Bion │Lacan

3ème séance (16 novembre)

 

Le bruit m’est revenu que la dernière fois, j’y étais allé un peu fort, et qu’il fallait en quelque sorte que je ramène le développement que je vous ai proposé à ses motivations, pour que vous saisissiez en gros ce que j’essaie de faire. Je vais donc retourner aux fondamentaux, soit aux raisons pour lesquelles je vous propose de lire Bion.

Ce concept « d’appareil Ψ » – qui n’est pas bionien mais qui m’est propre – que j’essaie d’introduire, est un moyen d’interroger ce qu’il en est de la créativité et de la liberté psychanalytique, sujet qui, comme vous le savez, m’est cher. Et ceci par opposition à ce que je trouve être un discours de plus en plus vide, même s’il est relativement répandu, discours de l’exaltation de la singularité des positions de chacun, avec cet encouragement qui ne coûte rien du tout à être original, etc., et sur quoi on peut réagir avec beaucoup d’ironie parce que comme on peut le constater facilement, ça n’empêche nullement les analystes, les associations d’analystes, de fabriquer des singularités subjectives telles qu’elles ressemblent toutes aux autres singularités subjectives !

Voilà quelque chose que je peux préciser de la façon suivante : il ne s’agit pas simplement de la créativité et de la liberté du psychanalyste, il s’agit de quelque chose qu’on peut appeler l’auto-création du psychanalyste, c’est-à-dire la question de savoir comment chacun d’entre nous peut travailler psychanalytiquement sa propre pensée. Non seulement la pensée qu’il élabore dans sa cure, à son propre endroit, mais la façon dont il peut lire des textes psychanalytiques, des textes non-psychanalytiques, et, que vous ayez des patients ou pas, comment vous pouvez psychanalytiquement vous situer par rapport aux pensées en circulation autour de vous. Autrement dit, pour un analyste qui a une longue expérience ou une longue pratique, on pourrait imaginer que le travail de Bion est quelque chose qui empêche, au fond, l’attention flottante de devenir simple flottement de l’attention, et donc qui discipline, si j’ose dire, l’attention flottante au sens où ce à quoi on a affaire et qui est psychanalytiquement pertinent n’en soit pas éliminé. L’intérêt de Bion est justement de mettre sur la table, ainsi, le travail plus secret de l’analyste.

Si ça m’intéresse tant de vous en parler – d’autant que je n’oublie pas à qui je m’adresse, ni votre âge, ni votre degré d’avancement dans le travail –,  c’est qu’il s’agit là d’une autre problématique que celle de la bonne institution, ou du bon maître, ou du bon père spirituel. Je veux par là que cette question de l’appareil Ψ serve vraiment – même si c’est un peu sophistiqué, au bout d’un certain temps – à mettre au travail ce avec quoi psychiquement chacun est équipé pour faire face aussi bien à ce qui apparaît dans sa propre cure, que ce qui peut apparaître dans la cure des autres, et dans d’autres circonstances encore de la vie sociale, amoureuse, savante, etc. En ce sens, lorsque je dis « ce avec quoi l’on pense », je prends littéralement au sérieux ce que Bion propose : est-ce que vous avez, ainsi, chacun de vous, un carnet où vous notez, et même numérotez les phrases-clés de vos lectures, les rêves, les notions théoriques diverses, dont vous avez l’usage pour penser ce qui vous arrive, dans vos cures ou dans celles de vos patients, dans vos réflexions, dans vos échanges ? Bion insiste beaucoup sur cette idée qu’il faut prendre au sérieux que ça peut s’écrire, mais oui, que ça peut se numéroter, que ça peut donc s’organiser en série, et qu’on peut, ces phrases, ces fragments de rêve, ces interprétations, ces mots d’esprits, ces poèmes, que sais-je, suivre non seulement leur apparition, mais aussi leur disparition, quand soudain, ils n’ont plus d’usage psychique, quand nous ne pensons plus avec, quand nous ne retraversons pas, grâce à eux, angoisse et douleur, quand ces « éléments », donc, de nos psychanalyses exigent un renouvellement qui est en même temps le nôtre. Sans cette attention au travail intime, nous ne pouvons rien saisir de nos processus de croissance et de régression, des positions que nous avions et que nous avons quittées, bref, l’auto-analyse de l’analyste n’a simplement aucune chance de commencer.

Qu’est-ce que c’est que croître (« grow ») ?

Croître, soyons net, avec Bion, c’est déjà avoir la possession de ce qu’on a, et voir si ça va durer, si vous en avez l’usage. Quand vous vous êtes aperçus que vous n’utilisez plus du tout la pensée 76, mais beaucoup plus souvent la pensée 24, c’est peut-être que la pensée 76 appartient à un stade révolu de votre développement psychique, et que ça ne fait plus partie de vos outils. Cette manière de se servir de l’écrit et de ces éléments qu’on combine et qui interagissent, ce sont là des pensées qui ont une authentique épaisseur et une validité en temps que telle. Car vous pouvez faire l’histoire de votre propre développement analytique. L’histoire de ce développement analytique est importante.

C’est quelque chose que je recommande à mes patients schizophrènes. Il y a peu, un de mes patients m’a parlé de son carnet comme de son « carnet magique », c’est-à-dire littéralement comme d’un recueil de pensées qui lui permet de ne pas devenir fou, et dans lequel dans les moments les plus tragiques de son existence, il se réfugie littéralement. C’est en ce sens qu’un « appareil à penser ses pensées » n’est pas un appareil qui produit des pensées, mais bien un appareil qui sert à penser les pensées qui existent déjà. Mais les pensées, ici, peuvent être aussi bien une insulte qu’il a entendue au travail, une hallucination, que quelque chose qu’il a lu et qui lui a plu. Et dans ce carnet magique, il note notamment des interprétations – je le suis depuis 10 ou 15 ans – qui ont ponctué sa cure, des séries d’élaboration, qui matérialisent littéralement sous une forme qui est celle de la schizophrénie, les pensées qui lui servent à penser les pensées. Autrement dit, ce travail de l’appareil Ψ auquel nous invite Bion, c’est un travail qui ne peut pas servir qu’à être analyste, mais bien à vivre dans la lumière de l’expérience analytique. C’est bien quelque chose qui en ce sens sert d’antidote aux pensées qu’il faudrait penser, et qui est toujours la pente de toute institution qui voudrait que se préserve par la seule puissance de son efficacité institutionnelle, quelque chose comme la psychanalyse entendue comme une collection de pensées « à penser ».

Le fait qu’elles soient dénombrables, qu’on puisse les noter, qu’on voit quelles séries donc elles forment et comment elles se transforment les unes dans les autres, me paraît chez quelqu’un qui ignore tout de Lacan, infiniment proche de ce qu’au fond Lacan aurait appelé travailler « sérieusement ».

Le paradoxe sur lequel je voudrais travailler cette année, et que j’attaque avec ce qui paraît au premier abord de plus opaque – la grille – est qu’on a chez Bion une abstraction complètement effarante – Transformations est quand même un texte dont on se demande franchement si l’homme qui a écrit ça a toute sa raison, fait remarquer Meltzer, car c’est un truc de barjot, cette histoire de « O » à la fin… – mais qui tout effarante qu’elle soit, est au fond, avec une grande simplicité, l’exposition très matérielle de l’appareil Ψ de Bion en personne, puisqu’il nous dit : telle phrase des Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique, telle phrase sur les Mécanismes schizoïdes, plus deux ou trois patients où il est devenu classique de reconnaître notamment Samuel Beckett, parmi les patients qui sont éventuellement mobilisés, eh bien voilà, c’est, sur la table, son appareil à penser les pensées. Or il l’expose sur un mode si extraordinairement abstrait, justement, que ce n’est pas du tout incompatible avec ce qu’il a fait dans les derniers textes – ceux qui sont les plus humanistes, les plus gentils – qui est un encouragement incroyable, une interpellation individualisante, qui est lancée à chacun de ses auditeurs, de faire comme il peut, de faire comme il sait, même s’il ne sait pas ce qu’il peut, même s’il ne sait pas ce qu’il sait. Ces textes sont souvent méconnus, soit mal appréciés – on les a publié plus tardivement – parce que quelque fois Bion donne l’impression d’être quelqu’un qui exhibe son plein bon sens, et pas du tout une virtuosité de psychanalyste expérimenté, qui aurait des choses déjà pensées à nous donner à penser. Il n’y a aucunement cette espèce de revendication de supériorité intellectuelle dans l’expression – que vous trouvez chez Lacan – mais une insistance extrêmement forte sur un ethos qui est au fond l’ethos britannique, celui du quant-à-soi, qui est : « Voilà comment je fais, et vous, comment faites-vous ? » Bion ne s’intéresse pas tellement à donner des choses à penser, il s’intéresse à la façon dont chacun produit un appareil pour penser ses pensées, et en général, ses exposés abandonne bien vite la parole à ceux qui l’interrogent. Voilà un type de posture dont il ne faut pas oublier – ce n’est pas parce qu’ils sont Britanniques qu’ils ignorent l’inconscient, contrairement à ce que racontent les imbéciles – que c’est un ethos qui après tout n’est pas négligeable dans l’appréciation de ce dont il s’agit en psychanalyse, même si pour nous Français, c’est extrêmement étrange parfois, cet espèce de propos très direct : « Voilà ce que je fais, et vous, qu’est-ce que vous faites ? »

Si j’aime bien mettre ça en avant, c’est parce qu’il y a un paradoxe qui me semble assez comparable chez Lacan, et si on assiste aujourd’hui à une sorte de crise dans laquelle vous et moi sommes pris, c’est qu’il semble bien que l’emportent de façon écrasante les généralités lacaniennes, les formalismes à trois sous et l’anthropologie de convenance qui fabriquent du sujet avec une sociologie ridicule, ces usages branchés pour alimenter la critique littéraire et la théorie politique, des choses de ce genre. On arrive à ce point où un certain nombre de phrases que nous pourrions les uns et les autres avoir justement placées dans notre propre carnet magique, sont devenues ni assez réellement universelles pour être opératoires, c’est-à-dire pour engendrer de nouvelles pensées psychanalytiques, ni non plus assez singularisantes, car on s’aperçoit qu’il y a pas mal de gens qui sont devenus capables de brasser ce vocabulaire et de parler de leur ineffable singularité dans le même langage que le voisin, dans l’article suivant dans la même revue, au point qu’on pourrait s’amuser à en intervertir les paragraphes sans savoir qui a écrit quoi.

