L’association libre

5ème séance, 15 janvier

 

 

 

        Comme la dernière séance fut assez dense, je vais essayer de récapituler certaines choses et d’avancer sur un point qui m’a toujours arrêté.

        Pourquoi insister, comme je le fais, sur la différence de l’illocutoire et du perlocutoire ? C’est parce que ça rend absolument indissociable dans l’acte de parole, ce qui relève de l’affectif, et ce qui relève du représentationnel. Or, et c’est le point qui m’importe le plus dans ce que je suis en train de faire, c’est un fondement de la métapsychologie freudienne de pouvoir séparer l’affect de la représentation. Si vous ne pouvez pas les séparer, c’est toute la théorie de l’hystérie et de la névrose obsessionnelle, au niveau élémentaire, qui ne fonctionne plus. L’idée de base, vous le savez, c’est que l’affect part dans le corps sous la forme d’une conversation ou d’une douleur dans l’hystérie, ou bien que l’affect en se métamorphosant en angoisse, infiltre le cours de la pensée. L’affect et la représentation peuvent donc s’attacher et se détacher, et connaître des destins différents. Non seulement dans les lieux – le corps ou la pensée – mais aussi parce qu’il n’y a de refoulement, à proprement parler, que de la représentation puisque l’affect connaît plutôt un destin de l’ordre de la répression ou du renversement dans son contraire, par exemple. Donc si on produit une analyse du langage qui permet de ne pas perdre ce qui se passe dans une association libre, ni dans l’expérience qu’on a du transfert ou du contre-transfert, on aboutit à un point où on est en train de rendre impossible ce pilier de la métapsychologie : la dissociation entre l’affect et la représentation. C’est le premier point : si le perlocutoire et l’illocutoire sont deux dimensions constamment articulées et impossible à désintriquer l’une de l’autre, qu’arrive-t-il à ce fondement de la métapsychologie et à ce qu’elle rend possible d’expliquer dans la construction de la nosographie ? Ce que je dis serait donc radicalement incompatible avec la métapsychologie freudienne de base. Et pourtant, on a le sentiment qu’on ne s’est pas éloigné du grain qu’on reconnaît bien dans l’association libre.

        C’est de ce paradoxe que je voudrais partir.

        Je vous demande d’imaginer un tableau à deux colonnes, avec d’un côté le perlocutoire et de l’autre l’illocutoire, et les quatre caractéristiques qui me paraissent fondamentales pour repérer à quoi on a affaire quand on analyse les énoncés que j’ai tous donné en première personne : « je promets », « je t’avertis », « je te menace », « je m’excuse », « je t’aime », etc.

        Dans la colonne de l’illocutoire, on trouve une procédure conventionnelle : pour baptiser, il faut faire certaines choses selon des règles. Lorsque vous dites « je t’avertis », on peut considérer que ça a une dimension clairement illocutoire, puisqu’au passé on peut dire « je t’ai averti » en rappelant le moment où de fait, en disant ceci à quelqu’un, on l’a averti. Néanmoins, vous avez aussi une dimension perlocutoire, puisqu’avertir quelqu’un peut ne pas avoir d’effet. Si l’illocutoire est ce qu’on fait en le disant, et le perlocutoire l’effet que ça fait de dire cette chose, l’effet affectant, l’effet qui touche la sensibilité d’autrui, on voit bien comment ces deux dimensions s’articulent. Or, pour que ça marche, pour que l’autre se le tienne pour dit, il n’y a pas de procédé convenu. On est totalement dépendant de l’à-propos du geste qu’on fait, de la situation dont on exploite telle ou telle caractéristique, sans qu’on puisse rendre rhétoriquement opératoire les choses. C’est pour ça que le perlocutoire relève de la rhétorique. Les passions, dans la tradition ancienne, ne sont pas des objets de la morale, mais de la rhétorique puisque la connaissance de ce qui cause la passion n’est pas du côté du moral, mais du côté de la rhétorique. La rhétorique est donc prise dans ce paradoxe : on fait souvent comme si ça pouvait s’enseigner, mais ce qu’on peut enseigner, ce sont juste des exemples complètement singuliers, de manière à attraper la bonne circonstance. Il n’y a aucune règle, aucun moyen pour susciter l’enthousiasme de la foule. Et pourtant, il semble bien que des gens aient ce talent exceptionnel.

