Amour et sexe

3ème séance (30 décembre)

 

Je m’amuse à constater que ce que je vous ai raconté la dernière fois ne vous a pas laissé indifférent. Ça a donné quelques réactions assez amusantes, et pas d’ailleurs ce sur quoi j’attendais, c’est-à-dire sur ce qui me paraît tout à fait fascinant dans les histoires que Lacan raconte sur l’amour, qui sont quand même des tentatives exceptionnelles de tenir un discours scientifique ou du moins rationnel sur l’amour.

Ce qui est apparu dans les échanges que j’ai eu, c’est qu’on m’impute d’avoir les opinions que je vous ai exposées, de les avoir moi, pas Lacan, et d’autre part, que ces opinions soient spécifiquement masculines. Les théories de Lacan sur l’amour, et les miennes par délégation, seraient spécifiquement masculines. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que j’aie lieu de m’en plaindre. Ce qui m’a beaucoup frappé dans ce genre d’énoncés, c’est que ça ne veut pas dire que c’est faux. Ça ne veut pas dire que c’est faux, mais ça met immédiatement en cause, dans ce propos de Lacan sur l’amour, la question de savoir de quel côté on se place quand on parle d’amour. Autrement dit, ce n’était pas tellement le contenu qui était en cause – ce que Lacan raconte sur l’amour, pour autant qu’on puisse le redire en évitant les effets de généralisation et de psychologisation qui dérivent du fait qu’on expose le contenu de ce qui serait une théorie de l’amour –, mais de le dire, ce contenu, marque qu’il y a à se situer quelque part du côté du masculin et du féminin. Un certain nombre de femmes, et non des moindres, m’ont fait remarqué que pour une femme, ce discours-là était étrange, et qu’il manque quelque chose de fondamental au contenu, du fait, justement, que ce contenu soit énoncé par un supposé homme. Il est notoire que Lacan ne s’est jamais caché d’afficher des propos misogynes. C’est quand même Lacan qui définit l’amour pour une femme comme une grave surestimation de la différence qu’il y a entre une femme et une autre, et autres gracieusetés. En même temps, ce n’était pas le contenu de ce que je disais qui était en cause ! Je trouve que ce qui est intéressant dans cette réaction, c’est que ça montre bien l’intérêt d’en passer par l’amour pour trouver une façon pas trop idiote de réfléchir sur la différence entre les hommes et les femmes. Autrement dit, comment chacun et chacune s’installe dans la langue, puisque vous avez sûrement été frappé du fait que ce n’est pas un jargon technique : ça a quelque chose d’assez poétique, la façon dont Lacan parle d’amour, cette façon de s’installer dans la langue pour y faire valoir des décalages et des symétries qui impliquent qu’on établisse un peu plus loin un autre type de décalage pour préserver dans ce discours sur l’amour une forme d’hétérogénéité des points de vue.

Je voudrais cependant ce soir reprendre le parcours que je suis dans les successifs approfondissements que Lacan donne de son analyse de l’amour, à partir de la question du manque, et notamment autour de cette idée quand même assez troublante mais très importante chez Lacan, que le rapport d’amour précède la question de l’identité sexuelle des amants. C’est une chose absolument essentielle : ça précède parce que c’est ce qui permet de parler au même sens, de l’amour d’un homme pour une femme, de l’amour homosexuel, de l’amour d’un père ou d’une mère pour ses enfants, de l’amour pour un maître, etc.

Pour montrer comment cet amour précède la question de l’identité sexuelle des amants, il le réfère à la fameuse paire grecque de l’éraste et de l’éromène dans le séminaire VIII. On a un ensemble de témoignages iconographiques, où l’on voit ce dont il s’agit : les adolescents ont une caractéristique physique essentielle, qui est qu’ils doivent être suffisamment jeunes, et le critère de la jeunesse chez les Grecs, c’est de ne pas avoir du poil sur les cuisses. Avoir un rapport sexuel avec quelqu’un qui a du poil sur les cuisses, c’est quelque chose d’invraisemblable, d’une perversité qui ne traverserait l’esprit de personne ! On voit donc des scènes dans lesquelles il y a des coïts, des éjaculations intercrurales (entre les cuisses) de l’adulte qui courtise le jeune adolescent, lequel n’est pas en érection, et qui souvent dans les vases attiques pose avec affection et tendresse sa main sur la nuque de l’adulte qui le courtise et se masturbe sur lui. Ce que nous savons de ce type de pratiques qui ne sont pas du tout communes à la Grèce, mais communes à un certain nombre de cités seulement, disent les anthropologues, c’est que ce sont des rapports extrêmement importants dans certaines classes sociales pour assurer le statut de quelques adolescents choisis par rapport à d’autres, et la question de l’asymétrie y est tout à fait fondamentale. L’adolescent qui est courtisé n’est pas en érection, ne jouit pas, etc. On le sait d’autant plus qu’on a des témoignages précis, puisqu’on a notamment gardé le récit d’un procès d’un de ces jeunes gamins qui avait 11 ans, si je me souviens bien, et qui avait totalement ruiné plusieurs citoyens, en se faisant acheter des armes, des chevaux, payer des dettes de jeu considérables, etc.

Ce rapport éraste / éromène est ainsi un rapport où l’asymétrie est essentielle. Un des points fondamentaux, c’est qu’il s’agit de bien marquer la différence entre les rapports sexuels qu’a un adolescent libre avec un adulte, de tout rapport sexuel qu’aurait un esclave, ou une personne non libre, un étranger, avec un adulte, un citoyen. A aucun moment, il ne doit y avoir rapport de dégradation du partenaire. C’est une problématique qui renvoie au rapport entre égaux devant l’amour, devant la différence des générations, etc., et en particulier à la question difficile de la philia, de l’amitié, lorsqu’il y a à la fois un idéal d’amitié et un idéal d’autarkeia, d’autarcie, de non-dépendance. Un des grands points de l’éthique grecque, d’ailleurs, telle qu’elle nous est transmise par les philosophes, mais telle qu’on la connaît aussi d’un point de vue anthropologique, c’est l’éducation des jeunes à l’équilibre complexe à maintenir entre l’autarkeia – ne pas dépendre d’autrui –, et l’amitié, la philia, puisqu’il faut des amis pour être heureux. Sauf, si bien sûr, vous êtes un dieu, ce qui n’arrive pas fréquemment. Ça donne lieu à des solutions conservées chez Aristote, et qui ont toutes sortes de conséquences sur lesquelles vous pourrez vous renseigner.

Ce rapport-là, j’en souligne donc la neutralité, puisqu’il est construit entre individus où il ne s’agit pas de savoir si ce sont des hommes ou des femmes – bien que ce ne soit que des hommes ! C’est une neutralité de genre « entre hommes », et c’est une chose étonnante ! Elle est fondamentalement mise au neutre ! C’est là qu’il y a un forçage chez Lacan, qui fait comme si le rapport éraste / éromène était un rapport neutre qui permettait de penser un rapport d’amour avant la différence sexuelle. Il le surinterprète dans un sens qui d’ailleurs est attesté dans la tradition hellénistique, dans le fait que ce qu’il veut extraire de ce rapport, de l’amant à l’aimé, c’est une opération de substitution dont il fait le cœur de l’amour, et qui consiste à désirer l’autre désirant. C’est-à-dire : bien que nous n’ayons jamais que le désirable de l’autre, non pas avoir le désirable, mais le désirant. Ou, en tout cas, remplacer dans l’autre qui est désirable par ce qu’il est en tant qu’il est désirant.