C’est important, parce que ça montre ce contre quoi Bion s’est battu, avec une ambition qui n’était pas de faire école mais de fournir des outils psychanalytiques à n’importe qui.

Car quand je parle de ce que mon patient schizophrène appelle son carnet magique, et que je fais référence à mes propres notes, ou tel autre journal d’analyse que vous pouvez tenir, ce qui est important, c’est de sentir que ça vit, ce type de relevés – relevés de rêves, de révélations cliniques, de phrases dont vous avez entendu quelque chose, telle définition de l’hystérie, de l’objet, etc., quelque chose dont vous ne savez pas exactement comment ça fonctionne, ni même ce que ça veut dire, mais dont vous savez que ça vous a impressionné, et que vous savez que c’est dans une série où ça communique avec telle ou telle chose, par exemple – que ça se transforme et se transformera. Oui, ça vit : ce sont véritablement des organismes vivants. Ce qu’on peut se proposer pour le faire fonctionner comme un appareil psychique, c’est d’équiper cet appareil psychique d’une bouche et d’un anus, littéralement, puisque tel est le modèle de l’appareil psychique bionien. C’est-à-dire qu’il faut à ce dispositif une bouche qui lui permet de s’aboucher à ce qui se dit, se voit, se perçoit, etc., et un dispositif d’évacuation, soit d’excrétion, grâce auquel on puisse se rendre compte qu’un certain nombre de ces pensées sont devenues des déchets, pour à l’occasion aller y mettre son nez et voir ce qui a été particulièrement insupportable, indigeste ou inassimilable, dans telle ou telle pensée rejetée, et qui peut évidemment ne serait-ce que dans le fait d’aller la rechercher, prendre un tour persécutif, sous la forme du « J’ai vu ça quelque part, j’ai déjà entendu ça quelque part », ce qui peut revenir vous interroger, dit Bion, dans un rêve désagréable, ou dans un acting-out, dans une faute technique, ou encore dans une interprétation efficace, mais dont vous ne comprendrez jamais pourquoi elle a si bien marché.

Autrement dit, ce sur quoi je voulais revenir en faisant redescendre l’attention un peu spéculative excessive que j’ai mis dans le dernier séminaire, c’est sur le fait que tout cela est tellement sérieux, tellement pratique, tellement platement quotidien comme exercice – il y a des gens qui font du latin et du grec tous les jours, comme d’autres font de la psychanalyse tous les jours. Bion a le sens du travail quotidien, et de l’exigence radicale de transformation psychique qu’est l’investissement dans la psychanalyse.

C’est le premier point que je voulais vous rappeler.

 

*

 

La deuxième chose, c’est que j’ai reconstruit la grille d’une manière qui n’est pas dans Bion, qui n’est en tout cas pas explicitement écrite dans Bion comme ça, et j’y ai ajouté un travail sur la diagonalisation – qui est encore moins chez Bion –, mais aussi bien la construction que la diagonalisation, si je les ai ajoutées – ce n’est pas une idiosyncrasie castélienne, ou ma lecture de Bion –, c’est parce que je pense que ça vous montre comment ça marche, et comment le formalisme bionien se distingue de ces formalismes que j’ai qualifiés d’« à trois sous », qui pullulent dans notre milieu post-lacanien, et qui ne sont pas des formalismes qui engendrent des concepts, réellement.

Car le point d’un formalisme n’est pas de dire avec un schéma ce qu’on peut aussi bien dire en français ou en anglais. Le point du formalisme qui intéresse Bion et tout analyste un peu conscient de ce qu’est l’exigence théorique, c’est de modifier le fonctionnement psychique de quelqu’un en sorte de lui faire sentir la générativité des concepts. Et cette générativité suppose un changement radical de registre de fonctionnement qui n’est pas du tout celui des rationalisations imaginaires, des schémas simplificateurs, etc. C’est plutôt ce que Lacan essayait par exemple dans la topologie, autrement dit c’est l’idée que lorsqu’on a une topologie correcte, on s’aperçoit que certaines corrélations que vous avez dans une psychose ou une certaine expérience – entre des images, des signifiants, etc. – font sentir le réel de la structure, et peuvent vous guider d’un point à un autre de cette structure, en vous faisant sentir combien vous n’êtes pas en train de modéliser ou d’imaginer à votre manière quelque chose, mais combien vous êtes par la logique interne même de ce à quoi vous avez affaire, emmené d’un plan ou d’un point à un autre.

Pour vous réexpliquer plus simplement et plus pratiquement ce que j’ai voulu dire de ma lecture des Formulations des deux principes de l’advenir psychique de Freud et comment j’ai abouti à cette question de construction et de diagonalisation, je crois qu’il y a une première remarque essentielle à faire, c’est que ce qui est absolument incompatible chez Bion et chez Lacan, c’est la chose suivante : c’est que pour Bion, il doit y avoir, sinon nous n’existerions pas, une certaine congruence du principe de plaisir et du principe de réalité. Il prend au sérieux l’argument freudien selon lequel s’il n’y avait que la pure décharge de plaisir, nous ne survivrions pas une seconde. Et par conséquent pour qu’il y ait cette pure décharge de plaisir, il faut qu’il y ait une certaine réalité qui ne soit pas incompatible avec cette pure décharge de plaisir. Sinon l’appareil psychique n’existerait dans aucun organisme. Cette contrainte est fortement soumise à une dimension de la métapsychologie qui a été systématiquement mise de côté dans les lectures françaises, qui est la dimension darwinienne. Pour Freud, il est clair comme le jour que l’on doit s’adapter. Et cette adaptation, ce n’est pas celle que vomissent les gardiens de l’éthique psychanalytique qui disent qu’il ne faut pas normaliser les individus, c’est l’adaptation au sens de la fitness, qui fait que seul l’organisme qui a les moyens de subsister dans le milieu dans lequel il vit va pouvoir se reproduire ou maximiser sa descendance, et c’est cette adaptation-là qui fait que nous sommes là, en quelque sorte, ce n’est pas une adaptation qui implique une sorte de téléologie cachée, c’est une adaptation qui est en jeu dans la sélection naturelle. Je ne l’ai pas cité la dernière fois, et j’aimerais bien qu’elle mette un jour son mémoire en ligne, mais quelqu’un qui s’appelle Nathalie Clobert a fait un fort travail sur cette question de l’adaptation, en essayant de montrer les conséquences à longue portée chez Freud de cette quatrième partie de la métapsychologie, la partie darwinienne, qui chez nous a été entièrement balayée. Et elle a été notamment balayée par l’idée lacanienne, qui est si bien expliquée dans ce texte des Ecrits qui s’appelle Au-delà du principe de réalité – une sorte de réponse à Au-delà du principe de plaisir de Freud – et qui est que chez Lacan, cet appareil, ce moi, ce self, ce psychisme, quand vous en envisagez la dimension de moi ou de conscience, eh bien vous avez affaire à une image, qui est prise dans la dialectique de la connaissance paranoïaque – dialectique projective – laquelle connaissance est régie par les concepts de jalousie et d’amour propre. Du coup, ce qui intéresse Lacan, c’est de savoir comment le principe de plaisir précisément articulé à l’imaginaire et à la projectivité paranoïaque, peut prendre de telle proportion que la prétendue « réalité » n’existe pas, et que nous nous en contrefichons quand elle est impliquée et tramée dans et par nos désirs. Nous nous laissons crever plutôt que de cesser d’halluciner. Et là où manque l’objet de la satisfaction, il n’y a aucun problème, on hallucine encore plus fort ! L’idée qu’au fond, la psychanalyse n’a pas à rendre compte du problème freudien de « l’épreuve de réalité », ça aboutit à une conception de la psychanalyse totalement différente. On rejette du côté de la pauvre psychologie de Freud et de ses impasses dites psychologisantes et autres conceptions tirées d’un 19ème siècle malheureux, tout ce qui porte, justement, sur la construction d’un appareil psychique, et avec ça, le statut de la perception, l’affaire du pare-excitation, etc. Bref, tout cela va être entièrement réduit à de la psychologie extra-psychanalytique, ou récupéré éventuellement au second degré dans la mesure où on peut en donner une présentation topologique quelconque. Mais en tant que tel, tout cet appareillage essentiel à Freud de l’épreuve de réalité est strictement balayé par l’analyse de Lacan.

