Amour et sexe
Je
vais consacrer la séance de ce soir à un sujet extrêmement débattu, qui est
l’amour de transfert, sur lequel il y a surabondance de travaux, de résumés, de
cours, etc. Je n’ai pas très envie de me contenter de rappeler des choses plus
ou moins connues. En même temps, il est très difficile de ne pas entrer dans le
détail de cette question, de la façon dont elle se pose chez Freud et Lacan. Je
ferai quelques remarques sur Kohut, Balint et Strachey,
pour des raisons que vous verrez. Ce que je vais essayer faire, c’est de nous
mettre dans une situation un peu nouvelle à l’égard du problème.
La
situation de fraîcheur, ça serait de considérer qu’au fond, la notion de
transfert change quelque chose à la notion d’amour. Une bonne théorie du
transfert modifie ce que recouvre le terme d’amour, et c’est aussi un des
points par lequel on rejoint ce que je vous raconte sur Ovide et l’espace
mythique à l’intérieur duquel se déplace Lacan. C’est par les théories du
transfert qu’il est le plus fortement mis en jeu, puisque dire qu’il y a de
l’amour de transfert, que le transfert repose sur de l’amour, c’est faire appel
à une notion de l’amour qui est bien évidemment surprenante. De la même
manière, à mesure que vous êtes capables, par des moyens qui ne sont pas
intrinsèquement psychanalytiques – mais qui sont ceux auxquels j’ai eu recours
en vous parlant d’Ovide, de Kierkegaard, etc. –, de dire sur l’amour quelque
chose d’autre, c’est aussi une manière d’approfondir la notion de transfert en
se servant de l’appui que transfert et amour ont l’un sur l’autre pour faire
bouger ensemble les termes. Il est bien certain que Lacan a lu beaucoup de
Kierkegaard, qu’il a une certaine idée de ce qu’on appelle l’amor intellectualis
dei dans l’Ethique de Spinoza.
C’est un type de référence, d’analyse du concept, qui vient bouger les choses
par rapport à ce qui est le repérage freudien de l’amour qui vaut dans un autre
espace qui est notamment l’espace viennois, celui de la nouvelle et du théâtre.
D’ailleurs, Freud le dit explicitement, de Strindberg et d’Ibsen notamment.
Je
crois que la notion d’amour dont Lacan parle, il en parle un peu comme il parle
de l’acte : on ne sait jamais s’il parle de l’acte en général, ou s’il
parle de l’acte psychanalytique qui est l’interprétation, car il y a une sorte
de tentative que les phrases puissent se lire de différentes manières en sorte
qu’on ne sait jamais trop si c’est l’amour de transfert, ou l’amour tout court,
qui est en cause. Cette ambiguïté est un moyen pour Lacan – c’était
probablement le cas aussi chez Freud – de déstabiliser ce à quoi on s’attend
lorsqu’on parle d’amour, et de se servir de cette déstabilisation pour modifier
nos attentes lorsqu’on parle de transfert. Je vais donc prendre comme fil conducteur
le fait que théoriser l’amour de transfert, ça n’a de pertinence que si vous
maintenez la surprise d’une perpétuelle découverte d’un sens de l’amour, d’un
sens du transfert, et donc d’un sens de l’amour de transfert.
Cette
découverte surprenante, il faut qu’elle ait des accointances avec des
expériences singulières, qu’on peut faire dans une cure tant d’ailleurs sur le
divan que sur le fauteuil, de ce à quoi tout d’un coup, on a affaire. Chose
qui, pour être juste, ne peut être qu’à chaque fois quelque chose qui prend par
surprise. Il y a un lien intrinsèque de l’amour et de la surprise que Lacan
finit par amener – à force de vouloir tout “désentimentaliser”
– à l’idée qu’il n’y a de vraie amour – il l’écrit alors au féminin – qu’à
partir du hasard, de la rencontre de hasard. Une des choses essentielles pour
Lacan, et qui le met du côté du réel, c’est le hasard : on tombe
sur quelqu’un ou quelqu’une, et il y a là quelque chose d’absolument
indispensable à l’établissement de l’amour. Bien évidemment, vous verrez
comment il essaie d’attraper ce problème du hasard dans une certaine logique,
la logique étant « la science du réel », pour lui. Mais au départ, je
crois que le critère de ce qui peut être juste dans une théorie de l’amour de
transfert, c’est la manière dont elle va s’approcher de l’étonnement dans
lequel on se trouve, d’avoir éventuellement causé à quelqu’un ou quelqu’une
pendant des années, et de s’apercevoir avec étonnement, que ce dont il s’agit,
c’est véritablement d’amour. Un des points qui est d’ordre logique sur la
notion d’amour, c’est qu’il est très difficile de dire d’avance à quoi va
ressembler l’amour. On est toujours surpris par ce en quoi consiste l’amour,
par ses voies, par le réel extrêmement surprenant qui l’accompagne.
Autrement
dit, on ne peut pas dire si telle chose va tomber sous le concept d’amour. Si
quelque chose de ce genre a lieu, on va dire que ça a un air de famille :
il y a des amours qui se ressemblent, et toujours selon le concept d’air de
famille que vous trouvez chez Wittgenstein ou Rosch,
qui consiste, en somme, à dire que a ressemble à b, b ressemble
à c, c ressemble à d, et d à e mais aussi à c,
mais a ne ressemble pas du tout à e. Nous n’arrivons à accéder à
une approche de « c’est peut-être de l’amour, ce que je ressens »,
que par ressemblance et comparaison.
Une
deuxième chose importante, c’est qu’on ne peut pas se faire aimer. Un célèbre
philosophe de la théorie de la décision, Jon Elster,
a fait un travail remarquable sur ce qu’il appelle les « actions aux effets
essentiellement secondaires ». C’est-à-dire que si vous faites une action
dans le but d’obtenir un certain effet, le simple fait de faire cette action
dans ce but, fait que l’effet ne se produit pas. Par exemple, on ne peut pas se
faire aimer. Si vous essayez, vous vous faites détester. C’est un élément
fondamental pour comprendre dans l’histoire un certain nombre de pratiques. Si
vous lisez Balthasar Gracian, comment se faire aimer, élire, apprécier,
choisir, il y a tout un art qui consiste à trouver des procédés qui permettent,
en faisant les choses d’une manière qui n’apparaît jamais comme étant
intentionnelle, de les obtenir par un effet détourné. Toutes les cultures –
voyez Norbert Elias – sont confrontées au problème des actions dont l’effet est
essentiellement secondaire. La psychanalyse a constamment affaire à ce type
d’action, puisque l’entreprise qui consiste à vouloir faire guérir aboutit
rapidement à une aggravation des symptômes. L’une des choses auxquelles
s’intéresse Elster, c’est le projet (thérapeutique, entre autres) qu’on trouve
dans toute société, qui consiste à essayer d’obtenir un résultat sans l’avoir
voulu. C’est un point qui est tout à fait essentiel pour penser ce dont il
s’agit dans l’amour de transfert.
Certes, il
y a d’autres moyens de nommer la relation comme étant une relation d’amour,
notamment les imagos œdipiennes, mais pas seulement. Ce soir, ce que je vais
faire, dans cet esprit, c’est partir de ces décalages successifs qu’on peut
trouver chez Freud puis Lacan, en essayant de montrer qu’au fond, au lieu
d’intégrer cela à une théorie systématique du concept de transfert chez Freud
puis Lacan, on devrait faire apparaître la stupeur de Freud puis de Lacan, de
voir que l’amour de transfert peut prendre cette forme, et chez Lacan ces
objets absolument inouïs qui ne sont plus du tout les imagos œdipiennes, mais
qui déplacent sans cesse la signification de l’amour et du transfert.
*
Ce
que je voudrais essayer de faire, ce serait d’indiquer les points de rupture en
se demandant s’il n’y a pas à penser la surprise qui nous intéresse
psychanalytiquement, lorsque Freud par exemple va passer d’une vision du
transfert comme fausse association – « c’est marrant, elle me prend pour
son père ! » – à quelque chose comme le quiproquo qui n’est pas une
fausse association, puisque c’est un procédé de comédie. Freud va s’apercevoir
qu’on ne peut pas avoir une position de surplomb d’où l’on va constater que
l’association est fausse, car l’association fausse est aussi bien faite par
l’analyste qui a cru que la patiente le prenait pour son père et qui donc a
répondu de cette façon-là ! On se trouve donc dans la situation de la
comédie, et l’amour est un « sentiment comique ». Je pense que ça ne
peut être rattaché qu’à la substitution de cette velléité d’objectiver
psychologiquement le transfert comme fausse association, dans le fait que dès
vous mettez le doigt là-dedans, vous êtes pris dans un système de quiproquo.
