Bion et Lacan
Je vais essayer ce soir d’introduire une étude du concept le plus important de Bion – la notion d’identification projective, à partir d’une lecture des Notes sur quelques mécanismes schizoïdes de Melanie Klein, que j’avais promise et que j’avais différée, puisque c’est la référence fondamentale de Bion à Melanie Klein, comme le texte sur le symbolisme, et puis je voudrais – mais je ne sais pas si j’en aurai le temps, parce que je ne veux pas non plus charger la barque – examiner l’archéologie de la relation entre la notion d’identification projective et la notion d’appareil psychique dans un des textes les plus fascinants je crois de l’histoire de la psychanalyse, qui est « La genèse de l’appareil à influencer » de Victor Tausk qui se trouve dans ses Œuvres psychanalytiques. C’est un texte pré-kleinien où se trouve esquissé d’une manière complètement indépendante de ce qu’on trouve chez Melanie Klein et Bion sur ces questions, un certain nombre de relations conceptuelles sur lesquelles je voudrais travailler.
Dans le travail que je vais faire ce soir, la difficulté avec laquelle on est tout de suite aux prises, c’est que, tant dans les textes de Melanie Klein et de Bion qui parlent de l’identification projective, il ne s’agit pas exactement d’une théorie sur un processus psychique : ce n’est pas une expérience qui est pensée. Chaque fois que Bion et Melanie Klein en parlent, c’est une pensée qui s’expérimente. C’est-à-dire que le simple fait de produire un énoncé sur les appareils psychiques entendus en ce sens est une élaboration qui suppose des modifications subjectives, des modifications de l’imagination psychanalytique, qui accompagnent le développement du texte, et qui font que vous n’avez pas affaire à de sortes de conjectures psychologiques sur ce qui se passe objectivement dans un certain nombre de situations - comme par exemple une retraduction en termes psychanalytiques d’observations psychiatriques –, mais vous avez toujours, en même temps que cette pensée de l’expérience, une expérience de pensée.
C’est même explicite chez Bion, puisque le terme organisateur de la pensée de Bion c’est sûrement experience qui a une richesse sémantique en anglais un peu supérieure à celle du français, puisqu’on distingue en anglais experience et experiment, et le point difficile et en quelque sorte énigmatique même, c’est la façon dont les deux choses s’emboîtent. A la fois vous pouvez tenir un propos qui n’est pas enfermé dans l’idiosyncrasie de celui qui fait l’expérience de penser, et, en même temps, témoigner du fait que devenir capable de penser ce qu’est l’identification projective ou l’appareil psychique, c’est un accroissement (« growth ») des capacités de penser, des capacités de l’appareil Ψ.
Donc, mon commentaire vise à prendre au sérieux ce que je disais la dernière fois, et qui a pu vous surprendre, peut-être, cette idée que propose Bion, quand on travaille psychanalytiquement, de rassembler dans un cahier ou un carnet – quelque chose qui va devenir la grille – un certain nombre de propositions, de textes, de références dont on suit les mutations et les transformations. Et c’est la sériation, l’accumulation de ces références, de ces appuis en quelque sorte, qui sont mis en fonction par le développement psychanalytique du psychanalyste – la manière dont il pense ses pensées – qui lui sert à chaque fois d’appui pour repérer quels sont les piliers, les armatures, les clefs de voûte de sa propre construction psychique. Un des critères assez simples de ce type de travail, c’est que vous avez certainement remarqué qu’il y a quelque chose chez Bion qui est extrêmement émouvant dans ses textes, c’est que par son rapport à la pensée psychanalytique, il est capable de dire des choses qui ne deviennent jamais persécutives. C’est-à-dire que ce n’est pas quelqu’un qui explique ce qu’il y a à penser pour faire de la psychanalyse, ni pour être psychanalyste, car si on disait : « Voilà les choses à penser pour se situer correctement dans le discours psychanalytique », immédiatement vous sentiriez revenir sur vous l’idée persécutive que ces pensées sont immédiatement situées en dehors du processus de croissance de votre propre appareil psychique, comme dit Bion. La douceur particulière de Bion, qui quelque fois est assez étrange, mais ce sont des problèmes de traduction, cet espèce de tact à la Ferenczi se voit bien quand on l’invite à faire des conférences où il ne dit pratiquement rien – ce sont les gens qui lui posent des questions, et il réagit aux questions –, cette espèce de douceur vise à ce que les gens qui l’écoutent réussissent à s’équiper psychiquement avec ce que lui leur apporte et leur dit. Quand il décrit l’appareil psychique comme étant doté d’une bouche et d’un anus qu’il construit sur le mode d’un système digestif, il y a l’idée qu’une pensée psychanalytique est quelque chose qui nourrit psychiquement, mais aussi que tout ce qui peut la faire exister comme une pensée à penser (à avaler) lui donne immédiatement une texture persécutive. C’est une des grandes difficultés de l’enseignement de la psychanalyse : dès que quelque chose paraît intéressant – je pense que vous en avez tous fait l’expérience – on le vit d’une manière problématique, puisqu’on se demande si cette pensée-là on la pense « bien ». L’idée de Bion, c’est que justement, dès qu’une pensée se présente sur ce mode-là, c’est cuit ! Parce qu’on travaille alors sur les pensées, et non pas sur l’appareil à penser les pensées. Or ce que doit communiquer une conception psychanalytique juste, ce ne sont pas des pensées à penser, c’est de quoi penser les pensées. Et l’expérience de la pensée, en ce sens, a une sorte de primauté, est même un préalable en quelque sorte, sur la pensée de l’expérience. L’expérience de penser précède toujours la pensée de l’expérience.
Ce qui fait qu’on se trouve dans un cercle qu’il est très facile de rendre vicieux : si vous n’êtes pas déjà analyste, ou analysé, ou en analyse, etc., il est difficile de rendre opératoire les pensées qu’apporte la psychanalyse, et bien sûr tout le but de la grille est de réussir à surmonter cet obstacle en sorte qu’il puisse y avoir un rapport ludique aux pensées psychanalytiques, et même cette chose complètement extravagante qui est l’exercice d’une analyse à vide, d’une analyse sans patient, où chacun pourrait aussi pertinemment que l’analyste réfléchissant à ses patients, réfléchir à sa propre analyse ou prendre des textes psychanalytiques et les faire travailler à l’intérieur même de la grille, par voisinage, par rapprochement, en se demandant par exemple d’un concept, sur quelle investigation il repose, quelle intention il suppose, quel mythe il apporte – en associant authentiquement sur le contenu des concepts.
Voyez ainsi
que c’est déjà quelque chose qu’on connaît quand on est lacanien : c’est
l'immense différence qui est réaffirmée entre l’interprétation et la prise
de conscience. Et l’interprétation, si ce n’est pas une prise de conscience
au sens strictement freudien, c’est un travail dans lequel non seulement vous
donnez « quelque chose à penser », mais surtout dans lequel vous
donnez « de quoi penser ». Une interprétation juste est celle qui
apporte de quoi penser la pensée. C’est en ce sens fort que Bion considère
que la psychanalyse est thérapeutique, puisque cette modification de l’appareil
psychique qui est apportée par le fait que vous donnez de quoi penser
les pensées, et pas simplement des pensées à penser, non seulement
n’a aucun caractère persécutif, mais en plus modifie l’appareil psychique
de celui qui réussit à s’assimiler ou s’incorporer ce type de choses.
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Je vais maintenant essayer de rapporter cela à un des textes les plus célèbres de Melanie Klein, de 1946, dont classiquement on s’accorde à considérer qu’il marque une transition essentielle dans son œuvre, puisque 1946, c’est après les grandes polémiques de la guerre, le moment où Melanie Klein est officiellement reconnue comme quelqu’un qu’on ne va pas mettre hors de l’association britannique de psychanalyse. Développements de la psychanalyse [1] est écrit avec ses trois disciples et analysantes les plus connues – Paula Heimann, Susan Isaacs et Joan Riviere – qui présentent l’œuvre de Melanie Klein. Le livre est préfacé par Ernst Jones qui a beaucoup fait pour que Melanie Klein ne soit pas expulsée de la société britannique, et qui admet tout à fait l’écart. Ce qui est intéressant dans la conscience que ces trois femmes ont de ce qui se passe avec le travail de Melanie Klein – et Jones le conçoit aussi – c’est qu’elles ont conscience qu’il s’agit d’une extension de la pensée de Freud, une extension en un sens authentiquement logique, authentiquement épistémologique [2] , puisqu’il s’agit d’un développement des conceptions de Freud sur la pulsion de mort, le clivage, etc. D’où le terme de développements de la psychanalyse. Et ça, ça a été très bien ou très mal perçu, en fonction de la manière dont on comprend les choses par les analystes britanniques de l’époque. Ce qui l’a été moins, aussi bien chez Paula Heimann qui va être une des grandes théoriciennes du contre-transfert, chez Joan Riviere dont les textes sur la féminité sont bien connus et ont été commentés par Lacan, ce qui est moins clair, c’est que ce groupe de psychanalystes britanniques, et Winnicott également, vont officiellement présenter leurs travaux comme des extensions de la psychanalyse, mais vont aussi très clairement créer des nouveaux outils analytiques tout à fait différents de ceux d’avant la guerre.