Quand vous lisez de la littérature anglo-saxonne, la référence au moi, au self, tout ce sur quoi les gens rigolent sans l’avoir lu – l’ego-psychology que Lacan a attaqué avec tant de force dans les années 50 –, bien sûr que vous pouvez toujours dire que ce sont des effets de l’imaginaire américain, de la psychologie du moi, comme par exemple ce que J.-A. Miller écrit dans la petite synthèse qu’il y a à la fin des Ecrits dans l’édition de 1966.

Mais on n’ôtera jamais le fait que pour Freud le moi est une instance bien particulière, parce que c’est une instance structurée, organisée. Ni le ça ni le surmoi (qui se réduit à une sorte de voix) ne sont structurés. Vous n’avez pas ce dispositif incroyablement sophistiqué de l’appareil perceptif, de la conscience, de la motricité que vous avez dans le chapitre VII de la Traumdeutung, ce lieu où se réalise le point de contact entre les conceptions psychanalytiques de la maladie mentale, et les conceptions non seulement psychiatriques, mais de sens commun de la maladie mentale, c’est-à-dire ce que les gens disent quand ils disent qu’ils ont un trouble de la perception, ou le sentiment d’être mu par quelque chose = x, ou qu’ils ont dans leur corps quelque chose d’étrange.

Or, il faut bien qu’à un moment on vienne à entrer en contact avec cette idée naïve (ou pas si naïve) de la « perception ».

Chez Melanie Klein comme chez Bion, le self, l’ego, l’appareil psychique sont des manières de tenir compte de tous ces aspects de la pensée de Freud. Autrement dit, il y a une grande mauvaise foi à dire que ce sont là les résidus d’une pensée psychologisante, et que les pauvres psychanalystes qui utilisent ces catégories sont des victimes, soit de descriptions psychiatriques des maladies mentales, soit d’une psychologie périmée qui était, et là on soupire avec hypocrisie, celle des contemporains dont il fallait bien se faire entendre. Je vous avais pointé, par exemple, l’an dernier, en commentant « L’homme aux rats », certains ricanements faciles sur la conclusion subtile de la partie théorique, où Freud se lance dans une analyse difficile de l’action et de la pensée. Mais on pourrait multiplier les exemples.

C’est ça sur quoi je veux insister, dans la grille : c’est que même si vous avez des catégories psychologiques, comme « attention » et « action », cette grille ne circonscrit pas le moi d’un psychologue classique. Elle ne circonscrit pas les fonctions du moi tel que Freud les mentionne pour les écarter au début des Formulations sur les deux principes en faisant référence à Janet, c’est-à-dire au delà de Janet, comme je vous l’ai rappelé, à William James ou éventuellement aussi, bien qu’il ne le cite pas, à Bergson. C’est très important, parce que lorsque Bion parle de dissociation, quand il parle de trouble du cours de la pensée, il est extrêmement important de ne pas réduire ces termes à ce qu’on appelle un trouble du cours de la pensée en psychiatrie, car « penser » chez Bion n’a strictement rien à voir avec qui ce que disent les psychiatres quand ils disent que leur patient a un « trouble du cours de la pensée », au sens plat où il dit n’importe quoi ou qu’il déraisonne. Le trouble du cours de la pensée, comme notion théorique chez Bion, c’est quelque chose de fort spécifique. De même, une « dissociation » n’est pas un « clivage ». J’insiste, car il y a toute sorte de confusion quand on parle de « schizoïdie » dans le post-kleinisme. L’interprétation que Bleuler donne des phénomènes de la schizophrénie est, je crois, une interprétation qui est, ne serait-ce que dans le mot même de schizo-phrénie, profondément psychologisante : il y a un moi, puis une cassure ou schize dans le moi pensant, et puis les fonctions mentales se dissocient, etc. La description que Bleuler fait de la schizophrénie est une description parfaitement compatible avec la psychologie académique : vous retrouvez l’attention, la sensibilité, et des troubles de l’attention et de la sensibilité. A aucun moment vous n’avez besoin de constructions qui ne soient pas celles de la psychologie académique, et c’est pourquoi c’est une pathologie qui est entièrement décrite sur le régime du déficit, chez Bleuler. Ce n’est absolument pas incompatible, ainsi, et c’est ce qu’Henri Ey a montré, avec une conception janétienne de la maladie mentale. On peut parfaitement prendre le schéma janétien de la désagrégation – schéma qui remonte en fait à Hughlings Jackson et à la neurologie évolutionniste du 19ème siècle – pour montrer que la maladie mentale est une désagrégation du moi de Janet selon des axes cliniquement de plus en plus riches. Le système de Ey, l’organo-dynamisme, trouve là son architecture.

La grille et ce qui s’appelle un patient schizoïde chez Bion, ça n’a rien avoir avec ça. Et si ça n’a rien à voir avec ça, je crois qu’il faut apprendre un peu contre la culture lacanienne qui est celle de beaucoup d’entre nous, à cesser de regarder la notion de moi, d’ego et de self dans le registre de la vieillerie dépassée, conception qui est celle dans laquelle j’ai été moi aussi formé. Mais je suis d’accord, bien sûr : il y a des trucs chez Hartmann qui sont des sottises, indiscutablement, mais pas nécessairement, et en fonction de l’usage qui en est fait, tout n’y est pas à mépriser.

Ayant dit ceci, je pense que vous voyez pourquoi il était si important pour moi de vous démontrer la générativité à l’œuvre dans la construction de la grille. La grille est dérivable étape par étape de la lecture de la construction psychique, ou de la construction psychique du psychisme, dans les Formulations sur les deux principes. Lorsque sur les rangées vous avez « hypothèse de définition », « dénégation », « notation », « investigation », « action », etc., avec n puisqu’il peut y avoir des modalités de l’action plus complexes – notamment la notion d’action sociale, de ce qu’on fait quand on agit ensemble, déjà, quand on fait faire quelque chose à quelqu’un (car il y a là des degrés de complexité de l’action qui peuvent être bien supérieurs à ceux qui sont retenus dans la grille) –, vous avez quoi ? Vous avez un traitement fonctionnel de plus en plus complexe des inputs de l’appareil psychique.

Il y a d’abord « hypothèse de définition », puis « Ψ », puis on l’annote (au sens d’un premier enregistrement), puis ce sont des « attentions à… » qui émergent, puis ces attentions commandent des frayages qui aiguillent des « investigations », qui elles-mêmes, parce que ce sont déjà des actions, vont s’orienter vers l’objet et frayer de nouvelles voies motrices pour l’agir – et vous reconnaissez enfin la motricité et la conscience de l’appareil psychique du chapitre VII de la Traumdeutung, etc. Mais sans les limites individuelles de cet appareil de la Traumdeutung, car on peut aller beaucoup plus loin que la motricité, il n’y a pas simplement de l’action au sens du geste, et du geste d’un organisme individuel. Non, j’y insiste, l’action peut-être collective, coordonnée, etc., puisque Bion va travailler sur les groupes, et donc ce que fait un groupe, comme sur ce qu’on fait en groupe. Donc voyez, ça peut être des dimensions de l’agir beaucoup plus générales que celles réduites par Freud à la décharge motrice d’un organisme individuel évacuant de la tension.

Et puis, ces inputs sont traités fonctionnellement à différents niveaux. Bion les appelle des perceptions, il faut bien faire attention au fait que – c’est assez obscur chez Bion – mais de la manière dont je comprends les choses, pour lui, non seulement nous percevons des choses sensorielles – des couleurs, des sons, etc. – mais nous percevons aussi des choses qui ne sont pas sensibles, comme quand on dit : « je perçois ses intentions », nous percevons, dit Bion, des structures intentionnelles. Notamment les affects, pour lui, ne sont pas des choses sensibles, mais on les perçoit parce qu’elles portent une intentionnalité. Quand une foule se met en colère, on perçoit par exemple « ce que veut la foule ». Et ça, ça fait partie des inputs traités par l’appareil psychique, bien que « ce que veut la foule » ne soit évidemment pas quelque chose qu’on puisse réduire au son des clameurs.

Dans les colonnes, sur l’axe vertical, vous n’avez pas une complexification du traitement fonctionnel des inputs, mais une croissance structurelle de l’appareil psychique lui-même, c’est-à-dire quel genre de pensée de plus en plus complexe l’appareil peut former, pour penser ces pensées.

On retrouve ce qu’on a dans les Formulations, ça passe par la question de l’art, de la religion, de la science, comme des dispositifs de plus en plus complexes médiés au cœur du dispositif de l’Œdipe (dans la zone C3 – C4), mais également par d’autres mythes, puisque Bion s’intéresse au mythe de Babel, etc.

Ce que j’essayais donc de vous montrer, c’est que les « éléments » de la psychanalyse ne sont dénombrables – c’est important qu’on puisse les numéroter, les mettre en série, examiner leurs voisinages – que par une intersection entre ces deux dimensions, celle du traitement fonctionnel de ce qui entre dans la bouche de l’appareil psychique, sur l’axe horizontal, et en fonction du développement structural de cet appareil, sur l’axe vertical. Et la démonstration cantorienne que je vous avais mise au tableau – pourquoi les nombres rationnels ne sont pas plus nombreux que les nombres entiers, comment on peut numéroter tous les nombres en s’apercevant que même les nombres qui ont un nombre infini de chiffres après la virgule, eh bien tous, sur cette grille, à un moment ou à un autre, la courbe va passer et les numéroter sur l’ensemble des entiers naturels –, cette démonstration cantorienne exprime la dénombrabilité des éléments de la psychanalyse.

