Amour et sexe

2ème séance (15 novembre)

 

 

Je vais faire ce soir une séance sur un point principal et sur un autre, plus accessoire.

Le point principal concerne l’amour chez Lacan, en tout cas jusque dans les années 1960, puisqu’il y a en définitive peu de travaux qui parcourent cette question-là. J’insisterai sur un point qui un point de friction dans la lecture qu’on fait habituellement de Lacan : l’amour est le principe du désordre dans l’ordre symbolique. La question est de savoir si l’amour, ça s’explique dans la logique de l’ordre symbolique de Lacan, ou au contraire si l’amour met en difficulté toute la logique structuraliste de Lacan dans ces années, non pas au sens où l’amour mettrait en échec quelque chose de cet ordre symbolique – encore qu’on puisse le comprendre de cette façon – mais au sens où c’est, pour ainsi dire, une des respirations du système. L’amour introduirait, dans ce dispositif extrêmement sophistiqué du sujet, du désir, de l’objet du désir, de l’Autre, une difficulté spéciale, un os, ou un trou. Et par beaucoup d’aspects, ce que Lacan dit sur l’amour dans les années 1960, prépare cette idée qu’il n’y aurait pas de rapport sexuel. Que l’amour reste un point de difficulté circonscrite par la construction même du structuralisme puissant de Lacan, ça a des conséquences sur la notion d’amour de transfert, puisque ça introduit la possibilité que l’amour de transfert, bien loin d’être la mise en forme structuraliste de ce qu’est le transfert, soit un élément de liberté, de désordre, quelque chose de non saturé par l’explication structuraliste.

Voilà qui nous renvoie à l’une des manières de comprendre la demande d’analyse, de la prendre comme une demande, qui ne s’est pas formulée d’elle-même, de retrouver la capacité d’aimer, puisque ce qu’il y a en général dans l’exposition du symptôme et de son paradoxe, c’est plutôt l’ambition non de retrouver la capacité d’aimer, mais celle de jouir. Jouissance qui prend le patient au piège du symptôme. C’est pourquoi la notion d’amour est un bon moyen de faire valoir que le système structural, conceptuel, de Lacan, a toujours servi à circonscrire un lieu de défaillance qui enveloppait dans son cœur la possibilité que l’amour de transfert soit lui-même autre que lui-même, ou qu’il se frappe lui-même de contingence, qu’il s’expose à quelque chose qui éventuellement aurait pu être autre. C’est une vision de l’amour chez Lacan et de la capacité qu’a l’analyse de l’amour de remettre en jeu ce qui est de l’ordre du déterminisme du désir, de l’aliénation du sujet à l’Autre, des pièges narcissiques, etc.

Ça a beaucoup divisé les gens, puisque certains de ses élèves sont allés plutôt du côté du déterminisme des névroses, du refoulement, tandis que d’autres sont allés chercher du côté de l’amour des déplacements étonnants et paradoxaux de la conception lacanienne, un Lacan pas lacanien du tout, ou pas lacanisable. Pointe là la question de savoir si l’ordre symbolique sert, directement ou indirectement, d’ordre moral, dans la mesure où l’on souhaite protéger dans tout ordre moral, justement, un certain type d’amour, de jouissance, etc., Alors qu’il se pourrait que la notion d’ordre symbolique chez Lacan ait précisément été construite pour cerner où il y a une défaillance radicale de cet ordre même, défaillance indiquée par la question de l’amour, et défaillance qui serait, voyez le paradoxe, une défaillance « de structure ».

Ce que je vais essayer de faire, c’est de vous faire entendre que tout ce que je dirai ce soir est un commentaire – je m’en suis aperçu après l’avoir écrit ! – d’une des très belle et très célèbre métamorphose d’Ovide, celle de Narcisse, qui est dans le livre III. On est à la fois au cœur des questions essentielles de la psychanalyse, et en même temps, s’il y a quelque chose qui nous borne dans notre effort de ressaisie, c’est la mise en place tout à fait originaire du motif non platonicien de l’amour chez Ovide, comme j’expliquais la dernière fois, motif qui est celui de l’amour sexuel, et de la relation impossible entre les amants dont la figure de Narcisse et d’Echo est exemplaire. On a l’impression, du moins est-ce ce que je veux vous faire toucher du doigt, de rebattre des cartes qui ont été il y a bien longtemps distribuées par la mythologie des Métamorphoses.

Je vais donc partir d’un point tout à fait opposé, aux antipodes de ce que j’ai dit d’Ovide la dernière fois, qui est l’extravagance du propos qu’on tient ici, puisque s’il y a une chose qui fait sourire tout en faisant passer un frisson d’effroi chez les gens qui s’approchent de la théorie psychanalytique un peu vivante, c’est l’idée qu’on puisse parler rationnellement, et même scientifiquement, d’amour. Là, il y a quelque chose qui ne va pas du tout, et les gens rigolent : c’est que l’amour, ça ne peut pas être un objet de science. Il y a bien sûr une sexologie et aussi toutes sortes de considérations esthétiques sur l’amour, mais l’idée qu’on pourrait porter un regard scientifique pour examiner le phénomène de ce qu’est l’amour, suscite quelque chose de très particulier qui fait qu’on est immédiatement rangé parmi les dingues. C’est clair, une des choses qui font que la psychanalyse est une chose absolument pas sérieuse, et même franchement folle, c’est qu’elle prétend parler scientifiquement de l’amour.

Ce point est important, parce que ce geste d’exclusion du discours scientifique, discours mobilisant le meilleur de la raison et la volonté de la démonstration rigoureuse, accompagne la naissance de la science classique. Comme Michel de Certeau l’avait montré en travaillant sur les mystiques, c’est au moment de l’acmé de la théologie mystique la plus sophistiquée, dans la première moitié du 17ème siècle, que naît la position cartésienne – mais aussi sur d’autres plans la position britannique, plus empiriste. Mais j’en reste aux thèmes scientifiques que retient Lacan, d’après Koyré notamment, et donc à ce fameux sujet de la certitude qui se met en place et dont on peut au moins partiellement admettre qu’il est au principe de la mutation dont va sortir la science moderne. C’est amusant de voir la superposition de ces deux choses, puisqu’il y a eu un certain nombre de gens au 17ème siècle qui ont partagé les deux visions : celle de la théologie mystique, et celle de la rationalité de la science moderne. Un des plus célèbres, c’est Leibniz, mais il y en a eu d’autres, par exemple chez les jésuites. C’est à ce moment-là aussi, explique Michel de Certeau, que le mot « mystique » devient péjoratif : est-ce un savoir suprême, ou quelque chose, au contraire, qui doit être dissous par une activité rationnelle ? L’amour, ici celui de Dieu (génitif objectif ou subjectif), peut-il être un objet de science ?

C’est une bonne manière, pour la psychanalyse, de marquer son hétérogénéité. Michel de Certeau, qui écoutait Lacan, ne manque pas de faire d’ailleurs le rapprochement avec la mystique et son contre-projet de raison « au-delà » de la raison (je pense à la fameuse parole de Pascal, enchâssée dans les papiers sur lesquels il a rédigé curieusement le « pari », sur l’amour qui a ses raisons que la raison ne connaît pas).

Ce problème de la raison à l’œuvre dans l’amour apparaît clairement au regard de ce que la philosophie morale actuelle peut dire de l’amour, lorsqu’elle est assimilée à une émotion comme les autres. Pas grand-chose, comme vous avez pu voir si vous avez lu le livre de Harry Frankfurt dont je vous ai parlé. C’est aussi ce qui fait qu’entre Kierkegaard et Freud, il n’y a quasiment à ma connaissance aucune réflexion proprement conceptuelle sur l’amour. Bref, amour et raison, plus encore raison scientifique, ne font pas bon ménage.

Ce qui rend la situation de Lacan particulière, c’est que pour des raisons complexes sur lesquelles je n’ai pas de lumières, Lacan est conscient du fait que l’amour ne peut devenir un objet de science – c’est son idée dans sa période structuraliste explicite – que sous certaines réserves. C’est d’une part que ce ne soit pas un idéal – l’amour fait suffisamment lui-même le travail de l’idéalisation pour que nous n’ayons pas à en rajouter là-dessus ! Ce qui fait que l’amour n’est pas un idéal – c’est un élément cardinal de l’analyse de Lacan – c’est que l’amour est toujours un effet. Il n’y a pas de « sujet de l’amour », il n’y a aucun moyen de causer activement l’amour : l’amour est toujours effet, voilà ce qui sert de point de départ. Il y a par contre un « sujet du désir » chez Lacan. Contrairement aux théories maximalistes qui se sont inspités de lui, Lacan rejette l’idée que le sujet soit un effet de la structure : il dit que le sujet pâtit de la structure. C’est fort différent. Mais le sujet est à la fois sujet au désir, et sujet du désir. Tandis qu’on peut dire que nous sommes sujets à l’amour, on ne peut dire que nous sommes sujets de l’amour.

