Bion | Lacan
J’aimerais
encore ce soir, même si je dois parler de façon un peu allusive, pratiquer
sur les deux patients dont je vous ai parlé lors des dernières séances le
genre de retour que Bion tente dans Second Thoughts,
retour réflexif et critique articulant l’expérience de la cure à l’inscription
dans un cadre plus théorique qui en souligne au moins autant les limites que
l’intérêt. Et puis ça sera l’occasion pour moi de faire quelques développements
que j’avais remis à plus tard, notamment une réflexion sur Tausk,
sur la machine à influencer — réflexion que je développerai, si j’ai le temps,
avec une réflexion sur la notion de causalité. Pour la raison suivante :
dans le premier des deux cas, je voudrais revenir même brièvement sur le l’association
schizophrénique, et sur le problème transférentiel sur ce qui se passe dans
ce type d’interaction qu’on a avec les patients schizophrènes, en réélaborant
la question de la « saturation » des signes sur laquelle j’ai terminé
la dernière fois. Ensuite, je travaillerai sur l’association paranoïde en
exploitant le cas du second patient dans lequel on voit très bien comment
« l’objet bizarre », le mauvais œil, se trouve articulé à une économie
transférentielle où vous avez une identification projective impressionnante,
puisque, si vous vous en souvenez, le moment où je me suis arrêté avec ce
jeune homme, c’est le moment où il me met entre les mains le fait que, moi,
je pense ce que lui ne peut que cliver, phénomène accessible
uniquement au sein d’une cure psychanalytique et qui présentifie, je crois,
la difficulté fondamentale de la prise en charge de ces patients paranoïdes.
Ça
sera aussi l’occasion, si j’ai le temps, d’aborder une des questions les plus
difficiles de la pensée de Bion, qui est ce qu’il veut dire quand il propose
d’interpréter et de développer l’opposition du conscient et de l’inconscient
en une opposition du fini et de l’infini, c’est-à-dire de la capacité de l’appareil
à penser les pensées d’avoir un rapport à un ensemble fini de pensées ou à
un ensemble infini. Ce sera ma manière de vous faire saisir pourquoi une chose
qui vous apparaît énigmatique (d’après les retours que j’en ai eu), touchant
l’analyse de la « grille » et mon rapprochement avec la construction
des puissances cantoriennes de l’infini, pour vous donner une idée de la raison
pour laquelle je pense que ce n’est pas là une idée absurde ou plaquée, mais
que c’est une interrogation fondée sur la façon dont Bion s’est posé la question
de savoir comment un appareil psychique pouvait traiter une infinité de pensées,
et comment les ordres de pensée (fini et infini) que traite l’appareil psychique
produisent une distinction originale et profonde entre la névrose et la psychose.
Il
semblerait que je vais préfacer les derniers articles de Bion, qui vont être
publiés en français à la rentrée, et j’ai donc commencé à réfléchir à partir
du séminaire que je vous fais sur ce qu’on pourrait raconter là-dessus, et
j’ai pensé à une phrase dont je n’ai pas exactement la référence chez Lacan,
mais qui m’a paru d’une grande affinité avec l’effort qui est développé par
Bion dans Transformations, phrase dont je voudrais aujourd’hui me servir
– comme je vais parler de la paranoïa – comme d’une sorte d’exergue. C’est
une phrase étrange, à laquelle Lacan arrive je crois par une gradation, puisqu’il
dit que la psychanalyse, par rapport à la science, est un symptôme, etc.,
et en vient à dire, en gros, que la psychanalyse est un délire qui aspire
à devenir une science. Je crois que c’est quelque chose qui le met sur le
même sol que Bion : quand on lit Transformations, on a vraiment
l’impression qu’on a affaire à un délire qui essaie de devenir science. Et
cette articulation, je vais vous raconter comment elle est liée à la conception
que Bion se fait de la causalité, notamment de la fonction de la « cause »
dans la paranoïa.
Voilà
le programme, à mesure que nous arrivons de cette fin d’année.
Ce
qui est intéressant, pour partir de cette observation très banale de la clinique
de la schizophrénie, c’est lorsque vous réussissez à avoir accès à la façon
dont il s’agit bien, là, d’une machine schizophrénique à penser des pensées.
Cette machine schizophrénique à penser des pensées, je vous en avais donné
un exemple dans le cas du premier jeune homme. Lorsque son angoisse devient
insoutenable, il choisit un livre de sa bibliothèque pour projeter son angoisse
à l’intérieur, et il se sent alors beaucoup mieux. Le problème est que, lorsqu’il
rouvre le livre, l’angoisse le reprend, comme si elle lui sautait de nouveau
au visage. Vous avez là un phénomène étrange de constitution d’objets bizarres,
les « morceaux bizarres » comme on devrait traduire « bizarre
bits », dans lesquels c’est l’appareil psychique lui-même qui essaie
d’encapsuler à partir de fragments de la réalité les parties lésées de lui-même,
de façon à ce que lorsque ces parties lésées sont à l’extérieur, elles lui
fournissent dans un environnement perturbé par le délire une sorte d’équivalent
de machine à penser ses pensées. Evidemment, le problème est que cette expulsion
de son propre appareil à penser les pensées, mis en morceaux, projetés à l’extérieur,
fait retour sur le patient, en général, sur un mode persécutif.
Je
dis persécutif, mais c’est là où vous devriez voir
la différence assez sensible avec la paranoïa. Le plus souvent, les paranoïas
réussissent à faire cette expulsion projective de l’appareil psychique dans
un Autre, un autrui, un ailleurs, mais cet autre n’est pas un objet complètement
morcelé ; il peut être une personne complète qui joue le rôle du persécuteur,
de la « ligue » de persécuteurs, à la Rousseau, ou encore de
l’objet d’amour délirant. Observation extrêmement simple : c’est l’essentiel
des erreurs techniques avec la psychose qui sont commises en psychanalyse.
Comme vous avez affaire à quelqu’un qui paraît projeter sur une personne complète
quelque chose qu’on peut bien appeler un transfert en un certain sens, qui
est un objet total, eh bien on a parfois le sentiment d’une certaine zone
d’indistinction entre un rapport passionnel à quelqu’un – rapport passionnel
qui n’est pas forcément psychotique – et puis un rapport qui est en réalité
un rapport paranoïaque à la personne. Il n’est pas du tout évident d’apercevoir
chez la personne totale sur laquelle se fait la projection paranoïaque le
détail, le petit détail particulier, qui affecte cet objet total d’un trait
bizarre, trait à l’intérieur duquel est encapsulé justement l’instance destructrice,
le surmoi archaïque que le psychotique expulse. D’où parfois cette erreur
qu’on est tous un jour ou l’autre amené à rencontrer, qui est d’avoir l’impression
de s’occuper de quelqu’un qui souffre d’une très grave névrose, et de déclencher
sans avoir rien vu venir une franche érotomanie de transfert, ou bien d’avoir
affaire à quelqu’un qui semble un obsessionnel grave avec des manifestations
imaginaires de grande intensité, et puis de se retrouver un jour dans la position
du persécuteur, du fait qu’on est passé, là encore sans avoir rien deviné,
à côté d’une paranoïa. Evidemment, ce détail va être quelque chose comme une
certaine fixité au niveau du regard, ou à des détails particuliers de la voix
qui justement donnent l’impression à l’intérieur de cette personne totale
sur laquelle se fait la projection, qui donne son caractère pseudo-oedipien.
On a la sensation d’avoir une sorte de pseudo-imago
maternelle ou parentale sur laquelle se fait la projection. Vous voyez poindre
par en-dessous le persécuteur et, en règle générale,
ça passe par ces « objets bizarres » qui à un moment, révèlent par
transparence le surmoi archaïque et destructeur qu’ils étaient censés encapsuler.
Malheureusement, c’est après-coup qu’on s’en aperçoit.
Je
reviendrai tout à l’heure sur la question de la paranoïa.
Ce
que je voudrais reprendre en le décortiquant un peu davantage, c’est la qualité
spéciale de l’association et du rapport au langage dans la schizophrénie.
J’ai
insisté sur le fait que le propre du signifiant schizophrénique – au sens
du significant russellien qu’utilise Bion – c’est quelque
chose qui est accessible transférentiellement. Ce que je veux dire par là,
c’est qu’il y a beaucoup de néologismes qui sont considérés habituellement
dans la tradition psychiatrique, des mots dont la signification paraît étrange,
parce que la texture même, phonologique du mot, est de la plus grande bizarrerie,
et que le mot, le néologisme est employé avec une inertie sémantique étonnante
dans laquelle le mot revient au fil du propos sans susciter chez qui l’emploie
aucune tentative de clarification pour celui qui l’écoute. Mais dans nombre
d’autres cas, et c’était le cas de « ... » chez mon patient, le mot ne
présente pas d’anomalie phonétique, ni morphologique, et c’est pourtant et
je vous avais montré pourquoi, un signifiant néologique pur, à cause justement
de ce qu’on appelle traditionnellement l’inertie sémantique du néologisme,
de son incapacité à se dialectiser, le fait qu’il ne pose aucun espèce de
problème dans la discussion avec le clinicien, et qu’il vient littéralement
saturer une place vide du discours en remplissant souvent la fonction de cause
du délire. En général, c’est utilisé dans des formules causatives, comme :
« c’est le "trocdu" qui a fait ceci, qui fait cela… ». Ce que
je voulais vous faire sentir, c’est que la véritable qualité de ces termes néologiques, et ce en quoi on fait l’expérience
de leur saturation, c’est que, dans l’association schizophrénique, lorsque
vous travaillez analytiquement avec le schizophrène, il ne peut pas penser
à ces éléments du délire sans délirer. Lui demander de penser le contenu de
son délire, c’est le faire délirer, c’est le mettre dans la situation causalement
déclenchante du délire. Il n’y a pas de strates métalinguistiques grâce à
laquelle il pourrait dire, en changeant de plan : « ce que j’appelle
"trocdu", c’est… ». Je crois même
qu’on peut caractériser le néologisme ainsi : il ne peut jamais se mettre
entre guillemets. Il n’y a pas d’énoncés décitationnels,
comme on dit en sémantique, dont il puisse être un composant. De la même manière,
avec mon patient, c’est beaucoup plus sensible avec le mot « ... ».
