Bion │Lacan
Je
vais aujourd’hui faire, comme je le fais souvent, plusieurs choses à la fois.
Je
voudrais reprendre sous un autre angle, un angle moins schizophrénique et plus
paranoïaque, la question de l’objet bizarre chez Bion – bizarre bit – en
développant cela à partir de la notion d’objet partiel chez Freud, c’est-à-dire
la question de savoir comment on fait apparaître cette notion particulière
d’objet bizarre chez Bion à partir de la conception étrange que Freud a de
l’objet partiel, de l’objet de la pulsion, de l’objet du fantasme – je vais
vous montrer comment toutes ces choses peuvent être décrites. Je voudrais
également vous montrer la dépendance étroite de la conception bionienne de la
psychose de l’objet bizarre avec l’identification projective, voir qu’en
réalité les deux choses vont ensemble, et que si l’on ne se situe pas dans le
cadre transférentiel conçu à partir de la notion d’identification projective,
la notion d’objet bizarre ne prend pas vraiment – ce qui sera l’occasion de
vous faire sentir l’affinité profonde qu’il y a entre l’objet (a) dans la psychose
et l’objet bizarre bionien.
En
même temps, je voulais prendre prétexte de cette étude pour vous parler d’un
souci que j’ai depuis un moment, qui est de vous faire sentir la nature de
l’épistémologie, si j’ose dire, que je mobilise pour parler de cet objet, et
sur une notion qu’on utilise beaucoup en sémantique aujourd’hui – la sémantique
est une partie de la logique, désormais – qui est une théorie qu’on appelle en
anglais a no-theory theory, une théorie de la non-théorie, c’est-à-dire
l’idée que la seule théorie qu’on puisse faire de certains objets
philosophiques, c’est une théorie de l’absence de théorie de ces objets, du
pourquoi de cette absence. C’est extrêmement sensible dans la sémantique
contemporaine, puisque de plus en plus de gens pensent qu’il y a une sorte de
contradiction dans les termes à essayer de faire une théorie de la
sémantique. C’est un point important en philosophie, et qu’on peut transporter
de la philosophie à la psychanalyse. Je suis partisan de soutenir qu’on a fait
le travail de l’élaboration rationnelle quand on a expliqué pourquoi il ne peut
pas y avoir de théorie psychanalytique au sens où il y a une théorie de la
physique ou des théories de ce genre. Simplement, cette élaboration est si
sophistiquée elle-même qu’elle ressemble un peu à une théorie ! C’est
quelque chose dont je voudrais vous faire voir l’incidence sur ce que je vais
raconter, parce que ça implique le fait qu’il y a toujours plus dans le langage
que ce qu’on peut penser avec, et qu’il y a du coup une sorte d’effet de
débordement : nos capacités d’expression sont toujours plus fortes que ce
que nous croyons pouvoir vouloir exprimer avec. La psychanalyse met en
tension ce qu’on voudrait voir fonctionner comme une sorte de métalangage comme
le dit très bien Lacan, qui viendrait encadrer de haut quelque chose qui se
passe au lieu même où on est constamment débordé par la richesse inaperçue de
positions subjectives commentées dans un langage que personne ne maîtrise et ne
contrôle. Et que peut-être, ce qui est l’activité rationnelle dans laquelle on
peut justifier l’activité psychanalytique en tant que théorie, c’est, me
semble-t-il, d’accepter que s’il y a une théorie, ce soit une théorie des
limites de la théorisation possible en psychanalyse, un peu comme par exemple –
et c’est pour ça que je m’en revendique souvent – ce qu’on appelle dans la
philosophie analytique britannique des années 60, la « philosophie du
langage ordinaire », qui essaie de montrer justement qu’il n’y a de
théorie philosophique que quand on n’a pas compris ce qu’on disait, quand on
n’a pas compris que ce qu’on disait suffisait à dire ce qu’on avait envie de
dire, que ce qu’on voulait dire, et qu’il n’y a rien de plus à dire que ce qui
se dit. C’est le moment où on commence à trouver que le langage doit être
corrigé par un autre point de vue dans le langage, qu’on introduit toute sorte
de distorsions qui produisent des effets éminemment condamnables aux yeux
d’Austin, et de tout un nombre de penseurs héritiers de Wittgenstein, notamment.
Voilà
la surabondance de choses que je vais essayer de mener.
*
Je
vais commencer par ce point, qui est d’aborder la question de savoir ce qu’est
un objet intrinsèquement partiel, car c’est quand même assez énigmatique quand
on parle d’objet partiel chez Freud.
Ce
mystère est souvent apprivoisé par l’idée qu’il s’agirait simplement d’une
partie du corps investie de désir sexuel au sens large, que ce soit le sein,
les organes génitaux, le regard, etc. Le problème est que si vous dites que le
sein ou la voix, ce sont des objets partiels, en fait on n’a pas un objet
partiel, mais on a simplement un objet qui est un tout mais qui est d’un rang
inférieur au corps, mais c’est en lui-même un tout. Et on se représente
d’ailleurs l’objet partiel comme complet : c’est le sein, le pénis, dans
le lexique kleinien, par exemple.
Donc
ce qui apparaît là, quand on fait les choses de cette manière, c’est que
l’objet partiel, dès qu’on en parle, dès qu’on le met en circulation comme ça,
et même quand on l’utilise dans l’interprétation, il sollicite immédiatement
nos capacités imaginaires, nos capacités figuratives, et mobilisant ces
capacités, on comprend bien qu’il ne soit possible véritablement d’accéder à
l’effet interprétatif d’une référence au pénis ou au regard, que dans une
ambiance oniroïde, c’est-à-dire dans une sorte de flottement dans lequel ce qui
va pouvoir se figurer, au sens de la Darstellbarkeit dans
l’interprétation du rêve, ce qui arrive à la figuration, c’est justement ces
objets-là. Le problème, c’est que ça risque d’engluer l’usage de l’objet
partiel dans une sorte d’usage dénotatif du regard, c’est-à-dire que le sein ça
correspond à quelque chose, comme le mot, à une image mentale elle-même
sollicitant votre propre capacité à morceler des corps, qui est votre propre
capacité imaginative à prélever sur des corps des organes dont la fonction
sexuelle est plus ou moins transparente.
Et
c’est pour ça que je voulais faire quelques remarques sur ce qui se passe quand
on a cet usage habituel, et d’ailleurs tout à fait fonctionnel. Les analystes
ne vont pas plus loin que ce type de considération.
La
première remarque, c’est qu’il ne faut pas perdre la solidarité essentielle de
l’usage de ces noms d’objets partiels dans les interprétations, avec leurs
usages rhétoriques – la rhétorique de la métonymie. Bien sûr, l’idée qu’on
puisse « se nourrir psychiquement » par exemple, ou l’idée qu’un
regard serait quelque chose comme un « mauvais œil », implique toute
une rhétorique de la métonymie, qui est évidente, absolument palpable, et on a
l’idée que si l’on dissociait l’idée de regard d’une phrase comme
« j’entendrai des regards que vous croirez muets », n’est-ce pas,
comme dans Racine, on perd quelque chose d’absolument essentiel à la définition
de l’objet partiel.
La
deuxième remarque est plus sophistiquée, et va permettre de rentrer dans des
questions de logique qui ne sont pas du tout disputées dans notre milieu, mais
qui sont je crois stimulantes. C’est que si on prenait au sérieux que l’objet
partiel est vraiment une partie d’un objet, alors on devrait pouvoir encadrer
l’usage que nous faisons de ce terme avec une logique. Il y a une partie de la
logique qui traite électivement, centralement, du rapport tout-partie qu’on
appelle la méréologie, qui n’est pas formalisée, mais enfin qui est déductive.