Il y a une solidarité forte qui est à ce moment-là portée par les kleiniens entre l’idée d’une extension de la théorie, et l’idée d’une expansion des possibilités psychiques des analystes pour leur permettre de se confronter à deux choses qui vont avoir une grande importance dans l’histoire de la psychiatrie de l’autre côté de la Manche : c’est les enfants abandonnés de la guerre, et les psychotiques chroniques. Bion va rejoindre Rickman et va faire un bout d’analyse avec lui, puis va travailler avec lui dans un hôpital psychiatrique, il y a monté avec Rickman les premiers groupes – il invente donc avec lui le travail de groupe avec les patients – et Melanie Klein de son côté va accueillir un certain nombre d’enfants abandonnés pendant la guerre, et je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai lu ça il n’y a pas longtemps, elle va également accueillir un certain nombre d’enfants de survivants du génocide juif qu’elle va mêler aux enfants traumatisés de guerre dans son travail clinique à ce moment-là. Il est très clair, quand on voit tout ce que Bion doit à Rickman qui est un analyste complètement méconnu, mais qui est vraiment un personnage très impressionnant, qu’ils ont tout de suite compris que ce n’est pas avec des analystes traditionnels qu’on pouvait se confronter avec des schizophrènes au long cours, à une époque je vous le rappelle où on ne dispose quasiment pas de traitement, sauf les électrochocs et les lobotomies. Il s’agit donc de ne pas perdre de vue ceci, car souvent les histoires de la psychanalyse ne tiennent pas compte du fait que les grandes extensions théoriques de la psychanalyse sont difficilement séparables des exigences nouvelles imposées au transfert par des situations dont certaines sont complètement tragiques et sont liées à la grande Histoire, et pas simplement à la petite [3] .
Je vais sur ce texte que je lis dans l’édition que vous avez ici, je vais le parcourir en allant jusqu’au point où Melanie Klein introduit pour la première fois la notion d’identification projective.
Le point de départ de l’argument de Melanie Klein est une prise de position sur le sujet épineux de l’époque, qui n’a pu être soulevé au fond et pleinement qu’après la mort de Freud – sa mort a servi de détonateur, car il y a plein de choses que les psychanalystes n’osaient pas dire de peur d’être excommuniés, Freud ayant largement montré qu’on n’avait pas intérêt à être créatif en dehors de ce que lui, et lui seul, apportait – et qui est centré autour de la réflexion de Fairbairn sur la relation d’objet. L’idée fondamentale de Fairbairn, c’est que les relations objectales existent dès le début de la vie. Autrement dit, vous n’avez pas d’abord cette espèce de monade isolée à base biologique qui serait le narcissisme primaire – ou ce que Tausk appelle le narcissisme « inné » – et puis par une sorte d’opération un peu miraculeuse une sortie de ce narcissisme primaire, un rapport premier à un objet premier, sur lequel s’étaye le narcissisme ; vous êtes d’entrée de jeu dans une relation objectale, et tout ce qu’on peut attraper de réalité dans l’expérience psychanalytique, tout ce qui définit la réalité psychique elle-même, est conçu en termes d’interactions entre des projections et des introjections. Au lieu d’utiliser le terme de projection et d’introjection comme des mécanismes qui émanent et qui reviennent du narcissisme primaire – comme ils sont plus ou moins traités chez Ferenczi qui introduit ces notions –, le tournant méthodologique de Fairbairn et qui donne lieu à la théorie de la relation d’objet – il y a encore aujourd’hui des théoriciens de la relation d’objet extrêmement puissants aux Etats-Unis qui ont leurs journaux propres, et leurs institutions –, c’est l’idée que vous allez avoir une structure du psychisme définie par des relations de projection et d’introjection. Une des conséquences essentielles que vous avez chez Fairbairn de cette thèse, c’est que, si vous avez ainsi une conception structurale de l’appareil psychique reposant sur des relations d’objet avec introjection et projection, au fond, vous êtes amené peu à peu à enlever sa spécificité à la pulsion. Pour une raison simple : c’est que le rapport à l’objet est tellement une propriété structurale de la description du psychisme, que vous n’avez pas besoin de penser quelque chose comme un processus psychique particulier, qui serait je ne sais quel désir pulsionnel allant à la rencontre d’un objet, changeant d’objet, changeant de but à partir d’une zone, etc., tout cela peut se décrire en termes de relations sans cette espèce de supplément vitaliste, instinctuel, qui à l’époque était très marqué d’une sorte de biologie psychanalytique d’arrière-plan, émanant d’un narcissisme considéré comme une sorte de rapport organique du soi à lui-même, d’où par une sorte de rayonnements, d’émanations vitales, sortiraient ces élans pulsionnels. C’est ce qui a tout de suite posé la question de la légitimité de la théorie structurale, de Fairbairn, dans la mesure où elle aboutissait, en dernière analyse, sous couvert de débarrasser radicalement Freud du biologisme des pulsions, à renoncer à la notion de pulsion elle-même, à la conflictualité, en tout cas. Et d’une certaine manière les grands débats théoriques de la psychanalyse américaine, des années 50 aux années 80 jusqu’à Otto Kernberg, c’est la question de savoir comment on peut rendre compatible une théorie classique des pulsions et une théorie de la relation d’objet.
La théorie de la relation d’objet a pour elle une force extraordinaire, c’est qu’elle inscrit d’emblée dans la relation à l’Autre, c’est-à-dire qu’elle permet de penser dans le transfert quel genre d’objet est l’analyste par rapport au patient. Si vous vous enfermez dans la monade biologique d’où rayonnent les pulsions, vous transformez le transfert non pas en cadre de l’expérience psychanalytique, mais en un accident qui lui arrive lorsqu’il se trouve que le patient vient à projeter sur l’analyste ceci ou cela. C’est évidemment dans cette tension où chacun revendique l’orthodoxie, ou la pertinence clinique, etc., que s’est développée pendant très longtemps la question de l’intégration des différentes sortes de kleinisme, de théories inspirées de Fairbairn, etc.
Or la position de Melanie Klein est d’entrée de jeu une position en termes de relation d’objet, au sens de la première relation d’objet telle qu’elle est construite par Fairbairn. Et avec quelque chose qui devait être extrêmement sensible aux gens de l’époque, c’est que c’est sur la base de ces interactions primaires entre projection et introjection que se construisent, et je dirais même que se déduisent, le moi et le surmoi. Et l’idée d’un surmoi qui se construit – c’est frappant au début du texte de Melanie Klein, c’était révolutionnaire pour les gens qui lisaient ça ! – le surmoi est préalable au complexe d’Œdipe : il y a d’abord par ce jeu d’actions et d’interactions constitution du moi et du surmoi, puis éveil du complexe d’Œdipe. Autrement dit, on est déjà dans l’hétérodoxie la plus totale, puisque le surmoi n’est pas ce qui apparaît au décours de la résolution du complexe d’Œdipe. Il est déjà là au départ, c’est ce surmoi primaire et sauvage qui est l’une des sources de querelle profonde autour de l’œuvre de Klein. Ce que pose ensuite Melanie Klein, et c’est une thèse qu’elle a toujours soutenue, c’est que si l’on est fidèle à Freud – car évidemment, comme tous les gens qui disent totalement le contraire de ce que dit Freud, c’est toujours au nom de la fidélité la plus absolue ! –, ce que Melanie Klein dit, c’est que la pulsion de mort étant quelque chose d’absolument et d’incontestablement présent dans l’expérience clinique, la double expérience de l’agressivité et de l’angoisse fait que la première des projections consiste à avoir par rapport au premier objet, la mère, ce rapport singulier qui consiste à cliver le mauvais sein. Cliver le mauvais sein est une opération de séparation qui suppose comme contrepartie psychique, non seulement un clivage corrélatif dans l'ego, mais un acte fondamental, qui est de mettre ses excréments dans la mère. Cette espèce d’opération originaire d’expulsion et de constitution par laquelle ce qui est chassé comme mauvais est placé dans la mère, et ce qui est chassé comme mauvais est pensé en termes excrémentiels.
Ce qui est intéressant dans cette thèse immédiatement relationnelle – on se constitue par une opération d’expulsion excrémentielle, par le rejet du mauvais et l’installation du mauvais dans la mère –, c’est que c’est toujours dialectique, puisqu’en persécutant l’autre, la réponse immédiate à l’agressivité radicale de la pulsion de mort, c’est qu’on en est soi-même persécuté. L’angoisse est l’effet boomerang de l’agression primaire, mieux, car la relation s’amplifie dans les deux directions, c’est son écho.
Or les deux dimensions logiques vraiment difficiles à saisir de cette opération, c’est que l’expulsion a lieu non pas vers l’objet maternel, mais bien dans l’objet maternel, et la préposition introduit là toutes sortes de différences sur lesquelles je vais travailler.
Car Melanie Klein insiste beaucoup pour dire qu’on ne jette pas l’excrément sur ou vers, mais dans l’objet maternel, ce qui constitue immédiatement l’objet extérieur comme l’extériorité pure, comme le dehors. Le dehors est constitué par une opération radicale de projection. Et puis la deuxième chose, c’est que ce stade, Melanie Klein considère que c’est ce qu’elle appelle pour la première fois « schizoparanoïde », elle reconnaît qu’elle fait un mot-valise avec la position « schizoïde » de Fairbairn à laquelle elle ajoute la position « paranoïde » qu’elle avait elle-même élaborée les années précédentes. En même temps, elle déplace les choses, car la position schizoïde de Fairbairn, est une position qui vise à rendre compte de toute une famille de phénomènes qui relèvent du morcellement du corps. Et Fairbairn avait de ce côté travaillé dans deux directions où l’on voit assez bien des phénomènes de morcellement, ce sont les phénomènes de l’hystérie avec les phénomènes de morcellement de l’image du corps, et ceux de la schizophrénie. Alors évidemment, c’est compliqué parce que ce sont pour nous des choses qui n’ont assurément aucun rapport, mais il faut bien penser qu’à partir du moment où les gens essaient d’élaborer une théorie systématique des relations, de l’introjection et de la projection, tout d’un coup pour eux, des continuités un peu anciennes, un peu bizarres mais qu’on connaît entre certaines hystéries et certaines schizophrénies – il y a des hystéries si graves qu’on peut se demander quelque fois si l’on n’a pas affaire à des schizophrénies tellement le rapport que les gens ont à l’image de leur corps est stupéfiant, et il peut donc y avoir des cas particuliers dans lesquels une hésitation existe –, ces cas qui ne sont tout de même pas très courants sont pris pour index pour dire qu’il y a des cas communs à des structures qui nous paraissent complètement hétérogènes. Simplement, ce qu’ajoute Melanie Klein au début de ce texte en construisant la position schizoparanoïde, c’est qu’on n’en reste jamais seulement à cette dimension du morcellement : il y a toujours dans l’opération même de la projection et du retour persécutif, quelque chose qui s’agglutine, quelque chose qui fait ego, quelque chose qui prend une certaine épaisseur et une certaine consistance, et qui essaie de capter une intuition commune, selon laquelle la paranoïa est toujours par rapport à certains phénomènes d’éclatement corporel de la schizophrénie, une sorte de pansement, au sens où dans la paranoïa précisément parce qu’il y a un moi qui se sent persécuté par l’autre, cet autre serait-il le double démoniaque du moi, un semblable insaisissable, etc., il y a des formes de consistance, des formes moïques en quelque sorte, qui sont déjà des sortes de réparation apportées aux phénomènes d’éclatements extrêmes du corps.