Lorsqu’on explore ce qu’il peut bien mettre dans ce signifiant néologique,
il blêmit d’angoisse. Il se sent, au moment même où il interroge la valeur
sémantique de ce signe, il se sent être ..., c’est-à-dire que toute
tentative d’approcher associativement ce terme se
termine par : « Mais je ne suis pas ..., Monsieur Castel, hein ? »
Sans même que l’on puisse approcher davantage de la notion. C’est un des premiers
critères que je vous propose.
Un
autre critère, connexe, engage le contre-transfert. Quand vous avez affaire à
ces signes saturés dont le néologisme dans sa bizarrerie est un cas de figure
exemplaire, vous ne pouvez pas penser autrement que ce que vous fait penser le
malade qui vous parle. Il y a une sorte de saisie de votre propre machine à
penser, qui est d’une telle virulence qu’on ne peut que suivre le développement
de la pensée de l’autre fou, en le visualisant. En général, on ne peut que
visualiser les choses, et les suivre sans pouvoir se décoller, avec une sorte
d’attention qui est une captation qui vous fait sentir la lésion mentale que
vous ressentez en écoutant l’agression schizophrénique de votre machine à
penser, car vous êtes capté dans ce dispositif. (C’est pour ça que je suis venu
avec Tausk, dont je vais parler tout à l’heure.)
Chaque fois que vous lisez des observations cliniques de ces délires, soyez
sensible au fait que ça fascine et que ça captive. On est entièrement absorbé
par le suivi que nous impose le propos schizophrénique, et d’une certaine
façon, c’est notre propre pensée qui est obligée de s’engager à son corps
défendant dans le délire qui s’expose, sans qu’on réussisse véritablement à échapper
psychiquement à cette exposition du délire. Ce n’est pas absolument propre à la
rencontre de tels troubles du langage. Il y a des troubles neurologiques, comme
le syndrome de Korsakoff, qui mettent dans un étrange état, assez similaire.
Une des caractéristiques étranges de la en question, c’est que vous écoutez
captivé, mais si cinq minutes après on vous demande d’écrire simplement une
phrase de ce que vous avez entendu, vous en êtes totalement incapable. Ce qui
montre que c’est carrément l’espace de perception des significations qui est
perturbé. Il y a comme une incapacité à engrammer ce
propos. En revanche, et c’est pour ça que c’est éminemment contre-transférentiel
et que c’est bien souvent une des grandes difficultés avec les analystes qui
commencent à recevoir des psychotiques, c’est que c’est très excitant,
mentalement. Il y a une véritable excitation psychique due au dégorgement de
jouissance dont on ne va rien mémoriser, mais qui fascine et capte totalement.
En
tout cas, qu’est-ce que ça veut dire qu’on ne puisse pas se souvenir de ces
signes saturés, et qu’on ne puisse pas faire parler ces patients de ces signes
saturés, sans les faire directement délirer ?
C’est
ici qu’on voit que les représentations de chose ont pris la place des
représentations de mots. Tous les termes qui servent d’appui au repérage de
l’identité personnelle, de la trajectoire subjective, etc. – le sexe, la mort,
la pensée, les objets du monde extérieur, les objets intérieurs, etc., tout ce
qui s’articule au plan du réel, de l’imaginaire, du symbolique – ces termes
sont là, sauf que ça n’est aucunement mis en fonction. Les termes sont
là, les psychotiques peuvent parfaitement parler de leur Œdipe, sauf que ça n’a
strictement aucun effet sur eux. C’est la chose la plus troublante : leur
propos produit un effet d’étrangeté maximale dans la mesure où nous ne pouvons
pas objectiver – c’est le grand argument de ceux qui disent que la psychanalyse
repose sur des choses que l’on ne peut absolument pas objectiver – le fait que
les psychotiques emploient les mêmes mots, parlent de la sexualité, de la mort,
de l’Œdipe, sauf que ça n’a aucune prise sur eux, et
que vous ne mesurez que contre-transférentiellement
le fait qu’ils en parlent sans que ça les détermine. Si bien que je dirai qu’on
a bien homme, femme, père, mère – par exemple –, mais on n’a pas, dans les
graphies de Bion, « ξ (homme, femme, père, mère) ». Ce n’est pas
mis en fonction.
Et
c’est pour ça que justement, cette notation permet de soulever la question de
ce que c’est que les termes qui sont « mis en fonction » dans le
langage.
Quand
ils ne sont pas mis en fonction, lorsqu’ils ne sont pas machinés par le dispositif,
ils sont expulsés. Il n’y a pas de position intermédiaire. Soit ça fonctionne,
soit non seulement ça ne fonctionne, mais le contenant psychique lui-même
vient à être rompu, l’appareil psychique éclate, et tout est projeté à l’extérieur,
en morceaux. En tout cas, dans le vocabulaire kleinien de Bion, la scène primitive
ne fonctionne plus comme cet opérateur fondamental, comme ce qui met en fonction
les signifiants œdipiens. Il faut ainsi que vous conceviez que cette écriture-là,
« ξ ( ) » (laquelle vient des Grundlagen der Arithmetik
de Frege et qui est la notation de la fonction avec une place d’argument vide,
à partir de laquelle se construisent les fonctions de vérité, les entiers
naturels, etc.), c’est exactement la même écriture que vous avez chez Lacan
avec « Φ ( ) » utilisée avec les quanteurs de la sexuation.
C’est rigoureusement la même. Or, point extrêmement important, le signifiant
Φ n’est pas « dans » la langue (encore qu’il soit dans le langage,
à mon avis, en tant que distinct de la langue), c’est le signifiant ajouté
à l’ensemble des signifiants saussuriens de la langue, et qui est ce qui fait
fonctionner le langage dans le registre œdipien. C’est même ce qui le fait
fonctionner normativement dans le registre humain. C’est ce sur quoi Lacan
travaille avec Joyce, avec Finnegans Wake,
bien sûr : c’est de comprendre comment Joyce, en inventant une langue,
qui est une multiplicité de langues indéfiniment tissées les unes dans les
autres, supplée à la forclusion du Nom-du-Père et
produit par le biais d’un nouage sophistiqué, une manière de penser, une manière
de se construire un nom d’auteur et une identité, qui ne passe pas par le
signifiant Φ. L’infini des langues répondrait à la forclusion de ce qui
fait d’une langue un langage.
J’avance
en disant ceci : lorsqu’on a à l’esprit ces critères psychiatriques classiques
du néologisme, ce que Bion amène à penser, un pas au-delà – et c’est ce en quoi
je trouve que le rapprochement avec Lacan est intéressant –, c’est que nous
n’entendons jamais qu’une seule chose, devant les patients psychotiques :
la forclusion du Nom-du-Père. Il n’y a rien qui
puisse affecter davantage l’appareil psychique que cela : la saturation de
ξ ( ).
Il
y a une conséquence extrêmement intéressante sur lequel je projette de faire
un grand travail plus tard, et dont j’ai parlé ici il y a quelques années,
qui m’a énormément stimulé, c’est qu’un des avantages de cette présentation
est d’attirer l’attention sur des types d’associations dont on a bien le sentiment
qu’elles ne sont quand même pas des associations de type névrotique et qui
frappent par une extrême étrangeté.
Bion
dit ceci[1].
