Dictionnaire freudien, Claude Le Guen (dir.),
Paris, PUF, 2008.
Le dictionnaire encyclopédique, maladie sénile de
la psychanalyse française ?
C’est à tous les efforts
qu’il fait pour survivre qu’on juge la gravité de l’état du malade. Et mieux
ils sont intentionnés, plus ils sont pathétiques. Particulièrement quand ils ne
font que reconduire, avec un aveuglement sidérant, sourds aux évidences, les causes de la maladie avec les remèdes qu’on espère lui
apporter.
Voilà donc le n-ième dictionnaire de ce genre, « freudien » celui-là,
puisqu’il ne sera pas trop ambitieux, et ne prétendra pas à l’encyclopédisme
psychanalytique. Il faut dire que le public croule sous l’offre, depuis le
difficilement égalable Laplanche et Pontalis. Dans ma
bibliothèque personnelle, j’en compte déjà une bonne dizaine, sans parler des
lexiques plus spécialisés de la pensée d’Untel ou Untel, déjà traduits ou bien
promis à ce glorieux destin. A chaque fois, c’est la même histoire :
d’excellents connaisseurs, qui ont lu et relu des dix ou vingt fois le corpus,
se réunissent, pèsent l’urgence institutionnelle d’ajouter un lourd pavé de
papier à la barricade que les psychanalystes dressent contre les assauts de
l’indifférence ou de l’hostilité des temps, invoquent la nécessité épistémologique
de rectifier les insuffisances ou les inepties de la concurrence (lisez :
les autres groupes de psychanalystes, émargeant à une autre école),
s’émerveillent des trouvailles inouïes qui les ont comblés en redéfinissant
pour la dix ou vingtième fois le refoulement ou la bisexualité, calculent le
périmètre de leur marché (de plus en plus les seuls étudiants en psychologie
clinique, pauvres vaches à lait des sociétés de psychanalyse[1],
plus une petite poignée de collègues), et la presse professionnelle, ou du
moins celle qui vous est favorable, célèbre l’événement à parution.
Assez ! Car c’est
trop de consensus, trop de prêt-à-penser benoîtement
instillé, voire, plus sournoisement, trop de subtiles suggestions sur le
« minimum » qu’on s’attend « désormais » à trouver dans les
copies primées et autres mémoires qualifiants de fin d’études, trop de culte
des Anciens et des Héros, trop de stérile clarté et de mises au point
définitives, ou mieux, définitivement mortifères. La prudence des
auteurs à l’égard des « "idéologies" psychanalytiques qui
peuvent ici sous-tendre certaines prises de position » n’en est que plus
comique. Car on nous rassure : « nous n’en sommes pas indemnes, même
si nous avons appris à nous en défier. » Il n’y aura bientôt plus en
France que les psychanalystes à croire que la conscience peut
se libérer de ses illusions, pourvu qu’elle témoigne d’un assez haut degré de
réflexivité critique.
Mais comme les
aristotéliciens agonisants au 17ème siècle, les psychanalystes
pensent que si on les méprise, si on va voir tranquillement ailleurs quand il
s’agit de sexe ou de psychisme (vers les Gender
Studies ou les sciences cognitives), c’est parce
qu’on ne les a pas compris, c’est parce que le public égaré par des polémistes
de mauvaise foi ne dispose pas de l’outil qui lui permettrait enfin de voir de
quoi il s’agit, et combien il devrait se sentir concerné. Ah, ce merveilleux
« outil » qui nous manque ![2] Et
tout comme les aristotéliciens dépossédés de leur magistère produisaient
d’admirables lexiques et des sommes lumineuses, les psychanalystes,
insensiblement, cèdent sur la foi dans la rationalité de leur entreprise, et
glissent dans la rationalisation de leur foi.
Notez que notre Le Guen n’est pas mauvais en soi. Plutôt plus cohérent que ces
patchworks insensés où l’érudition des détails (saviez-vous que Robert Desoille, l’immortel inventeur de la technique du
« rêve éveillé » est né à Besançon ?[3])
excuse sans doute la totale contradiction entre contributions successives sur des
sujets voisins. Comme l’équipe chargée de la rédaction et de la coordination
s’est réduite à cinq personnes, cet inconvénient nous est épargné. Plutôt moins
haineux que d’autres, aussi, puisque pour une fois, la guerre des lacaniens et
des anti-lacaniens a été prudemment mise entre parenthèses, par ce moyen
admirable que les auteurs ne citent rigoureusement que Freud et une infime
quantité de ses élèves directs. Pédagogique, c’est aussi vrai : on a
l’impression de lire un cours de khâgne parfaitement structuré. Et de fait, la disposition
typographique des articles, enchaînant méthodiquement une définition, une
« mise en situation » historique, culturelle et linguistique de la
notion, puis un parcours exhaustif des références-clés dans Freud, se concluant
enfin sur les « questions et enjeux » (au cas où le lecteur n’aurait
pas tout à fait compris quelles questions ne se posent pas, et quels enjeux
sont précisément poussés sous le tapis), aboutit à lisser à un point tout
bonnement sidérant un corpus conceptuel dont l’interprétation a déchaîné les
passions pendant un bon siècle.