Dans un quiproquo, il n’y a pas un vrai qui
et un vrai quo : c’est
l’opération de substitution des sujets qui est essentielle. Cette substitution
des sujets ne sert dans la comédie qu’à faire émerger le phallique. Ça a deux
significations. Le quiproquo est une manière de dire que les effets
narcissiques d’identification à…,
tout ce qui est semblant de…,
narcissique, jeu de miroir et de reflet, n’est jamais clos sur un rapport
binaire. C’est ça que je veux dire. Le quiproquo, c’est tout sauf le « miroir
d’amour ». C’est tout sauf se reconnaître : dans l’amour, il y a
toujours plus de deux personnages en cause. Le quiproquo est probablement ce
qui va le plus fort contre les théories narcissiques du transfert, où il est
interprété comme une projection narcissique, du self sur le self de l’analyste.
Ce fut pour Kohut, pour Balint, des modalités
d’identification du transfert par ses effets les plus affectant au niveau du
narcissisme. Non seulement il y a cette rupture par rapport au narcissisme,
mais lorsque je parle de sentiment comique, c’est qu’on est toujours pris, dans
le quiproquo, pour ce qu’on n’est pas. On est toujours pris pour ce qu’on n’est
pas, mais c’est seulement après coup que ça paraît logique.
S’il
y a bien un des endroits où l’on voit très bien pourquoi on peut faire de
l’après-coup un concept ordonnateur de la psychanalyse, c’est qu’il y a une
logique dans les substitutions du quiproquo, mais la logique de la psychanalyse
impose que celui-même qui est capable de tirer la
conclusion, et de voir quelle était la logique de la chose, ne puisse le voir
qu’après-coup. Qu’il s’agisse du patient ou de l’analyste ! C’est un point
essentiel, parce que l’amour de transfert est aussi ce qui remet dans la disparité
des places de l’analysant et de l’analyste chacun à sa place. La logique même
de l’amour par lequel va passer l’amour de transfert fait qu’au fond aucun
n’est mieux placé que l’autre dans ce jeu de quiproquo.
Il
est assez commun que la conclusion d’une analyse se produise une dizaine
d’année après sa fin effective. La conclusion d’une analyse n’est pas quelque
chose qui se termine à la dernière poignée de main, ou à la dernière baffe
échangée entre le patient et l’analyste, mais à quelque chose qui est
essentiellement la mise en jeu d’un certain nombre de quiproquo et de
déplacements particuliers, le fait que c’est après coup que l’analyste va
pouvoir voir de quoi il s’agissait. On en a des témoignages impressionnants.
Par exemple dans Abîmes ordinaires, Catherine Millot
indique, vingt ans après avoir terminé son analyse avec Lacan, le point où la
chose peut lui apparaître comme un déplacement très singulier. Chez Freud,
après avoir fait le constat de la fausse association, il faudrait voir comment
il s’y prend.
Je
crois que ce qui manque gravement dans les histoires ordinaires que je connais
un peu de la psychanalyse fait par les historiens, c’est en général que la
notion de fausse association dans le transfert est une notion vraiment
originale dans le contexte hypnotique de l’époque. Dans le contexte hypnotique,
le grand problème qui se pose pour les hypnotiseurs, les magnétiseurs, c’est
comment un moi peut se substituer au moi de l’autre, peut s’en emparer. L’idée
de fausse association est l’idée qu’on ne s’empare pas du moi de l’autre. On
est dans un décalage, une fausse connexion, qui dissocie l’individu qui se
prend pour quelque chose, et qui prend l’autre pour quelqu’un d’autre. Dans le
contexte de l’hypnose, il n’est jamais venu à l’idée des hypnotiseurs, que si
on leur obéissait, c’était parce qu’ils étaient pris pour quelqu’un d’autre que
celui qu’ils étaient. C’est frappant dans la littérature de l’époque. La
deuxième chose, c’est que Freud se révèle être un élève de Bernheim – comme je
l’ai défendu ailleurs – plutôt que des autres hypnotiseurs. Car au fond,
Bernheim est le premier à avoir perçu que les sujets hypnotisés ne font pas ce
qu’on leur demande de faire, mais ce qu’ils feraient s’il était possible de le
faire sans en être totalement responsables. Autrement dit, ils ne font que ce
qu’ils désireraient faire. Peut-on hypnotiser quelqu’un pour lui faire
commettre un crime ? A l’époque, il y a eu tout un tas de procès à ce
sujet. L’un des seuls livres d’Hector Malo qu’on puisse lire sans pleurer
toutes les larmes de son corps, Conscience, est lié à un fait divers de
l’époque où le crime par hypnose, une séduction, je crois me souvenir, avait
frappé les contemporains.
Ce
qui est important dans l’idée de fausse association qui est à l’origine du
concept freudien de transfert, c’est ça. Freud, à partir de l’idée de fausse
association, met en cause l’intérêt qu’il y aurait à se laisser manipuler dans
cette direction plutôt que dans une autre. En 1900, lorsqu’il aborde dans la Traumdeutung la question du transfert, il l’aborde
donc d’une façon subtile, avec ces enjeux à l’esprit.
Il
y a deux représentations, je vous rappelle, qui guident de manière finalisée
l’association libre, qu’il appelle des Zielsvorstellungen,
des « représentations de but ». La première d’entre elles, dit-il,
c’est quand le patient parle pour guérir. Il y a à l’horizon qu’on vient
là pour guérir, parce qu’il y a une souffrance dont on veut se débarrasser. Il
y a une autre Zielsvorstellung, qui est
beaucoup plus discrète, qui est qu’on parle à quelqu’un, qu’on s’adresse
à lui. Et même quand le patient parle à l’analyste de
la relation qu’il a avec lui, même comme ça, il y a ce décalage d’un cran qui
fait que c’est encore à quelqu’un qu’on s’adresse pour parler de la
façon dont on s’adresse à lui. Ce qui fait qu’on ne peut jamais parler à
quelqu’un en parlant de la relation qu’on a avec lui, au même moment et au même
instant. Je peux parler à mon auditoire, mais je ne peux pas parler de la
relation que j’ai avec mon auditoire en parlant de ce que je fais en parlant à
mon auditoire, au moment où je parle à mon auditoire. Qui fait que la figure de
l’Autre le plus abstrait, est intrinsèque dans la parole : même quand vous
parlez de votre relation à l’Autre, il ne faut pas vous imaginer que vous
parlez de votre relation à l’Autre. Vous parlez de votre relation à l’Autre dans
une autre relation à l’Autre, dont vous ne pouvez pas parler à l’instant
même.
Une
des grandes opérations de ce que Lacan appelle le sujet supposé savoir, le
sujet du transfert, c’est le moment où il va souder ces deux Zielsvorstellungen. C’est au fond, à ses yeux, et
comme je le comprends, l’endroit et l’envers du même processus. C’est aussi –
et c’est un objet pour moi de perplexité car je vois bien la portée de la chose
– ce pourquoi on pourrait très bien argumenter en disant que l’interprétation
de transfert ne peut être que fausse.
Pourquoi ?
Parce
qu’au moment où vous faites l’interprétation de transfert, vous renvoyez le
patient – dirait un lacanien conséquent – à son imaginaire de l’Autre. D’une
certaine manière, à ce qu’il a cru pouvoir capter de sa relation à autrui. Et
vous le lui retourner. Faisant cela, vous oubliez que la structure même de la
parole fait que c’est toujours déjà dépassé à un Autre plus abstrait, à un
Autre qui est là-bas derrière, décalé. Par conséquent, cette interprétation de
transfert dans le hic et nunc (qui est la
norme du post-kleinisme contemporain et de beaucoup
de pratiques qui s’en inspirent), d’une certaine façon, entre en conflit avec
le fait qu’on ne peut pas aller jusqu’au bout d’un processus analytique et
prêter une valeur profondément « mutative »
– c’est le mot de Strachey – à l’interprétation de transfert parce qu’elle
n’est que modification des images que le patient se fait de l’analyste,
cette modification des images le laissant toujours au fond dans une capture
imaginaire reconduite au niveau supérieur et par rapport à ce qu’il se figure
de l’Autre. Là, il y a peut-être la possibilité d’ouvrir une perspective sur l’abstention
lacanienne à l’égard de l’interprétation de transfert, perspective qui serait
plus conforme à ce que Lacan indique quant aux possibilités du transfert.