Ce qui est certainement intuitif dans cette opération, c’est que la douleur amoureuse a un contour très simple. Si on met tout au négatif, on voit à peu près ce dont il s’agit : il y a une douleur narcissique paradoxale lorsque l’autre ne vous désire plus. Est-ce que là, on doit en inférer que l’amour, c’est désirer l’autre non pas comme simplement l’objet désirable, mais comme vous désirant ? C’est l’opération de substitution à laquelle se livre Lacan. Et il qualifie cette substitution de « métaphore », c’est-à-dire que c’est vraiment une opération fondamentale qui consiste à pouvoir mettre à la place du désirable le désirant, mais qui n’est jamais véritablement pleinement là, puisque les bras de l’amant ne se referment que sur l’être désiré et désirable. Ce n’est jamais son désir qu’on a de l’autre, mais l’autre qu’on a désiré. Mais ça donne à l’amour la valeur d’un dispositif qui est celui d’une production de signification (et même d’une signification très pure, à la limite, vide).

Du coup, ce qu’on attend de l’aimé, et ce que l’aimé attend de l’amant, ce sont des signes significatifs, et qu’ils fassent signe de cette perception de l’objet aimant comme de l’objet aimé dans cette attente réciproque où c’est le désirant qui est attendu de l’autre et non simplement le désirable.

Pourquoi est-ce important d’appuyer sur le terme de signification ? Chez Lacan, il y a une opposition conceptuelle commune, entre l’amour qui a une « signification » et le désir qui a du « sens ». Le désir a du sens, il donne du sens, et ça c’est quelque chose qui est d’une certaine manière anhistorique. Ça nous permet de repérer qu’il y a du désir sexuel même dans des cultures dont nous n’avons absolument aucune espèce d’idée, et de voir qu’au niveau pulsionnel, des regards, des attentions, des façons de se comporter trahissent le désir sexuel. Ça, nul ne s’y est jamais trompé. Ça semble faire partie des espèces d’invariants auxquels Lacan se réfère. En revanche, quelle est la signification de l’amour (dans une culture déterminée) ? Ça, c’est quelque chose qui est en général impénétrable si vous ne participez pas directement à cette culture en tant qu’observateur et surtout en tant qu’agent (pris vous-mêmes dans les opérations de métaphore amoureuse qui vous y situent à une certaine place, et assignent à votre désir une place pour les autres). Or, si vous n’avez pas accès aux mythes qui fondent ces significations de l’amour, vous avez le plus grand mal à voir quelle signification a l’amour pour la personne qui vous aime, dans une société que vous ne connaissez pas, où vous n’êtes pas né, peut-être. Autrement dit, il y a des érotiques qui sont profondément situées, et historiquement situées, alors que le désir sexuel fait sens en tout temps et en tout lieu, dans la mesure du moins où l’on peut désintriquer suffisamment le désir sexuel des érotiques dans lesquels les gens sont pris. En tout cas, il y a quand même des opacités qui sont fort sensibles lorsque vous vivez dans des sociétés profondément étrangères aux nôtres, sur le « faire signe » de l’amour. On peut très bien complètement manquer ce qui est signe de l’amour alors qu’on peut y être sensible à ce qui est manifestation du désir.

Pourquoi ces considérations ?

Il faut bien penser qu’au moment où Lacan écrit ces histoires-là, à l’horizon, vous avez ces fameux débats entre structuralistes et anti-structuralistes, sur l’histoire et la structure. C’est-à-dire que ce à quoi Lacan veut faire droit ici, c’est qu’il y a certainement un ordre du désir, une économie du signifiant, un ordre symbolique, etc., mais qu’il y a également dans la prise même des corps pour ce qui engage la culture à laquelle se rapporte la psychanalyse, une question d’histoire, ou mieux, d’hétérogénéité et qui implique du réel. Et l’amour est quelque fois éclairé par l’analyse – bien que pas toujours, en tout cas pas systématiquement –, mais n’est pas sur le même plan que le désir, quant à la clarification qu’on peut en donner. Parfois, c’est au niveau de l’amour que certains signes sortent de la dialectique du signifiant – les prénoms, les attitudes, les textures des corps –, renvoient à des expériences souvent surdéterminées, dont il n’est pas évident, que sur cela, l’analyse puisse avoir prise. C’est aussi une des raisons pour laquelle l’amour est une des rares choses dont Lacan parle, lorsqu’il parle des mutations qui pourraient affecter l’économie et la structure de l’ordre symbolique. C’est pour cela qu’il s’intéresse à Platon, à l’amour courtois, à Dante, aux mystiques, à l’amour pour Dieu chez les femmes notamment au 17ème siècle : là, il y a des points de réel en excès, si l’on ne veut pas être un structuraliste borné, dont on est obligé de tenir compte. Preuve qu’on est obligé de penser la défaillance de la structure, et que ce point de défaillance, c’est, notamment, l’amour.

C’est en ce sens, comme je vous le dis, que je continue en contrepoint à ce que je fais depuis les premières séances, à vous parler d’Ovide, afin d’avoir affaire à une autre érotique que celle dont parle Lacan.

Je reviens à cette opération de substitution liée au traitement métaphorique de la mise en tension du rapport du désirant au désiré. Ce qu’on aime dans l’amour, ce n’est pas l’objet désiré, c’est l’objet désirant. Pour que cette substitution puisse avoir lieu, il faut qu’il y ait la place du manque, il faut qu’on puisse avoir un vide, un « ( ) », à l’intérieur duquel on va remplacer l’objet désirable par l’objet désirant. Le discours de l’amour dans sa configuration historique, culturellement déterminée, qui n’est pas forcément, il faut bien s’en rendre compte, un discours avec des mots précis, un jargon particulier, c’est d’élever certains mots du langage, par une opération qui s’appelle la sublimation, à une qualité qui permet à ces mots de creuser l’espace à l’intérieur duquel l’amour prend sa signification dans une culture donnée (« ξ ( ) »). Dans l’amour courtois, c’est la Dame, c’est la constitution de la Dame comme l’objet auquel s’adresse le ménestrel. Et Lacan n’hésite pas à jouer sur le mot Dame et damne, qui indique quelque chose de l’ordre du dommage, de la perte, comme étant cette femme qui n’existe pas et pour laquelle aucune femme ne peut se prendre, mais qui à l’intérieur du langage, dans une économie particulière, creuse cet espace à l’intérieur s’opère cette transmutation d’objet désirant en objet désirable. Transmutation qui n’existe que comme une signification espérée de l’amour, puisque dans les faits, ce n’est pas exactement ce qui se passe ! La poésie est investie, dans ce dispositif, d’une mission qui est celle de produire la tension qui préserve la place de ce manque. Qu’il y ait du désirable, qu’il puisse y avoir du désirable qui vient à ma rencontre sous la forme du désirant, c’est quelque chose qui suppose dans l’économie symbolique de ma culture, beaucoup plus que le simple renvoi des signifiants, la division des sexes, etc. Ça suppose la possibilité que certains signifiants soient eux-mêmes sublimés, et investis d’une fonction de créer la tension à l’intérieur de laquelle quelque chose de l’amour peut prendre toute sa portée. Bien sûr, c’est très sensible ave l’amour courtois. C’est dans ce jeu que chacun est pris, et l’inaccessibilité sociale de la Dame – dans une société très hiérarchisée où personne ne se marie librement ni n’a de rapport sexuel comme il veut – n’est pas niée. Le problème est de savoir comment il est instrumentalisé à d’autres fins, à des fins érotiques.