La méréologie est axiomatisée, déductive, mais pas formalisée, c’est une
théorie qui a été en compétition très tôt avec la théorie générale des
ensembles, et en particulier avec la tentative de donner une solution au
paradoxe russellien de la classe des classes qui ne se contiennent pas elles-mêmes
dont Lacan fait comme vous le savez un usage prolixe dans ses recherches. Il y
a une grande école de logiciens polonais qui a été entièrement anéantie par les
nazis et dont les travaux ont été mis sous le boisseau par les Russes pendant
50 ans environ, l’école de Varsovie-Lvov. Un des plus grands logiciens de cette
époque, Lesnievski, ne voulait pas de la réponse russellienne au paradoxe des
classes ne se contenant pas elles-mêmes. Il y a d’autres solutions que celle de
Russell, comme l’axiome de séparation de Zermelo, il y a même l’axiome de Frege
qu’on a beaucoup discuté, qui consiste en un affaiblissement de la loi V. La
raison pour laquelle Lesnieski n’en voulait pas, c’est qu’il trouve que toutes
les solutions comme celles de la théorie des types ou des choses comme ça, ce
n’est pas intuitif, et en particulier, ça ne respecte pas les intuitions que nous
avons lorsque nous disons que quelque chose contient quelque chose, est une
partie d’une autre, un tout à l’intérieur duquel il y a des parties, etc. Lesnieski
disait qu’il y a dans la manière dont nous nous servons dans le langage courant
de tout et partie, quelque chose qui par soi-même doit avoir une sorte de
consistance logique méconnue, et si on réussit à extraire la logique méconnue
de ces relations tout-partie du paradoxe de Russell contre Frege, on pourrait
peut-être trouver une autre solution aux paradoxes. Et la méréologie s’est
présentée dès le départ comme une réponse alternative à Russell – sans que cela
ait de suite, puisque ces logiciens ont tous été assassinés…
Lesnievski
a en particulier fait une démonstration qui montrait qu’aucun objet n’est « la
classe des classes ne se contenant pas elle-même », et qu’on ne peut donc pas
opposer un objet paradoxal de ce type à la loi V de Frege. Ce qui est
extrêmement important, c’est que la manière dont cette démonstration est faite
chez Lesnievski, a créé une nouvelle logique de la façon suivante. Il y a une
conception lesnievskienne de la classe, définie par un concept classificatoire
comme dans la théorie des types, qui contient tous les éléments qui tombent
sous ce concept, mais en plus et c’est ça son originalité, elle accepte comme
éléments les parties de ces éléments. L’exemple que donne tout le temps
Lesnievski, c’est que par exemple la classe des livres de ma bibliothèque
contient non seulement tous les livres actuellement présents dans ma bibliothèque
– le « actuellement » est très important – mais aussi les pages de
ces livres, les caractères, l’encre, les couvertures, et même jusqu’aux atomes
qui composent les livres de ma bibliothèque. La classe des livres de ma
bibliothèque contient non seulement les livres, mais les parties de ces livres.
Et c’est parce qu’il est obligé d’inclure les parties des éléments qui tombent
sous la classe qu’il a créé cette logique méréologique. Elle a eu un succès relatif
en tant que logique, car beaucoup de gens ont dit que par rapport à la théorie
des types, c’était vraiment faire proliférer le nombre d’entités qui sont
logiquement recevables dans le système, d’une manière telle qu’on se demande ce
que l’on a gagné à une démonstration qui est obligé de créer des entités
supplémentaires, alors que la théorie des types permet de résoudre le problème
plus simplement. La chose a donc été un peu enterrée.
Elle
est récemment revenue sur le devant de la scène avec quelqu’un que je tiens
pour un pur génie, quelqu’un qui s’appelle Roberto Casati, qui écrit des livres
sur les trous, sur les ombres, sur les objets qui ne correspondent à aucune
ontologie acceptable. Qu’est-ce qu’un trou par exemple ? C’est une
difficulté ontologique absolue. Essayez de construire un programme d’ordinateur
qui permette à une machine de reconnaître un trou ! Personne ne sait faire
ça !
Casati
prend le problème au niveau, je dirais, de la perception naturelle. Est-ce que
quand je vois un stylo, je perçois un stylo, mais quand je vois les parties d’un
stylo, est-ce que je perçois quelque chose ? Est-ce que je perçois les
parties en tant que parties ? Est-ce que les parties d’un objet
appartiennent à cet objet, ou bien est-ce que le fait que je vois un objet
partie par partie, ou même comme composé de parties, c’est un effet des limites
épistémiques qui sont les miennes ? De quoi est réellement fait
l’objet ? Quelles sont les parties réelles de cet objet ? Je
reviendrai tout à l’heure sur la question métaphysique qui en ressort, mais
voyez, il y a deux manières de concevoir les choses, métaphysiquement. Soit
vous dites que les parties des objets existent– c’est ce qu’on appelle
l’essentialisme méréologique –, soit vous dites que les parties n’existent
pas : ce qu’on appelle les parties d’un objet, c’est une indication sur
notre façon de le connaître, mais elles n’appartiennent pas à l’objet lui-même.
C’est ce qu’on appelle le nihilisme méréologique, qui consiste à dire que les
objets n’ont pas de parties et que les parties ne font pas partie du mobilier
ontologique du monde, mais indiquent simplement un certain nombre de propriétés
de notre connaissance.
Ce
qui m’importe pour vous montrer un peu où on en est, de ces questions de
logique, c’est qu’il y a un minimum dans l’axiomatique méréologique. Il y a
trois axiomes qui établissent une relation d’ordre : 1) un axiome
réflexif, selon lequel un objet est une partie de lui-même ; 2) un
deuxième axiome qui pose que la relation de partie à tout est une relation
antisymétrique, car si X est une partie de Y et si Y est une partie de X, alors
ça veut dire que X et Y sont le même objet ; 3) et troisième axiome tout à
fait intuitif également, c’est que si X est une partie de Y et que Y est une
partie de Z, eh bien X est une partie de Z – c’est l’axiome de transitivité.
Tout système méréologique implique cette relation dyadique – X est une partie
de Y –, et assume qu’il y a une relation d’ordre partiel partout. La puissance
de cette conception méréologique se voit dans le fait que l’on peut à partir de
cette axiomatique retrouver la théorie naïve des ensembles, et échapper au
paradoxe de Russell parce que la relation être une partie de – à la différence
d’être un membre de – est réflexive. Vous ne tombez donc pas dans le paradoxe
de Russell. C’était ce qui intéressait Lesnievski au départ.
Maintenant,
ce qui intéresse les gens, c’est la question beaucoup plus dramatique de savoir
si quand on est méréologiste, on doit être essentialiste ou nihiliste. Le
problème quand on dit que les objets ont réellement leurs parties, c’est un
problème qui est bien connu de tout temps, par exemple chez Spinoza, c’est la
question de savoir si quand je perds mes cheveux ou mes ongles, est-ce que je
suis toujours moi-même ? Dans toutes les conceptions comme celles de
Spinoza, vous avez des remplacements : les parties se remplacent les unes
les autres. Si vous êtes trop essentialistes, si vous êtes obligé de dire que
lorsqu’une partie du tout change, le tout change. C’est une question
intéressante du point de vue psychanalytique, parce que ça tombe toujours sur
des objets qui ne sont peut-être pas tous des objets partiels, mais qui en tout
cas sont des objets qui sont des parties du tout, et que nous perdons sans nous
perdre nous-mêmes. C’est une vraie question de savoir pourquoi perdre ses ongles
ou ses cheveux n’en fait pas quelque chose comme un regard, ou comme une voix,
que nous pouvons aussi dans un certain registre, perdre. Alors, il y a
évidemment à l’autre bout de la chaîne le nihilisme méréologique, qui est
défendu par quelques personnages extravagants de la philosophie analytique
contemporaine, comme Peter Unger aux Etats-Unis par exemple, qui a écrit un
article intitulé « je n’existe pas ». C’est en fait un nihiliste
méréologique partiel, parce qu’il pense que les organismes existent, mais que
les tables n’existent pas, qu’il n’y a que des atomes arrangés en table, mais
il n’y a pas de table à proprement parler avec des pieds, des chaises.
