Bion | Lacan

8ème séance (19 avril)

 

J’aimerais encore ce soir, même si je dois parler de façon un peu allusive, pratiquer sur les deux patients dont je vous ai parlé lors des dernières séances le genre de retour que Bion tente dans Second Thoughts, retour réflexif et critique articulant l’expérience de la cure à l’inscription dans un cadre plus théorique qui en souligne au moins autant les limites que l’intérêt. Et puis ça sera l’occasion pour moi de faire quelques développements que j’avais remis à plus tard, notamment une réflexion sur Tausk, sur la machine à influencer — réflexion que je développerai, si j’ai le temps, avec une réflexion sur la notion de causalité. Pour la raison suivante : dans le premier des deux cas, je voudrais revenir même brièvement sur le l’association schizophrénique, et sur le problème transférentiel sur ce qui se passe dans ce type d’interaction qu’on a avec les patients schizophrènes, en réélaborant la question de la « saturation » des signes sur laquelle j’ai terminé la dernière fois. Ensuite, je travaillerai sur l’association paranoïde en exploitant le cas du second patient dans lequel on voit très bien comment « l’objet bizarre », le mauvais œil, se trouve articulé à une économie transférentielle où vous avez une identification projective impressionnante, puisque, si vous vous en souvenez, le moment où je me suis arrêté avec ce jeune homme, c’est le moment où il me met entre les mains le fait que, moi, je pense ce que lui ne peut que cliver, phénomène accessible uniquement au sein d’une cure psychanalytique et qui présentifie, je crois, la difficulté fondamentale de la prise en charge de ces patients paranoïdes.

Ça sera aussi l’occasion, si j’ai le temps, d’aborder une des questions les plus difficiles de la pensée de Bion, qui est ce qu’il veut dire quand il propose d’interpréter et de développer l’opposition du conscient et de l’inconscient en une opposition du fini et de l’infini, c’est-à-dire de la capacité de l’appareil à penser les pensées d’avoir un rapport à un ensemble fini de pensées ou à un ensemble infini. Ce sera ma manière de vous faire saisir pourquoi une chose qui vous apparaît énigmatique (d’après les retours que j’en ai eu), touchant l’analyse de la « grille » et mon rapprochement avec la construction des puissances cantoriennes de l’infini, pour vous donner une idée de la raison pour laquelle je pense que ce n’est pas là une idée absurde ou plaquée, mais que c’est une interrogation fondée sur la façon dont Bion s’est posé la question de savoir comment un appareil psychique pouvait traiter une infinité de pensées, et comment les ordres de pensée  (fini et infini) que traite l’appareil psychique produisent une distinction originale et profonde entre la névrose et la psychose.

Il semblerait que je vais préfacer les derniers articles de Bion, qui vont être publiés en français à la rentrée, et j’ai donc commencé à réfléchir à partir du séminaire que je vous fais sur ce qu’on pourrait raconter là-dessus, et j’ai pensé à une phrase dont je n’ai pas exactement la référence chez Lacan, mais qui m’a paru d’une grande affinité avec l’effort qui est développé par Bion dans Transformations, phrase dont je voudrais aujourd’hui me servir – comme je vais parler de la paranoïa – comme d’une sorte d’exergue. C’est une phrase étrange, à laquelle Lacan arrive je crois par une gradation, puisqu’il dit que la psychanalyse, par rapport à la science, est un symptôme, etc., et en vient à dire, en gros, que la psychanalyse est un délire qui aspire à devenir une science. Je crois que c’est quelque chose qui le met sur le même sol que Bion : quand on lit Transformations, on a vraiment l’impression qu’on a affaire à un délire qui essaie de devenir science. Et cette articulation, je vais vous raconter comment elle est liée à la conception que Bion se fait de la causalité, notamment de la fonction de la « cause » dans la paranoïa.

Voilà le programme, à mesure que nous arrivons de cette fin d’année.

*

Je commence par reprendre un certain nombre de points sur lesquels je vais insister, parce qu’en plus de cela, ce sont des choses, pour ceux d’entre vous qui travaillent en institution, dont vous avez pu percevoir l’étrangeté. Ce problème est bien connu : quand on parle avec des patients schizophrènes, ils se vident psychiquement, ce qui fait que ce ne sont pas des patients avec lesquels on peut entreprendre des thérapies par la parole comme on s’imagine, puisque le simple fait de parler présentifie cette espèce d’expulsion de ce que Bion appelle les éléments-β, qui dans leur état brut, profondément indigeste, vous donnent le sentiment que vous avez des nappes de sens, des vagues successives de phrases dont vous avez le sentiment qu’ils sont des morceaux de discours expulsés progressivement et qui, dans le meilleur des cas, ressurgissent à l’extérieur comme des ancrages sémantiques un peu flottants, des clichés verbaux pseudo-noramux, et puis qui, dans le pire des cas, témoignent de destructurations  intimes de l’articulation du propos, y compris syntaxiques. C’est pour ça qu’il est si délicat de suivre analytiquement des patients schizophrènes, et les cas que je vous ai apportés posent toute sorte de problèmes techniques qui sont liés au fait qu’il ne faut pas en particulier que les séances durent trop longtemps, que la question de ce qui est évoqué et qui est associé bute à chaque moment sur le caractère profondément vidant, ou faisant ressentir le vide mental à mesure que la personne a « sorti » hors d’elle les significations qu’elle vous « communique ».

Ce qui est intéressant, pour partir de cette observation très banale de la clinique de la schizophrénie, c’est lorsque vous réussissez à avoir accès à la façon dont il s’agit bien, là, d’une machine schizophrénique à penser des pensées. Cette machine schizophrénique à penser des pensées, je vous en avais donné un exemple dans le cas du premier jeune homme. Lorsque son angoisse devient insoutenable, il choisit un livre de sa bibliothèque pour projeter son angoisse à l’intérieur, et il se sent alors beaucoup mieux. Le problème est que, lorsqu’il rouvre le livre, l’angoisse le reprend, comme si elle lui sautait de nouveau au visage. Vous avez là un phénomène étrange de constitution d’objets bizarres, les « morceaux bizarres » comme on devrait traduire « bizarre bits », dans lesquels c’est l’appareil psychique lui-même qui essaie d’encapsuler à partir de fragments de la réalité les parties lésées de lui-même, de façon à ce que lorsque ces parties lésées sont à l’extérieur, elles lui fournissent dans un environnement perturbé par le délire une sorte d’équivalent de machine à penser ses pensées. Evidemment, le problème est que cette expulsion de son propre appareil à penser les pensées, mis en morceaux, projetés à l’extérieur, fait retour sur le patient, en général, sur un mode persécutif.

Je dis persécutif, mais c’est là où vous devriez voir la différence assez sensible avec la paranoïa. Le plus souvent, les paranoïas réussissent à faire cette expulsion projective de l’appareil psychique dans un Autre, un autrui, un ailleurs, mais cet autre n’est pas un objet complètement morcelé ; il peut être une personne complète qui joue le rôle du persécuteur, de la « ligue » de persécuteurs, à la Rousseau, ou encore de l’objet d’amour délirant. Observation extrêmement simple : c’est l’essentiel des erreurs techniques avec la psychose qui sont commises en psychanalyse. Comme vous avez affaire à quelqu’un qui paraît projeter sur une personne complète quelque chose qu’on peut bien appeler un transfert en un certain sens, qui est un objet total, eh bien on a parfois le sentiment d’une certaine zone d’indistinction entre un rapport passionnel à quelqu’un – rapport passionnel qui n’est pas forcément psychotique – et puis un rapport qui est en réalité un rapport paranoïaque à la personne. Il n’est pas du tout évident d’apercevoir chez la personne totale sur laquelle se fait la projection paranoïaque le détail, le petit détail particulier, qui affecte cet objet total d’un trait bizarre, trait à l’intérieur duquel est encapsulé justement l’instance destructrice, le surmoi archaïque que le psychotique expulse. D’où parfois cette erreur qu’on est tous un jour ou l’autre amené à rencontrer, qui est d’avoir l’impression de s’occuper de quelqu’un qui souffre d’une très grave névrose, et de déclencher sans avoir rien vu venir une franche érotomanie de transfert, ou bien d’avoir affaire à quelqu’un qui semble un obsessionnel grave avec des manifestations imaginaires de grande intensité, et puis de se retrouver un jour dans la position du persécuteur, du fait qu’on est passé, là encore sans avoir rien deviné, à côté d’une paranoïa. Evidemment, ce détail va être quelque chose comme une certaine fixité au niveau du regard, ou à des détails particuliers de la voix qui justement donnent l’impression à l’intérieur de cette personne totale sur laquelle se fait la projection, qui donne son caractère pseudo-oedipien. On a la sensation d’avoir une sorte de pseudo-imago maternelle ou parentale sur laquelle se fait la projection. Vous voyez poindre par en-dessous le persécuteur et, en règle générale, ça passe par ces « objets bizarres » qui à un moment, révèlent par transparence le surmoi archaïque et destructeur qu’ils étaient censés encapsuler. Malheureusement, c’est après-coup qu’on s’en aperçoit.

Je reviendrai tout à l’heure sur la question de la paranoïa.