Ah, les passions ! Vous
vous souvenez ?
Mais c’est plaider dans le désert. Car ce Dictionnaire freudien,
si excellemment clos sur lui-même et sur l’accomplissement réussi de son projet
(« proposer des réponses accessibles aux questions que se pose
le lecteur »), est entièrement à l’abri de toute interrogation sur le
genre de fourvoiement absolu en quoi il consiste. Fugitivement, il se pose
la question de son adresse, sinon de la sorte de transfert qui guide
les efforts de ce genre. Car il s’arrête un moment sur le lecteur, « ce
personnage mythique qui ne nous a pas quittés, et que nous interrogions régulièrement »
[4]
(on se demande bien comment, s’il est « mythique »,
à moins que ce ne soit pure et simple hallucination, un doux rêve empreint
de nostalgie). Et pour clore le chapitre des souhaits, le plus touchant est
toujours le dernier : « Nous aimerions qu’après avoir lu quelques
réponses, qu’il s’en trouve satisfait ou non, il se pose de nouvelles questions,
non seulement celles qui peuvent renvoyer à d’autres concepts et donc à d’autres
entrées [le filet se referme: plus la proie gigote, plus elle se paralyse],
mais qu’il se questionne sur le questionnement de Freud lui-même, par lui-même. »
[5]
Je suggère donc de mettre aussitôt en chantier un nouveau
dictionnaire, fournissant des « réponses accessibles » aux questions
qui pourraient naître à la lecture assurément interrogative des « réponses
accessibles » du Dictionnaire freudien. Mais c’est moi qui rêve
et qui hallucine. Car ce dictionnaire existe certainement déjà. Ou mieux,
il a déjà été publié — devinez par qui, par la concurrence…
Nulle malignité dans ce
propos, de la consternation. Que tant de têtes chenues, d’esprits rassis se
soient réunis pendant « plus d’une quinzaine d’années »[6],
sans qu’à aucun moment ne les interpelle le sens symptomatique de cette dictionnarisation tous azimuts de Freud (et ailleurs de
Lacan, de Winnicott, de Bion, de Melanie, Klein, de qui sais-je encore ?),
que pas un ne se soit demandé si c’était bien là l’œuvre qu’on attend de psychanalystes,
si c’était ce à quoi les destinait leur pratique, leurs cures individuelles,
bref, si fournir, et par ordre alphabétique, des éclaircissements sur ce
que Freud a semé pour remuer les Enfers, c’est effarant. Et notez bien
le paradoxe : plus c’est réussi (et ce dictionnaire est réussi, les
étudiants en psychologie vont y trouver leur compte, beaucoup n’auront plus
besoin d’aller en cours écouter la même chose, leur professeur de freudisme,
dûment qualifié par l’université, ne pourra guère faire mieux), eh bien, plus
c’est grave.
Plus que jamais, on
attend que les psychanalystes inventent quelque chose de neuf, et dans la forme
et dans le ton, qu’ils arrêtent d’halluciner un destinataire
« mythique » de leur message, et que, tout au contraire, ils prouvent
que l’inventivité supposée à l’inconscient à longueur de colloques trouve le
chemin pour piquer quelque chose, et par surprise, s’il vous plaît, chez ceux
qui ne s’y attendent surtout pas, mais qui existent eux, fort réellement de
l’autre côté de la barricade. Avec le travail si juste, si complet, si mesuré,
si explicatif de C. Le Guen, on est loin du compte.
[1] Comme les étudiants ont horreur des livres, et qu’ils se gardent comme la
peste de se constituer une chose aussi encombrante qu’une bibliothèque
personnelle, si bas que soient les prix des éditeurs et si fournies soient
leurs collection de poche, ils ne semblent plus accessibles qu’au manuel
inusable, indémodable et donc vendu comme « définitif », avec des
caractères gras pour économiser jusqu’à la mine du crayon qui souligne, et des
fonds gris et des encadrés, qu’ils sachent sans équivoque où finit le texte et
où commence son interprétation. Qu’un livre de psychanalyse ne s’interroge pas
le moins du monde sur l’infantilisation intellectuelle à laquelle il collabore par
sa simple forme matérielle, voilà qui alarme.
[2] p.xix, une page pré-remplie pour l’anthologie de
l’humour involontaire, comme on va voir.
[3] A. de Mijolla (dir.), Dictionnaire
international de la psychanalyse, Hachette, Paris, 2002, I, p.462.
[4] p.xix
[5] aussi p.xix, mais plus bas, s’il est possible.