C’est pour cette raison que nous faisons l’expérience radicale, dans l’amour, de ce que c’est que l’Autre. C’est l’Autre qui tire de part en part, du début à la fin, les ficelles. Non seulement nous ne sommes pas les sujets de l’amour, mais nous en sommes les victimes, ou les proies ! Voilà, je ne voulais pas arriver trop vite au mur qu’à mon avis Ovide offre à nos cogitations, et qui fait qu’on en revient sans cesse à lui, mais j’y suis déjà.

Bon.

La deuxième chose importante à marquer, c’est que Lacan, dans les années 60, est pessimiste : il considère que le discours capitaliste est ce qu’il y a de plus éloigné du discours de l’amour, qu’il réfère comme on le voit à l’amour courtois comme l’exemple archétypique de l’organisation d’une partie de la société (médiévale) autour de l’amour. Autrement dit, pour lui, dans le discours capitaliste, la vérité est une marchandise comme une autre, tout entre dans une circulation totale : parmi les objets qui circulent, il y a aussi la vérité.

Faut-il être d’accord avec lui ?

Je pense qu’il y a de bonnes raisons de penser que non.

Il y a dans les réflexions contemporaines gays et lesbiennes une exploration de l’amour extrêmement puissante, mais mon Dieu, comme ce sont des pervers, les analystes ne lisent pas des choses pareilles ! Mon idée, au contraire, est que sont pris en charge, dans ce discours gay et lesbien, des droits du sexe et de l’amour, qu’ils y sont défendus de façon tout à fait rigoureuse, notamment autour d’une articulation qui fait qu’on appelle ça un discours « pervers » assez facilement, qui est celui du phallique et de la transgression de la jouissance phallique. Le fait que ce droit à la sexualité y soit défendu au point qu’il aboutit à des revendications qui mettent en péril même l’identité sexuelle fait qu’il y a assurément un problème ! C’est bien évidemment dans le cadre d’un espace social qui n’est pas du tout anodin que les choses se passent ainsi. Mais je suis sensible au fait que les propos les plus profonds qu’on peut entendre sur l’amour viennent souvent, aujourd’hui, de la littérature gay et lesbienne. C’est aussi pourquoi, dans ce groupe de lacanien assez particulier qui évolue autour de Jean Allouch, qui défend des idées très différentes de l’ALI, il y a eu un intérêt pour cela, connexe avec l’idée que la conception de Lacan, dès le départ, entraîne une mise en cause de l’ordre structural, du déterminisme du désir et des névroses.

Je vais donc partir de la façon dont Lacan critique Freud sur l’amour, pour arriver à cette thèse étrange qu’il appelle la « subduction du symbolique » par l’amour, puis aboutir aux fameuses recettes de Lacan pour avoir l’amour – recettes inapplicables, recette sans agent pour les accomplir, mais dont vous mesurerez à votre expérience la pertinence ironique. Je dis « recette » parce que c’est encore le mot d’Ovide : les medicamina, qui sont chez Ovide les préparation thérapeutiques, les filtres pour se guérir de l’amour[1]. Et vous remarquerez que toutes les fois où on réussit à avoir l’amour, on ne l’a pas eu à la force de la volonté, parce qu’il n’y a pas de sujet de l’amour. Simplement, ce qui s’est passé, on s’aperçoit après-coup que c’est quelque chose qui ressemble aux « recettes » de Lacan, c’est comme si on les avait volontairement appliquées, alors qu’on est juste exposé à leur puissance.

*

Premier point.

Quel est le point d’opposition central de Lacan à Freud sur l’amour ?

Il est extrêmement simple mais me paraît extrêmement convaincant : c’est la récusation de l’opposition freudienne entre l’amour anaclitique et l’amour narcissique.

L’amour anaclitique est l’amour par étayage sur l’autre, et notamment sur cet Autre primordial qui est la mère ; l’amour narcissique est l’amour de soi, de soi-même ou de cet autre qu’on est à soi-même comme objet d’amour. Pourquoi cette critique se met-elle en place ? Pour des raisons dont il faut bien se rendre compte qu’elles sont probablement perdues, mais qui devaient être fort présentes dans la pratique quotidienne des analystes qui venaient écouter Lacan dans les années 1950. Le reproche grave qui est fait à l’application de cette distinction dans la conduite des cures, c’est que ça aboutit à faire de l’oblativité génitale un but de la cure : rendre le sujet enfin capable de quelque chose qui est non pas tout bêtement l’orgasme, mais en tout cas d’un don de soi à l’autre comme filé dans la séduction de l’autre qui se donne à vous. Ceci finit par donner une sorte de norme de complétude à l’achèvement dans les théories psychogénétiques de l’époque, de la construction progressive du psychisme une fois qu’on a enfin résolu le complexe d’Œdipe. Ce que dit Lacan à ce sujet est sévère : il dit que c’est se servir de l’analyse pour construire une position perverse, puisque c’est une position dans laquelle il y a positivation du phallus. Et ceci, même emballé dans le langage de la guérison des ennuis sexuels du patient, s’appelle du fétichisme. Il faudrait se représenter à quel type de cure on pouvait penser, mais je crois qu’il s’agit de certaines formes de dégénérescence comportementaliste de la psychanalyse américaine d’alors qui font de la psychanalyse le moyen d’atteindre enfin la jouissance sexuelle, et qui prennent les gens sur le registre de la frustration pour les en sortir et avoir enfin de quoi se satisfaire sexuellement, produisant ces espèces de petites canailles gonflées phalliquement dont le bonheur de vivre et la santé légèrement mâtinés de cynisme sont une figure assez typique du cinéma contemporain. On en voit également dans la littérature américaine un peu critique, où le type de demande adressée à la psychanalyse est de cet ordre, et suscite déjà des crispations chez les auteurs avertis.

Cette positivation du phallus qui est l’ancrage ultime de l’oblativité génitale comme telos de la cure analytique réussie – sans qu’on s’en prenne à Balint qui était un très grand analyste – oblige donc à interroger quelque chose de l’ordre de l’amour en sorte que la réponse à l’énigme de l’amour soit autre chose que positivation du phallus.

Cette positivation du phallus a bien sûr son contrepoint : c’est à la même époque que les analystes féministes, culturalistes, vont devenir sensibles au fait que la positivation du phallus implique un telle méconnaissance de la sexualité féminine et de la position féminine, qu’il y a au fond un recul légitime, psychanalytiquement légitime, à avoir devant les évidences souriantes apportées du côté du comblement de la frustration par un phallus positivé assumé comme tel.

Comment s’y prend Lacan pour soigner le mal à la racine ?

Le procédé qu’il utilise est un procédé que j’aime beaucoup, parce que c’est un procédé logico-linguistique. Il consiste à dire que tout cela n’existe que si vous psychologisez tellement le sentiment de l’amour – si vous le détachez de ce que peuvent dire les gens, des sentiments qu’ils éprouvent – que vous avez l’impression que vous avez ces deux types d’amour, anaclitique et narcissique. Lacan fait remarquer tout au long du Séminaire IV, que pour s’aimer, le sujet a besoin d’être aimé. Il est obligé d’aller chercher chez l’autre, pour être aimé de soi, la matrice de l’être-aimé. Au moment où l’amour narcissique se retourne vers lui-même, il rencontre par conséquent un temps de passivité dont le modèle ne peut lui venir que d’un appui qui lui vient du dehors dans l’amour qu’il se porte à lui-même comme « autre ». Et de la même manière, du côté anaclitique, l’être aimé n’est rien d’autre que quelque chose qui pour apporter cet appui, doit être aussi aimé. Du coup, lorsqu’on se donne à l’autre, lorsqu’on se donne à l’autre de la façon la plus projective et narcissique qui soit, on se donne à l’autre pour renforcer chez l’autre ce qui en lui peut servir d’appui au sentiment qu’a le sujet qui se donne d’être aimé. L’analyse de Lacan consiste fondamentalement à dialectiser l’actif et le passif de l’amour en montrant qu’il est aussi absurde de séparer l’anaclitique du narcissique que de croire qu’il puisse y avoir un verbe – c’est vraiment une analyse du verbe « aimer » —, et non pas du sujet ou des compléments de sujet jouant les uns par rapport aux autres. Mais il est absolument impossible d’avoir la grammaire du verbe « aimer » par morceau, comme s’il s’agissait de réalités psychiques séparées. En réalité, la dialectique interne de la chose fait qu’il n’y a rien de plus anaclitique que le narcissique, et rien de plus narcissique que l’anaclitique. Si s’aimer, c’est être l’aimé de soi-même, si être aimé de soi-même c’est être aimé de soi pour soi, on s’aperçoit qu’être aimé c’est être aimé du point de vue d’un regard idéalisant qui se trouve quelque part dans l’autre, regard que l’on soutient par une projection narcissique.

Cette grammaire du passif et de l’actif va s’incarner progressivement dans l’écriture de Lacan, et notamment dans le graphe, dans l’articulation fondamentalement relationnelle de (i) et (I), du moi idéal et de l’idéal du moi. On bascule donc constamment d’un point à l’autre.