Je
laisse ce point en question car il est extrêmement épineux.
La
première grande surprise, je la rattacherai chez Freud, donc, à la séance du
mercredi du 30 janvier 1907 partout citée : « Nous contraignons le
patient à renoncer à ses résistances par amour pour nous ». 1907, c’est
avant que la vérité empirique de la chose ne lui apparaisse dans sa cure avec
l’homme aux rats. C’est l’homme aux rats qui va se trouver l’illustration et la
victime de cette théorie selon laquelle on guérit par amour pour l’analyste.
C’est à la fois vrai, et je ne suis pas sûr que le pauvre Ernst Lanzer en ait
profité autant qu’on pourrait le croire. Pourquoi est-ce là une surprise ?
C’est que déjà, Freud ose parler d’amour (Lieb).
Ce qu’il appelle « renoncer à ses résistances », en 1907, tourne
autour des résistances secondaires, liées à la parole, c’est-à-dire de quelque
chose qui est lié à la symptomatologie. Effectivement, c’est par amour pour
l’analyste, selon Freud, que la symptomatologie névrotique tend à céder. C’est
important, parce que Freud ne dit pas dans cette phrase que c’est la névrose
qui cède par amour, mais les symptômes. Il dit que ce qu’on pourrait appeler
les améliorations psychothérapeutiques relèvent de ce
registre-là. Si bien que c’est sa manière de déplacer l’ancien problème de la
suggestion. Au fond, on peut enlever le problème de la suggestion, qui est un
problème de psychologue, et le remplacer par le problème de l’amour qui est un
problème de psychanalyste, en se rendant compte que si la suggestion marche,
c’est parce qu’il y a une fausse association cachée – ce que les hypnotiseurs
ignoraient – qui implique le rapport à un être aimé, à un objet aimé secret, ou
inapparent. Mais, néanmoins, on reste avec quelque chose qui est de l’ordre du
noyau névrotique sur les bras, dont ce n’est certainement pas par amour pour
l’analyste que le patient va guérir.
Voilà
un peu comment je comprends cette chose. Freud a toujours cru, puisque c’était
sa formation, que la suggestion hypnotique est quelque chose qui existait. Vous
savez que ce n’est pas du tout mon cas, mais lui en tout cas pour des raisons
historiques et de pratique, croyait qu’il y avait du sens à parler de
suggestion. En tout cas, lorsqu’on passe du côté de l’amour, l’amour devient un
moyen. Pour Lacan, par l’amour, on fait « condescendre la jouissance au
désir ». C’est-à-dire que sans le filtre, la médiation de l’amour, il est
tout simplement impossible que la jouissance incrustée dans le réel – qui est
le symptôme, la paralysie, l’amnésie, la répétition aveugle du même scénario – condescende
au désir. Evidemment, l’amour n’est qu’une partie du chemin qui désenglue la
jouissance du symptôme, puisque l’amour ne va pas sans un écho – ou sa
supposition mutuelle – dans l’Autre.
La
résolution du transfert, en conséquence, est conçue par Lacan sur le mode
simple : le transfert est au fond résolu lorsqu’on n’a plus besoin de
l’amour lui-même, c’est-à-dire qu’on peut désengluer le désir qui est pris dans
le symptôme sans avoir besoin de l’écho imaginaire dans l’Autre. En cela,
l’interprétation de transfert hic et nunc est
contre-indiquée. Et comme dit Beckett, on devrait plutôt se contenter des Os
d’Echo. Qui sont, dans le texte d’Ovide que je vous avais lu, les pierres.
Personne ne répond, et ce sont les os d’Echo, une fois morte, qui nous
renvoient nos paroles. Et bien sûr, le « mmmhh mmmhhhh » plus ou moins éloquent qui est la substance
vivante du travail analytique, n’est-ce pas, c’est les os d’Echo ! Sauf
que les os d’Echo sont incarnés par quelqu’un qui doit être vivant, et non pas
mort. (Ce qui fait que la question de la mort de l’analyste, de ce qui pourrait
se passer quand l’analyste meurt ou seulement déménage, ça peut éventuellement
ébranler quelqu’un. La possibilité que tout d’un coup il n’y ait rien de
l’autre côté produit toujours une forme de turbulence, où l’on voit bien ce qui
remue, et pas vraiment autour de quel vortex, de quel point de vide.)
En
tout cas, lorsque vous voyez dans quelle direction Freud avance, vous voyez
aussi le fourvoiement impliqué par sa position. C’est-à-dire que la jeune
homosexuelle qui va lui faire le coup invraisemblable d’avoir des rêves pour le
transfert – elle se voit enceinte, poussant un landau, etc. – à la surprise de
Freud, qui ne peut s’empêcher de croire, à juste titre, d’ailleurs, en un sens,
qu’elle se fiche de lui. Et il est très embêté, parce que ce dont il s’aperçoit
avec cette jeune fille, c’est que l’inconscient peut mentir. Ça va lui
apprendre quoi, sa manière incomplète ou du moins naïve de croire que le
patient surmonte ses résistances « par amour » ? Que
l’inconscient n’est pas ce qu’il croit ! L’inconscient n’est pas la vérité
qui se trahit, comme il en a encore le concept dans la Traumdeutung.
C’est un machin qui ment dans un rapport d’amour. C’est le fond de mensonge,
potentiel impliqué par la séduction amoureuse de l’analyste. Là où il croyait
qu’un rêve bien interprété, c’est ce qui trahit le vrai désir du sujet,
il s’aperçoit qu’un rêve, c’est quelque chose qui est pris dans la logique de
l’amour. Il ne s’est pas tout de suite rendu compte que l’amour est plus fort
que sa notion du transfert. On ne peut donc pas se contenter de dire que le cas
de la jeune homosexuelle est un échec de Freud. On doit comprendre que
l’analyse ne vit que précisément dans ces espèces de renversement où les
couples de notions fondamentaux comme amour et
transfert, viennent se perturber l’un l’autre.
On
doit aussi comprendre que cette perturbation est justement ce qui permet à des
patients d’être vivants comme patients, et pour revenit
à ma marotte, voilà qui abolit l’idée qu’il puisse y avoir des vignettes
cliniques.
La
manière dont le patient va fonctionner perturbe la possibilité d’une théorie-générale-de-l’amour-qui-lève-les-résistances/symptômes,
et bouleverse l’idée que des patients renoncent à avoir des symptômes pour se
faire bien voir de l’analyste parce qu’ils ne veulent pas lui faire de peine (ou
parce qu’il est trop dépressif, voyez Woody Allen).
L’espèce de déséquilibre en question produit une refonte qui n’est pas de
rectification clinique, mais de rectification théorique. Ce qui est vraiment
analytique chez Freud, ce n’est pas de produire une théorie de la psychanalyse,
mais de s’appuyer sur ce type de décalage.
On
a retrouvé la jeune homosexuelle, et on a fait causer cette vieille dame de ses
souvenirs de jeunesse, dont son analyse avec Freud. Mais ce qui est étrange,
c’est que Freud ne nous donne rien à penser d’elle au-delà de l’épure stricte
de l’interprétation qu’il donne de son cas. Il ne cite pas un mot d’elle, par
exemple : à part « niederkommen », il
n’y a pas une phrase citée ! Il nous prive ainsi de toute possibilité de
ne pas penser comme lui… Qui plus est, il n’y a aucune raison de penser que
c’est une jeune homosexuelle ou une analyse impliquant de la perversion. Ça
ressemble plus à une hystérie entièrement banale. Voyez ainsi le lien entre le
cas dit de « La jeune homosexuelle », comme cas paradigmatique de ce
qu’il ne faudrait jamais faire en psychanalyse (une vignette clinique où
l’analyste a raison a priori), et la crise théorique de Freud devant le
fait que l’inconscient peut mentir. Le cas de la jeune homosexuelle va jusqu’à
changer la notion d’inconscient pour Freud : mais sur le mode spécial de
s’exprimer par une résistance massive, celle de Freud, qui devient volens nolens celui
qui du coup fait taire absolument la patiente, réduite à son « niederkommen » comme à un trognon, pour que cette sale
petite menteuse ne démente pas l’autorité épistémique de Freud sur la nature
véritable de l’inconscient.