Qu’est-ce que ça veut dire que ce soit dénombrable ? Qu’a-t-on gagné à dire qu’on puisse les compter ? On a gagné une chose très simple, qui est qu’il y a de la place pour le fini. C’est aussi bête que ça ! Pour qu’il y ait une combinatoire, pour qu’il y ait une générativité, il faut que les éléments soient dénombrables. Ça veut dire qu’on ne peut pas aller dans n’importe quelle direction, qu’on ne peut pas tout ployer dans tous les sens, et que si la psychanalyse est un corps de doctrine cohérent, eh bien vous pouvez vous en assurer. C’est-à-dire que lorsque vous avez quelqu’un qui en C3 par exemple, fait état de quelque chose qui serait chez lui de l’ordre de l’Œdipe, vous pouvez parfaitement vous orienter, et d’une manière psychanalytique, en allant interroger en B3 les éléments sensoriels impliqués. Prenez une scène primitive, par exemple, en C3, où un patient va tout d’un coup s’apercevoir que son rapport au bruit, par exemple, au son, est un rapport qui est régi par ce qui se passait dans la pièce d’à côté quand il était gosse. Les sons, en B3, viennent là apprivoiser la question du cri, la question de la douleur, de la jouissance de la femme qui était dans la pièce d’à côté. En C2, vous pouvez interroger ce même matériel, dans la direction de ce qui permet, grâce à la dénégation, à ce mythe œdipien, de jouer son rôle protecteur pour la subjectivité du patient, c’est-à-dire littéralement à ce que la jouissance sexuelle devienne quelque chose qui s’insère dans un ordre. Il y a un moment de dénégation. Comment est-ce qu’ensuite, en C4, ça va guider son attention ? Comment, à partir des frayages associatifs qui non seulement conduisent à la scène primitive, mais qui en partent, le patient va-t-il retrouver dans d’anciens rêves des cheminements qui y étaient articulés ? Et en D3, comment le patient est déjà en en parlant, en train de fabriquer beaucoup plus qu’un mythe, mais une idée de lui-même ayant ce mythe, et une idée de l’opérativité de ce qu’il est en train déjà d’auto-interpréter comme scène primitive, c’est-à-dire comme de la scène d’où lui, sans le savoir, a toujours souhaité être né, ou bien qui lui a inspiré l’horreur primaire de sa propre existence. Cette espèce de circulation que vous pouvez faire, vous en sentez la pertinence, parce qu’au fond il n’y a que ça dans la pratique de l’analyse, en fait. Si vous examinez aussi bien vos propres associations sur des moments où vous approchez de points qui concerne quelque chose « comme » une scène primitive, ou quand vous écoutez quelqu’un dont vous sentez qu’il s’en approche, vous explorez les choses ainsi, et dans ces directions-là. Et vous ne pouvez pas aller directement de C3 à G3, et si quelqu’un passait de C3 à G3 en faisant une théorie de son propre Œdipe sans passer par D3, ni E3, ni F3, c’est-à-dire sans avoir recours à l’équipement psychique mature qui lui permet de penser ses pensées, vous diriez que vous avez affaire à une psychose, à quelqu’un qui est capable de vous faire la théorie de l’Œdipe là où justement il ne fait qu’attester de l’absence de fonctionnalité de son propre Œdipe. Vous connaissez d’ailleurs bien ce cas de figure. Presque n’importe quel psychotique est capable de parler de son père, de sa mère, et des rapports sexuels qu’ils avaient. Simplement, toute l’affaire, c’est de savoir si l’Œdipe est psychiquement en fonction. Est-ce qu’il a sa fonction subjectivante, est-ce qu’il a cette fonction constructrice du développement (d’un appareil psychique) qui lui permet par ailleurs progressivement de donner sens aux activités du sujet, à ses conceptions, à ses associations, à ses rêves, et de recevoir dans cet ordre-là des choses ?

Il n’est pas du tout indifférent que ces éléments soient dénombrables, et que ce soit donc de vrais « éléments », parce que c’est ce qui nous permet – c’est là la force, la générativité de la grille bionienne – de voir le développement réel d’un appareil psychique. C’est ce qui vous permet aussi, lorsque vous avez pris des notes sur vos patients, de vous dire : pourquoi est-ce que je n’ai pas pensé à me demander quel était le matériau sensoriel, sonore, dont était fait le bruit de cette femme qui jouissait dans la pièce d’à-côté ? Vous pouvez vous demander après tout quand vous vous « appareillez » au patient, sur quoi vous avez fait l’impasse. Bion est quelqu’un qui pense que certaines séances peuvent se noter, qu’elles peuvent se travailler, qu’on peut revenir dessus, et que la façon psychanalytique de les noter, c’est de les noter dans ces catégories-là, celle des « éléments », parce que si la psychanalyse est une pratique consistante, alors ça doit être effectivement par ces éléments  que passe le développement d’une cure.

Lorsque nous notons dans ce que mon patient appelle son « carnet magique » des choses de ce genre, l’idée de Bion, c’est qu’au fond, les pages, les grandes séries de tout carnet magique, sont là, dans la grille. Sinon, eh bien, chacun sa théorie, et puis voilà ! On s’en fout, chacun fait comme il veut ! Mais ce qui est intéressant, c’est que quand chacun fait comme il veut au sens de l’association libre, c’est quelque chose de cet ordre spécial des « éléments » qui apparaît, ou bien ce n’est pas de la psychanalyse.

Ce que je voudrais maintenant aborder, c’est pourquoi, quand on a un dispositif de ce genre, un dispositif qualifié de cantorien, on peut aussi produire le « dehors » de l’appareil psychique.

J’avais expliqué la dernière fois l’intérêt la fonction g (n), lorsque Cantor entreprend de montrer que le nombre de fonctions qui peuvent rapporter un entier naturel à un autre n’est pas dénombrable. Ça a des conséquences en logique, car c’est une manière d’approcher de manière préliminaire quelque chose qu’on appelle l’axiome de choix, puis les problèmes du continu, qui sont des problèmes transcendants de la mathématique contemporaine.

Mais très simplement, car je ne veux pas revenir sur les détails, quand on a un tableau comme ça, une grille, on peut tout aussi bien forger un élément qui ne peut pas y rentrer. Eh bien, cet élément-là, qui est l’équivalent de la fonction g(n) dans la preuve de Cantor, il porte un nom, chez Bion : il s’appelle l’élément-β, et ce qui est très intéressant, c’est qu’à la différence de g(n), qui n’a aucune case qui puisse lui correspondre dans la grille des entiers, lui, il est dans la grille.

Ce qui ne peut pas rentrer dans la grille, ce à quoi la grille à affaire, et qui ce qui vient bombarder la surface de l’appareil psychique, eh bien, notre idée du dehors, c’est celle que nous avons dedans. C’est ça l’élément-β, c’est ça son paradoxe. Notre idée du dehors, quand bien même ce serait le dehors le plus absolu que vous pouvez penser, c’est celle que vous avez en vous. L’appareil psychique, c’est un appareil qui a une sorte d’intériorité qui contient en elle-même une idée intérieure de son dehors. A partir du moment où vous avez la notion d’appareil psychique, il ne peut y avoir d’idée du « dehors » que celle qui est à l’intérieur de l’appareil psychique, ou qui est traitée par l’appareil psychique, dans l’appareil psychique.

Je parle ici d’élément-β dans son extériorité absolue, en essayant de vous faire sentir que c’est un mode de raisonnement que Lacan connaît parfaitement bien.

Lacan dit que la science du réel c’est la logique. Pourquoi ? Parce que c’est la logique qui nous dit qu’il y a des impossibles, qu’il n’y a pas, par exemple, de plus grand nombre entier. Cet impossible-là, c’est la logique qui nous le dit. Vous voyez donc que ce que j’essaie de faire apparaître, avec l’idée de diagonalisation, c’est l’idée de quelque chose que l’on pense comme étant en dehors de la pensée, c’est-à-dire le moment où nous sommes aux limites mêmes de notre pensée, dans le pur paradoxe, dans cette extériorité interne, ou « extimité », selon la formule de Lacan, qui est ce à quoi l’appareil psychique a affaire. C’est pourquoi il utilise cette topologie étrange, la bande de Möbius, le dedans qui se continue dans le dehors, etc.

Chez Bion, où vous allez retrouver, vous allez voir tout à l’heure comment, la bande de Möbius, puisque c’est porté par le paradoxe même de l’appareil psychique, c’est la rangée A qui est probablement celle sur laquelle il faut réfléchir le plus finement, et notamment ce qu’il y a en A1 : « élément-β », « hypothèse de définition ». Parce que la grille n’existe que parce ce qu’il y a en A1, cette « hypothèse de définition » qui porte sur les éléments-β qui viennent bombarder la surface de l’appareil psychique, qui viennent la piquer, la brûler, l’attaquer, l’exciter, etc., Or, ces « élément-β », eh bien, on les pense ! On a ainsi une pensée pour l’impensable. Voilà pourquoi ils sont dans la grille. Ils sont dans la grille également systématiquement du fait que chaque fois que vous essayez de les nommer dans leur extériorité, c’est trop tard, vous en avez une pensée. Vous avez une pensée de la non-pensée ! Mais faites bien attention : si vous avez une pensée de la non-pensée, alors le seul rapport mental qui existe à l’élément-β est de « dénégation ». Dès que vous l’avez posé, il est de dénégation. Et c’est pour ça que Ψ (c’est-à-dire « l’appareil Ψ », qui commence sur ce bord-là) est le signe choisi pour la dénégation, puisque c’est là que vous faites l’expérience que vous avez un appareil Ψ.