Ce qui pose difficulté, une fois qu’on a éliminé les solutions psychologisantes, c’est de tenir compte du fait que néanmoins, c’est toujours par la référence à la mère que l’amour vient à capoter. C’est toujours parce que l’amour pour et de la mère entre en concurrence chez l’homme avec l’amour pour la femme, ou parce que justement dans l’Œdipe féminin le rapport à la mère et l’amour qui a pu manquer devient le rappel d’un impossible et échappe à la métaphore de l’amour dans la relation avec un homme, que le personnage de la mère joue encore un rôle tout à fait essentiel. La question de l’amour « de » la mère doit donc subsister, même si on renonce à la spécialisation anaclitique. Mais ce que Lacan veut barrer comme solution, c’est l’idée que la capture narcissique essentielle, c’est-à-dire être le phallus qui manque à l’Autre, que cette dialectique se fige, et que la seule issue qui reste, soit au fond d’assumer ce rapport duel en donnant à l’analyse maternalisée une issue qui serait de type fétichiste, consistant à assumer explicitement la phallicisation. Avec une sorte de déguisement cosmétique : c’est un phallus imaginaire qui est du côté des femmes, et un phallus sans maquillage du côté des hommes.

Comment redialectiser ce dualisme contre son issue perverse ? Je crois que s’il y avait à désigner ici pour nous une conception qui se présente comme une conception théorique différente de la psychanalyse, mais qui sur un plan moral et presque métaphysique est radicalement incompatible avec elle, c’est la sexologie. Parce que c’est la sexologie qui prend en charge la petite crapule libérée de ces inhibitions, et qui désormais s’en occupe, voire la fait proliférer. Le point de friction radicale est là, dans ce traitement de la demande de jouissance qui va être entendue et qui n’est pas facile à entendre, car si on fait entendre sans précautions, sans tact, que la demande de jouissance, demande dont part toute cure, pourrait être sans le savoir encore l’aveu d’une difficulté toute autre, d’une difficulté à reconquérir une capacité à aimer, on peut perdre ses patients très vite, et avant même qu’ils aient eu idée de ce que l’analyse peut être. C’est-à-dire qu’on peut se voir opposer une fin de non-recevoir, qui est particulièrement armée du fait qu’il y a désormais tout un discours sexologique qui s’offre à cette mission consolante d’entendre la demande de jouissance au pied de la lettre. C’est là qu’on voit qu’on ne mange pas du même pain : lorsque nous dialectisons ce rapport au manque, lorsque nous le rapportons à quelque chose comme Φ, ce n’est pas simplement qu’on dépositive, c’est qu’on dénaturalise l’objet du désir. Et on le rapporte, il faut bien le dire, à des questionnements qui mobilisent de la morale, de la littérature, un certain statut de la subjectivité tout à fait différent de celui qui est rapporté à la satisfaction d’une demande de jouissance.

Là-dessus, deux remarques importantes.

Ce que veut faire Lacan, notamment dans le Séminaire IV où ces choses-là sont dépliées autour de la relation d’objet et de ce qui distingue l’objet transitionnel et le fétiche, c’est d’indiquer me semble-t-il le point de crise entre le symbole et l’imaginaire. Puisque ce que l’amour nous présente et qui fait crise, c’est qu’on a à la fois dans l’amour l’élection imaginaire d’un objet, et la reprise sanctionnante de ce même objet dans le symbolique. Il n’y a, malheureusement, entre ces deux choses, nulle synthèse, nulle harmonie préétablie. Je vais vous donner des repères très généraux touchant ce que Lacan vise. Il vise tout simplement un fait social « moderne » qui est l’incompatibilité bien connue de l’amour et du mariage. Désormais, chez nous, et pour les gens de votre âge, ce fait est masqué par un autre, qui est le fait que l’allongement de la durée de la vie et des facteurs démographiques largement impersonnels font que nous avons en moyenne plusieurs longues liaisons dans une vie, ce qui n’était pas le cas des gens de l’Antiquité, ou même du 19ème siècle. Mais je ne suis pas sûr qu’on doive réduire à ces effets impersonnels, même s’ils nous consolent, la façon dont les cartes sont distribuées à chacun d’entre nous, en sorte que l’amour et le mariage – même si ça se réduit à s’installer avec quelqu’un – produisent une perte de l’intensité érotique qui est compensée par le fait que du coup, la jouissance sexuelle devenant légitime, on perd en intensité, mais on se rattrape en perdant également en culpabilité ! Car Lacan fait remarquer que ce n’est pas un fait social. Ce n’est pas un fait de sociologie historique. C’est un fait subjectif. Quelque chose là intéresse l’analyste en tant qu’analyste. Tout cela parce que Lacan était un lecteur de Hegel, qui s’étonnait devant l’idée farfelue du mariage romantique qui implique cette horreur insensée qui est le libre consentement des futurs époux ! Chose invraisemblable qu’on n’avait jamais vu de toutes les époques civilisées, et qui lui paraît être le témoignage de la barbarie du monde moderne ! Il a des mots extrêmement durs là-dessus dans Les principes fondamentaux de la philosophie du droit, quand il fait remarquer que la libre élection de l’objet d’amour est justement le point de pivot du moi romantique. Si quelqu’un comme Hegel est capable de dire une chose pareille, ce n’est probablement pas totalement idiot. Il y a la perception ici du fait que le moi comme fiction vient jouer un rôle qu’il n’a jamais eu dans l’organisation du lien social humain, et qu’il vient revendiquer son droit nouveau au point d’articulation cruciale de la société, là où elle se reproduit dans les corps. Hegel est celui qui a vu la révolution française, qui a vu les révolutions libérales de l’Angleterre, qui a vu la naissance de l’individualisme, qui a vu la naissance de cette science de l’individualisme qui est l’économie politique, et qui est donc parfaitement conscient qu’il a sous les yeux quelque chose d’inouï, et dont il faut donner une théorie et un concept. Mais on ne peut le faire sans avoir égard aux exigences intrinsèques du lien social qui produit le moi et l’individu. Or comment, se demande Hegel, ce qui se donne de façon aussi imaginaire, aussi projective, pourra-t-il faire lien éthique, moral ?

Je vous en donnerai une autre illustration plus proche des soucis des années 1960 autour des élèves de Lévi-Strauss, notamment de Françoise Héritier, sur les systèmes de parenté. Les systèmes de parenté semi-complexes ne contiennent pas simplement des prescriptions positives, mais des prescriptions négatives, c’est-à-dire de simples interdits de mariage. Dès qu’on a disposé d’ordinateurs, on s’est aperçu de choses extraordinaires : en laissant les gens relativement « libres » de leurs choix, la dynamique structurale du mariage produit des cycles qui aboutissent à produire à long terme les mêmes effets d’équilibration dans les échanges intergroupes que si on avait donné des prescriptions positives. Avec une question qui se pose du coup pour les systèmes complexes comme le nôtre qui ne prescrit rien mais qui se contente d’interdire, consistant à savoir comment éviter l’inceste, pour obtenir une redistribution des femmes qui permettent cependant à la société de perdurer.

Ça a beaucoup fait réfléchir Lacan, parce que la question de savoir si la structure peut réellement sous-déterminer et à long terme déterminer les choix, fait qu’au fond en laissant les gens libres, ils se contentent de dérouler « à leur insu » une combinatoire abstraite que les ordinateurs peuvent capter, et voilà qu’ils font librement ce qu’au fond on attend d’eux, c’est-à-dire des recompositions cycliques des mariages, évitant la consanguinité.

C’est intéressant, parce que la question de savoir si l’on est libre quand on choisit son objet d’amour, ou si on choisit son objet d’amour sous le poids d’un certain type de sous-déterminations structurales cachées, était une question qui se posait aux anthropologues, notamment confrontés à ces systèmes semi-complexes. Et déjà dans la version de 1948 des Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss, se pose la question de savoir si ce n’est pas également le cas dans les systèmes complexes, bien qu’on ne puisse pas le voir, faute de moyens de calcul. Car si c’est une structure informationnelle qui régit en dernière analyse la parenté, n’est-ce pas comme une sorte de loi de la nature ? C’est un des points où l’on voit très bien comment on peut se fabriquer un Lacan hyperdéterministe. L’anthropologie démontrerait que c’est la structure qui décide in fine : vous choisissez librement vos objets d’amour, mais à la fin, c’est la structure qui gagne et le symbolique qui a le dessus sur l’imaginaire, qui n’aura été qu’une parenthèse dans une parenthèse. Ou bien, est-ce qu’on maintient que l’amour, pas seulement au niveau de l’illusion subjective, l’illusion du moi, mais en tant qu’amour, perturbe réellement l’ordre symbolique, voire permet des réaménagements, des déplacements, allez, des « métamorphoses » de (dans ?) cet ordre symbolique ?

La deuxième difficulté à laquelle Lacan se confronte, me semble-t-il, dans les séminaires IV, V, VII, VIII, c’est l’importance de maintenir quand même l’étai requis par le désir. C’est donc de changer le statut de l’Anlehnung, de l’étayage, en sorte qu’il ne soit pas entièrement dissout dans la dialectique de l’aimer à l’actif et au passif que je vous ai juste montré.