Ce que je voudrais reprendre en le décortiquant un peu davantage, c’est la qualité spéciale de l’association et du rapport au langage dans la schizophrénie.

J’ai insisté sur le fait que le propre du signifiant schizophrénique – au sens du significant russellien qu’utilise Bion – c’est quelque chose qui est accessible transférentiellement. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a beaucoup de néologismes qui sont considérés habituellement dans la tradition psychiatrique, des mots dont la signification paraît étrange, parce que la texture même, phonologique du mot, est de la plus grande bizarrerie, et que le mot, le néologisme est employé avec une inertie sémantique étonnante dans laquelle le mot revient au fil du propos sans susciter chez qui l’emploie aucune tentative de clarification pour celui qui l’écoute. Mais dans nombre d’autres cas, et c’était le cas de « ... » chez mon patient, le mot ne présente pas d’anomalie phonétique, ni morphologique, et c’est pourtant et je vous avais montré pourquoi, un signifiant néologique pur, à cause justement de ce qu’on appelle traditionnellement l’inertie sémantique du néologisme, de son incapacité à se dialectiser, le fait qu’il ne pose aucun espèce de problème dans la discussion avec le clinicien, et qu’il vient littéralement saturer une place vide du discours en remplissant souvent la fonction de cause du délire. En général, c’est utilisé dans des formules causatives, comme : « c’est le "trocdu" qui a fait ceci, qui fait cela… ». Ce que je voulais vous faire sentir, c’est que la véritable qualité de ces termes néologiques, et ce en quoi on fait l’expérience de leur saturation, c’est que, dans l’association schizophrénique, lorsque vous travaillez analytiquement avec le schizophrène, il ne peut pas penser à ces éléments du délire sans délirer. Lui demander de penser le contenu de son délire, c’est le faire délirer, c’est le mettre dans la situation causalement déclenchante du délire. Il n’y a pas de strates métalinguistiques grâce à laquelle il pourrait dire, en changeant de plan : « ce que j’appelle "trocdu", c’est… ». Je crois même qu’on peut caractériser le néologisme ainsi : il ne peut jamais se mettre entre guillemets. Il n’y a pas d’énoncés décitationnels, comme on dit en sémantique, dont il puisse être un composant. De la même manière, avec mon patient, c’est beaucoup plus sensible avec le mot « ... ». Lorsqu’on explore ce qu’il peut bien mettre dans ce signifiant néologique, il blêmit d’angoisse. Il se sent, au moment même où il interroge la valeur sémantique de ce signe, il se sent être ..., c’est-à-dire que toute tentative d’approcher associativement ce terme se termine par : « Mais je ne suis pas ..., Monsieur Castel, hein ? » Sans même que l’on puisse approcher davantage de la notion. C’est un des premiers critères que je vous propose.

Un autre critère, connexe, engage le contre-transfert. Quand vous avez affaire à ces signes saturés dont le néologisme dans sa bizarrerie est un cas de figure exemplaire, vous ne pouvez pas penser autrement que ce que vous fait penser le malade qui vous parle. Il y a une sorte de saisie de votre propre machine à penser, qui est d’une telle virulence qu’on ne peut que suivre le développement de la pensée de l’autre fou, en le visualisant. En général, on ne peut que visualiser les choses, et les suivre sans pouvoir se décoller, avec une sorte d’attention qui est une captation qui vous fait sentir la lésion mentale que vous ressentez en écoutant l’agression schizophrénique de votre machine à penser, car vous êtes capté dans ce dispositif. (C’est pour ça que je suis venu avec Tausk, dont je vais parler tout à l’heure.) Chaque fois que vous lisez des observations cliniques de ces délires, soyez sensible au fait que ça fascine et que ça captive. On est entièrement absorbé par le suivi que nous impose le propos schizophrénique, et d’une certaine façon, c’est notre propre pensée qui est obligée de s’engager à son corps défendant dans le délire qui s’expose, sans qu’on réussisse véritablement à échapper psychiquement à cette exposition du délire. Ce n’est pas absolument propre à la rencontre de tels troubles du langage. Il y a des troubles neurologiques, comme le syndrome de Korsakoff, qui mettent dans un étrange état, assez similaire. Une des caractéristiques étranges de la en question, c’est que vous écoutez captivé, mais si cinq minutes après on vous demande d’écrire simplement une phrase de ce que vous avez entendu, vous en êtes totalement incapable. Ce qui montre que c’est carrément l’espace de perception des significations qui est perturbé. Il y a comme une incapacité à engrammer ce propos. En revanche, et c’est pour ça que c’est éminemment contre-transférentiel et que c’est bien souvent une des grandes difficultés avec les analystes qui commencent à recevoir des psychotiques, c’est que c’est très excitant, mentalement. Il y a une véritable excitation psychique due au dégorgement de jouissance dont on ne va rien mémoriser, mais qui fascine et capte totalement.

En tout cas, qu’est-ce que ça veut dire qu’on ne puisse pas se souvenir de ces signes saturés, et qu’on ne puisse pas faire parler ces patients de ces signes saturés, sans les faire directement délirer ?

C’est ici qu’on voit que les représentations de chose ont pris la place des représentations de mots. Tous les termes qui servent d’appui au repérage de l’identité personnelle, de la trajectoire subjective, etc. – le sexe, la mort, la pensée, les objets du monde extérieur, les objets intérieurs, etc., tout ce qui s’articule au plan du réel, de l’imaginaire, du symbolique – ces termes sont là, sauf que ça n’est aucunement mis en fonction. Les termes sont là, les psychotiques peuvent parfaitement parler de leur Œdipe, sauf que ça n’a strictement aucun effet sur eux. C’est la chose la plus troublante : leur propos produit un effet d’étrangeté maximale dans la mesure où nous ne pouvons pas objectiver – c’est le grand argument de ceux qui disent que la psychanalyse repose sur des choses que l’on ne peut absolument pas objectiver – le fait que les psychotiques emploient les mêmes mots, parlent de la sexualité, de la mort, de l’Œdipe, sauf que ça n’a aucune prise sur eux, et que vous ne mesurez que contre-transférentiellement le fait qu’ils en parlent sans que ça les détermine. Si bien que je dirai qu’on a bien homme, femme, père, mère – par exemple –, mais on n’a pas, dans les graphies de Bion, « ξ (homme, femme, père, mère) ». Ce n’est pas mis en fonction.

Et c’est pour ça que justement, cette notation permet de soulever la question de ce que c’est que les termes qui sont « mis en fonction » dans le langage.

Quand ils ne sont pas mis en fonction, lorsqu’ils ne sont pas machinés par le dispositif, ils sont expulsés. Il n’y a pas de position intermédiaire. Soit ça fonctionne, soit non seulement ça ne fonctionne, mais le contenant psychique lui-même vient à être rompu, l’appareil psychique éclate, et tout est projeté à l’extérieur, en morceaux. En tout cas, dans le vocabulaire kleinien de Bion, la scène primitive ne fonctionne plus comme cet opérateur fondamental, comme ce qui met en fonction les signifiants œdipiens. Il faut ainsi que vous conceviez que cette écriture-là, « ξ ( ) » (laquelle vient des Grundlagen der Arithmetik de Frege et qui est la notation de la fonction avec une place d’argument vide, à partir de laquelle se construisent les fonctions de vérité, les entiers naturels, etc.), c’est exactement la même écriture que vous avez chez Lacan avec « Φ ( ) » utilisée avec les quanteurs de la sexuation. C’est rigoureusement la même. Or, point extrêmement important, le signifiant Φ n’est pas « dans » la langue (encore qu’il soit dans le langage, à mon avis, en tant que distinct de la langue), c’est le signifiant ajouté à l’ensemble des signifiants saussuriens de la langue, et qui est ce qui fait fonctionner le langage dans le registre œdipien. C’est même ce qui le fait fonctionner normativement dans le registre humain. C’est ce sur quoi Lacan travaille avec Joyce, avec Finnegans Wake, bien sûr : c’est de comprendre comment Joyce, en inventant une langue, qui est une multiplicité de langues indéfiniment tissées les unes dans les autres, supplée à la forclusion du Nom-du-Père et produit par le biais d’un nouage sophistiqué, une manière de penser, une manière de se construire un nom d’auteur et une identité, qui ne passe pas par le signifiant Φ. L’infini des langues répondrait à la forclusion de ce qui fait d’une langue un langage.

J’avance en disant ceci : lorsqu’on a à l’esprit ces critères psychiatriques classiques du néologisme, ce que Bion amène à penser, un pas au-delà – et c’est ce en quoi je trouve que le rapprochement avec Lacan est intéressant –, c’est que nous n’entendons jamais qu’une seule chose, devant les patients psychotiques : la forclusion du Nom-du-Père. Il n’y a rien qui puisse affecter davantage l’appareil psychique que cela : la saturation de ξ ( ).

Il y a une conséquence extrêmement intéressante sur lequel je projette de faire un grand travail plus tard, et dont j’ai parlé ici il y a quelques années, qui m’a énormément stimulé, c’est qu’un des avantages de cette présentation est d’attirer l’attention sur des types d’associations dont on a bien le sentiment qu’elles ne sont quand même pas des associations de type névrotique et qui frappent par une extrême étrangeté.