Alors, que faut-il trouer, pour pouvoir créer cet espace du manque et donc de la substitution possible du désirable par le désirant ? Je crois que c’est là ce qui appelle une sensibilité qui fait qu’il est extraordinairement difficile, et probablement impossible d’analyser des gens qui ne participent pas à la même culture que vous. Car là, c’est la vraie prise de la sexualité dans la structure qui se joue là. A la fois comme une prise déterminante, nécessairement passée par un certain nombre de figures imposées de l’amour, et en même temps, ces figures ne seront jamais si imposées qu’elles ne révèlent ce qui est fondamentalement dans l’ordre du désir, et qui permet à l’amour de produire des choses tout à fait nouvelles. Et ces choses-là, si vous n’appartenez pas à la culture de la personne qui parle, vous ne pouvez pas voir en quoi ça n’est pas, par exemple, pure folie. Voyez le discours mystique ! Quand des gens détournent le discours amoureux pour en faire un discours mystique en trafiquant le Cantique des cantiques, en inversant certaines valences de termes, lorsqu’ils se livrent à l’Ovide moralisé, cette espèce de transformation chrétienne du texte d’Ovide avec un déplacement de l’accent de la sexualité païenne vers l’ouverture sur le mystique, si vous n’appartenez pas à la culture de l’amour, il n’y a aucun moyen de vous assurer que vous n’êtes pas en face d’un délire ! Pourquoi est-ce que les mystiques peuvent nous paraître délirants lorsque nous avons perdu le contact avec eux ? C’est parce que ce discours de l’amour, si vous n’êtes pas affectés par la sublimation de certains signifiants qui produisent ces effets de creux, eh bien c’est fou ! C’est purement et simplement fou ! En revanche, ça a pu apparaître punissable, répréhensible, admirable… Les gens qui lisent Saint Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila sont pris dans ce discours-là. Quel est par exemple, pour nous, le type de discours de l’amour qui, vu du dehors paraîtrait complètement fou ? Ça vaut le coup de se poser cette question.

Je pense par exemple que la littérature homosexuelle (gay and lesbian)– c’est ce qui l’expose à toute sorte de malentendus terribles, notamment dans les revues analytiques – porte un certain nombre de signifiants sublimés qui permettent de produire des effets de creux qui ont des conséquences extrêmement importantes sur la vie des gens, sur leur économie psychique, et devant lesquels on peut se trouver tout à fait embarrassés. Et ce n’est pas en appelant ce discours « fou » ou « pervers », ou en le pathologisant, qu’on peut échapper au fait qu’il y a là une potentialité structurale, un débordement de la structure, peut-être, dans le discours de l’amour, par l’élection en tant que signes, de certains signifiants qui produisent des effets singuliers.

Ce que je voulais pointer, c’est que cette substitution, ce passage de l’un à l’autre, cette articulation radicalement intime du désirant au désirant, chez Lacan, appelle la mise ne évidence de contraintes. On a très rapidement envie d’écraser ce rapport du désirant au désirant sous la forme d’une espèce d’hypermimesis, où le désirant se retrouverait dans le désirant, et nous aurions du mal à penser ce rapport autrement que comme une sorte d’image en miroir – c’est-à-dire non pas au désirant mais au désirable. Alors que c’est un rapport qui est structuré par du manque.

Dans ses efforts pour rendre sensible que ce rapport du désirant au désirant obéit à des contraintes, et qu’il rencontre des impossibles, Lacan se sert d’une image qui est celle de la topologie de l’amour, chez lui, d’une image topologique qui est la fameuse bouteille de Klein. Cette bouteille de Klein est un tube dans lequel, dans un espace tridimensionnel comme le nôtre, il y a un phénomène de traversée :

 

 

Une des propositions mathématiques amusantes sur la bouteille de Klein, c’est que si une mouche marche à l’extérieur de la bouteille, sans s’en rendre compte et sans avoir franchi aucun obstacle, elle se retrouve à l’intérieur ! Et réciproquement. C’est là une manière de dire/faire voir qu’il y a continuité de l’intérieur et de l’extérieur. Ce que fait Lacan, dans ses différentes représentations de la bouteille de Klein, c’est qu’il écrit sur le tube « amour-jouissance ». Et comme vous pouvez la déformer en tout sens, vous pouvez aussi bien trouver une position de la bouteille où vous aurez écrit une chose, et sur l’autre face, la même chose.

Il y a une manière assez simple de construire une bouteille de Klein : c’est de coller bord à bord deux bandes de Möbius. Qu’on écrive à côté ou en recto-verso, à un moment où à un autre, ça se trouve en continu. Lacan s’en sert comme un support pour essayer de faire valoir ce qui l’intéresse et dans quel espace il faudrait penser ce qui l’intéresse. Il écrit dessus « Un et Autre » – l’amour c’est le moment où l’Un et l’Autre peuvent échanger leur position – il écrit « sujet et Autre » et il écrit également « homme et femme ».

Autrement dit, ce qui l’intéresse, c’est qu’il y a un point qu’il appelle le point de rebroussement, où se produit ce qu’il appelle l’amour et quelque fois « jouissance ». Ce qui lui plaît dans cette représentation, c’est que c’est quand même soumis à une contrainte. Ici, un trou se maintient. De quelque manière que vous puissiez tordre, étirer, écarter cette chose, vous n’arriverez pas à faire disparaître ce trou. Ce qui est une manière pour Lacan, de dire que l’amour n’abolit pas une certaine absence de rapport. L’amour n’abolit pas quelque chose qui n’arrive pas à être comblé, saturé, mis entièrement en relation. Seul le recours à une certaine intelligibilité mathématique des choses nous permet de briser l’illusion imaginaire d’une mise en correspondance symétrique qui serait sans reste. Bien sûr, il y a toute sorte de symétries, de réversions, mais à chaque fois, il y a une contrainte particulière qui apparaît.

Je ne rentre pas dans la question de savoir si c’est un modèle, exemple, une image, mais j’attire votre attention sur le fait qu’énormément de représentations imaginaires, mobilisées par l’amour, en particulier la communication immédiate des intérieurs – voyez saint François de Sales qui dit de deux personnes qui s’embrassent qu’elles se versent leur âme l’une dans l’autre –, font appel à des usages paradoxaux de l’image de l’intériorité, de leur communication, qui fait que l’intimité est très difficilement pensable et vivable dans l’expérience corporelle que nous en avons, sans l’utilisation de certaines de ces images paradoxales.

Qui d’ailleurs exercent une certaine fascination. Et si la peinture maniériste italienne s’est à ce point emparée des métamorphoses d’Ovide, c’est parce qu’il y a dans la spatialité de ce qui est en cause ici, la question de savoir comment on peut stimuler certaines images en nous qui perturbent notre représentation de l’intérieur et de l’extérieur. Je crois que le point que Lacan veut mettre quand il commande cette image, c’est que quand l’Un c’est l’Autre, c’est ce que Lacan appelle l’ennui (ou « l’unien »). Ce qui fait que l’amour est passionnant, c’est que c’est un rapport de l’Un à l’Autre qui est à la fois complet, et qui néanmoins laisse place à une forme absolue de différence. C’est dans l’amour qu’on ne sait plus où commence et où finit son âme et celle de l’autre. Ce qui amène Lacan à écrire l’amour comme cela : « âmour ». C’est une de ses premières graphies exotiques. C’est l’idée que dans l’amour, le psychisme, le soi sensible désirant le plus intime, se trouve plongé dans une sorte de continuité étrange avec le moi sensible de l’autre, moins ce qui le fait désirant. C’est ce à quoi nous identifions que nous sommes amoureux, c’est dans ces expériences stupéfiantes où on s’aperçoit qu’on est à l’intérieur de l’intériorité de l’autre, par des effets qui sont, dans un certain nombre de cas, psychotisants, par définition. La poésie érotique, et notamment d’Ovide, a recours à des effets de ce genre. Accordons à Lacan qu’il y a quelque chose dans l’amour, qui est installation d’un manque dans l’autre. Vous vous rappelez de la formule que j’avais commentée, que l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Si ce qu’on a pas, Φ, l’autre n’en veut pas, que veut l’autre, dans l’amour ? Que veut celui à qui je donne ce que je n’ai pas qui n’en veut pas, qui ne veut pas de Φ ? Que l’autre ne veuille pas de Φ, c’est extrêmement intuitif, c’est l’un des thèmes qui apparaît le mieux dans la comédie, dans les effets tragicomiques de la vie de couple : « Tu vas mal, chéri(e), mais je suis là ! ». C’est là que nous réalisons ce que c’est que l’hystérie ! L’identification phallique est instantanée : que donne-t-on ? Φ ! Ça fait éclater de rire quand on est en-dehors. Mais quand on est dedans, ça ne manque jamais de se produire ! C’est un des points les plus sensibles de la tradicomédie de l’amour : il n’en veut pas, mais ça ne nous empêche pas de le lui proposer sans arrêt ! C’est-à-dire que la réponse à la question que se pose l’autre, il faut bien faire attention au fait qu’on ne l’est pas. Mais ça n’exclut pas qu’on l’ait. Ce n’est pas parce que nous nous proposons comme réponse, que nous sommes pour autant sans réponse. Ce qui est extrêmement frappant, c’est que nous mettons notre être en jeu dans la réponse au manque de l’autre. Là, il y a quelque chose qui montre la vraie nature narcissique de l’amour, en un sens paradoxal : la vraie nature narcissique de l’amour, c’est de ne pas pouvoir imaginer que l’autre puisse manquer autre chose que de notre être. Alors que précisément, ce qui est en jeu dans l’amour, ce n’est pas notre être, c’est notre manque, c’est notre désir.