Le désir, comme il le définit alors dans un lexique néo-hégélien, a en effet une puissance de négativité fondamentale. Il repose sur la néantisation, sous le coup du signifiant, de l’objet. Si ce désir est un désir sexuel, comment lui garder son épaisseur et sa texture, sa qualité proprement psychique ? Autrement dit, comment faire en sorte que le désir n’arrive pas à ses fins dans l’anéantissement de l’objet dans la jouissance ? Comment faire en sorte que le désir sexuel ne soit pas purement amené à une sorte de court-circuit et d’écrasement, bref, de néantisation effective de son objet ? Là, on rejoint des eaux plus connues : comment peut se maintenir l’équilibre, qui est un équilibre douloureux et déséquilibrant pour chacune des deux parties, entre la tendresse et l’excitation pulsionnelle ? Ce que j’appelais dans la séance précédente le « chiasme » du trouble, le voilà ; c’est ce qui fait que l’amour trouble le désir – en empêchant la virulence du désir, ce qui va jusqu’aux inhibitions que vous savez – et que le désir trouble l’amour – en l’empêchant de se perdre dans cette espèce de fusion narcissique particulière où la relation se fige dans une capture en miroir. Sans qu’il y ait là la moindre pathologie, nous sommes enfin pris dans cette espèce d’oscillation entre les exigences de la tendresse et celles de l’excitation pulsionnelle. Dans l’excitation pulsionnelle, ce qui apparaît assez rapidement comme problématique, c’est évidemment la dimension d’agression, c’est-à-dire le fait que la satisfaction sexuelle, notamment masculine, implique une certaine part d’agression. Il y a un travail de la culture, ce que Freud appelle le Kulturarbeit, je crois dans la 31ème des Nouvelles leçons : un homme n’est pas heureux sexuellement, ose dire Freud, tant qu’il ne s’est pas profondément et sans trembler familiarisé avec la représentation de l’inceste avec sa mère ou sa sœur. C’est cette capacité à penser ce type de mal qui est la condition sine qua non de la satisfaction sexuelle, et elle ne nous vient qu’avec la culture (soit dit en passant, quand la culture est capable d’intégrer quelque chose d’aussi troublant que la cure freudienne).

Je passe à l’avant-dernière dimension mise en évidence par Lacan, qui est un critère de l’anaclitique et du narcissique, quand il la rapporte au passif et à l’actif. Parce que, rappelle Lacan, le passif et l’actif ne porte pas sur des sujets, mais sur des verbes. C’est un point qu’on oublie souvent, mais la question d’aimer et être aimé, c’est : comment c’est mis au passif et à l’actif ? Et c’est le fait de savoir si c’est le passif et l’actif qui déterminent ensuite qui est le sujet et qui est le complément d’objet, ou qui est le « complément de sujet », comme dit Descombes, et qui est le complément d’objet. Les actants sont déterminés par les positions. Mais si c’est bien le verbe qui est à l’actif ou au passif, c’est une façon de dire que nous sommes absolument entre les mains de l’autre. Dans l’amour, c’est le point fondamental, martèle Lacan, il n’y a pas de sujet de l’amour parce que nous sommes absolument dans les mains de l’Autre, et si on ne passe pas par ses mains, eh bien on arrive difficilement à son lit. L’idée qu’il n’y a pas de sujet de l’amour, mais uniquement des victimes, des proies, c’est que l’amour est par excellence « le dieu ». C’est là où l’Autre réel met chacun à sa place, d’amant ou d’aimé. Et c’est une place par rapport à laquelle il n’y a absolument rien à faire : vous ne pouvez pas empêcher l’autre de vous aimer, pas plus que vous ne pouvez vous empêcher de l’aimer. Et ce n’est en plus même pas vous qui décidez, c’est le dieu ! Voyez la figure d’Eros perçant de ses flèches même le cœur des dieux, même le cœur d’Apollon, même celui de sa mère, Vénus, dans l’histoire d’Adonis, pour se venger, par exemple, d’une moquerie sur son petit arc. Vous savez qu’Eros a deux flèches, une flèche à pointe d’or et une flèche à pointe de plomb, et que la pire des choses que puisse faire Eros, c’est d’envoyer une flèche de plomb dans le cœur de l’objet aimé du dieu, et une flèche d’or dans le cœur du dieu. Car ainsi, il rend absolument insupportable à l’objet aimé d’être aimée par le dieu. Et le dieu n’y peut rien ! Il ne peut que courir après celle qui le fuit, et celle qui le fuit, voyez Ovide, voyez Daphné, qui est de sa création propre, n’a plus qu’à se métamorphoser.

Allez savoir si se métamorphoser est actif ou passif… C’est par excellence au moyen.

Donc, il n’y a pas de sujet qui puisse activer ou passiver l’amour. Le verbe aimer commande les positions de ses compléments de sujet et d’objet.

Ce qu’on y gagne, c’est que comme il n’y a pas de sujet de l’amour, le fait d’avoir une réponse favorable de notre objet implique une levée totale de la culpabilité. S’il n’y a pas de sujet, et si l’autre dit oui, c’est tout bon ! C’est tout bon en un sens extrêmement fort. C’est même l’une des très rares expériences dans l’existence, où c’est tout bon ! C’est ça que Lacan veut pointer : ce qu’on perd du côté du désir amoureux où il y avait un sujet qui désirait – quand bien même ne serait-il pas – on le regagne du fait qu’il y a un effet de levée de la culpabilité. Et cet effet de levée de la culpabilité nous met, sans que nous nous en rendions compte, les chaînes aux pieds, et l’on se retrouve marié(e) avant même d’y avoir pensé ! A partir du moment où la culpabilité est abolie, où c’est tout bon, le sujet de son désir ne s’aperçoit pas qu’il a basculé dans la position du sujet à la loi du désir, et qu’il est tout simplement en train de glisser voluptueusement dans la position du futur mari, je veux dire du futur mari cocu !

C’est l’essence de la comédie latine. Et si vous lisez par exemple Marivaux avec ce regard, vous voyez qu’il y a toujours un bossu ou un serviteur quelconque qui arrive sur la scène, et qui fait remarquer qu’ils sont heureux, les amants, et d’ailleurs, qu’elle va être enceinte ! Au suivant ! C’est ce qui fait de Marivaux un héritier extrêmement précieux de la comédie latine : c’est d’apercevoir que nous sommes tous dupes ! C’est comme ça que les institutions trouvent à se reproduire, et nous à nous reproduire dans les institutions avec le moins de souffrance possible.

Il n’y a que Kierkegaard qui fasse ces observations-là. Lisez les extraordinaires textes de Kierkegaard pour persuader quelqu’un de se marier, et pour inviter plein de gens à son mariage, y compris, rendez-vous compte, sa propre famille, oui, les fâcheux par excellence. C’est d’une finesse inégalée pour faire sentir que personne n’est dupe d’être dupé, et que celui qui n’est pas dupe est encore plus dupe qu’il ne croit, car il n’a finalement rien : ni l’amour, ni le mariage. Avant même la formulation du concept de castration, dont c’est à mon avis la meilleure introduction, on n’a rien de mieux. C’est extrêmement subtil, sur le plan de la culture, puisque c’est à des romantiques, à des gens qui veulent « se choisir » l’un l’autre, que s’adresse Kierkegaard, autrement dit à ceux que vitupère Hegel. Je crois donc que si vous avez le malheur d’être assez cultivé et sensible, et qu’on vous offre du Kierkegaard, vous finirez par vous marier… j’ose à peine utiliser cette expression si riche, à l’insu de votre plein gré.

Comment l’Autre – point plus métaphysique –, demande ensuite Lacan, va-t-il être imprégné du reflet du corps de celui ou celle qui l’aime ?

Car il y a bien cette thèse qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui demeure un des piliers de la psychanalyse, c’est que je n’aime que mon corps. A la fois tout dément dans notre expérience de la sexualité que nous n’aimons que notre corps, mais quand on a un temps de recul, le fait de sentir qu’on sent l’autre, ou qu’on sent ce que sent l’autre, ou qu’on se fait sentir ce que sent l’autre dans la jouissance corporelle nous arrête un moment : cette illusion, d’une puissance inouïe, nous arrête, que nous communiquons quelque chose de notre vécu, en sorte que ce serait le corps de l’autre qui vivrait quelque chose grâce à notre vécu. Il n’est tout simplement pas possible d’embrasser quelqu’un sur la bouche, sans avoir cet effet sidérant, de penser du transvasement, que quelque chose de l’image du corps va se projeter sur l’autre en sorte que l’autre va s’évanouir comme n’étant littéralement que le prolongement de mon propre corps. Je ne sais plus quel saint avait ce mot devant deux amants surpris en train de s’embrasser : « ils se versent leur âme l’un dans l’autre ».