        Deuxième caractéristique. On descend d’un cran dans la colonne. Pour l’illocutoire il faut les gens qu’il faut : pour baptiser, il faut être prêtre. Pour lever la séance, il faut une autorité sociale, et qu’elle soit reconnue. Vous avez donc dans les actes de langage une philosophie sociale implicite, vous avez la mise en évidence du caractère essentiellement coopératif, coordonné, de l’action humaine. Pour qu’un ordre soit obéi, il faut tout un monde social finement articulé. Avec les performatifs, vous touchez le grain le plus immanent et le plus profond de la coordination des êtres humains entre eux, non seulement dans le langage, mais dans ce que fait le langage qui dessine l’espace du faire et de l’action humaine. C’est pour ça, comme l’a dit Sandra Laugier, qu’il ne faut pas penser l’acte de langage comme un cas de l’action, mais les actions comme étant toutes, en réalité, des sortes d’acte de langage. L’acte de langage étant l’action la plus sophistiquée, la plus complexe, la juste compréhension de ce que c’est que l’action procède de l’analyse des conditions d’échec et de succès des actes de langage. Si Austin a travaillé sur les excuses, c’est parce que ce qu’on dit quand on s’excuse montre la finesse autrement inappréhendable par une description physique, voire purement sociale, de ce qui se passe quand on agit. C’est une thèse assez forte, qui fait que l’autre grand texte d’Austin, A plea for excuses – plaidoyer pour les excuses – est une analyse indissociable de l’analyse des actes de langage. « Excusez-moi » ou « je m’excuse » sont pour cette raison des actes problématiques. Il ne suffit pas de dire « excusez-moi ». Si l’excuse est conventionnelle, vous n’êtes pas excusé ! Pour vraiment vous excuser, vous avez l’obligation de produire un effet perlocutoire. Ça a des conséquences majeures pour l’excuse pénale, puisque des choses émouvantes doivent se produire, qui au niveau perlocutoire affectent, de manière à ce que l’effet produit valle comme excuse. Ça veut dire que dans le cas du perlocutoire, il n’y a pas de rôle déjà fixé. On interpelle l’autre, on essaie de l’attraper, sans qu’il y ait de procédures conventionnelles. Cette dimension des excuses n’a pas été très fouillée par Austin, puisqu’il s’intéresse plus à l’analyse de ce qui est illocutoire dans l’excuse, comme décrivant la charpente fine et cachée de l’intentionnalité : « je ne l’ai pas fait exprès », « je ne l’ai pas fait délibérément », « je ne l’ai pas fait en y pensant ». En écoutant le grain de l’excuse, on perçoit assez bien non seulement la bonne foi de la personne qui s’excuse, mais aussi de quoi est faite l’intentionnalité. Notez que tout ça, aussi bien pour l’illocutoire que pour le perlocutoire, ça donne un poids énorme au ratage. On voit en effet que le ratage est intrinsèquement donné avec l’action, et qu’il contribue à éclairer paradoxalement les conditions générales de l’action. Ce n’est pas seulement le révélateur pathologique du cas normal ; c’est le texte accidentel de la vie humaine qui est déplié dans ces épisodes successifs. C’est très aristotélicien.

        Troisième étage, qui est presque une conséquence du premier : un performatif est plus ou moins correct, plus ou moins dans la norme. Et si c’est correct, ça marche. Comme il n’y a pas de norme dans le perlocutoire, il y a une dimension « ça passe ou ça casse » qui est beaucoup plus tragique. N’avertir quelqu’un que conventionnellement, sans qu’il se mette en garde contre un éventuel danger, prouve que l’avertissement n’a pas été entendu. Cet aspect du « ça passe ou ça casse » est une indication je crois très profonde, de la fragilité de l’action, de l’interaction et du lien humain. En restant à la dimension sociologisante, par les règles et les conventions, on perd le fait que ça n’est pas tout. C’est à cet aspect que la dimension du perlocutoire renvoie.

        Quatrième point. Du côté de l’illocutoire, on a l’intention d’avoir un effet. Ça a donné lieu à une discussion avec Derrida, qui probablement ne comprend pas tout à fait Austin. Mais ce qu’on peut lui accorder, c’est qu’on a l’intention d’avoir un effet illocutoire. Il est difficile d’imaginer quelqu’un qui dit « je te baptise », sans avoir l’intention de baptiser autrui. Non seulement il y a cette intention, mais elle est de plus très complexe, car elle ne se déploie que sur la base que l’autre va pouvoir répondre de manière adéquate. S’il y a un vacarme considérable et que presque tout le monde a déjà quitté la salle, personne ne va considérer comme un acte de langage le fait de dire « la séance est levée ». C’est une intention qui montre très bien qu’elle n’est pas interne. Elle ne sort pas de l’intérieur de vous, mais c’est une conduite intentionnellement adaptée à la situation qui caractérise la dimension illocutoire de l’acte, plutôt qu’une intention créatrice d’une situation. La possibilité que l’autre réponde de manière adéquate à ce qu’on lui dit est fondamentale. Si au moment où le prêtre se penche vers le nourrisson, ce dernier fait une crise d’épilepsie, on ne sait pas si l’on peut considérer que le gamin a été baptisé. Il faut le supposer avoir reçu le nom qu’on lui a donné, même si on a eu l’intention de le baptiser, si on a prononcé la formule correctement, etc. C’est vrai même pour des actes de langage qui ont été ensuite élaborés de manière plus logique, comme l’acte de se référer chez Searle. Imaginez qu’au moment où vous voulez vous référer à un objet, il se déplace ! « Je parle de ça… », mais à chaque fois l’objet bouge ! C’est une situation kantienne, notez-le : dans la Critique de la raison pure, Kant fait référence au « lourd cinabre rouge ». Si le monde était fait de lourd cinabre rouge, nous n’aurions pas l’usage des démonstratifs. Il faut donc pouvoir s’appuyer sur une certaine stabilité du monde. Pour les actes de langage qui sont sociaux, il faut bien se rendre compte que ça indique combien il est naïf de croire que les intentions viennent de l’intérieur de nous-mêmes et se dirigent vers les objets ou les personnes auxquels nos intentions s’adressent.