C’est notre prise dans la structure qui est ici en cause. Impossible de s’en défaire ! Si on réfléchit un peu, que veut l’autre ? Eh bien, dit Lacan, il veut mon angoisse. Dire qu’il veut mon angoisse, ça ne veut surtout pas dire qu’il veut m’angoisser. Il veut mon angoisse, c’est-à-dire qu’il veut cette étape psychique qu’est mon angoisse comme l’objet d’un don qui lui serait fait. Là où j’offre mon être, ce qui compte pour l’autre, c’est mon angoisse de l’offrir. Lorsque, soit dans la perversion où il y a une visée explicite d’angoisser l’autre, soit dans le rapport imaginaire où ce que veut le partenaire hystérique du couple, c’est que l’autre s’angoisse – parce qu’il y a un rapport de domination imaginaire, parce que l’autre est vécu comme incastrable et qu’on lui tape dessus pour castrer quelque chose qui n’a pas lieu d’être castré, parce que c’est déjà fait, et de structure –, l’amour qui marche au mieux, implique ce don de mon angoisse, c’est-à-dire une forme paradoxale de consentement à la castration.

C’est ça qui est représenté dans le trou, dans la bouteille de Klein. C’est ce point de vide qui est le seul point sur lequel on puisse s’accorder. Il n’y a d’amour que dans le maintien que mon angoisse, c’est ce que je donne à l’autre. Autrement dit, mon rapport au manque réel d’objet, c’est un effet de vérité. L’amour passe par une sorte de consentement à la castration qui fait qu’on ne va pas donner son être, mais son angoisse. On voit très bien que ce que dit là Lacan, il le dit comme on pourrait le dire dans une conversation sur l’oreiller. Ce qu’il dit là n’est pas une théorie de l’amour, mais quelque chose qui pourrait résulter d’un échange supposé éclairé. Ce n’est pas une généralité sur comment on réussit à avoir l’amour, mais plutôt, quand il se passe cela, quand il se passe ce don réciproque de son angoisse, alors pointe un tel consentement à la castration des partenaires.

Si vous conservez à l’esprit que l’amour, ce n’est pas simplement gentiment ce qui se passe entre Monsieur et Madame, mais ce qui pourrait se passer entre un père et un fils, entre une fille et sa mère, entre un analyste et son patient, ou entre une femme et Dieu, voyez que la question de l’angoisse de l’autre se pose d’une manière à chaque fois très originale ! Par exemple, ça aboutit à des considérations impressionnantes sur l’angoisse de Dieu. C’est quoi, ce que Dieu peut, dans son amour, endurer comme angoisse ? Ce n’est pas quelque chose que la littérature mystique a négligé. Les angoisses du Christ sont tout à fait particulières, et vous avez à l’autre bout de la chaîne de la spéculation théologique occidentale, le texte de Schelling Sur l’essence de la liberté humaine, où le processus par lequel Dieu divinise l’être est un processus qu’Il vit dans l’angoisse du néant qui l’arrache au néant. C’est beaucoup plus difficile à penser, ce type de rapport, le rapport de l’angoisse, lorsqu’il implique l’angoisse de l’analyste par rapport au patient : quelle est la façon dont l’analyste peut être amené à mettre en jeu non pas son angoisse au sens où il s’angoisse, mais à faire quelque chose dont il est très difficile de penser ça en termes de don, mais c’est quand même ce vers quoi Lacan engage, et qui est le don de son angoisse ? Là, le non-savoir, l’abstention, le silence, l’art de ne pas résister par le contre-transfert, tout cela prend une couleur un peu différente.

Avec les adultes c’est souvent difficile à faire valoir, mais les enfants sont au clair avec les analystes qui s’occupent d’eux, sur le fait que pour que le rapport transférentiel se maintienne sur un certain plan, il n’est pas question que l’analyste économise le don de son angoisse, le fait que son angoisse soit un moment mis en jeu dans sa relation avec les enfants.

Une deuxième chose fondamentale, c’est que ça n’arrange rien, tout ça ! Ce n’est pas parce que vous avez consenti à quoi que ce soit, que tout est arrangé ! Ça n’enlève rien à la dimension du malentendu, qui n’est pas sans ententes inconscientes avec l’autre. Parce que Lacan ne se contente pas – c’est un point qu’on dit peu – de dire que l’amour se soutient de deux désirs inconscients. Ça, on veut bien le lui accorder. Ce qui est plus difficile, c’est qu’il dit que l’amour se soutient de deux savoirs inconscients. Non pas un savoir de sa propre castration, puisque ça n’existe pas, mais de la castration de l’Autre. C’est-à-dire de ce qui peut être demandé à l’Autre et de ce qu’on sait demander à l’Autre qu’on ne saurait pas se demander à soi-même.

Le fait qu’il y ait des savoirs inconscients en jeu, c’est un des points qui me paraît les plus féconds pour comprendre ce qui se joue avec Ovide, avec l’Ars amatoria d’Ovide. Parce que dès que vous approchez de cette zone de notre expérience érotique, vous voyez se profiler l’espoir d’une psychologie amoureuse, c’est-à-dire l’espoir qu’il y aurait un savoir de comment on peut aimer et se faire aimer. Je vous ferai remarquer qu’un des fantasmes secrets de l’analyse de l’hystérie, c’est cela : l’analyse ne va-t-elle pas me donner le « truc » d’une psychologie amoureuse ? Ne vais-je pas enfin savoir comment m’y prendre ? Un des derniers replis de la volonté de savoir et de la crampe sur l’impossibilité de céder narcissiquement est souvent là. C’est l’idée que la psychanalyse nous fournirait une psychologie amoureuse en état de marche. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de psychologie amoureuse. Il y en a une, bien sûr, il suffit de lire les grands moralistes. L’inconvénient, c’est qu’on ne s’en aperçoit qu’après-coup, car au moment où elle marchait, elle était inconsciente ! Il y a un savoir amoureux. On voit bien que des gens ont un savoir-faire stupéfiant qui leur permet de mettre n’importe qui dans leur lit. Le problème, c’est quand on leur demande comment ils font ce qu’ils font, c’est toujours après coup qu’ils en ont conscience et peuvent en parler. C’est une vraie expérience moderne de l’inconscient, et sophistiquée : de savoir que la psychologie amoureuse existe, mais c’est trop tard quand on veut savoir en quoi elle consiste. N’oubliez jamais que l’ars, ce n’est pas « l’art », c’est le « traité ». L’ars est un traité, en latin. Mais c’est ici un traité sur le mode du pastiche, parce que quand arrive le traité, il est trop tard. Ovide y est d’autant plus sensible, qu’une autre chose apparaît frappé par la malédiction de l’après coup : c’est l’efficacité rhétorique. Les ars de la rhétorique latine essaient de donner des règles de la persuasion, des règles pour déclencher l’émotion chez autrui, pour l’exciter au combat, pour lui faire reconnaître ses torts, etc. Or, nous savons bien qu’à partir du moment où on a la règle, on peut décrire ce qui s’est passé dans telle et telle situation, mais ça perd complètement son sens pour l’action au présent. On ne peut pas appliquer la règle pour produire l’effet, mais seulement pour en expliquer le succès. L’ars rhétorique porte ainsi en germe, dans la conception ovidienne de l’usage du langage, l’ars amatoria. C’est d’autant plus intéressant, c’est qu’à partir du moment où Auguste a mis bon ordre à la guerre civile, il n’y a plus de rhétorique politique, puisque les sénateurs sont appointés directement par l’empereur qui est le princeps senatorum, le premier des sénateurs. Les familles sénatoriales sont donc entièrement cooptées, il n’y a plus aucune carrière républicaine possible, et par conséquent la rhétorique devient un exercice vide où la seule possibilité d’articuler le langage puissant de la rhétorique, c’est de l’orienter vers les suasorias érotiques.