Ce qui est ici traité dans l’invention du stade schizoparanoïde se comprend bien si vous prenez les textes quasi contemporains de Winnicott. Il se pose la question de la genèse du premier moi. La genèse du premier moi, la première consistance de l’enfant, qui est préverbale – il faut bien pour les psychiatres d’enfant rendre compte d’un certain nombre de choses qui se passent en dehors de tout vocabulaire –, chez Winnicott, ne finira par trouver sa véritable interprétation, que dans l’interprétation tardive que Winnicott donne du stade du miroir chez Lacan, comme étant la construction de l’image du corps comme liée à la tenue maternelle, au holding maternel. Winnicott est l’un de ceux qui souligne, effectivement, l’importance essentielle de la constitution de l’image du corps dans le holding, la tenue par la mère, et dont il attribue la paternité conceptuelle, explicitement, à Lacan. Ce qui fait que la notion de container, de contenant, chez Winnicott, c’est ce contenant qui est un espace pour la projection. Le contenant winnicottien est un « espace projectif » et ça n’est donc pas une extraordinaire trouvaille épistémologique ni exégétique que de réussir à produire une topologie de type lacanien pour le holding et la notion de contenant chez Winnicott, dans la mesure où ce rapport à l’intériorisation de l’image extérieure du corps propre dans une structure qui fait qu’il y a bien une sanction symbolique apportée par la reconnaissance de l’infans dans le miroir, dessine un espace où on peut reconnaître assez facilement une structure topologique avec un trou et toutes les figures possibles de la sphéricisation de cet espace, de ce cross-cap dans lequel un certain nombre de choses se passent déjà (quoique de manière informelle chez Winnicott). On reviendra là-dessus, parce que je trouve frappant que des choses qui donnent l’impression d’être des spécificités lacaniennes soient aisément déchiffrables dans les enjeux très concrets du rapport de l’intérieur et de l’extérieur, de la constitution du premier moi, du rapport à l’image chez des penseurs de la psychanalyse qu’on imaginerait extrêmement éloignés. C’est sûr qu’il n’y a pas de raffinement mathématique qu’on trouve chez Lacan et Bion autour de ces questions de topologie, mais elles sont évidemment présentes.
Alors en quel sens Melanie Klein va-t-elle marquer d’entrée de jeu, dans le deuxième paragraphe de son texte – « Quelques notes sur les travaux récents de Fairbairn » –, sa différence avec Fairbairn ?
Fairbairn a des thèses particulières qu’on a souvent rapportées à sa propre structure psychique – si vous lisez les travaux sur Fairbairn, vous saurez tout sur ses symptômes obsessionnels. C’est que chez Fairbairn, comment rendre compte, quand on ne veut pas de la pulsion de mort parce qu’on ne veut pas de la pulsion, de l’agressivité ? Eh bien ce n’est difficile : il suffit de postuler dans l’axiomatique de cette théorie structurale des relations que le mauvais objet est le premier objet internalisé. S’il est internalisé, si l’objet mauvais est le premier à être internalisé, vous disposez axiomatiquement de la place de l’agressivité dans la relation. Et comme on ne veut pas de quelque chose d’aussi spéculatif que la pulsion de mort, on est obligé finalement de partir de cette idée que le mauvais objet est le premier objet internalisé. Par opposition à cela, Melanie Klein va dire une chose simple : c’est qu’il est contradictoire, dans les termes mêmes, que ce qui est internalisé soit un mauvais objet. La seule chose qui peut être internalisée d’abord, c’est le bon objet, c’est le bon sein. Du coup, la première traduction de la pulsion de mort, c’est l’expulsion – ce n’est pas la projection – qui crée le dehors, qui crée le champ de l’Autre, site du mauvais objet. Melanie Klein dit peut-être comme elle ne le dit jamais si précisément ailleurs dans les Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, que le self en constitution s’aide de cette projection-expulsion du mauvais objet pour conserver le bon objet en lui. C’est comme ça qu’elle peut maintenir cette notion de pulsion, et la maintenir de façon extraordinairement opératoire, alors que Fairbairn utilise le jeu de l’introjection et de la projection en étant amené à postuler quelque chose qui est très difficile à se représenter, que le premier objet à internaliser serait le mauvais objet. Il y a, si vous voulez, un mien logique entre bon et dedans.
La deuxième chose en quoi elle s’oppose à Fairbairn, c’est que là où il insiste beaucoup d’une manière qu’on lui a reproché sur une structuration qui est, en fait, une sorte de description extrêmement intellectuelle du conflit, puisqu’au fond ce sont des relations de relations qui s’opposent et se contrebalancent les unes les autres. (Et c’est ça d’ailleurs qui fait que la lecture de Melanie Klein laisse difficilement indifférent tandis que vous avez l’impression d’un dessèchement abstrait complètement incroyable et pénible dans la lecture de Fairbairn, j’en ai lu un certain nombre, c’est d’un rasoir ! Il y a une qualité dans l’écriture de Fairbairn, où vous voyez qu’il ne cherche pas à éveiller chez celui à qui il parle, quelque chose comme un rapport à sa propre angoisse, au rapport à l’intérieur et à l’extérieur de son corps, à la mentalisation et à la symbolisation d’un certain nombre de choses. Chez lui, vous avez une théorie extrêmement philosophique – il était philosophe de formation, janétien et hégélien, il avait beaucoup lu les idéalistes anglais de l’époque, vous avez un travail constructif dont l’austérité est assez pesante.) Il est sensible au contraire, que lorsque Melanie Klein se cramponne à la pulsion de mort, à l’agressivité, à l’angoisse comme écho persécutif de cette agressivité, elle essaie de capter dans son élément même l’activité dynamique de construction du monde psychique et du rapport de ce monde psychique au monde extérieur. C’est vraiment, si vous faites bien attention à cela, quelque chose qu’on va retrouver chez ses meilleurs analysants – qu’on voit chez Winnicott d’une certaine manière et très clairement chez Bion –, de faire en sorte que l’exposition des concepts psychanalytiques donne à expérimenter, serait-ce sur le mode du rêve ou du cauchemar, les états psychiques dont il est question. (Ce qui est un critère sûr de la justesse d’une conception analytique, comme lorsque Lacan joue sur le statut énonciation ou énoncé de ce qu’il est en train de dire, où on ne sait pas très bien s’il se situe dans l’énonciation ou dans l’énoncé.)
Mais on va dès lors se retrouver, à partir du moment où elle affirme, par opposition à Fairbairn, que le seul objet qui peut être internalisé au départ, c’est le bon objet, on va se retrouver avec le problème bionien que j’évoquais la dernière fois, qui est le grand problème bionien, qui est que si nous existons, il faut qu’il y ait un minimum de convergence entre le principe de réalité et le principe de plaisir.
Car tout simplement, si nous ne cessions pas d’halluciner sous la contrainte du principe de plaisir la satisfaction qui nous manque, nous ne survivrions pas une seule seconde. Il faut donc bien qu’à un moment, il y ait une certaine coïncidence entre ce que le principe de plaisir nous permet de saisir et de capter dans la réalité, et le principe de réalité et d’adaptation de nos désirs primaires au monde extérieur. J’avais rapporté ça la dernière fois à cette quatrième dimension toujours omise de la métapsychologie freudienne, qui est cette dimension darwinienne qui est qu’il faut bien qu’on soit des organismes adaptés.
La réponse de Melanie Klein à ce problème, c’est une réponse qui pose un problème majeur, car c’est une réponse complètement ad hoc.
Quand on lui demande comment se fait-il que le nourrisson résiste à l’explosion d’angoisse qui est l’effet en retour de l’agressivité originaire que commande en lui la pulsion de mort, eh bien elle dit qu’il ne faut pas que l’angoisse soit excessive, sinon le bébé mourrait, et quand un bébé meurt, c’est que la pulsion de mort rejaillit sous forme d’une angoisse destructrice et intolérable. C’est un argument complètement circulaire. Elle présente donc ça, elle présente ce rapport de la pulsion de mort à l’angoisse avec la question de la survie – pourquoi se fait-il que des nourrissons survivent, si la pulsion de mort est si violente que ça ? –, elle le présente comme une sorte de donnée empirique, factuelle : c’est comme ça parce que, en général, heureusement, chez la plupart des nourrissons, la pulsion de mort n’est pas assez forte pour produire cet effet en retour, persécutif et anéantissant, et donc nous ne sommes pas tous schizophrènes ou condamnés au morcellement par retour persécutif de nos projections sur le mauvais sein maternel.