        Du côté du perlocutoire, la plupart des choses qui opèrent sur autrui, nous sommes absolument incapables de les vouloir volontairement. Ce n’est pas parce que vous dîtes « je t’aime » avec des intentions que vous allez réussir à obtenir l’effet de toucher l’autre. C’est la même chose pour « je m’excuse », par exemple. Il faut autrement dit que ça s’exprime, d’une certaine manière, plus fort que vous. Et assez paradoxalement, grammaticalement, il me semble que quand on utilise « je » pour avoir des effets perlocutoires, c’est un échec. La colère doit pouvoir s’exprimer sans dire « je », donc de telle manière que le sujet d’énoncé soit absent. L’élision grammaticale du « je » est parfois nécessaire pour obtenir des effets perlocutoires. Ce qui est intéressant dans ce type de situation, c’est qu’il ne faut pas confondre déclarer ses intentions, et avoir des intentions qui se déclarent. Déclarer ses intentions, ce n’est pas la même chose que le fait que l’autre s’aperçoive ce que vous voulez vraiment dire en disant ceci. Le décalage est extrêmement sensible, mais toute séance d’analyse repose là-dessus. Il y a les intentions déclarées de celui qui parle, et les intentions qui se déclarent dans ce qu’il est en train de dire. Cette dimension-là est absolument irrécusable, elle sollicite le point de l’autre. On est plutôt avec l’illocutoire du côté de la responsabilité ou de la responsabilisation (on apprend par exemple aux enfants à se sentir concernés quand on dit « je te promets »), et avec le perlocutoire du côté du désir, puisqu’on est sujet à la rebuffade en tant que les autres peuvent n’en rien vouloir savoir. Cavell conclut en citant Emerson en faisant remarquer que c’est en ce sens que nous parlons, et que nous sommes des « victimes de l’expression ». L’expression nous déborde, et ce débordement-là qui n’est possible que parce que nous parlons, n’est pas réductible aux lois de la parole.

        Je voulais faire ce premier rappel pour introduire une distinction toute simple. Je crois que ce que Lacan pointe en distinguant le sujet de l’énoncé du sujet de l’énonciation peut être abordé de manière assez féconde en faisant remarquer qu’on voit bien qu’il n’y a pas d’illocutoire pensable sans sujet de l’énoncé. En revanche, lorsque vous faîtes intervenir la dimension perlocutoire, vous mettez à nu le sujet d’énonciation. Ça donne un caractère un peu moins linguistique au sujet de l’énonciation. Ce sujet d’énonciation, Lacan l’appelle très fugitivement le « sujet pathique » dans des textes des années 50. Pathique, c’est le pathos de la passion, c’est le sujet qui se lance en essayant de toucher quelque chose qui est le réel de l’autre, avec le réel de ce qu’il est. Tout ça passe par le défilé du langage, il n’est pas question de dire qu’on a de l’archaïque, du prélinguistique ou du préverbal ! C’est au contraire parce qu’il y a acte de parole que ces dimensions s’articulent les unes aux autres. Ce sujet pathique, on en voit plus la chair, qui est oubliée dans la formule trop jakobsonienne du sujet d’énonciation et des shifters. Je voudrais maintenant faire deux choses. Je voudrais essayer de mettre en regard ce que je raconte avec un certain nombre de points fondamentaux de la pensée de Freud.

        Et puis la prochaine fois, j’avancerai un peu plus loin sur la théorie de l’affect et de l’émotion. Premier point : la séparabilité de l’affect et de la représentation sexuelle. Tout ce qui est mécanique dans la métapsychologie freudienne de la première topique repose là-dessus : avec le processus de l’innervation, de l’affect part dans le corps et cause de l’anesthésie, de la douleur, etc. Quelles raisons purement intuitives pourrait-on avoir de dire qu’on n’est pas prisonnier d’un tel schéma ? On peut noter qu’il est très difficile, dans la conversion hystérique, de penser que quelque chose de l’affect s’est détaché des représentations et est allé se mettre dans le corps. Car le discours des hystériques viennoises est un discours passionnel. De la même manière, le phénomène de la belle indifférence – où des gens atteint d’anesthésies étendues s’en moquent – montre-t-il autre chose que l’attachement passionnel au symptôme ? La passion dans le discours exprimé ou l’acharnement dans l’indifférence est manifeste. Autrement dit, il y a une double manifestation de l’affect : à la fois dans le corps, et à la fois dans le discours. Il faut donc plutôt penser non pas en termes quantitatifs, mais en termes de clivage. Dans l’hystérie, on a affaire à une passion de l’expression, contrairement à ce qui se passe dans les cas de psychosomatiques. Eh bien sûr, quand je dis passion, je dis : volonté de passionner l’autre avec son symptôme. C’est là que la dimension du perlocutoire est utile : aucune passion n’est ici séparable de la volonté de passionner l’autre avec le symptôme. On n’a donc pas à accepter comme un dogme explicatif de base la séparabilité de l’affect et de la représentation. Mais qu’est-ce que ça veut dire positivement ? Ça veut dire qu’il faut aller plus loin dans ce que j’appelle l’externalisation de l’affect. Il faut penser l’affect comme ce qui affecte soi avec l’autre. De la même manière que l’intention dans l’acte illocutoire est une intention qui n’opère que si l’autre est supposé pouvoir répondre correctement à l’intention qu’on a à son égard, ici l’affect est ce qui m’affecte, non pas parce que j’ai un accès privilégié en première personne à ce qui m’affecte, mais parce que l’autre s’affecte de ce qui m’affecte, comme je m’affecte moi-même de ce qui l’affecte dans ce qui m’affecte.