Ce modèle de l’échec de la psychologie amoureuse, il faut ne pas craindre d’en faire le modèle indépassable de ce qu’on appelle la « connaissance » psychanalytique, ou la psychologie psychanalytique. De la même manière, c’est ce qui la rend totalement vaine. C’est toujours ce qui me stupéfie dans les cours et les articles de psychologie faits par des psychanalystes à l’université, si je les compare aux séminaires de Lacan : si vous savez ça, vous ne savez rien ! C’est trop tard ! Au moment où vous êtes capables de parler de l’Œdipe du patient, du fantasme de tel enfant, etc., c’est fichu, vous n’êtes déjà plus dans la situation où ce savoir aurait été utile.

Ce qui pose une question extrêmement grave et dont on parlera avec Guy Le Gaufey, c’est que ce que nous apprend l’échec de la psychologie amoureuse, c’est qu’on ne peut pas faire de vignette clinique, par exemple. Au moment où on commence à décrire le cas, il est mort, puisque ce que vous décrivez, vous auriez dû savoir, sauf que si vous l’aviez su, il n’y aurait pas eu d’inconscient « en cause ». Souvenez-vous de Bion dans Second Thoughts. Je crois que c’est par l’amour qu’on apprend très réellement, chez Lacan, que le savoir vient trop tard. C’est par l’amour qu’on apprend que le savoir inconscient est opératoire à un autre niveau que celui où on aurait pu en donner la règle de façon intéressante ou utile. Cette éducation par l’amour qui est l’éducation fondamentale de l’analyste, a des conséquences. On voit apparaître, à l’horizon, de la même manière que l’amant rêve d’une psychologie amoureuse parce qu’il pleure sur les femmes qu’il a perdues, le rêve d’une « connaissance » psychanalytique.

Remarquez qu’on peut appliquer à mon propos ce que je raconte ! Je ne suis pas sûr que l’idée que j’ai souvent soutenue, que les concepts psychanalytiques n’ont de sens que quand ils sont formulés dans des questions, et jamais dans des énoncés affirmatifs, soit tout à fait à la hauteur de ce dont il s’agit. Le jeu de mot essentiel de la fin de l’œuvre de Lacan : « l’insu que sait de l’Une-bévue, s’aile à mourre », cette espèce de machin joycien qui fait référence à Psyché et Eros, condense, sous forme de malentendu, le malentendu. C’est une manière de bien entendre en quoi consiste le mal entendu. ON n’aura pas mieux, et ce n’est pas grand-chose. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il y a malentendu qu’il n’y a pas des contraintes de structure sur le malentendu, lesquelles peuvent être elles-mêmes fort bien entendues ! « L’insu que sait de l’Une-bévue, s’aile à mourre » repose sur cette idée amusante, qu’il y aurait une tendance psychique liée à la phallicisation, donc prise dans le registre névrotique et notamment hystérique, où le malentendu, pour l’homme, c’est que « ça va sans dire », et pour la femme, « ça ne va pas sans dire ». « Ça va sans dire » : il y aurait quelque chose de l’amour chez l’homme qui serait pris dans une sorte de recouvrement phallique qui lui rend impensable le manque dans l’Autre. « Ça ne va pas sans dire » … quoi ? La vérité, fait qu’une femme voudra que ce manque qui n’est pas spécialement manque de vérité, parle, soit une bouche qui dise une vérité. C’est de ce côté-là qu’une femme peut errer : c’est d’aller demander quelque chose de l’ordre de la vérité, dans ce trou qui porte du désir, et qu’elle traite comme une bocca di verita d’où devrait sortir le vrai sur le désir, ce dont elle n’a cure.

Après ayant dit beaucoup de mal des femmes, je vais faire une remarque à ce sujet. Ces choses qu’on entend quelque fois sur les femmes castratrices, et sur le fait que c’est pas si mal qu’une femme soit castratrice, ne me paraît pas pouvoir être dérivé de ce que raconte Lacan. Je crois qu’une femme est si peu castratrice, à certains égards, sauf évidemment lorsqu’elle se propose d’enlever quelque chose en trop qui n’a jamais existé, et donc d’avoir une pratique de mutilation sur ce qu’elle projette imaginairement sur son homme, qu’il se pourrait bien que l’attention féminine à l’amour « redresse » – c’est le mot qu’emploie Lacan – le désir masculin. Qu’en particulier, ça ouvre la possibilité que cette attention féminine au manque empêche le désir sexuel masculin de s’éteindre sur ce qui ne serait qu’une jouissance d’organe. C’est une position que tient parfois Lacan et qui n’a pas été très explorée, car elle a une conséquence dérangeante, qui est que la jouissance masculine dans l’amour ne culminerait plus dans un accomplissement génital. Il se pourrait bien qu’il y ait une manière pour les femmes de prendre ce qu’il en ait du désir sexuel masculin, et de faire en sorte que justement ça ne s’épuise pas dans du génital, sans qu’à proprement parler ça soit pervers (infantile, régressif), et cependant en affranchissant ce désir d’une certaine normalité. Précisément, et faites attention à cela, de la normalité phallique. Au fond, s’il y a une chose qui n’obéit pas à la normalité phallique, c’est le phallus lui-même. Pensez à ce que dit Wittgenstein du mètre-étalon en platine qui est conservé à Sèvres : à la fois il mesure un mètre, et il ne mesure pas un mètre (car c’est ce qui est mesuré à lui qui mesure un mètre). Le rapport féminin au manque, de même, c’est ce qui soulage le phallus d’être « normalement » phallique. C’est dans le séminaire sur le Nom-du-père que Lacan suggère cela. C’est un peu troublant, donc, parce que ce ne serait pas du tout un privilège féminin, que ce soit le corps féminin qui soit pris dans la jouissance. Le corps masculin pourrait être pris dans la jouissance bien au-delà de ce qui est simplement son satisfaction génitale. Il y a enfin là quelque chose qui est mis en jeu chez Lacan, et qui est probablement le point sur lequel on voit le mieux en quoi il se démarque de ce dont j’avais parlé la dernière fois, qui est l’idéal des conclusions de cure des années 50 : avoir accès à l’amour génital, et finalement ce qui est un peu pervers, la positivation du phallus qui fabrique les canailles souriantes dont le cinéma américain fait un type idéal. Il y aurait la possibilité, ainsi, que l’érotisme masculin soit déplacé par rapport à la jouissance d’organe.

Je vais faire une pause ici. Le discours de Lacan est fascinant. Voyez ce que fait Jean Allouch, depuis des années, dans son séminaire « L’amour Lacan », où il explore avec un détail et un raffinement qui est bien au-delà de celui que je mets en place ici, mais sur les mêmes lignes, c’est-à-dire : si on ne veut pas que Lacan se transforme en espèce de bâton à redresser la jeunesse déviante d’aujourd’hui, il est essentiel de montrer qu’il a toujours laissé dans son analyse de la structure, cette place à l’amour comme défaillance de la structure. Il ne s’est autorisé à dire quoi que ce soit sur les hommes et les femmes, qu’à partir de la question : à partir de quand l’amour se sexualise-t-il ? Ce qui fait qu’on arrive à des choses paradoxales, comme le fait qu’on ne sait plus très bien si je suis un homme, si Unetelle est une femme, parce qu’on ne sait pas très bien à partir du moment où on examine les choses à partir de l’amour, et de rien du tout qui ait le moindre rapport à l’anatomie, on ne sait plus à qui on a affaire. Ce qui est sexe dans l’analyse se détermine tellement en rapport à l’amour de transfert, qu’on ne sait même plus quel sens il donne à « homme » et « femme ». Ça pose bien sûr un problème : était-ce bien la peine de continuer à utiliser « homme » et « femme » si ça n’a plus de rapport avec le langage commun ? Mais il y a quand même ici des espèces de remue-ménage, d’ébranlement dans la possibilité d’identifier ce qui est masculin et féminin.

