Bion | Lacan

10ème séance (21 juin)

 

Je vais ce soir essayer de rassembler les points principaux auxquels j’ai pensés. Je n’ai pas fait quelque chose d’extrêmement long, mais j’ai fait quelque chose d’un peu serré sur Poincaré pour revenir au point de départ du séminaire de cette année, parce que je crois que ce que j’apporte sur Poincaré, c’est exégétiquement nouveau, ce n’est nulle part dans la littérature actuelle sur Bion. Je crois aussi que ça permet de comprendre un certain type de tension qui nous intéresse vraiment dans la pratique de l’analyse. Le texte que je vais écrire pour la postface des derniers écrits de Bion qui vont être publiés, s’appellera probablement « Bion, "épistémologue" », et je mettrai ça entre guillemets, je vais vous dire pourquoi. Je pense aussi que je mettrai en exergue la phrase de Lacan sur la psychanalyse qui est un délire dont on attend qu'il devienne une science, qui me paraît indiquer les extrêmes entre lesquelles les choses se passent. J’ai donc renoncé à écrire « Bion | Lacan » avec un foncteur de Scheffer, ce qu’on traduit souvent en langage ordinaire par « ni… ni… », ni Bion ni Lacan, parce qu’un foncteur de Scheffer est en fait un foncteur positif : ce n’est pas « ni Bion ni Lacan », mais « il n’est pas vrai que à la fois (Bion et Lacan) ». Et c’est ça que je voulais introduire : c’est le type de décalage sur lequel j’ai travaillé toute cette année, qui permet justement d’avoir un autre regard sur la manière dont la question de la radicalité de l’expérience analytique se pose chez l’un comme chez l’autre.

Le premier point que je voulais aborder ce soir, c’est le statut des exemples cliniques que je vous ai donnés. Vous savez que dans ce séminaire, je raconte rarement des histoires détaillées. C’est un problème. C’est un problème, parce qu’il y a vraiment dans la littérature contemporaine sur Bion, une grande difficulté qui est le fait que les gens qui parlent de Bion ou qui l’expliquent cherchent à produire des vignettes qui exemplifient les concepts dont il se sert, en sortant de leur clinique des situations qui leur font penser à telle ou telle relation conceptuelle que Bion a construit. Ils proposent en quelque sorte des modèles sémantiques, pour la syntaxe de Bion. En logique, on prend souvent les propriétés arithmétiques pour modéliser les énoncés de la logique des prédicats – quelque soit x, il existe y tel que… –, et il suffit de remplacer x et y par des entiers naturels, et avec des propriétés tirées de l’arithmétique élémentaire, pour que les relations se trouvent exemplifiées. L’arithmétique est un des modèles naturels de la syntaxe logique. Ce à quoi on a affaire en général avec les exemplifications cliniques, c’est à ça : chacun produit une illustration particulière qui instancie les relations conceptuelles tirées de la théorie de Bion. Et c’est vrai qu’effectivement, il faut pouvoir voir ce que ça peut vouloir dire. C’est pour ça que j’ai insisté sur les deux cas, ceux du jeune schizophrène et du déclenchement de psychose probablement paranoïaque dans mon cabinet, parce que d’une certaine manière on est bien obligé de fournir un peu de chair à un certain nombre de concepts, sauf que j’ai quand même essayé de faire valoir que ça rejaillit sur la manière dont on comprend les concepts, notamment le lien entre l’identification projective et l’objet partiel : c’est quelque chose qui apparaît de manière assez spectaculaire, au moins dans le deuxième cas.

Celui qui a le plus fait d’effort pour ne pas réduire son commentaire à des exemplifications cliniques, c’est Donald Meltzer, comme vous savez, dans le troisième volume de son Kleinian Development [1] . Meltzer était un ami de Bion, qui a sans doute à la suite de discussions personnelles audacieusement essayé d’attraper quelque chose de la dynamique de cette conceptualité bionienne. Mais en fait, ce que je voudrais essayer de dégager dans mon travail, c’est ce qui se passe si vous acceptez cette dynamique conceptuelle pour elle-même, non pas comme quelque chose qui a besoin d’être exemplifié, mais une chose qu’on peut faire travailler par elle-même, qui modifie en quelque sorte votre attitude à l’égard des notions psychanalytiques en les laissant se déplacer, sans que vous ayez nécessairement besoin de figer la dynamique de la conceptualité bionienne sur les exemples cliniques dans lesquels on les pétrifie. C’est pour ça que je prenais l’exemple de l’arithmétique et de la logique des prédicats du second ordre. Bien évidemment, des prédicats du second ordre peuvent opérer avec des choses beaucoup plus compliquées ou tout à fait différentes que les entiers naturels et les lois de l’arithmétique. Donc c’est un peu ça que je voulais voir : si on va jusqu’au bout de ces deux choses que propose Bion, d’introduire un degré d’abstraction considérable – c’est beaucoup plus abstrait que tout ce qui a été tenté, c’est une reconstruction de la pensée de Freud et de Melanie Klein à partir de ces éléments et de ces mécanismes, et d’autre part en insistant sur la générativité, c’est-à-dire que ce qui importe à Bion, c’est de capter des transformations, des transformations qui transforment non seulement le patient mais aussi l’analyste, et ces transformations transforment elles-mêmes en dernière analyse, la psychanalyse. Le but – et c’est ce sur quoi je terminerai, car c’est sur quoi la transformation que Bion lui-même a subi dans la construction de sa théorie, c’est-à-dire comment se transformant lui-même à travers les différentes étapes qu’il raconte dans sa biographie, de livres en livres, il finit par abandonner la grille, etc. En ce sens, cette générativité est au service d’une transformation de la psychanalyse à l’intérieur même de son propre mouvement. Comment rapporter les textes invraisemblables de Transformations ou des Eléments aux différents textes autobiographiques de Bion ?

Je connais une des personnes qui les traduit, et si vous n’êtes pas de langue maternelle anglaise, c’est infaisable, car souvent ce sont des textes joyciens, un peu comme Finnegans Wake, il y a une affinité entre Bion et ce type de littérature. Ce sont d’extraordinaires collages juxtaposés de citations, donc si vous ne connaissez pas dans la littérature anglaise, dans les mystiques du 17ème siècle ou dans Milton, dans Freud et Lacan, dans des souvenirs de guerre, on ne voit pas très bien comment le texte est construit, c’est une sorte de Lewis Carroll bizarroïde et un peu fou, et il faudrait quasiment des notes à chaque phrase pour reconstituer comment c’est fait. Or, si vous vous rappelez ce que je vous ai raconté de la manière dont Bion pense que l’analyste doit opérer, c’est-à-dire en conservant des notes – la notation sur la grille, c’est une pratique qui est impliquée ici – il s’agit de retenir les phrases, les énoncés, les fragments de rêve, les bouts de théorie, les vers de tel ou tel poète, les situations que vous avez vécues, de façon à pouvoir voir avec quoi vous pensez, pour capter dans vos pensées ce avec quoi vous pensez. On a comme ça une sorte de mise en vis-à-vis d’une théorie extrêmement abstraite de la façon dont nous pouvons noter ce qui au départ se présente comme des impressions verbales dans la mémoire, de tel bout de rêve, de tel mot entendu, de tel souvenir, et comment s’ajustant les uns dans les autres, se produit cet appareil psychique qui se met à engrener, et grâce auquel devient possible une expérience qui est celle que Bion raconte (autrement dit, A Memoir of the Future), c’est-à-dire des textes qui reflètent la croissance d’un appareil psychique. Donc la chose la plus bizarre, la plus singulière, la plus étrange, la plus folle, car du coup vous approchez la manière, même si ça ressemble à du Joyce parfois, à une biographie auto-fictionnelle, vient fonctionner, devient opératoire, et sa clé pour Bion lui-même a été la grille. Et c’est en ce sens qu’on sent bien – même si c’est un peu confus, je vais essayer de dire les différents points sur lesquels ça peut s’articuler – les différents Bion, qui sont souvent chez les commentateurs rapportés aux moments de sa vie – quand il est à Los Angeles, quand il est en Angleterre, etc., on rapporte tout ça à des facteurs extérieurs. Mais il est tout à fait possible en réalité qu’il y ait là une conscience de la contingence extraordinaire, du bricolage qu’est le mental, qu’est le psychique. J’aime bien cette notion de bricolage, et vous en connaissez sans doute l’usage chez Lévi-Strauss pour penser le structuralisme : on fait avec ce qui se trouve, on bricole avec ce qu’on rencontre au fur et à mesure.

Je crois en ce sens que vous avez chez Bion une évolution qui n’est pas sans résonner avec le moment où Lacan va laisser derrière lui l’intelligibilité structurale qu’il a commencée à donner à la psychanalyse, le moment où il laisse tomber le graphe, où il introduit la notion de nœud, où il va s’intéresser à Joyce mais aussi à Beckett – mais c’est pour des raisons un peu différentes, évidemment.