Bion dit ceci[1]. Je vous le lis et je vais le commenter en indiquant une modalité de la saturation du langage qui doit vraiment nous interpeller dans le transfert. Le début est simple :

« Rappelons-nous que dans un système où prédominent les éléments-β les pensées sont des choses. J’ai également souligné que les éléments-β ne peuvent pas être utilisés en tant qu’éléments de colonne 4 parce qu’ils sont déjà saturés. Il ne peut y avoir de préconception susceptible d’être utilisée en tant que préconception (c’est-à-dire dans la colonne 4) dans l’attente de la réalisation qui engendrerait une conception parce que l’élément-β est déjà saturé [PHC : Le rapport de la conception à la préconception c’est la façon dont on peut être mis en fonction en tant que tel pour servir dans un raisonnement de rang supérieur une représentation psychique]. Nous voyons donc que le défaut de la non-chose consiste précisément en ceci que l’objet absent ou inexistant occupe l’espace qui devrait être laissé vacant. »

Je crois que c’est beaucoup plus puissant que la simple idée que dans la schizophrénie les représentations de chose ont pris la place des représentations de mot. Cette saturation est d’un tel type que je vous relis la phrase : « l’objet ou inexistant occupe l’espace qui devrait être laissé vacant ». Je continue :

« Donc l’analyste représentera la non chose par un signe qui peut être saturé même si l’objet représenté lui, ne peut pas l’être [PHC : C’est ça que je notais « ξ (homme, femme) »]. M’appuyant sur mon expérience clinique, je pourrais représenter la situation que je viens de décrire comme suit. Le patient occupe le divan parce qu’il a la ferme intention de ne laisser personne d’autre l’occuper. Son but est de saturer la séance de manière à m’empêcher de travailler et à empêcher quelqu’un d’autre de prendre sa place. Il emploie des termes qui sont occupés par la signification qu’ils avaient coutume d’avoir, mais cette situation a été détruite, ou encore le terme a été dénudé de sa signification de sorte que ces termes marquent la place où ces significations avaient coutume d’être. Cette signification absente [PHC : mais néanmoins présente, c’est la formule qui par son absence paralyse et bloque tout le sémantisme du terme] ne laissera aucune autre signification prendre sa place. La communication verbale du patient est incapable de représenter O [PHC : « O », c’est la réalité immanente de la séance] en raison de la signification admise du signe employé tout comme elle est incapable de représenter O en raison de la signification qui résulte de la saturation. »

Ce que j’aime dans ce passage, c’est que ce n’est pas le cas spectaculaire où vous avez des néologismes bruyants. Vous avez au contraire ici un usage du langage le plus normal. C’est le cas du patient qui ne peut rien faire d’autre que de saturer l’espace psychique de l’analyste, et bien sûr, s’en angoisser. J’avais attiré votre attention sur le fait qu’un des traits très intéressant du second patient, celui dont je vais parler tout à l’heure, plutôt paranoïde, c’était qu’il voulait toujours faire durer les séances, et qu’il avait le plus grand mal à quitter mon cabinet. Il était éventuellement pris d’angoisses tout à fait violentes en entendant ma sonnette et l’arrivée du patient suivant. Au sens où ce patient dans ces séances, était vraiment à la recherche d’un contenant. D’un contenant de son être dans lequel sa propre présence en quelque sorte arriverait à produire, du fait même qu’il était là, quelque chose qui le contienne. Bien sûr, c’était précisément sa manière de saturer la séance qui faisait voler en éclat toute espèce de tentative de lui donner un rendez-vous, de l’assurer d’une certaine forme de sollicitude possible, ou d’une continuité dans un traitement une fois que je ne serai pas physiquement en sa présence, ou une fois que les murs de mon cabinet aurait disparu de son espace visuel. Et cette angoisse qu’un autre patient ne sonne était extrêmement frappante parce qu’autant ce patient pouvait présenter de temps en temps non pas des troubles du langage, mais quelque chose qui donnait l’impression d’une imminence de ces troubles – auquel cas il n’était pas angoissé de quitter la pièce. En revanche, lorsqu’il parlait le plus normalement, par un effet de bascule tout à fait étonnant, c’est à ce moment-là qu’il ne voulait plus partir, quand son propos était d’une normalité parfaite (y compris dans le lexique moral qu’il employait pour discuter de sa situation).

On a aussi ce type de présentation énigmatique et qu’à l’époque je n’aurais pas compris comme ça, chez ces patients qui sont capables de parler une demi-heure sans faire un seul lapsus, comme un flux tiède et plat, où on a le sentiment à les écouter parler, sans que ça vienne immédiatement sur le mode de l’explosion schizoïde, que parler est pour eux une lente hémorragie psychique. Progressivement, les larmes viennent aux yeux du patient, un sentiment de douleur s’accroît à mesure que le patient parle, et ce type de situation, Bion l’a comparé au choc post-opératoire : il y a une sorte de dilatation des vaisseaux et on saigne à mort de l’intérieur, sans qu’il y ait de plaie par laquelle on se vide. C’est au niveau des capillaires mentaux que tout se vide au sein de la personne, qui peut garder une sorte de composition apparente qui donne un sentiment de profonde dépression. C’est justement cliniquement très intéressant de voir que tout un tas de phénomènes qui sont qualifiés de dépression grave, sont lorsque vous arrivez à mettre les gens sur un registre de paroles, révèlent des expériences d’hémorragie psychique où ce qui se vide dans le propos, c’est le sujet lui-même.

En tout cas, pour Bion, ça doit permettre de comprendre ce que c’est qu’une « pensée de rêve ». Ça doit permettre cette contre-épreuve très belle qu’il donne de la gravité de ce type de situation, c’est que le travail du rêve est chez ces patients impossible. Comme les médicaments agissent sur les mécanismes cérébraux du rêve, notamment les antidépresseurs, c’est souvent masqué. Mais ce que je veux dire par là, c’est que dans le travail du rêve, vous avez une exemplification admirable de ce que c’est que le rapport de la pensée à elle-même comme exemple de « ξ ( ) ». Vous pouvez savoir que la personne que vous voyez est monsieur X, alors qu’en fait c’est monsieur Y ; vous pouvez savoir que c’est votre mère et interagir avec elle, alors que votre mère en réalité c’est votre analyste. La pensée de rêve est très typiquement telle que la conçoit Bion, la pensée qui est capable d’instancier avec une place d’argument à l’intérieur de la parenthèse autre chose qu’elle-même : « Y (X) », ou « analyste (mère) ». En revanche, s’il y a bien quelque chose qui est singulier dans les rêves des schizophrènes, c’est l’absence totale de ce genre de substitution. Quand un psychotique (ou un toxicomane) vous parle de son rêve, il a une imagerie virulente et intense dont il peut parler, mais il n’y a aucune espèce de difficulté à repérer la pauvreté du travail du rêve, c’est-à-dire la mise en fonction de tel personnage pour renvoyer à un autre, etc., avec le trouble devant la raison du pourquoi de ce renvoi, renvoi qui est évidemment tout l’objet du travail du rêve avec les substitutions et les identifications.  C’est pourquoi l’analyse porte non sur les vœux du rêve (en général le vœu est tout à fait conscient, c’est l’auto-interprétation symbolique spontanée que nous faisons du rêve), mais sur le fait que pour s’exprimer, ces vœux passent par telle et telle substitution d’un terme à un autre, et sont soumis à un travail qui est précisément la manifestation du désir [2] . Donc, « Je vois ceci alors que je sais que c’est cela », avec toute la productivité associative qui s’ensuit, ce type d’opération onirique est notoirement absente du travail du rêve chez les psychotiques.

Par là, Bion a ceci de proche de Lacan, et c’est pour ça que je voulais mettre en exergue de cette séance que la psychanalyse est un délire qui aspire à devenir une science, c’est que là, on est en train de dire absolument n’importe quoi – quelqu’un qui n’aurait jamais vu un psychotique dirait qu’il vient d’en voir causer un, et c’est Castel. Et quand vous lisez Transformations et plus encore l’autobiographie de Bion, vous avez l’impression d’avoir affaire à un personnage fort singulier. Rappelez-vous à cet égard la remarque de Meltzer… Pourquoi est-ce que c’est l’enjeu exaltant de ces questions ? C’est parce que Bion comme Lacan est au cœur de cette tension entre délire et science. Il pense que l’interprétation psychanalytique a quelque chose d’affine avec l’interprétation délirante. Il y a quelque chose dans l’interprétation délirante qui dit quelque chose sur ce que doit être l’interprétation psychanalytique. C’est d’ailleurs assez général. Lorsque Lacan, dans son séminaire sur l’acte, utilise la notion d’acte de manière si ambiguë si bien qu’on ne sait jamais si l’acte analytique est pensé ou pas dans les coordonnées du passage à l’acte, il y a des équivoques de ce genre. De même, bien sûr, la notion de point de capiton chez Lacan est étroitement liée à la compréhension de l’automatisme mental. Le Nom-du-Père est lié à un système schrébérien, disons-le, on dirait un concept schréberien, et la métaphore paternelle n’est qu’un cas, le cas « normal » de la machine schizophrénique. Quelle est la différence ? Qu’est-ce qui fait que la psychanalyse, notamment l’interprétation œdipienne, n’est pas seulement un délire parmi les autres, ou n’est pas qu’un délire possible parmi les autres ?