        L’affect ne sort pas de nous, mais est quelque chose qu’on reçoit d’autrui, et c’est pourquoi le dispositif du divan en psychanalyse peut introduire un instant de désaffection et faire apparaître les moments projectifs. La projection dont je parle n’est pas la projection en termes d’image. La projection dont je parle consiste à se soustraire à la résonnance, et pas seulement au regard. Le point que ça implique, c’est qu’il y a du coup un problème de l’attention flottante. De la même manière que je ne suis pas d’accord pour réduire le divan à la suspension du regard, je ne suis pas d’accord pour réduire l’attention flottante à une simple écoute. Ce que je veux dire par là, c’est que ce n’est pas un signifiant au sens linguistique. C’est un signifiant qui affecte, qui produit une différence affective. Si ce n’était pas le cas, on aurait un rapport entièrement désincarné au jeu de mot. Lorsque Freud dit que l’affect est ce qui passe toujours de la pulsion, que c’est le non-refoulable, ça vaut aussi pour la théorie du signifiant. Le signifiant indique la modalité du bouclage du circuit de la pulsion, mais ça ne consiste pas à dire qu’il n’y a que du signifiant dans les manifestations de l’inconscient.

        Prenez le cas typique du lapsus. On va opérer mamie, et son petit fils, futur héritier, lui dit : « ne t’inquiète pas mamie, l’euthanasie, ce n’est pas douloureux ! ». Ce qui est important, c’est qu’il faut entendre la voix très douce du petit fils, pleine de gentillesse, et qui indique tout le bien qu’il se souhaite ! Pourquoi appelle-t-on ça un lapsus ? Il est évident que c’est parce que vous avez une dimension perlocutoire accompagnant ce que vous pouvez décrire en termes linguistiques, que vous avez un lapsus. C’est ce qui rend comique l’argument qui consiste à donner raison à Freud pour des raisons d’ordre neurobiologique. En dehors de la circonstance non prévisible, totalement dépendante du contexte – ce que Cavell identifie comme du perlocutoire – il n’y a pas de lapsus. Il n’y a pas de lapsus reproductible. Tout ce qui est décrit comme les processus cognitifs, linguistiques, du lapsus, les règles qui font qu’on fait certains lapsus parce qu’on substitue plus facilement telle et telle syllabe, sont totalement en dehors de ce qu’on appelle dans l’acte de parole la dimension locutoire. Mais cet enfant entend-il son vœu de mort ? Ce qui est troublant, c’est que ce n’est pas parce que vous avez remplacé euthanasie par anesthésie, que vous connaissez la bonne représentation qui va avec. Si vous n’avez pas le contexte affectif dans lequel les choses se passent, vous ne pouvez pas dire la vérité du lapsus. La vérité de l’affect n’est pas chez celui à qui on va la montrer, mais dépend de celui qui va l’interpréter. Si celui qui interprète n’est pas capable de faire résonner ce qu’il a entendu par rapport à tout ce qu’il sait, il risque fort de rater complètement l’affect juste qui est en cause. Autrement dit, la vérité de nos affects est formidablement dépendante de la façon dont les autres sentent l’affect et sont capables de s’en affecter, et par conséquent dépendante de l’interaction dont dépend la résonnance émotionnelle.

        Lorsque j’insiste sur la dimension illocutoire-perlocutoire, c’est aussi pour que l’analyste soit dans son attention également flottante, très attentif à ne pas connaître cette erreur de croire que parce qu’il a trouvé la représentation refoulée, il a trouvé la vérité de l’interprétation de la situation. Ça va assez loin parce que ça pose le problème de l’interprétation hic et nunc très répandue dans la littérature anglo-saxonne, c’est-à-dire de l’idée que la seule chose à interpréter, c’est le transfert. Ça confine, chez  Owen Renik, à l’idée qu’il faut répondre du tac au tac à la donnée affective parce que cela seul est un facteur mutatif chez le sujet. Avec pour conséquence non pas seulement d’interpréter le transfert, mais de ne faire que cela.