Voyez
que la question qui se pose avec ces paradoxes logiques, c’est que quand on dit
que le langage découpe le monde, selon les axiomes lacaniens bien connus, par
exemple les pieds d’une table ou d’une chaise, le dossier, ou le capuchon de
stylo, ça découpe les objets d’une manière qui vous fait sentir qu’il y a un
vrai problème : il faut être capable de penser ce découpage du monde par
le signifiant en sorte que certaines hiérarchies soient respectées. Si on
voulait que ce ne soit pas un mot vain, ces histoires de signifiants qui font
exister les limites des objets du monde, il faudrait que ce soit compatible
avec un certain degré de logique méréologique. Bien évidemment, personne ne
soulève ce type de question, mais il faut considérer cela comme une arriération
du milieu psychanalytique. En tout cas, ce serait vraiment quelque chose à
soulever. Vous voyez pourquoi ?
X : en fait, il
n’y a pas moyen de faire de hiérarchisation.
Pierre-Henri
Castel : il y a quand même des gens qui ont essayé de créer des
sous-ordres partiels, à ma connaissance.
X : oui, mais
comme il y a des connexions, finalement ça ne tient pas !
Pierre-Henri
Castel : mais il y a une preuve de l’inconsistance de tout sous-ordre
induit sur une relation de partie-tout, une preuve générale ? Je me le
suis souvent demandé. J’ai déjà vu des démonstrations d’inconsistance d’ordre
introduit, mais je ne connais pas de preuve générale que de toutes façons, on
arrivera toujours à un nivellement.
X : je dis ça de
façon tout à fait pragmatique, à partir du bouquin de Pérec.
Pierre-Henri
Castel : Ok.
Ce
que je voudrais vous dire maintenant, c’est qu’il y a un vrai problème avec
l’objet partiel freudien, c’est qu’il n’y a pas de transitivité. Je ne connais
pas d’endroit chez Freud où il pourrait y avoir un objet partiel d’objet
partiel. Il y a quelque chose là qui fait directement limite, et c’est
étroitement lié à la construction grammaticale des termes dans lesquels on
aborde ces choses-là : c’est le sein de la mère, c’est le regard du
père, et il s’agit d’un prélèvement sur lequel on ne peut pas opérer de
prélèvement supplémentaire. Il y a une analogie à laquelle il faut penser, car
c’est une analogie méréologique assez intéressante, c’est la relation
partie-tout et la relation comptable-massif, comme par exemple lorsque vous
dites : « ce que je veux, c’est un regard d’elle ». Je crois que
là, il y a dans le langage des manières de faire apparaître dans un tout autre
registre que la métonymie qui a intéressé Lacan, des formes de découpage sur
comptable-massif, qui nous rendent sensibles à la texture de relation
partie-tout, qui est tout à fait spéciale.
La
remarque suivante que je voulais faire pour cerner les objets dont on va parler
aujourd’hui, c’est qu’il y a de fait un traitement de l’objet partiel comme un
morceau complet du corps humain. Mais simplement, c’est chez Freud un indice de
la perversion. Ce sont les fétiches pervers : que ce soit la chevelure,
que ce soit un reflet sur la peau ou les organes génitaux, ou que ce soit
évidemment des cas criminels qu’on a un peu moins l’occasion de recevoir sur le
divan, ce sont les gens qui démembrent à la hache le corps de leur victime. On
appelle ça des pervers ou des psychopathes, mais ce sont des termes de film
policier, on a immédiatement le sentiment d’avoir affaire à des psychoses
extrêmement graves, avec des yeux arrachés, des seins coupés, etc. Ça a été une
question comme vous le savez qui m’a beaucoup retenu, que de savoir quel était
le statut des opérations des transsexuels à cet égard. Ce n’est pas parce que
ça ne se fait pas sauvagement et à la hache, qu’il n’y a pas un type de représentation
du corps dans laquelle les objets, en particulier les seins chez les
transsexuelles qui se faisaient masculiniser, sont extrêmement singuliers.
Il
y a une solution bien connue, qui est la solution de Lacan pour essayer de
faire tenir tout ça ensemble : il dit que l’objet partiel est un objet qui
renvoie au « fonctionnement partiel » de notre corps et de nos
pulsions. Et ce fonctionnement partiel de notre corps et de nos pulsions, c’est
celui qu’on isole lorsque nos fonctions fonctionnent juste « pour
fonctionner ». Du coup, l’objet partiel par excellence, pour Lacan, c’est
rien, c’est le rien qui intervient dans une formule du type : « ça
fonctionne pour rien ». Et « pour rien », ce n’est pas
nécessairement comme vous le savez pour le plaisir de fonctionner. Nous
avons tendance à considérer que le libre jeu d’une pulsion serait accompagnée
intrinsèquement d’une sensation de plaisir, mais on peut parfaitement imaginer
que le jeu d’une pulsion qui fonctionne pour fonctionner, c’est-à-dire en
dehors de tout but instinctuel, se prenant elle-même pour objet comme la bouche
qui s’embrasse elle-même, selon le modèle freudien, ce soit particulièrement
désagréable. Au sens où par exemple quand ça fonctionne « à vide » ou
quand ça fonctionne « automatiquement » – voyez les équivalences qui
sont données par le langage – ce n’est certainement pas toujours pour le
plaisir de fonctionner. Mais enfin, il y a une affinité. A ce moment-là, il
faut bien voir que le rien du « ça fonctionne pour rien », ne
s’oppose pas à « tout », mais à « quelque chose ». Et ce
quelque chose serait un objet ou un objectif de la pulsion. Mais il n’y a pas
d’objectif de la pulsion, c’est ça qui fait du rien l’objet partiel par
excellence, c’est lorsque vous employez de façon paradoxale : « ça
fonctionne pour … rien ! Ça fonctionne pour fonctionner ». Avec
cet effet de bouclage qui se régule, se met en boucle sur soi-même, autour de
ce rien, pour le plaisir de fonctionner.
Il
y en a des présentations rigolotes chez Lacan, on dirait des tableaux
surréalistes d’une femme qui se fait chatouiller le ventre par une plume
d’autruche qui est branchée par une dynamo alimentée par des gaz, une espèce de
machine de Tinguely. Il essaie de montrer non seulement que ça fonctionne pour
rien, mais que ça fonctionne en emboitant toutes sortes de choses les unes pour
les autres, et qui ne sont vraiment pas faites pour fonctionner les unes avec
les autres.
Ça
c’est la solution de Lacan, et ce que je vais essayer de pointer, c’est un
autre type de présentation de l’objet partiel et de sa fonction. Il met en
avant que la notion d’objet partiel n’est pas descriptive. Quand on emploie le
terme d’objet partiel quand on parle de sein, quand on parle de pénis, etc., on
ne décrit rien. C’est-à-dire qu’on ne se place pas du tout dans une
perspective du signe, du signifiant, ou de quoi que ce soit, mais dans une
perspective qui est essentiellement pragmatique, et qui est dépendante de la
manière dont nous nous adressons les uns aux autres avec les corps que nous
avons. Autrement dit, je voudrais montrer que la solution d’un objet partiel
qui est un objet dont le caractère d’objet serait en quelque sorte dégradé,
n’est certainement pas la seule solution. Ce serait plus que rien, mais moins
que quelque chose, tout en étant quand même un peu plus que rien. Comme disait
Alphonse Allais, trois fois rien, c’est déjà quelque chose ! Il y a comme
ça une espèce de jeu poético-rhétorique sur la notion d’objet-rien qui à mon
avis ne fonctionne que si vous acceptez les prémisses selon lesquels ça doit
quand même être descriptif.
La
solution que je vais vous proposer qui est celle qui permet de comprendre
comment Bion fait fonctionner la notion d’objet bizarre, c’est une pragmatique.