Il y a une évolution qui m’a frappée, mais que j’indique juste allusivement, c’est que le commun devenir de ces deux expériences de psychanalyste, c’est d’aller vers un point dans lequel ce qu’on essaie de penser, c’est l’immanence radicale de l’expérience analytique. Qu’il s’agisse d’introduire le réel et de faire chez Lacan une pensée du réel qui introduit toute une paradoxologie extravagante, ou bien qu’il s’agisse chez Bion d’aller vers O, ce qui a été systématiquement interprété, exactement comme chez Lacan, comme une sorte de déviation religieuse de la psychanalyse – exactement comme le nœud borroméen : c’est la trinité, c’est parce que Lacan était catholique ! Même l’espace mental O chez Bion est interprété à travers le filtre du bouddhisme, de l’expérience mystique, puisque de fait Bion s’intéresse énormément à Maître Eckhart, etc. Je dirai un mot tout à l’heure de cela. Ces deux psychanalystes ont tenté de capter ce qui dépsychologise complètement la psychanalyse. La dépsychologiser, c’est sortir de cette séparation fondamentale qu’il y aurait entre un psychisme et un monde extérieur, la dernière trace de l’organisation psychologique sujet / objet, et penser ce qui fait que justement il n’y a pas sujet / objet, il n’y a pas psychisme / monde extérieur, il n’y a pas épreuve de réalité / fantasme venant de l’intérieur de l’organisme, du fait que l’expérience analytique nous place dans une immanence tout à fait différente qui est très difficile à capter. Chaque fois que l’un et l’autre ont essayé de le faire, on a tout de suite dit que c’est de la transcendance, c’est Dieu, l’Esprit, etc. La petite monnaie de la pièce, vous l’avez aujourd’hui, puisque l’objet religieux de la psychanalyse contemporaine, c’est la subjectivité, la chose sacrée puisqu’on réintroduit au nom de la psychanalyse une sorte de sacré laïque pas cher : la subjectivité, qui comme vous le savez, serait abominablement massacrée par des méchants scientistes. Donc, tout ce que Lacan a essayé de faire pour montrer que la psychanalyse n’avait rien à voir avec la sauvegarde de la subjectivité dans un monde cruel, pour procéder à une modification extrêmement profonde du rapport que nous avons avec les objets dits mentaux et psychiques, est entièrement passé à l’as.

Pourquoi « Bion "épistémologue" », donc ?

Parce que pour obtenir cette double puissance d’abstraction et cette générativité de la théorie qui est corrélative de la croissance du psychisme – la théorie ne croît qu’à mesure où vous êtes vous-mêmes capables de penser autrement vos pensées – eh bien, il s’est appuyé sur des considérations épistémologiques fondamentales. En Anglais, epistemology n’est justement pas l’épistémologie. L’epistemology, c’est la theorie of knowledge, c’est la théorie de la connaissance, et elle est chez Bion explicitement référée comme dans toute la tradition britannique, à Hume. La notion de conjonction constante selon l’habitude chez Bion renvoie à la théorie de la causalité chez Hume, elle est également articulée à Poincaré, et bien que je n’ai pas beaucoup insisté là-dessus même si j’en ai parlé cette année, au positivisme logique qu’il connaissait. Nous, nous connaissons bien Hempel parce qu’il est traduit en français, mais à l’époque Breathwaite était beaucoup lu. Lorsque vous me voyez faire référence à Ayer, Wittgenstein, Austin, etc., dans les textes de Breathwaite par exemple, cette discussion sur le positivisme logique est une discussion qui est très ordinaire, et qui ne pouvait qu’être répandu dans le milieu intellectuel de Bion. Ce n’est pas du tout quelque chose que je viendrais coller sur le texte. Il a notamment beaucoup lu quelqu’un de pas très connu, Ian Ramsey, un évêque, qui a fait des travaux extrêmement intéressants sur la question de la religion puisque la grande question des théologiens de l’époque, qui sont élevés à Cambridge et à Oxford, c’est : que faire des thèses de Ayer comme quoi « God exists » est une phrase qui n’a aucun sens ? Ces discussions qui n’ont pas traversé la Manche mais qui étaient extrêmement vives à l’époque, portaient sur le point de savoir comment les piliers de la culture pouvaient résister à des mises en cause par le positivisme logique selon lequel un certain nombre d’énoncés fondamentaux pour l’existence n’avait plus de sens, et c’était pris avec beaucoup de sérieux. Il n’y a pas d’existentialisme en Grande-Bretagne ! Il n’y a pas de phénoménologie, vous n’êtes pas dans cette constellation intellectuelle, et les réponses qui sont produites devant le positivisme logique sont d’autant plus lointaines, pour nous. Bion, par exemple, s’est fortement inspiré de certaines réponses théologiques dont celle de Ian Ramsey – ce n’est pas le Ramsey des probabilités du calcul de la décidabilité, ce n’est pas l’ami de Keynes ou de Wittgenstein, c’est un théologien tout à fait différent, mais dans les travaux duquel vous trouvez cité tous les travaux d’auteurs dont j’ai parlé.

La deuxième chose que je voulais dire sur cet « épistémologue », c’était faire référence à une autre dimension d’épistémologie, qui est le problème de l’épistémophilie. Ce problème, dans le courant kleinien, c’est dans le texte de 1931 sur l’inhibition intellectuelle, le moment où Mélanie Klein va introduire une version très originale et personnelle de la pulsion de savoir, la pulsion épistémophile, du Wisstriebe qu’on trouve un peu chez Freud, et dans une perspective qui est psychogénétique. Je vous rappelle que la perspective psychogénétique de Melanie Klein dans ces années-là est très simple : qu’est-ce qu’on fait des enfants qui ne veulent pas apprendre ? Si vous avez une approche cohérente par rapport au jeu des pulsions et à l’acquisition de leurs différents objets, il y a une interprétation à faire de cette inhibition intellectuelle qui est un problème pédopsychiatrique bien connu. L’agrammatisme chez les enfants, c’est vrai un poison, c’est extrêmement difficile à soigner. Il y a donc eu des réflexions qui tendaient à insérer le rapport au savoir dans le développement de l’appareil psychique, et à faire de l’inhibition intellectuelle une inhibition du moi, mais se rapportant à des tâches qui sont désexualisées. L’originalité de la position de Bion par rapport à cette inhibition intellectuelle, c’est d’introduire au fond, outre l’instinct de vie et l’instinct de mort, l’instinct de savoir. Vous avec L pour love, H pour hate et K pour knowledge – on voit très bien que L c’est la pulsion de vie, que H c’est-à-dire la pulsion de mort au sens kleinien – et Bion y ajoute à parité une entité autonome qui est K, qui est le savoir. A ce moment-là, on se trouve en quelque sorte délivré de la tâche d’une sorte de déduction psychogénétique de l’acquisition des capacités intellectuelles, en faisant de K une constante qui se distribue à la fois dans tous les stades du développement des enfants, et qui devient indépendant de cette psychogénèse de la vie mentale de l’être humain. Et ça se rapporte – c’est ça un peu l’opération magique, par postulation, que fait Bion – beaucoup plus à l’alternance des positions schizoparanoïdes/dépressives, puisque c’est ce qui permet dans cette mécanistique des positions schizoparanoïdes/dépressives de rapporter K à la constitution des contenants. Et K c’est ce qui contient les contenus sous la forme d’un symbole et de symboles de symboles – puisqu’il l’écrit ♂♀ – et le K s’écrit sous la forme du symbole féminin puissance n – c’est-à-dire ♀n – ce sont des contenants de contenants de contenants pour des contenus de contenus emboîtés. Et c’est ce dispositif K dont le gradient se parcourt sur l’axe horizontal de la grille, l’alternance des stades schizoparanoïdes et des dépressions étant sur l’axe vertical[2].

En tout cas, que veut dire cette idée de contenant ?

Cette idée, il ne faut pas la penser sous la forme de la boule qui contient des choses, ou une figure projetée de notre corps où le contenant serait la figure du vase ou des choses de ce genre. Le contenant, on devrait plutôt dire le « limitant » à mon avis, ce serait plus cohérent avec ce que Bion raconte. C’est le limitant, c’est-à-dire que c’est ce dans quoi se joue fondamentalement la question de la castration. Et c’est la raison pour laquelle il note bien, avec le symbole masculin et féminin – ce n’est pas du tout parce qu’il y a une oblitération de la dimension sexuelle chez Bion, c’est parce que le lieu où elle se passe, le bornage qui s’appelle la castration est indiqué dans le type de rapport qu’il peut y avoir entre un limitant et un limité qui est noté et qui est constamment sexuel. D’où le fait qu’il utilise le type de symbolique sexuel : c’est là où passe l’enjeu. C’est la question (tellement typique de l’intuitionnisme mathématique, des souvenirs de Poincaré, déjà) de savoir comment on peut produire, pour des contenus infinis, des contenants finis. Comment est-ce qu’un nombre infini de pensées, de sensations, d’émotions, peut être borné, en sorte que nous en ayons une représentation finie, quelque chose qui puisse passer dans un langage, se communiquer et éventuellement être un contenu de conscience ? Car ce n’est pas non plus un point qui est bien vu des commentateurs de Bion, mais son but est de remplacer l’opposition inconscient / conscient par une opposition infini / fini. C’est ça la vraie difficulté et c’est ce à quoi nous expose le délire psychotique. Quand on dit qu’il met une infinité insaisissable de dehors sur la table, c’est justement qu’il manque ce bornage. Je dis « castration » parce que le point est le suivant. C’est très difficile lorsqu’on a une culture freudienne ou lacanienne de se repérer dans Bion, car chez lui castration n’est pas un mot courant. Tout simplement parce qu’il considère que la question est réglée : il prend « castration » au sens kleinien, celle que le ça exerce sur le moi. C’est-à-dire que c’est le fantasme de castration. Chez les kleiniens, le terme castration n’est utilisé que dans ce registre-là, c’est un fantasme de castration qui se manifeste en général dans des rêves abominables, dans ces espèces de représentation d’objets qui viennent couper, trancher, faire exploser le corps du sujet. C’est tout à fait à l’opposé de cet usage entièrement original que Lacan tire de sa lecture de Freud, dans lequel la castration est la symbolisation de l’imaginaire phallique, c’est l’introduction de cette dimension de Φ, qui vient à la fois symboliser le phallus et introduire la dimension de la différence sexuelle. Ce en quoi les deux notions se rejoignent, aussi bien la notion kleinienne et bionienne que la notion lacanienne, c’est sur le point du bornage réel d’une jouissance infinie. Le point de la castration est là, c’est : comment une jouissance infinie peut venir à être bornée ?