J’ai une réponse bizarre à donner à cette question bizarre.

Uniquement ce qui en fait la possibilité qu’il soit un délire parmi les autres, c’est-à-dire le fait que ce soit un cas parmi une infinité d’autres cas.

C’est ça qui en fait est le ressort à mon avis de l’idée de Bion selon laquelle il faut remplacer l’opposition « conscience / inconscient » par « fini / infini ». C’est de réussir à essayer de concevoir comment on peut ramener quelquefois au fini quelque chose qui au fond est infini. Pourquoi y a-t-il, avec leur morosité, leur répétition, leur caractère un peu figé et circulaire, des problématiques œdipiennes alors qu’il y a une infinité de délires tous plus extraordinaires, étranges et originaux (car les psychotiques arrivent parfois à monter des dispositifs qui leur permettent de vivre en incluant des choses invraisemblables dans leur paysage) ? Pourquoi cette infinité en arrive-t-elle, entre autres, à une chose finie ? Eh bien, c’est l’enjeu de ce que l’on fait avec les psychotiques en analyse. C’est la question de savoir s’ils peuvent non pas simplement penser (= délirer leurs pensées), mais s’ils peuvent penser leurs pensées délirantes. C’est-à-dire, au lieu de délirer, penser « avec » leur délire. Evidemment, si vous dites qu’au lieu d’être névrosé, vous êtes arrivé à penser avec votre névrose, ça oui, effectivement, c’est ce que produit une cure : ce que produit une analyse, c’est qu’au lieu d’être névrosé, vous pensez avec votre névrose. C’est ce qu’on appelle gentiment, pour ne pas vexer le client, « savoir y faire avec son symptôme ». Ça ne veut pas du tout dire que le symptôme est parti. Ça veut dire qu’il est devenu quelque chose dont vous pouvez faire un peu quelque chose, au lieu d’être ce dans quoi vous êtes pris au point d’en revenir méthodiquement au même point avec un sentiment d’égarement et de douleur.

Mais avec la psychose ? Bion ne voit pas où est la différence. Ou plutôt si, il le voit, mais justement il pense qu’elle peut être pensée, et pensée par l’analyste. Si elle peut être « pensée », cela engage autrement l’analyste devant le patient, ou plus précisément, son appareil Ψ, comme je dis, et cela permet, retenez votre souffle, une cure psychanalytique de la psychose. Penser ses pensées folles, ce n’est plus tout à fait penser follement ses pensées ; même si hors-transfert, ou « objectivement », la différence peut sembler minime.

L’histoire de cure de mon jeune schizophrène, c’est ce qu’à deux moments j’ai réussi à faire, en introduisant l’interprétation de la bouche tout d’abord, qui a eu un effet de suture et qui a encore cet effet, et puis, ensuite, la façon authentiquement « pensante » dont il a produit ce symbole extraordinaire pour penser sa résurrection psychique après chaque mort psychique : s’identifier au « phénix », et arriver par là à se sentir tomber en cendres, puis renaître. Je lui ai alors  interprété, vous vous souvenez : « Mais vous savez, le phénix est un oiseau, il n’est pas obligé de tomber en cendre toujours au même endroit, il peut s’envoler plus loin ». Ce qui a introduit une authentique mobilité psychique chez lui, avec tous les bons effets dont se félicite l’entourage, tandis que sous transfert, je vous ai dit les épisodes redoutables que nous continuons à traverser. Mais bon, si cet homme est toujours aussi schizophrène qu’avant, avec un délire d’influence majeur et des pensées devinées, il peut déplacer sa schizophrénie dans des espaces qui sont parfois un peu moins létaux.

Le type de contribution que nous avons, en tant qu’analystes, lorsque nous pensons comme ça, c’est extrêmement difficile de la défendre devant des gens qui disent que la psychanalyse des grandes psychoses, c’est du flan ; mais je crois néanmoins que ça tombe dans le cadre général de ce qu’on appelle l’effet thérapeutique de la psychanalyse. L’effet thérapeutique de la psychanalyse ce n’est pas simplement « transformer des gens ». C’est un argument très classique, et bien trop général : contrairement à la médecine, on ne remet pas les gens dans l’état où ils étaient avant de tomber malade, on les transformerait. Non, c’est plus que ça. Ça veut dire que nous ne diminuons pas la souffrance psychique de nos analysants. Nous augmentons leurs moyens de la tolérer. C’est tout. La souffrance de l’angoisse schizophrénique, on ne va pas la supprimer. Mais ce que nous faisons, c’est que nous augmentons les moyens de la tolérer. Ce n’est pas la transformation pour la transformation. C’est la capacité à produire de l’enveloppe pour contenir ce qui jusqu’ici n’était pas contenu. Je ne veux pas dire par là que la chose peut être acquise une fois pour toutes, puisque c’est en général acquis aux dépens de l’appareil psychique de l’analyste, selon sa capacité à tolérer la façon dont son propre contenu mental, son espace-temps psychique (son temps pour penser, rêver, son temps pour avoir des rapports sexuels, son temps pour soigner aussi les autres personnes qui sont dans la salle d’attente) est avidement sucé par le patient, qui n’en a jamais assez, bref, en fonction de la capacité de l’analyste à tolérer la façon dont son propre contenu mental (♂) est utilisé par le psychotique pour qu’il s’en fasse un contenant (♀) – souvent avec tout le contenu qu’on lui suppose. Ce point constitue une voie privilégiée pour défendre le caractère profondément thérapeutique de la psychanalyse devant les psychoses, serait-ce les psychoses schizophréniques les plus graves.

Si vous êtes pour des raisons qui dépendent de vos analyses dans une position telle que vous pouvez accorder un peu de vous-mêmes à cela, vous pouvez augmenter la capacité à tolérer la souffrance psychique d’un autre. Or vous voyez : c’est en réalité exactement la même chose qu’on fait avec la névrose. On ne fait qu’augmenter la capacité du névrosé à tolérer son angoisse, sa culpabilité, etc. (mais pas, par exemple, son impuissance).

Mais assez sur la dimension schizoïde.

*

Je voudrais maintenant aborder un deuxième point.

C’est que lorsqu’on arrive au pôle paranoïde, le délire à un point de repère très simple qui est un cas de figure connu en psychiatrie, bien que tout les grands psychotiques ne soient pas des psychotiques « à machine » – ou du moins que tous n’objectivent pas des machines qui les manipulent, qui leur donnent des stimulations sexuelles, contrôlées par des puissances néfastes qui agissent directement sur leur corps ou leur pensée. Ça permet de penser ce cas exemplaire de la « machine à influencer » comme étant au fond une imaginarisation typique de la façon dont, par projection, ce qu’on ne peut pas penser pour contrôler son propre corps et le monde autour de soi, est projeté à l’extérieur, et, de l’extérieur, assure en général d’une manière omnipotente (puisqu’on ne peut pas se protéger de la machine à influencer), tout pouvoir sur le sujet.

Je vais vous dire quelques mots et lire un peu un des textes psychanalytiques les plus originaux, sinon le plus original produit du vivant de Freud, qui est dans les Œuvres psychanalytiques de Victor Tausk. C’est l’article de 1919 qui s’appelle « De la genèse de la machine à influencer au cours de la schizophrénie ». C’est le chapitre 13. C’est un des grands classiques de l’histoire de la psychanalyse. Melanie Klein a vu Tausk en 1918 et elle aurait dit avoir été influencée par lui. C’est une chose bien connue, sauf que personne à ma connaissance n’a cherché à comprendre ce que pouvait avoir été une telle influence de Tausk sur Melanie Klein.

Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est qu’on peut y repérer une sorte de clinique qui, très naturellement, aboutit à faire de la machine à influencer dans le délire schizophrénique, non pas un concept thématique, quelque chose sur quoi vous pouvez travailler, mais un concept opératoire, c’est-à-dire avec quoi vous pouvez travailler. Donc une manière de vous représenter délire et influence en général en pensant que c’est une machination des pensées qui gagne à être conçue comme une machine. Voilà ma façon bionienne de biaiser le texte.

Tausk reprend des observations psychiatriques fort anciennes puisqu’on connaît des machines à influencer dès le 19ème siècle – je crois que la première observation est britannique, contemporaine d’Esquirol, vers 1820, ça été publié comme tel, avec des rouages, des pompes, des choses assez extraordinaires. Tausk y reprend des choses classiques en psychiatrie sur la genèse de ces machines en soulignant toutefois d’une manière psychologiquement très intéressante, que ce qui aboutit à la production de ce type de délire, c’est le besoin de causalité. Ce besoin de causalité est peut-être paradigmatique de la paranoïa. Un paranoïaque est quelqu’un qui délire sous l’empire du besoin de causalité. Du schizoïde au paranoïde, on franchit là quelque chose de particulier.

Alors, dit Tausk, il y a quatre phases.