Plus exactement, ça veut dire que le syntagme d’objet partiel et de tout ce qui
joue le rôle d’objet partiel a une fonction dans l’échange qui est
l’interprétation sous transfert. Et cette interprétation sous transfert, elle
joue tout à fait en dehors des contraintes de la référence. Comment est-ce
qu’on peut néanmoins viser quelque chose qui a du sens avec l’idée d’objet
partiel ? J’essaierai de vous montrer que ça ne se comprend pas si on
accepte pas une certaine forme d’intentionnalité qui n’est pas
l’intentionnalité cognitive qui est le rapport que nos pensées ont à leur
objet, mais une intentionnalité conative, celle du désir et de l’effort ;
non pas à ce qu’on croit, mais à ce qu’on désire et ce dont on est affecté. Or
cette intentionnalité du désir n’a pas les mêmes contraintes logiques et
grammaticales que l’intentionnalité cognitive. Je crois que cette
intentionnalité conative est parfaitement sensible dans la formule « pour
rien ». Quand on désire, on désire pour rien, et désirer pour rien,
ce n’est pas du tout avoir une représentation du rien qu’on désire, c’est
quelque chose qui se place sur un tout autre plan. Je crois que la conséquence
que j’en tirerai tout à l’heure quand je me serai rendu plus clair, c’est que
ça jette une lumière sur la façon de parler qui est une interprétation et sur
l’usage non dénotatif du langage que nous avons dans certaines relations les
uns avec les autres. Quand je parle d’intentionnalité conative, je parle de
l’ordre de sens qui se maintient à un autre niveau que celui du langage qui
s’accorde sur les objets dont on parle. En même temps, ce qui est certain,
c’est qu’on ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas aussi cette figurabilité
essentielle de l’objet partiel. C’est-à-dire que lorsqu’on va dire sein ou
pénis, il va y avoir quelque chose de l’ordre de l’image qui va nécessairement
saturer notre esprit d’une représentation de ce dont on est en train de parler.
Et l’extrême difficulté du discours que tient Freud sur l’objet partiel, c’est
qu’il y a constamment intersection entre les deux registres. C’est qu’à la fois
sein, voix et pénis, on peut se les représenter, et en même temps on sait bien
que c’est le fait de faire intervenir cette référence dans un échange qui lui
donne sa portée et non la présence de l’image qu’on a à l’esprit.
Je
vais donc essayer de circonscrire l’espace à l’intérieur duquel la notion
d’objet partiel fait sens, et ensuite, je vais vous décrire assez en détail une
séance clinique, une séance d’analyse qui s’est passée il y a plusieurs années
avec un jeune patient qui était en train de déclencher une psychose dont je
vais vous donner les détails, où d’abord le sein puis ensuite le regard, sous
l’espèce du mauvais œil, se sont manifestés d’une manière assez spectaculaire.
On voit là littéralement de quoi il s’agit dans la psychose avec l’objet bizarre.
J’essaierai
ensuite de clarifier ce que j’introduis ici au titre de l’intentionnalité
conative.
*
Le
premier point.
Où
est-ce qu’il n’est pas absurde de parler de l’objet partiel ? Nous le
savons tous : c’est dans la vie érotique. C’est dans la vie érotique que
les regards, les voix semblent avoir cette espèce de consistance extrêmement
particulière, immanquable, que nous repérons avec toute l’attention orientée
par le désir. A condition néanmoins de ne pas perdre de vue la prémisse de
Freud, c’est qu’on ne choisit pas ses désirs. C’est-à-dire que les désirs sont
toujours pour une part indésirables. Cette indésirabilité du désir sexuel qui
impose des buts non choisis consciemment, parfois absolument contraires aux
valeurs de chacun d’entre nous, à notre morale, qui en plus n’est-ce pas – sans
nous étendre trop sur ce chapitre douloureux – nous impose d’en passer par des
objets à l’occasion ridicules et humiliants qui n’ont pour fonction que de
servir de moyens à satisfaire la pulsion sexuelle, c’est l’espace ordinaire de
la comédie de mœurs et de la tragédie qui sont véritablement les lieux dont les
véritables héros sont les objets partiels. Lire correctement une comédie et une
tragédie, c’est voir comme le dit admirablement Racine, que les vrais personnages
sont les regards, les voix, les cheveux, les seins. Et tout le reste, les
personnages, ne sont que des espèces de conglomérats hasardeux qui sont
entièrement régis par la circulation des objets partiels. Evidemment, dans la
tradition classique, plus c’est classique, plus l’objet partiel par excellence,
c’est le phallus, porté en triomphe dans La paix d’Aristophane, sur la
scène, ou à la fin des comédies de Marivaux, comme j’aime à le faire remarquer,
lorsque le bossu vient signifier que tout ça c’est bien rigolo, mais maintenant
elle va tomber enceinte, et la comédie reprendra mais pour la génération
d’après. Il y a toujours chez Marivaux cet espèce de rire glacé : on ne
rigole plus du tout, parce que celui qui a gagné, c’est le phallus. Alors
maintenant, il y a des comédies contemporaines où c’est autre chose qui gagne :
ce sont, justement, les « objets bizarres »…
Ce
que nous savons parce qu’au fond c’est notre culture, c’est que nous sommes
beaucoup plus liés les uns aux autres par le fait que nous rions des mêmes
choses au cinéma ou au théâtre, que nous sommes émus des mêmes choses, par les
représentations de ce dont nous devons rire. Ce sont des choses qui nous
prennent plus fortement. Ces expériences sont extrêmement stables : elles
ont une régularité anthropologique, au point qu’on peut effectivement se
demander ce que Freud apporte à cela, s’il n’est capable que de nommer les
objets partiels que nous avons toujours connus parce qu’ils sont les vrais
héros de la comédie ou de la tragédie.
Eh
bien, c’est justement d’avoir traité des névroses en termes de théâtre, de
comédie ou de tragédie, c’est-à-dire justement d’avoir montré que l’objet des
désirs sexuels n’est jamais la personne entière – la personne entière, c’est
l’objet de l’amour –, mais les traits prélevés sur cette personne entière, c’est
un profil à l’aura particulière, c’est une voix, une façon de parler ou
d’écrire, un rythme spécial des gestes, les sonorités d’un prénom, autrement
dit tout ce qui a été peu ou proue poétisé et qui est spontanément poétisé par
les gens possédés par Eros.
Lorsque
j’emploie le terme de « trait de », j’aimerais vous faire entendre
que ce n’est pas juste l’idée de trait au sens de signifiant, qui est ce que
raconte Lacan et qui a tout à fait sa légitimité ; c’est le petit mot
« de » qui compte. Ce « de » a la même fonction que lorsque
je parlai tout à l’heure de la partie du tout, qui lorsque c’est l’objet
partiel est une partie de tout sans transitivité : c’est-à-dire que ce
n’est pas la partie d’une partie d’une partie du tout. Le « trait
de », c’est fondamentalement une manière de bloquer sur quelque chose qui
n’a que deux places, la relation. Si l’objet partiel est un trait, c’est parce
qu’il n’y a pas de trait de trait. C’est là que se joue véritablement l’affinité
entre l’objet partiel et la possibilité qu’il soit saisi par quelque chose du
signifiant. Il n’y a pas de possibilité de développer de manière transitive ce
type de construction. C’est aussi ce qui fait que les images que nous
mobilisons pour penser cet objet partiel, sont des images qui ont une
caractéristique très simple, c’est que ce sont toujours des images saillantes
sur fond. C’est-à-dire que ça contraint l’imaginaire, ce sont des Gestalt :
c’est une voix qui s’enlève sur un silence, et comme je le disais en citant
Néron, dans Britannicus, « renfermez votre amour dans le fond de
votre âme/ vous n’aurez pour moi point de langage secret/ j’entendrai les
regards que vous croirez muets », ces objets, du coup, se détachent mais
toujours comme des significations. C’est-à-dire que le sein, le pénis, se
détachent comme une image flottante qui est une signification. Et c’est pour ça
que je trouve si beau « j’entendrai des regards que vous croirez
muets ». Ça isole d’une manière extrêmement logique dans l’idée de regard,
le fait que c’est la signification du regard qui est enclose à
l’intérieur du regard et qui se détache. Ceci, voyez, c’est étroitement lié au
blocage de la transitivité, à l’affinité grammaticale à ce que nous pouvons
nommer comme trait, à ce que nous pouvons nommer comme partie de, quand ce
n’est pas transitif, ce que nous pouvons enfin trouver comme possibilité de
saillance et de fond, de détachabilité imaginaire. Là, il y a un espace
conceptuel qui est très organisé sur le blocage de la transitivité.