        Or, il me semble que croire que ce qui s’exprime se révèle, c’est un sophisme. Ce n’est pas parce que quelque chose de l’inconscient s’exprime, que quelque chose de l’inconscient se révèle. Le cas typique, c’est la jeune homosexuelle, cette salope, dit Freud, qui lui fait le coup de rêver qu’elle se marrie et qu’elle a des enfants ! Qui lui fait le coup d’avoir un inconscient qui ment ! Avoir un inconscient qui ment, pour quelqu’un qui a mis quinze ans à construire la première topique, ça fait mal. Car Freud a changé toute sa manière d’être pour être attentif aux intentions qui se déclarent, et non aux intentions déclarées. Mais chez la jeune homosexuelle, les intentions qui se déclarent sont des intentions menteuses ! Sidonie Csillag se moque de Freud ! Quel est le problème ? C’est que ce qui s’exprime ne se révèle pas. Ce qui se trahit, c’est certainement un désir inconscient, mais ce n’est pas le sujet de ce désir. Le sujet de ce désir, il n’est toujours pas révélé. Et c’est ça que Freud a du mal à comprendre. Il a toujours considéré que le sujet pathique, le sujet de l’énonciation, était le sujet du désir. Or, ce que cette jeune femme lui montre, c’est que quelque chose se révèle, mais que l’inconscient n’est pas le vrai sujet, que c’est le sujet à un désir. C’est-à-dire qu’elle peut être traversée du désir qui se manifeste dans le désir, qu’elle est sujette à ce désir, mais qu’elle n’est pas le sujet de ce désir. Tandis que l’hystérie a habitué Freud à ce qu’on ait l’impression, comme dans l’hypnose, qu’une fois la couche retirée, se dévoile ce que voulait la personne. Et donc la réaction contre-transférentielle de Freud, c’est de penser que Sidonie Csillag est perverse, manipulatrice. La dernière parole qu’il semble lui avoir dit, selon elle, c’est : « vous me jetez un regard tel que je n’aimerais pas vous croiser dans la rue ! ». Or, dans ce cas décrit dans le paradigme de l’hystérie, même si Freud la considère comme homosexuelle, il n’y a que des affects et des relations de résonnances affectives. Freud ne reproduit rien de ce que dit la patiente. Il n’y a qu’un seul mot de la patiente : le fameux « niederkommen ». Freud ne raconte que la manière dont elle a cherché à provoquer des affects chez son père, chez sa mère, etc. A aucun moment on ne voit apparaître la trame discursive des phrases prononcées, la dimension illocutoire. Freud déclare alors qu’elle ne raconte que ce qu’elle veut qu’il pense, avec sa conduite, et non avec ses mots. Ça montre bien que dans un cas comme ça, c’est parce qu’il y a une certaine représentation de l’hystérie qui est toujours au travail dans les années 20 chez Freud, que la pâte de la description du cas clinique prend cet aspect particulier. Et Freud se trouve livré à la question de l’affect, au sens de l’affect qui affecte l’autre qui réagit affectivement à la façon dont Freud est affecté.

        Il faudrait donc aller jusqu’au bout de ce renversement de l’externalisation de l’affect. Il faudrait se demander qui décide de la vérité de l’affect. Est-ce le je de l’énonciation, le sujet de l’énonciation, ou est-ce l’autre ? Si c’est l’autre qui décide de ce qu’est l’affect, tant que je n’ai pas trouvé chez l’autre la résonnance qui me réverbère comment l’autre sent ce que je sens, je ne sais pas ce que je sens. Je ne saurais dire ici si c’est l’autre imaginaire ou si c’est l’Autre symbolique. Je crois que ce dont je parle, c’est l’autre réel, c’est-à-dire ses effets de réverbération. Je parle donc ici volontiers de résonnance pour ne pas parler d’empathie.

        On sait bien, dans une séance, qu’il y a des moments de résonnance, qui sont des gages de l’attention également flottante comme de l’association libre. Un de ces repères bien connus, c’est l’angoisse, l’angoisse de l’analyste. Est-ce que l’angoisse est le seul vécu de résonnance ? Je ne crois pas. C’est vrai que l’angoisse est un vécu de résonnance, mais ce n’est pas le seul. Je ne parle pas ici de l’affect pur. Chez Freud, il y a un lien intrinsèque de tout affect à une représentation (en même temps qu’il dit que l’affect et que la représentation sont séparables). C’est-à-dire que seule la représentation donne sa qualité à l’affect. Or la qualité, dans l’affect, n’est pas la cerise sur le gâteau. Car vous ne pouvez pas ne pas en avoir. C’est pour ça que je parle d’un lien intrinsèque. Cette qualité, elle évolue en fonction des représentations contextuelles disponibles. Ça veut dire qu’on ne sait pas ce qu’on sent tant qu’on n’a pas un autre à qui faire entendre ce qu’on sent, et à qui on s’ajuste pour trouver les mots pour le dire. Et les mots qu’on va trouver pour dire ce qu’on sent, c’est les mots de l’autre. A aucun moment, je ne renonce à l’idée que l’inconscient est le discours de l’Autre. Mais j’essaie d’introduire la dimension de la perlocution en sorte que vous voyez bien que la dimension de l’affect qui a besoin de cette qualité, et donc de cette représentation, reste toujours commandée par la prise dans l’autre.