Et la réponse chez Bion, c’est une réponse épistémophilique : c’est une réponse par le savoir. C’est une réponse dans laquelle la connaissance – to know est aussi bien savoir que connaître – c’est la preuve qu’un certain nombre de rapports aux objets qui nous affectent le plus intimement et qui commandent notre vie pulsionnelle, a atteint une certaine organisation qui est celle qui nous permet d’avoir un objet sexuel qui est une personne. Voilà la réponse kleinienne traditionnelle que Bion reprend. A quoi il ajoute que le problème ici est psychologisé, et en fait l’appareil psychique qui est capable de ce genre de chose est en outre capable d’avoir un rapport libre à des objets, et en particulier d’une certaine articulation du fini et de l’infini. Et ce n’est pas, là, simplement la réponse kleinienne standard de la possibilité d’avoir accès à un objet sexuel différent qui est une personne. C’est là où Bion commence à introduire un élément de délire, de folie, dans la relation à la science, puisque comme vous le savez, il dit très clairement que les questions sont complètement convergentes entre celles que se posent le philosophe des sciences et celui que pose la pensée psychotique. La question de l’infini, de penser et d’être capable de contenir une infinité d’événements et de situations, c’est la question du rapport du principe de réalité dont la science dit Freud est l’achèvement – puisque tous les hommes en groupe, ce qu’on appelle le working group, le groupe de travail, le groupe social opératoire et efficace, grâce à la science, à la maîtrise symbolique du réel, de contrôler, de se développer et de croître dans un espace qui sinon leur serait fondamentalement hostile.

Ça a deux conséquences.

Si on construit la grille comme j’ai proposé de le faire, c’est-à-dire comme une sorte de formalisation du développement sur les Formulations sur les deux principes, le texte de 1911 de Freud à l’intérieur duquel l’appareil psychique non seulement se produit chez l’individu, explique les névroses, mais aussi vous vous rappelez, introduit la dimension de la religion, puis de l’art, puis de la science, si vous construisez les choses ainsi, vous voyez que l’activité scientifique est un objet de plein droit de l’analyse de l’inconscient. C’est-à-dire que le fait que l’appareil psychique produise de la science, doit être pris autant au sérieux dans une conception psychanalytique que les critiques plus banales de la religion ou de l’art. Il y a beaucoup moins de travaux sur la question de savoir ce qu’on peut dire sur le fait que certaines théories scientifiques nous apprendraient quelque chose sur la genèse de l’appareil psychique. Il y a des petites remarques qu’on fait de temps en temps sur la folie de Cantor, sur la psychose de Gödel, qui sont souvent liées au rapport fini / infini. Il faut savoir que ce n’était pas une chose qui était en dehors de l’air du temps, puisqu’un des plus profonds épistémologues britanniques de la période, Gerard Holton, s’est beaucoup intéressé au type de schémas imaginaires sous-tendant Bohr, Einstein, Kepler, Newton, etc., il a été l’un des premiers à s’intéresser à la question des rapports chez Newton entre l’alchimie et la gravitation, ou à la question des harmonies mathématiques chez Kepler. A l’époque, en Grande-Bretagne, c’était une question qui n’était pas une question aussi folle qu’elle peut l’être comme ça. La question de l’imaginaire producteur et des capacités symboliques qui sous-tendent de façon imaginative – le livre de Holton, c’est Scientific Imagination[3] – se posait tout à fait en Grande-Bretagne, dans la perspective d’une contestation du néo-positivisme. Lorsque vous lisez Transformations, il faut bien se rendre compte que c’est une tentative hyper-abstraite de participer à un mouvement intellectuel extrêmement précis qui est celui de la contestation du néo-positivisme à la Ayer, et de ce qui était la norme oxonienne de l’époque en épistémologie, c’est-à-dire Popper-Lakatos, la réécriture de toutes les théories scientifiques en sorte qu’elles soient falsifiables au sens de Popper, avec une tentative, par exemple, de « corriger » Einstein pour que ça puisse se reconstruire selon les canons du dit néo-positivisme logique. Vous aviez tout un courant, à l’époque, qui se disait que ce n’était pas comme ça que se fait l’invention scientifique, et c’est aussi un courant de pensée qui est lié à un problème que j’ai mentionné cette année, qui a été le choc de la révélation par Nelson Goodman de l’impossibilité de formuler une logique de l’induction. A partir du moment où vous n’avez pas de symétrique entre une logique de la déduction et une logique de l’induction, que vous ne pouvez pas formaliser l’induction, alors il y a un élément non logique qui entre en jeu dans l’induction, et cet élément non logique, la première réponse qui a été donnée par ces empiristes-là, c’est de se dire : et s’il y avait un moyen de réintroduire la notion d’imagination, et donc d’imagination scientifique, quelque chose qui n’est pas lié à la puissance déductive des théories mais à un pouvoir original de l’esprit ?

Meltzer dit peu de choses là-dessus, alors même qu’il a fréquenté Bion, et alors même qu’il suffit de regarder les notes de bas de page, d’ouvrir les auteurs que cite Bion, pour s’apercevoir qu’on est en plein là-dedans. Ce n’est pas très difficile à faire, comme travail, pas besoin d’être un érudit. On s’aperçoit que chez Bion, il y a une prise au sérieux de ce que c’est que l’activité de la création scientifique comme une manière de voir au plus fin ce qui se passe à des niveaux inférieurs du fonctionnement de l’appareil psychique, mais qui est extrêmement opératoire. Et donc il suivait de près l’actualité. Ce qu’on appelle, par exemple, le raisonnement circulaire, qui consiste à prendre ce qu’il y a de plus subtile et de plus fin, et de dire qu’après tout, si on a tel ou tel paradoxe de l’infini chez tel ou tel mathématicien, alors ça nous apprend quelque chose sur le fonctionnement psychique de la manière dont nous jouons des symboles et des images à des niveaux de la conception ou de la préconception sur la grille, et pas au niveau du calcul sur la rangée H ou G de la grille, c’est-à-dire au niveau du système déductif. Ce sont des clés dont Bion s’est toujours servies. Si nous sommes capables de produire psychiquement de la science, c’est peut-être que ce qui se passe en nous est beaucoup plus sophistiqué et exige un degré de clarification par l’abstraction des opérations mentales qui sont en nous, tout à fait différent de celui qu’on a l’habitude de considérer en psychanalyse. C’est en particulier l’une des raisons pour lequel je ne crois pas qu’il y ait une seule fois référence au mot sublimation dans Bion ! Bion n’est absolument pas quelqu’un pour qui la science ou la religion est la sublimation de quoi que ce soit.

La deuxième conclusion que je voulais tirer de cette approche épistémologique, c’est qu’elle nous donne non seulement une leçon sur la notion de croissance, de développement de la pensée, mais elle nous donne des choses beaucoup plus spéculatives et nous ouvre des fenêtres et des pistes qui me paraissent beaucoup plus osées.

Vous vous rappelez la dernière fois de mon développement sur l’histoire de la causalité. Si je vous ai introduit ce petit excursus sur la causalité, c’est qu’il y a chez Bion l’idée que le développement historique de l’approfondissement d’un certain nombre de pensées, le fait qu’il y a une histoire intellectuelle des sciences, reflète quelque chose de quasi organique – et en ce sens Bion est extrêmement freudien, c’est de la phylogenèse appliquée comme dans le texte de 1911 : plus le temps avance, plus les choses s’organisent et s’approfondissent, et plus on a au niveau de l’espèce humaine, une sorte d’amplification des moyens de penser, et donc de se défendre des assauts de la réalité, affaire qui est pris très au sérieux par Freud, un peu comme Brunschvicg qui pensait que les Grecs et Aristote c’est comme l’enfant qui a 6 ans d’âge mental, puis Kant et Hegel c’est l’adolescence, et on arrive évidemment à Brunschvicg qui est l’homme adulte ! Il y avait comme ça dans les années 1930 l’idée qu’il existe des motifs dans l’histoire de la pensée qui reflètent directement la croissance des capacités de l’esprit. Si Bion est moins cloche, moins stupide que cet évolutionnisme des capacités mentales, c’est que ce n’est pas psychogénétique chez lui, il n’agit pas de considérer que les présocratiques sortent du berceau tandis que les penseurs du 20ème siècle sont des hommes faits. Sa question est celle de la croissance, growth, autrement dit de ce qui se passe quand on est déjà adulte. Qu’est-ce que la croissance d’un adulte, l’approfondissement de l’expérience érotique d’un adulte ? Elle est évidemment totalement différente de ce que peut être l’acquisition psychogénétique sur laquelle les kleiniens ont planché en fonction des différents types de relation d’objet, du sein à la personne, etc. Mais il y a néanmoins, incontestablement, chez Bion, une trace de ce freudisme de l’histoire mentale, de l’acquisition progressive des moyens de survivre à la réalité.