Je vous le lis et je vais le commenter en indiquant une modalité de la
saturation du langage qui doit vraiment nous interpeller dans le transfert. Le
début est simple :
« Rappelons-nous
que dans un système où prédominent les éléments-β les pensées sont des
choses. J’ai également souligné que les éléments-β
ne peuvent pas être utilisés en tant qu’éléments de colonne 4 parce qu’ils sont
déjà saturés. Il ne peut y avoir de préconception susceptible d’être utilisée
en tant que préconception (c’est-à-dire dans la colonne 4) dans l’attente de la
réalisation qui engendrerait une conception parce que l’élément-β est déjà
saturé [PHC : Le rapport de la conception à la
préconception c’est la façon dont on peut être mis en fonction en tant que tel
pour servir dans un raisonnement de rang supérieur une représentation
psychique]. Nous voyons donc que le défaut de la non-chose
consiste précisément en ceci que l’objet absent ou inexistant occupe l’espace
qui devrait être laissé vacant. »
Je
crois que c’est beaucoup plus puissant que la simple idée que dans la
schizophrénie les représentations de chose ont pris la
place des représentations de mot. Cette saturation est d’un tel type que je
vous relis la phrase : « l’objet ou inexistant occupe l’espace qui
devrait être laissé vacant ». Je continue :
« Donc
l’analyste représentera la non chose par un signe qui peut être saturé même si
l’objet représenté lui, ne peut pas l’être [PHC :
C’est ça que je notais « ξ (homme, femme) »]. M’appuyant sur mon
expérience clinique, je pourrais représenter la situation que je viens de
décrire comme suit. Le patient occupe le divan parce qu’il a la ferme intention
de ne laisser personne d’autre l’occuper. Son but est de saturer la séance de
manière à m’empêcher de travailler et à empêcher quelqu’un d’autre de prendre
sa place. Il emploie des termes qui sont occupés par la signification qu’ils
avaient coutume d’avoir, mais cette situation a été détruite, ou encore le
terme a été dénudé de sa signification de sorte que ces termes marquent la
place où ces significations avaient coutume d’être. Cette signification absente
[PHC : mais néanmoins présente, c’est la formule
qui par son absence paralyse et bloque tout le sémantisme du terme] ne laissera
aucune autre signification prendre sa place. La communication verbale du
patient est incapable de représenter O [PHC :
« O », c’est la réalité immanente de la séance] en raison de la
signification admise du signe employé tout comme elle est incapable de
représenter O en raison de la signification qui résulte de la saturation. »
Ce
que j’aime dans ce passage, c’est que ce n’est pas le cas spectaculaire où
vous avez des néologismes bruyants. Vous avez au contraire ici un usage du
langage le plus normal. C’est le cas du patient qui ne peut rien faire d’autre
que de saturer l’espace psychique de l’analyste, et bien sûr, s’en angoisser.
J’avais attiré votre attention sur le fait qu’un des traits très intéressant
du second patient, celui dont je vais parler tout à l’heure, plutôt paranoïde,
c’était qu’il voulait toujours faire durer les séances, et qu’il avait le
plus grand mal à quitter mon cabinet. Il était éventuellement pris d’angoisses
tout à fait violentes en entendant ma sonnette et l’arrivée du patient suivant.
Au sens où ce patient dans ces séances, était vraiment à la recherche d’un
contenant. D’un contenant de son être dans lequel sa propre présence en quelque
sorte arriverait à produire, du fait même qu’il était là, quelque chose qui
le contienne. Bien sûr, c’était précisément sa manière de saturer la séance
qui faisait voler en éclat toute espèce de tentative de lui donner un rendez-vous,
de l’assurer d’une certaine forme de sollicitude possible, ou d’une continuité
dans un traitement une fois que je ne serai pas physiquement en sa présence,
ou une fois que les murs de mon cabinet aurait disparu de son espace visuel.
Et cette angoisse qu’un autre patient ne sonne était extrêmement frappante
parce qu’autant ce patient pouvait présenter de temps en temps non pas des
troubles du langage, mais quelque chose qui donnait l’impression d’une imminence
de ces troubles – auquel cas il n’était pas angoissé de quitter la pièce.
En revanche, lorsqu’il parlait le plus normalement, par un effet de bascule
tout à fait étonnant, c’est à ce moment-là qu’il ne voulait plus partir, quand
son propos était d’une normalité parfaite (y compris dans le lexique moral
qu’il employait pour discuter de sa situation).
On
a aussi ce type de présentation énigmatique et qu’à l’époque je n’aurais pas
compris comme ça, chez ces patients qui sont capables de parler une demi-heure
sans faire un seul lapsus, comme un flux tiède et plat, où on a le sentiment à
les écouter parler, sans que ça vienne immédiatement sur le mode de l’explosion
schizoïde, que parler est pour eux une lente hémorragie psychique.
Progressivement, les larmes viennent aux yeux du patient, un sentiment de
douleur s’accroît à mesure que le patient parle, et ce type de situation, Bion
l’a comparé au choc post-opératoire : il y a une sorte de dilatation des
vaisseaux et on saigne à mort de l’intérieur, sans qu’il y ait de plaie par
laquelle on se vide. C’est au niveau des capillaires mentaux que tout se vide au
sein de la personne, qui peut garder une sorte de composition apparente qui
donne un sentiment de profonde dépression. C’est justement cliniquement très
intéressant de voir que tout un tas de phénomènes qui sont qualifiés de
dépression grave, sont lorsque vous arrivez à mettre les gens sur un registre
de paroles, révèlent des expériences d’hémorragie psychique où ce qui se vide
dans le propos, c’est le sujet lui-même.
En
tout cas, pour Bion, ça doit permettre de comprendre ce que c’est qu’une « pensée
de rêve ». Ça doit permettre cette contre-épreuve très belle qu’il donne
de la gravité de ce type de situation, c’est que le travail du rêve est chez
ces patients impossible. Comme les médicaments agissent sur les mécanismes
cérébraux du rêve, notamment les antidépresseurs, c’est souvent masqué. Mais
ce que je veux dire par là, c’est que dans le travail du rêve, vous avez une
exemplification admirable de ce que c’est que le rapport de la pensée à elle-même
comme exemple de « ξ ( ) ». Vous pouvez savoir que la personne
que vous voyez est monsieur X, alors qu’en fait c’est monsieur Y ; vous
pouvez savoir que c’est votre mère et interagir avec elle, alors que votre
mère en réalité c’est votre analyste. La pensée de rêve est très typiquement
telle que la conçoit Bion, la pensée qui est capable d’instancier avec une
place d’argument à l’intérieur de la parenthèse autre chose qu’elle-même :
« Y (X) », ou « analyste (mère) ». En revanche, s’il y
a bien quelque chose qui est singulier dans les rêves des schizophrènes, c’est
l’absence totale de ce genre de substitution. Quand un psychotique (ou un
toxicomane) vous parle de son rêve, il a une imagerie virulente et intense
dont il peut parler, mais il n’y a aucune espèce de difficulté à repérer la
pauvreté du travail du rêve, c’est-à-dire la mise en fonction de tel personnage
pour renvoyer à un autre, etc., avec le trouble devant la raison du pourquoi
de ce renvoi, renvoi qui est évidemment tout l’objet du travail du rêve avec
les substitutions et les identifications. C’est pourquoi l’analyse porte non sur les vœux
du rêve (en général le vœu est tout à fait conscient, c’est l’auto-interprétation symbolique spontanée que nous faisons
du rêve), mais sur le fait que pour s’exprimer, ces vœux passent par telle
et telle substitution d’un terme à un autre, et sont soumis à un travail qui
est précisément la manifestation du désir
[2]
. Donc, « Je vois ceci alors que je sais que c’est
cela », avec toute la productivité associative qui s’ensuit, ce type
d’opération onirique est notoirement absente du travail du rêve chez les psychotiques.
Par
là, Bion a ceci de proche de Lacan, et c’est pour ça que je voulais mettre
en exergue de cette séance que la psychanalyse est un délire qui aspire à
devenir une science, c’est que là, on est en train de dire absolument n’importe
quoi – quelqu’un qui n’aurait jamais vu un psychotique dirait qu’il vient
d’en voir causer un, et c’est Castel. Et quand vous lisez Transformations
et plus encore l’autobiographie de Bion, vous avez l’impression d’avoir
affaire à un personnage fort singulier. Rappelez-vous à cet égard la remarque
de Meltzer… Pourquoi est-ce que c’est l’enjeu exaltant
de ces questions ? C’est parce que Bion comme Lacan est au cœur de cette
tension entre délire et science. Il pense que l’interprétation psychanalytique
a quelque chose d’affine avec l’interprétation délirante. Il y a quelque chose
dans l’interprétation délirante qui dit quelque chose sur ce que doit être
l’interprétation psychanalytique. C’est d’ailleurs assez général. Lorsque
Lacan, dans son séminaire sur l’acte, utilise la notion d’acte de manière
si ambiguë si bien qu’on ne sait jamais si l’acte analytique est pensé ou
pas dans les coordonnées du passage à l’acte, il y a des équivoques de ce
genre. De même, bien sûr, la notion de point de capiton chez Lacan est étroitement
liée à la compréhension de l’automatisme mental. Le Nom-du-Père
est lié à un système schrébérien, disons-le, on dirait un concept schréberien, et la métaphore paternelle n’est qu’un cas, le
cas « normal » de la machine schizophrénique. Quelle est la différence ?
Qu’est-ce qui fait que la psychanalyse, notamment l’interprétation œdipienne,
n’est pas seulement un délire parmi les autres, ou n’est pas qu’un délire
possible parmi les autres ?
J’ai
une réponse bizarre à donner à cette question bizarre.
Uniquement
ce qui en fait la possibilité qu’il soit un délire parmi les autres,
c’est-à-dire le fait que ce soit un cas parmi une infinité d’autres cas.
C’est
ça qui en fait est le ressort à mon avis de l’idée de Bion selon laquelle
il faut remplacer l’opposition « conscience / inconscient » par
« fini / infini ». C’est de réussir à essayer de concevoir comment
on peut ramener quelquefois au fini quelque chose qui au fond est infini.
Pourquoi y a-t-il, avec leur morosité, leur répétition, leur caractère un
peu figé et circulaire, des problématiques œdipiennes alors qu’il y a une
infinité de délires tous plus extraordinaires, étranges et originaux (car
les psychotiques arrivent parfois à monter des dispositifs qui leur permettent
de vivre en incluant des choses invraisemblables dans leur paysage) ?