        Il y a un endroit où cette analyse conceptuelle se déploie de façon très connue et académique – on fait rarement le rapprochement que je vais proposer –, c’est chez Kant. C’est chez Kant, puisque c’est le principe de l’analyse du jugement de goût, et en particulier, de l’émotion esthétique. Il y a un exemple que j’aime bien donner : celui de la musique contemporaine. Dans les concerts de musique contemporaine, quand la musique s’arrête, les gens attendent de voir si ça va applaudir ou pas. Il y a un temps de suspend qui trahit l’attente de la réponse émotionnelle de l’autre. Ça vous a ému, mais vous ne savez pas si ça vous a plu ou déplu. La claque est là justement pour entraîner le public. Non pas pour le forcer, mais pour entraîner sa réaction émotionnelle. Quand on écoute un psychotique, on ne sait pas toujours quoi sentir. Dans notre culture individualiste, il est normatif que chacun sache ce qu’il sent, et c’est sensible chez Descartes. Et quand Lacan parle de l’angoisse, l’intéressé sait ce qu’il sent. C’est pour ça que l’angoisse est située dans le moi. Pourtant, est-ce si évident que cela ? Pourquoi parler de la Critique de la faculté de juger ? C’est parce que vous avez une formule célèbre sur le beau : « le beau, c’est ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire ». Qu’est-ce qui se passe quand on dit qu’une chose est bien, bonne, ou belle ? On sait qu’une chose est bien parce que c’est une propriété intrinsèque de la règle morale, qu’elle doit être suivie pour elle-même. Elle est universalisable. Or, il ne nous viendrait pas à l’esprit d’universaliser un jugement sensuel, puisqu’au contraire, nous savons bien qu’il est attaché à l’individu qui l’éprouve. Ce qui est extrêmement curieux avec le jugement sur le beau, c’est qu’il a des propriétés communes aux deux jugements, puisque nous savons à la fois que notre appréciation de ce qui est beau implique notre sensibilité, et que nous ne pouvons pas être seul à trouver beau quelque chose. Autrement dit, nous faisons appel dans le jugement de goût à la sensibilité d’autrui, nous pensons qu’il est potentiellement universalisable, quand bien même il porte sur un objet donné à nos sens et que nous savons bien que notre perception sensible est toujours individuelle.

        Dans le §20 de la Critique du jugement, Kant écrit ceci :

« Si les jugements de goût (comme les jugements de connaissance) possédaient un principe objectif déterminé, celui qui les porterait d’après celui-ci, prétendrait attribuer une nécessité inconditionnée à son jugement. S’ils étaient sans aucun principe, comme les jugements du simple goût des sens, il ne viendrait à l’esprit de personne qu’ils aient quelque nécessité. Ils doivent donc posséder un principe subjectif, qui détermine seulement par sentiment et non par concept, bien que d’une manière universellement valable, ce qui plaît ou déplaît. Un tel principe ne pourrait être considéré que comme un sens commun, qui serait essentiellement distinct de l’entendement commun, qu’on nomme parfois aussi sens commun (sensus communis) ; en effet, ce dernier ne juge pas d’après le sentiment, mais toujours par concepts et ainsi qu’il arrive le plus ordinairement d’après ceux-ci, comme des principes obscurément représentés ».

        Le texte est très obscur, mais la phrase suivante est plus claire :

« Ce n’est donc que sous la présupposition qu’il existe un sens commun (et par là nous n’entendons pas un sens externe, mais l’effet résultant du libre jeu des facultés de connaître) [c’est-à-dire la manière dont je suppose que l’autre fait jouer ensemble des règles qui sont les mêmes pour lui et pour moi, son imagination, sa capacité à penser, sa sensibilité, sa référence à des concepts universels, à des idées générales, PHC], ce n’est, dis-je, que sous la présupposition d’un tel sens commun que le jugement de goût peut être porté ».

        Autrement dit, dans l’expérience de dire que quelque chose est beau, je rencontre radicalement l’autre sujet humain, dans un fonctionnement que je ne peux que supposer harmonieusement assorti au mien. Le fonctionnement résonnant que j’anticipe et que j’appelle chez l’autre, dans une discussion raffinée, pour essayer de faire partager mon goût, me permet de rencontrer l’autre. Dans l’idéalisme allemand, il manque cette chose que Kant n’est pas allé jusqu’au degré politique, puisqu’il limite à l’esthétique cette espèce de résonnance, alors que nous devrions avoir une résonnance de nos idées de liberté. C’est ce que dit Fichte : ce n’est que l’esquisse de l’idée que nous avons une intuition intellectuelle de la liberté de l’autre. Le premier degré, c’est le fait que l’autre dit avec moi et comme moi : « c’est beau ! ». Or, il me semble que les énoncés du jugement de goût sont perlocutoires ! Je dirais que c’est même quelque chose d’extraordinairement profond chez Kant : quand nous portons un jugement de goût, ça a la forme d’un illocutoire, mais en réalité, ça consiste à appeler l’autre à venir me rejoindre à un niveau de résonnance tel que c’est sa subjectivité qui va être mobilisée pour porter ce jugement. Lorsque l’autre dit « ce n’est pas beau », nous ne sommes pas déçus de l’interprétation négative que l’autre porte, mais de sa non-réaction, c’est-à-dire du fait qu’il ne résonne pas avec nous. Kant nous permet ainsi d’appréhender le point de l’attention également flottante.