Et puis en A6, isolé, sans A5 ni A4, ni A3, pourquoi « l’action » ?

C’est à mon avis un enrichissement intéressant que Bion apporte à Freud un pas au-delà de la théorie de la Verneinung. Car pour Bion, il n’est sans doute pas possible de penser cette action de l’extériorité radicale sur mon intériorité supposée, sans penser justement que c’est une action. Ce n’est pas simplement une impression, ce n’est pas quelque chose qui m’arrive, c’est un coup qui m’est donné, c’est un acte qui est fait sur moi. Ce n’est pas simplement une « empreinte originaire » – pour reprendre un concept que Lacan utilise –, ce qui se donne à enregistrer sur la peau de l’appareil psychique, les Warhnemungszeichen, ou bien un impact sensoriel sur le pare-excitation dans le vocabulaire de la Traumdeutung, ou bien encore dans le texte sur le bloc magique, sur la surface sur laquelle on appuie le stylet, et puis ça s’imprime derrière, celle qui ne doit jamais être rayée mais qui doit rester tout le temps vierge. Non, c’est pensé comme une action subie, c’est ainsi toujours imputable à l’agir d’un Autre traumatisant. Il y a un Autre traumatisant derrière l’empreinte. Il n’y a pas simplement l’empreinte, il y a un Autre qui me traumatise « par là ». Et c’est pour ça qu’il n’y a pas simplement le besoin que la caresse sur la bouche du bébé soit ressentie : il faut aussi qu’il y ait une mère – ou un oiseau, pensez à Léonard de Vinci –, un agent de cette impression. C’est ça qui nous humanise. Et donc quand petits, nous hurlons parce que nous avons faim, la faim est causée par le retrait, le « refusement » de la mère, c’est-à-dire par une Versagung, par une frustration, et c’est plus joliment traduit pour une fois, par un « refusement », par un Autre qui dit non/ne fait pas. C’est ça qui fait que la faim devient humaine : c’est qu’il y en a une qui dit non, qui refuse, et c’est par là d’ailleurs que la mère, l’Autre, entre dans notre champ psychique.

Qu’est-ce qui justement va être pensé de cette empreinte traumatique ?

Dans les éléments-α, sur la colonne B, ça va être le moment où, tout simplement, nous allons sentir comme « passion » l’effet de l’action.

C’est le moment où nous avons une passion, une passivité étant elle-même une surface offerte à ce qui se passe. On n’est pas passif parce qu’il nous arrive des choses ; être passif, c’est en soi déjà être articulé à un dehors, c’est déjà apprivoiser ce dehors, c’est déjà organiser par rapport à ce dehors une intériorité qui subit.

Subir, savez-vous, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Je ne sais pas si vous avez déjà vu certains clochards schizophrènes dont peu de gens soupçonnent l’état corporel. Pensez à quelqu’un qui a un trou dans la chair avec une nécrose profonde, 5 cm de barbaque qui sont partis, l’os à nu… et il ne sent rien ! Il lui est d’ailleurs arrivé des choses insensées, il lui manque la moitié d’un poumon, il a des infections purulentes à l’intérieur des organes, il ne sent rien ! Souffrir, être passif, c’est déjà une production psychique de haut niveau. J’insiste, mais les SDF nous ont offert le témoignage de pathologies qu’on ne voyait plus depuis la médecine des pauvres au 19ème siècle.

En colonne C, maintenant, quelle est l’action essentielle que nous subissons ? C’est la séduction, dans l’Œdipe ! Et quelle préconception nous faisons-nous des imagos ? Ce sont des acteurs ! Et quel concept avons-nous de ce que c’est qu’un acteur ? La possibilité de vivre dans un monde d’agents, puisque la culpabilité qui nous submerge est apprivoisée au titre du fait qu’il y a des agents, que nous sommes agents dans la scène primitive, et qu’il y a des agents qui (nous) font des choses ! Jusqu’à ce que, éventuellement, cette matrice fantasmatique de l’agent de la séduction dans la scène primitive qui apprivoise la passion, qui nous met au contact avec l’impact de la jouissance sur nous – quand on descend la colonne – soit la matrice authentique d’une théorie de la causalité en bonne et due forme. Il est très facile de montrer que toutes les théories de la force du 18ème siècle, la force « vive », la force « morte », sont imprégnées de schèmes anthropomorphiques, de l’action, la passion, etc. Il ne nous a jamais été possible de penser la cause sans penser d’abord la cause comme effort, comme un corps au travail, comme un corps qui surmonte son inertie, etc., et c’est justement une des grandes difficultés de la physique classique de réussir à s’imposer contre l’anthropomorphisme corporel, et de dégager les choses de façon en sorte que nous ayons affaire à la causalité.

Je lis cette colonne-là, la C, je vous en donne une interprétation. Vous sentez que ce que la grille est censée faire, c’est de permettre d’avoir une compréhension psychanalytique de tout le développement d’une catégorie, comme ici celle de l’action, de l’imputation originairement humanisante qu’un Autre me fait ce que je sens, au niveau du concept et éventuellement du système scientifique déductif – vous savez que la cause disparaît, dans un système hypothético-déductif, il n’y a plus que des relations, des abstractions de relations et de forces, il n’y a plus de causes en tout cas, et c’est pour ça qu’il n’y a pas de case G6 – jusqu’aux développements les plus sophistiqués que notre appareil à penser les pensées est capable de faire.

C’est une manière aussi de dire – il ne faut pas le répandre en dehors de cette pièce parce que ça n’a de sens qu’entre psychanalystes ! – que les gens qui ont fait la théorie des forces, au 18ème siècle, l’on faite avec un appareil à penser des pensées qui en dit long sur leur sexualité. Ce n’est pas pour rien qu’ils parlent de forces vives, de forces mortes, etc. L’invention d’Aristote, le problème de la proportionnalité de la cause et de l’effet, du facteur carré, toutes ces choses-là, c’est du sexuel, donc. Ça va jusque-là, le sexuel. Ça ne s’arrête pas gentiment sur certaines parties du corps, ou à certaines cochonneries mentales : c’est effectivement tout qui est sexuel en ce sens-là, et pas n’importe comment non plus.

J’avance sur l’hypothèse de définition en A1.

En effet, « hypothèse de définition », c’est un terme qui vient de Poincaré.

Bion cite tout le temps Poincaré, c’en est un grand lecteur. Il y a La science et l’hypothèse, mais c’est surtout Science et méthode qui est constamment cité par Bion, parce que c’était le grand texte de vulgarisation de Poincaré au moment de la formation intellectuelle de Bion, c’est-à-dire dans les années 30. Poincaré était alors aussi connu qu’Einstein. C’était « le » savant, le génie mathématique. D’ailleurs, c’est, dit-on,le modèle du savant Cosinus dans Le sapeur Camembert, c’est dire la gloire de Poincaré…

L’hypothèse de définition renvoie à quelque chose d’extrêmement subtil, évidemment moins connu aujourd’hui, et surtout dans le milieu psychanalytique, car Lacan a favorisé des logiques incompatibles avec les idées de Poincaré.

Une hypothèse de définition, c’est totalement différent d’un axiome. C’est ce que Poincaré a voulu souligner, car une hypothèse de définition, c’est quelque chose dont il faut prouver – et prouver par une preuve positive – qu’elle n’est pas contradictoire. Autrement dit, lorsque vous faites une hypothèse de définition, vous vous engagez à donner une preuve « constructive » – mon vocabulaire n’est pas absolument rigoureux, il est un peu anachronique, mais c’est pour vous faire entendre de quoi il s’agit – que ça existe vraiment ce dont on parle. Une hypothèse de définition s’expose donc à un contre-exemple, tandis que si vous n’êtes pas content d’un axiome, vous en prenez un autre. Autrement dit, un axiome n’implique aucune attitude à l’égard de l’existence de ce dont vous parlez. Une hypothèse de définition, à partir du moment où elle peut être invalidée par un contre-exemple, implique que ce dont vous parlez existe. Et elle implique donc que vous n’ayez pas une liberté purement formelle comme dans l’invention des axiomes – « Imaginons un espace avec tant de parallèles par droites, ou pas de parallèles du tout, c’est comme on veut, tout ça est axiomatique ! ». Avec les théories de Lobatchevski, de Riemann, dans ces années-là, c’est comme on veut. Ce que dit Poincaré, c’est qu’en mathématique, il y a de l’intuition, et s’il y a de l’intuition, ça veut dire qu’un espace de Lobatchevski, un espace de Riemann, je le vois, je ne le postule pas, et je vois qu’il n’est pas contradictoire, parce que je construis ceci et cela.