Pourquoi cette infinité en arrive-t-elle, entre autres, à une chose finie ?
Eh bien, c’est l’enjeu de ce que l’on fait avec les psychotiques en analyse.
C’est la question de savoir s’ils peuvent non pas simplement penser (= délirer
leurs pensées), mais s’ils peuvent penser leurs pensées délirantes. C’est-à-dire,
au lieu de délirer, penser « avec » leur délire. Evidemment, si
vous dites qu’au lieu d’être névrosé, vous êtes arrivé à penser avec votre
névrose, ça oui, effectivement, c’est ce que produit une cure : ce que
produit une analyse, c’est qu’au lieu d’être névrosé, vous pensez avec votre
névrose. C’est ce qu’on appelle gentiment, pour ne pas vexer le client, « savoir
y faire avec son symptôme ». Ça ne veut pas du tout dire que le symptôme
est parti. Ça veut dire qu’il est devenu quelque chose dont vous pouvez faire
un peu quelque chose, au lieu d’être ce dans quoi vous êtes pris au
point d’en revenir méthodiquement au même point avec un sentiment d’égarement
et de douleur.
Mais
avec la psychose ? Bion ne voit pas où est la différence. Ou plutôt si, il le voit, mais justement il pense qu’elle
peut être pensée, et pensée par l’analyste. Si elle peut être
« pensée », cela engage autrement l’analyste devant le patient, ou
plus précisément, son appareil Ψ, comme je dis, et cela permet, retenez
votre souffle, une cure psychanalytique de la psychose. Penser ses pensées
folles, ce n’est plus tout à fait penser follement ses pensées ; même si hors-transfert, ou « objectivement », la
différence peut sembler minime.
L’histoire
de cure de mon jeune schizophrène, c’est ce qu’à deux moments j’ai réussi à
faire, en introduisant l’interprétation de la bouche tout d’abord, qui a eu un
effet de suture et qui a encore cet effet, et puis, ensuite, la façon authentiquement
« pensante » dont il a produit ce symbole extraordinaire pour penser
sa résurrection psychique après chaque mort psychique : s’identifier au « phénix »,
et arriver par là à se sentir tomber en cendres, puis renaître. Je lui ai
alors interprété, vous vous souvenez : « Mais vous savez, le phénix
est un oiseau, il n’est pas obligé de tomber en cendre toujours au même endroit,
il peut s’envoler plus loin ». Ce qui a introduit une authentique mobilité
psychique chez lui, avec tous les bons effets dont se félicite l’entourage,
tandis que sous transfert, je vous ai dit les épisodes redoutables que nous
continuons à traverser. Mais bon, si cet homme est toujours aussi schizophrène
qu’avant, avec un délire d’influence majeur et des pensées devinées, il peut
déplacer sa schizophrénie dans des espaces qui sont parfois un peu moins
létaux.
Le
type de contribution que nous avons, en tant qu’analystes, lorsque nous pensons
comme ça, c’est extrêmement difficile de la défendre devant des gens qui disent
que la psychanalyse des grandes psychoses, c’est du flan ; mais je crois
néanmoins que ça tombe dans le cadre général de ce qu’on appelle l’effet thérapeutique
de la psychanalyse. L’effet thérapeutique de la psychanalyse ce n’est pas
simplement « transformer des gens ». C’est un argument très classique,
et bien trop général : contrairement à la médecine, on ne remet pas les
gens dans l’état où ils étaient avant de tomber malade, on les transformerait.
Non, c’est plus que ça. Ça veut dire que nous ne diminuons pas la souffrance
psychique de nos analysants. Nous augmentons leurs moyens de la tolérer.
C’est tout. La souffrance de l’angoisse schizophrénique, on ne va pas la supprimer.
Mais ce que nous faisons, c’est que nous augmentons les moyens de la tolérer.
Ce n’est pas la transformation pour la transformation. C’est la capacité à
produire de l’enveloppe pour contenir ce qui jusqu’ici n’était pas contenu.
Je ne veux pas dire par là que la chose peut être acquise une fois pour toutes,
puisque c’est en général acquis aux dépens de l’appareil psychique de l’analyste,
selon sa capacité à tolérer la façon dont son propre contenu mental, son espace-temps
psychique (son temps pour penser, rêver, son temps pour avoir des rapports
sexuels, son temps pour soigner aussi les autres personnes qui sont dans la
salle d’attente) est avidement sucé par le patient, qui n’en a jamais assez,
bref, en fonction de la capacité de l’analyste à tolérer la façon dont son
propre contenu mental (♂) est utilisé par le psychotique pour qu’il
s’en fasse un contenant (♀) – souvent avec tout le contenu qu’on lui
suppose. Ce point constitue une voie privilégiée pour défendre
le caractère profondément thérapeutique de la psychanalyse devant les psychoses,
serait-ce les psychoses schizophréniques les plus graves.
Si
vous êtes pour des raisons qui dépendent de vos analyses dans une position
telle que vous pouvez accorder un peu de vous-mêmes à cela, vous pouvez
augmenter la capacité à tolérer la souffrance psychique d’un autre. Or vous
voyez : c’est en réalité exactement la même chose qu’on fait avec la
névrose. On ne fait qu’augmenter la capacité du névrosé à tolérer son angoisse,
sa culpabilité, etc. (mais pas, par exemple, son impuissance).
Mais
assez sur la dimension schizoïde.
*
Je
voudrais maintenant aborder un deuxième point.
C’est
que lorsqu’on arrive au pôle paranoïde, le délire à un point de repère très
simple qui est un cas de figure connu en psychiatrie, bien que tout les grands
psychotiques ne soient pas des psychotiques « à machine » – ou du
moins que tous n’objectivent pas des machines qui les manipulent, qui leur donnent
des stimulations sexuelles, contrôlées par des puissances néfastes qui agissent
directement sur leur corps ou leur pensée. Ça permet de penser ce cas
exemplaire de la « machine à influencer » comme étant au fond une imaginarisation typique de la façon dont, par projection,
ce qu’on ne peut pas penser pour contrôler son propre corps et le monde autour
de soi, est projeté à l’extérieur, et, de l’extérieur, assure en général d’une
manière omnipotente (puisqu’on ne peut pas se protéger de la machine à
influencer), tout pouvoir sur le sujet.
Je
vais vous dire quelques mots et lire un peu un des textes psychanalytiques les
plus originaux, sinon le plus original produit du vivant de Freud, qui est dans
les Œuvres psychanalytiques de Victor Tausk.
C’est l’article de 1919 qui s’appelle « De la genèse de la machine à
influencer au cours de la schizophrénie ». C’est le chapitre 13. C’est un
des grands classiques de l’histoire de la psychanalyse. Melanie Klein a vu Tausk en 1918 et elle aurait dit avoir été influencée par
lui. C’est une chose bien connue, sauf que personne à ma connaissance n’a
cherché à comprendre ce que pouvait avoir été une telle influence de Tausk sur Melanie Klein.
Ce
qui m’intéresse beaucoup, c’est qu’on peut y repérer une sorte de clinique qui,
très naturellement, aboutit à faire de la machine à influencer dans le délire
schizophrénique, non pas un concept thématique, quelque chose sur quoi
vous pouvez travailler, mais un concept opératoire, c’est-à-dire avec
quoi vous pouvez travailler. Donc une manière de vous représenter délire et
influence en général en pensant que c’est une machination des pensées qui gagne
à être conçue comme une machine. Voilà ma façon bionienne de biaiser le texte.
Tausk
reprend des observations psychiatriques fort anciennes puisqu’on connaît des
machines à influencer dès le 19ème siècle – je crois que la première
observation est britannique, contemporaine d’Esquirol, vers 1820, ça été publié
comme tel, avec des rouages, des pompes, des choses assez extraordinaires.
Tausk y reprend des choses classiques en psychiatrie sur la
genèse de ces machines en soulignant toutefois d’une manière psychologiquement
très intéressante, que ce qui aboutit à la production de ce type de délire,
c’est le besoin de causalité. Ce besoin de causalité est peut-être
paradigmatique de la paranoïa. Un paranoïaque est quelqu’un qui délire sous
l’empire du besoin de causalité. Du schizoïde au paranoïde, on franchit là
quelque chose de particulier.
Alors,
dit Tausk, il y a quatre phases.
La
première est une expérience de transformation corporelle. La deuxième est une
phase où prédomine le sentiment d’aliénation. C’est-à-dire que c’est le moment
où cette transformation corporelle atteint un tel point que le patient ne se
reconnaît plus : « Ce n’est plus moi ». La troisième est une
interprétation projective de cette aliénation en termes de persécution :
« Ce n’est plus moi, c’est l’autre qui m’a changé ». Quatrièmement,
la constitution de l’opérateur causal de cette transformation du sujet par l’Autre,
c’est-à-dire la machine à influencer. Ce sont des rayons qui viennent du
voisin, ce sont des machines invraisemblables dont les effets sont en général
invisibles.
A : Excusez-moi,
c’est quoi la différence entre la troisième et la quatrième phase ?