        Le point de l’attention également flottante, c’est justement le moment où se construit cette résonnance, où ce qui compte – comme dans le jugement de goût partagé – c’est l’épreuve de la résonnance subjective qui est mobilisée dans le discours qui est tenu. J’essaie donc de sortir de l’idée que c’est seulement les moments d’angoisse qui nous présentent les vécus de résonnance. J’oriente en somme les choses du côté où Bion les a tirées, c’est-à-dire du côté de la perception de la situation analytique, du réel immanent de la situation analytique : O. Ce point où l’on doit se tenir, sans espoir ni nostalgie, dans le silence des pulsions du côté de l’analyste, et où ce qui est en jeu, c’est le fonctionnement subjectif de l’autre en tant que fonctionnement subjectif. Sauf que ce fonctionnement subjectif n’est même plus lesté par la référence à la contemplation d’un objet esthétique. Il est orienté sur la contemplation du réel même de l’interaction. C’est pour ça que Bion part des groupes dont la situation analytique n’est que la réduction à deux : c’est à partir des groupes qu’il a eu l’idée des oscillations des assomptions de base, des effets de résonnance, de co-affectations réciproques qui, parce qu’elles sont insoutenables à laisser flotter, se précipitent inéluctablement dans les assomptions de base du groupe : soit on crée un leader, soit c’est la fuite, soit c’est l’éclatement, etc. Ce que découvre Bion, c’est que sa propre analyse lui permet de rester comme cet espèce d’objet qui à l’intérieur du groupe, est le point de fixation de la vibration du « rien n’est décidé ». Je conclus en vous proposant une dernière idée. Bion s’est vraiment posé la question de l’attention également flottante, de l’attention à l’interprétation, d’une manière je crois extrêmement profonde – et que Freud ne pouvait probablement pas imaginer.

        Mais je voudrais revenir à ce que dit Kant à propos de comment on fait quand on juge de la beauté d’un objet. Comme le beau n’est pas une propriété conceptuelle de l’objet, comme ce n’est pas une propriété descriptible de l’objet, mais que ça se passe miraculeusement dans la co-résonnance du libre jeu de nos facultés subjectives, de notre imagination, de notre entendement, etc., il n’en reste pas moins que ce sens commun s’appuie, dit-il, sur des régularités sans règle. S’il n’y avait pas ces régularités, on ne pourrait pas coordonner nos subjectivités. Ça ne veut pas dire qu’on va se mettre d’accord sur ce qu’est l’objet qui est beau, mais il faut avoir de quoi coordonner ces subjectivités. Donc, c’est une propriété intrinsèque de l’objet d’art, que d’offrir des régularités sans règle. Il est très difficile de dire en quoi ça consiste. Mais par exemple, il insiste sur le fait que c’est la raison pour laquelle les objets mathématiques, ou les objets symétriques, c’est-à-dire tous ces objets qui ont une perfection objective, ne peuvent pas être beaux. Parce qu’ils ne laissent pas la marge à l’absence de règle. Ça force le jugement à porter un jugement de perfection qui a une qualité objectivante sur l’objet qui est décrit. Et dès le moment où ça a une qualité objectivante, nous ne sommes plus interpellés en tant que sujets, mais en tant qu’entendement, à reconnaître la perfection de l’objet. Donc c’est dans la reconnaissance, et pas dans le jugement de goût. Evidemment, si par ailleurs il n’y a aucune régularité, c’est-à-dire un élément qui évoque la possibilité d’une règle qu’on pourrait suivre, mais qu’on n’est pas obligé de suivre et qui ne s’impose pas objectivement, nous ne pourrions pas coordonner nos jugements de goût les uns aux autres.

        Pourquoi introduire cette idée de règle et de régularité ?

        Cavell insiste sur le fait qu’il n’y a pas de règles, dans le perlocutoire. Les grands rhéteurs disent qu’il n’y a pas de règles pour provoquer les passions. Néanmoins, il me semble qu’il y a des régularités, et que c’est pour ça qu’on est tenté de voir des règles. C’est une chose que je vais avancer comme une formule : y a-t-il des règles de l’inconscient, ou y a-t-il dans l’inconscient des régularités ? Est-ce qu’on est censé allé chercher quelque chose qui est de l’ordre de la logique du fantasme ? Le fantasme lui-même a-t-il une logique ? N’est-ce pas la possibilité de jouer sur les différentes règles, sur les différentes manières, dont les régularités émotionnelles fondamentales sont mises en ordre de différentes façons ? Quand on parle de fantasme fondamental, on peut l’appréhender de façon naïve comme des images fixes. Contre quoi Lacan a essayé de dire que la particularité du fantasme, c’est qu’il a une signification. Le symptôme a un sens, il indique un désir, tandis que le fantasme a une signification qui est quelque chose comme une vérité singulière. Mais est-ce une vérité au singulier ? Ce n’est pas évident. Il me semble que la signification du fantasme est quelque chose qui implique la possibilité que cette signification puisse avoir une autre signification que sa signification. Autrement dit, quand on touche au cœur de cette histoire de la signification du fantasme, est-ce qu’on donne le chiffre de l’existence de quelqu’un, ou bien est-ce qu’on entre dans un espace de signification où un certain nombre de remaniements, de réécritures, deviennent possibles précisément parce qu’on est au cœur de cette signification ?