Une des difficultés pour comprendre l’articulation de Bion à Melanie Klein, c’est que Bion va franchir ici un pas. Comment fait-on pour sauver les arguments empiriques ad hoc ? Eh bien il y a une solution épistémologique connue ! Ça consiste à dire que c’est tout simplement une définition axiomatique de la situation dans laquelle vous vous trouvez. Autrement dit, ce n’est pas du tout parce qu’il y a une énergie de la pulsion de mort qui se trouve de manière contingente pas trop grave chez la plupart d’entre nous ; c’est juste que les concepts mêmes n’ont de sens que parce qu’il y a une dynamique entre l’angoisse et la pulsion de mort, une dynamique qui fait que l’ensemble des concepts prend son sens à l’intérieur de cette dynamique. Ce n’est pas du tout une hypothèse sur le principe du développement psychique des enfants, c’est l’idée que les concepts psychanalytiques n’ont de sens que parce qu’ils se trouvent qu’il y a par définition – par définition, c’est postulé au niveau des principes logiques et non pas du fait que c’est comme ça que ça se passe –, une relation de compatibilité minimale entre le principe de plaisir et le principe de réalité.
Ce qui fait que, lorsque Melanie Klein, p.280, s’interroge sur la question de savoir comment naît la première projection, elle répond en termes énergétiques. Elle dit que la première projection aide le premier self, parce qu’elle est expulsion du mauvais. Et le premier rapport qui institue l’Autre est ainsi un rapport de haine. Il y a là quelque chose en sous-main qui est tout le travail de Freud sur la Verneinung, sur le jugement d’existence, qui est sous-jacent à ce type de problématique. Vous y reconnaissez le type bionien de l’excrétion originaire de l’intraitable. Il y a dans l’hallucination visuelle du rêve, chez Bion, non seulement la réalisation d’un souhait, mais la pâte même de l’image onirique, c’est ce qui est intraitable en tant que signification, et du coup, c’est halluciné, jeté en dehors, projeté et jeté en dehors de l’appareil psychique. Là où Melanie Klein pose les choses en termes de dynamique énergétique constituant dans une psychogenèse un enfant passant par des stades, Bion qui traite ces données comme des contraintes logiques sur la signification des concepts, dit qu’en réalité, ceci se passe à tout moment.
Ce qui lui permet notamment d’élargir considérablement le champ de ce qu’on appelle une hallucination. Il peut y avoir une hallucination lorsqu’un regard se perd dans une séance comme une excrétion visuelle de ce qui ne peut pas être pensé. Ce type d’expulsion radicale, d’expulsion de l’intraitable, est absolument constant dans l’expérience analytique. C’est le premier point.
Le deuxième point qu’il faut bien penser ici, c’est que vous avez là une conception de la psychose qui est totalement indépendante de ce que chez Lacan on peut trouver au titre de la dialectique de la connaissance paranoïaque. Pour une raison simple : c’est que ce qui compte dans cette projection, c’est cette dimension d’expulsion constitutive du champ de l’Autre. C’est une projection qui institue le champ de l’Autre. Ça n’a rien à voir avec la connaissance paranoïaque qui est la projection d’une image de soi vers un semblable qui fait que la forme du corps va servir de filtre d’interprétation exclusif et dominant sans tiers médiateur de tous les phénomènes de la réalité, habitant toute la réalité d’une présence projective moïque. Et notamment d’une signification, d’une intensité de présence charnelle qui fait du transitivisme par exemple comme phénomène typique de la connaissance paranoïaque, ou du rapport au double du moi dans la dialectique de la jalousie, le principe de la paranoïa. Là, la notion de projection suppose un espace externe déjà constitué dans lequel le sujet va se voir en miroir, va se retrouver avec son double persécuteur. L’être dont il est jaloux, c’est une figure de son propre moi, etc., comme dans les considérations très impressionnantes que Lacan fait sur la clinique de la paranoïa. C’est une projection que reconnaissent tout à fait les kleiniens, mais celle dont il s’agit ici est une projection plus archaïque, puisque c’est celle qui institue l’espace extérieur à l’intérieur duquel va pouvoir se retrouver le moi sous la forme du double inversé.
Il y a ainsi chez Bion et chez Melanie Klein quelque chose qu’on pourrait appeler l’anus animi, c’est-à-dire un anus qui expulse la pensée intraitable au dehors, et qui crée ce trait caractéristique du dehors, qu’il est un dépotoir, un lieu nécessairement « immonde », un lieu qui ne peut être fondamentalement peuplé que des immondices de l’appareil psychique avec un mouvement d’aversion, de révulsion, qui est la continuation permanente en termes d’ailleurs que nous ne pouvons nommer – et c’est très important – qu’en ayant recours aux métaphores de l’appareil digestif – le vomissement, l’excrément, la révulsion, c’est-à-dire au niveau du stade oral tout ce qui se range au titre du vomissement et du crachat par exemple –, c’est-à-dire des objets de la haine, des objets, des signes et des moyens de la haine.
Je me faisais cette réflexion en préparant cet exposé : il y a une chose étonnante, c’est pourquoi les Athéniens considéraient l’exil comme une sanction quasi équivalente à la mort ! C’est quelque chose d’un peu particulier. D’ailleurs, assez souvent, les exils qui étaient des exils de 10 ans, qui étaient des sanctions extrêmement graves prises contre des personnages politiques qui déplaisaient – Thémistocle par exemple a été menacé, et je crois qu’il l’a subi, mais je ne sais plus –, pourquoi les gens pouvaient mourir de cela ? Il ne faut pas oublier que les Athéniens se flattent d’être un peuple autochtone. Un peuple autochtone est un peuple qui n’est pas venu sur la terre de l’Attique, mais qui est né du sol lui-même. Autrement dit, exiler quelqu’un pour un Athénien, c’est au niveau de ses enracinements psychiques les plus profonds, l’extirper de sa propre mère, c’est le jeter en dehors du sol qui est la condition d’existence de sa propre chair. « Autochtone », c’est ça ce que ça veut dire : chtôn, c’est la terre, autochtone, c’est « engendré par le sol même ». Je me demandais dans quelle mesure les incroyables mélancolies qui sont décrites chez les exilés, ce que vous avez par exemple chez les romains, comme l’exil d’Ovide, comment le caractère de cette mélancolie paraît difficilement appréciable, si nous ne nous rendons pas compte de ce que ça peut être que d’être expulsé de son monde, et donc rendu im-monde, rendu un véritable immondice par le fait d’être rejeté du sol dans lequel on est enraciné. Le rapport à l’exil de ces gens qui ont cette dimension d’enracinement dans leur propre terre, en dehors de tout ce que ça peut nous faire méditer sur les exilés qu’on reçoit du monde entier, qui ont peut-être bien un rapport à leur terre-mère plus complexe que celui que nous sommes capables d’imaginer par des allusions cultivées, c’est une manière de mesurer le fait que ce sont des appuis psychiques fondamentaux qu’essaie d’attraper Melanie Klein, et là où il y a du monde, il y a de l’immonde, il y a la menace de l’immonde, et la possibilité pour les individus extraits de leur monde de se retrouver des immondices de la réalité dans laquelle ils vivent, me paraît tout à fait parlante.
C’est seulement après avoir fait ces préalables que Melanie Klein introduit le clivage et l’identification projective. Je crois qu’il est important de penser à toutes les clarifications qu’elle fait à l’égard de Fairbairn, à l’égard du statut de la relation d’objet, et à l’égard du statut du premier moi.
Le premier des mécanismes, c’est le clivage, omnipotent et hallucinatoire, qui est chez Melanie Klein à la différence de l’Entzweiung des textes freudiens sur le clivage du moi, beaucoup plus dialectisé. C’est beaucoup plus dialectisé, car le clivage kleinien a toujours deux aspects. C’est un clivage qui n’invoque l’idéal qu’à la condition de l’anéantissement du mauvais objet. C’est vraiment une opération qui est que l’expulsion divise l’objet en deux – un côté bon idéalisé, et un côté mauvais à anéantir. Ce clivage omnipotent hallucinatoire, il dessine déjà en réalité toujours deux pentes. Une pente mégalomane, et une pente mélancolique. Une pente dans laquelle l’invocation de l’idéal fait que certains patients « ne vont se retrouver eux-mêmes que les coquilles de leur objet idéal » – formule saisissante qui nomme l’ennui tant de patients de manière admirable ! Ce sont les gens qui n’éprouvent leur consistance psychique que comme étant les prolongements complètement superficiels d’un bon objet idéalisé qui les tyrannise au-dedans sans qu’ils puissent du tout se retourner contre cette idéalisation. D’un autre côté, il y a la dimension d’anéantissement de l’objet mauvais, qui est la face cachée de cette possession par un objet idéal dont ils ne sont que la coquille. C’est pour ça, je crois, qu’on est constamment amené à se dire que tout se qui est paranoïde est toujours un progrès par rapport à ce qui est schizoïde. J’en donnerai une illustration presque médicamenteuse, puisque c’est un des effets bien connus de certains neuroleptiques qui ont un effet très particulier sur le corps des schizophrènes les plus régressés, et qui font que ça ne guérit pas la schizophrénie, mais en pacifiant certaines manifestations corporelles de la schizophrénie, permettent aux patients de devenir beaucoup plus paranoïaques [4] . On a le sentiment – évidemment ça en dit long sur nous – que c’est un mieux. Ça en dit long sur nous, puisque ça traduit chez celui qui va appeler ça « un mieux », qu’il devient possible de s’aboucher psychiquement avec quelqu’un qui est un autre Autre que son corps, qui n’est pas dans ce collage absolument saisissant, d’un enfermement anxieux où la dimension même de l’extériorité n’existe pas.
C’est là que Melanie Klein fait une précision décisive sur la notion de projection, qui est peut-être une des plus difficiles à saisir quand on a une culture lacanienne.