Une
fois que vous avez fait monter l’amour dans le train de la psychanalyse, le
concept d’amour implique dans l’ajustement de la relation devient tellement
fort quand il est pris en compte, qu’il détruit vos conceptions de l’inconscient,
du transfert, etc. C’est un concept dangereux.
Je
fais une remarque sur le cas Dora.
Freud
raconte ses échecs, mais si vous regardez comment il le fait, on aperçoit que
c’est raconté comme un des endroits où Freud se rend compte qu’il était
transférentiellement disposé à un endroit qui ne pouvait que provoquer l’échec.
Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas vu qu’il était identifié à Monsieur K.
Lorsqu’il insiste auprès de la patiente pour lui dire que c’est monsieur K.
qu’elle aime, il ne fait finalement que répéter dans le transfert précisément
ce que Dora ne peut pas supporter : que monsieur K. insiste pour se faire
reconnaître comme son objet ! Autrement dit, la manière par laquelle Freud,
à tâtons, essayer de cerner ce qui dysfonctionne, pointe que le lieu où ça ne
fonctionne pas, c’est le lieu où il était dans l’histoire d’amour, et ne
pouvait donc pas le voir.
*
Comment
Freud fait-il alors face à ces difficultés ? Il ose quelque chose de
particulier : exploiter la notion d’amour au sens des Trois essais.
Dans les Trois essais, ce n’est pas « Lieb »
qui est travaillé, mais « Verliebheit » :
l’énamoration. « Verliebheit »,
c’est ce que j’ai appelé le chiasme de l’amour et du désir, ce trouble que
l’amour met dans l’amour, et ce trouble que l’amour
met dans le désir. C’est le chiasme du désir sensuel et de l’attachement
tendre. Dans la Verliebheit,
à la différence de Lieb,
l’objet sexuel en tant que sexuel est mis hors champ. L’énamoration
est l’expérience que nous faisons de ce moment où on n’a même pas envie d’avoir
des rapports sexuels avec l’autre, parce que le moment de passion est un tel
moment de raptus qu’il n’y a plus la place du sujet pour désirer. C’est-à-dire
qu’il n’y a plus celui qui pourrait fantasmer posséder le corps de l’autre, en
jouir, etc., parce qu’il est en quelque sorte déjà déplacé, étant sujet à
l’amour, du lieu d’où il pourrait désirer et se poser dans une certaine forme
de rapport à un objet, distinct de cet objet. Là, l’objet a déjà pris
l’initiative et a enlevé la possibilité d’avoir une manifestation physique du
désir sexuel. Ce qui est l’opération fondamentale de Freud, c’est de rapprocher
– c’est une conjecture que je vous propose – le fait qu’on est sujet à la
« Verliebheit », du fait d’être sujet au
transfert. L’amour en cause dans l’amour de transfert est justement cet amour
de la Verliebheit qui
est un amour tel qu’on parle en lui, tel qu’on est pris dedans sans pouvoir se
retourner sur lui, en dire quoi que ce soit. Tout ce que vous dites, votre
position de parleur, est emporté dans ce mouvement qui vous met à la place de
l’amant. Vous parlez à partir de l’amour, même quand vous parlez de votre
amour. C’est cette logique là qui me fait rapporter l’énamoration
au transfert comme Zielvorstellung paradoxale.
Prenez
par exemple le rapport que l’homme aux rats a avec la « Dame ». On a
la typologie banale de l’obsessionnel : le pauvre impuissant face à la Dame,
idéal inaccessible, etc. Il est en demande d’amour. Il est enamouré :
c’est la Verliebheit qui
l’a pris. Ce qui fait qu’une des difficultés auxquelles se trouve confronté
Freud – qui a aussi beaucoup fait réfléchir les Anglo-saxons qui pensent plus à
la mère de l’homme aux rats qu’à son père –, c’est que Freud ne voit pas bien
quelle est la nature de l’énamoration dont il est
l’objet. Il voit le rapport d’énamoration qui existe
avec la Dame, mais il n’est pas au clair avec la demande d’amour qui lui est
adressée à lui. Cette Verliebheit, dans la
tradition analytique, est en général abordée sous l’angle régressif. Pourquoi y
a-t-il cette espèce de demande d’amour qui vient suspendre l’activité
pulsionnelle ?
Parce
que, si on va jusqu’au bout des sources de cette demande d’amour, elle renvoie
à la détresse originaire. C’est-à-dire que la façon humaine dont nous sortons
de la détresse originaire due à notre prématuration,
c’est par la demande d’amour. Si vous essayez d’en sortir par autre chose, ça
peut faire de l’autisme – c’est une explication qu’on donne couramment, mais je
le prends ici comme une conjecture. Avec comme prototype à la réponse de la
demande d’amour, l’entrée dans le stade oral, puisque le premier objet qu’on va
rencontrer sur le chemin de la satisfaction de la demande d’amour qui fixe de
manière prototypique le rapport à l’autre, c’est le
sein, avec la question de savoir comment le nourrisson peut arriver à se
faire donner le sein. C’est dire à quel point je me guide ici sur le
problème des « actions essentiellement secondaires » à la Jon Elster – quand vous ne pouvez rien faire, comment
réussir à faire en sorte qu’on fasse tout pour vous ? –, la réponse à cela
fait naître les êtres humains. Et bien sûr, ça implique que soi-même, dans
cette opération, on se constitue comme un objet d’un type extrêmement
particulier, un objet qui doit avoir la fonction d’un agent et d’un sujet là où
c’est impossible. Ça, ça marque tout le développement infantile et ça lui donne
son ton fondamental. En tout cas, vue sous cet angle, la Hilflosigkeit
est prise dans les coordonnées d’une logique de l’action qui implique
d’émouvoir l’Autre.
On
arrive alors avec cet amour, puis ce stade oral, puis ce rapport au sein, à
toute une théorie de la régression : en ne répondant pas au patient, expliquait
Fenichel, il régresse, et on avance donc vers les imagos oedipiennes, vers le
sein, et là… Et là quoi, comme dit Lacan ? On peut s’en moquer, mais on
voit très bien que le mouvement analytique – notamment si on lit l’International
Journal of Psycho-analysis des années 20 aux
années 40 – c’est ça : les gens voient fort bien que l’infantilisme que
les patients éprouvent dans leur sexualité est la résurgence de la sexualité
infantile. L’interpréter, c’est psychothérapeutique, et beaucoup d’analystes
s’en contentent. S’en contentant, quelque chose se pétrifie cependant, et Lacan
y a été très sensible. On s’enfonce vers la problématique à la Balint de
l’amour primaire : au départ tout est amour, on le perd, et tout ce qu’on
peut faire, c’est grâce à la phase génitale, arriver à ce comble sublime qui
est l’orgasme simultané lequel produit des « moi » réconciliés avec
leur histoire sexuelle. Quand j’avais parlé du problème de savoir quelle est la
différence entre cette attitude-là et celle qui prône une positivation
du phallus – vous n’avez pas eu le sein, vous aurez au moins le pénis –,
j’avais marqué que ça ressemble comme deux gouttes d’eau à la production de
canailles satisfaites. Perversion générale et universelle. Accomplissement
pervers du moi : on arrive à la satisfaction génitale et en plus elle est
réciproque, c’est dire si c’est de l’altruisme ! Ça a toutes les
propriétés de l’autonomie de l’individu moderne dont se gausse Lacan.
Le
procédé auquel Lacan a recours pour permettre à certaines formes d’amour
inouïes de venir inquiéter cette notion réparatrice du transfert, constamment
menacée de phalliciser le bon objet, on le pressent à
la fonction qu’il donne à l’image allégorique de la naissance de la jalousie
chez Augustin, dans les Confessions, quand il voit son frère téter. Ce
que dit Lacan, c’est que la demande d’amour ne va jamais sans une jalousie
mortelle pour le semblable comblé : ce salopard de frère a le sein que je
n’ai pas ! Ça met en synchronie le transfert positif et le transfert
négatif, le fait que ce qu’a l’autre est idéal, et que
c’est précisément pour ça que je souhaite sa mort. On rejoint ici le moralisme
du 17ème siècle : le moment où nous disons vraiment
« moi », c’est lorsque nous disons « pourquoi me refuse-t-on à
moi ce qu’on donne à l’autre ? » Ce n’est pas le « je
pense, donc je suis ! ». Ce n’est pas l’auto-affirmation
du tout. Et ce que je n’ai pas m’est refusé au sens de la Versagung,
du refusement. Le moi, ainsi, est le site de la
première déception. Le rival est idéalisé dans la mesure où moi, je suis déçu.