Y : mais dans le
regard, il y a déjà de l’Autre !
Pierre-Henri
Castel : oui, c’est le regard de l’Autre. Mais ce que je
veux dire par là, c’est que ce n’est pas le regard de l’œil de l’Autre, par
exemple. On peut évidemment écrire une phrase de ce genre là, « ce n’est
pas le regard de l’œil de ma mère ». C’est ça qui est tout de même
étrange ! Je ne suis pas certain que ce ne soit pas un indice alarmant
dans certaines psychoses, que des gens soient capables de faire fonctionner, avec
des emboîtements bizarres… En tout cas, c’est incontestablement un procédé de
l’horreur. Par exemple lorsque dans les films d’horreur ou dans les contes
fantastiques, un œil est détaché et regarde. Dès qu’on perturbe cette
transitivité-là, vous avez la production d’objets qui nous donnent le sentiment
d’être les objets qui peuplent l’espace du fou. Et je crois qu’il y a une
grammaire de la production des objets horribles dans la littérature
fantastique, qui en général joue sur ce type de procédés. Stephen King qui doit
être probablement un drôle de bonhomme est extrêmement habile pour produire des
entités cauchemardesques, et si vous regardez, ce sont des perturbations de la
manière dont nous décrivons des objets ordinaires, et souvent ce sont des
astuces méréologiques. C’est en jouant sur des parties des objets censées ne
pas exister.
Le
paradoxe que j’ai toujours trouvé très amusant, c’est que ces démembrements de
la personne aimée de façon à manifester son désir, sont censés être pris par la
personne aimée comme des preuves d’amour. Ça, c’est une chose absolument
remarquable, puisqu’il y a une forme poétique toute entière qu’on appelle le
blason qui a été construite là-dessus. Il y en a des formes célèbres, de Marot,
de Maurice Scève, etc.
Je
voudrais quand même vous en lire un, c’est « L’anatomie de l’œil »,
de Pierre de Marboeuf. Cette anatomie de l’œil de Pierre de Marboeuf est un
texte wittgensteinien qui explique extrêmement bien le mystère de l’œil, qui
est qu’il voit tout sans pouvoir se voir lui-même. Par exemple, on ne voit pas
très bien dans le « Blason du beau tétin » de Marot, on le voit très
bien dans son blason qui est celui « du laid tétin », il y a un truc
sur le sein des vieilles absolument glaçant… je vous le lis même s’il est un
peu long :
L’œil est dans un château
que ceignent les frontières
De ce petit vallon clos de
deux boulevards.
Il a pour pont-levis les
mouvantes paupières,
Le cil pour garde-corps, les
sourcils pour rempart.
Il comprend trois
humeurs, l’aqueuse, la vitrée,
Et celle de cristal qui
nage entre les deux :
Mais ce corps délicat ne
peut souffrir l’entrée
A cela que nature a fait
de nébuleux.
Six tuniques tenant notre
œil en consistance,
L’empêche de glisser
parmi ses mouvements,
Et les tendons poreux apportent
la substance
Qui le garde, et nourrit
tous ses compartiments.
Quatre muscles sont
droits, et deux autres obliques,
Communicant à l’œil sa
prompte agilité,
Mais par la liaison qui
joint les nerfs optiques,
il est ferme toujours
dans sa mobilité.
Bref, l’œil mesurant
tout d’une même mesure,
A soi-même inconnu,
connaît tout l’univers,
Et conçoit dans l’enclos
de sa ronde figure
Le rond et le carré, le
droit et le travers.
Toutefois ce flambeau qui
conduit notre vie,
De l’obscur de ce corps
emprunte sa clarté,
Nous serons donc ce
corps, vous serez l’œil, Marie,
Qui prenez de l’impur
votre pure beauté.
Vous
sentez le virage mystique de l’anatomie. A un moment, on est passé à une
métonymie de l’incarnation de la présence sans péché du corps de Marie.
Ce
n’est pas simplement l’objet partialisé dans l’Autre qui est en cause – et ça
c’est quelque chose que je réserve pour ce que je dirai de l’intentionnalité
conative tout à l’heure – c’est l’objet partiel qui est beau à voir, qui est
beau à prononcer en remuant les lèvres, qui chatouille les lèvres quand on
prononce le prénom de la personne aimée et qui donc partialise le corps de
celui qui s’y rapporte. Ce n’est pas seulement l’objet partiel, ce n’est pas
simplement le regard partialisé chez l’Autre, c’est le fait que voir ce regard,
que regarder ce regard et s’y rendre sensible, partialise dans le même temps,
et réciproquement, mon propre corps.
C’est
que si le prénom de la personne aimée se détache du tout qu’elle forme, c’est
parce qu’il est délicieux à prononcer et que je ne peux pas m’empêcher de
répéter compulsivement dans ma bouche le prénom de la personne aimée. Et c’est
ça qui je crois est important pour percevoir de quelle manière nous sommes pris
encore dans ce rapport de visée à l’objet partiel : c’est que notre propre
corps se partialise dans la partialisation, le détachement sur le corps de
l’Autre, de cet objet partiel.
Si
bien qu’on voit bien que chez Freud ça bascule tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre : il le prend comme une évidence, mais bien sûr il n’y a pas
d’objet partiel sans cette excitation orificielle, cette marge des muqueuses
détournées de leurs strictes fonctions biologiques, comme le plissement des
paupières dans le regard de désir, ou la sécheresse de la bouche, ou les
érections mammaires, génitales, la crispation musculaire, à quoi s’ajoute en
plus et c’est quelque chose de particulier à l’intentionnalité conative, un
affect qui est de manière absolument fondamentale, l’angoisse – l’angoisse que
puisse faire défaut l’objet de la pulsion.
L’angoisse
que puisse faire défaut l’objet de la pulsion, est un des traits qui me
rapporte à cet objet. S’il n’y a pas d’angoisse, je ne suis pas dans cette
dimension de l’intentionnalité conative, et je ne suis pas exposé à cette
vérité particulière qui est que lorsqu’on me demande ce qui m’angoisse dans
cette dimension-là, je ne peux que répondre : « je ne sais pas…
rien ! ».
Donc
l’objet partiel est partialisant non seulement sur le corps de l’Autre, mais
sur le corps de celui qui vise l’objet partiel. Il dissocie ainsi l’unité
idéale visée dans un objet, autrement dit la personne en tiers qu’on aime, en y
révélant la simple convergence et la satisfaction préalable des composantes
réelles du désir sexuel. C’est-à-dire que si nous désirons quelqu’un, le côté
hypercritique, déniaiseur de Freud, ça consiste à dire que c’est simplement le
hasard de la satisfaction convergente en un point idéal de toutes sortes de
poussées – orifice par orifice, et trait significatif par trait significatif,
but pulsionnel par but pulsionnel – qui attrape quelque chose qui est idéalisé
comme un objet total. L’effet en retour de cette analyse, c’est la fonction des
plaisirs préliminaires à l’acte sexuel dans les Trois traités sur la théorie
sexuelle, c’est l’interprétation des plaisirs préliminaires comme la vérité
de l’amour.
Ce
qui évidemment, ne plaît pas à tout le monde.
Il
n’y a donc pas d’objet partiel parce que la pulsion est intrinsèquement partielle.
C’est ce caractère partiel qui spécifie ce qu’est l’analyse dans la
psychanalyse. Si on perd de vue qu’au fond analyser, c’est faire apparaître les
objets partiels, c’est l’analyse au sens de la décomposition d’un tout en ses
parties. C’est ça l’analyse : que nous accédons aux composantes réelles
du désir. Si on parle réellement du désir, c’est parce qu’on parle du désir en
tant qu’il est pulsionnel, qu’il a des objets, et que ces pulsions nous sont
masquées parce qu’au fond la conscience comme le langage nous font viser des
objets complets, nous font viser des touts, accompagnés bien sûr de cette
activité imaginative particulière qui fait chaque fois nous figurer le partiel
que nous visons pulsionnellement, comme ayant cette consistance de tout,
autrement dit, quand nous faisons cela : fantasmer.