Or la grande hostilité de Poincaré à l’égard des théories de l’infini cantorien, c’est qu’il n’admet pas les cardinaux transfinis. Il n’en a pas l’intuition, dit-il. On a l’impression qu’on ne sait pas très bien pourquoi on accepte ou pas certains axiomes. Vous savez qu’il y a des algèbres contemporaines qui refusent un certain axiome, qui s’appelle l’axiome de choix, dans les algèbres dites non-standard, et on s’aperçoit qu’il y a des axiomes qui ont l’air absolument fondamentaux dans le maniement ordinaire de l’analyse mathématique, et puis certains mathématiciens ont décidé que c’était un peu trop coûteux, alors on enlève l’axiome et on travaille sans lui. En réalité, ce que dirait quelqu’un comme Poincaré, c’est : est-ce que ça change mon intuition du continu ? Est-ce que la topologie fine que je vais faire dans une sphère en sept dimensions, par exemple, est-ce que les variétés différentiables d’une sphère en sept dimensions – où à la place d’avoir x et y, vous avez x, y, z, etc., sept coordonnées – sont si habituelles que ça ? Alors, un mathématicien s’interroge, et dit : « non, il y a des anomalies, c’est clair ! » – je  suis bien incapable de vous dire pourquoi… mais on appelle cela des variétés différentiables « exotiques ». Ça implique en tout cas un anti-logicisme, car c’est l’idée qu’on pourrait réviser au fond nos intuitions, ou qu’on pourrait avoir des intuitions qu’on a cru définitives, puis on s’aperçoit finalement qu’il y a un contre-exemple.

Vous avez donc à la clé une sorte de réalisme complètement incroyable, chez Poincaré, dans la visée de ce que c’est qu’authentiquement un objet des mathématiques, visée qui s’oppose absolument au logicisme, à tout raisonnement qui s'appuie sur le tiers-exclu, etc.

Le cœur de la pensée de Poincaré là-dessus, c’est l’induction ou la récurrence.

Contre Cantor, contre Frege, contre Russell, ce que dit Poincaré, c’est qu’on ne peut pas produire ou plus précisément déduire logiquement le raisonnement par récurrence sans avoir déjà utilisé le raisonnement par récurrence dans sa prétendue démonstration ou construction « logique ». On ne peut pas par exemple produire les entiers naturels de manière logique – comme dans la démonstration de Frege, et déjà de Peano – sans avoir déjà de manière cachée et à l’intérieur de la démonstration, introduit subrepticement les entiers naturels, et notamment, dans la succession des étapes de la dite construction.

Le type de la démonstration par récurrence est très simple : vous avez un ensemble de propositions p – un ensemble p(n) de propositions vraies ou fausses –, vous avez p(0) ; supposez que p(0) est vraie, eh bien, une démonstration par récurrence fonctionne si pour n > 0, si p(n) est vrai implique p(n+1) est vrai, alors quelque soit n, p(n) est vrai. Ce que dit Poincaré, c’est que cela, c’est vrai et opératoire avant toute démonstration prétendue «logiciste ». Si vous n’avez pas a priori l’intuition de ça (la récurrence), ça ne sert à rien d’essayer de démontrer, notamment, que 0 correspond à l’ensemble vide, que 1 correspond à l’ensemble composé de l’ensemble vide et de l’ensemble vide lui-même, etc., à la Frege, car en fait vous ne démontrez rien, vous dites d’une autre manière (ensembliste) ce que vous savez déjà, et qui est enveloppé dans la suite des entiers, 0, 1, 2, etc. C’est extrêmement important, car Poincaré refuse du coup les ensembles qu’on peut construire avec la méthode de Cantor, dont le cardinal transfini. Si on n’a pas l’intuition de cet infini-là, si on n’a pas une construction positive-intuitive, on est juste en train de fabriquer un artefact formel, car c’est un développement axiomatique de la théorie ensembliste, mais ce n’est pas quelque chose dont on a l’intuition.

A la même époque, c’est ce que dit en somme Husserl, je crois, dans ses lettres à Frege. Husserl s’étonne auprès de Frege qu’il veuille démontrer le raisonnement par récurrence. Husserl a été proche des intuitionnistes, de Brouwer notamment, mais il faut bien vous rendre compte qu’il s’agit ici d’attitudes « psychiques » en un sens très profond, de la vie de l’esprit et de la production de la rationalité en tant que telle, dans ses formes radicales. Est-ce que la générativité logique est quelque chose que notre esprit ose, qui est son activité la plus propre, ou bien est-ce que l’impression subjective de penser, cela se ramène au « fait » d’être transporté d’un point à un autre, disons, du signifiant (lui-même réduit à sa pure trame différentielle) ? Est-ce qu’il y a une générativité psychique (du logique pur) de plein droit, ou bien y a-t-il un simple effet imaginaire de générativité psychique qui est le fait que psychologiquement, nous parcourons la série en tant que série signifiante ?

Il y a un texte de J.-A. Miller assez célèbre, qui est son premier texte psychanalytique, qui est un texte – publié dans les Cahiers pour l’analyse – qui a fasciné Lacan et à sa suite de nombreux psychanalystes. Lisez ce texte si vous pouvez vous le procurer, et vous verrez à quel point ce texte tant admiré de J.-A. Miller est un tissu de bêtises ! C’est très important de se pénétrer de cette idée, parce que c’est un texte qui réussit à tout moment à contourner la redoutable question de Poincaré devant Frege et Cantor. Et cette question-là reste encore aujourd’hui ouverte ! Y a-t-il une génération « psychique » du continu ? Et là, avec le texte de Miller, on a l’impression d’une sorte de manipulation philosophique qui réussit à caser quelque chose qui ressemble au « sujet » de Lacan dans quelque chose qui ressemble chez Frege au « signifiant », par une opération de confusion conceptuelle et d’écrasement qui nous tient absolument à l’écart de ce qui est véritablement en cause ici.

Et ce qui est en cause ici, c’est la créativité intuitive, puisqu’au fond, c’est ça que Bion veut prendre dans Poincaré : si vous avez une hypothèse de définition, si votre appareil psychique a effectivement rapport à des éléments-β, alors la générativité consiste à produire effectivement les catégories et les concepts, non pas comme des mots qu’on va mettre sur des expériences qu’on aurait déjà, mais à les construire réellement. Et cette construction n’est pas un vain mot : c’est la construction du réel de l’appareil psychique. En somme, il ne suffit pas de dire qu’un sujet c’est ce que représente un signifiant pour un autre signifiant, il faut aussi concevoir, tout à l’opposé de Lacan, que cette dépsychologisation  radicale, ou néo-frégéenne, de la logique et l’ordre signifiant en quoi elle se condense, met totalement entre parenthèses l’autoproduction psychique d’un appareil Ψ, avec toutes les conséquences que vous imaginez déjà sur les buts de la cure, ses procédés, le rapport original au « psychique » que Bion s’efforce de préserver, et qui est entièrement mis de côté dans la perspective héritée de Lacan. Il y a un réel de l’appareil Ψ, et non plus des « effets » de sujet.

 D’où la fascination de Bion pour le texte de Poincaré sur l’invention mathématique, que vous lirez dans Science et méthode.

C’est tout à fait facile à lire, où Poincaré raconte comment il invente ! Vous retrouverez avec surprise la métaphore bionienne du « nuage », les particules flottantes dans l’espace, la répétition, le thème de l’absence nécessaire de mémoire, tous ces thèmes qui sont tout simplement une tentative de généraliser au delà des mathématiques, la créativité psychique à la lumière de l’intuitionnisme de Poincaré.

Je dis ça pour que vous voyez qu’avec Bion, on n’a pas affaire à du petit formalisme à trois sous. On a affaire à quelque chose d’aussi puissant que la topologie de Lacan. Ce ne sont pas des modèles, ce sont des manières de déplacer effectivement la pensée, et donc de voir ce qui peut réellement être abîmé ou réparé chez un schizophrène. C’est très différent de parler de trous en disant qu’Untel a subi des « troumatismes » et autres foutaises, n’est-ce pas !

Une autre chose importante que vous trouvez chez Poincaré et qui le met aux antipodes de ce que Lacan a choisi, plutôt la version à la Frege de la logique : c’est que Poincaré aurait été totalement hostile à l’idée d’automates formels. Puisqu’un automate formel ne peut pas faire d’hypothèses de définition ; il se contente de traiter les axiomes qu’on lui a demandé de traiter. Et si on lui change son axiomatique, il traite ses données sur de nouvelles bases, et puis voilà ! Tandis que ce qui importe à Poincaré, et que vous trouvez chez lui, ce sont les démonstrations sur le continu qu’une machine ne pourrait pas faire, qu’un automate de Turing, donc, ne pourrait pas faire. C’est parce que sur le continu, soit vous en avez l’intuition, soit vous n’en avez pas l’intuition ! Ce qui est d’ailleurs un des problèmes les plus profonds des mathématiques contemporaines : lorsque deux mathématiciens parlent d’une propriété du continu, comme ils en parlent à travers un langage discret – des lettres, des opérateurs –, est-ce qu’il parle de la même propriété du continu ? Et je ne crois pas du tout qu’on puisse réduire le problème en disant que ce sont là des qualités ineffables d’expériences privées ! Non ! Il se peut très bien qu’à travers le même système d’équations qui est exprimé de façon discrète, rapporté à un langage dont on peut dénombrer les symboles, on ne puisse pas parler de la même propriété du continu. Par exemple des variétés différentiables étranges qu’il peut y avoir dans la sphère de dimension 7. Pour quelqu’un comme Poincaré, un automate formel, par définition, ne peut pas trancher une question de ce genre.

 

X : Turing non plus ?

 

P.-H. Castel : C’est le problème, si tu veux, quand tu fais de l’algèbre non-standard, sans l’axiome de choix – ce qui était à la mode quand j’étais enfant, je ne sais pas si ça l’est encore. On essayait, par exemple, de savoir si Euler aurait pu vraiment démontrer, avec ses moyens plus limités telle ou telle conjecture qui a été démontrée avec des moyens plus puissants.

 

X : je pensais à l’expérience un homme, une femme…

 

P.-H. Castel : non, ce n’est pas ce Turing là, je pensais au Turing qui sert à fabriquer des automates de résolution de problèmes topologiques.