        Ce que je dis là, c’est très clairement un problème dans lequel on peut réfléchir analytiquement sur une analyse. D’où l’idée qu’une analyse ne suffit pas pour devenir analyste. Il faut deux « tours », dit-on parfois. Parce que c’est ce qui empêche la psychanalyse de fonctionner comme la vérité de l’existence, au lieu de fonctionner comme l’entrée dans un espace de jeu de vérité où la signification du fantasme reste une signification ouverte, et non pas close comme une image. C’est pour ça que pour être analyste, il semble qu’il faille faire une analyse de son analyse. Il y a la nécessité d’apercevoir que le type de vérité qu’on a touché est une vérité qui ouvre une espace au lieu d’être le terminus d’un processus. Pourquoi est-ce que j’attache autant d’importance à ces choses-là ? C’est pour marquer la différence qu’il y a entre les différentes règles et les régularités. Une régularité peut obéir à différentes règles. Il y a quelque chose qui est réel, mais ça peut suivre différentes règles qui permettent de produire des choses éventuellement extrêmement différentes. J’avance encore un peu plus loin là-dessus.

        Qu’est-ce que c’est que cette attention également flottante que je suis allé chercher chez Bion, qui donne un caractère extrêmement profond à l’identification projective ? Identification projective à entendre non pas comme empathie, mais comme position de résonnance où c’est la subjectivité de l’autre dans son caractère opératoire, qui est exhibée dans son fonctionnement, et à laquelle on s’appareille transférentiellement pour en révéler à la fois la teneur, et pour construire cet appareil à penser les pensées qui n’est pas le libre jeu de l’entendement, mais qui est quelque chose qui s’y rapporte. Quel est le type de réel auquel on a accès au bout du bout de cette chose-là ?

        Je suis venu avec Spinoza pour vous en dire un mot dans un tout autre registre, parce que je crois qu’on est condamné là à un espace de métaphore. Il y a une célèbre phrase de Spinoza, qui dit : « vivimus experiamurque nos aeternos esse ». « Nous vivons et nous expérimentons que nous sommes éternels ». Ça veut dire que l’amour intellectuel de Dieu, le dernier terme de la sagesse est une forme de découverte qu’il n’y a à ce point ni Bien ni Mal à être ce qu’on est, que l’actualité de ce qu’on est dissout totalement tout ce que nous appréhendons de notre finitude en termes de mortalité, de longueur de la vie. Il y a une manière d’identifier la réalité de ce qu’on est avec la perfection, et de les penser dans une actualité telle qu’on éprouve un sentiment d’éternité qu’il appelle l’amour intellectuel. Ça veut dire qu’on est totalement délivré de la question du Bien et du Mal, de la punition et de la récompense – de ce que nous appellerions la logique du Surmoi – qu’il y a un point de réel dans lequel l’actualité de ce qu’on est se suffit purement à soi-même. Et Spinoza ajoute que la conscience qu’on en a s’accompagne d’une conscience extrêmement particulière : c’est que ce qu’on est singulièrement est tellement éternel, que c’est une partie de l’essence infinie de Dieu. C’est-à-dire que chacun d’entre nous compose réellement l’essence infinie de la nature de Dieu. Dieu c’est la Nature, chez Spinoza : Dieu ou la Nature n’est rien d’autre que la composition de toutes les essences singulières de chacun d’entre nous. La conscience spinoziste implique que le mode de fonctionnement de ce que je suis n’est ni bien ni mal. Et il le décrit en termes de machine. Comment découvre-t-on l’identité de son essence ? En agissant, et en découvrant que chaque fois qu’on agit, quelque chose de constant, un certain rapport du mouvement et du repos, se maintient en tout. Et ce qu’exprime ce rapport a une nécessité intrinsèque, qui est mon essence singulière qui est une partie de la Nature. Découvrir ceci, c’est le summum de la sagesse.

        Pourquoi cette référence à Spinoza ? C’est parce qu’il me semble que la condition de l’analyse des psychotiques est d’être capable de donner une signification analytique à ces choses-là. Il n’y a que ça qui donne l’assurance réelle que ce qu’on fait avec la psychose, c’est atteindre ce point où il n’y a ni Bien ni Mal. Nous pouvons alors nous mettre en résonnance avec la façon dont la machine de l’autre se met à fonctionner, nous pouvons nous appareiller avec cette chose-là, et je crois que toute tentative de faire autrement que de penser cette actualité du fonctionnement réel de l’autre est affolante, produit de l’affolement chez les analystes. On panique devant la gravité de la situation, mais c’est dû à notre incapacité à descendre à ce point de résonnance parfaite qu’atteint Bion, me semble-t-il, avec ses patients schizophrènes ou schizoïdes.

        Du coup, ça permet de donner une indication du type de gain thérapeutique que certaines psychoses peuvent obtenir : c’est lorsqu’un psychotique peut s’identifier à son symptôme avec un effet de faire une expérience de grande simplicité dans son rapport à son symptôme. Ce que j’appelle la simplicité, c’est un peu comme on dit que les simples sont des saints, ce qui se produit quand les gens sont capables de s’identifier à quelque chose qui n’est que leur fonctionnement actuel. Je m’arrête là-dessus. J’y reviendrai une autre fois.