Ce qui me paraît important à signaler à cet égard, c’est qu’un des lieux d’application de cette histoire telle que les kleiniens l’ont pensé, c’est la psychanalyse elle-même. Lorsque Melanie Klein produit avec ses élèves son texte de rupture de 1946, qu’elle appelle Development of Psychoanalysis, il ne faut pas entendre ce « développement » comme on fait aujourd’hui des notules supplémentaires, des commentaires ou des gloses de ce que tout le monde peut lire chez Freud ou chez Lacan. Il s’agit littéralement de produire des textes qui amplifient l’espace problématisable par la psychanalyse. Il y a à la fois une extension du champ des concepts, une refonte complètement de ce champ, et notamment de la théorie des pulsions, mais en plus il y a une modification de l’espace problématisable. La question de la polémique avec Anna Freud chez les enfants ne porte pas seulement sur le juste usage de la pulsion de mort ou de savoir s’il faut se mettre au service du moi de l’enfant ! Elle porte sur le fait de savoir si ce que les enfants vivent et expérimentent est susceptible d’être problématisé psychanalytiquement, et de ce que ça change sur notre compréhension des cas les plus difficiles. Est-ce qu’on ne peut pas approfondir de ce qui est traité au titre ordinaire des névroses en introduisant dans les névrose de transfert – obsession, hystérie, phobie – des niveaux pré-oedipiens, pré-génitaux, avec des défenses spécifiques que seuls les enfants peuvent nous apprendre à voir : le clivage, le déni, l’idéalisation, etc. ? C’est ça le développement de la psychanalyse. A cette époque, Bion est sur le divan de Melanie Klein, et la question de savoir comment les kleiniens ont survécu dans la société britannique, ils ont survécu parce que ce qu’ils proposaient était une extension des concepts (au sens épistémologique). On modifie leur architecture interne, les phénomènes qu’ils subsument, etc. C’est dans cet esprit que j’ai essayé de vous montrer que j’essayais de traiter la grille en termes de diagonalisation, de production de concepts. A ce moment-là, ce que ça nous apporte – c’est un des points que je souhaite mentionner dans mon essai sur Bion et sur l’impact que Bion, ainsi, peut avoir sur nous – c’est que Bion et ses post-kleiniens nous apportent un critère de ce qui est autre chose que des excroissances monstrueuses de la psychanalyse, que des proliférations stériles de gloses, mais qui sont vraiment des expansions de la psychanalyse, des extensions conceptuelles. Et la norme en est bien évidemment pour nous-mêmes de la transformation de notre appareil psychique et de ce dont on est censé avoir une intuition qui nous permet de vérifier si un article, un livre, un propos tenu par un analyste est véritablement analytique, le critère c’est cela : est-ce que ça augmente vos capacités à tolérer la frustration et à supporter des transferts difficiles ? C’est je crois un critère intrinsèquement analytique et d’une très grande force dans le texte bionien. C’est la question de savoir, l’expérience que vous faites une fois ce texte lu et incorporé à votre système de notations psychiques, d’investigations réglant votre attention, etc., est-ce que vous avez gagné une « pensée pensante », comme je m’exprime, est-ce que vous avez augmenté la puissance de l’appareil à penser les pensées, ou pas ? Dit ainsi, je crois qu’on a là un repère extrêmement important de ce que c’est que lire le texte psychanalytique, que de savoir ce que c’est que jouer avec les représentations psychanalytiques telles qu’elles se diffusent. Rappelez-vous que Bion dit que la grille sert aussi à jouer ! Vous pouvez jouer avec la grille, il y en a un usage à vide, ce travail-là est me semble-t-il un antidote à la systématisation scolaire, à l’orthodoxie, et bien évidemment à toutes ces consolidations circulaires et ces systématisations a posteriori qui aboutissent comme on le voit extrêmement bien autour de nous, à manifester l’incapacité à saisir l’ouverture intrinsèque de certaines conceptions psychanalytiques sur d’autres qui n’ont pas encore été pensées, et qui sont potentiellement à notre horizon (encore un motif fondamental de l’intuitionnisme, soit dit en passant).

C’est là à nouveau un point pour lequel je défends très fortement une affinité entre Bion et Lacan, car il ne faut jamais oublier que Lacan a toujours dit que tant qu’il n’était pas mort, il pouvait tout changer, et laisser le nez dans le ruisseau tous ceux qui voudraient finalement que du texte sur La lettre volée jusqu’aux nœuds borroméens tout ne soit qu’un enchaînement systématique, que moyennant une dialectique complètement imaginaire on va réussir à tout homogénéiser !

Au prix de quoi ?

Au prix de l’expérience constante que le lacanisme, ce n’est pas un kaléidoscope qui de manière stérile et comme un faux infini produit du sens, mais à chaque fois une capacité à remettre en cause complètement ce sur quoi on travaille dans la situation où Lacan lui-même se mettait en position d’analysant.

Le critère de la croissance de l’appareil psychique me paraît alors extrêmement fort, parce qu’il nous permet de comprendre un des propos les plus troublants, découvert tardivement chez Bion, uniquement quand on a publié Cogitations, qui est le paragraphe angoissant sur la disparition de la psychanalyse, sur le fait qu’il n’est pas du tout évident qu’il y ait à jamais des gens pour penser les pensées psychanalytiques. Ce n’est pas acquis. Vous savez que tout le mouvement psychanalytique lacanien, parce qu’il se fait une gloire de le problématiser (mais le problème se pose même chez ceux qui ne le problématisent pas parce qu’ils font confiance aux institutions), tourne autour de la transmission de l’analyse. Est-ce que vraiment on vous a transmis l’analyse, est-ce que ce que vous faîtes c’est vraiment de l’analyse, etc. ? C’est là une pompe à sottises absolument inépuisable, puisque comme il n’y a pas de critères, et pas de critère des critères, ça permet d’augmenter l’égarement général, tandis que la question de la transmission ici me paraît très bien réglée par ce que dit Bion : c’est qu’il en y a pas ! Le problème de l’analyse, c’est la contingence absolue de ce qu’on appelle « transmission de la psychanalyse ».

J’ai fait un développement dans un travail récent à ce sujet sur lequel je voudrai un peu insister. C’est qu’à la différence justement de la question kantienne traditionnelle de la question métaphysique – Kant dit dans la Critique de la raison pure, l’homme étant l’homme se posera toujours la question des fins dernières, de la liberté, de l’immortalité de l’âme, etc., et il montre que c’est lié à la structure prédicative du langage et à la nature des majeures de nos grands syllogismes, de l’enchaînement de nos concepts, c’est donc conaturel à l’essence de l’homme que de poser ces questions métaphysiques – il n’est évidemment absolument pas certain, au contraire, que quiconque s’interroge à jamais et éternellement sur l’origine sexuelle des symptômes obsessionnels ou sur les troubles de l’image du corps dans la paranoïa. Du moins, que quiconque soit capable de faire fonctionner ceci autrement que comme de la philosophie, c’est-à-dire avec l’idée qu’il y aurait de l’inconscient comme dans l’ordre de la nature, qui poserait éternellement ce type de questions aux hommes. Ce que dit très bien Bion, c’est que pour qu’il y ait un transfert opératoire, des gens qui soient capables de faire fonctionner comme ça une vérité qui va transformer un gosse, transformer un symptôme, ou qui va calmer une érotomane –, eh bien, c’est totalement artificiel, c’est entièrement suspendu au fait que vous avez été analysé par quelqu’un d’autre qui a été analysé par quelqu’un d’autre qui a été analysé…, etc., avec une contingence absolue sur le fait que ça vous soit passé à vous.

Cette contingence absolue, je vous le rappelle, se marque au fait pour Bion que l’appareil psychique est nominalisé. C’est un détail dont je fais peut-être une montagne, mais je suis sensible à la remarque sur l’évêque Spooner, et spoonerism, le contrepet. La plupart des conceptions psychanalytiques sont rattachées à un nom propre. C’est un mode de fonctionnement qui est annexé sur un nom propre, comme spoonerism vient de l’évêque Spooner, qui faisait des contrepets tout le temps. Jean Allouch a fait des remarques pertinentes sur le problème du nom propre, sur l’indexation de ce que c’est qu’une mutation à l’intérieur du savoir psychanalytique, passant nécessairement par le fait qu’il y ait quelqu’un qui s’appelle Lacan, Freud, Melanie Klein, Bion, etc. Et en ce sens, on ne peut jamais perdre de vue que la grille n’est pas une machine. C’est la machine bionienne. On est obligé de fabriquer un adjectif sur le nom propre pour comprendre à quel point il peut y avoir une machine par individu. On lacanise, on bionise, on ne jonesise pas, notamment. Cet artificialisme fait que la direction d’une cure didactique est nécessairement orientée vers la question de savoir quel est le savoir singulier qui peut être rendu opératoire chez quelqu’un. Avec cette chose tout à fait troublante, qui est qu’une fois cette personne morte, ce savoir est perdu. Il y a quelque chose qui est radicalement perdu, et c’est précisément parce que c’est radicalement perdu, que ça suscite comme vous le savez, autour de ces noms propres, des effets d’émulation et d’imitation qui quelquefois confinent à la folie ! C’est-à-dire des gens qui causent le lacanien comme si c’était la structure mentale qui les réglait intimement ! Effectivement, on peut en sourire, à condition de ne pas perdre de vue que le sage ne sourit pas. C’est une vérité gênante qui indique très précisément de quoi il s’agit avec l’analyse.

