans lequel est entraîné ce moment même David Healy, donnent à réfléchir. Le complexe " médicalo-industriel ", à cet égard, à un poids social et économique qui ne peut pas s’analyser dans les termes de l’épidémie de dépression ; et la preuve n’est pas fournie que tous les phénomènes que Pignarre attribue à son concept d’épidémie ne sont pas trivialement déductibles des actions de ce complexe, analysées sous l’angle traditionnel de la vérité ou de la fausseté objective des théories justificatives invoquées, de la causalité sociologique par les " représentations collectives " et les normes de l'individualisme, et enfin des bons vieux intérêts économiques.

Je puis évidemment me tromper du tout au tout. Mais si mon propos est ici un peu tranchant, c’est qu’il y a matière à trancher : les indéniables qualités rhétoriques, et le vent de fraîcheur que le livre de Pignarre apporte à un public avide de considérations claires sur le problème, font craindre qu’on ne se trouve à un carrefour. Ils serait, à mon avis inquiétant que ses propositions soient prises à ce point au sérieux que l’attention se détourne des méthodes et des hypothèses plus couramment admises dans ce champ. Mais peut-être pas. Car si mes opinions ou mes objections sont fausses ou peuvent être contrées, alors, assurément, il faut profondément modifier notre regard sur la dépression, sa sociologie, son épistémologie, et sa critique politique- peut-être même sur sa biologie. Il faudra aussi en tirer des conséquences institutionnelles. L’enjeu n’est donc pas mince, et je veux courtoisement conclure en répétant tout l’intérêt qu’offre la lecture de ce livre stimulant.


Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au 19ème siècle

Juan Rigoli

Préface de Jean Starobinski

Fayard, Paris, 2001

649 pages, index nominum, 190,00FF

La somme de Juan Rigoli a aussitôt attiré l'attention des historiens de la psychiatrie. Je laisse de côté sa valeur pour l'histoire littéraire (Rigoli est un spécialiste réputé de Balzac, Nodier, Nerval, qu'il met ici à contribution, ainsi que de Rimbaud, dont il ne dit d'ailleurs rien). La question pour l'épistémologue et l'historien des sciences est de savoir ce qu'apporte la conjugaison d'une érudition médico-psychologique aussi vaste et d'une analyse menée en termes de stratégie textuelle : le déchiffrement de la folie dans les excès de la passion dont témoignent les écrits de fous se trouve ici méthodiquement confronté à son assimilation et son inversion ironique par quelques très grandes figures littéraires. Il en résulte plusieurs choses. La première est une sorte d'indécidabilité entre la folie et la normalité psychique, distincte du conflit classique entre " déraison " et " raison " (la déraison est une raison en miroir, pas seulement un miroir de la raison, ainsi que Foucault l'explique au sujet du Neveu de Rameau et de sa lecture par Hegel) : car le romantisme exploite le thème moral des " passions " pour soutenir que la folie n'en est que l'extension pathologique. La seconde est la transformation de l'attitude des aliénistes, qui vont basculer d'une position objectivant la littérature des aliénés à un usage de la littérature à des fins descriptives, mettant mieux en scène la folie ; à cet égard, un pivot est sans doute l'équivoque du traité de Moreau de Tours sur le haschich, invitation au rêve pour Baudelaire et en même temps prise de position organiciste très dure. La troisième (quand l'auteur parvient à se distancier d'une analyse foucaldienne du " regard " qui prouve une fois encore qu'on peut la transposer partout sans danger), c'est que l'aliénisme a joué un rôle capital dans la constitution anthropologique de la relation moderne au langage : la médecine mentale naissante a sollicité à l'extrême le fondement " naturel " de la rhétorique et de la poétique traditionnelles, invoquées dès Pinel comme des normes transcendantes du " bon usage " du discours, pour à la fin en ruiner la validité comme critères des infractions langagières de la folie, mais sans nul doute aussi, en liquider la fonction de " garde-fou " d'une littérature entraînée par le romantisme dans une surenchère de transgressions.

Comme ce n'est pas à proprement parler un ouvrage d'histoire des sciences, il serait malvenu de lui reprocher la redondance de ses exemples. Bien des morceaux cités, d'ailleurs fascinants, donnent une couleur borgésienne à l'exposé (Rigoli est imprégné de ces " effets de monde " fantastiques de la littérature hispano-américaine, dont il est un fin connaisseur). Les collections encyclopédiques d'écrits d'aliénés, tout comme leurs merveilleux simulacres chez Nodier, charmeront plus le lecteur que les pesantes monographies médicalisant les poètes des sinistres années 1890. Il reste que ce traitement des thèses de l'aliénisme laisse une étrange impression. Tout se passe comme si la psychiatrie n'était en rien devenue scientifique (ou du moins, descriptivement efficace), ou comme si l'on pouvait traiter à égalité Falret père et ses contemporains, et ne jamais buter sur le fait que le serrage métaphorique des particularités morbides de certaines conduites était en même temps l'accès à quelque chose de réel. Certes, ce réel n'est pas toujours l'objectivité que prétendent isoler les aliénistes. Mais il ancre leur réflexion (comme nos critiques) dans la référence singulière à un état de chose psychique qui ne se laisse dissoudre dans aucun relativisme. Il ne sert alors de rien de citer Freud in fine, si c'est pour perdre de vue le sérieux radical que son idée du langage décèle dans la littérature. Rigoli, faute de contrôler son analyse des théories des aliénistes à la lumière de leurs avancées cliniques, faute, en somme, d'évaluer leurs raisons (parce qu'il choisit d'en situer les moyens d'expression sur l'échiquier des représentations contemporaines), met parfois en péril la pertinence anthropologique du fait littéraire par-delà sa " littérarité " - alors qu'il voulait au contraire la dégager pour elle-même et la mettre en valeur. Paradoxalement, le reproche le plus vif à adresser à ce livre, c'est de ne pas exploiter les moyens formels de la stylistique pour dégager des invariants, des procédés d'écriture, des manières de saisir d'un " trait " une saillie subjective parlante, et de les confronter ainsi aux tics et aux travers d'une écriture clinique balbutiante, certes, mais qui s'est affinée tout au long du siècle. S'installer au niveau des " genres ", des " formes " voire du " ton " des auteurs confrontés à leurs malades (ou des malades dialoguant, tel Nerval, avec leur médecin), laisse échapper peut-être un peu de ce grain intime où une certaine complicité devenait opératoire.

Mais se plaindre serait bouder son plaisir, et il n'y a qu'un Rigoli tous les vingt ans.