Ce
n’est rien d’autre que cela : fantasmer c’est donner cette épaisseur de
tout à quelque chose qui est radicalement partiel, et c’est pourquoi d’ailleurs
quand nous sommes confrontés à l’analyse du fantasme, on sent bien comment on
passe très vite d’une scène imaginative à des mots qui fragmentent et déportent
métonymiquement à chaque moment les choses qui nous apparaissent. La scène
primitive, par exemple, est toujours travaillée par la transformation qu’impose
le lexique dans lequel elle s’énonce. Et au fur et à mesure que ça se
retransmet, il y a toujours une reconfiguration de cette scène au travail.
C’est progressivement, dans le cours d’une analyse, qu’on s’aperçoit qu’en
réalité la totalité de ce que nous pensons, et disons et vivons, est régie par
les transformations de cette scène primitive. Strictement rien n’y échappe,
absolument tout est transformation et déplacement de ce vitrail entre nous et
la réalité. C’est toujours la même scène, les fragments du vitrail changeant de
position à mesure que nous parlons, reconfigurant immanquablement et toujours
de façon insistante cette scène primitive.
Je
vais donc préciser ce que j’appelle ici intentionnalité de la pulsion chez
Freud.
C’est
une conception un peu bizarre donc je vais essayer de la détailler. Vous vous
rappelez que la pulsion chez Freud a quatre composantes. Il y a une zone du
corps qui est un orifice, il y a une énergie constante, un quantum d’affect qui
se manifeste comme poussée d’angoisse – il traite ça vraiment comme si c’était
une poussée, quelque chose d’énergétique – un objet qui est ce qu’il y a de
plus contingent puisqu’au fond c’est ce en quoi ou ce par quoi se réalise la
satisfaction, et puis il y a un but qui est absolument majeur : le but de
la pulsion, c’est l’extinction de la pulsion.
Chose
extrêmement curieuse que Freud pose : l’extinction de la tension
pulsionnelle en fonction de la source. Et puis quand on spécifie les manières
d’arriver à ce but, on a les buts, par exemple la sublimation qui est une des
manières d’arriver à l’extinction de la pulsion. On est tranquille, ça rate
toujours, c’est une manière d’introduire un paradoxe logique, que de dire que
le but de la pulsion, c’est sa propre extinction : c’est donc là partout
où ça rate que nous avons une activité pulsionnelle. C’est la manière je crois
la plus élégante de le dire. Cette pulsion est toujours active, mais ce qui est
étrange, c’est qu’elle est active en vue de sa propre désactivation. C’est
comme si un appareil électrique n’avait pour but que de se débrancher lui-même.
C’est ça qui incite Lacan à imaginer des machines de Tinguely et des espèces d’appareils
invraisemblables : vous lâchez un appareil qui a pour simple but d’essayer
de se retourner sur lui-même pour arracher sa propre pile. Voyez, une publicité
pour Duracell qui marcherait sur ce mode-là, en une sorte de montage qui est en
fait une admirable allégorie de la vie sexuelle et qui nous échappe le plus
souvent, mais qui est ce que Freud a de plus subversif, n’est-ce pas ! Si
vous comparez cette allégorie de la pulsion qui cherche à une seule chose,
c’est à se désactiver, avec ce que nous nous représentons comme étant nos buts
amoureux, tout d’un coup l’effet de vérité devient sidérant.
Ça
introduit comme toutes les conceptions paradoxales des conflits qui sont fort
connus à l’intérieur du champ psychanalytique.
Car
évidemment, il y a le côté zone du corps et le côté énergie, il y a le côté but
et objet. Comme ils sont manifestement difficiles à mettre ensemble, vous
pouvez raconter l’histoire du mouvement analytique en fonction des choix
littéralement combinatoires que les gens ont fait pour favoriser tantôt le côté
biologisant de la pulsion (les gens qui essaient d’interpréter le but par
rapport à la source, les plus naturalistes), et ceux qui vont être les
partisans au contraire de dire que la zone du corps sera ce qu’elle pourra car
ce qui est essentiel, ce sont les buts et les objets (et qui vont être des
partisans de la relation d’objet). Si vous regardez l’histoire de la
psychanalyse des années 1950-1960, vous avez ceux qui ont vraiment pris ça pour
des vérités psychologiques, des trucs qui servent à expliquer ce que c’est que
la nature humaine.
Au
fond, entre le but et la source, il y a une certaine correspondance, donc
certains vont penser qu’au fond, la bouche c’est fait pour manger, l’appareil
génital pour se reproduire, et d’une manière ou d’une autre, il faut bien
stabiliser les composantes de cette pulsion. On va s’appuyer sur le fait que
les orifices, on peut les compter, et les buts ce n’est pas plus difficile à
trouver, après ! Je plaisante à peine. On a un peu oublié cette
psychanalyse naturaliste, biologisante, où les gens croyaient dur comme fer
qu’il y avait là une vérité psychologique.
Evidemment,
à l’autre bout, révoltés par la platitude organique de ce genre de choses, il y
a des gens qui sont dans la relation d’objet, et qui sont extrêmement ennuyés
pour rendre compte des effets sur le corps d’une interprétation. C’est très
joli de découvrir qu’au fond la plupart des usages que nous faisons des noms
d’objets partiels sont métaphoriques ; mais alors pourquoi est-ce que ça
peut calmer l’anorexie quand on interprète ?
J’en
retiens que l’extrême difficulté à penser l’articulation interne de la notion
de pulsion produit systématiquement des clivages à l’intérieur de nos
représentations théoriques en psychanalyse.
Ce
que j’appelle intentionnalité conative n’est pas une solution, c’est une
manière de caractériser grammaticalement cette difficulté. C’est tout
simplement de dire que « désirer pulsionnellement », c’est un
prédicat à quatre places : il faut que je distingue où je ressens
du désir, combien il m’affecte, quoi est désiré, et ce que
je désire en le désirant. Une fois qu’on a simplement énuméré les complétives
dans cette formule, on a beaucoup moins articulé un espace somatique et un
espace psychique, comme dit Freud, qu’un ordre causal qui est corporel d’un
côté, et un ordre des désirs qui est langagier, culturel et contextuel. Le lien
est extrêmement celé, parce que les raisons par lesquelles nous allons dire ce
que nous désirons, pourquoi nous le désirons, etc., ne valent que sur le
fond du corps sexuel excitable que nous avons. Et en même temps, ce qui est de
l’ordre des causes naturelles de nos appétits sont entièrement dépendant d’une
multiplicité de buts et d’objets, donc de circonstances. C’est-à-dire que notre
corps ne fonctionne pas autrement que dans le contexte intersubjectif dans
lequel il est plongé depuis le départ.
En
fait, je ne suis pas sûr de ce point de vue là, que Freud aille beaucoup plus
loin que Hume, qui fait observer que l’une des choses les plus étonnantes est
que le désir sensuel est indissociablement cause et raison de nos actions. S’il
y a bien un endroit où l’opposition traditionnelle entre une cause et une
raison tient très difficilement, c’est dans le registre du désir sensuel.
Le
véritable saut spéculatif que fait Lacan se produit ici.
Je
rappelle la prémisse : c’est par une idéalisation conjointe du désir au
singulier et de l’objet au singulier qu’on néglige son analyse réelle. A chaque
fois qu’on dit « mon désir » on dit des bêtises, on est en train
d’idéaliser – propos structurellement hystérique – son désir. Cette
idéalisation du désir apparaît directement dans l’hystérie comme idéalisation
de l’objet qui est unique car il est censé être l’objet de l’amour et l’objet
du désir, avec les inconvénients que vous connaissez ! Donc la pulsion et
l’objet sont intrinsèquement partiels, ils le sont ensemble, solidairement, dit
Freud. Et l’analyse consiste à faire apparaître que la pulsion et l’objet sont
solidairement, intrinsèquement partiels.