Et cette matrice-là, d’idéalisation et de jalousie mortelle, prépare le rapport
au père, avec l’énigme à laquelle la psychanalyse orthodoxe s’est
confrontée : comment peut-on à la fois aimer le père et vouloir le
tuer ? Comment peut-on vouloir prendre la place de quelqu’un qu’on
hait ? C’est précisément parce que la distinction de l’imaginaire et du
symbolique, du rival et du juge, entre en jeu à partir de la demande d’amour
(d’amour « primaire », si vous voyez comment Lacan vise ici Balint),
que devient possible la place du tiers qui est à la fois le rival et celui
auquel on s’identifie.
Ce
dédoublement jaloux est donc le vecteur fondamental du transfert négatif,
c’est-à-dire cette posture essentielle à l’analyse où le sentiment s’impose au
patient, soit que l’analyste accorde à un autre patient quelque chose qu’il ne
lui accorde pas, soit que l’analyste lui-même jouit de ce dont il refuse de gratifier
le patient. Ça veut dire que le transfert positif et le transfert négatif ne
sont plus des émanations qui viendraient d’un psychisme habité de deux guignols
dont l’un mordrait et serait très méchant, tandis que l’autre serait très
gentil et enclin aux bons procédés. Ça ne renvoie pas davantage au fait qu’il y
ait deux types de pulsion, les pulsions d’agression et les pulsions érotiques
ou d’auto-conservation, qui irradieraient vers l’analyste.
C’est
au contraire une manière de penser l’articulation du transfert positif et du
transfert négatif comme synchronique, et l’articulation même du symbolique et
de l’imaginaire. C’est-à-dire qu’il est de structure, que le patient, à mots
couverts, en rêve, et parfois en acte, vienne à considérer qu’un autre jouit de
ce qu’il n’a pas, et que, d’une manière ou d’une autre, l’analyste n’est pas
pour rien dans cette sale affaire : le patient n’est pas aussi bien
soigné, on lui raccourcit ses séances, il n’a pas la reconnaissance qu’il lui
faudrait, on ne lui adresse pas de patients, alors qu’à Bidule (cette tarée,
soit dit en passant), l’analyste en a justement adressé deux, etc. Dans
l’histoire récente de la psychanalyse, quand vous lisez Roudinesco
les yeux ouverts, ce n’est que cela : la haine des frères en lacanisme !
Belle découverte, et comme vous voyez, des plus empiriques.
Ça
a engagé Freud de son côté dans une direction bien particulière. Par la faute
d’Abraham, il est tombé dans la fameuse notion d’ambivalence.
L’ambivalence,
c’est l’extraordinaire moyen de psychologiser quelque
chose qui est de structure. Ça aboutit chez Freud, dans la période des écrits
sur le transfert – 1910 : la notion
d’ambivalence ; 1912 : sur
la dynamique du transfert ; 1915 : Remarques sur l’amour de transfert – à l’idée que le transfert est
une résistance tant qu’on n’a pas résolu les faces négatives et positives du
transfert. Les phases négatives, c’est-à-dire l’ambivalence, et les phases
positives, c’est-à-dire l’érotisation, le rapport à l’analyste comme incarnant
une imago oedipienne infantile avec les moyens d’une sexualité infantile.
C’est-à-dire que ce qu’on cherche à gagner de l’analyste, c’est son regard, sa
poignée de main, sa chaleur de voix, c’est précisément quelque chose qui fait
sentir profondément ce qui a été radicalement érotisé dans les premières
demandes d’amour. Et en 1915, toute cette direction vers la psychologie de
l’ambivalence de l’analyse du transfert aboutit à ce paradoxe bien connu :
il faut le transfert, mais en même temps c’est un obstacle. Si vous faites une
interprétation sans transfert, elle tombe à plat, mais s’il y a du transfert, elle
ne peut pas être entendue.
Pourquoi ?
Parce
qu’il faut la présence réelle de l’analyste, mais cette présence réelle de
l’analyste en chair et en os, qui permet le transfert, et permettant le
transfert, introduit ce point de réel à l’horizon de la demande d’amour qui
produit la résistance la plus forte. Réel de quoi ? Réel de la voix, du
regard, des gestes, qui restent pour Freud un obstacle. Si vous êtes trop là,
vous n’êtes pas entendu ; si vous êtes absent, ça ne sert à rien d’essayer
d’intervenir.
Cette
notion de « présence réelle », introduite par Lacan, c’est une notion
théologique. La présence réelle, c’est la fameuse question dans le catholicisme
de savoir comment le christ peut être présent dans les espèces du pain et du
vin, n’y est pas symboliquement présent, comme s’en content ces infâmes
luthériens, mais véritablement présent. Ce qui aboutit au 17ème aux
récits de miracles de prêtres qui doutent de la présence du Christ, et dont les
hosties consacrées se mettent à saigner dans les mains,
si possible à l’instant de l’élévation (« Ceci est mon corps »).
L’exemple impressionnant, tout à fait symétrique, c’est celui des religieuses
qui se mettent à lécher par terre les débris des hosties vomies par les
malades, parce que dans une extase mystique, elles ont accès à la présence
réelle du Christ qui est dans l’hostie recrachée, ce qui semble-t-il est une source
méconnue de volupté transcendante. Cette présence réelle a régulièrement
rapport au rebut, au sang qui coule, à l’hostie recrachée. Elle ne se manifeste
que comme un démenti radical à tout ce que vous pouvez imaginer dans la réalité
ordinaire. Parler de présence réelle, c’est s’exposer à la figure du déchet, en
somme. Parce que c’est bien de cela, dont il s’agit.
Ce
réel de l’analyste qui fait obstacle et qui est la condition du transfert, il
est alors tout à fait simple à repérer : c’est l’objet (a), dit Lacan.
C’est
ce qu’il y a dans l’analyste qui pose un très grave problème, qui peut être
éventuellement mal pris, ou avoir des effets souverains, qui introduit l’analysant
à sa dépendance transférentielle. Est-ce que je peux faire sans cette écoute, sans
le fait d’être entendu ? Vous êtes là au degré de l’objet le plus
évanouissant. C’est quoi, cette chose qui m’écoute ? Ce n’est pas une
oreille ! L’amour que ceci déclenche se situe sur un autre plan que la
réalité ordinaire. Comme le dit bien Freud, l’amour de transfert est unreal, et en même temps echte,
c’est-à-dire irréel et cependant authentique.
Là,
j’avais prévu un développement sur la misogynie de Freud qui prend toujours des
exemples d’hystériques qui proposent de passer à l’acte, entendez sexuel, et
dont il parle avec un mépris consommé : ces femmes qui ne parlent
« que de la soupe et des quenelles ». La misogynie de Freud n’est pas
innocente. Le fait que ça ne concerne que les hystériques n’est
pas du tout négligeable, et certainement l’indication d’une difficulté
fondamentale, qui est le transfert des femmes. J’aimerais bien savoir s’il y a
un transfert féminin qui ne serait pas lié à la sexualité féminine, mais à la
position féminine à l’intérieur du rapport transférentiel. Il y a quelque chose
chez Freud à cet égard, que ce soit chez Dora ou la jeune homosexuelle, qu’il
n’entend pas. Ça donne au transfert une condition fondamentale, qui pour Lacan,
fait qu’il ne peut pas y avoir de transfert proprement dit dans la paranoïa.