La première est une expérience de transformation corporelle. La deuxième est une phase où prédomine le sentiment d’aliénation. C’est-à-dire que c’est le moment où cette transformation corporelle atteint un tel point que le patient ne se reconnaît plus : « Ce n’est plus moi ». La troisième est une interprétation projective de cette aliénation en termes de persécution : « Ce n’est plus moi, c’est l’autre qui m’a changé ». Quatrièmement, la constitution de l’opérateur causal de cette transformation du sujet par l’Autre, c’est-à-dire la machine à influencer. Ce sont des rayons qui viennent du voisin, ce sont des machines invraisemblables dont les effets sont en général invisibles.

 

A : Excusez-moi, c’est quoi la différence entre la troisième et la quatrième phase ?

 

Pierre-Henri Castel : dans la quatrième phase, il y a une imputation de causalité, il y a un autre qui m’a transformé, et la machine à influencer est l’instrument dont se sert l’autre pour me transformer. D’abord on suppose qu’on est transformé, et ensuite, par quel moyen peut-il parvenir à me transformer corporellement ? Eh bien, l’autre a inventé un système par hypnose, par la télévision qui envoie des chansons comportant tel et tel type de paroles qui agissent sur mon cœur, ce qui fait que le laitier frappe à la porte d’à côté et déclenche l’écoulement de la baignoire finissant par me déclencher des maux de tête, et voilà, c’est pour ça que je suis à l’hôpital.

 

A : la différence entre la troisième et la quatrième phase, c’est que je crois savoir comment ça se produit ?

 

Pierre-Henri Castel : Il y a une certitude qu’il y a quelqu’un qui intentionnellement cause la transformation.

 

A : mais ça, ça existe déjà dans la troisième phase !

 

Pierre-Henri Castel : la quatrième phase, c’est l’invention du mécanisme grâce auquel les choses se font. Ce mécanisme n’est pas simplement la supposition qu’il y a un agent. Ça, c’est quelque chose qui existe dans la psychiatrie classique. Ce que va ajouter Tausk et ce que vous retrouverez chez Melanie Klein et Bion, c’est l’idée que la quatrième phase est en réalité un moment de projection de ce que le sujet ne peut pas penser, soit de son propre appareil psychique, à l’extérieur. Il expulse ce qu’il ne peut pas penser en l’installant dans l’intentionnalité néfaste de son persécuteur : la pensée même de son persécuteur, ses « machinations », etc.

C’est en quelque sorte le besoin de causalité qui alimente la construction de ce mécanisme, dont le fonctionnement lui-même devient de plus en plus fou et de plus en plus incompréhensible. Etant de plus en plus incompréhensible, il appelle une surenchère d’explications causales. C’est une chose très juste que fait remarquer Tausk et qui n’était pas remarquée par les psychiatres classiques : plus c’est incompréhensible, plus on fait de postulats, et plus ces postulats se multiplient, plus ça devient incompréhensible et plus il faut en faire d’autres. Il y a alors une sorte d’emballement, qui fait qu’on peut suivre dans le temps la transformation et parfois la machine devient tellement énorme que des morceaux s’écroulent, qui sont ensuite réparés, remplacés par d’autres, il y a de nouveaux éléments qui interviennent quand il y a des découvertes scientifiques, etc., qui viennent s’ajouter au dispositif. C’est ça l’originalité de Tausk, ce en quoi il préfigure je crois la théorie de l’identification projective et de la machine à penser les pensées : c’est d’avoir dit qu’au fond le moment de l’invention causale n’est pas un produit imaginatif qui vient compléter le dispositif délirant, il est au cœur du dispositif délirant. Ne pouvant contenir ses propres stimulations sexuelles, ne pouvant penser ses stimulations sexuelles internes, il les projette à l’extérieur comme l’effet d’une action causale d’un autre néfaste.

C’est le cas d’Emma A. que vous pourrez lire si ça vous intéresse. Je vous en livre un passage :

« Nous pouvons alors considérer le cas de mademoiselle Emma A. comme un stade évolutif du délire d’influence qui précède la projection du sentiment d’influence sur un persécuteur placé à distance dans le monde extérieur. L’identification est évidemment une tentative de projection des sentiments de transformation dans le monde extérieur. »

Eh bien, dans l’histoire de la psychanalyse, c’est la première fois, à mon avis, que vous voyez apparaître comme tel le mécanisme de l’identification projective, lequel vient spécifiquement au service de la théorie d’une machine à penser les pensées.

Qu’est-ce que le délirant influencé fabrique ? Il fabrique sa machine à penser les pensées sauf que cette machine est agie par un autre qui a des intentions néfastes à son égard, parce que ce qu’il ne peut pas supporter lui-même de sa propre machine à penser les pensées, il la projette à l’extérieur sous une forme entièrement démembrée qui revient sur lui comme des actions qui le tiraillent, le stimulent, etc. Cette machine, elle est incompréhensible.

Un autre trait qui me semble tout à fait frappant et qui est assez juste, c’est que parfois le patient a l’impression de comprendre, mais Tausk fait cette observation très juste qu’il a l’impression de comprendre, mais comme en rêve. Il dit ceci : « Il est évident qu’il s’agit du sentiment analogue à celui du rêveur qui a seulement le sentiment d’une compréhension, mais non la compréhension elle-même. »[3] Quand vous interrogez quelqu’un sur la manière dont fonctionne la machine qui l’influence, sa perplexité augmente à mesure que vous lui demandez d’entrer dans le détail. Il a le sentiment de la compréhension, mais c’est séparé de la compréhension elle-même. Et la perplexité augmente avec l’angoisse. Ce qui donne effectivement le sentiment que les pensées de rêve ont un rapport avec cela.

Tausk en tire une conclusion problématique. Il ouvre la Traumdeutung, regarde à « machine », regarde l’équivalent symbolique, voit que machine = organe sexuel, et il en conclut que cette machine à influencer est le symbole des organes sexuels. Evidemment, c’est la libido version Abraham 1920. Certainement pas chez Bion, qui est sensible au caractère formel de l’opération, qui fait ce qui est en cause est la façon dont le sujet pense ce qu’il sent, et non pas le fait que ce qu’il sent est bien évidemment sexuel, libidinal. Ce sur quoi Bion insiste, c’est sur la manière dont on pense, dont on est affecté sensiblement dans la pensée par ces éléments sexuels. Et il voit très bien que ce type de projection paranoïaque est ce qui sert aux délirants influencés à construire un rapport à l’Autre. N’oubliez jamais que lorsque vous avez l’impression que ça s’aggrave avec la construction d’une machine à penser les pensées, en réalité, ça se répare, puisque l’Autre se trouve assigné à une place, et que le besoin de causalité est mis au service de cette conception très typique du délire comme « réparation ». En quel sens est-ce un délire réparateur ? Au sens où la construction de la chose permet de sauvegarder quand même quelque chose comme de la pensée, là où il risque de n’y avoir rien que de la non-pensée. Ça permet de supposer au moins une intention à l’Autre, fut-elle mauvaise, plutôt que de n’avoir aucune intention et aucune pensée.

 

B : Cette intention permet-elle le retour à soi de certaines choses ?

 

Pierre-Henri Castel : Vous verrez que, dans le texte, Tausk essaie de penser qu’à la fois ça permet une certaine forme de réappropriation, et qu’en même temps, la manière dont est construit l’appareil à influencer, pris dans cette espèce de surenchère, du fait que comme ce n’est pas compréhensible on est obligé de rajouter de nouveaux postulats et de l’alimenter – ce qui fait que toute la pensée saine se met au service de la pensée morbide – il y a un effet de spirale qui fait qu’au bout d’un certain temps, il produit exactement l’effet inverse. Ce qu’il fait observer – un clivage qui va dans le sens d’une inquiétude qu’on peut avoir face à ce type de « solution » – c’est comme le dit Tausk:

« Nous assistons ici évidemment à une phase du processus de dénaturation de l’appareil qui perd morceau par morceau les signes distinctifs de sa forme humaine pour se transformer en une machine à influencer typique et incompréhensible. C’est ainsi que victime de ce processus disparaissent successivement les organes génitaux et les membres. »[4]

Et cette machine qui ressemblait à un corps finit par perdre ses morceaux. Et en les perdant, c’est le narcissisme de Emma A. qui se dissout. Donc tout se passe comme si l’appareil psychique projeté et expulsé perdait progressivement toute consistance moïque.