Pierre-Henri
Castel : dans la quatrième phase, il y a une imputation de causalité, il y
a un autre qui m’a transformé, et la machine à influencer est l’instrument dont
se sert l’autre pour me transformer. D’abord on suppose qu’on est transformé,
et ensuite, par quel moyen peut-il parvenir à me transformer
corporellement ? Eh bien, l’autre a inventé un système par hypnose, par la
télévision qui envoie des chansons comportant tel et tel type de paroles qui
agissent sur mon cœur, ce qui fait que le laitier frappe à la porte d’à côté et
déclenche l’écoulement de la baignoire finissant par me déclencher des maux de
tête, et voilà, c’est pour ça que je suis à l’hôpital.
A : la différence
entre la troisième et la quatrième phase, c’est que je crois savoir comment ça
se produit ?
Pierre-Henri
Castel : Il y a une certitude qu’il y a quelqu’un qui intentionnellement
cause la transformation.
A : mais ça, ça
existe déjà dans la troisième phase !
Pierre-Henri
Castel : la quatrième phase, c’est l’invention du mécanisme grâce auquel
les choses se font. Ce mécanisme n’est pas simplement la supposition qu’il y a
un agent. Ça, c’est quelque chose qui existe dans la psychiatrie classique. Ce
que va ajouter Tausk et ce que vous retrouverez chez
Melanie Klein et Bion, c’est l’idée que la quatrième phase est en réalité un
moment de projection de ce que le sujet ne peut pas penser, soit de son propre
appareil psychique, à l’extérieur. Il expulse ce qu’il ne peut pas penser en
l’installant dans l’intentionnalité néfaste de son persécuteur : la pensée
même de son persécuteur, ses « machinations », etc.
C’est
en quelque sorte le besoin de causalité qui alimente la construction de ce
mécanisme, dont le fonctionnement lui-même devient de plus en plus fou et
de plus en plus incompréhensible. Etant de plus en plus incompréhensible,
il appelle une surenchère d’explications causales. C’est une chose très juste
que fait remarquer Tausk et qui n’était pas remarquée
par les psychiatres classiques : plus c’est incompréhensible, plus on
fait de postulats, et plus ces postulats se multiplient, plus ça devient incompréhensible
et plus il faut en faire d’autres. Il y a alors une sorte d’emballement, qui
fait qu’on peut suivre dans le temps la transformation et parfois la machine
devient tellement énorme que des morceaux s’écroulent, qui sont ensuite réparés,
remplacés par d’autres, il y a de nouveaux éléments qui interviennent quand
il y a des découvertes scientifiques, etc., qui viennent s’ajouter au dispositif.
C’est ça l’originalité de Tausk, ce en quoi il préfigure
je crois la théorie de l’identification projective et de la machine à penser
les pensées : c’est d’avoir dit qu’au fond le moment de l’invention causale
n’est pas un produit imaginatif qui vient compléter le dispositif délirant,
il est au cœur du dispositif délirant. Ne pouvant contenir ses propres stimulations
sexuelles, ne pouvant penser ses stimulations sexuelles internes, il les projette
à l’extérieur comme l’effet d’une action causale d’un autre néfaste.
C’est
le cas d’Emma A. que vous pourrez lire si ça vous intéresse. Je vous en livre
un passage :
« Nous
pouvons alors considérer le cas de mademoiselle Emma A. comme un stade évolutif
du délire d’influence qui précède la projection du sentiment d’influence sur un
persécuteur placé à distance dans le monde extérieur. L’identification est
évidemment une tentative de projection des sentiments de transformation dans le
monde extérieur. »
Eh
bien, dans l’histoire de la psychanalyse, c’est la première fois, à mon avis,
que vous voyez apparaître comme tel le mécanisme de l’identification projective,
lequel vient spécifiquement au service de la théorie d’une machine à penser les
pensées.
Qu’est-ce
que le délirant influencé fabrique ? Il fabrique sa machine à penser les
pensées sauf que cette machine est agie par un autre qui a des intentions
néfastes à son égard, parce que ce qu’il ne peut pas supporter lui-même de sa
propre machine à penser les pensées, il la projette à l’extérieur sous une
forme entièrement démembrée qui revient sur lui comme des actions qui le
tiraillent, le stimulent, etc. Cette machine, elle est incompréhensible.
Un
autre trait qui me semble tout à fait frappant et qui est assez juste, c’est
que parfois le patient a l’impression de comprendre, mais Tausk
fait cette observation très juste qu’il a l’impression de comprendre, mais comme
en rêve. Il dit ceci : « Il est évident qu’il s’agit du sentiment
analogue à celui du rêveur qui a seulement le sentiment d’une compréhension,
mais non la compréhension elle-même. »[3]
Quand vous interrogez quelqu’un sur la manière dont fonctionne la machine qui
l’influence, sa perplexité augmente à mesure que vous lui demandez d’entrer
dans le détail. Il a le sentiment de la compréhension, mais c’est séparé de la
compréhension elle-même. Et la perplexité augmente avec l’angoisse. Ce qui
donne effectivement le sentiment que les pensées de rêve ont un rapport avec
cela.
Tausk
en tire une conclusion problématique. Il ouvre la Traumdeutung,
regarde à « machine », regarde l’équivalent symbolique, voit que
machine = organe sexuel, et il en conclut que cette machine à influencer
est le symbole des organes sexuels. Evidemment, c’est la libido version Abraham
1920. Certainement pas chez Bion, qui est sensible au caractère formel
de l’opération, qui fait ce qui est en cause est la façon dont le sujet
pense ce qu’il sent, et non pas le fait que ce qu’il sent est bien
évidemment sexuel, libidinal. Ce sur quoi Bion insiste, c’est sur la
manière dont on pense, dont on est affecté sensiblement dans la pensée par ces
éléments sexuels. Et il voit très bien que ce type de projection paranoïaque
est ce qui sert aux délirants influencés à construire un rapport à l’Autre.
N’oubliez jamais que lorsque vous avez l’impression que ça s’aggrave avec la
construction d’une machine à penser les pensées, en réalité, ça se répare,
puisque l’Autre se trouve assigné à une place, et que le besoin de causalité
est mis au service de cette conception très typique du délire comme « réparation ».
En quel sens est-ce un délire réparateur ? Au sens où la construction de
la chose permet de sauvegarder quand même quelque chose comme de la pensée, là
où il risque de n’y avoir rien que de la non-pensée. Ça
permet de supposer au moins une intention à l’Autre, fut-elle mauvaise, plutôt
que de n’avoir aucune intention et aucune pensée.
B : Cette
intention permet-elle le retour à soi de certaines choses ?
Pierre-Henri Castel :
Vous verrez que, dans le texte, Tausk essaie de
penser qu’à la fois ça permet une certaine forme de réappropriation, et qu’en
même temps, la manière dont est construit l’appareil à influencer, pris dans
cette espèce de surenchère, du fait que comme ce n’est pas compréhensible
on est obligé de rajouter de nouveaux postulats et de l’alimenter – ce
qui fait que toute la pensée saine se met au service de la pensée morbide
– il y a un effet de spirale qui fait qu’au bout d’un certain temps, il produit
exactement l’effet inverse. Ce qu’il fait observer – un clivage qui va dans
le sens d’une inquiétude qu’on peut avoir face à ce type de « solution »
– c’est comme le dit Tausk:
« Nous
assistons ici évidemment à une phase du processus de dénaturation de l’appareil
qui perd morceau par morceau les signes distinctifs de sa forme humaine pour se
transformer en une machine à influencer typique et incompréhensible. C’est
ainsi que victime de ce processus disparaissent successivement les organes
génitaux et les membres. »[4]
Et
cette machine qui ressemblait à un corps finit par perdre ses morceaux. Et en
les perdant, c’est le narcissisme de Emma A. qui se dissout. Donc tout se passe
comme si l’appareil psychique projeté et expulsé perdait progressivement toute
consistance moïque.
Tausk
fait une autre remarque extrêmement fine : les persécuteurs qui au départ
étaient des personnes entières, ne sont plus que des entités fantomatiques,
ne sont plus que des personnalités mauvaises. Le persécuteur passe de la personne
à la personnalité. Ce qui compte n’est pas tellement que quelqu’un
tire les ficelles, c’est qu’on tire les ficelles et qu’on soit
méchant. Les persécuteurs sont identifiés sur un mode adjectival, ils ne sont
plus substantifiés comme étant telle et telle personne. Ça, je crois que c’est
une observation rusée. On distingue souvent dans la tradition française la
paranoïa de la psychose hallucinatoire chronique en disant que dans la paranoïa
(type Rousseau), il y a une « ligue » de persécuteurs bien identifiés,
tandis que dans la psychose hallucinatoire chronique, le persécuteur c’est
« on ». Or, on observe souvent un glissement d’une forme à l’autre.
La distinction, c’est en fait celle de la personne et de la personnalité.