Comment peut-on donc réussir à raconter que la psychanalyse est là pour amener l’avènement d’un sujet singulier quand les sujets singuliers produits par l’analyse se ressemblent comme deux gouttes d’eau, causent de la même manière, se promènent avec leur dépression post-analytique en bandoulière comme la garantie de leur compétence et de l’effectuation complète du bon parcours, produisant des articles tels que si on mélangeait les phrases, on pourrait produire kaléidoscopiquement, à l’infini, de nouveaux articles greenien, lacanien, melmanien, allouchien, etc., et se réunissant de manière entièrement répétitive, pour vous raconter à quel point la passe c’est une expérience de singularisation du savoir, etc. C’est ça le problème : il faudrait réussir à ne pas en rire, et à mesurer à quel point l’analyse est un truc dangereux, et que si ça n’était pas si dangereux, ça ne serait pas thérapeutique.

Il y a une autre attitude à avoir que sourire. Et cette attitude, c’est celle que Bion propose.

C’est que partout où la transmission apparaît pour ce qu’elle est, pour une impossibilité, d’accepter que ce soit une transformation, c’est-à-dire que la question qui soit posée dans une analyse, ce soit justement celle de la transformation psychanalytique de la psychanalyse chez quelqu’un. Comment cette transformation peut être une transformation psychanalytique, ça vous indique une autre direction qui est maintenant complètement oubliée dans l’histoire du mouvement analytique, et donc plus personne ne rigole – et d’ailleurs personne ne rigolait non plus, à l’époque –, c’est l’infini multiplication des déviances : celle de l’adlérisme, du jungisme, etc. Le nombre absolument extraordinaire de gens qui, autour de Freud, ont tous considéré qu’ils pouvaient transformer la psychanalyse, chacun à leur mesure, en en retenant que tel ou tel élément. C’était à peu près aussi déviant qu’aujourd’hui où c’est n’importe quoi – il y a autant de Lacan que de lacaniens – mais à l’époque, les gens disaient : « c’est moi, Adler ! », « C’est moi, Jung ! », etc. Je crois que c’est extrêmement important, parce que ça pose la question de savoir comment une analyse peut amener ce qu’on appelle un candidat, quelqu’un qui veut devenir analyste, ou qui ne veut pas mais qui va le devenir quand même, même s’il n’en a pas envie – ben oui, parce que l’inconscient ne rigole pas avec ces choses-là ! – comment une transformation comme ça peut porter en elle-même sa règle ? Comment la transformation de la psychanalyse qui est portée par une analyse dite didactique peut être une transformation psychanalytique ? Comment la règle qui produit un psychanalyste, la règle de transformation, peut-elle être interne à l’analyse ?

Et ça, ça aboutit à la question de l’immanence. Dans ce truc totalement artificiel qu’est la transmission, le fait qu’il y ait des analystes et que se lèvent de certains divans des gens qui disent « moi aussi, je vais devenir analyste, je vais analyser les gens ! » – parfois d’ailleurs sans l’approbation, ou dans l’indifférence la plus totale de celui qui les analyse, ou au contraire son exaltation, on voit tous les cas de figures, ce qui montre que tout ça n’a aucune importance – comment ça s’organise, cette transformation ? C’est un problème sur lequel il importe de se casser les dents, parce que si on ne se casse pas les dents dessus, on produit mécaniquement une solution générale. Si la question de savoir quelle est la règle générale n’est pas directement appréhendée comme une impossibilité, alors il n’y a aucune possibilité pour la transmission de la psychanalyse. C’est ça le paradoxe sur lequel ça repose, puisque c’est là seulement qu’il peut y avoir une solution subjective, responsabilisante, qui ne passe justement par aucune idée préconçue de ce que c’est que de prendre pour soi cette question, et d’être le bon sujet, le sujet correctement divisé par l’analyste qui fut lui-même analysé par Lacan… Je crois que c’est ça l’extrême difficulté sur laquelle on débouche in fine, grâce à Bion : c’est la déflation de ce que c’est que de prendre la question de l’analyste pour soi-même, c’est-à-dire d’introduire une notion de self – for himself ou for herself –, de se poser la question pour soi-même, qui ne fabrique pas un self qui est celui qu’il faudrait avoir pour être bon analyste. Un self bien fendu au bon endroit, ou bien contenant, ou tout ce que vous voulez, mais un self qui soit l’effet de l’impossibilité d’édicter une règle générale, parce que rien ne doit valoir in fine que for oneself.

Deuxième chose que je voulais dire ce soir. C’est là où on entre dans les difficultés que Bion introduit, parce que tout cela est encore très psychologique. De toute manière, nous parlons un langage psychologique. Mon idée d’appareil Ψ est une tentative de prendre au sérieux les moments où Bion dépsychologise son appareil psychique, c’est-à-dire où ça cesse d’être cette espèce de truc qui existe dans un organisme qui évolue dans une relation à l’extériorité, etc., c’est-à-dire que ça cesse d’être un sous-produit de sa lecture du texte sur les Formulations des deux principes de 1911, et où ça s’abstrait véritablement de la perspective psychogénétique qui est celle quand même de Melanie Klein, héritée d’Abraham avec les stades successifs, qui est biologisante dans son contour général. Pour dépsychologiser cela, pour dépsychologiser l’appareil à penser les pensées, je vous avais proposé plusieurs pistes, notamment de donner un grand poids – mes exemples cliniques visaient cela – à la fonction de l’appareil Ψ dans le transfert, c’est-à-dire que l’appareil Ψ c’est ce par quoi nous nous « appareillons à l’Autre ». Et le fait de s’appareiller à l’Autre par l’identification projective avec les effets d’objets partiels, introduisait des notions qui me paraissaient différentes de celles de Lacan, en particulier la notion de projection.

Vous vous rappelez que j’avais beaucoup insisté sur le fait que pour Lacan la projection est toujours projection sur tandis que la projection kleinienne et bionienne est une projection dans, elle n’est pas organisée de la même manière. L’autre aspect par lequel je m’étais efforcé de dépsychologiser l’appareil psychique bionien, c’était d’insister sur les problèmes logiques que pose la grille, le problème du bord de la grille. Ça inspire constamment, chez Anzieu par exemple, ou Esther Bick, l’idée de moi-peau, l’idée de barrière de contact, des sortes d’interprétation, de sémantisation, d’imaginaire, où c’est la fente synaptique, c’est la peau du bébé – qui sont des choses qui remuent des images très émouvantes et donc effectivement, ça a certains effets interprétatifs, mais qui au fond refusent ce passage à l’abstraction et cette ouverture à d’autres possibilités de concevoir la relation entre les sensations, entre les idées, entre les séances, etc., abstractions qui sont tout à fait essentielles à la démarche analytique. C’est un peu comme si, toute proportion gardée, on ne gardait de Winnicott que l’objet transitionnel en oubliant l’espace transitionnel, comme si on faisait de l’objet transitionnel une sorte de gadget psychologique à la Dolto : il faut garder les nounours à côté des enfants ! Alors qu’en réalité, si l’objet transitionnel a la valeur qu’il peut avoir et si on peut le repérer dans un certain nombre de structures, c’est parce qu’il y a un espace transitionnel, que la cure elle-même, que les mots que prononcent les patients, peuvent eux-mêmes être des objets transitionnels, qu’il y a la constitution des premiers noyaux objectaux autour de cela, etc. Et c’est cet espèce de traitement logique, de traitement abstrait, de traitement épistémologique des concepts psychanalytiques bioniens, qui me paraît être une tâche qui n’est jamais accomplie complètement, car toujours on va s’arrêter sur ce qu’on peut instancier, ce qu’on peut repérer dans la clinique du « mauvais œil » par exemple, comme dans le cas dont je vous ai parlé.