Tausk fait une autre remarque extrêmement fine : les persécuteurs qui au départ étaient des personnes entières, ne sont plus que des entités fantomatiques, ne sont plus que des personnalités mauvaises. Le persécuteur passe de la personne à la personnalité. Ce qui compte n’est pas tellement que quelqu’un tire les ficelles, c’est qu’on tire les ficelles et qu’on soit méchant. Les persécuteurs sont identifiés sur un mode adjectival, ils ne sont plus substantifiés comme étant telle et telle personne. Ça, je crois que c’est une observation rusée. On distingue souvent dans la tradition française la paranoïa de la psychose hallucinatoire chronique en disant que dans la paranoïa (type Rousseau), il y a une « ligue » de persécuteurs bien identifiés, tandis que dans la psychose hallucinatoire chronique, le persécuteur c’est « on ». Or, on observe souvent un glissement d’une forme à l’autre. La distinction, c’est en fait celle de la personne et de la personnalité. Le glissement, qui est durci dans la clinique française, les théoriciens allemands de la schizophrénie n’y ont jamais été sensibles, pas plus que les britanniques d’ailleurs. Lorsque vous regardez comment ça se passe, on voit des transformations d’imputations persécutives à une ligue de gens bien identifiés dégénérant en quelque chose qui se dissout au fur et à mesure que le délire évolue. Donc la psychose hallucinatoire chronique n’a jamais été une identité qui a reçu un grand crédit, dans la tradition psychiatrique internationale, du moins sur ce plan. Freud a fait une observation, quand Tausk a lu ce texte, qui m’a beaucoup frappé :

« Au cours de la discussion de ce travail à la Société Psychanalytique de Vienne, Freud souligna en particulier que la croyance de l’enfant, telle que je l’expose, à savoir que les autres connaissent ses pensées, prennent source en particulier dans l’apprentissage de la parole car l’enfant avec le langage reçoit les pensées des autres, et sa croyance que les autres connaissent ses pensées apparaît fondée sur les faits, tout comme le sentiment que les autres lui ont fait la parole et avec elle les pensées. »[5]

Cette couche-là qu’en analyse, on touche difficilement sauf lorsque c’est vraiment le sujet d’une interprétation explicite de l’analyste, que ce que la parole est en train de dire n’est pas ce qu’elle dit, mais le propos et l’ensemble des articulations sémantiques et verbales dans lequel il est né, c’est une parole qu’on lui a fait qu’il est en train de croire moïquement être sa parole. Ça rappelle L’homme aux rats puisque c’est cet homme qui lui dit que quand il était enfant, il croyait que c’était ses pensées qui étaient lues en direct par ses parents. Ce que j’aime dans cette idée, c’est que Freud a tout de suite vu qu’il fallait faire très attention à ne pas traiter les pensées sans voir comment on pensait les pensées. Et on pense les pensées toujours par l’entremise de quelque chose qui est une introjection, c’est-à-dire que ce que nous avons comme pensées pensantes, ce sont des introjections des pensées des autres, de leurs paroles qui nous ont plongées dans le bain du langage. La réponse psychotique qui consiste à entendre des voix, à sentir que les autres pensent ses pensées et qu’il peut lui-même penser les pensées des autres, c’est une réponse qui ne fait, avec une grande logique, que restituer le mécanisme direct de cet apprentissage du langage. Sauf qu’il y a une couche qui apparaît me semble-t-il bien ici, c’est celle de l’appareil à penser les pensées. Pouvoir penser ses pensées, ça suppose qu’on soit équipé de quelque chose pour ça, sinon vous pensez directement les pensées des autres. Ce qu’en quelque sorte Bion construit avec sa machine à penser les pensées, c’est la formule lacanienne bien connue selon laquelle dans la psychose le message vient de l’Autre « sous une forme directe ». L’hallucination auditive fait venir du côté de l’Autre ce qui est le contenu du désir du patient, et sous sa forme directe. Là, vous avez la construction de cette couche intermédiaire dans laquelle un appareil à penser est un appareil à avoir des pensées qui pensent ses pensées, au lieu d’avoir de simples pensées. Et donc de quoi est fait l’appareil psychique ? De pensées pensantes.

L’extrême difficulté d’une interprétation, ce n’est pas de donner à quelqu’un des choses à penser, c’est de lui donner des pensées pensantes, des pensées qui servent à penser les pensées. C’est ça le point qui vaut aussi bien pour la névrose où on peut dissoudre certains symptômes en intercalant dans la chaîne signifiante des éléments qui la déplace. Mais ça vaut aussi pour la psychose. Lorsque j’introduis « phénix » ou « bouche » avec le patient dont je vous ai parlé, je ne fais rien d’autre qu’introduire une pensée pensante, une pensée qui sert à penser les pensées. Notamment lorsque je lui dis que le phénix n’est pas obligé de se poser toujours au même endroit. La façon dont s’introduit ici une mobilité, si l’on détachait mon propos de son contexte psychanalytique, c’est délirant ! C’est totalement en dehors du non sens, qu’on puisse dire ça à un schizophrène. Si vous le prenez comme une pensée pensée, et non pas comme une pensée pensante, vous avez entièrement perdu tout le contenu de ce que c’est qu’une interprétation dans un délire schizophrénique, qui consiste effectivement à augmenter la puissance de la machine à penser (schizophréniquement) les pensées, mais d’une façon qui va être plus riche, et beaucoup moins asservissante pour le patient.

 

A : Comment est-ce que c’est pris en compte par le patient ?

 

Pierre-Henri Castel : Si déjà c’est pris en compte, tout va bien. Le patient incorpore ce type d’interprétation. Le psychotique et le névrosé sont à cet égard dans le même bateau ! Il n’y a pas de différence. La bouche, par exemple, donne au patient quelque chose à visualiser, qui arrête les décharges d’angoisse, l’avidité, l’envie compulsive d’acheter des DVD pornographiques, le fait qu’il ait été absolument incapable de supporter ses séances sans consommer des pâtisseries en quantité phénoménale avant de venir me voir, etc. ça zippe la bouche de l’envie.

 

A : Mais dans l’immédiat, ou…

 

Pierre-Henri Castel : Oui, c’est instantané ! C’est comme la référence au phénix. Voilà quelqu’un qui a pu disposer, sans qu’on sache pour combien de temps, d’un type de rapport à sa propre destruction – il connaît des moments de mort psychique – où il peut « penser » ça. Relativement, bien sûr. Il n’y a aucune raison de croire que cette pensée pensante résistera au-delà de ce à quoi elle permet de résister. Mais si bref que ce soit, c’est pour ça que je suis partisan qu’on puisse de temps en temps s’occuper de ces malades très graves. C’est parce que quand les gens ont une idée de ce que c’est qu’aller bien, on a fait un grand pas non pas vers la guérison, mais vers une amélioration majeure. Très souvent, ce sont des gens qui ont passé des années dans un égarement total. Ne serait-ce que passer six mois un peu mieux, ça leur donne une idée de ce que c’est, qu’aller un peu mieux. Et curieusement, il y a des processus de réparation qui adviennent. Mais ça ne veut pas dire qu’on soit à l’abri de tentatives de suicide ou de choses de ce genre. Ça fait aussi partie du choix des gens. On n’est pas obligé de supporter ça… Mais parfois il y a des phénomènes de réparation qui sont assez frappants. Mon patient a été très frappé du fait qu’un phénix n’est pas obligé de renaître au même lieu. Mais pour délirer dans le délire sans faire n’importe quoi, il faut une compréhension intime de ce qui est en cause dans ce délire-là. C’est ça que Bion apporte : des mots pour nommer dans quelle mesure (limitée) vous pouvez justifier quelque chose d’aussi fou qu’une interprétation de ce genre.

 

C : Est-ce que ça ne revient pas à être attentif au langage que parle le patient de façon à parler la même langue que lui ?

 

Pierre-Henri Castel : On peut dire ça, mais ce n’est pas exactement parler la même langue que lui. C’est rendre sa langue parlante. C’est-à-dire désaturer les signes qu’il emploie en sorte que justement ils puissent être mis en fonction au lieu d’être cet espèce de ravage monotone qui coupe le flux vital et qui l’emporte là où les significations l’emportent. Ça permet là où le patient délirait, qu’il puisse penser avec son délire, par moment. Ça situe le point d’intervention juste là. Et comme je vous dis, c’est exactement comme une cure de névrosé : ça ne consiste absolument pas à enlever la souffrance psychique. Ça consiste à équiper quelqu’un du moyen de mieux la tolérer.

Il y a toute sorte de choses dans le texte de Tausk qui sont à prendre ou à laisser, mais ce qui est intéressant c’est qu’on ne peut pas lui reprocher d’être kleinien ! J’aime beaucoup ce texte parce qu’il a cinquante ans d’avance sur les autres. Ce n’est pas pour rien que Freud a dit que Tausk était le seul véritable génie qu’il ait vu. A la fin du texte, il y a un passage où Tausk dit ceci :

« La machine à influencer peut correspondre à un stade psychique régressif au cours duquel ce qui importe n’est pas l’opposition entre les sexes, mais uniquement l’opposition entre libido objectale et narcissique. »

Tout objet de quelque sexe qu’il soit, qui exige un transfert, est ressenti par le sujet comme un objet hostile.

Je crois que cela, c’est la première indication de quelqu’un qui a perçu que dans ce mécanisme projectif, un monde d’objets nouveaux se construisait. Des objets qui sont des objets partiels au sens kleinien, qui vont devenir des « objets bizarres » au sens de Bion, qui font qu’à partir du moment où il y a cette espèce d’expulsion de cet appareil à penser, sous une forme transformée symboliquement, mise en pièce et en morceaux, confié à des poulies, des chaînes, des individus, des lampes qui s’allument, des émissions de télé ou des chansons que vous écoutez dans le poste, tout ça ce sont des morceaux de l’appareil à penser, eh bien, l’effet direct c’est qu’on descend en dessous du niveau de l’articulation entre masculin et féminin. Je ne vois pas d’autre raison à l’écriture de Bion pour contenu et contenant : « ♂♀ ». On atteint cette articulation dans la mesure seulement où l’on atteint aussi celle des sexes, ou quelque chose qui en tienne suffisamment lieu. Désormais, donc, la vraie question de la psychose est celle de l’objectal et du narcissique. Ce n’est pas (pas encore) celle du rapport à la différence des sexes.