Le glissement, qui est durci dans la clinique française, les théoriciens allemands
de la schizophrénie n’y ont jamais été sensibles, pas
plus que les britanniques d’ailleurs. Lorsque vous regardez comment ça se
passe, on voit des transformations d’imputations persécutives à une ligue de gens bien identifiés dégénérant
en quelque chose qui se dissout au fur et à mesure que le délire évolue. Donc
la psychose hallucinatoire chronique n’a jamais été une identité qui a reçu
un grand crédit, dans la tradition psychiatrique internationale, du moins
sur ce plan. Freud a fait une observation, quand Tausk
a lu ce texte, qui m’a beaucoup frappé :
« Au
cours de la discussion de ce travail à la Société Psychanalytique de Vienne,
Freud souligna en particulier que la croyance de l’enfant, telle que je
l’expose, à savoir que les autres connaissent ses pensées, prennent source en
particulier dans l’apprentissage de la parole car l’enfant avec le langage
reçoit les pensées des autres, et sa croyance que les autres connaissent ses
pensées apparaît fondée sur les faits, tout comme le sentiment que les autres
lui ont fait la parole et avec elle les pensées. »[5]
Cette
couche-là qu’en analyse, on touche difficilement sauf lorsque c’est vraiment
le sujet d’une interprétation explicite de l’analyste, que ce que la parole
est en train de dire n’est pas ce qu’elle dit, mais le propos et l’ensemble
des articulations sémantiques et verbales dans lequel il est né, c’est une
parole qu’on lui a fait qu’il est en train de croire moïquement être sa parole. Ça rappelle L’homme aux rats
puisque c’est cet homme qui lui dit que quand il était enfant, il croyait
que c’était ses pensées qui étaient lues en direct par ses parents. Ce que
j’aime dans cette idée, c’est que Freud a tout de suite vu qu’il fallait faire
très attention à ne pas traiter les pensées sans voir comment on pensait
les pensées. Et on pense les pensées toujours par l’entremise de quelque
chose qui est une introjection, c’est-à-dire que ce que nous avons comme pensées
pensantes, ce sont des introjections des pensées des autres, de leurs paroles
qui nous ont plongées dans le bain du langage. La réponse psychotique qui
consiste à entendre des voix, à sentir que les autres pensent ses pensées
et qu’il peut lui-même penser les pensées des autres, c’est une réponse qui
ne fait, avec une grande logique, que restituer le mécanisme direct de cet
apprentissage du langage. Sauf qu’il y a une couche qui apparaît me semble-t-il
bien ici, c’est celle de l’appareil à penser les pensées. Pouvoir penser ses
pensées, ça suppose qu’on soit équipé de quelque chose pour ça, sinon vous
pensez directement les pensées des autres. Ce qu’en quelque sorte Bion construit
avec sa machine à penser les pensées, c’est la formule lacanienne bien connue
selon laquelle dans la psychose le message vient de l’Autre « sous une
forme directe ». L’hallucination auditive fait venir du côté de l’Autre
ce qui est le contenu du désir du patient, et sous sa forme directe. Là, vous
avez la construction de cette couche intermédiaire dans laquelle un appareil
à penser est un appareil à avoir des pensées qui pensent ses pensées, au lieu
d’avoir de simples pensées. Et donc de quoi est fait l’appareil psychique ?
De pensées pensantes.
L’extrême
difficulté d’une interprétation, ce n’est pas de donner à quelqu’un des choses
à penser, c’est de lui donner des pensées pensantes, des pensées qui servent à
penser les pensées. C’est ça le point qui vaut aussi bien pour la névrose où on
peut dissoudre certains symptômes en intercalant dans la chaîne signifiante des
éléments qui la déplace. Mais ça vaut aussi pour la psychose. Lorsque j’introduis
« phénix » ou « bouche » avec le patient dont je vous ai
parlé, je ne fais rien d’autre qu’introduire une pensée pensante, une pensée
qui sert à penser les pensées. Notamment lorsque je lui dis que le phénix n’est
pas obligé de se poser toujours au même endroit. La façon dont s’introduit ici
une mobilité, si l’on détachait mon propos de son contexte psychanalytique,
c’est délirant ! C’est totalement en dehors du non sens, qu’on puisse dire
ça à un schizophrène. Si vous le prenez comme une pensée pensée,
et non pas comme une pensée pensante, vous avez entièrement perdu tout le
contenu de ce que c’est qu’une interprétation dans un délire schizophrénique, qui
consiste effectivement à augmenter la puissance de la machine à penser (schizophréniquement) les pensées, mais d’une façon qui va
être plus riche, et beaucoup moins asservissante pour le patient.
A : Comment
est-ce que c’est pris en compte par le patient ?
Pierre-Henri
Castel : Si déjà c’est pris en compte, tout va bien. Le patient incorpore
ce type d’interprétation. Le psychotique et le névrosé sont à cet égard dans le
même bateau ! Il n’y a pas de différence. La bouche, par exemple, donne au
patient quelque chose à visualiser, qui arrête les décharges d’angoisse,
l’avidité, l’envie compulsive d’acheter des DVD pornographiques,
le fait qu’il ait été absolument incapable de supporter ses séances sans
consommer des pâtisseries en quantité phénoménale avant de venir me voir, etc.
ça zippe la bouche de l’envie.
A : Mais dans
l’immédiat, ou…
Pierre-Henri
Castel : Oui, c’est instantané ! C’est comme la référence au phénix. Voilà
quelqu’un qui a pu disposer, sans qu’on sache pour combien de temps, d’un type
de rapport à sa propre destruction – il connaît des moments de mort psychique –
où il peut « penser » ça. Relativement, bien sûr. Il n’y a aucune
raison de croire que cette pensée pensante résistera au-delà de ce à quoi elle
permet de résister. Mais si bref que ce soit, c’est pour ça que je suis
partisan qu’on puisse de temps en temps s’occuper de ces malades très graves.
C’est parce que quand les gens ont une idée de ce que c’est qu’aller bien, on a
fait un grand pas non pas vers la guérison, mais vers une amélioration majeure.
Très souvent, ce sont des gens qui ont passé des années dans un égarement
total. Ne serait-ce que passer six mois un peu mieux, ça leur donne une idée de
ce que c’est, qu’aller un peu mieux. Et curieusement, il y a des processus de
réparation qui adviennent. Mais ça ne veut pas dire qu’on soit à l’abri de
tentatives de suicide ou de choses de ce genre. Ça fait aussi partie du choix
des gens. On n’est pas obligé de supporter ça… Mais parfois il y a des
phénomènes de réparation qui sont assez frappants. Mon patient a été très
frappé du fait qu’un phénix n’est pas obligé de renaître au même lieu. Mais
pour délirer dans le délire sans faire n’importe quoi, il faut une
compréhension intime de ce qui est en cause dans ce délire-là. C’est ça que
Bion apporte : des mots pour nommer dans quelle mesure (limitée) vous
pouvez justifier quelque chose d’aussi fou qu’une interprétation de ce genre.
C : Est-ce que ça
ne revient pas à être attentif au langage que parle le patient de façon à
parler la même langue que lui ?
Pierre-Henri
Castel : On peut dire ça, mais ce n’est pas exactement parler la même
langue que lui. C’est rendre sa langue parlante. C’est-à-dire désaturer les signes qu’il emploie en sorte que justement
ils puissent être mis en fonction au lieu d’être cet
espèce de ravage monotone qui coupe le flux vital et qui l’emporte là où les
significations l’emportent. Ça permet là où le patient délirait, qu’il puisse
penser avec son délire, par moment. Ça situe le point d’intervention
juste là. Et comme je vous dis, c’est exactement comme une cure de
névrosé : ça ne consiste absolument pas à enlever la souffrance psychique.
Ça consiste à équiper quelqu’un du moyen de mieux la tolérer.
Il
y a toute sorte de choses dans le texte de Tausk qui
sont à prendre ou à laisser, mais ce qui est intéressant c’est qu’on ne peut
pas lui reprocher d’être kleinien ! J’aime beaucoup ce texte parce qu’il a
cinquante ans d’avance sur les autres. Ce n’est pas pour rien que Freud a dit
que Tausk était le seul véritable génie qu’il ait vu.
A la fin du texte, il y a un passage où Tausk dit
ceci :
« La
machine à influencer peut correspondre à un stade psychique régressif au cours
duquel ce qui importe n’est pas l’opposition entre les sexes, mais uniquement
l’opposition entre libido objectale et narcissique. »
Tout
objet de quelque sexe qu’il soit, qui exige un transfert, est ressenti par le
sujet comme un objet hostile.
Je
crois que cela, c’est la première indication de quelqu’un qui a perçu que dans
ce mécanisme projectif, un monde d’objets nouveaux se construisait. Des objets
qui sont des objets partiels au sens kleinien, qui vont devenir des « objets
bizarres » au sens de Bion, qui font qu’à partir du moment où il y a cette
espèce d’expulsion de cet appareil à penser, sous une forme transformée
symboliquement, mise en pièce et en morceaux, confié à des poulies, des
chaînes, des individus, des lampes qui s’allument, des émissions de télé ou des
chansons que vous écoutez dans le poste, tout ça ce sont des morceaux de
l’appareil à penser, eh bien, l’effet direct c’est qu’on descend en dessous du
niveau de l’articulation entre masculin et féminin. Je ne vois pas d’autre
raison à l’écriture de Bion pour contenu et contenant : « ♂♀ ».
On atteint cette articulation dans la mesure seulement où l’on atteint aussi
celle des sexes, ou quelque chose qui en tienne suffisamment lieu. Désormais, donc,
la vraie question de la psychose est celle de l’objectal et du narcissique. Ce
n’est pas (pas encore) celle du rapport à la différence des sexes.
Ça,
c’est ce qui ouvre la voie au questionnement sur ce qui est
« préoedipien ».