Elle distingue, bien qu’on soit avant le moment où on dispose du langage et donc des prépositions, projeter sur quelqu’un, et projeter dans quelqu’un. Projeter sur quelqu’un, c’est une projection qui est typique de la connaissance paranoïaque, c’est projeter son image sur la surface du miroir, c’est projeter une hallucination sur l’écran du rêve, c’est en quelque sorte quelque chose qui est essentiellement dans un registre visuel. Le registre de la projection, quand vous utilisez la préposition « sur » ou « vers », privilégie quelque chose qui est de l’ordre du visuel. La projection radicale, plus profonde, plus archaïque à laquelle pense Melanie Klein, c’est la projection dans, où il s’agit de penser l’Autre comme un sac dans lequel l’essence de la projection est une in-jection à…, et c’est cette injection qui donne d’abord consistance à l’Autre – c’est ça le primat, la première chose qui est constituée dans la projection comme premièrement consistante, c’est l’Autre –, qui a ensuite en aval de ce premier acte de cette projection–injection, un effet de constitution rétroactive sur le projetant. Le projetant se constitue rétroactivement par rapport à cet acte d’injection qui commence déjà par donner consistance à l’Autre. Non d’ailleurs qu’il soit l’Autre de cet Autre, mais bien plutôt parce qu’il est le déchet de l’opération où lui-même s’est expulsé en constituant l’Autre comme tel, l’excrément de l’Autre, en somme. Dans le premier cas, vous avez un rapport projectif commandé par la vision. Dans le second, le rapport injectif et déjectif, si j’ose dire, qu’est-ce qui est plutôt en cause ? C’est un appareil psychique Autre dont les deux organes uniques sont la bouche et l’anus. Vous avez dans ce rapport à l’intérieur, à ce qui est « au sein » de l’Autre, un premier rapport qui vient d’Abraham, sa compréhension du stade sadique-oral, qui consiste à sucer, à mordre la mère pour la voler. Et puis vous avez un second rapport à cet Autre primordial, qui est de conchier la mère, c’est-à-dire une projection qui est une expulsion radicale, qui utilise les pulsions urétrales comme elle dit, qui consiste à retourner ce que le corps expulse comme une arme destructrice contre le corps de la mère.
Ça m’a beaucoup
frappé, car quand on cite la phrase d’Augustin que cite Lacan, « inter
faeces et urinas nascimur », « nous naissons entre les crottes,
les urines », qui est le geste de dégoût de saint Augustin reculant d’épouvante
devant ce qu’est la naissance des êtres humains, ce qu’on devrait entendre
dans cette phrase d’Augustin, c’est surtout sa valeur d’énonciation. C’est
que le dégoût qui nous saisit à l’idée de naître inter faeces et urinas,
c’est l’affirmation du premier moi. C’est au moment où justement cela peut
être nommé comme étant horrible et révulsant, que se pose dans cet acte de
dire que c’est horrible et que ça nous dégoûte, l’affirmation de l’existence
première du moi. Nous naissons dans le dégoût de ce dont nous naissons. C’est
je crois une manière de comprendre la phrase d’Augustin, non pas comme un
constat, mais comme un acte de position qui indique le repérage qui est si
sensible chez lui, et qui fait que quand vous le lisez, vous avez l’impression
d’avoir affaire à un sujet moderne, en quelque sorte. Vous avez le sentiment
que cet homme qui écrit ses confessions dit je d’une manière qui nous ressemble
extraordinairement, ce qui n’est pas tout à fait le cas chez d’autres auteurs
de l’Antiquité.
*
C’est donc à partir de cette logique du clivage, sur cette base-là, qu’est enfin introduite l’identification projective, qui suppose une dimension plus paranoïde de l’identification, puisque c’est l’identification d’un objet avec les parties haïes de la personne propre.
Cette identification projective est une opération tellement puissante, un mécanisme tellement puissant, que lorsque par exemple l’enfant va morceler le corps de sa mère et détacher le regard, les seins, la voix, comme étant précisément ce mauvais qu’il expulse et qu’il installe à l’intérieur du champ maternel, du champ de l’Autre, ce mécanisme est si puissant, fait tout de suite remarquer Melanie Klein, qu’il entraîne avec lui non seulement les mauvais objets, mais aussi les bons. Ce qu’elle essaie de capter, c’est quelque chose de cet ordre-là, c’est-à-dire comment peut-il se faire que nous en venions à installer dans l’Autre les parties insupportables de notre vie pulsionnelle, les objets partiels qui correspondent à ce que nous ne pouvons pas supporter de notre propre vie pulsionnelle ? Le mettant à l’extérieur, le jetant en dehors de nous, nous le construisons comme mauvais, mais avec le mauvais, vient aussi tout le bon.
Et ça introduit l’équivoque fondamentale de l’identification projective, qui est présente en filigrane dans les Notes, mais dont on peut retracer toute l’histoire à travers l’histoire du concept dans la psychanalyse kleinienne et post-kleinienne : c’est qu’il se pourrait bien que l’identification projective comme le clivage ne soit pas un concept pathologique, mais un mécanisme constitutif. Autrement dit, si nous ne passons pas par le clivage et si nous ne passons pas par l’identification projective, nous ne nous constituons pas. Ce qui veut dire tout simplement que l’identification projective c’est non seulement un moyen de mettre en dehors de soi les parties haïes de soi-même, mais aussi bien de mettre en sécurité dans la mère les parties de nous-mêmes que nous pourrions craindre de voir détruites par la pulsion de mort. Sans identification projective, il n’y a aucun moyen de faire en sorte que l’objet de la pulsion soit abrité dans le champ de l’Autre, et éventuellement confié pour être repris plus tard, sous la condition d’une projection de la mère sur son enfant, qui ayant digéré pour le compte de l’enfant ce qui lui était un moment insupportable, peut réinjecter à nouveau dans l’enfant quelque chose qu’il n’aurait pas pu supporter d’abord.
Il est sensible par exemple que pour ceux qui s’intéressent à la clinique des nourrissons, pourquoi lorsqu’on fait un bout d’analyse de rêve avec une maman, tout d’un coup un bébé qui ne pouvait pas se nourrir se retrouve capable de se nourrir ? Vaste mystère ! Au lieu de dire qu’il suffit que la mère devienne capable de supporter la projection de son enfant, de l’assimiler et de rendre à l’enfant quelque chose de l’ordre du regard, de la présence, du holding, etc., qui permet que l’enfant se décoince et se remette à téter, je crois qu’on devrait au contraire se rappeler que tout cela est élaboré par Melanie Klein précisément au moment où elle a affaire à ces orphelins de la guerre – c’est le moment des expériences de Spitz sur les enfants abandonnés, l’hospitalisme des enfants –, ce n’est pas du tout pour expliquer les phénomènes ; c’est parce qu’il y a des phénomènes de ce genre qu’on est bien obligé de découvrir que ce qui se passe, c’est ordinairement cela ! Autrement dit, que l’identification projective, au lieu d’être simplement un mécanisme de défense qui est éventuellement pathologique et qui préfigure lointainement le refoulement (qui aura lieu plus tard à un autre degré de maturation de l’appareil psychique), est structurant pour l’appareil psychique lui-même, et qu’il implique l’Autre – ce n’est pas simplement quelque chose qui se passe à l’intérieur d’un organisme – dans sa fonction de sauvegarde de ce qui, pulsionnellement, est intolérable.
La leçon transférentielle que va en tirer Bion est extrêmement importante : c’est qu’il y a des choses dans toute analyse qui sont mises en dépôt dans l’analyste. Et ce qui fait travailler l’analyste, c’est bien souvent de s’apercevoir de ce qui est mis en dépôt chez lui, éventuellement dans les manifestations de haine transférentielle qui lui sont adressées, en sorte qu’il puisse digérer ce qui est mis en dépôt chez lui, et l’interprétation juste consistera à un moment ou à un autre, éventuellement d’une manière dont il ne faut pas se cacher le caractère projectif, à restituer au patient. Il y a ainsi des angoisses intolérables que l’analyste peut prendre pour lui, peut prendre dans lui, « en son sein », et c’est le fait de supporter ce type d’angoisse qui permet au sujet qui vous a angoissé, de transporter éventuellement en lui la bonne partie de lui-même qu’il ne pourra récupérer qu’un certain nombre de mois ou d’années, ou d’heures, plus tard [5] .
Je crois que dans l’activité pulsionnelle des nourrissons, on perçoit bien dans la genèse de la normalité psychique des enfants, pour parler comme on cause aujourd’hui, ce dispositif, et comment, en réalité, même s’il est préverbal, il est entièrement pris dans des coordonnées grammaticales.
Pourquoi ? Parce que tout simplement ce sont les degrés de puissance des verbes, qui sont en cause : il y a « donner à manger », il y a « faire donner à manger », et il y a « se faire donner à manger ». Les degrés causatifs, de « donner » à « faire donner », et l’introduction du retour – de causer que l’autre vous fasse manger – au fur et à mesure que se constitue cette scène absolument essentielle dans laquelle un enfant prend sa cuiller et nourrit sa mère – quand ça n’a pas lieu, il faut aller voir le pédopsychiatre, c’est un signe majeur d’autisme, il n’y a pas de doute. Un enfant qui à aucun moment ne devient capable de répondre au fait qu’on le nourrisse et qu’il se fasse nourrir par sa mère, par le fait que sa mère, il la nourrit à son tour, c’est quelqu’un à qui il manque un point de bouclage du circuit pulsionnel. Vous voyez pourquoi ? « Donner », « faire donner » et « se faire donner », c’est réussir progressivement à extraire de l’objet du besoin, de la simple nourriture qui vient de l’Autre, la preuve d’amour en quoi consiste le don de nourriture. Et c’est précisément à partir du moment où un enfant peut se faire donner à manger, et en bouclant à son tour les choses, donner à manger à sa mère, qu’il a constitué cette mère comme son Autre. Et c’est ce circuit-là, qui est commandé par trois étapes qui sont simplement les degrés de la montée causative, grammaticale – « donner », « faire donner » et « se faire donner » – qui lui permet, au dernier terme, au-delà de la preuve d’amour qu’il obtient en se faisant nourrir, d’accéder à la fois à la personne totale de sa mère, et à l’objet du désir qui devient détachable du circuit, qui sort du mécanisme de la satisfaction du besoin et de la demande d’amour pour devenir la chose exquise, la chose au-delà de ce qui se demande, qui va servir de prototype à l’objet de son désir.