Ça, c’est ce qui ouvre la voie au questionnement sur ce qui est « préoedipien ».

Ce qui évidemment pose la question de l’opposition entre les sexes, c’est ce qui suppose la mise en place de l’Œdipe. L’Œdipe, c’est uniquement la mise en place de la différence des sexes par le phallus, plus exactement, par l’identification de l’enfant au phallus de la mère. Ce qui est rapporté ici, c’est le fait qu’on ne devrait pas s’intéresser, comme les gens le faisaient à l’époque, à la manière dont les grandes imagos oedipiennes circulent dans le délire — comme Bleuler avec ses schizophrènes. Ce n’est pas ça qui est important. Ce qu’il faut penser, c’est comment en deçà de cette circulation étrange, mythologique, bizarre des signifiants œdipiens dans le discours schizophrénique, la façon dont ils sont investis comme des objets suppose une mécanique dont on ne connaît pas les rouages. Et c’est cette mécanique dont on ne connaît pas les rouages qu’il faut reconnaître dans la machine à influencer le schizophrène. Qui n’est pas une machine libidinale au sens de la libido post-œdipienne ou œdipienne, mais une machine pré-œdipienne : celle de l’investissement du corps propre sur les objets extérieurs.

*

Ça me sert enfin de transition pour revenir à la troisième chose que je voulais dire aujourd’hui, qui est ce que le second patient, celui qui est plus paranoïde, m’avait apporté avec son histoire de mauvais œil.

Je vous rappelle brièvement le point essentiel. Au bout d’un certain nombre de séances, il était venu finalement déposer chez moi, mettre en dépôt une pensée qu’il avait considérée comme salvatrice. Cette pensée salvatrice était une chose étrange. Je lui avais dit qu’il clivait d’un côté un amour qu’il voulait préserver pour de pures images de ses parents, et comme de l’autre côté il sait très bien que ses parents ont manqué des « égards » les plus élémentaires envers lui, qu’il a été littéralement traité comme un objet, il ne peut pas penser les deux choses en même temps. Je lui ai dit alors que ce qu’il doit peut-être alors envisager, c’est que la solution qu’il a inventé quand il était gosse, solution admirable, celle du clivage – on continue à aimer ses parents mais on se sent damné par le mauvais œil –, cette solution est admirable, mais la question qui se pose à lui est de savoir, « maintenant qu’il a grandi », autrement dit, maintenant qu’il peut la penser grâce à l’analyse, s’il peut en inventer une autre. Et à ce moment-là, la réaction extraordinaire du patient, vous vous rappelez, c’est de me dire : « Ce que vous avez dit là, il faut que vous vous en rappeliez pour moi ». Et il se lève alors, se met devant le miroir, et se recompose la position des traits du visage, les rajustant, pour ainsi dire, comme d’autres rajustent un vêtement. Avec la menace qui pesait, du retour persécutif potentiel de ce « regard ». C’était donc là quelque chose qu’il me fallait à la fois voir, mais qu’il ne me fallait pas regarder.

C’est vraiment ça l’identification projective, c’est l’enjeu thérapeutique maximal de ce type de chose, c’est-à-dire : comment faire pour contenir cette pensée salvatrice que le sujet ne peut pas penser ? Il a cette déclaration touchante : « Il faut que vous vous en rappeliez pour moi ! », qui est vraiment le fait de confier le soin de cette pensée à un autre appareil à penser les pensées que le sien (simplement, n’est-ce pas, il peut au moins penser qu’il y a en moi un tel appareil ; c’est le cœur de l’opération thérapeutique). Voyez donc l’opération à laquelle il se livre, tout en la conduisant en une monstration (un acting-out) de l’impossibilité à contenir, lui, cette pensée, puisque ce qu’il fait finalement c’est de se mettre devant le miroir et de recomposer au même moment son visage défait, en un mot, de simplement conjurer imaginairement le mauvais œil dans sa source corporelle: son propre regard.

Alors je crois que ce qui m’importe beaucoup là, c’est de voir comment le mauvais œil a été construit comme une cause.

Qu’est-ce qui fait qu’on est là dans la persécution ? C’est qu’on est arrivé à fabriquer une cause : le mauvais œil. Cet objet qui, me disait-il, l’a hanté toute sa vie, qui l’a empêché de s’épanouir. Ce cas nous montre le stade incipiens de la paranoïa, c’est-à-dire le moment où vous avez une imputation causale qui porte sur un objet qui est déjà malveillant, mais avant la constitution bruyante, persécutive, du monde comme une immense machination tournée contre lui pour le faire échouer, lui faire du mal, suscitant les fameuses réactions agressives du paranoïaque. Vous voyez en quelque sorte dans sa trame la plus fine, le besoin de causalité paranoïaque. Ce besoin de causalité qui se déploie comme invention d’un mauvais objet à l’intérieur duquel, de façon spectaculaire, le surmoi archaïque, l’œil de haine, est encapsulé dans un endroit qui permet justement d’arracher le mauvais œil du visage de la mère pour ne garder de cette dernière que cette femme « au regard perdu », me disait-il, qui n’a jamais été capable de simplement savoir ce qu’il faisait.

C’est un bon moyen d’examiner ce qui se passe lorsque vous assistez au déclenchement d’une psychose. Comment peut-on penser psychanalytiquement le déclenchement d’une psychose ?

Ce que Bion a fait, c’est la chose suivante : c’est de dire que nous devons nous arracher, le plus radicalement possible, à l’animisme de la cause, au sens de Comte. C’est-à-dire que nous devons penser que notre appareil à penser les pensées nous permet de penser sans la cause. Il nous permet d’être tout à fait non paranoïaque. Ça consiste à prendre au sérieux d’une manière sidérante la fameuse expression de Freud : « J’ai réussi là où le paranoïaque a échoué », et qui est d’arriver à guérir la pensée de la croyance en la cause. Et le moyen qu’il emploie, c’est de réfléchir aux raisons philosophiques, épistémologiques, pour lesquelles nous ne sommes pas obligé d’avoir recours au concept de cause, et qui nous font comprendre conceptuellement à quoi la notion de cause et donc l’ensemble du système causal qui impute la responsabilité à des agents intentionnels de la persécution, de comprendre comment il est cousu à l’intérieur même des pensées, et comment la puissance de l’appareil psychique qui crée l’art, la religion et la science, permet de nous en arracher.

Ça va loin, puisque la première chose à laquelle il pense, comme il est britannique, ça consiste à en appeler à être humien et à dire que la notion de causalité n’est rien d’autre qu’une erreur métaphysique, et plus même qu’une erreur métaphysique, puisque ce que nous montre la paranoïa, c’est que c’est un délire de penser la cause. La cause est quelque chose qui a une apparence, par transposition, d’objectivité scientifique et explicative alors que c’est un concept purement moral et juridique, qui est étroitement lié à la notion de responsabilité. Lorsque le paranoïaque déclare qu’il fait quelque chose parce que la télé lui dit de le faire, le type d’explication animique qu’il donne là, c’est de dire « le responsable est celui qui me parle dans le téléviseur ». Il le présente toujours comme quelque chose qui efface la réalité morale du surmoi archaïque qui prononce l’injonction délirante. Qu’il efface dans une reconstitution d’un monde qui a l’air d’être le monde ordinaire.

Ce qui est troublant, c’est que Bion dise, d’une part, qu’il faut arriver, en s’appuyant sur l’élimination dans l’épistémologie moderne de la cause, à penser que ce n’est pas du tout un modèle ou un concept nouveau qui nous permettra de nous passer de la notion de cause (telle qu’elle existait dans la mécanique classique, par exemple), mais que c’est une capacité à penser qui, par exemple, remplacera la cause par la probabilité, et qu’un appareil psychique doit être capable de penser sans la cause pour être capable de se confronter sans être submergé par l’imputation de causalité que fait le paranoïaque. En même temps, et c’est ça qui est paradoxal, il considère qu’il y a une certaine forme de causalité qui existe vraiment, et que ce qu’un paranoïaque comme mon jeune patient qui parle du mauvais œil, ce dont il parle, ce n’est pas d’une cause, c’est au contraire d’une fuite devant la « vraie » cause. Et la vraie cause, c’est le « manque d’égard » des parents qui se transforme en cet espèce de « regard noir », de trou – j’essaie de parler de façon à vous faire sentir ce qu’est la présentification de l’absence dans l’imaginaire – devient un regard tuant, un regard destructeur, par une positivation du manque en quoi consiste le manque d’égard qui façonne l’objet qui est considéré comme une cause.

Vous verrez comment Bion se débat avec ce problème dans Transformations[6]. Il y fait remarquer que ce que cherche le paranoïaque avec son besoin de causalité, c’est, à défaut de pouvoir conserver l’omnipotence, de projeter l’omnipotence, c’est-à-dire de mettre dans cette cause persécutive la même omnipotence qu’il ne peut pas garder pour lui-même. Il la transfère de l’autre côté. C’est donc complexe, puisqu’il dit qu’il nous faut réussir à penser sans la notion de causalité, et une fois qu’on a pensé sans la notion de causalité, il nous faut être capable de comprendre pourquoi la causalité est utilisée de cette manière-là dans le cadre de la projection paranoïaque chez les patients paranoïaques. C’est ça l’extrême difficulté de la chose.