Ce
qui évidemment pose la question de l’opposition entre les sexes, c’est ce qui
suppose la mise en place de l’Œdipe. L’Œdipe, c’est uniquement la mise en place de la différence
des sexes par le phallus, plus exactement, par l’identification de l’enfant au
phallus de la mère. Ce qui est rapporté ici, c’est le fait qu’on ne devrait pas
s’intéresser, comme les gens le faisaient à l’époque, à la manière dont les
grandes imagos oedipiennes circulent dans le délire — comme Bleuler avec ses
schizophrènes. Ce n’est pas ça qui est important. Ce qu’il faut penser, c’est
comment en deçà de cette circulation étrange, mythologique, bizarre des
signifiants œdipiens dans le discours schizophrénique, la façon dont ils sont
investis comme des objets suppose une mécanique dont on ne connaît pas les
rouages. Et c’est cette mécanique dont on ne connaît pas les rouages qu’il faut
reconnaître dans la machine à influencer le schizophrène. Qui n’est pas une
machine libidinale au sens de la libido post-œdipienne ou œdipienne, mais une
machine pré-œdipienne : celle de
l’investissement du corps propre sur les objets extérieurs.
*
Ça
me sert enfin de transition pour revenir à la troisième chose que je voulais
dire aujourd’hui, qui est ce que le second patient, celui qui est plus
paranoïde, m’avait apporté avec son histoire de mauvais œil.
Je
vous rappelle brièvement le point essentiel. Au bout d’un certain nombre de
séances, il était venu finalement déposer chez moi, mettre en dépôt une pensée
qu’il avait considérée comme salvatrice. Cette pensée salvatrice était une
chose étrange. Je lui avais dit qu’il clivait d’un côté un amour qu’il voulait
préserver pour de pures images de ses parents, et comme de l’autre côté il
sait très bien que ses parents ont manqué des « égards » les plus
élémentaires envers lui, qu’il a été littéralement traité comme un objet,
il ne peut pas penser les deux choses en même temps. Je lui ai dit alors que
ce qu’il doit peut-être alors envisager, c’est que la solution qu’il a inventé
quand il était gosse, solution admirable, celle du clivage – on continue
à aimer ses parents mais on se sent damné par le mauvais œil –, cette solution
est admirable, mais la question qui se pose à lui est de savoir, « maintenant
qu’il a grandi », autrement dit, maintenant qu’il peut la penser grâce
à l’analyse, s’il peut en inventer une autre. Et à ce moment-là, la réaction
extraordinaire du patient, vous vous rappelez, c’est de me dire : « Ce
que vous avez dit là, il faut que vous vous en rappeliez pour moi ».
Et il se lève alors, se met devant le miroir, et se recompose la position
des traits du visage, les rajustant, pour ainsi dire, comme d’autres rajustent
un vêtement. Avec la menace qui pesait, du retour persécutif
potentiel de ce « regard ». C’était donc là quelque chose qu’il
me fallait à la fois voir, mais qu’il ne me fallait pas regarder.
C’est
vraiment ça l’identification projective, c’est l’enjeu thérapeutique maximal
de ce type de chose, c’est-à-dire : comment faire pour contenir cette
pensée salvatrice que le sujet ne peut pas penser ? Il a cette déclaration
touchante : « Il faut que vous vous en rappeliez pour moi ! »,
qui est vraiment le fait de confier le soin de cette pensée à un autre appareil
à penser les pensées que le sien (simplement, n’est-ce pas, il peut au moins
penser qu’il y a en moi un tel appareil ; c’est le cœur de l’opération
thérapeutique). Voyez donc l’opération à laquelle il se livre, tout en la
conduisant en une monstration (un acting-out) de l’impossibilité à contenir,
lui, cette pensée, puisque ce qu’il fait finalement c’est de se mettre devant
le miroir et de recomposer au même moment son visage défait, en un mot, de
simplement conjurer imaginairement le mauvais œil dans sa source corporelle:
son propre regard.
Alors
je crois que ce qui m’importe beaucoup là, c’est de voir comment le mauvais œil
a été construit comme une cause.
Qu’est-ce
qui fait qu’on est là dans la persécution ? C’est qu’on est arrivé à
fabriquer une cause : le mauvais œil. Cet objet qui, me disait-il, l’a
hanté toute sa vie, qui l’a empêché de s’épanouir. Ce cas nous montre le stade
incipiens de la paranoïa, c’est-à-dire le moment où
vous avez une imputation causale qui porte sur un objet qui est déjà malveillant,
mais avant la constitution bruyante, persécutive, du monde comme une
immense machination tournée contre lui pour le faire échouer, lui faire du
mal, suscitant les fameuses réactions agressives du paranoïaque. Vous voyez
en quelque sorte dans sa trame la plus fine, le besoin de causalité paranoïaque.
Ce besoin de causalité qui se déploie comme invention d’un mauvais objet à
l’intérieur duquel, de façon spectaculaire, le surmoi archaïque, l’œil de
haine, est encapsulé dans un endroit qui permet justement d’arracher le mauvais
œil du visage de la mère pour ne garder de cette dernière que cette femme
« au regard perdu », me disait-il, qui n’a jamais été capable de
simplement savoir ce qu’il faisait.
C’est
un bon moyen d’examiner ce qui se passe lorsque vous assistez au déclenchement
d’une psychose. Comment peut-on penser psychanalytiquement le déclenchement
d’une psychose ?
Ce
que Bion a fait, c’est la chose suivante : c’est de dire que nous
devons nous arracher, le plus radicalement possible, à l’animisme de
la cause, au sens de Comte. C’est-à-dire que nous devons penser que notre
appareil à penser les pensées nous permet de penser sans la cause.
Il nous permet d’être tout à fait non paranoïaque. Ça consiste à prendre au
sérieux d’une manière sidérante la fameuse expression de Freud : « J’ai
réussi là où le paranoïaque a échoué », et qui est d’arriver à
guérir la pensée de la croyance en la cause. Et le moyen qu’il emploie, c’est
de réfléchir aux raisons philosophiques, épistémologiques, pour lesquelles
nous ne sommes pas obligé d’avoir recours au concept de cause, et qui nous
font comprendre conceptuellement à quoi la notion de cause et donc l’ensemble
du système causal qui impute la responsabilité à des agents intentionnels
de la persécution, de comprendre comment il est cousu à l’intérieur même des
pensées, et comment la puissance de l’appareil psychique qui crée l’art, la
religion et la science, permet de nous en arracher.
Ça
va loin, puisque la première chose à laquelle il pense, comme il est
britannique, ça consiste à en appeler à être humien et à dire que la notion de
causalité n’est rien d’autre qu’une erreur métaphysique, et plus même qu’une
erreur métaphysique, puisque ce que nous montre la paranoïa, c’est que c’est un
délire de penser la cause. La cause est quelque chose qui a une
apparence, par transposition, d’objectivité scientifique et explicative alors
que c’est un concept purement moral et juridique, qui est étroitement lié à la
notion de responsabilité. Lorsque le paranoïaque déclare qu’il fait quelque
chose parce que la télé lui dit de le faire, le type d’explication animique
qu’il donne là, c’est de dire « le responsable est celui qui me parle dans
le téléviseur ». Il le présente toujours comme quelque chose qui efface la
réalité morale du surmoi archaïque qui prononce l’injonction délirante.
Qu’il efface dans une reconstitution d’un monde qui a l’air d’être le monde
ordinaire.
Ce
qui est troublant, c’est que Bion dise, d’une part, qu’il faut arriver, en
s’appuyant sur l’élimination dans l’épistémologie moderne de la cause, à penser
que ce n’est pas du tout un modèle ou un concept nouveau qui nous permettra de
nous passer de la notion de cause (telle qu’elle existait dans la mécanique
classique, par exemple), mais que c’est une capacité à penser qui, par exemple,
remplacera la cause par la probabilité, et qu’un appareil psychique doit être
capable de penser sans la cause pour être capable de se confronter sans
être submergé par l’imputation de causalité que fait le paranoïaque. En même
temps, et c’est ça qui est paradoxal, il considère qu’il y a une certaine forme
de causalité qui existe vraiment, et que ce qu’un paranoïaque comme mon jeune
patient qui parle du mauvais œil, ce dont il parle, ce n’est pas d’une cause,
c’est au contraire d’une fuite devant la « vraie » cause. Et
la vraie cause, c’est le « manque d’égard » des parents qui se
transforme en cet espèce de « regard noir », de trou – j’essaie de
parler de façon à vous faire sentir ce qu’est la présentification de l’absence
dans l’imaginaire – devient un regard tuant, un regard destructeur, par une positivation du manque en quoi consiste le manque d’égard qui
façonne l’objet qui est considéré comme une cause.
Vous
verrez comment Bion se débat avec ce problème dans Transformations[6].
Il y fait remarquer que ce que cherche le paranoïaque avec son besoin de
causalité, c’est, à défaut de pouvoir conserver l’omnipotence, de projeter
l’omnipotence, c’est-à-dire de mettre dans cette cause persécutive la même
omnipotence qu’il ne peut pas garder pour lui-même. Il la transfère de l’autre
côté. C’est donc complexe, puisqu’il dit qu’il nous faut réussir à penser sans
la notion de causalité, et une fois qu’on a pensé sans la notion de causalité,
il nous faut être capable de comprendre pourquoi la causalité est utilisée de
cette manière-là dans le cadre de la projection paranoïaque chez les patients
paranoïaques. C’est ça l’extrême difficulté de la chose.