Vous mesurez pourquoi j’insiste sur la dimension langagière des choses. C’est que c’est pour ça que la vraie projection est la projection dans la mère, et non pas sur la mère. Ce n’est pas du tout la même chose, dans la mesure où « sur » la mère, on ne met rien à l’abri. Mais « dans » la mère, on met quelque chose à l’abri.
C’est ça à mon avis qui fait la fausseté de la construction de Fairbairn, postulant que le premier objet internalisé doit être un mauvais objet. Qu’est-ce que ça a d’insensé, une idée pareille ? Qu’est-ce que ça a de fondamentalement artificiel ? Ce n’est pas pour une raison de type psychologique : on ne met à l’intérieur que ce qui est bon, on ne met dehors que ce qui est mauvais. Nous ne pouvons penser l’ensemble des termes qui qualifient correctement la place juste des objets dans les échanges humains, qu’en utilisant ce vocabulaire de l’intériorité. L’objet n’est à l’abri que quand il est projeté dans. Si vous essayez de renoncer à cette distinction sur l’intériorité, sur le fait que c’est en son sein que l’objet est à l’abri, vous ne pouvez plus capter ce qui se passe effectivement dans la vie psychique des enfants. Et c’est en ce sens qu’on peut percevoir derrière cet imaginaire qu’on a tant reproché au kleinisme, le fait que c’est un imaginaire qui ne se trompe absolument pas sur son articulation, qu’on peut parfaitement retrouver même si vous retrouvez la grammaire des pulsions chez Freud et l’enracinement linguistique de cette grammaire des pulsions telle que Lacan la montre. C’est là où évidemment se fait d’autant plus sentir dans le développement de Melanie Klein, le problème de sa description de la psychogenèse du nourrisson qui va assimiler un certain nombre de choses.
Je crois que la grande différence entre Melanie Klein et Bion, c’est que le modèle de cette dernière est la psychogenèse du nourrisson, alors que le modèle de Bion c’est le transfert avec les patients psychotiques, avec les patients borderline, et avec les patients schizoïdes – et on va voir progressivement ce que c’est que ces patients schizoïdes. Le problème se produit de la façon suivante : ce que Melanie Klein construit, c’est l’appareillage de la bouche du nourrisson au sein de sa mère. Ce que Bion extrait comme forme logique, qui est habillée de psychogenèse et de construction concrète de la vie de l’enfant, c’est une projection empirique qui essaie de rendre compte de phénomènes éventuellement déficitaires dans l’élevage des petits. Mais si vous vous placez du point de vue de Bion, c’est le type de transfert, de nourriture psychique, qui rend possible la nourriture matérielle des nourrissons, qui est le véritable index des choses. Et donc du coup, l’appareillage à l’Autre n’est pas l’appareillage d’un organisme au corps de la mère ; c’est le fait que l’être Autre de la mère sert de cadre formel à l’intérieur duquel est pensé la possibilité du nourrissage de l’enfant. Et c’est pourquoi l’Autre cesse tout de suite chez Bion d’être l’Autre maternel au sens d’une mère réelle.
Pourquoi est-ce que Bion s’intéresse au groupe ? Parce que lorsque vous voyez comment il fait fonctionner ces groupes, je trouve ça tout à fait génial, ce sont des groupes à rassembler n’importe qui. C’est tout à fait saisissant, il ne faut pas qu’on soit trop nombreux, mais ce sont des groupes où au fond, on s’adresse à tout autre, tout autre qui se présente dans le champ. Ce qui importe à Bion dans son traitement des groupes, c’est que c’est le rapport à l’autre en tant que tel, qui est mis en cause dans ses groupes, sans qu’on ne les sature d’aucun objet, et d’aucun but. Bion s’installe dans le groupe et il attend que se décompose totalement son statut particulier de médecin. Il ne dit pas pourquoi on est là, il ne fixe pas l’objet de la réunion pas plus que le but à la réunion du groupe. Et en suspendant objet et but de la réunion, il laisse simplement émerger cette activité pulsionnelle pure, qui est en quelque sorte la recherche de l’objet et du but dans lequel il va se retrouver placé à différentes positions.
X : mais il dit au départ qu’il
est médecin ?
PHC : oui, tout le monde le sait. Il s’installe et il fait comme il faisait dans les sociétés d’analystes. On l’invite à faire une conférence, et il reste comme ça, en attendant que ça commence…
Y : c’est en attendant Godot !
PHC : c’est extrêmement beckettien, bien sûr.
Qu’est-ce que ça permet de faire émerger ? C’est que cet appareillage à l’Autre, il n’a plus besoin d’avoir pour modèle imaginaire le nourrissage avec un sein qui vient obnubiler la pensée, et le sein devient véritablement par là un opérateur conceptuel, et non un descripteur psychogénétique de la constitution légitime du psychisme d’un enfant. Et donc, cet appareillage à l’Autre dans le transfert, non seulement est soulagé de cette saturation de l’image du sein, mais il est également soulagé de tout ce qui dans la projection relèverait du miroir. S’appareiller à l’Autre, ce n’est pas s’appareiller au semblable. S’appareiller à l’Autre, c’est littéralement laisser l’appareil psychique se constituer comme quelque chose qui va aller chercher librement objet et but.
L’identification projective soulève alors la question de ce qui se passe quand l’Autre devient menaçant, quand la persécution vient de l’intérieur de l’objet. Les modèles, on les connaît tous parce que c’est de la psychiatrie classique : c’est le téléviseur qui vous interpelle, qui vous parle, c’est la montre d’où sort une voix, c’est le personnage dont un mouvement de main est une allusion obscène, etc. –, ce type de construction caractéristique de la psychose paranoïaque. Ce que Bion a tenté de faire, et ce que Melanie Klein fait déjà, c’est de le penser comme étant le prix à payer de la constitution de toute subjectivité. C’est-à-dire que nous pouvons comprendre quelque chose, réellement, de ce qui se passe dans la paranoïa, parce que nous sommes constitués à un moment ou à un autre, de ce type de dispositif paranoïaque. Le paranoïaque est celui qui tout simplement, va à un moment ou à un autre, se trouver exposé à une incapacité de son propre appareil psychique à réintégrer cette persécution qui lui vient de l’intérieur de l’objet, de cet objet partiel – voix, regard, etc. – qui se balade autour de lui, qui lui énonce des vérités intimes, crucifiantes, qui l’assassinent : « salope, vache, pédé », etc. -, de l’invective, du regard dans le métro, qui vient recueillir ce qu’il y a dans le sujet qui lui renvoie ses désirs dans ce qu’ils ont de plus inavouables, et qui viennent le viser au plus intime de son être.
Mais vous comprenez aussi pourquoi – et il ne faut jamais oublier que Lacan va former sa pensée dans le contexte des polémiques sur la relation d’objet, dans le contexte de la lecture des élèves de Melanie Klein, des textes de Paula Heimann sur le contre-transfert, de Joan Riviere sur la féminité, etc. – Lacan a pu qualifier une cure de « paranoïa dirigée ». Et c’est une des raisons aussi pour laquelle nous nous retrouvons devant cette impasse bien connue, que s’il y a bien quelqu’un qui est inanalysable, c’est le paranoïaque. Pourquoi ? Quand on parle de paranoïa dirigée, vous voyez bien que la première idée de Lacan, dans la première description qu’il fait de ce qu’est l’action de la cure, c’est que le psychanalyse est une sorte de miroir sur lequel se réfléchissent les projections de son patient, et que par une vacillation de ce miroir, il lui fait éprouver son aliénation, sa prise dans les projections fondamentales d’imagos, de son être. A condition justement que l’analyste soit capable lui-même de distinguer ce qu’il est en tant que miroir, et ce qu’il est en tant que reflet. Ce qui fait qu’un analyste ne peut être qu’un analyste analysé, c’est lorsqu’il est capable, étant un reflet, de ne pas se prendre pour un miroir, et étant un miroir, de ne pas se prendre pour un reflet. En réalité, ça peut comme dit Lacan avec ironie, être tout à fait problématique, surtout quand on a pour idéaux d’offrir à l’analysant le modèle de son moi fort – il se moque à ce moment-là des annafreudiens. Mais cette paranoïa dirigée, on la comprend en général comme étant une direction de la cure, c’est-à-dire que certains analystes considèrent qu’au fond, rendre un peu paranoïaques les patients, ça pourrait être quelque chose d’éventuellement efficace, ou présenter un intérêt. Je ne crois pas du tout qu’elle est dirigée « par » le psychanalyste, cette paranoïa. Elle est dirigée « vers » lui. Elle est dirigée vers lui, et ce que peut-être un certain nombre de patients nous font sentir, c’est qu’elle est dirigée en sorte que la projection n’a pas lieu simplement vers le psychanalyste, mais dans le psychanalyste, « vers son dedans ». Il y a quelquefois des choses mises en réserve, des choses abritées dans le transfert, chez le praticien. La paranoïa est dirigée « par » que d’un point où l’analyste est tout sauf un directeur de cure, et n’est parfois rien d’autre qu’un lieu béant où ça peut projeter en vain, sans retour (au sens où il n’y a pas nécessairement à s’inquiéter dans ces cures où comme on dit très bien « ça chie pour l’analyste »).