Mais par quel trou l’autre se laisse-t-il infuser l’image et la plénitude intérieure de mon propre narcissisme ? Ce trou, pour Lacan, n’existe que par l’opération du symbolique. C’est-à-dire que ce n’est pas simplement qu’il y a un trou dans l’image qui se présente devant moi, c’est que l’autre lui-même n’est au fond que quelque chose qui masque le trou beaucoup plus vide, immense et envahissant, sur le fond duquel il se détache. L’expérience de la projection du narcissisme vise quelque chose qui est au-delà de l’Autre. Le lieu de l’image, ici,  s’institue de traverser la surface réelle du corps de l’autre. Ce qui est projeté, c’est comme dans un miroir où l’image n’apparaît pas sur le miroir, mais de l’autre côté, dans l’espace imaginaire qui se trouve de l’autre côté de la surface. Ce que nous avons le plus de difficulté à penser, dit Lacan, c’est évidemment l’image de Narcisse se regardant dans un miroir de la surface des eaux, et se voyant s’approcher de lui-même, de ce point en retrait, de l’autre côté, dans l’espace fictif qui est de l’autre côté, d’où émerge l’œil (le reflet de l’œil) d’où je me vois aimable. C’est quelque chose que Lacan met en place en soulignant que le propre des demandes humaines, c’est qu’au-delà de toute demande, il y a demande d’amour. La façon dont s’apprivoise le rapport du petit autre au grand Autre, c’est que nous ne supportons le rapport que nous avons à autrui qu’en posant autrui sur le fond de ce vide de l’Autre, vide qui est aménagé imaginairement, en sorte que de ce vide, par projection, je puisse regarder I(A), l’idéal du moi, me regarder i(a), moi idéal, et dans ce regard, m’approuver.

Et c’est là qu’évidemment l’aimable par exemple, c’est le père symbolique – puisqu’il n’existe pas, puisque le père, pas de danger, c’est rien qu’un symbole, comme les pauvres pères s’en aperçoivent, une fois qu’on leur a signifié que eux, en tant qu’être de chair et de sang, leurs enfants n’en ont strictement rien à battre, mais que ce qu’ils symbolisaient, en revanche, c’était vraiment adorable. L’aimable-type, c’est ainsi d’être supposé regardé d’au-delà de la vie, d’au-delà sa propre naissance, par ce père symbolique, qui est un fort joli nom posé sur un vide angoissant.

Ça, c’est la version la plus retenue de la théorie de l’amour chez Lacan, c’est celle où tout tombe juste, avec en plus ce relent de religion toute proprette rendue compatible avec, en somme, un athéisme à la Bataille.

Ce qui est moins agréable, c’est que si les choses se passent vraiment ainsi, c’est que l’amour c’est très grave.

C’est là que Lacan utilise l’expression de « subduction » du symbolique par l’amour. La subduction, c’est un terme de tectonique des plaques, théorie exactement contemporaine de toutes ces remarques de Lacan, et qui devait sonner fort chic à l’époque. C’est lorsqu’une plaque ancienne, au cours de la dérive des continents, s’enfonce sous une plaque nouvelle qui la recouvre. Je pense que c’est d’ailleurs une figure du recouvrement extrêmement importante pour les futurs nœuds borroméens, à cause de l’ordre dans lequel les anneaux se superposent. En tout cas, dans les années que j’évoque à gros traits, la subduction est un principe de renouvellement. C’est-à-dire que le symbolique ne résiste pas à ce qui le traverse, et il est court-circuité par l’opération fondamentale de fusion de l’image du corps projeté et du corps réel d’autrui.

D’une certaine manière, si vous voulez vous contenter de faire de Lacan qui met de l’ordre dans des considérations psychanalytiques ou morales classiques, ça vous montre ce que c’est que le coup de foudre, qui est l’un des points où nous approchons le plus, sans l’être, de ce que c’est qu’une psychose. C’est l’un des effets imaginaires ultimes de ce que c’est que la psychose : si le coup de foudre dure un peu longtemps, ça aboutit à un point de coïncidence de i et de I, c’est-à-dire à ce que Schreber appelle « le meurtre d’âme », c’est-à-dire encore un sacrifice radical de l’intimité du sujet à l’Autre. Le meurtre d’âme est extrêmement sensible chez n’importe quel persécuté paranoïaque, et la proximité qu’il y a toujours dans l’érotomanie paranoïaque en témoigne, avec le basculement de l’aimé dans la position du persécuté. D’abord je me sacrifie à l’Autre, et ensuite il me tue.

Ça introduit la possibilité qu’il y ait du nouveau dans le symbolique, que l’amour crée du nouveau dans l’ordre symbolique. L’Autre cesse dans l’amour d’être cette espèce de norme que nous rencontrons, ou qui du moins nous régit, pour manifester de façon beaucoup plus angoissante qu’il ne s’oppose à rien. C’est un ordre qui est là, il est ce qu’il est, et il ne s’oppose absolument à rien, il n’a pas de résistance propre. Et pourtant, il est vraiment là, c’est ce dans quoi nous sommes pris.

La question des modalités de l’amour inquiète donc les psychanalystes aujourd’hui : il est tout à fait possible que s’il y a des modalités de l’amour véritablement nouvelles, et peut-être autour de ces histoires gays et lesbiennes, le grand Autre ne va pas leur dire non. Les modalités dans lesquelles le corps, l’imaginaire et le symbolique se nouent, rien ne vous empêche de les nouer autrement. Et là, tout d’un coup, c’est ce que Lacan, avec un sentiment de vertige très clair, arrive à penser : la contingence même du symbolique. Evidemment, le contingent ne se définit qu’à l’intérieur du symbolique, mais néanmoins, il peut le frapper, dans son entier, de contingence — dans son entier, autrement dit, dans ce qu’on imaginait de lui comme Tout, comme Ordre, comme Maison de l’Etre, que sais-je ? et sans doute aussi parce qu’on y abrite cette petite lanterne réconfortante qui est le regard bienveillant d’un Père.

Tout cela peut n’être pas tout, pas tout du tout.

*

Je vais maintenant passer aux recettes de Lacan pour avoir de l’amour.

Il y en a plusieurs versions. Il y en a plusieurs dans le séminaire XII, qui procèdent d’une formule très célèbre : « Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Ça se décompose de la manière suivante : « aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas ». C’est une expérience très simple. C’est qu’il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que donner à l’autre ce qu’on n’a soi-même reçu de personne. Il est très difficile d’aimer ses enfants si on se contente de leur donner ce qu’on a reçu. Ce qu’on veut bien évidemment faire pour les enfants, c’est leur donner ce qu’on n’a pas reçu de ses propres parents. Ce qui est un phénomène beaucoup plus troublant, c’est lorsque, faisant cela, vous vous rangez à l’opération même de la structure, dans ce qu’elle a de plus déterminant. C’est même une bonne manière de comprendre pourquoi la structure prime sur le sujet et sur tout ce qu’il peut s’imaginer faire de lui-même. Parce que, c’est quoi ce qu’on n’a pas ? C’est Φ ! L’objet qu’on « n’a pas », et non pas simplement qu’on « n’a pas reçu », c’est le point de vide qui est marqué dans la castration. En faisant ça, vous opérez chez l’enfant sa prise dans ce rapport à cet objet qu’il n’y a pas, qui va le subjectiver en relation à cette figure de Φ.

Plotin est le premier à employer cette figure : « Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas ». Mais c’est modulé chez Lacan par : « … à quelqu’un qui n’en veut pas ! ».

Il y tient beaucoup, parce que chez Lacan, d’une façon que je ne comprends pas très bien, d’ailleurs, l’amour est un sentiment comique. Dans les années 1950, c’est comique, surtout en rapport avec Amphitryon, le personnage de la comédie de Plaute que Lacan commente avec soin. Après, il semble qu’avec Claudel, ça devient beaucoup moins drôle, mais bien sûr, ce sont les années 1960. Au départ, lorsqu’il dit que l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas, c’est donc pour mettre l’accent sur la dimension du comique. Beaucoup aimeraient cependant se passer de la dimension du comique, pour revenir à Plotin, qui est plus grave, sinon plus sérieux.

Pourquoi Plotin ?

Chez Plotin, c’est une des définitions fondamentales de ce que fait le Bien. Le Bien est au-delà de l’Etre, et l’émanatisme plotinien est précisément ce principe du Bien « au-delà de l’Etre », epekeina tès ousias, qui vient de la République de Platon[2]. Le Bien donne l’Etre. Et il le donne sur un mode qui est justement l’amour, comme production radicale de l’être, don de l’être, à partir d’un principe qui ne l’a pas, mieux, qui ne l’est pas, qui est au-delà de lui, et qui pour cette raison même, peut le donner, lui donner-à-être à partir de plus haut et donc de meilleur que lui. Et c’est précisément parce qu’il ne l’a pas, que ce don d’être, à partir du premier principe, du Un, est pensé chez Plotin comme le principe même de l’amour. Ça, c’est l’amour diffusif, ou émanatif, chez Plotin, l’amour de (à partir de) l’Un-Bien. Il donne-à-être, et, mesurez combien on explore là en fait la grammaire logique du « bien » et de l’« être », il donne-à-être, parce qu’est-ce qui peut être meilleur que l’être, en meilleur position donc de le faire advenir « pour le bien-même de l’être », si j’ose dire, que le Bien absolu, le Bien en soi ? Tous les êtres intelligibles, sensibles, etc., selon une hiérarchie qui se dégrade à mesure qu’elle s’éloigne de l’Un-Bien, reviennent ensuite par un mouvement conversif, qui est un second mouvement d’amour, d’amour pour le meilleur, jusqu’à ce meilleur suprême qui est au-delà de ce qui est, qui est le Bien en soi. Ils ne reviennent qu’à ce dont ils ont émané. Dans un livre assez récent d’Agnès Pigler[3], tout cela est très bien détaillé, d’ennéade en ennéade.