 

C’est ce qui fait la grande différence entre ce qui se passe en A1 et ce qui se passe en H, au niveau du calcul algébrique. Si nous pouvons penser avec des axiomes de convenance, c’est dans la mesure, pour Bion, où nous sommes détachés maximalement de l’hypothèse de définition. Il n’y a rien de plus loin dans la colonne H, au niveau du calcul algébrique, c’est-à-dire la possibilité de penser par axiome, que ce qui s’impose dans l’épistémologie de Bion et Poincaré au niveau des hypothèses de définition. Alors en A1 vous avez l’irruption de ce dehors « intuité » –  c’est un mot qu’emploie Bion : intuited – dans un dedans intuitant.

Ce que je voudrais faire remarquer à ce sujet, c’est ceci : qu’est-ce qu’on appelle une pensée machinique ? Une pensée machinique est une pensée – et nous sommes bien obligés d’une certaine manière de reconnaître la fécondité de cette analyse –, c’est une pensée que vous observez dans le « rationalisme morbide » (comme disaient les classiques) de certains paranoïaques, qui sont capables de se déplacer dans des univers hypercohérents sur le plan logico-formel, mais où vous vous demandez de quoi il peut bien être question. Au sens où justement, s’il y a une réalité psychique, c’est qu’il doit y avoir quelque part un contact entre les lèvres de l’appareil psychique, et les éléments-β posés comme des hypothèses de définition. S’il n’y a aucun contact entre les lèvres de l’appareil psychique et les éléments-β, vous pouvez tout à fait avoir un espèce de mécanisme entièrement délirant dans lequel on a l’impression que les gens se déplacent dans une géométrie, des rationalités, des axiomatiques morales, politiques, qui ont une fluidité, une transparence, une réversibilité extraordinairement inquiétante, parfois soutenues par une élaboration philosophique richement verbalisée, mais où vous vous demandez, au fond : où est le point d’impression sur leur appareil psychique, où est-ce que cet appareil psychique s’est abouché sur du réel, a constitué progressivement ses pensées, a fait joué le filtre du travail de l’élément-α, bref, ces pensées, ces mythes, etc., qui donneraient à la vie psychique cette consistance, ce lest intérieur qui nous paraît totalement manquer.

Du coup, la dénégation, c’est le rapport à cet existant – car au fond, l’élément-β, c’est l’existant pur, l’existant qui prend son sens dans le rejet, dans le « ça n’est pas ça ! », dans « je pense (de) l’impensable ! ». L’impensable est impensable, mais néanmoins, on pense bien, aussi, que l’impensable est impensable. Or lorsque Freud nous dit que c’est un réel existant par l’opération d’un rejet, est-ce que c’est exactement ce que dit Bion ? Ce n’est pas tout à fait sûr ! Puisqu’on rejette de l’existant, ce n’est pas le rejet qui fait l’existant. Bion n’est pas Freud. Mais en même temps, en un autre sens, c’est l’acte de rejeter, c’est l’expulsion originaire de ce qui s’est d’abord présenté au niveau de la Bejahung comme hypothèse de définition, comme réel qui vient se présenter, qui est assurément en cause dans le dispositif.

C’est par là qu’au fond Bion pense l’amour et la haine. La haine, c’est ce rejet pur, et qu’est-ce que l’amour, le seul que l’on puisse envisager ? C’est l’amour qui ressemble à l’amour intellectuel de Dieu, chez Spinoza, c’est l’amour qui consiste simplement à ouvrir la bouche de son appareil psychique et d’être affecté par ce qu’il y a. Etre affecté par ce qu’il y a, par tout ce qu’il y a, c’est l’amour véritable, chez Spinoza. C’est l’amor intellectualis Dei, qui véritablement s’oppose à la haine, à ce moment de fermeture et de rejet.

Voyez qu’en somme, toute la colonne A est « l’espace du dehors » inclus en nous, et qui est inclus en nous comme espace du dehors. C’est pour ça qu’il est enregistré dans la grille. Autrement dit, grâce à Ψ, grâce à la dénégation, lorsque je dis que A n’est pas A, que l’impensable est un impensable que je pense quand même, eh bien je suis entré dans l’espace de la métaphore. Si A n’est pas A, alors A est comme B, ou comme C, ou comme ce que vous voulez. Même lorsque je parle de l’impensable, c’est par métaphore. C’est là un retravail de la dénégation, sur β, comme métaphore qui fait que le travail qui se passe au niveau de la pellicule α, sur la surface de cette membrane où il y a un travail α sur les particules, ce travail originaire n’est pensable que comme métaphore.

Je reviendrai là-dessus car je reviendrai sur les usages sophistiqués que Bion fait de Poincaré, sur le modèle que lui offre l’épistémologie intuitionniste, notamment autour du « point choisi », du hasard, de la mémoire, et carrément, de l’inconscient. On peut dire que Bion, c’est l’intuitionnisme de Poincaré appliqué à la psychanalyse. Quelque chose de ce genre.

Autre entrée dans nos problèmes, le rapport au dehors de l’appareil Ψ dont le modèle est digestif, puisque j’ai parlé, sous vos yeux interloqués, de bouche et d’anus de l’appareil Ψ. Le modèle essentiel de l’appareil psychique est celui de la survie minimale de l’organisme. Ce n’est pas une idée bionienne. Le premier à avoir pensé que le vivant, minimalement, c’était un tore, un tuyau avec une bouche et un anus, c’est Aristote. Je crois que c’est pour ça que je vous ai déjà raconté que le poulpe est l’animal le plus misérable chez Aristote : c’est que le pauvre a sa bouche à côté de l’anus, et qu’il vit donc au milieu de ses déjections ! Si vous êtes sages, à la fin de l’année, je vous dirai quel est l’animal le plus heureux – à moins que vous alliez chercher dans l’Histoire des animaux, mais il vous faudra chercher longtemps !

Pourquoi est-ce que le modèle de l’appareil Ψ est digestif ?

C’est tout simplement parce que cet appareil s’abouche au sein.

S’appareiller, c’est s’aboucher, c’est vraiment en ce sens relationnel strict que les choses doivent être entendues. Or, toute oralité impose dans le réel une expulsion forcée. Ce qui est décisif, et la différence est gigantesque à cet égard avec Melanie Klein, c’est que cette expulsion de l’abouchement primitif de l’appareil a lieu dans l’anus, par l’anus, mais elle n’est pas anale au sens du sadique-anal. Là, on est bien en amont de quelque chose qui serait anal, ou sadique-anal, ou qui ouvrirait à la possibilité de l’introjection anale et de son échec (échec qui est la définition, chez Ferenczi, de la paranoïa). Ce qui se passe, c’est que l’organisme primitif c’est un transit où ça s’abouche d’un côté et ça expulse de l’autre. Le modèle de cette expulsion, ce clivage, oserais-je dire, est un modèle excrétoire.

Je ne sais pas si vous vous souvenez l’an dernier, de mon propos touchant les problèmes que posent les manifestations anales en dehors de la névrose obsessionnelle. Tous les cliniciens savent que ce qui s’expulse dans l’autisme, est excrémentiel. Mais devant le patient autiste adulte qu’il y avait dans mon service, qui prenait ses excréments et qui tapissait entièrement avec sa merde écrasée les murs de la chambre d’isolement, quel sens ça aurait de parler d’analité ? Ça n’a rien à voir, ici, avec l’analité ! Vous avez là affaire à quelque chose dont on peut dire que c’est plus « archaïque », si ça vous arrange, mais ce qu’il faut penser, c’est que c’est tout simplement, là, un monde extérieur qui se produit. Car le monde extérieur, c’est le lieu pour l’expulsion, et ce monde extérieur  n’est pensable originairement, que comme excrétion (le penser = excréter). Ce modèle de l’excrétion est un modèle qui fonctionne bien autrement que dans le registre anal. Par exemple, l’hallucination visuelle, chez Bion, est une « excrétion visuelle », au sens où il y a des rêves dont le fait que nous les rêvions est simplement que ça nous chie par les yeux l’image intolérable. Elle est sortie par les yeux et envoyée sur un écran précisément parce que c’est quelque chose que l’appareil psychique n’a pas pu traiter sur le mode de la condensation ou du déplacement. C’est là une construction qui est beaucoup plus puissante que celle du rêve freudien dans la Traumdeutung, soit du rêve névrotique, puisque cela vous permet de penser la spécificité du rêve psychotique, du rêve toxicomane, également. Ce sont des rêves où des parties du corps surgissent détachées, menaçantes – en général ce n’est pas interprétable, ou après énormément de travail analytique, quand ces personnes arrivent à en fabriquer, des rêves interprétables –, parce que vous avez un œil, une bouche, un morceau de corps, qui est littéralement produit par excrétion visuelle au sens où c’est ce que l’intériorité psychique crevée ne peut pas « retenir ». C’est là un premier élément : le dehors est l’excrété. Comme l’a bien vu Melanie Klein, car même si elle parle dans un vocabulaire de la régression à la Abraham et par rapport au stade sadique-anal, elle sait très bien que la première chose que jette psychiquement l’enfant dans sa mère, c’est de l’excrémentiel. Donc, c’est de l’excrété qui ne peut être tout à fait excrété ni produire du dehors, c’est déjà du ratage – comme l’autiste qui tapisse de merde les murs de sa chambre d’isolement – parce que c’est passé de l’intérieur… dans l’intérieur. Ça a beaucoup soulagé l’équipe soignante de dire que c’était là une manière d’humaniser le monde, mais oui, de le penser, que de couvrir les murs de merde de la « chambre d’isolement ». C’était quelque chose qui était une tentative de faire un appareil psychique avec les moyens du bord, soit quand on n’a justement pas d’appareil psychique, mais uniquement ce qui déborde, excède, détruit l’appareil psychique : les éléments-β, et rien qu’eux. On voit un appareil au travail, et c’est en ce sens-là qu’on est toujours si embêté avec les autistes adultes, parce que ce ne sont pas des animaux, mais que ce qu’ils vont faire naître immédiatement en nous, comme représentations contre-transférentielles, eh bien c’est justement tout ce que nous nous arrivons à penser comme impensable, à « penser-comme », là où eux font avec la pâte crue des éléments-β de la « comme-pensée »… Il semble bien, néanmoins, qu’il y ait là une opportunité de produire un dispositif de discours qui les inclut, et qui permette de nous aboucher psychiquement à ce qui se passe en eux, au lieu de l'exécrer, si j'ose dire.