C’est que bien évidemment, cet objet qu’est le regard, la voix, l’accueil de
l’analyste, il faut pouvoir l’encapsuler dans une certaine projection moïque qui fait quand même que ça reste dans l’Autre, dans
le corps de l’Autre, chez lui, etc. Les déclenchements de psychose sur le divan
sont généralement associés au fait que tout d’un coup, là, le patient entend,
dans sa tête, la voix de l’analyste, son regard devient persécuteur, etc. Autrement
dit, pour que l’objet, le regard, la voix, puisse jouer son rôle d’opérateur,
encore faut-il qu’il y ait des conditions symboliques pour que l’Autre soit à
sa place, un Autre auquel on s’adresse. Je vous ferais remarquer qu’on peut
prévenir les analystes tant qu’on veut du danger de déclencher les psychoses,
c’est toujours après-coup que vous vous apercevrez que c’était prévisible.
L’idée qu’il y aurait des prophylaxies particulières, en général ça provoque ce
qu’on aimerait éviter, et ça prive le patient de l’opportunité d’être pris dans
un dispositif où c’est autre chose, qui pourrait également se passer. Je suis
donc sceptique sur le fait que ces déclenchements seraient une faute technique.
Si vous faites de l’analyse sérieusement, par définition, vous êtes confrontés
à la possibilité que le patient devienne persécuté, érotomane, à cause du
rapport à l’objet sur quoi porte l’amour de transfert.
Ça
m’amène à ce que Lacan reprend sur ce point précis, qui est un point
d’achoppement chez Freud.
Ce
n’est pas vraiment que la castration et le penisneid
seraient des choses si insurmontables que cela. Ils sont insurmontables
parce que la question de savoir comment le transfert peut se résoudre n’est
jamais posée. Elle n’est jamais posée dans les termes dans lesquels elle
devrait l’être, c’est-à-dire en partant du point où la présence réelle de l’analyste
devient indispensable, autrement dit, de la question de savoir d’où le patient
peut finalement avoir un rapport à l’objet et au manque qui ne le rive pas aux
propres limites de sa cure, et de la cure de son analyste.
Le
point de départ de Lacan, c’est la synchronie du transfert positif et du
transfert négatif. Ce sera la seconde partie de mon exposé ce soir.
*
C’est-à-dire que le patient veut se faire
aimer de l’analyste, mais précisément parce qu’il se révolte contre
l’assujettissement de son désir à ce qu’il pressent être le désir de
l’analyste. C’est une des thèses je crois centrales, des Quatre concepts,
qui consiste à dire que le positif est le négatif. Son envers structurel. Et
pourquoi est-ce son envers structurel ? C’est que si l’amour est le désir
du désir de l’Autre, c’est une aliénation qui immédiatement suscite la révolte
imaginaire. Autrement dit, il y a un cercle de cette révolte imaginaire, qui
fait que si le patient veut se faire aimer de l’analyste, ce n’est pas comme
pour Freud parce que ça peut avoir des effets thérapeutiques, mais parce qu’il
y a quelque chose de l’ordre de la révolte contre l’assujettissement de son
désir à celui de l’analyste.
Il
y a trois niveaux qu’il faut bien distinguer ici. Il y a le niveau dont je
parlais tout à l’heure, qui est la jalousie primaire pour le semblable qui
jouit de ce me manque, dont l’allégorie chez Lacan est Augustin, le frère qui
tète.
Il
y a un deuxième niveau, qui est l’identification oedipienne au père, qui est
alternance constance d’une idéalité et d’une idéalisation, et dont
l’adolescence produit le mélange extraordinaire : se faire aimer du père /
se révolter contre l’assujettissement que cet amour enveloppe parce qu’il est
désir du désir du père.
Et
puis, il y aurait – et c’est le pari de l’analyse, c’est le type de
surprise qu’on peut attendre d’une analyse, légitimement, mais qui justement
lorsqu’elle viendra, viendra par surprise – c’est le dénudage
de ses niveaux superposés du rapport à l’image, au semblable, etc., et au père œdipien,
chez Lacan, dans le transfert. Le transfert met en scène ce unreal
et echte, ce qui est à la fois faux, et
authentique. Et le recouvrement projectif de l’amour met en évidence, du
même coup, l’objet de la pulsion. Parce que l’objet de la pulsion, celui
qui ne se laisse pas effacer, fait retour, magnifié, dans l’expérience du
transfert, et en particulier de l’expérience du transfert pensé comme Verliebheit, comme énamoration.
C’est évidemment le débat cruel éprouvé de manière affective dans toute analyse,
avec l’objet qui a manqué, mais qui est là comme manquant et qui exacerbe la phallicisation du sujet.
Le
premier décalage qu’introduit Lacan semble être celui-là : c’est
d’identifier ce réel incontournable auquel on est confronté dans l’analyse, et
de l’identifier à ce qui manque dans l’analyse, ce qui va passer, bien sûr, par
son regard, sa voix, etc., ce dans quoi on va essayer d’interroger le désir de
l’analyste. Lacan part en quelque sort du point d’arrivée freudien, en mettant
là dans l’analyste l’objet (a). Ce qui fait qu’on sort de procédés qui ont
trait à la manipulation de la régression. La non-réponse à la demande n’est pas
du tout le moyen de faire entrer le patient, par le biais d’une frustration,
dans une régression. La non-réponse à la demande part des conditions de l’amour
pur. Parce que s’il n’y a pas de désir pur dans l’analyste, il y a certainement
quelque chose qui a trait à l’amour pur. Et l’amour pur implique de structure
que si l’analyste ne répond pas à la demande d’amour, ce n’est pas parce que
c’est un pervers qui a l’intention de faire régresser l’analysant (n’est-ce pas
pervers, en effet ?). C’est parce qu’on ne peut rien comme désirant de
la place où on est désiré. Ça, c’est la condition absolument fondamentale
de l’amour. L’analyste laisse ouvert l’espace dialectique de l’amour en ne
bouchant pas la demande d’amour. Or, s’il répondait comme désirant de là où il
est désiré, c’est précisément cette obturation qu’il produirait instantanément.
Il
y a une dé-technicisation du maniement du transfert
chez Lacan, qui est remis entièrement sur le dos du cadre. Maintenir le cadre,
c’est tout à fait autre chose qu’avoir une « technique psychologique »
pour obtenir des effets psychiques chez les gens. Maintenir le cadre, c’est
laisser se déployer cette demande d’amour comme elle doit se déployer. Comme
évidemment le patient veut se faire aimer, que fait-il ? Il aime ! Ce
n’est pas parce que l’analyste se montre ouvert, sympathique, disponible, que ça
se produit. C’est dans la mesure où il y est pris lui-même, dans ce cadre.
C’est une ouverture qui fait que lui-même comme Autre ne peut être que menacé –
c’est ça le contre-transfert – de faire obstacle à l’amour, c’est-à-dire d’être
trop présent, et donc du coup, non pas seulement celui qui est économe –
l’extrême silence, la réduction de l’intervention à un grognement, etc. - mais
dans le point où il s’agit de laisser se déployer cet amour pour lui-même, de
façon à ce qu’il n’y ait que le trait de l’objet perdu qui puisse par moment
scintiller. Le type d’ouverture dont il s’agit est celle qui permet le rapport
à l’amour pur d’être la condition d’un certain rapport, et quelque chose comme
un objet qui vient dans cet espace ouvert.
C’est
à ce moment là également que Lacan introduit la fameuse notion de sujet-supposé-savoir. Le sujet-supposé-savoir,
ce n’est pas celui qui sait ce dont je souffre et qui est supposé m’en guérir.
Cela, c’est de la foutaise. Il y a de pures cloches qui sont très efficaces,
surtout chez les femmes…
Le
sujet-supposé-savoir, c’est une supposition. Le sujet-supposé-savoir remplace l’Autre comme sujet du
premier Lacan. L’Autre n’est plus un sujet, et c’est
ce qui faisait que même si vous parlez de votre rapport à l’Autre, c’est
encore à l’Autre que vous en parlez, sans rien en entendre. Le sujet-supposé-savoir n’existe que dans l’effacement.
Autrement dit, c’est toujours par ce mouvement d’hypothèse que se produit non
pas une régression, mais plutôt une progression. L’analyse n’est pas du
tout envisagée comme une descente vers les couches de votre psychisme jusqu’à
atteindre l’oralité primaire et le sein perdu. L’hypothèse que ça peut répondre
dans l’Autre, c’est le type d’hypothèse qui n’engage que le sujet qui la fait. Ça
pose le sujet. Et je crois que la forme la plus pure de la supposition de
l’amour est extrêmement intellectuelle chez Lacan. Et comme Lacan insiste
fortement pour désentimentaliser toutes ces notions
pour éviter qu’à jamais ce soit le miroir des affects, on peut se demander ce
que devient la sexualité infantile. La transformation de la sexualité infantile
en signifiants qui sont réengagés dans une sorte de supposition de savoir dans
l’autre, est terriblement problématique. C’est un passage qu’on a fortement
reproché à Lacan, d’intellectualisme, voire de théologie négative du rapport à
l’Autre, où on se demande bien où se retrouvent les fameux objets pulsionnels.