Est-ce alors que chez, Lacan, on séculariserait ce motif plotinien ? C’est un peu plus complexe.

Le problème, dans l’amour, le phénomène qu’on cherche à capter, ici, ce n’est pas tellement ce qu’on va s’inventer soi-même pour l’autre – car s’inventer pour l’autre, ça reste une fiction séductrice pour séduire l’autre. Ce que l’amour nous donne à vivre et à expérimenter, c’est qu’on s’invente à l’autre, c’est-à-dire que ce qui nous saisit dans l’amour, nous ravit et nous plait, c’est justement cette dimension de renouvellement réel dont on ne sait pas d’où ça vient, mais qui est extraordinaire comme ça nous change, comme ça nous métamorphose. On ne sait pas d’où ça vient, mais ce qui est absolument certain, c’est que nous sommes causés autrement dans notre être, il nous est donné d’être « autre » dans l’amour, c’est substantiel, ce n’est pas modal, ce n’est pas être « autrement ». Et c’est cette expérience de jaillissement d’un être nouveau qui nous ferait sentir en quoi, dans l’amour, on donne ce qu’on n’a pas.

Le problème, donc, c’est que ce n’est pas une sécularisation, mais plutôt une inversion des termes de Plotin. Parce que ce n’est pas l’Un qui donne l’être, mais c’est l’Autre. C’est l’Autre réel qui cause ce renouvellement de l’être. C’est un Autre réel qui est interpellé comme présence, et comme être, et à qui on se donne, à qui on s’éprouve à donner, avec, en outre, l’idée extrêmement curieuse que ce n’est pas simplement « avoir un autre à soi »,  que l’aimer, mais que quand nous sommes adonnés à l’Autre, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que nous complétons cet Autre, et que, à l’horizon, cet Autre devient par là Un.

Cet Autre qui jusqu’ici était pensé chez Lacan comme le point de vue d’où je me voyais aimable, est ici bien plus que cela : c’est que je fais être ce point de vue d’où je me vois aimable. Et je le fais même tellement être, que l’élément de ravissement interne à l’amour, la « surprise d’être », advient. C’est extraordinaire : « Comment quelqu’un comme toi peut-il exister ? » Ou mieux encore, pour vous faire entendre l’usage que Lacan aime faire de certains imparfaits aspectuels en français : « Pour un peu, je passais à côté de toi ! » Il n’y a pas d’amour sans cette espèce de stupéfaction que l’Autre nous fasse cette surprise d’exister. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre des fabrications optiques, avec un œil en I dans un schéma topologique comme le schéma de Bouasse. Non, ça s’énonce et se vit.

Tout cela n’a donc de sens que si c’est rapporté à l’analyse poétique du saisissement. A la différence de ce qu’un schéma suggère, ce dont je parle, il faut l’avoir vécu. Mais pas parce que le vécu commande la théorie, ou je ne sais quoi de ce genre. Parce que « vivre », « être », c’est être pris dans ces coordonnées, y être pris de tout son être, c’est le cas de le dire. La formule de Lacan fait écho à celle de Plotin, mais en en inversant la valence platinicienne.

A nouveau, je crois que tout cela n’existe que si, sans le savoir, vous avez lu Ovide. C’est extraordinairement convaincant, mais ça, et voilà pour quoi l’écho me vient, c’est la métamorphose de Narcisse, dont vous savez qu’Ovide a pour la première fois dans toute la mythologie lié le destin à celui de la nymphe Echo. C’est parce que nous sommes tout simplement inscrit, anthropologiquement, dans un certain type de coordonnées, que tout d’un coup, tout cela nous paraît si propre. L’amour, comme expérience de se faire être ce point idéal dans le champ de l’Autre, à partir du moment où il va le faire être, va changer la nature du champ de l’Autre. Le champ de l’Autre se métamorphose, alors, il se fige autour de points élus du réel : tout d’un coup, le corps de cet homme ou de cette femme arrête le mouvement du déplacement, du regard, de l’activité pulsionnelle. Ce figement de l’Autre le fige en quoi ? Eh bien comme l’Autre est signifiant, trésor de signifiants, il le fige en signe. C’est une dégradation, comme disent les tristes et les grincheux, qui disent que quand le signifiant devient signe, c’est malheureux. Oui, mais c’est aussi la condition de l’amour : c’est que le signifiant puisse devenir un signe, que c’en soit un pouvoir, au sens où l’on parle du pouvoir d’ensorceler. Le prénom de l’aimé (e) est chosifié, tout ce entre quoi et quoi il circule se met à scintiller, et tout cela parce qu’un trait d’unicité vient frapper quelque chose dans le réel d’un autre/Autre.

L’amour s’impose à partir de cela. Il n’est pas vrai que nous vivions dans un monde de signifiants. Il y a beaucoup de signes. Parce que si nous commençons à toucher à ces signes-là, aux noms de nos enfants, de nos femmes, de nos maîtres, etc., si on commence à toucher à ce entre quoi et quoi ils circulent, nous éprouvons cela comme une blessure intime. C’est là qu’il y a une perturbation extrêmement profonde de l’ordre structural, symbolique, avec ces renvois, sa loi de l’objet métonymique – parce que Lacan n’a pas encore construit l’objet (a), dans les textes dont je parle. Car ça rate où ? Dans l’amour.

Et dans l’amour de transfert, notamment.

Il n’est pas vrai qu’on va pouvoir traiter Dupont ou Durand qui vous a psychanalysé, comme quelque chose qui pourrait tout simplement redevenir un objet qui circule. S’il y a amour de transfert, il y a nécessairement des points d’arrêt où ce qui est en cause est le réel de ce que sont les individus, et dans les signes d’eux qu’ils nous laissent, et qui continueront à nous brûler. Ça va les toucher au corps, et l’on ne peut pas faire n’importe quoi précisément à cause de ces points de figement du signifiant qui engagent, dans l’amour de transfert, tout l’espace à l’intérieur duquel se déplace le patient.

C’est en ce sens, comme dit Lacan, que l’objet de mon amour est inconditionnel, c’est-à-dire pour Lacan, qu’il peut être « n’importe quoi ». Aucune condition particulière ne pèse en effet sur l’être que je peux aimer. L’Autre ne dit jamais non à rien. C’est à concevoir par opposition à l’objet du désir qui lui est soumis à une condition majeure, qui est que l’objet du désir est soumis à une condition qui ne cesse de resurgir et de s’imposer à partir du réel, quelles que soient les manipulations signifiantes auxquelles il est soumis. Dans les lapsus, les rêves, les actes manqués, il ne cesse de se réimposer et de revenir, et lui est absolument conditionnant. On a donc quelque chose qui est conditionnant d’un côté, celui du désir, et sans condition du côté de l’amour.

D’où le caractère de crise réelle de l’amour, et c’est encore l’un des meilleurs motifs pour une analyse. L’amour peut restructurer un espace symbolique en sorte que vous n’êtes plus le même. Et le changement d’objet d’amour est extrêmement loin de ces choses qu’on considère être de l’ordre de l’imaginaire. Il y a un effet de subduction du symbolique, et un changement d’objet d’amour peut tout à fait engager une autre énigme subjective, et être la raison valide d’une analyse, ou d’une autre analyse, d’une analyse qui ne serait pas la pure et simple reprise de la précédente (au point où on l’a laissée).

C’est aussi pourquoi se pose la question de savoir si l’analyse rend le pouvoir d’aimer et de travailler.

Pouvoir travailler, c’est de la morale d’esclave, n’est-ce pas ! Car pour Lacan, pouvoir ne pas travailler est autrement essentiel ! D’ailleurs, ses élèves ont extrêmement bien compris l’originalité fondamentale de la position de Lacan qui ne promouvait pas une morale d’esclave ! Lacan n’était pas inconscient du désordre qu’il était tout à fait capable d’introduire… Pensez à ces praticiens qui s’en mettent littéralement plein les poches, à tant les cinq minutes, et auxquels il a donné l’essor social le plus stupéfiant, suscitant au mieux des mots d’esprit gênés, au pire une réprobation armée de tout le bon sens bourgeois. Et pourquoi pas ? Pourquoi l’analyse ne pourrait-elle pas introduire le scandale dans la morale des esclaves, et justifier que certains, au bout du compte, se retrouvent du côté non pas de ceux qui paient, mais de ceux qui se font payer par ceux qui ne sont heureux que de payer ?