Vous reconnaissez en tout cas avec ce problème du dehors qui est toujours un dehors par retournement du dedans, une figure entièrement moebienne. La fonction-α, la « peau » de l’appareil psychique, a une structure moebienne, puisque c’est un extérieur qui est extérieur par rapport à un intérieur dans lequel il se continue. Et ça aboutit au fait qu’en réalité, nous n’avons jamais affaire à des éléments-β bruts, crus, sauvages, mais à quelque chose qui est traduit de façon calamiteuse en français par « objet bizarre ». En fait, « objet bizarre », en anglais, c’est « bizarre bit » : morceau bizarre. C’est-à-dire que nous n’avons jamais affaire qu’à de l’élément-β retraité la fonction-α, ayant passé la peau, et réexpulsé dehors, et revenant, et étant intraitable, étant rejeté, etc.

C’est ce sur quoi je vais m’arrêter ce soir, mais vous verrez à la fin du passage crucial sur l’identification projective, dans les Développements de la psychanalyse, pages 280 à 289, il y a cette idée que l’identification projective est ce qui permet de penser les objets bizarres, les bizarre bits.

Leur liste, à la surprise générale, c’est celle des objets (a) de Lacan.

Evidemment, ces morceaux – cet œil, cette voix, ce sein menaçant, externe, qui peut tomber, qu’on peut donner à couper au chirurgien, etc. – c’est littéralement qui est bizarre parce que nous n’y sommes pas étrangers. C’est une sorte d’amplification psychotique de l’étrangeté proche, maximale, unheimlich, de quelque chose qui est en nous et qui est sorti de nous, et qui nous attaque de l’extérieur, et qui nous apparaît avec d’autant plus d’angoissant à-propos que c’est de nous que c’est sorti. Ce qui fait que vous avez cette chose absolument fascinante dans les phénomènes persécutoires, c’est qu’à la fois c’est totalement étranger, et que ça ne me rate pas, comme si ça m’attaquait de l’intérieur. Cette espèce d’horreur du psychotique dont la voix hallucinatoire est à la fois complètement extériorisée et objectivée, et en même temps, a un tel à-propos dans l’invective, l’insulte, capable d’appuyer exactement sur le point où la souffrance psychique est intolérable, vous y trouvez la preuve que quelque chose est expulsé, réintrojecté, réexpulsé, et vous suivrez du coup sur les trajets de rentrée et de sortie de l’hallucination les trous (dans la peau) de l’appareil psychique du psychotique. C’est pour ça que vous avez ces tentatives admirables de réparer sous transfert la peau psychique d’un schizophrène, par des interprétations, des interprétations qui s’efforcent de produire des morceaux de membrane, des morceaux de peau psychique, ces interprétations qui rendent traitables, autrement, différemment, par un abouchement perpétuel à l’appareil psychique du psychanalyste, de quoi endiguer certains phénomènes psychotiques gravissimes.

Tout ces gens-là, Bion, Rickman, son second analyste, etc., ont travaillé avec des schizophrènes chroniques, avec une sorte de qualité dans l’intervention psychanalytique auprès du schizophrène chronique ou du maniaco-dépressif, qui contraste incroyablement avec le pessimisme psychiatrique, même à la sauce lacanisée, dans lequel nous baignons. Ce sont des gens qui ont été capables d’aller se coller à des histoires perdues, dont on vous expliquerait qu’y tenter quelque chose, c’est une perte de temps.

Je m’arrête ce soir sur ça, je n’ai fait que donner un nouveau tour à ma lecture de la grille, pour vous en faire sentir, oui, sentir les choses. Je crois que Bion est un gars extrêmement pratique, il y a un côté common sense, un côté do it yourself, « bricolez-vous quelque chose » dans sa pensée, que je trouve roboratif. Je crois en effet que si on ne s’est pas collé un jour à écouter un patient, ou à prendre une de ses propres séances en note en se disant : « Bon alors, cette histoire de grille, c’est quoi au juste ? », si on n’a pas éprouvé la fécondité de ça, on ne peut pas très bien comprendre, et surtout on ne peut pas très bien comprendre à quel point c’est profond, à quel point il ne s’agit pas, ici, d’une théorie psychanalytique comme on en fait à la pelle, mais de quelque chose qui me semble toucher la générativité psychique de ce que c’est qu’une authentique séance analytique.

C’est pour ça que j’écris Bion │ Lacan : Bion « foncteur de Scheffer » Lacan. Si on fait de la psychanalyse, c’est avec ces choses-là que ça se joue.

 

X : est-ce que la voix peut être aussi quelque chose de l’ordre de l’excrément ?

 

P.-H. Castel : je crois que si on est cohérent, oui ! On sait bien, maintenant qu’on a des appareils médicaux pour le voir, que quand des gens disent qu’ils entendent une voix hallucinatoire, ils ont les organes du larynx dans la position qui correspond à la voix qu’ils entendent du dehors, et que c’est leur voix qu’ils entendent du dehors. Une fois qu’on a dit ça, on a une très jolie explication naturaliste.

Ce que je pense beaucoup plus fort, cependant, que cette explication naturaliste, c’est de penser la signification du phénomène en disant qu’au fond, il y a des significations qui sont excrétées parce qu’elles ne peuvent pas être entendues. « Truie », « salope », ça vient du dehors, mais le problème c’est que ça indique bien non pas un inaudible en général, mais ça indique bien qu’il y a quelque chose, un trou, dans la capacité à maintenir un désir sexuel en général. C’est leur désir qui leur revient du dehors sur un mode persécutif, et en général encapsulé dans un objet, et méchant : une voix dans la télévision ! C’est-à-dire que la partie d’eux-mêmes qui est impossible à intégrer a été, par identification projective, incorporée dans un objet externe, par exemple le microphone qui me parle et m’insulte. Quelqu’un qui passe dans la rue : son œil m’attaque ! Une patiente de Sainte-Anne, vue il y a des années, reconnaissait les pieds de bouc du diable chez des persécuteurs qui étaient pourtant des sosies, dans des scènes extrêmement discrètes, dans un mouvement de foule ! Elle voyait passer le pied de bouc du diable, le sabot, et savait immédiatement qu’au fond, tous les gens qu’il y avait autour d’elle, ce n’était pas des vrais gens, mais toujours le même sous des déguisements différents. Vous avez, ainsi, cet espèce d’encapsulement démoniaque de la partie clivée à l’intérieur d’un objet extérieur – c’est ça l’identification projective – qui vous revient sur un mode persécutif. Et l’idée extrêmement audacieuse et courageuse d’un certain nombre de kleiniens britanniques, c’est que le transfert analytique peut quelque chose là-dedans. Ça ne peut pas guérir la schizophrénie, mais ça peut la rendre moins folle, quand on trouve comment s’appareiller à d’aussi étranges expériences.

 

X : Au sujet de l’intuition, l’intuitionnisme et le test de la machine de Turing : est-ce qu’on peut intuitionner le continu sans intuitionner la différence ?

 

P.-H. Castel : c’est-à-dire, « intuitionner la différence » ?

 

X : le test de Turing se fait à partir de la machine de Turing. Deux personnes, un homme et une femme non identifiés comme tels, posent des questions à la machine, et la machine doit intuitionner si la question vient d’un homme ou d’une femme. Or, le test montre que la machine n’intuitionne pas la différence sexuelle, et je me demande dans quelle mesure…

 

P.-H. Castel : Ça, c’est un des usages étranges que Turing propose comme extrapolation. Ce dont j’ai parlé n’a rien à voir avec les usages métaphoriques que Turing fait de sa propre machine. J’ai vraiment parlé de ce qu’est un automate formel qui est capable de traiter certaines questions topologiques et pas d’autres. Et ça, c’est un problème de mathématiques. C’est plutôt ce que je disais tout à l’heure sur la question de savoir, et même si un automate de Turing produisait le même résultat, par exemple sortait la liste des variétés différentiables de la sphère de dimensions 7, est-ce qu’on pourrait dire qu’il a l’intuition du continu qu’a le mathématicien ? C’est la générativité psychique qui est en cause. Les intuitionnistes pensent qu’on ne peut pas avoir une preuve d’existence sans une preuve constructive, que quelque chose ne soit pas contradictoire, ça ne suffit pas à ce que ça existe. Mais c’est vraiment l’existence au sens de la Verneinung. Voilà le saut bionien, c’est d’aller chercher du côté de la Verneinung.