Je voudrais développer ce point parce qu’il est essentiel pour la compréhension du rapport de l’identification projective au transfert, qui est devenu une tarte à la crème. Hors du mouvement lacanien, vous ouvrez n’importe quelle revue professionnelle aujourd’hui, le transfert c’est une des variantes de l’identification projective, et en général c’est dégoulinant de bonnes intentions, n’est-ce pas : il faut « accueillir » le patient. Je ne crois pas du tout qu’on puisse déduire de la notion d’identification projective que l’analyste a à accueillir le patient. Une chose est de l’accueillir, une toute autre est de le laisser s’appareiller psychiquement à l’analyste, et à un Autre qui peut éventuellement être n’importe qui, n’importe quel Autre. Il n’est pas du tout indifférent qu’il puisse y avoir chez les analystes l’idée qu’un analyste, ça peut être étrangement n’importe qui. Ce qui fait que comme Lacan l’a souvent soulevé, ça pose un problème avec les analystes qui sont une grande gueule. Ça pose un problème quand on est une grande gueule d’être analyste, parce que justement, on peut faire obstacle au fait d’être n’importe qui. Et ultimement, le dispositif de l’appareillage psychique à l’analyste, c’est la possibilité que l’appareillage à l’Autre soit n’importe quel Autre, tout autre qui puisse être là. En sorte que confronté à tout autre – un homme, une femme, un enfant, un patron, etc. – le sujet ne se défasse pas. D’où l’attitude qui est souvent celle de Bion dans ses textes et ses conférences – qui paraissent très bizarres quand on les lit, car on se demande toujours ce qui est en train de se passer ! –, c’est qu’il laisse dire l’autre. C’est complètement sidérant même, quelquefois. Et là où on lui demande d’exposer ce que sont ses conceptions, il empêche ces conceptions de devenir persécutives, en laissant l’autre, le péquin, dire comment il s’assimile ce qu’il a pu comprendre de Bion. Opération troublante, car elle est totalement, dans sa qualité phénoménologique, inverse du vocabulaire plutôt tranchant, martial et guerrier de Lacan, n’est-ce pas, qui est dans la coupure, ou dans le nœud. Il y a un laisser s’appareiller psychiquement, qui définit pour Bion, le cadre de la cure, le cadre de la séance. Une séance ne commence et ne s’achève, et une séance n’a son rythme et son contour, que dans une mise en suspens fondamentale qui permet à l’appareil psychique du patient de s’appareiller à l’Autre.
Ainsi, lorsque je disais au début de cette séance qu’il fallait faire attention à la manière dont Bion s’écrit et se produit comme analyste dans ses conférences ou dans ses textes, entre ce qu’il donne à penser, et ce qu’il donne qui sert à penser les pensées, la façon dont il met en mouvement une machine à penser les pensées. Le caractère de sa contribution analytique, c’est qu’au fond l’interprétation juste est celle qui va mettre en branle l’appareil à penser les pensées. Ce n’est pas celle qui va apporter une pensée, qui va par exemple nommer, ou séparer, dissoudre une ambiguïté, etc. Et le point de transformation se produit entre le silence qui précède la séance, et le silence qui suit la séance. C’est l’écart entre ces deux silences à l’intérieur duquel l’intervention juste de l’analyste consiste à mettre en mouvement un appareil à penser les pensées, et où l’interprétation qui peut être fort bavarde ou très courte, un mouvement ou rien du tout – il n’y a aucune espèce de caractéristique qu’on puisse lui fixer a priori – a pour fonction de mettre en branle cet appareil à penser les pensées.
J’avance et je vais terminer car je ne vais pas avoir le temps de passer à ce que je voulais dire sur Tausk, mais le texte se prolonge alors, chez Melanie Klein, en propos à mon avis essentiels sur la névrose obsessionnelle.
Ça va me permettre de vous faire sentir pourquoi je pense qu’effectivement ça a une très grande importance de parler de Bion après ce que je vous ai raconté l’an dernier sur la névrose obsessionnelle, sur Lanzer, etc. La connexion se fait immédiatement avec une névrose obsessionnelle qui est considérée par Melanie Klein, tout de suite, non pas comme un concept thématique, mais comme un concept opératoire. C’est-à-dire qu’il y a, dans le Zwang, dans la contrainte psychique, quelque chose qui est l’essence même de l’appareil psychique. Melanie Klein a une théorie de la névrose obsessionnelle qui est une théorie impressionnante, car elle part de quelque chose qu’on peut presque appeler une psychose obsessionnelle, en tout cas de phénomènes de névrose obsessionnelle chez les très jeunes enfants. Le cas Erna, dans La psychanalyse des enfants, qui, à six ans, non seulement devient paranoïaque, mais est déjà dans une difficulté absolument extraordinaire au niveau du scrupule, des symptômes obsessionnels, des TOC les plus graves. Melanie Klein essaie d’associer la notion de névrose obsessionnelle précisément sous ses formes étranges, quand elle est infantile, un peu d’ailleurs comme la névrose obsessionnelle de l’homme aux loups, à un triptyque, qui est sadisme, épistémophilie, et emprise.
Alors pourquoi ce triptyque ? Tout simplement parce que les symptômes obsessionnels sont interprétés comme une façon de contrôler l’angoisse liée au sadisme originaire de l’enfant, que l’activité symbolique de l’enfant obsessionnel consiste à sauter de symptôme en symptôme et d’objet en objet, et que c’est justement ce déplacement de phobies en phobies, de troubles en troubles qui est caractéristique des névroses obsessionnelles des tout-petits, qui sont des cas extrêmement graves, et parce que l’emprise est le témoignage très clair que la façon dont fonctionne dans le transfert de ces enfants le rapport à l’Autre, c’est de s’en emparer et de le contrôler entièrement. Ce qui apparaît chez l’enfant au niveau de ce surmoi extrêmement archaïque, puisque c’est intéressant dans le cas Erna puisque ça précède manifestement la constitution de l’Œdipe – on est en train de voir la mécanique du surmoi d’une manière non freudienne : ce n’est pas le surmoi qui est la cicatrice de la résolution de l’Œdipe, c’est le déchaînement de la pulsion de mort et de l’affect d’angoisse, avec des mécanismes de clivage, d’identification projective, de symbolisation par déplacement, dans son caractère le plus sauvage.
Ça permet de lire chez l’adulte obsessionnel des choses qu’on ne pourrait pas trouver chez l’homme aux rats.
Vous savez tous qu’une des caractéristiques de l’association obsessionnelle, c’est son caractère impitoyable : soit le patient ne vous dit rien, soit il ne vous fait grâce de rien. C’est aussi ce qui fait le caractère épistémophilique de cette association. Pourquoi épistémophilique ? Parce qu’il y a une complicité complète entre la folie et la raison, dans l’association obsessionnelle, puisque la manière d’obtenir les déplacements les plus rapides, les plus efficaces, et les plus généralisant, c’est précisément d’avoir recours à une justification permanente d’une association par la suivante. Si bien qu’on a l’impression d’avoir un discours indéchirable de ratiocinations tout en étant confronté aux déplacements insupportables d’une angoisse qui ne trouve jamais à se terminer. Les seules interprétations qu’on puisse donner lorsqu’il s’agit de tempérer le développement exponentiel de l’angoisse dans le discours ratiocinant, ce sont des interprétations de transfert, c’est-à-dire d’essayer d’interroger la fonction psychique de cette espèce de ratiocination dans son identité avec la folie, avec l’affolement le plus radical. Le sentiment d’abstraction des patients, qui est un constat universel, étant toujours l’expression de leur difficulté à séjourner à l’intérieur d’une seule pensée. Séjourner à l’intérieur d’une pensée, ce serait en effet s’enfoncer dans l’angoisse qui est la manifestation réciproque de toute l’agressivité portée par la pulsion de mort.
Ce qui permet je crois de dire quelque chose de plus sur la névrose obsessionnelle, et c’est un trait qu’on ne voit pas souvent apparaître mais que les patients arrivent assez bien à repérer au bout d’un certain temps, c’est que ce qui caractérise une obsession, c’est la volonté d’obséder l’Autre. C’est que l’Autre soit obsédé de ce qui m’obsède, et que l’Autre ne puisse pas ne pas penser à ce qui m’obsède. Si vous regardez par exemple ce que sont les procédés d’idéalisation de la femme dans les expériences érotiques de l’obsessionnel, le principe de l’idéalisation de la femme aimée, c’est qu’elle ne puisse plus ne pas penser à son amant. Et c’est là je crois que le déchaînement de la pensée magique se fait sous sa forme la plus explicite : c’est la croyance magique qui confine à la folie selon laquelle, par l’idéalisation de la femme aimée, la femme aimée ne pourra plus ne plus penser qu’à une seule chose, c’est à son amant ! C’est pour ça que l’obsession ne se comprend que quand elle est obsession de l’Autre. A condition évidemment de repérer de quel Autre il s’agit.
C’est là où le terme si détesté chez les lacaniens de « pulsion d’emprise », prend toute sa portée. Si vous ne lui donnez pas l’assise particulière qu’il y a dans cette notion d’appareil psychique s’appareillant à l’Autre, s’abouchant à l’Autre, on a l’impression que l’emprise devient un sorte de chose un peu bizarroïde, musculaire, anale, où vouloir savoir devient vouloir contrôler. Si au contraire vous rapportez cette notion de pulsion d’emprise à ce que la contrainte obsessionnelle dénude de façon crue, dans le transfert comme volonté d’obséder magiquement l’Autre, voire de le ligoter puisque c’est quand même le sentiment qu’on éprouve directement : un patient obsessionnel est un patient qui ligote littéralement son analyste sur son fauteuil, il n’est plus question de simplement bouger, respirer, sans que le patient vous menace de faire une bouffée d’angoisse irréductible. Dans les transferts interminables dans lesquels les mauvais esprits dénoncent l’impuissance de la psychanalyse à soigner la névrose obsessionnelle – vingt ans d’analyse ! – il est clair que ce sont des processus dans lesquels il est question d’obséder l’analyste en sorte qu’il ne puisse pas échapper à l’obsession qu’on lui impose, et que le patient magiquement réussit à lui imposer.