C’est en ce sens que j’avais beaucoup souligné que lorsqu’on parle d’un « appareil à penser les pensées », il faut introduire une distinction qu’il n’y a pas chez Bion, mais qui sonne spinoziste dans sa formule, entre les « pensées pensantes » et les « pensées pensées ». Ce ne sont pas les pensées pensées dont nous manquons ; c’est des pensées pensantes. C’est la question de savoir comment on pense ces pensées, et c’est ça qui est véritablement la question de la formation de l’analyste, ce n’est pas de lui farcir la tête avec tout un appareillage conceptuel, c’est de faire en sorte que ses pensées soient des pensées pensantes. Ce que Lacan dit à sa manière lorsqu’il demande : comment est-ce que le savoir analytique peut fonctionner comme vérité ? C’est rigoureusement la question de savoir comment les pensées analytiques peuvent être les pensées pensantes. Ces pensées pensantes impliquent en particulier qu’il y ait des pensées non saturées. C’est ce sur quoi j’avais terminé la dernière fois, c’est-à-dire la possibilité d’architecturer les pensées en sorte qu’il y a des pensées de pensées, et que cette désaturation des signes était probablement le point le plus énigmatique de toute activité analytique, que c’était certainement un des lieux où on peut le mieux repérer entre ce que c’est qu’un psychotique et quelqu’un qui ne l’est pas. Je crois avec Bion qu’un psychotique est quelqu’un dont les pensées sont saturées, c’est quelqu’un qui n’a que des pensées pensées, et qui donc est justement incapable d’avoir des pensées pensantes. Ça guide ce que Bion a osé appeler la cure des patients schizoïdes et paranoïdes. C’est la question de savoir comment, grâce à l’analyse, ils peuvent penser avec leur délire, et non pas simplement penser leur délire, autrement dit, être pensé par lui. Je crois que ça, c’est peut-être une formule simpliste, brutale, mais je crois qu’elle est incroyablement sensible. Nous ne pouvons pas guérir la schizophrénie, mais en permettant à un schizophrène de penser schizophréniquement ses pensées, sans nécessairement diminuer sa souffrance psychique, nous augmentons sa capacité à la tolérer. Pour beaucoup de gens, l’intéressé est toujours aussi schizophrène et toujours aussi délirant, mais pour lui, la capacité à supporter la souffrance psychique, et à faire quelque chose avec le délire, fait une différence absolument considérable, et comme nous le savons, dans les grandes psychoses, ça peut faire la différence entre la vie et la mort, entre une vie qui est une vie et une vie qui est une mort.

La tension que j’introduis ici, qui est la tension ultime de l’œuvre de Bion, c’est comment il va rendre compatible – et je crois qu’il n’a pas réussi à le faire, peut-être parce que ça n’est pas possible – sa théorie de l’appareil psychique, qui est une théorie technicienne, avec l’immanentisme de l’expérience, c’est-à-dire le fait que nous sommes directement dans l’espace mental en contact avec un certain nombre d’associations, qui prennent et produisent les transformations essentielles à une cure. Comment prendre au sérieux, si vous avez un appareil psychique et en face de vous, quelqu’un qui en a un autre, le fait que l’analyste rêve les pensées de son patient ? Comment la rêverie de son analyste peut-elle être un « contenant » pour les pensées du patient ? Comment peut-il y avoir des associations justes, comment peut-il y avoir une interprétation qui soit non arbitraire du matériel du patient, réellement fondée ? Et comment en produisant ces interprétations qui sont des mises en relation, qui peuvent prendre la forme d’une nomination, d’un récit, d’un mythe – mais on peut aussi proposer au patient d’aller voir un film, de lire un livre, voire d’en écrire un – comment est-ce que ça peut être fondé, si ça n’est pas de manière immanente en prise avec la production psychique de l’autre. D’un côté vous avez une très belle théorie psychique, mais le problème est qu’elle est tellement bonne qu’il y a deux appareils psychiques dont on ne voit pas pourquoi les rapports ne seraient pas complètement arbitraires ! Il faut qu’il y ait un élément où la « relation d’appareillage » dont je parle ne soit pas arbitraire, que l’expérience qu’on a dans la cure que ce que dit le patient, vous étiez en train de le penser – on a ces effets de surprise qui sont très valorisés par les kleiniens, d’intuition au même moment – « j’allais le dire ! » affirme le patient de l’interprétation de son analyste, et l’interprétation vous est soufflée – si ça a une consistance, ça veut dire que ça a un espace immanent dans lequel se produit l’analyse. Après avoir fabriqué cette métapsychologie de l’appareil psychique, on peut partir aussi de l’expérience du transfert qui est la manifestation du fait que le patient est appareillé par le transfert à l’analyste, et qu’il y a une réalité inconsciente qui vient de l’un à l’autre s’articuler, que l’amour de transfert n’est pas un truc qui sort d’un point et va à un autre, mais que c’est un cadre à l’intérieur duquel tout devient intelligible, etc. Et c’est là que le problème se pose de savoir comment de cette situation immanente peut sortir un savoir.

Ce que Bion écrit K → O ou bien O → K, comment du réel psychanalytique de la séance, de l’espace mental partagé, quelque chose comme un savoir peut émerger, et comment ce savoir peut bien être un savoir de ce qui se passe de façon immanente dans la séance ? Vous savez que progressivement Bion introduit l’idée d’acte de foi. Il emploie le vocabulaire de l’acte de foi pour le rapport à l’immanence de ces choses-là, d’intuition, intuit, il y a un mode intuitif d’accès direct aux pensées inconscientes du patient, et le rapport à cette immanence il la qualifie d’at-one-ment. Je ne vais pas revenir sur ce problème, mais vous vous rappelez que cet at-one qui est utilisé dans la première traduction protestante de la bible en anglais, et que reprend Bion qui l’a trouvé dans ses lectures des mystiques anglais du 17ème siècle, qui est l’état dans lequel est censé être l’analyste. C’est-à-dire comment être dans la séance « sans mémoire ni désir », dit-il ? Sans mémoire ni désir, c’est-à-dire sans cette manière de conjuguer la pulsion au passé qu’on appelle la mémoire, et sans conjuguer la mémoire au futur qu’on appelle le désir, qui est en fait la nostalgie et l’espérance ? Comment être dans la séance sans nostalgie et sans espérance ? C’est-à-dire sans l’idée qu’il faut retrouver un état et sans l’idée que l’état à retrouver nous attend, c’est-à-dire d’être dans cette espèce de situation non contre-transférentielle où il peut y avoir manifestation du transfert à proprement parler, de l’immanence même de ces manifestations où ce qui émerge dans mon esprit et dans l’esprit du patient peut se corréler.

Je ferais volontiers un développement sur la notion néo-platonicienne d’hénôsis, qui est une notion plotinienne, qui est liée au thème de l’Un (hen). Pour une raison très simple, c’est dire qu’il n’y a qu’un seul réel. Dire qu’on est dans l’immanence, c’est dire que le réel est Un. C’est la position spinoziste traditionnelle, qui consiste à souligner que si la substance c’est le réel, eh bien, il ne peut y en avoir qu’une. Et comme vous le savez, le début de l’Ethique de Spinoza commence par les huit premières propositions qui consistent à articuler substance, immanence et unicité. Mais ce n’est pas du tout propre à Spinoza. Toutes les conceptions de l’immanence sont des pensées de l’Un. Avec notamment dans le néoplatonisme la question de savoir comment est-ce que l’être peut bien être l’Etre des étants qui existe ? Eh bien, les néoplatoniciens pensent que fondamentalement, la forme de tout cela, c’est un Un qui est au-delà de l’Etre. C’est seulement parce qu’il y a un Un au-delà de l’être qu’il peut y avoir un Etre qui est tout ce qu’il y a. Et cette articulation extrêmement sophistiquée que les néoplatoniciens font, aboutit finalement à dire que l’Un ne peut pas être au-delà de l’être, mais toujours perdu à l’intérieur de l’être, il y a toutes sortes de complications sur lesquelles je passe, mais qui ont une propriété merveilleuse qui explique beaucoup de choses chez Bion. C’est que quand vous commencez à parler comme ça, vous produisez en série des paradoxes logiques. Ce sont les paradoxes du Parménide de Platon, ce sont ceux de l’éristique alexandrine chez les néoplatoniciens, et ce sont ces paradoxes sur O, puisque je ne peux pas viser O, je ne peux pas aller vers O, étant donné que ce qui le définit, c’est que je suis déjà dedans, j’y ai toujours été et je ne m’en suis jamais détaché. C’est-à-dire que je ne peux pas penser O et avoir O comme un objet de ma pensée, puisque ma pensée est dans O, est une partie de O. C’est là une question que se posait très simplement Lacan avec son « réel » : les signifiants aussi sont réels, l’imaginaire et le symbolique c’est réel. Donc lorsqu’il utilise toutes ses formules extravagantes autour du réel, il retrouve des formulations néoplatoniciennes qui sont en fait liées à la mise en scène linguistique de ces paradoxes de l’immanence. L’immanence est impensable. Penser l’immanence, c’est la traiter comme un objet de la pensée, c’est la détruire du même coup en tant qu’immanente.

Je vais faire une remarquer sur Poincaré pour terminer le développement que je voulais faire, pour essayer de vous montrer – car c’est une chose qu’aucun des commentateurs de Bion que j’ai lus n’a fait – la manière dont Bion a pu prendre chez Poincaré une certaine manière de considérer qu’on pouvait à la fois penser qu’il y avait une subjectivité de l’invention psychanalytique, et qu’en même temps l’invention psychanalytique avait lieu de manière complètement immanente.