Je
vais m’arrêter là.
J’avais
prévu de vous raconter l’histoire de la causalité dans la métaphysique et la
science occidentale en dix minutes…
Je
voudrais à la place souligner à nouveau ce que j’adore chez Bion :
l’extravagance du propos ! Lorsque je vous disais que le psychanalyste
ne peut pas être un faux savant, ce n’est pas du tout pour des raisons de
convention sociale. C’est pour des raisons de fonctionnement psychique. C’est-à-dire
que Bion finit par dire que le recours à Poincaré, à l’analyse de la causalité
dans les lois de la nature, à l’élimination de la causalité avec la théorie
des champs avec la relativité, etc., c’est un type d’achèvement de l’esprit
humain qui sur la grille vous indique réellement à quel point on peut arriver
jusqu’à la ligne G, le système déductif des sciences, jusqu’à la ligne H, la
formalisation, et que c’est un dispositif qui est ouvert et construit à partir
des Formulations sur les deux principes, c’est-à-dire de cette espèce
de construction combinatoire de l’augmentation de la capacité de l’esprit
humain de produire en se développant dans son processus de growth,
de croissance, l’ensemble de ces réalités. Mais quand il dit ça, ce n’est
pas la science en général. C’est la science telle qu’elle existe. Ce n’est
pas « la scientificité de… », c’est la
science telle qu’elle existe et en particulier la science telle qu’elle résout
progressivement le problème de l’élimination de la causalité, et réussit comme
ça à se débarrasser des infiltrations imaginaires morales, finalistes, qui
contaminent la notion de causalité et l’empêche de jouer son rôle dans la
notion d’un authentique système scientifique.
Ce
que j’avais prévu de faire, c’était de montrer comment il y a une réflexion
appuyée – et je suis étonné quand je lis les commentateurs de Bion car ils
n’ont manifestement jamais lu les auteurs que cite Bion et ne prennent pas au
sérieux la dimension d’épistémologie qu’il y a chez Bion, et qui fait que c’est
une genèse de la connaissance à laquelle pense Bion. Comment les connaissances
scientifiques arrivent à de plus en plus d’abstraction ? Comment un tel
effort épistémologique peut-il être intrinsèquement requis dans la formation de
l’analyste ? Pour Bion, il y a aucun problème : ce ne sont pas là des
modèles scientifiques pour rendre la psychanalyse scientifique, c’est votre
équipement mental lui-même qui vous permet de considérer avec calme l’usage
délirant de la causalité qu’il y a dans la paranoïa, et de comprendre comment
et de quelle manière c’est construit comme ça. Vous verrez que c’est
vertigineux ; car c’est vraiment une réflexion sur l’induction et la
déduction, sur Poincaré, sur ce que c’est qu’un système déductif nomologique.
Ça repose sur une compréhension tout à fait réelle de l’évolution des considérations
sur la causalité à partir de Malebranche et de Hume, etc., et ça n’a rien à
voir avec des lectures qu’il aurait utilisées comme lorsque vous en avez
l’impression quand vous lisez des commentaires britanniques, parce que c’était
sa « culture » ou des choses banales de ce genre !
Et
j’y vois deux choses. La première est de nous inciter à faire attention à nous
garantir d’un type d’intervention qui est celle du bon sens apparent à l’égard
de la paranoïa, qui est de dire : voilà, vous croyez que c’est ça la cause
de ce qui vous arrive, mais moi j’ai une autre cause (tellement plus
raisonnable) à vous proposer. C’est irrésistible de faire ce genre de choses,
n’est-ce pas ? Quand nous faisons cela avec les paranoïaques, en dehors du
fait que c’est d’une efficacité absolument nulle, nous trahissons que nous
sommes tout autant victime que le paranoïaque de la croyance en la causalité.
Ça permet donc d’introduire un autre espace d’action dans le rapport avec le
paranoïaque qui n’est pas celui de dire que ce n’est pas la cause qu’il croit,
mais d’essayer d’indiquer un autre espace d’action qui permet de penser l’ordre
des pensées du patient, sans lui proposer une meilleure cause, c’est-à-dire
sans vouloir lui proposer notre paranoïa normale à la place de sa paranoïa
pathologique, ou notre système animique à nous, consolidé par la forme du moi
qui est la nôtre, à la place de son système animique à lui.
C’est
le premier point.
La
deuxième chose, c’est ceci : qu’est-ce que nous échouons à faire quand
nous échouons à argumenter avec lui et à proposer aux fous une meilleure cause
à leur état, que celle qu’ils ont trouvée pour eux-mêmes, et bien souvent
avec des raisons bien plus puissante que celle que nous pouvons avancer contre
eux ? C’est que nous n’avons pas à leur donner à penser d’autres pensées,
mais justement précisément à créer autre chose dans la paranoïa que le recours
à la causalité comme pensée pensante. Voyez la perspective qui s’ouvre !
C’est d’équiper un paranoïaque d’une autre pensée pensante que celle du recours
à la causalité. Qu’est-ce que ça peut être ? C’est une question. Mais
c’est beaucoup plus insidieux, parce qu’effectivement, nous vivons de façon
complètement superstitieuse et animique, ordinairement. Nous utilisons le
vocabulaire de la causalité, en le transportant du registre moral qui est
celui du surmoi, de l’imputation, de la responsabilité, à celui de la perception
et du principe de réalité. En essayant de nous décoller de cela, la question
qui se pose est : que pouvons-nous proposer d’autre ? Ce qui pose
le problème délicat de savoir comment une paranoïa peut être pensante ?
Comment rendre « pensante » une paranoïa ? Le fait qu’un certain
nombre de grands paranoïaques aient été par ailleurs de très grands savants
par exemple, tel Cantor, c’est intéressant, à cet égard. Comment certains
paranoïaques réussissent-ils à penser avec leur paranoïa?
Je
vous laisse sur ce point, mais je crois que le contre-transfert est extrêmement
puissant devant la paranoïa, car en réalité, nous pensons que nous, nous
savons que ce que croit l’autre de la cause est faux. Nous pensons que
nous savons cela. Nous pensons que s’il est persécuté, ce n’est pas du tout « à
cause du voisin », qui fait du bruit, pue, etc. On est souvent surpris d’apprendre
que le voisin fait effectivement du bruit ! Car on peut être paranoïaque
et avoir raison ! C’est toujours troublant de s’en rendre compte. C’est la
même chose pour l’hypocondrie : qu’est-ce que vous en savez, que le type ne
sent pas quelque chose dans ses organes ? Le point est donc de ne pas lui
opposer une autre causalité. L’extrême difficulté, c’est ça : qu’est-ce
qu’augmenter la puissance de pensée d’un paranoïaque, de sorte que sa paranoïa
puisse être par certains égards « pensante » ?
B : Qu’est-ce
qu’il faut utiliser comme éléments pour le faire penser ?
Pierre-Henri Castel :
Je n’en sais rien, mais il me semble que – c’est pour ça que je vous ai apporté
un cas de début, l’histoire du deuxième patient – au moment où ça se noue,
on peut faire quelque chose, et qu’on peut faire quelque chose d’interprétatif.
Ce que je vous dis là, c’est une hérésie. C’est-à-dire que si vous connaissez
Lacan, c’est la dernière chose à faire que d’interpréter les débuts de paranoïa.
Mais c’est ça qui est intéressant avec Bion : tout à coup, on voit pourquoi
des gens pensaient qu’on le pouvait, sans être irresponsables à l’égard des
malades. Mais une fois que la paranoïa s’est installée, je crains fort qu’on
soit dans le mécanisme si caricatural de la « machine à influencer », qui,
plus elle est incompréhensible, plus elle appelle d’explications délirantes.
Là on ne peut plus arrêter cet emballement. Il y a des moments où on ne peut
que probablement aiguiller la chose dans une autre direction. Parfois, ça
peut être une chose simple, mais qui est si remarquable dans un grand nombre
de psychose, c’est que quand vous avez été là au bon moment, ils reviennent
vous voir. C’est un constat. Ils reviennent vous voir, parce qu’à un moment,
il y a eu l’idée que vous, on vous a confié quelque chose. Quand un
paranoïaque vous confie ses écrits, il vous confie parfois, en fait, sa machine
à penser ses pensées. Et il reviendra la rechercher !
A : ça relève de
la consigne en fait.
Pierre-Henri Castel :
oui, exactement. Il part avec le jeton de la consigne, qui opère comme un
talisman. « Consigne », en allemand de gare, ça se dit Aufhebung…
[1] W.R. Bion, Transformations, trad. franç., pp.135-136.
[2] Parenthèse : on a reproché à Lacan de se tromper sur Freud en lui objectant : « le travail du rêve ne pense pas ». Bion tire de ces embarras : avec lui, on distingue les pensées pensantes des pensées pensées. Assurément, le désir n’est pas la pensée du rêve au sens du vœu ou de la pensée pensée. Mais c’est la pensée du rêve au sens de la pensée pensante, et même machinante, soit de l’appareil pensant les pensées, dont le rêve exhibe les rouages.
[3] Tausk, p.186.
[4] Tausk, p.192.
[5] Tausk, p.195.