Et donc, lorsqu’on peut penser la projection non pas sur l’Autre avec les limitations que j’ai indiquées, mais comme projection dans l’autre, l’emprise vous permet de relativiser peut-être la façon dont dans la névrose obsessionnelle le patient se présente toujours avec un très profond sérieux, parce que s’impliquant, ce qu’il veut c’est vous impliquer, vous obséder. Le grand sérieux avec lequel les analystes peuvent se retrouver pris dans ce type de mécanisme par le sérieux même de l’analysant, et puis comme Lacan l’a admirablement dit, l’effet de soulagement lorsque tout d’un coup l’analyste se met à raconter une connerie, à faire un truc superdrôle, qui vaporise le dispositif du sérieux obsessionnel, montre je crois très bien ce qu’est cette pulsion d’emprise au travail dans le travail de l’abouchement. Parce que sinon, ça peut effectivement être interminable, au sens où c’est le transfert lui-même qui s’est transformé en dispositif d’étouffement et de dévoration de l’analyste.
Je vous avais préparé quelque chose sur lequel je passe assez vite, mais voyez bien que le principe de ce transfert obsessionnel, c’est qu’on ne s’y autorise rien que dans une aliénation totale, je dirai à la convergence des bonnes volontés. Le propos obsessionnel fondamental, c’est : « Il suffirait qu’on fasse tous les deux des efforts ! ». Ça c’est vraiment la manière dans laquelle s’exprime la prison de l’obsessionnel, c’est de considérer que l’asymétrie du rapport au désir de l’Autre pourrait se résoudre dans une convergence miraculeuse des bonnes volontés, et bien évidemment, de la mauvaise volonté de l’analyste qu’il s’agit de corriger pour la rendre conforme à l’obsession. Et puis le deuxième niveau qui se déduit logiquement de cet appareillage psychique dans la névrose obsessionnelle, c’est la recherche du bon plan où pourrait enfin se faire un accord sur les signifiants du désir. On ne peut pas ratiociner sur la ratiocination en essayant de combattre frontalement le travail de l’abstraction. Le travail de l’abstraction dans l’association obsessionnelle n’est rien d’autre qu’une tentative de trouver un point d’accord sur lequel justement, à force de généralité, d’épistémophilie à base psychomorale, on va réussir à se mettre d’accord sur les signifiants du désir. Parce qu’une fois qu’on se serait mis d’accord sur les signifiants du désir, il n’y aurait plus que la mauvaise volonté qui nous empêcherait de nous réconcilier définitivement avec l’Autre et avec nos désirs.
Je vous laisse songer à cela.
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Et je conclurai en disant qu’il y a quand même un truc mystérieux dans les Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, qui n’apparaît qu’à la fin, c’est qu’à aucun moment Melanie Klein n’explique ce que c’est qu’un schizoïde.
En réalité, le schizoïde, c’est le type qui est constitué comme étant le personnage chez qui l’identification projective et le clivage sont les mécanismes fondamentaux qui sont en cause. C’est pour ça que – et ça c’est vraiment un dépassement de Bion sur la notion d’identification projective – c’est d’essayer d’appréhender le niveau schizoïde de tous ces patients. Et qu’est-ce que c’est que ce niveau schizoïde qu’il y a chez tous ces patients ? C’est ce que j’appellerai plutôt le schizoïde, pour employer d’autres termes qui analysent un peu les choses et qui rassemblent ça, c’est le schizo-mélancolico-obsessionnel. Il y a une dimension mélancolique, il y a une dimension obsessionnelle, il y a une dimension comme ça de division, de rupture par rapport à soi, etc., qui est le type incarné par le sujet dont l’appareil psychique ne se constitue et ne fonctionne que sur la base du clivage et de l’identification projective. Cette latence de l’angoisse dont parle à la fin Melanie Klein, dans le dernier paragraphe, est maintenue dit-elle par dispersion. Ce sont des patients qui quelquefois ne peuvent même pas savoir qu’ils sont angoissés – ce qui est extrêmement étrange… Ce qu’elle veut dire par là, c’est que cette latence de l’angoisse se monnaie en microfolie, constamment déplacée, bien évidemment passée sous silence dans la cure, en insensibilité morale ponctuelle, en inaffectivité paradoxale puisqu’elle se traduit constamment chez le schizoïde par une dénégation active du fait qu’il ressent un sentiment – « non, je ne suis pas amoureux », « je ne hais pas cette personne » – avec comme récompense un boomerang anxieux presque instantané. C’est un type particulier de dénégation, c’est une dénégation immédiatement payée par des bouffées d’angoisse extrêmement intenses. Et donc, ce n’est pas le schizoïde qui a une sorte de structure psychique qui serait marquée par le clivage ou l’identification projective, c’est une réflexion sur la constitution de l’appareil psychique et sur ses conditions fondamentales qui permet d’isoler un niveau qu’on va appeler « schizoïdie » chez suffisamment de patients, pour qu’on puisse à partir de ce qui se passe chez ce type de patient, comprendre ce qui est en cause dans le transfert.
Evidemment, « schizoïde » est très trompeur parce que c’est un terme qui est facilement utilisé dans la terminologie psychiatrique anglo-saxonne, surtout dans les années 50-60 – les psychiatres de cette époque voyaient des schizophrènes partout ! – et je finis sur ce point pour bien marquer qu’il faut réfléchir aux conditions dans lesquelles on travaille, ce terme évoque de manière extrêmement caractéristique un public anglais : c’est la figure du neurasthénique anglais. Il y a quelque chose dans le monde anglophone qui a trait à la mélancolie, à la tristesse altière, qui est un sujet fondamental de la peinture comme d’un très grand nombre d’œuvres d’art, qui est un point d’appui essentiel je crois de l’éthos aristocratique anglais, mais avec un déplacement qui n’est pas pour rien dans ces années dans lesquelles ces choses sont écrites, les années où la Grande-Bretagne cesse d'être un empire, ou l'éthos protestant impérial va plutôt du côté des Etats-Unis, c'est un déplacement qui fait qu’au fond c’est moins cet aristocratisme anglais qui reste en cause, que ce que devient cette supériorité malheureuse chez l’homme démocratique [6] .
C’est-à-dire que je crois que si on veut avoir une petite idée de ce à quoi ressemble le schizoïde, il faut regarder les tableaux d’Edward Hopper. Dans les tableaux des années 60 de Hopper, je suis très sensible à ça, je crois qu’il y a une qualité précise captée par Hopper de la douleur particulière de l’homme moderne, qui fait que le type de ce qu’il appelle la schizoïdie et la profondeur avec laquelle sont constitués les gens qui sont bâtis sur le double principe du clivage et de l’identification projective, se reflètent dans des œuvres d’art. Il ne suffit pas de dire que Beckett était le patient de Bion, et que beaucoup de choses viennent de ça ; s’il n’avait été que ce patient-là, ça n’aurait pas beaucoup servi. Il y a un déplacement qui est affine à une perception nouvelle des autres êtres humains et de leur essentielle schizoïdie. Et je crois que ce qui se passe avec les kleiniens et les post-kleiniens – et c’est ce qui permet de rapporter ce que je dis ce soir à ce que j’ai dit l’an dernier – c’est qu’on passe de la névrose obsessionnelle comme analyseur, comme la pathologie la plus importante, celle par laquelle on va apprendre le plus de choses, à une autre pathologie, qui est la schizoïdie. C’est le schizoïde qui sert à mettre le plus en tension, le plus en difficulté, les concepts qui permettent de penser le transfert et l’ensemble de la psychanalyse. Et donc, si j’ose dire, le schizoïde humain est le type produit par la question de l’identification projective, et voilà ce qui vous permet de penser dans Second Thoughts le type de patients auxquels Bion a pensé.
[1] Melanie Klein, Paula Heimann, Susan Isaacs, Joan Rivière, Ernest Jones (Préface), Développements de la psychanalyse, PUF, 2005.
[2] C’est tout à fait en ce sens que je vous parlais la dernière fois de la construction de la grille par « diagonalisation ».
[3] A cet égard, on pourrait réfléchir quelque chose qui aurait peut-être été un peu raté, qui est la question des toxicomanies, à savoir dans les années 70, la question de savoir comment faire face à la grande toxicomanie, l’héroïne, etc., n’a pas été manqué l’occasion de produire une réflexion chez les analystes sur les type de transfert, de limitation radicale au transfert devant laquelle on se trouve avec ces êtres humains qui vont être produits en quantité industrielle dans la grande épidémie d’héroïne.
[4] C’est une observation qui a longuement été faite sur une molécule – la clozapine – qui s’appelle le Leponex®, qui est une molécule assez dangereuse, d’ailleurs, mais qui a cette étrangeté que des schizophrènes extrêmement régressés ont pu par le biais de ce médicament, en dissociant le rapport complètement compact qui faisait qu’ils n’avaient qu’un seul autre – leur propre corps –, introduire une dimension d’extériorité qui fait qu’ils pouvaient enfin avoir un rapport paranoïaque, par exemple érotomaniaque, avec telle ou telle des infirmières qui s’occupaient d’eux, ou persécutif, etc.
[5] C’est pour ça qu’on vous donne ce conseil, que quand un psychotique vous donne des objets, il faut toujours les garder parce que dans vingt ans il viendra vous les réclamer ! C’est une vérité parfaite ! Ça ne fait pas vingt ans que je suis analyste, mais ça fait de nombreuses années, et effectivement, ce sont des objets confiés qu’il ne faut jamais détruire. Si vous le faites, c’est extrêmement particulier, comme lorsque Lacan a « perdu » les textes d’Anne-Lise Stern sur les camps de concentration, et Stern dans Le savoir-déporté, ne manque pas de relever ce point qu’il y a quelque chose que Lacan a égaré d’elle…
[6] Qu’on se souvienne que Bion a réfléchi sur la modification immense des rapports sociaux en Grande-Bretagne que fut la fin de la deuxième guerre mondiale, l’invention du Welfare State par Beveridge, etc., il en parle dans Experiences in Groups.