C’est
là que Lacan introduit un autre rapport à la répétition, une répétition qui ne
serait pas une remémoration via la régression.
C’est
le deuxième décalage dont je voulais parler ce soir. L’analyste qui est le sujet-supposé-savoir ouvre quoi ? Il ouvre un espace
non pas de répétition du passé, mais de réinscription des signifiants du passé.
Autrement dit, ce que fait l’amour de transfert, ce n’est pas me faire revivre
des formes oubliées d’amour, c’est par amour me donner l’opportunité d’inscrire
autrement les signifiants infantiles de mon existence, de les mettre en
batterie autrement, et de la faire jouer et opérer dans un espace inouï, dans
un espace au futur. La seule chose dont on a besoin en analyse, c’est de
supposer dans l’analyste qu’il offre un point d’où on pourra dire « ça
aura été jusqu’ici une névrose, ça m’aura fait souffrir pour telles et telles
raisons, et maintenant les mêmes choses qui se sont répétées peuvent prendre
cette qualité d’être mise en batterie autrement ». Je crois que l’amour
comme supposition de savoir va à ce possible-là. Est-ce une définition profonde
de l’amour de transfert, de dire que ça va à quelqu’un qui ouvre cette dimension
d’une réinscription possible de la répétition des signifiants qui ont
conditionné votre sexualité infantile ? Je dirais qu’il y a une manière de
penser l’amour en général comme ça. Qu’est-ce qui nous rend
profondément amoureux envers telle ou tel ? C’est lorsque nous voyons chez
cet être l’opportunité de jouer autrement les signifiants fondamentaux de la
sexualité qui nous ont jusqu’ici marqués, que l’Autre se montre ouvert à une
réinscription de ce qui se répète et qui ne cesse pas de s’écrire. C’est là
qu’est possible une vraie sortie de l’infantilisme de la sexualité adulte. Non
pas parce qu’on aurait élucidé en quoi c’est la sexualité infantile qui la
conditionne, mais parce qu’on pourrait faire jouer les composantes de la
sexualité infantile d’une manière inouïe. L’amour repose chez Lacan sur la
promesse d’un tel espace inouï, qu’il appelle, de temps en temps,
« différence pure », « différence absolue », etc.
Car
chez Lacan, l’opération même de dire des choses comme ça institue cet espace.
Il y a une dimension extraordinairement performative, dans le fait de parler
comme ça. Dire ça, c’est une pompe à transfert. Ce n’est pas simplement qu’il
décrit la nature du transfert, mais qu’il ouvre cette dimension-là. Freud disait
que l’amour de transfert captait chez le patient l’amour qui n’est pas satisfait
à cause du symptôme. La conséquence qu’il en déduisait, c’est que la guérison
augmente la capacité d’aimer des patients, puisqu’une fois que vous avez résolu
le transfert, tout cet amour qui était mal employé se retrouve disponible comme
un investissement libidinal qu’il est possible d’investir sur autre chose que
votre analyste. Voyez bien que chez Freud, tout cela est au service d’un
principe de plaisir qui en dernière analyse reprend ses droits dans le
transfert. Ça fait du transfert et de l’amour du transfert un détour pour se réaccorder à son objet. C’est comme ça que profondément, les
annafreudiens lisent Freud.
Le
geste de Lacan est à la fois beaucoup plus angoissant car il met aux limites le
dispositif, et parce qu’on peut se demander si ce à quoi il ouvre, c’est
compréhensible. Il y a là quelque chose d’extrêmement performatif qui permet à
chaque fois de remettre en jeu les concepts pour permettre au transfert d’être
autre chose qu’une autosuggestion de l’analyse, pour qu’il y ait d’authentiques
surprises qui se produisent. C’est qu’il va lier l’autre comme ouvert au non-rapport sexuel. Vous savez que Lacan insiste sur l’idée
que le savoir sur le désir n’est pas un savoir sur le bien. A la différence de
ce que toute la tradition analytique a posé, on ne se réconcilie pas à la fin
d’une cure avec son inconscient. Ou du moins, son inconscient, on n’est pas
obligé de l’aimer. Autrement dit, il n’y a pas de sagesse psychanalytique au
second degré, qui à la fin de la cure vous ferait retrouver vos pulsions comme de
vieilles copines avec qui on s’entendait mal…
L’idée
un peu effrayante de Lacan est celle de la désupposition
de savoir dans l’Autre, c’est-à-dire de la résolution du transfert qui n’est
peut-être pas la fin de la cure – ce qui est quelque chose de plus contingent,
de plus tardif, bien souvent. L’ouverture de l’Autre, ce n’est pas que
l’analyste est accueillant, mais c’est que le symbolique n’est pas complet,
n’est pas saturé. Il y a vraiment/réellement la possibilité de mettre en
batterie un certain nombre de signifiants de Lacan en les faisant jouer de
manière inouïe, dont on n’aurait jamais soupçonné au début de l’analyse que ça
aurait joué comme ça. L’Autre ne s’oppose étonnamment
pas à l’invention érotique. Et on n’a pas besoin non plus d’en faire
l’expérience avec un partenaire de l’amour. La condition du partenaire de
l’amour, c’est qu’il vous laisse jouer autrement le même jeu érotique. Là, ce
n’est pas chez un partenaire, mais chez l’Autre en général, dans sa
non-existence.
Le
renversement qui me frappe énormément, ici, c’est qu’à la fin d’une cure, c’est
du patient qu’on apprend. Pendant la cure, le patient suppose que l’analyste
sait, mais à la fin d’une cure, vous apprenez du patient, vous apprenez de lui ce
qui est faisable avec ses symptômes. Et là, c’est toujours une surprise pour le
psychanalyste. On observe la production en acte de l’humanité, c’est-à-dire
comment quelqu’un fabrique de manière inouïe quelque chose dont il n’y a aucune
raison de supposer que ça ait jamais eu lieu avant sa
cure. Autrement dit, lorsqu’on désuppose l’Autre du
savoir, l’un des critères fondamentaux, c’est la surprise de l’analyste, et pas
seulement qu’il y a cette extraction de l’objet (a), qui le nomme pour partie.
Le pari de Lacan, c’est que cette désupposition du
savoir de l’Autre et l’extraction de l’objet a sont les deux faces du même
processus.
Ce
qui veut dire que Lacan est différent de Freud.
Ça
n’augmente pas les capacités d’aimer, les analyses, mais les capacités de
désirer. Et l’on peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas le point où
le désir n’étant pas un bien, Lacan se démarque le plus du service du travail
et de l’amour auquel Freud voue ses patients. Les gens passés sur le divan de
Lacan, ça ne les culpabilise même pas de ne pas bosser, et en plus ils ne sentent
parfois même plus destinés à l’amour ! Ça veut dire que la haine – et
Lacan l’a suscité chez les gens qui ont le mieux profité de ce que pouvait être
une analyse auprès de lui – est une issue recevable à la cure. Parce que ce
n’est pas un bien, vers quoi l’on s’oriente à la fin.
*
Je
termine sur tout ceci.