 

*

 

Je voudrais donc soulever l’hypothèse qu’après tout, ce discours sur l’amour que tient Lacan, qui n’est pas de l’ordre de la structure, mais de son désordre, en quoi est-il pris dans un mythe de l’amour ? Je crois que le matérialisme, le cynisme libertin auquel puise Lacan est peut-être une direction plus féconde à explorer que l’amour platonicien et les exaltations sur Dante souvent mises au premier plan. L’amour auquel l’analyste a affaire, l’amour de transfert, dans le meilleur des cas, est un amour relativement impur qui pose la question du trouble. C’est ça qui débouchera à la fin sur la question de la sublimation, car je ne veux pas perdre de vue qu’on va de l’amour à la sexualisation de l’amour, et non du constat de la différence des sexes à la question de savoir comment les uns et les autres aiment. C’est d’une analyse de l’amour, que chez Lacan on procède pour voir comment l’amour se sexualise. L’appoint des Métamorphoses d’Ovide, c’est qu’il me semble qu’on mesure à les lire combien la présence pervasive du mythe dans la saisie structurale des éléments psychiques en cause dans l’amour est palpable à tous les pas de la démarche de Lacan. Si nous entendons ce qu’il dit de l’amour, c’est parce que ça résonne, ce type de mythe. Ces significations ne résonneraient peut-être pas aux oreilles d’un Japonais. Ma lecture de Narcisse et d’Echo, elle ré-énonce simplement ce que la conception de Lacan se voue à rendre calculable et nécessaire. Elle le dit en étalant les cartes, et grâce à ces signifiants, nous sommes affectés par des sentiments qui nous permettent d’identifier l’amour, l’émotion, et finalement la mort. Ce qui est tout à fait extraordinaire, dans ce passage des Métamorphoses, c’est la mise en batterie de toutes les figures de Lacan : le reflet, le malentendu, la présence latente de la bisexualité – puisque c’est Tirésias, le devin lui-même transformé, qui prophétise le destin de Narcisse –, le rapport au non-savoir ou au non-voir –, de la malédiction marginale de l’homosexualité, puisque celui qui appelle la vengeance de Némésis sur Narcisse, c’est un garçon à qui Narcisse n’a pas accordé ses faveurs, et finalement, à travers ce jeu de l’actif et du passif, des transformations auxquelles se livre le personnage, l’appel sidérant que lance Narcisse à quelque dieu obscur qui l’exauce, à se séparer de son corps propre en voulant l’absence de ce qu’on aime.

On a l’impression que là, je ne dirai pas que le jeu est joué, mais les cartes semblent étalées, puisque nous ne faisons que voir à l’intérieur de quel espace on va pouvoir rendre tout ça nécessaire. Mais le rendre nécessaire, ça n’invente pas une nouvelle carte. C’est ce que je voulais cerner : il y a chez Lacan un type de mythe que j’appelle ovidien qui nous met dans la possibilité d’entendre ce qu’il dit de l’amour. Et vous noterez que la métamorphose finale qui s’en suit est une substitution directe d’un corps à un autre. Autrement dit, de la fleur à Narcisse. Ce n’est pas du tout une transformation du corps de Narcisse en fleur. C’est une substitution. Tandis que son âme va aux enfers, où – trait de génie d’Ovide qui invente tout, puisque je vous rappelle que la mise en relation de Narcisse et d’Echo est une invention d’Ovide – son âme va éternellement se contempler dans les eaux du Styx. Une sorte de dédoublement persiste : ça continue de l’autre côté du miroir, ça continue dans la mort.

L’importance de ce non-savoir dans l’amour est je crois l’un des piliers de la conception ovidienne du désir. Ça se voit notamment dans la métamorphose d’Apollon et de Daphné, puisque ce non-savoir n’est pas la marque d’une insuffisance des hommes par rapport aux dieux. Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas des dieux, que nous ne pouvons désirer qu’à la condition du non-savoir. Ça frappe aussi Apollon.

Voyez le chant I, vers 490-491. Je vous lis la traduction :

« A la vue de Daphné, Phoebus (c’est-à-dire Apollon) est amoureux et veut s’unir à elle. Leurré par sa propre parole prophétique, il croit avoir ce qu’il désire ».

C’est un vers difficile à traduire, parce qu’il veut dire que la puissance hallucinatoire du désir est plus forte que la divination. C’est le même qui est au vers 517-518, qui se vante à Daphnée d’être le dieu devin :

« Par moi est mis au jour ce qui sera, ce qui fut et ce qui est ».

C’est ça l’ironie de la chose : s’il est le dieu devin, comment ne sait-il pas qu’il n’aura pas Daphné ? Il ne le sait pas, parce que la condition structurale du désir, c’est ce non-savoir qui s’applique aussi bien aux dieux qu’aux hommes.

J’aimerais vous faire valoir que dans ce dispositif de distribution des cartes, c’est-à-dire des signes par lesquels nous sommes poétiquement affectés et saisis dans la description de l’amour, chez Ovide, il y a toutes sortes de transformations. Les cartes se déplacent exactement comme dans l’analyse structurale des mythes. Ça n’a de sens que parce que, quand vous inversez les valeurs, les valeurs s’inversent systématiquement en produisant d’autres figures mythiques. Et c’est par ces opérations de transformation et de métaphore que nous touchons du doigt le dispositif.

A mon avis, le mythe d’Hermaphrodite qui est au chant IV, aux vers 285-388, est en fait le symétrique logique du mythe de Narcisse et Echo. Hermaphrodite est le fils d’Hermès (Mercure) et d’Aphrodite (Vénus), et lorsqu’il se trouve au bord de l’étang, il est précisé que l’étang est tellement transparent qu’on voit jusqu’au fond. Nous ne sommes pas là dans la dimension de l’eau qui réfléchit, mais de l’eau absolument transparente. Et ce qui est inversé, c’est qu’au lieu d’avoir le mythe de la nymphe qui se baigne et qui est surprise par le jeune homme, c’est au contraire le jeune homme qui se baigne, et qui est surpris par la nymphe :

« Il dépouilla son corps juvénile de ses vêtements souples, Salmacis le trouva encore plus à son goût, s’enflamma de désir pour sa splendide nudité. Les yeux de la nymphe était aussi brûlant que lorsque de Phoebus, la lumière éblouissante se réfléchit dans un miroir placé face à son disque pur ».