C’est le fort beau texte de Poincaré, fort célèbre, sur l’invention mathématique dont je voudrais vous lire quelques passages, qui montrent un peu comment l’immanence et la subjectivation de l’invention vont main dans la main. Dans ce texte, Poincaré fait remarquer que ses inventions mathématiques, il les a toujours faites en deux phases : il réfléchit sur un problème, il ne trouve pas la solution, il s’endort, il rêve, et c’est le lendemain qu’il trouve la solution. Et en fait, c’est quelque chose d’extrêmement commun. Enormément de savant disent qu’il faut d’abord mettre en mouvement certaines représentations puis dormir, et c’est en sortant de cet état de sommeil que les solutions nous apparaissent.

« Ainsi, c’est cette sensibilité esthétique spéciale qui joue le rôle du crible délicat dont je parlais plus haut, et cela fait comprendre assez pourquoi celui qui en est dépourvu ne sera jamais un véritable inventeur. Toutes les difficultés n’ont pas disparues cependant. Le moi conscient est étroitement borné. Quant au moi subliminal, nous n’en connaissons pas les limites et c’est pourquoi nous ne répugnons pas trop à supposer qu’il a pu former, en peu de temps, plus de combinaisons diverses que la vie entière d’un être conscient ne pourrait en embrasser. Ces limites existent cependant. Est-il vraisemblable qu’il puisse former toutes les combinaisons possibles dont le nombre effraierait l’imagination ? Cela semblerait nécessaire néanmoins car s’il ne produit qu’une petite partie de ces combinaisons, il y a bien peu de chances pour que la bonne se trouve parmi elles. Peut-être faut-il chercher l’explication dans cette période de travail conscient préliminaire qui précède toujours tout travail inconscient fructueux ? Qu’on me permette une comparaison grossière. Représentons-nous les éléments futurs de nos combinaisons comme quelque chose de semblable aux atomes crochus d’Epicure. Pendant le repos complet de l’esprit, ces atomes sont immobiles, ils sont pour ainsi dire accrochés au mur. Ce repos complet peut donc se prolonger indéfiniment sans que ces atomes se rencontrent, et par conséquent sans qu’aucune combinaison puisse se produire entre eux. Au contraire, pendant une période de repos apparent et de travail inconscient, quelques-uns d’entre eux se sont détachés du mur et mis en mouvement. Ils sillonnent dans tous les sens l’espace, la pièce dans laquelle ils sont enfermés, comme pourrait le faire par exemple une nuée de moucherons, ou si l’on préfère une comparaison plus savante, comme le font les molécules gazeuses dans la théorie cinétique des gaz. Leurs chocs mutuels peuvent alors produire des combinaisons nouvelles. Quel va être le rôle du travail conscient préliminaire ? C’est évidemment de mobiliser quelques-uns de ces atomes, de les décrocher du mur et de les mettre en branle. On croit qu’on n’a rien fait de bon parce qu’on a remué ces éléments de mille façons diverses pour chercher à les assembler et qu’on n’a pu trouver l’assemblable satisfaisant. Mais après cette agitation qui leur a été imposée par notre volonté, ces atomes ne rentrent pas dans leur repos primitif, ils continuent librement leur danse. Or notre volonté ne les a pas choisis au hasard : elle poursuivait un but parfaitement déterminé. Les atomes mobilisés ne sont donc pas des atomes quelconques, ce sont ceux dont on peut raisonnablement attendre la solution cherchée. Les atomes mobilisés vont alors subir des chocs qui les font entrer en combinaison, soit entre eux soit entre d’autres atomes restés immobiles, et qu’ils seront venus heurtés dans leur course. Je demande pardon encore une fois, la combinaison est grossière et je ne sais trop comment je pourrais faire comprendre autrement ma pensée. Quoiqu’il en soit, les seules combinaisons qui ont chance de se former sont celles où l’un des éléments au moins est l’un de ces atomes librement choisis par notre volonté. Et c’est évidemment parmi elles que se trouve ce que j’appelais tout à l’heure la bonne combinaison »[4].

Je crois que ça, ça a fondamentalement inspiré le travail de Bion. Parce que qu’est-ce que c’est que la grille, sinon très précisément, devant une difficulté clinique, chercher les bonnes représentations ? Et l’activité inconsciente de l’analyste, éventuellement d’ailleurs les rêves ou les rêverie en séance de l’analyste, ne sont rien d’autre que cette manière de laisser librement jouer les représentations qui ont été mises en œuvre par le travail préliminaire de sélection des différentes hypothèses – et en particulier l’hypothèse oedipienne car pour les kleiniens tout est oedipien : un patient entre dans le cabinet, et c’est déjà la scène primitive ! Comme tout est lu à travers ce schéma-là, les mouvements de l’analyste sont mis en jeu en sorte que lors de la rêverie, les différentes combinaisons se produisent et finissent par nous donner le résultat que nous cherchons. Pourquoi ? C’est là que les choses me semblent être tout à fait géniales chez Bion, qui est au fond un Poincaré de la psychanalyse, par rapport à l’invention, puisque parmi tous les possibles mentaux qui rayonnent, il est certain qu’il faut attacher une valeur « esthétique » à la bonne combinaison. Le « fait choisi », le rapprochement s’impose par lui-même, et fondamentalement, même lorsque nous nous trompons, nous nous apercevons selon Poincaré que l’hypothèse que nous avons retenue avait au moins une qualité, c’est qu’elle satisfaisait notre sens de l’élégance mathématique. Il y a un sens esthétique qu’aucune personne qui n’est pas mathématicienne ou logicienne ne peut avoir. Je me souviens avoir entendu un ami mathématicien disant : « De toute façon, les solutions en mathématiques, c’est toujours 0, 1 ou ½. Sinon ce n’est pas une équation ! ». Il avait comme ça cette espèce d’aperception des choses que ça doit tomber sur ces valeurs-là.

Pourquoi ?

Poincaré fait cette remarque toute simple : c’est parce que le hasard désagrège. La seule chose que le hasard sait faire, c’est désagréger. Donc lorsque vous avez quelque chose qui s’associe, il n’est pas possible que ça s’associe pour rien. Si vous avez le sentiment dans votre état de suspend du désir et de la mémoire, de la nostalgie et de l’espérance, que sans faire vous-même le travail contre-transférentiel d’une association fausse, soit par nostalgie soit par espérance, et que quelque chose vient tout d’un coup se mettre en correspondance, il y a peu de chance pour que vous vous trompiez. Cette espèce d’infini des sensations, des impressions, des mots, des résonnances et des assonances, tout ce que l’attention flottante librement distribuée à égalité entre les différents éléments de manière à les laisser produire par eux-mêmes leur hiérarchie, cette écoute propre à l’analyse, lorsqu’elle entend une résonnance, le simple fait que vous ayez ce crible esthétique comme dit Poincaré, garantit a priori que vous avez un cas de bonne forme. Evidemment, si la bonne forme se répète, si de séance en séance, un même schéma se produit, alors il n’y a aucune espèce de danger que vous vous trompiez en projetant de manière arbitraire sur le matériel, quelque chose qui serait sélectionné au hasard. Autrement dit, la théorie des « atomes crochus » à laquelle il fait référence est l’idée que les atomes librement laissés à leurs mouvements vont nécessairement s’agréger et dans tous les mondes possibles – si vous vous rappelez Lucrèce et Epicure – produire précisément parce qu’il y a une infinité de mondes possibles, une identité des mondes. C’est-à-dire qu’il va y avoir des ressemblances fondamentales puisqu’ils sont en nombre infini dans une infinité de mondes, produire nécessairement des arrangements constants.

C’est là ce qui vous éclaire sur une métaphore très énigmatique sur laquelle j’ai lu les choses les plus extravagantes des commentateurs, de la phrase de Bion : J’ai vu au-dessus de mon divan « un nuage de probabilité ». Il parle de nuages, de constellations… C’est tout simplement que le grand contemporain physicien de Poincaré, c’est Kelvin. Or quelle est sa grande découverte ? C’est que si vous traitez les particules qui sont dans l’espace infini comme les molécules d’un gaz, vous pouvez parfaitement considérer que les turbulences vont introduire mécaniquement des agrégations de particules qui vont prendre ces formes géométriques qui sont celles des galaxies, et des constellations. Le calcul de la forme de la Voie lactée est la première conjecture que Kelvin fait de l’organisation du cosmos, en appliquant la théorie probabiliste de la distribution des molécules de gaz à l’ensemble de l’univers. Pourquoi les étoiles ne pourraient-elles pas être considérées comme des atomes ? Si c’est le cas, leur distribution est telle qu’une turbulence à un endroit va introduire non pas par des lois mécaniques, mais par des distributions probabilistes, des arrangements qui sont eux-mêmes stables. Ce à quoi Bion fait référence, ça n’est rien d’autre, lorsqu’il parle de ces nuages, qu’à Kelvin. Or, si vous ouvrez Science et méthode en français, sur quoi est-ce que ça se termine ? Sur la Voie lactée et la théorie des gaz ! Ce ne sont pas simplement les idées qui sont comme des atomes crochus, ce sont les choses elles-mêmes. Que ce soit du réel ou des pensées, leur distribution probabiliste entraîne des agrégations dont la forme est constante.

Voilà un peu comment Bion lit Poincaré, et comment son rapport à l’immanence de l’atonement, de cet état dans lequel nous sommes directement en prise à l’immanence des choses, sans nostalgie et sans espérance, justifie de façon non arbitraire, les associations fondamentales, les conjonctions constantes, les faits choisis, qui sont la source de l’interprétation pertinente que l’analyste donne à son patient.