Je
termine sur la formule « l’insu que sait de l’une-bévue,
s’aile à mourre ». L’amour est un jeu très marrant dont la légende dit
qu’il aurait été inventé par Paris et Hélène. La mourre, c’est qu’à deux, on
montre des doigts et on prononce un chiffre. Celui qui gagne, c’est celui qui
donne la somme des doigts (des siens et de celui de l’autre). La coïncidence de
l’amour est traitée de manière hyperlogique par Lacan
sur ce mode-là. Remarquez que les interprétations les plus justes fonctionnent
comme le jeu de la mourre, c’est-à-dire lorsque la surprise est réciproque,
lorsque ce qui est nommé surprend l’un et l’autre parce qu’on touche sans le
savoir – il y a quelque chose de l’ordre de l’insu – ce qui est présent chez
l’autre sans que l’autre le sache. Et le risque qui est propre au succès de
l’interprétation – où l’on voit bien que ça fonctionne comme le jeu de la
mourre : l’un dit une chose, l’autre une autre, et l’on s’aperçoit que ça
tombe juste – est en même temps la clé de l’amour. Pourquoi ? Parce que ça
n’est tellement plus sentimental, dans le dernier Lacan, qu’on ne sait plus ce
que c’est que cet amour-là, et si c’est de l’amour. L’amour est un effet de
coïncidence tellement radical des inconscients qu’au fond il n’est que pur
hasard. « C’est impossible qu’on se soit rencontrés ! », par
exemple ; c’est une des ressource interne de l’affect. Mais ce que Lacan
veut en tirer, c’est une nouvelle production de l’amour. Une fois que l’amour
est extrait de l’idée qu’on n’est pas obligé d’aimer son inconscient, dans ce
jeu de la mourre, vous voyez aussi qu’on n’est pas obligé d’aimer la vérité.
L’analyse ne finit pas par rendre la vérité aimable. Elle finit par rendre
aimable quelque chose comme une rencontre qui est une coïncidence stupéfiante.
Ce n’est pas l’amour comme la vérité de ce qui a été, mais c’est l’amour pour
le sinthome, dit Lacan, c’est-à-dire l’amour pour ce
qui peut rendre productif son propre manque. L’amour pour ce qui peut rendre
productif son propre manque, c’est ce vers quoi l’amour de transfert se
termine. C’est un amour pour un objet qui n’est pas l’objet (a), mais ce
montage particulier qu’il appelle le sinthome, qui
fait que les signifiants récurrents d’une histoire, traités comme des lettres
qui portent la trace, le témoignage de la jouissance originairement perdue,
peuvent s’agencer autrement.
Qu’est-ce
que ça veut dire ? Je n’en sais rien du tout !
Je
crois que quand Lacan parle comme ça, il produit une formule qui est plus vide
qu’ouverte. C’est une formule vide dans laquelle il essaie de ne pas employer
les mots de créativité, de subversion, parce qu’il se rend compte que si on en
parlait ainsi, on retomberait dans les idéaux narcissiques des petites
différences que nous avons les uns par rapport aux autres, les différences dans
le bavardage insupportable sur la sublimation, sur l’idée « j’ai terminé
mon analyse, j’ai écrit un bouquin… », et autres
foutaises ! Car c’est ce qui rend inaccessible ce qui est en cause là, qui
est, dans son abstraction même, la manière dont fonctionne le vide ouvert. J’ai
conscience du caractère extrêmement abstrait de ce que je dis là, et en même
temps, il me semble que ça aboutit à faire deux remarques sur l’évolution de la
notion de transfert.
La
première, c’est : est-ce que ce que je viens de vous raconter, ça peut
vous prévenir à l’égard du transfert ? Je crois au contraire que non, car
le transfert est une chose beaucoup plus sérieuse que ce qu’on peut en
comprendre. Ce qui vient après peut toujours être remis en jeu par une théorie
du transfert comme cela. C’est cela que Lacan essaie de faire en parlant de
l’amour pour le sinthome. C’est quelque chose de
tellement vide et ouvert, que ce en quoi ça consiste restera toujours
disponible et vous ne pourrez pas demain essayer de travailler à aimer votre sinthome ! C’est totalement impossible. En même temps,
c’est ce qui vient de ce qu’on s’aime / sème (vous l’écrirez comme vous
voulez), de ce qui n’est que promesse à faire pousser. Le but du discours sur
le transfert, en ce sens, c’est plutôt de désouder le
lien du transfert à la suggestion. Si on arrive à un point de vide qui permet
de nous défaire de la moindre croyance que nous pouvons savoir ce qu’il
faudrait dire, pour complaire à l’autre ou se rebeller contre l’autre, le
résultat est atteint. La théorie du transfert ne permet ni de l’anticiper, ni
de s’en défendre. C’est pour ça qu’on rit sans rire
de l’amour de transfert, au sens où on voit très bien que tout est tellement fou
dans cette histoire. Comment est-ce que quelqu’un de sympathique et chaleureux
comme moi peut-il être pris pour une vieille mère acariâtre, ou un vieux barbon
poseur comme moi pour une petite sœur manipulatrice et perverse ? Ça reste
mystérieux ! Donc on rit sans rire car on le
sait, mais en même temps ça opère. En ce sens, toute théorie du transfert vous
montre ce que dit Bion : la passion précède la raison. La façon dont on
est affecté dans le transfert précède toujours la manière dont on peut en
rendre compte.
Deuxième
point. Je fais remarquer que désupposer l’Autre du
savoir, chez Lacan, ça revient à mettre l’initiative du côté du patient. C’est
le patient qui s’analyse, qui y va, au risque de la haine. Chez Strachey, chez
les kleiniens, dans l’interprétation de transfert, l’initiative vient de
l’analyste. Ce n’est pas la même chose. Et c’est toujours menacé de quelque
chose de très freudien, et au service des biens et des plaisirs, qui est de
guérir le patient de ses illusions. Je crois qu’il y a dans l’interprétation de
transfert, quelque chose qui relève de la volonté de guérir le patient de ses
illusions. C’est ce de quoi Lacan s’est radicalement abstenu. Pourquoi est-ce
que l’interprétation de transfert apparaît chez Strachey sur ce mode ?
C’est parce que les années 30, c’est les premières années des analystes
analysés ! Evidemment, avant, comme ils n’étaient pas analysés et que
c’était tellement sauvage qu’ils y allaient à la baïonnette, y compris avec les
schizophrènes, ils n’interprétaient pas le transfert, ne sachant pas ce que
c’était. Tandis que ceux des années 30, issus du divan de Freud, eux savaient
d’expérience ce que c’était que le transfert, et ils avaient très bien repéré
que l’interprétation « mutative », comme
dit Strachey, c’était ce qu’ils avaient été amenés à faire.
J’ai
essayé de rendre ce que faisait Lacan moins pessimiste, moins noir: la chute de
l’objet, « on n’est pas là pour le bien du sujet », cette espèce
d’éthique de mélancolique transformée en norme de conduite du bon analyste
lacanien, ça suffit. Mais je ne voudrais pas terminer sans rappeler que Lacan
s’abstient de l’idée qu’à la fin de l’analyse, on devrait être créatif,
inventif, etc. Parce qu’il faut bien se rappeler que l’objet (a), ce n’est pas
ce dont on manque, mais ce qu’on manque, qu’on rate !
Autrement dit, être « amoureux de son sinthome »,
c’est effectivement peut-être déplacer un certain rapport d’amour sur ce qui
nous fait mettre en jeu de manière originale notre exil par rapport au rapport
sexuel, mais enfin, le désir est ratage. C’est quelque chose qui ne saurait
être idéalisé. On ne peut pas idéaliser ce à quoi on s’identifie. Mais on peut
en vivre ! Dans beaucoup de circonstances, l’idée que la sublimation
serait un moyen de se faire aimer par les autres, de trouver dans l’analyse
quelque chose comme l’issue dans l’œuvre d’art, etc., me semble liée à des
transferts irrésolus. Ça ne rend pas créatif et la créativité n’est pas une fin
en soi. Le rapport à l’objet est un rapport raté à l’objet. Ça doit en
particulier modifier le rapport à l’échec. Il n’est pas du tout évident que ça
doive se terminer par un succès. Et que du ratage, on ne fasse pas
nécessairement une maladie. Mais il n’est pas facile de faire admettre que
quelqu’un qui donne l’impression d’être un raté fini peut avoir en fait été extrêmement
correctement analysé.
La prochaine fois, Guy Le Gaufey viendra. Je considère que son Pas-tout de Lacan est le meilleur ouvrage écrit sur les quanteurs de la sexuation. C’est d’une exactitude philosophique, épistémologique, logique considérable, ça montre très bien les tâtonnements de Lacan. Ça va me permettre de poser la question de la sexuation, parce que c’est un livre qui à la place de vous expliquer pourquoi il y a un côté homme et un côté femme, vous explique pourquoi il ne faut pas faire de vignette clinique. Ce que j’ai dit aujourd’hui sur l’amour a le plus étroit rapport avec l’impossibilité de faire des vignettes cliniques. Ça nous permettra de poser la question de savoir ce que Lacan appelle une femme.