Le miroir, où est-il ? Il est dans les yeux de la nymphe. Salmacis, la nymphe, à l’inverse d’Echo, ne chasse pas. Au contraire, c’est elle, à la différence d’Echo, qui se contemple : c’est pour elle que l’eau est un miroir. Elle coiffe « souvent sa chevelure avec un peigne du Cytore et contemple l’onde pour savoir ce qui lui sied le mieux ». Vous avez une inversion des deux rapports : la nymphe se réfléchit tandis que l’autre voit le fond transparent de l’eau. Nouvelle symétrie : au moment où elle le voit, elle cueille une fleur, justement. Par hasard, d’ailleurs, prévise Ovide. Et elle entreprend, d’une manière acharnée, sans aucun des échecs qui marque les échecs d’Echo à pouvoir se faire entendre, elle entreprend de le séduire. Il se refuse, et elle s’unit de force à lui, non pas dans l’eau, mais dans l’élément de l’eau. Ce n’est pas la surface du miroir qui sépare narcisse de son propre reflet, mais c’est quand on a passé la surface, quand on est dans l’élément en arrière dans l’espace ouvert de l’autre côté de l’onde, qu’elle l’entraîne dans la profondeur et qu’elle le noie. (On sait par Tite-Live que les hermaphrodites étaient noyés, systématiquement, à Rome.) Or, la chose que demande Hermaphrodite une fois que la nymphe s’est totalement unie à lui et a demandé à devenir inséparable du garçon qu’elle étreint, c’est que l’eau soit désormais empoisonnée. Les dieux répandent dessus un medicamen, c’est-à-dire « drogue » et à la fois « fard », quelque chose de ce genre. La fin d’Hermaphrodite résonne de façon tout à fait étonnante :

« De même, une fois leurs membres accolés en une étreinte implacable, ils ne sont plus deux, mais « une forme double que l’on ne peut nommer fille ou garçon, ne semblant être ni l’un ni l’autre, mais l’un et l’autre. Donc lorsqu’il voit que ces eaux limpides où il s’est plongé l’ont rendu androgyne, et qu’en elle ses membres se sont affaiblis, Hermaphrodite en tendant les mains et d’une voix qui n’était plus virile, dit : « accordez une grâce à votre enfant, qu’il porte vos deux noms, ô mon père et ma mère. Que tout homme qui entrera dans cette source en sorte efféminé, et qu’au contact de l’eau, il s’abolisse sur le champ ». Emus, les deux parents prirent en compte le vœu de leur enfant bisexué, et versèrent dans la source une mauvaise drogue. »

« L’enfant à deux formes » résonne avec le « Cujus erat facies in qua materque paterque/cognosci possent » (290-291) et avec le nom des deux parents unis dans celui de leur enfant, Hermaphrodite. Ce qui résonne ici je crois de la façon la plus étonnante, c’est la façon qu’ont les enfants de demander comment on peut être le fruit des deux mais n’avoir que le sexe d’un seul. C’est ça l’énigme d’Hermaphrodite ! Et ça explique aussi pourquoi la ressemblance physique de deux personnes peut les pousser à s’aimer intensément, quand ils ne se rendent pas compte qu’ils se ressemblent.

Je passe à Orphée et Eurydice à cause de deux motifs essentiels. Parce qu’il y a là, à nouveau, comme dans les figures de traversée du miroir, d’inversion, de profondeur des surfaces et des mélanges du masculin et du féminin qui sont tenus à distance par des raisons qui sont dans notre imaginaire complètement impensables. Ce qui fascine aussi dans Narcisse et Echo, c’est qu’il y a une sexualisation de l’image, du rapport au double. Quand on a franchi la surface du miroir, de l’autre côté du miroir, le masculin et le féminin se mélangent en se recroisant de façon désormais indémêlables, c’est Salamcis et Hermaphrodite. Dans Orphée et Euridice, vous avez l’un des grands motifs-clé d’Ovide : détourner les yeux. Rappelez-vous que dans les Tristes, il déclare qu’il a vu ce qu’il ne devait pas voir. C’est un motif orphique : il y a le double motif de Psyché découvrant Amour, et il y a l’identification d’Ovide à Orphée, puisque dans les chants X et XI il laisse parler Orphée à sa place : Orphée prend la place d’Ovide pour raconter les métamorphoses, et pas n’importe lesquelles, vous allez voir. Il y a chez Orphée la figure du « ne pas se retourner pour voir », puis une autre figure très poignante, et la dernière à mon avis de la combinatoire du rapprochement des images les unes dans les autres, c’est l’embrassement inversé ; à rebours, le recul perceptif de l’objet perdu, de part et d’autre, d’une surface ou d’un éther immatériel.

J’avais été très sensible à ce passage.

Lorsque Orphée quitte les enfers, Ovide dit :

« Là, dans la peur de la perdre et le désir fou de la voir, l’amant tourna les yeux. Sur le champ elle fut tirée en arrière, et lui tendant les bras, la malheureuse luttait pour retrouver l’étreinte, mais elle ne saisit que l’inconsistance de l’air ».

En latin, il y a une sorte de mouvement : il ne peut pas embrasser celle qu’il embrasse, « Bracchiaque intendens prendique et prendere certans » (X, 58), et cette espèce d’éloignement est en quelque sorte l’image symétrique et inverse de la fusion du miroir dans Narcisse, ou du mélange des corps dans Hermaphrodite.

« Et, mourant une dernière fois, elle ne dit strictement rien contre son époux. De quoi se serait-elle plainte, sinon d’être aimé ? Mais prononça un dernier adieu qui ne parvint qu’à peine à ses oreilles, et elle retomba au lieu d’où elle était sortie ».

Lorsque Eurydice s’évanouit, elle est donc encore une ombre parmi les ombres. Autrement dit, comme les grammairiens antiques interprétaient ce passage, les dieux n’ont en réalité donné à Orphée qu’un rêve : elle reste une ombre, elle n’est pas encore sortie. C’est avant d’être redevenue chair et vivante, qu’il se retourne. C’est donc l’éveil du songe d’amour qui lui fait perdre Eurydice. Et ce n’est pas pour rien que la figure de Morpheus, le fils de Sommeil, donne sa structure aux métamorphoses. Le propre de Morpheus est d’apparaître en rêve sous l’apparence des êtres vivants, concrets. Le point frappant, c’est que ce qui se passe dans ce déchirement, c’est l’éveil du rêve d’amour pour Eurydice, qui est et qui a toujours été morte : elle est piquée par un serpent le jour de son mariage. C’est-à-dire que les dieux paient de songes les poètes qui les séduisent. Par la suite, déçu de la perte d’Eurydice, Orphée devient homosexuel. C’est même le choix systématique des garçons qui caractérise le reste de sa vie, et toutes les métamorphoses ensuite discutées sont des métamorphoses d’éphèbes : c’est Ganymède, c’est Pygmalion, etc.

A chaque fois, dans toutes ces figures, on voit permuter le double, le double homosexuel, la fusion des deux sexes, le miroir, la proximité, les différentes figures de l’embrasement, les espaces perceptifs à l’intérieur desquels reculent, avancent ou traversent les objets aimés. L’espace de la rencontre et les disjonctions ont les propriétés je crois d’une bouteille de Klein. C’est pour cela qu’après avoir écrit « âmour », Lacan écrit « a-mur », au sens où ce qui lui importe est de voir comment se constitue cet espace intermédiaire de part et d’autre duquel l’amour se sexualise ou se désexualise, et où comment finalement à travers l’image de soi dans l’autre quelque chose de l’autre sexe devient captant et saisissant. Et ce qui lui importe est d’attraper la topologie de ce type d’espaces. Comment pouvons-nous avoir ces sentiments de fusion, pourquoi est-ce que nous installons dans des espaces particuliers ses échanges d’intimité avec les êtres que nous aimons, et comment ces espaces obéissent-ils à certaines contraintes ?

Je crois que la puissance évocatrice pour les peintres maniéristes des Métamorphoses d’Ovide puise là je crois une de ces sources. Dans les peintures consacrées à Ovide, ce qui frappe, c’est le jaillissement de la toile, où est utilisée la structure de l’espace de la toile pour dérober dans la profondeur le regard de désir qui traverse et qui habite chacune de ces métamorphoses. C’est très sensible, parce qu’à la National Gallery où sont exposés un ensemble considérable de ces tableaux, se confirme l’idée de Daniel Arasse, pour qui les perspectives sont des Annonciations, au sens où la perspective permet de construire ces points de fuite, cette présence de l’infini qui vient faire irruption à l’intérieur de l’espace, dans quelque chose qui est optiquement déjà une Annonciation de Dieu dans le fini. Et dès les premières utilisations humanistes conscientes des Métamorphoses d’Ovide, la perspective est utilisée non pas du tout pour traduire cet ordre secret, mais pour indiquer l’envie de voir. Ce qu’il ne faut pas voir est indiqué avec un point de fuite, mais qui est point d’horreur et de fascination.