Première
conséquence, une sorte de dialectique critique : la critique de l’objet
total, la critique de l’amour génital idéal, de l’œuvre sublimatoire, des
retrouvailles du moi et de l’objet au nom de l’objet partiel et des pulsions
partielles qui sont ce qui nous analyse. Lorsque nous écoutons quelqu’un sur le
divan, ses pulsions le décomposent, il est analysé, il se décompose
littéralement. C’est ça l’association libre : elle est correctement réglée
analytiquement lorsque ce qui est produit par l’association fait apparaître ce
qui nous supporte, c’est-à-dire les contradictions de nos désirs. L’analyse du
désir est quelque chose dont il faut bien se rendre compte que ce n’est pas une
activité technique de l’analyse. C’est quelque chose qui a son répondant direct
dans les manifestations du symptôme, et dans toutes les tentatives de produire
une abstraction, une idéalisation du désir dans l’hystérie, une rationalisation
obsessionnelle, ou une focalisation sur un objet phobique qui sert de bouchon à
la révélation dans l’angoisse des contradictions du désir. Il ne saurait y
avoir d’écoute de ce que c’est qu’une association libre, qu’à partir du moment
où on se rend compte que ça se décompose : cette partialisation fixe les
nervures du côté du patient, de ce qu’il est pertinent de retenir dans ses
associations.
En
dehors de ces usages dialectiques qui sont une critique du désir aux
conséquences morales bien connues chez Freud, il n’y a pas de sens à parler
d’objet partiel. Vous savez que c’est le côté un peu délibérément
réducteur : « Léonard de Vinci, ce n’est que ce gamin à qui il est
arrivé ceci ». C’est extrêmement important la fonction du « ce n’est
que ». Ce qu’on condamne comme étant un réductionnisme scandaleux dans la
psychanalyse, effectivement est scandaleux lorsque ce n’est pas au service de
la mise en évidence du caractère partiel de l’objet. Je ne suis absolument pas
contre le réductionnisme, à condition qu’on ne confonde pas le réductionnisme
psychanalytique avec une forme de réductionnisme scientifique qui consiste à
expliquer un certain niveau par un niveau inférieur plus simple. Ce n’est pas
exactement ça dont il s’agit : le réductionnisme psychanalytique est un
réductionnisme qui vous fait accéder à l’objet partiel, et il n’a donc sa
qualité opératoire, qui d’ailleurs est accepté par le patient de bon sens, que
lorsque ce à quoi on réduit sa position, c’est à ce qui est effectivement
partiel et irréductiblement partiel dans son fonctionnement.
C’est
le deuxième point où l’on avance vers ce qu’il y a de plus spéculatif : c’est
à ce moment-là que se situe l’objet du fantasme.
Vincent
Descombes m’a fait une remarque sur ce travail : il m’a dit qu’au fond il
n’y a rien de partiel, parce que la pulsion, une fois qu’elle a ce qu’elle
veut, elle a tout, elle a tout ce qu’elle veut, le reste n’est pas intéressant.
Je
trouve que c’est une remarque très juste. Effectivement, une fois que la
pulsion a le petit bout qu’il lui faut, elle a tout ce qui lui faut et le reste
ne l’intéresse pas. Ça montre bien la prégnance de la figuration que nous
faisons du partiel. Il y a un moment où ce partiel, c’est tout ce qui va
satisfaire la pulsion. Ça, c’est le moment logico-grammatical où vous voyez
émerger l’objet du fantasme. L’objet du fantasme, c’est par le biais de
l’imaginarisation, la transformation en un tout de ce qui est intrinsèquement
partiel. C’est ce qui nous permet de dire : « son regard est tout
pour moi ». On fait du tout avec le partiel, et à ce moment-là l’objet du
fantasme devient tout pour moi. La remarque que faisait Descombes me paraît
féconde, parce que ça vous montre que ça n’apparaît que lorsque nous observons
ce que nous disons, lorsque nous observons dans nos propres propos le jeu entre
nos formules grammaticales et les images que nous sommes conduits à produire en
même temps que nous parlons. Je crois que ça, ça circonscrit beaucoup plus
l’imaginaire lacanien dans sa fonction et dans son lien au fantasme, que tout
ce que je connais d’autre. C’est d’être simplement sensible au fait qu’à un
moment on peut dire : eh bien voilà, l’objet partiel n’existe pas, parce
qu’une fois que j’ai cet objet, il est « tout » ce que voulait la
pulsion. C’est aussi ce qui permet, je crois, de cerner le caractère étrange
des formules du fantasme, pourquoi en particulier, le fantasme tient en une
phrase, comme dit Lacan. Il y a une phrase du fantasme.
Z : comme dit
Freud aussi.
Pierre-Henri
Castel : comme dit Freud aussi. Mais je crois que Freud donne des exemples
de phrase, peut-être que je me trompe, alors que Lacan dit que la forme du
fantasme n’est que la phrase. Freud aussi dit ça ?
Z : il dit que
c’est une phrase.
Pierre-Henri
Castel : voilà.
C’est
donc une articulation phrastique. « On bat un enfant », par exemple,
n’est pas simplement un exemple de fantasme qui se dit en une phrase. C’est
qu’en fait « on bat un enfant » définit des places de prédicat, de verbe,
de complément, etc., et ces places sont la forme à l’intérieur même de laquelle
quelque chose comme une présentation d’image, une figuration, qui n’est pas
simplement une image mais une scène, une action ou un acte au sens du théâtre,
de la comédie, peut se mettre en place. Une scène peut tenir en une
phrase ; elle ne peut pas tenir en un mot, mais elle peut tenir en une
phrase ou une holophrase. Or, ça c’est véritablement important, parce que là où
il y a phrase, il y a immédiatement figurabilité d’une scène, il y a une scène
qui devient figurable. Si on veut répondre – et c’est ça le véritable saut
spéculatif – à l’objection comme quoi il n’y a que l’objet du fantasme, on est
obligé de postuler quelque chose que seul à mon avis Lacan fait en toute
conscience, c’est d’opposer à l’objet que je veux, que je souhaite, etc., qui
est figurable, « l’objet-cause du désir ». Non pas ce qui est
idéalisé comme but final de ce que je désire, en aval, mais ce qui est un
amont, moteur et principe régulateur du désir.
Or,
si c’est bien le cas, de cet objet cause du désir qui est en amont, qui est le
véritable objet partiel, non seulement il n’y a pas d’image, mais sa présence
ne peut être attesté que comme un paradoxe dans l’image, un trou dans l’image,
qui ne serait même pas du noir. C’est quelque chose qui fait fuir, qui crée un
point de fuite à l’intérieur de l’image – point de fuite qui est par exemple la
présence de l’œil absent du voyeur de la scène. Le moment spéculatif le plus
intéressant, c’est que si on veut échapper à l’idée que l’objet partiel est une
sorte de tout et qu’il n’est pas intrinsèquement partiel, on est conduit irrésistiblement
à poser cet objet partiel en amont du désir, et non pas comme ce qui est
désiré, et par exemple de postuler qu’il n’y en a pas d’image réflexive.
Pourquoi
dire qu’il est en amont ?
Parce
que le but de la pulsion, qui est la manière dont Freud analyse le désir
sexuel, les buts de la pulsion tels que les mentionne Freud sont plutôt les
directions qu’elle prend pour arriver à son but qui est sa propre extinction,
le retour à zéro en quelque sorte. Ce n’est pas dire que le but de la pulsion n’est
pas le but de l’instinct, même si la pulsion est conçue comme un instinct
compliqué, c’est plutôt que la pulsion est en quelque sorte obligée de se
définir comme fonctionnement d’un orifice du corps excitable pour le
fonctionnement lui-même, comme la bouche qui s’embrasserait pour elle-même. Or,
comme il n’y a pas de but de la pulsion en tant que pulsion, l’ordre de
la pulsion ne peut être régi que par un retour au point de départ, puisqu’en
tant que pulsion, elle n’a pas de but, elle est là « pour rien ». Comment
peut-elle s’organiser ? En prenant consistance dans un bouclage, et donc
dans la circonscription d’une forme vide autour de laquelle elle tourne.