Moins subversive : la question du « pouvoir aimer ». Ce n’est pas simplement le fait de se réjouir qu’on va enfin aimer à la fin de la cure. C’est là que le déplacement s’opère par rapport à la positivation du phallus dans la position perverse, dont je suis parti. C’est, si vous voulez me suivre par là, désormais la question du renouvellement radical du monde symbolique du sujet. C’est de s’introduire dans un espace de métamorphoses, monde qui certainement est réglé en un sens par Φ – et c’est pour ça que je pensais à Ovide pour vous parler d’amour et de sexe – mais aussi, et c’est plus confus, un monde métamorphosé au sens où il n’y règne pas de normes établies de la jouissance, et cela, pas plus que l’Autre ne résiste à d’autres nouages culturels de l’amour, pas plus qu’il ne dit non à d’autres érotismes. Le renouvellement réel dont il est question dans l’amour, c’est la possibilité que les normes ou les bornes à l’intérieur desquelles la jouissance est contenue voire confinée, puissent être non pas invalidées, ou unilatéralement transgressées, mais reformées, transformées, déplacées, redélimitées. Et que ça ne résiste pas tant que cela à ces remaniements, à l’intérieur d’un monde symbolique subduit par l’amour.

C’est là ce dont on s’aperçoit quand la parole pleine est seulement possible avec l’être aimé. Il n’y a qu’un seul cas possible de parole pleine : c’est « je t’aime » quand on dit « je t’aime » parce qu’on sait que l’autre vous aime. C’est-à-dire quand le « je t’aime » est simplement l’écho du Narcisse qui de l’autre côté, vous a institué comme son autre. Et là, pourquoi est-ce une parole pleine ? Parce qu’il n’y a plus de fuite métonymique de l’objet : c’est tout bon, disais-je. S’il y a un cas de figure où l’on peut simplement rêver qu’il y ait un Autre de l’Autre, c’est là. L’idée même d’un Autre de l’Autre, dans notre culture, ne peut venir que de ce qui se joue ici.

*

Je précise maintenant la seconde partie de la formule de Lacan : « Aimer, c’est donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’a pas ce qu’il n’a pas », dit-il dans le séminaire V.

« A quelqu’un qui n’a pas ce qu’il n’a pas », c’est-à-dire qui fait place au manque, à l’intérieur de lui-même, à ce type de déboitement qui fait qu’il peut être suffisamment vide quant à son être pour vous laisser instaurer en lui le point d’où il va vous regarder. Faire place au manque, c’est être capable de faire place en soi au désir du désir. Non pas au désir de l’autre, mais au désir du désir de l’autre. Et c’est ce désir du désir qui est l’enjeu de toute relation d’amour. Peut-on désirer le désir de l’autre, et non pas l’autre ? Comment fait-on pour se soutenir comme un être désirant, dans ce désir du désir de l’Autre, au moment où l’on n’est plus que menacé d’être le désirable consommé par la jouissance mystérieuse de l’Autre qui vous a capté dans ses filets ?

Voyez comment la transformation de l’actif et du passif « aimer – être aimé » rebondit chez Lacan ! Ce qui fait que l’amour peut exister, c’est quand au fond, ce qui nous fait envie, c’est l’envie que l’autre a de nous, sauf qu’un tel désir de désir n’a plus de substance, n’a rien sur quoi s’étayer, sauf quelque chose que nous allons lui donner, qui va être : « mais moi, je suis là, je me donne à l’autre ! ». Et dans cette opération-là, on bouche exactement ce qui permet, par son défaut même, l’amour.

Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’a pas ce qu’il n’a pas, et qui – ce qu’on n’a pas – n’en veut pas. Pourquoi « n’en veut pas » ? Parce que l’angoisse que nous avons quand nous sommes aimés, c’est que l’amour de l’amant comble notre manque. C’est-à-dire que ce qui en nous fait désir, soit écrasé, saturé, par le désir de l’autre, et que nous ne manquions plus. Ce qui fait le charme de la situation, c’est que c’est ce qui arrive à tous les coups. Le désir de l’autre nous paraît tellement intimement résonner avec le nôtre, qu’il nous en prive ! Narcissiquement, il y a une telle identification du désir de désir à l’écrasement de deux désirs l’un sur l’autre, que la mécanique même s’arrête au moment où elle réussit à fonctionner.

Il y a ainsi des héros – en tout cas des gens qui croient être des héros – qui disent : « je t’aime même si tu ne veux pas ». Lacan est formel : c’est l’empêchement cardinal de l’amour. Pourquoi ? Parce que c’est là un faux courage, qui fait qu’on est au cœur de la problématique de la névrose. C’est un faux courage devant le malentendu qui permet à l’amour de vivre. Si la demande d’amour est une demande à être entendu(e), au moment où vous êtes entendu(e), au moment où l’autre vous répond « moi aussi ! », ça s’arrête. Chacun s’est dépossédé mutuellement du manque qui rend possible l’amour. Et l’analyse de Lacan consiste à faire du malentendu – c’est pour cela qu’il aime tant l’Amphitryon de Plaute : c’est le quiproquo permanent entre Sosie et Mercure – le principe de l’amour. C’est ça le problème des amants – qui rend les formules de Lacan impossibles –, c’est comment aimer l’autre à l’aveugle sans nuire à son désir ? Comment arriver au désir de désir sans figement en miroir ?

L’amour a inventé toutes sortes de solutions ! Il y a l’amour silencieux, l’amour platonique... Le mutisme dans la vie de couple est un moyen névrotique sublime de tenter de résoudre le problème de Plaute : il pourrait y avoir malentendu si on ouvrait la bouche ! Aimer dans l’autre le désirant, c’est ça qui prend figure d’angoisse : « Ça commence par des chatouilles et ça finit à la flambée d’essence ! » dit quelque part Lacan. Le désirant, ça s’arrête où, vu que l’autre est opaque et potentiellement méchant ? Dieu sait ce qu’il a dans la tête ! Quels sont les fantasmes de celui à qui vous vous donnez ? Comment faire pour aimer dans l’autre le désirant, et pas l’objet désirable dont je veux pourtant jouir ?

Alors l’amour véritable, ce n’est pas ici un idéal, c’est un mythe.

C’est-à-dire que c’est un point hors-structure qui mine la totalité de l’édifice structural. C’est toute l’économie de la structure, des renvois signifiants, de l’Autre symbolique, du réel de la pulsion, de l’image spéculaire, etc., qui est impossibilisée par l’amour. C’est précisément dans le moment où l’amour met la structure du désir en faillite, qu’à la fois il la rend contingente et nous fait voir comment elle a été inventée, et probablement par des gens qui avaient des idées fort précises sur l’amour. C’est pour ça que j’ai parlé d’Ovide. On pourrait probablement parler des libertins érudits qui ont des conceptions tout à fait précises sur ce que c’est qu’aimer, et l’ordre social qui va avec – pendant qu’il y a la monarchie absolue, nous sommes en train de faire des choses inouïes dans nos petites maisons de Clichy... D’où l’intérêt de Lacan pour l’amour courtois : c’est de s’apercevoir que ce traitement mythique est un horizon inventif indépassable. Et ce que j’essaie de pointer en amont de tout cela, c’est Ovide. Si l’on ne veut pas être des fonctionnaires de la structure oedipienne – à la manière dont Husserl définit les philosophes comme des « fonctionnaires de l’humanité » –, il faut bien penser que tout cela repose sur la capacité à mettre en jeu dans chaque histoire d’amour, une référence à un mythe qui subduise l’ordre de la structure.

Je conclue donc sur le truc de Lacan.

Comment fait-on pour se faire aimer ? Eh bien, il suffit de désirer l’autre sans le savoir. Une fois que l’autre est dans votre lit, vous vous en apercevez, c’est exactement ce qui s’est passé : vous l’avez désiré(e) sans le savoir. Mais on ne peut sans rendre compte qu’après coup. On fait l’expérience là, la plus tragique, qu’il n’y a pas de sujet de l’amour. Il y a une glose extraordinairement sophistiqués dans le séminaire X, où désirer l’autre sans le savoir, c’est : « Je te prends pour l’objet à moi-même inconnu de mon désir, et ainsi je t’identifie, par le biais d’une métaphore, à l’objet qui à toi-même manque. Et te prenant pour objet de mon désir, j’accomplis pour toi ce que tu cherches. Et par là, tu tombes dans mes filets ». Ça, c’est vraiment un ars amatoria. C’est-à-dire que c’est un art d’aimer, qui consiste à identifier l’autre aimé, mais sans le savoir, à son propre insu, à l’objet qui lui manque. Ou comme Lacan le reprendra, en fait sans modification essentielle, à la fin de son parcours, « l’insu que sait de l’une-bévue, c’est l’amour/ l’insuccès de l’Unbewu s’aile à mourre » (c’est la fuite de l’amour à tire d’aile devant l’âme qui l’a révélé à la lumière).

Si vous êtes capable de faire ça, désirer sans le savoir, c’est tout bon ! Mais hélas, on ne peut pas le vouloir. Parce que pour le vouloir, il faudrait le savoir, et si vous le savez, ça s’enfuit, comme Eros, par la fenêtre ! Autrement dit, lorsqu’on dit « identifier sans le savoir l’autre à l’objet qui lui manque », ça ne peut pas être l’autre déjà aimé, car si c’était l’autre déjà aimé, vous pourriez espérer commander l’amour de l’autre, le tenir par le biais de son objet. Ça, c’est ce que tente le pervers, vous tenir par votre objet, mais pas par amour, pour plutôt vous suffoquer d’angoisse. Non, quand vous ressentez l’effet d’être aimé de l’autre, c’est l’effet de ce qui s’est passé avant, et que vous ne savez pas et ne maîtriserez jamais.