Vous voyez aussi du coup que le dernier Bion a de moins en moins besoin d’une grille, puisque la seule fonction de la grille est de sélectionner les éléments qui sont le plus pertinent pour ensuite jouer le travail de l’inconscient. Mais si vous renoncez à cela, vous pouvez aussi bien dire que la véritable tâche de l’analyste, c’est de suspendre toute nostalgie et toute espérance. Et une fois cette nostalgie et cette espérance suspendues, on entre sans médiation théorique, sans besoin de la grille, là où il faut penser, avec cette figure très particulière qu’il appelle l’acte de foi, qui est ce passage dans lequel on entre directement dans l’immanence directe de l’association, et où l’attention flottante devient un état psychique de rêverie à l’intérieur duquel se produisent les bons contenants des bons contenus. Et c’est une toute autre métaphorique que Bion introduit à la fin de sa vie, par rapport à ces associations à l’intérieur du dispositif, il s’intéresse aux « turbulences », c’est-à-dire à ces zones aveugles qui peuvent naître à l’intérieur de O. Et comme l’un des derniers articles de Bion est sur la notion de turbulence, j’essaierai d’expliquer en quoi c’est une notion qui vient du problème de la dispersion, de ce qu’on appelle l’approximation de Fresnel.

Je terminerai cette année en concluant sur ceci.

C’est qu’il y a une tension fondamentale, mais en même temps on peut comprendre les différents endroits de cette tension, entre le Bion de la grille et le Bion extrêmement étrange qui lors des conférences fait parler les autres, où lui-même dit des choses insipides, insignifiantes, et où en même temps on a l’impression qu’il se passe quelque chose d’extrêmement étrange, et qu’il y a une qualité d’écoute, de dégagement et de libération de ce que les gens peuvent penser à l’intérieur de l’espace qu’il ouvre, et qui aboutit à ces interprétations branchées, quasi New Age, comme une sorte de bouddhiste mystique fort particulier. Donc vous avez le côté de la grille avec la science psychanalytique, le délire qui aspire à une science, puis la psychanalyse comme mystique du réel immanent, avec la question de l’accès direct à O, et ce que je voudrais montrer, ce sont les raisons pour lesquelles en fait ce sont bien les moments d’un parcours qui n’est pas une solution, mais qui est le problème même de l’analyse, de ces deux entrées qui sont celles de l’appareil psychique et celle du transfert. Et c’est un peu ce que j’ai essayé de faire cette année : c’est de montrer les raisons qu’il y avait de prendre les choses sous ces deux angles.

Et puis peut-être, le troisième terme – je ne l’ai pas du tout discuté – c’est l’autobiographie de Bion, le moment où l’on s’aperçoit qu’il y a une notation par Bion de ce qui lui sert à penser ses pensées, et une capacité de l’appareil psychique à essayer d’apercevoir dans des expériences qui sont souvent extrêmement intimes. Bion, il ne faut jamais l’oublier, est un traumatisé de guerre, c’est un type qui ne s’est jamais remis de ce qui lui est arrivé à 19 ans quand il a fait un épisode de folie des batailles, devant son char, épisode où il a failli mourir, où il est probablement mort : il semblerait que jusqu’à son grand âge, il n’ait jamais guéri de ce traumatisme de guerre, et c’est par là que la notion de barrière de contact, du bord de l’appareil psychique a pu chez cet analyste, devenir son savoir singulier, un savoir bionien, car il avait une connaissance singulière de ce qu’est le bord crevé d’un appareil psychique, par où les cauchemars s’expulsent en hurlant pendant votre prétendu sommeil. Or, c’est ça je crois qui est intéressant : ça aboutit à l’idée qu’il n’est pas seulement un mystique du réel, il est quelqu’un qui fait valoir en même temps le caractère extrêmement singularisant de l’expérience analytique. Le problème est justement de réussir à constituer son nom propre comme un opérateur psychanalytique, à pouvoir bioniser ses pensées.

En ce sens, et c’est sur quoi je terminerai, ce que j’aime beaucoup chez Bion, c’est deux choses. C’est d’une part le sérieux par lequel il traite le savoir, et vous savez combien je suis prêt à polémiquer assez méchamment sur ça, parce qu’à partir du moment où vous prenez au sérieux la problématique de l’appareil psychique, il est certain que dire des choses qui sont fausses ou bêtes, ce n’est pas possible en analyse. Je crois que la bêtise, au moins pour les psychanalystes, au moins pour eux, ça ne peut pas être un simple malheur, c’est vraiment une faute ! C’est même une faute technique, la bêtise. C’est intéressant d’ailleurs de penser qu’on transforme la bêtise en faute morale. Il n’y a que la psychanalyse qui fait cela. Pour les autres, c’est un malheur, d’être bête ! L’appareil psychique oblige à aller jusqu’au bout de cette conséquence-là, et donc ça a valeur interprétative de dire qu’un certain nombre de choses que disent les psychanalystes, c’est des conneries ! Ce n’est pas du tout pour s’amuser à se battre avec les autres. C’est parce que si c’est des conneries, ça met en danger la psychanalyse, et la pratique même de la psychanalyse. Voyez aussi pourquoi l’épistémologie n’est pas vaine. Bion est quelqu’un qui nous fait vraiment sentir pourquoi l’épistémologie est au cœur de la psychanalyse. Car une des grandes difficultés auxquelles on se confronte aujourd’hui dans notre milieu, c’est l’extraordinaire haine du savoir qui s’y multiplie, qui fait qu’au nom de ce qu’on appelle le non-savoir, on a le droit aujourd’hui d’avoir la passion d’ignorer, et une aversion extrêmement profonde, un contre-transfert négatif extrêmement violent sur quiconque pourrait savoir quoi que ce soit ! C’est vraiment un trait dominant du paysage analytique : la haine à l’égard du savoir ! Bion montre au contraire à quel point c’est quelque chose qui doit être fermement combattu pour défendre la psychanalyse. Et puis je crois que la deuxième chose que j’aime beaucoup, c’est le mélange extrêmement étonnant et détonnant entre l’abstraction et ce que permet cette abstraction. A partir du moment où on dispose d’éléments de la psychanalyse qui peuvent être aussi abstraits que ceux que Bion a dégagé, vous avez une liberté d’agencement qui est absolument extraordinaire, et qui permet de percevoir et de permettre à des tas de gens de monter des machines à penser les pensées, qui, après tout ont une ampleur, une légitimité, une singularité dont on n’a seulement pas idée ! C’est vraiment ce qui lève un des interdits majeurs de la psychanalyse contemporaine sur le problème de la prise en charge des psychoses. Mais ça, ça se décide au cas par cas. Ce n’est pas un trait de structure, en tout cas, car si « structure » équivaut à « machine normale », à appareil Ψ standard, tout est perdu. Il y a donc chez Bion le pari que l’abstraction la plus profonde dans la définition des éléments de la psychanalyse, la compréhension de ce qui se machine, permet une liberté d’agencement tout à fait extraordinaire. Le véritable obstacle à cette entreprise, c’est de savoir comment on peut s’appuyer sur la notion objectivante d’appareil psychique, et en même temps rester dans l’immanence de la relation transférentielle, comment il peut y avoir deux personnes, et transfert, deux appareils psychiques et transfert-appareillage.

Voilà pour cette année !

L’année prochaine, je parlerai de deux choses qui n’ont aucun rapport, j’espère que vous ne vous vexerez donc pas de l’incongruité du rapprochement : le désir sexuel et l’amour ! Ça sera pour moi l’occasion de vous montrer ce qui dans la culture ressemble le plus au délire – comment on peut croire qu’il existe un rapport entre ces deux choses-là. C’est le moment où la culture et le délire se ressemble le plus ! Et ce sera l’occasion de revenir à des questions lacaniennes un peu compliquées, comme celle des quanteurs de la sexuation, et de travailler sur le masculin, le féminin, des choses de ce genre dont je n’ai pas parlé depuis longtemps.

 



[1] The Kleinian Development: Book I (Freud), Book II (Klein), Book III (Bion), Clunie Press, Perthshire, 1978.

[2] Vous avez quelque chose qui n’a pas été très bien fouillé à cet égard chez Lacan mais qui me paraît tout à fait homologue. Vous savez que Lacan reprend les trois passions bouddhiques, la haine, l’amour et l’ignorance, et il aborde directement la question de savoir ce qu’est la passion d’ignorer. Je crois qu’il est difficile, de toute façon, de construire une théorie psychanalytique où l’épistémophilie serait un sous-produit du jeu ordinaire des pulsions. Je crois que si on est minimalement fidèle à ce qui se passe dans la relation transférentielle, la passion d’ignorer est un des ressorts essentiel de l’expérience. Ne rien vouloir savoir, cela peut se colorer d’amour ou de haine, mais on ne voit pas bien comment on pourrait déduire « ne pas vouloir savoir » de la simple opposition de l’amour et de la haine. Lacan n’en fait pas un usage immense, mais je crois que c’est une des choses sur lesquelles je vais revenir tout à l’heure.

[3] Gerard Holton, Scientific Imagination: Cases Studies, Cambridge University Press, 1978.

[4] Henri Poincaré, Science et méthode, pp.55-56.