Et
autour de quoi tourne sans cesse l’exercice de la pulsion ?
C’est
la bouche qui s’embrasse elle-même, le plaisir de sucer se faisant l’objet de
lui-même, et comme vous le savez c’est là une grammaire qui perturbe toutes les
relations ordinaires du sujet et de l’objet du désir. J’avais noté cette
phrase : « J’aimerais être Marylin Monroe pour savoir ce que ça me
ferait de m’embrasser sur la bouche ». Dans un énoncé comme ça, vous avez
une mise en tension du sujet d’énoncé et du sujet d’énonciation, et puis, alors
que c’est quelque chose qui est complètement autotélique, qui se boucle sur
lui-même, « Marylin Monroe » qui se retrouve captée là-dedans.
C’est-à-dire que l’objet du fantasme, lorsqu’on écoute ce qui pourrait apparaître
dans un récit de rêve, ou une élaboration plus ou moins fantasmatique d’un
patient, c’est bien évidemment avec le fonctionnement d’objet comme « Marylin
Monroe » dans cette phrase, qui est captée dans cette boucle, qui nous
permet de voir où se trouve l’objet du fantasme à proprement parler :
lorsqu’il est mis en cause dans des relations de bouclage de cette sorte. Et
c’est par là, voyez, que l’objet fantasmatique est capté dans le mécanisme. Du
coup, ça ne suffit pas de dire : « C’est la bouche qui s’embrasse
elle-même ». Il faut concevoir qu’il y a toute une famille de phrases avec
des places qu’on peut saturer par des noms d’objet, et c’est ce texte-là dont
il faut entendre qu’il est dans les rêves qui sont pertinents pour l’analyste,
le texte même auquel il convient de prêter attention.
C’est
enfin ça, et rien d’autre, que Bion recommande de noter dans un récit de rêve.
Noter
que ce qui justement peut nous frapper dans un propos – il suffit d’être
sensible à ce type de paradoxe – c’est la façon dont sont construites ces
phrases. Et donc c’est là que vous voyez le lien qui se forme en amont, dans
l’infigurable, dans ce qui ne peut pas se figurer, le lien entre l’objet
partiel, la forme vide et régulatrice de l’excitation autour de quoi elle se
règle, et ce que Freud appelle l’objet perdu.
L’objet
perdu, qui est selon l’idée de Freud que nous cherchons l’identité de
perception hallucinatoire avec ce qui est perdu au départ, et toute finalité
consiste à essayer de retrouver l’identité de perception avec cet objet qui est
perdu au départ. C’est ça l’objet partiel : c’est ce qui me fait
rechercher pulsionnellement un sein, une voix, un état de la peau, qui
est perdu. Et il est partiel, l’objet, parce qu’il est l’objet perdu retrouvé
en partie. C’est ça le point où en restant au plus près de la logique de ces
phrases, on est frappé par ce dont il s’agit : l’objet partiel pour Freud,
c’est ainsi l’objet perdu retrouvé en partie qui détermine notre vie
pulsionnelle.
Je
voudrais essayer ici d’avancer sur le point suivant.
Les
équivalences partielles des objets que nous rencontrons font qu’on est
directement conduit à penser qu’il y a quelque chose de symbolique, dans
l’objet partiel. Puisqu’au fond, ce dont la perte a fixé pour l’individu la
norme de sa satisfaction, le regard par exemple d’une jeune mère, le regard
perdu qui s’est détourné un moment de l’enfant, et qu’il va se mettre à chercher,
comme on peut spéculer que le sfumato de Léonard de Vinci n’est qu’une
sorte de présentification, de tentative de reprendre ce mouvement d’une mère
qui tout d’un coup s’écarte du visage de son enfant et le prive de quelque
chose. Cette construction des équivalents symboliques est quand même
extrêmement présente dans la vie de rêve, car dans les rêves et les fantasmes,
c’est très palpable, ils se substituent les uns aux autres.
Or,
ça nous amène à postuler quelque chose d’autre que la simple frustration imaginaire.
Ça nous amène à postuler la perte d’une intimité sensorielle, affective, tout à
fait radicale. L’objet partiel qui émerge comme raison d’être du symbolisme et
de l’activité fantasmatique, c’est l’objet perdu, chez l’autre parental et
assez électivement, maternel (toujours à la suite de la première séparation).
C’est pourquoi je crois que l’objet transitionnel chez Winnicott, avec cette
intuition que l’attachement des enfants à un bout de linge matérialise la
difficulté de la séparation, ou que les gamins aient besoin de dormir avec un
T-shirt qu’a porté papa, parce que tout petit ils s’imprègnent d’une odeur,
d’un fragment de la personne, je ne suis pas sûr que ce soit une preuve
empirique de l’existence de l’objet partiel. Je pense que pour voir que c’est
un objet partiel, il faut déjà avoir une représentation théorique forte de ce
que c’est qu’un objet partiel, pour voir que ça, c’est un objet partiel.
Car il y a une interprétation psychologisante de toutes ces choses, qui au fond
aboutit à quoi ? A dire que l’enfant manque de son doudou, et qu’il faut
que les enfants aient un doudou. C’est vrai, d’ailleurs. Mais il faut quand
même qu’on ait le moyen de ne pas traiter ces objets transitionnels qui peuvent
être d’ailleurs des gestes – un objet transitionnel n’est pas nécessairement un
doudou, ça peut être un geste, une attitude –, si on n’a pas une idée claire de
ce qui est en fonction, là, on ne voit pas très bien qu’on peut aussi
complètement paralyser l’élaboration symbolique de la séparation et ne pas se
rendre compte justement qu’un objet transitionnel est un objet qui permet la
séparation. On peut donc parfaitement rentrer dans le symptôme que l’enfant
construit, en venant renforcer l’engluement de l’enfant dans l’imaginaire de sa
mère, en disant qu’il faut lui laisser sa poupée, son pouce dans la bouche,
etc. On peut littéralement perdre de vue que c’est pris dans une transformation
symbolique qui mine l’identité de l’objet qui est en question. On peut être
amené à surenchérir, avec les petits, dans la qualité de l’objet là où au
contraire il faut leur proposer autre chose dans la logique de la
transformation symbolique de leurs objets transitionnels. Quand on a en
contrôle des analystes qui travaillent avec des enfants – ce sont souvent des
femmes, comme vous le savez –, on voit comment l’interprétation faussement
théorique de l’objet transitionnel a des conséquences remarquables. Il y a une
sorte de bienveillance par rapport à l’identification du lien à la mère pétrifiée
dans l’objet, dans l’attitude, dans certains types de dessins, et une sorte
d’angoisse de retirer ce type de lien à l’enfant.
C’est
aussi une chose que j’ai souvent observée, en particulier lorsque les objets
transitionnels se construisent dans la relation avec l’analyste : les
analystes ont beaucoup de mal à toucher radicalement aux formes de
symbolisation, parce qu’ils pensent cet objet non pas comme un objet qui est en
amont, comme un objet qui régule la pulsion, comme un objet qui est
essentiellement rien, mais ils le pensent comme un objet en aval, c’est-à-dire
qu’ils le prennent dans la pâte imaginaire qui va directement communiquer avec
le fantasme inconscient de la mère, et finalement faire de l’analyste un renforçateur
du lien pathogène avec le parent qui amène l’enfant, par exemple.
Voyez,
ce n’est pas totalement vide de précaution à prendre sur la nature de ce dont
il s’agit. Il faut vraiment avoir une théorie sophistiquée de l’objet partiel,
bien en penser le lien avec l’objet du fantasme, avec l’objet perdu, avec la dialectique
de la symbolisation, si on ne veut pas psychologiser ces entités, c’est-à-dire
les traiter comme des entités en aval dans le registre de l’imaginaire.
*
Maintenant,
quel est le lien pragmatique intrinsèque qui existe entre l’objet
partiel et l’identification projective ?
Je vais vous raconter une
histoire qui s’est passée il y a un petit moment.
(Suite confidentielle et réservée aux membres inscrits du séminaire)