Je vais m’arrêter là.

J’avais prévu de vous raconter l’histoire de la causalité dans la métaphysique et la science occidentale en dix minutes…

Je voudrais à la place souligner à nouveau ce que j’adore chez Bion : l’extravagance du propos ! Lorsque je vous disais que le psychanalyste ne peut pas être un faux savant, ce n’est pas du tout pour des raisons de convention sociale. C’est pour des raisons de fonctionnement psychique. C’est-à-dire que Bion finit par dire que le recours à Poincaré, à l’analyse de la causalité dans les lois de la nature, à l’élimination de la causalité avec la théorie des champs avec la relativité, etc., c’est un type d’achèvement de l’esprit humain qui sur la grille vous indique réellement à quel point on peut arriver jusqu’à la ligne G, le système déductif des sciences, jusqu’à la ligne H, la formalisation, et que c’est un dispositif qui est ouvert et construit à partir des Formulations sur les deux principes, c’est-à-dire de cette espèce de construction combinatoire de l’augmentation de la capacité de l’esprit humain de produire en se développant dans son processus de growth, de croissance, l’ensemble de ces réalités. Mais quand il dit ça, ce n’est pas la science en général. C’est la science telle qu’elle existe. Ce n’est pas « la scientificité de… », c’est la science telle qu’elle existe et en particulier la science telle qu’elle résout progressivement le problème de l’élimination de la causalité, et réussit comme ça à se débarrasser des infiltrations imaginaires morales, finalistes, qui contaminent la notion de causalité et l’empêche de jouer son rôle dans la notion d’un authentique système scientifique.

Ce que j’avais prévu de faire, c’était de montrer comment il y a une réflexion appuyée – et je suis étonné quand je lis les commentateurs de Bion car ils n’ont manifestement jamais lu les auteurs que cite Bion et ne prennent pas au sérieux la dimension d’épistémologie qu’il y a chez Bion, et qui fait que c’est une genèse de la connaissance à laquelle pense Bion. Comment les connaissances scientifiques arrivent à de plus en plus d’abstraction ? Comment un tel effort épistémologique peut-il être intrinsèquement requis dans la formation de l’analyste ? Pour Bion, il y a aucun problème : ce ne sont pas là des modèles scientifiques pour rendre la psychanalyse scientifique, c’est votre équipement mental lui-même qui vous permet de considérer avec calme l’usage délirant de la causalité qu’il y a dans la paranoïa, et de comprendre comment et de quelle manière c’est construit comme ça. Vous verrez que c’est vertigineux ; car c’est vraiment une réflexion sur l’induction et la déduction, sur Poincaré, sur ce que c’est qu’un système déductif nomologique. Ça repose sur une compréhension tout à fait réelle de l’évolution des considérations sur la causalité à partir de Malebranche et de Hume, etc., et ça n’a rien à voir avec des lectures qu’il aurait utilisées comme lorsque vous en avez l’impression quand vous lisez des commentaires britanniques, parce que c’était sa « culture » ou des choses banales de ce genre !

Et j’y vois deux choses. La première est de nous inciter à faire attention à nous garantir d’un type d’intervention qui est celle du bon sens apparent à l’égard de la paranoïa, qui est de dire : voilà, vous croyez que c’est ça la cause de ce qui vous arrive, mais moi j’ai une autre cause (tellement plus raisonnable) à vous proposer. C’est irrésistible de faire ce genre de choses, n’est-ce pas ? Quand nous faisons cela avec les paranoïaques, en dehors du fait que c’est d’une efficacité absolument nulle, nous trahissons que nous sommes tout autant victime que le paranoïaque de la croyance en la causalité. Ça permet donc d’introduire un autre espace d’action dans le rapport avec le paranoïaque qui n’est pas celui de dire que ce n’est pas la cause qu’il croit, mais d’essayer d’indiquer un autre espace d’action qui permet de penser l’ordre des pensées du patient, sans lui proposer une meilleure cause, c’est-à-dire sans vouloir lui proposer notre paranoïa normale à la place de sa paranoïa pathologique, ou notre système animique à nous, consolidé par la forme du moi qui est la nôtre, à la place de son système animique à lui.

C’est le premier point.

La deuxième chose, c’est ceci : qu’est-ce que nous échouons à faire quand nous échouons à argumenter avec lui et à proposer aux fous une meilleure cause à leur état, que celle qu’ils ont trouvée pour eux-mêmes, et bien souvent avec des raisons bien plus puissante que celle que nous pouvons avancer contre eux ? C’est que nous n’avons pas à leur donner à penser d’autres pensées, mais justement précisément à créer autre chose dans la paranoïa que le recours à la causalité comme pensée pensante. Voyez la perspective qui s’ouvre ! C’est d’équiper un paranoïaque d’une autre pensée pensante que celle du recours à la causalité. Qu’est-ce que ça peut être ? C’est une question. Mais c’est beaucoup plus insidieux, parce qu’effectivement, nous vivons de façon complètement superstitieuse et animique, ordinairement. Nous utilisons le vocabulaire de la causalité, en le transportant du registre moral qui est celui du surmoi, de l’imputation, de la responsabilité, à celui de la perception et du principe de réalité. En essayant de nous décoller de cela, la question qui se pose est : que pouvons-nous proposer d’autre ? Ce qui pose le problème délicat de savoir comment une paranoïa peut être pensante ? Comment rendre « pensante » une paranoïa ? Le fait qu’un certain nombre de grands paranoïaques aient été par ailleurs de très grands savants par exemple, tel Cantor, c’est intéressant, à cet égard. Comment certains paranoïaques réussissent-ils à penser avec leur paranoïa?

Je vous laisse sur ce point, mais je crois que le contre-transfert est extrêmement puissant devant la paranoïa, car en réalité, nous pensons que nous, nous savons que ce que croit l’autre de la cause est faux. Nous pensons que nous savons cela. Nous pensons que s’il est persécuté, ce n’est pas du tout « à cause du voisin », qui fait du bruit, pue, etc. On est souvent surpris d’apprendre que le voisin fait effectivement du bruit ! Car on peut être paranoïaque et avoir raison ! C’est toujours troublant de s’en rendre compte. C’est la même chose pour l’hypocondrie : qu’est-ce que vous en savez, que le type ne sent pas quelque chose dans ses organes ? Le point est donc de ne pas lui opposer une autre causalité. L’extrême difficulté, c’est ça : qu’est-ce qu’augmenter la puissance de pensée d’un paranoïaque, de sorte que sa paranoïa puisse être par certains égards « pensante » ?

 

B : Qu’est-ce qu’il faut utiliser comme éléments pour le faire penser ?

 

Pierre-Henri Castel : Je n’en sais rien, mais il me semble que – c’est pour ça que je vous ai apporté un cas de début, l’histoire du deuxième patient – au moment où ça se noue, on peut faire quelque chose, et qu’on peut faire quelque chose d’interprétatif. Ce que je vous dis là, c’est une hérésie. C’est-à-dire que si vous connaissez Lacan, c’est la dernière chose à faire que d’interpréter les débuts de paranoïa. Mais c’est ça qui est intéressant avec Bion : tout à coup, on voit pourquoi des gens pensaient qu’on le pouvait, sans être irresponsables à l’égard des malades. Mais une fois que la paranoïa s’est installée, je crains fort qu’on soit dans le mécanisme si caricatural de la « machine à influencer », qui, plus elle est incompréhensible, plus elle appelle d’explications délirantes. Là on ne peut plus arrêter cet emballement. Il y a des moments où on ne peut que probablement aiguiller la chose dans une autre direction. Parfois, ça peut être une chose simple, mais qui est si remarquable dans un grand nombre de psychose, c’est que quand vous avez été là au bon moment, ils reviennent vous voir. C’est un constat. Ils reviennent vous voir, parce qu’à un moment, il y a eu l’idée que vous, on vous a confié quelque chose. Quand un paranoïaque vous confie ses écrits, il vous confie parfois, en fait, sa machine à penser ses pensées. Et il reviendra la rechercher !

 

A : ça relève de la consigne en fait.

 

Pierre-Henri Castel : oui, exactement. Il part avec le jeton de la consigne, qui opère comme un talisman. « Consigne », en allemand de gare, ça se dit Aufhebung



[1] W.R. Bion, Transformations, trad. franç., pp.135-136.

[2] Parenthèse : on a reproché à Lacan de se tromper sur Freud en lui objectant : « le travail du rêve ne pense pas ». Bion tire de ces embarras : avec lui, on distingue les pensées pensantes des pensées pensées. Assurément, le désir n’est pas la pensée du rêve au sens du vœu ou de la pensée pensée. Mais c’est la pensée du rêve au sens de la pensée pensante, et même machinante, soit de l’appareil pensant les pensées, dont le rêve exhibe les rouages.

[3] Tausk, p.186.

[4] Tausk, p.192.

[5] Tausk, p.195.

[6] W.R Bion, Transformations, pp.76-77.