Même s’il n’y a pas dans les Métamorphoses d’Ovide l’histoire d’Eros et de Psyché, qu’on trouve dans sa forme la plus riche dans Apulée, je crois qu’on peut facilement un mythe symétrique qu’on peut voir par les détails, et qui est le mythe qui dit une partie de la vérité du mythe d’Eros et Psyché : c’est au chant X la métamorphose de Myrrha. Pourquoi ? Parce qu’elle aime son père, elle est amoureuse de lui, elle est dévorée atrocement par cette passion sexuelle, et elle ne veut pas qu’il en voit quoique ce soit. C’est à son insu et avec l’aide de sa nourrice horrifiée qu’elle se glisse dans son lit. Et une nuit, le père prend une torche, et éclaire le corps de l’amante qui se livre à lui, et découvre Myrrha qui est enceinte. Et Myrrha s’enfuit. Et c’est là, s’enfuyant, qu’elle est métamorphosée en une myrrhe qui coule « goutte à goutte » exactement comme la goutte de la lampe de Psyché tombe sur le corps d’Eros, et lui fait savoir qu’il a été vu. L’enfant de Myrrha et de son père, c’est Adonis !

Transformation-rebond du mythe, donc, dans le mythe d’Adonis : pourquoi Vénus aime-t-elle Adonis ? Parce que son fils, Eros, a piqué le sein de Vénus avec sa flèche sans le savoir. Nouveau rapport, non pas père-fille, mais mère-fils. Et c’est ça qui fait d’Adonis l’objet du désir de Vénus. Il est donc protégé des vertus viriles : pour qu’il ne lui arrive rien de fâcheux, raconte Ovide, elle le dissuade de chasser, de faire la guerre, etc., mais il désobéit, est tué par un sanglier et est transformé en Anémone pourprée.

Je conclus sur Ovide, en pointant que plus je parcours ces métamorphoses où tout est distribué autour de la question du miroir, du sexe, du double, de la division, du mélange des corps, etc., où tout est distribué en symétries et en décalages, en rapports qui s’inversent de génération en génération, autour du conflit entre les lois et l’amour, etc. Et l’ordre dans les corpora est constamment fixé par ce principe séparateur qui distribue les symétries et les décalages, les parités et disparités, et qui est ce qui ne peut être nommé que Φ, le symbole phallique dans tout son caractère paternel, ordonnateur et fondateur. Ce n’est certainement pas pour rien que cette immense poème qui commence par la mise en ordre du chaos par une divinité inconnue se termine par l’apothéose de César, caesar, la coupure, celui qui est le Romain divinisé et dont Auguste est l’héritier véritable, le vainqueur des guerres civiles. L’apothéose de César vient dire la vérité du dieu inconnu qui avait mis au début du poème en ordre les éléments du chaos. Et ainsi, la clef de voûte de toutes ces métamorphoses reste une apothéose, l’apothéose du pater qui est le premier titre religieux de l’empereur, au sens où il n’a pas d’Autre, il est véritablement l’image de Jupiter sur Terre. (Et la seule chose qui peut lui être refusé par le sénat, c’est la divinité, car le sénat peut refuser de voter l’apothéose de l’empereur mort.) Bien sûr, vous comprenez l’importance civile d’un poème comme l’Enéide, qui est une apothéose d’Auguste, ou des Métamorphoses qui est le poème concurrent et qui est lui aussi une apothéose, qui est là pour fixer que la dynastie des Julii restera éternellement.

Un des points les plus troublants, dans tout cela, c’est : qu’est-ce qui fait le lieu ou la combinatoire de tous les sexes, les images, les dieux, les nymphes, etc. ? C’est qu’il n’y a pas d’homosexualité féminine ! Ou plutôt, si, il y a un seul cas d’homosexualité féminine à ma connaissance dans Ovide, c’est l’histoire d’Iphis. C’est une vierge amoureuse d’une vierge. Et l’opération de la métamorphose, c’est qu’au moment où elle se marie, le dieu la transforme en homme ! C’est très intéressant ! On copule avec les animaux, les dieux, etc., mais l’homosexualité féminine… Il ne peut pas y avoir une fusion de deux corps de femme ! Il y a quelque chose là de l’ordre de la césure : il ne peut pas y avoir fusion de deux corps de femme, il ne peut pas y avoir un rapport en miroir qui se maintient. Il doit y avoir l’opération d’une certaine transformation, décalage, symétrie qui s’impose, et elle s’impose dans le sens d’une masculinisation. Iphis a en plus une particularité. Vous savez que chez les romains, quand un enfant naît, on procède à l’elevatio, c’est-à-dire qu’on dépose aux pieds des parents le nourrisson, et le nourrisson est accepté, vivra à la condition que le père lève l’enfant au-dessus de son corps. Ce qui a pour signification : « Il vivra plus longtemps que moi ! ». Tout le problème, au début de l’histoire d’Iphis, est de savoir si Iphis va être élevée ou non.

Pourquoi ai-je parcouru cette espace d’Ovide ? C’est pour montrer que Lacan, et nous-mêmes, sommes complètement imprégnés d’un certain nombre de ces images, et que par beaucoup d’aspects, ce que j’ai raconté sur la théorie lacanienne de l’amour, ça ne vise qu’à rendre calculable et prévisible un certain nombre de jeux entre ces grands signes par lesquels nous sommes si incroyablement affectés ! La prégnance psychologique des motifs d’Ovide a quelque chose d’incroyable ! On est vraiment au contact le plus direct des images qui nous affectent toujours le plus profondément. Lisez Narcisse et Echo, lisez les commentaires pour séduire une belle à Rome dans l’Ars amatoria, lisez des textes sur le maquillage des femmes ! La proximité est radicale !

Une des questions qui se pose donc est de savoir quelle est la marge de manœuvre des modernes par rapport à cette donne ovidienne de l’amour. Vous savez qu’un des points les plus litigieux des polémiques qui séparent les analystes, porte sur l’homosexualité féminine. Ce n’est pas pour rien que la question de l’amour dans l’homosexualité féminine, et même les façons de dépsychiatriser, de concevoir ce qui peut se passer en amour entre femmes, ne cesse de poser de graves problèmes. Ce n’est pas pour rien si Jean Allouch, par exemple, s’est intéressé à « La jeune homosexuelle » en montrant l’inconsistance profonde de l’analyse freudienne.

Un très beau livre va paraître, dans les prochaines semaines, de Geneviève Morel, qui a rouvert ce dossier en montrant que l’homosexualité féminine est un problème autrement complexe, qu’il n’y a aucune figure-type de l’homosexualité féminine qu’on puisse dériver de l’histoire de Freud, et comment faire jouer l’analyse lacanienne dans un registre peut-être différent. Avoir égard à ce que Lacan permet de penser là-dessus, c’est penser un Lacan bien moins phallique, bien moins du côté de l’ordre symbolique qui vient réguler l’ordre imaginaire, et bien plus intéressé par l’effet perturbateur du réel, de l’objet et de la Chose, autrement dit, où la signification de l’amour n’est pas simplement qu’il y a des signifiants qui sont imaginarisés, pétrifiés, gelés en quelque sorte dans leur dynamique propre, et que ça ferait des érotiques localisées historiquement, mais que fondamentalement, on reste dans la structure du désir ! De plus en plus, on voit bien qu’à partir du moment où certains signifiants deviennent un point fixe, il y va du réel ! Souvent, dans ses premiers travaux, ce que Lacan appelle le réel est mis du côté de l’inertie de l’imaginaire, du fait que ça ne bouge pas. Eh bien c’est là qu’il y a des possibilités de restructuration extrêmement profondes. Je parlerai la prochaine fois de l’amour de transfert et d’un certain nombre de choses qui s’articulent à ce qu’on a dit ici.