Vous retrouvez alors toute l’anthropologie morale de l’érotisme, qui se déploie sur le fond de ce paradoxe, de cet essentiel après coup, de ce non-savoir, de cette succession de passages à l’acte que sont, au nom du désir qui doit s’ignorer pour aboutir, les déclarations d’amour à l’aveugle, les franchissements non-conscients, les risques qui devinent sans se l’avouer qu’ils sont déjà leur propre récompense, etc.

 Quelles sont les caractéristiques ordinaires des gestes d’amour que nous faisons ? Qu’est-ce qui marche, dans l’amour ? Ce qui marche, par exemple, c’est quand vous faîtes le cadeau juste. Le cadeau juste, c’est celui qui fait entendre à l’autre un message sur ce qu’il refoulait de son désir, tout en lui rendant plus facile de s’identifier à ce désir. Parmi les plus jolis cadeaux, il y a donner à l’autre le rien qui lui manquait ! C’est là qu’on retrouve Ovide. C’est l’ars amatoria. Ce que j’ai mis dans le registre du don fonctionne dans le registre de la parole, avec la question d’Ovide, qui est : comment parler aux femmes pour être sûr de les avoir ? C’est très simple : il ne faut pas leur parler de ce qui vous manque, elles s’en tamponnent, mais à partir de votre manque. Il faut autrement dit, être narcissique en étant aveugle à soi-même comme narcissique. Etre à la fois sincère et aveugle à son désir, c’est-à-dire que le narcissisme se blesse lui-même, retourne contre lui-même son propre manque. Comment faire ? Ça ne peut pas être l’objet d’un plan d’action positif. Mais négativement, on peut essayer cela : ne pas se regarder aimer, jamais.

Et comment les femmes peuvent-elles parler aux hommes ? Car Ovide, et je reviendrai là-dessus, pense symétriquement les choses. Eh bien en sorte, très logiquement, que votre façon de ne pas dire non ne vous concerne pas – il faut n’en rien savoir, que vous ne dîtes pas non – mais facilite chez l’homme aimé, que, lui, ne dise pas non à son propre désir. Si vous ouvrez le troisième livre de l’Ars amatoria, c’est la clé de ce qu’Ovide met en place. Non pas dire oui, mais ne pas dire non sans savoir qu’on ne dit pas non, de manière à ce que l’homme ne dise pas non à son désir. Une longue écoute – le fait d’écouter les hommes causer – est assez efficace, et en particulier dans la mesure où c’est l’attitude « en écho » du narcissisme féminin qui l’emporte finalement.

C’est bien sur l’impossibilité de vouloir une chose pareille, qui fait, dans le mythe de Narcisse et d’Echo, son sel à la fois de désir et de malédiction. On se donne alors à l’autre faute de mieux. On se donne à l’autre dans l’amour faute de mieux, sans se rendre compte que dans ce « faute de mieux », il y a la faillite du mieux, et c’est justement le désir qui s’ignore qui triomphe. C’est quand on se donne à l’autre faute de mieux, faute de mieux pouvoir faire que se donner à lui, qu’on réussit le mieux à ne pas savoir qu’on désire, et que l’amour triomphe, triomphe cruellement. C’est là la production du point d’éclipse qui cache le désir suffisamment pour rendre possible à l’autre qu’il se donne et s’abandonne.

Je voulais vous faire écouter quelques vers d’Ovide pour terminer la soirée. Je vous les lis, c’est dans le livre III. C’est tout simplement la métamorphose de Narcisse (v. 339-510).

Notez que Narcisse est l’objet, comme Œdipe, d’une prophétie de Tirésias, qui répond à sa mère soucieuse de savoir si son enfant aurait une longue vie, lui réponds « si non se noverit » (ou bien « si non se viderit »). Autrement dit, quelque chose de modalisé, comme « pourvu qu’il s’ignore » (ou « pourvu qu’il ne se voie pas »).

Voyez ensuite comment Ovide caractérise Echo, exactement comme je viens de le faire, et comme un idéal érotique féminin dans les coordonnées exposées ce soir : c’est Echo « qui ne sait ni se taire quand on parle, ni parler la première » (v.357-358). La voilà, silence et relance, figure de l’Autre de l’autre côté vide du miroir, fidèle et résonnante à l’appel qu’on lui lance, pur espace sans résistance qui ne dit jamais non.

Admirez ensuite comment Ovide fait entièrement reposer l’amour de Narcisse et d’Echo sur le malentendu, au sens le plus strict, Narcisse prêtant du sens à l’image en miroir de ses propos : « Viens ! »/ »Viens », etc. En même temps, c’est l’absurdité de cette relance et de ce quiproquo qui dispensent Echo comme Narcisse de penser qu’ils se désirent : ils le disent tous deux, sans s’entendre le dire.

La malédiction arrive alors d’un garçon jaloux, ancien amant repoussé de Narcisse, son double homosexuel réel : « Puisse-t-il aimer lui aussi et ne pas posséder l’objet de son amour » (v.405). C’est le complément logique de la prophétie de Tirésias, et sa vérité œdipienne, encore et toujours, mais dans l’espace orthogonal à celui de la filiation, celui de l’alliance. Qui entend cette malédiction ? Némésis, la déesse de la vengeance.

Or c’est carrément la relation d’objet en tant que telle qui est perturbée par l’extase de Narcisse devant son image : « Se cupit inprudens et qui probat ipse probatur/Dumque petit petitur pariterque accendit et ardet » (v.425-426). Il se désire « à son insu », ou il se désire « sans y prendre garde » (les deux sens d’inprudens), il se vérifie, si j’ose dire, et est vérifié, il approuve et est approuvé/, il se cherche et est recherché de soi (« il est à la fois le sujet et l’objet de sa quête »), et au même degré (pariter) « l’incendiaire et le feu », celui qui incendie et celui qui brûle. Observez la grammaire de ces vers, le jeu du passif et de l’actif, leur paradoxologie : c’est l’espace logique de l’amour.

Et enfin, au sommet de la prise de conscience de Narcisse, qui en un sens sait qu’il est là, son propre reflet, et qui pour autant ne cesse pas d’aimer (l’illusion comprise n’interrompt pas l’amour), ces vers stupéfiants : « Ce que je désire est inséparable de moi, une richesse qui crée le manque (inopem me copia fecit)/Ah ! Si je pouvais me séparer de mon corps !/Vouloir l’absence de ce qu’on aime, vœu nouveau (novum votum) pour un amant ! » (v.466-467).

Vous voyez donc là que tout ce que Lacan racontait est en somme et en vérité entièrement circonscrit dans le mythe ovidien, et c’est cela que je voulais mettre en avant cette année : en quel sens le mythe est une ressource renouvelante pour les positions subjectives des amants, combien, en somme, on ne peut toucher, j’en conviens, à la structure en tant que telle, mais que sa subduction poétique est toujours, peut-être, à portée de main, pour celui qui saurait inventer autre chose que Narcisse et Echo. C’est là une indication tout sauf esthétisante sur la portée de l’interprétation, quand Lacan la veut poétique.

Notez enfin la conclusion du mythe : la métamorphose de Narcisse en narcisse n’est rien d’autre que la satisfaction de son propre vœu de s’absenter de son corps pour fusionner dans son reflet. Car, lui mort, son âme continue de se mirer dans les eaux du fleuve des Enfers, le Styx. Mais l’apparition de la fleur, c’est la substitution de quelque chose à l’absence de son corps : « Nusquam corpus erat. Croceum pro corpore florem/ Inveniunt… » Le corps n’était plus là. Ils trouvèrent « à la place du corps » une fleur de couleur safran… C’est donc moins une métamorphose qu’une substitution radicale, tandis que la scène fascinante et mortelle de l’auto-admiration narcissique se poursuit, avec l’âme et non le corps, dans l’autre monde. Dans cette substitution radicale, j’entends la place faite au vide pur, et la révélation glaçante de l’identité du symbole Φ avec un néant qui « donne lieu » à tout comme à rien, et qui rappelle que les objets de nos passions les plus électives pourraient bien être, à chaque fois, n’importe qui d’unique.



[1] Notez que ce ne sont pas les pharmaka ambigus de Platon, à la fois remèdes et poisons. Medicamina, ce sont les remèdes, mais aussi les fards, ce qui soigne, donc, et ce qui sert à déguiser sa mauvaise mine. Il est frappant qu’Ovide ait pensé que soigner l’amour, c’est farder sa souffrance, et qu’une douleur maquillée vaut guérison — d’autant qu’on en voit tout de suite le paradoxe : pour guérir de l’amour, il faut faire la femme, s’identifier, en un mot, à l’apparence qui vous a capté et empoisonné.

[2] République, 509b.

[3] Agnès Pigler, Une métaphysique de l’amour : L’amour comme structure du monde intelligible, Vrin, 2002.