Bion | Lacan

9ème séance (16 mai)

 

 

Il m’a donc été confirmé que j’allais postfacer les derniers articles de Bion, et je lis donc pas mal de littérature sur lui. Je suis frappé par le fait que ça ne ressemble absolument pas à ce que je vous raconte, parce qu’en fait, ce que les psychanalystes ont retenu de Bion, c'est la difficulté à se figurer de quoi il parle, et leurs commentaires sont avant tout une tentative de fournir des exemples psychologiques compatibles avec les descriptions de Bion. Ça leur paraît manifestement tellement fou par son abstraction, que l’idée est, comme en logique, de penser par modèle, et, en quelque sorte, d’ajuster au texte des cas cliniques de manière à ce que ça ressemble à des instanciations des concepts de Bion. On ne fait donc pas du tout travailler ce que Bion se proposait faire travailler, c’est-à-dire cette expansion de la logique de la psychanalyse. On essaye juste avec beaucoup de prudence de tâtonner pour voir « ce que ça pourrait bien vouloir dire ». Donc, tout ce que j’ai fait cette année, qui consiste à prendre au sérieux l’idée que c’est une productivité originale que Bion essaie de dégager à l’intérieur de la psychanalyse, dès la construction de la grille, par formalisation du travail sur le texte de Freud sur la Formulation des deux principes, tout ça est complètement laissé de côté ! Ça n’est pas pris au sérieux dans sa générativité ! Or, il me semble et j’y reviendrai en concluant la prochaine fois, que ça n’est justement troublant, ce que raconte Bion, qu’à partir du moment où la générativité des concepts psychanalytiques mis en œuvre a pour visée directe de modifier notre appareil psychique, en sorte qu’on puisse pleinement se confronter à ce qu’il y a de plus fou, notamment dans la production psychique psychotique, à ce qui est suscité par la position schizoparanoïde.

Je vais alors reprendre la formule que j’ai employée la dernière fois parce qu’elle me plaît beaucoup, et parce que c’est celle qui montre le mieux où on essaie d’aller, qui est la formule de Lacan, selon laquelle la psychanalyse est un délire dont on attend qu'il donne une science. Je crois que ce n’est pas du tout une chose qu’on peut affirmer ailleurs qu’entre analystes, et en même temps, c’est ce qu’il y a de plus stimulant dans la psychanalyse : reconnaître le caractère délirant de ce qu’on fait quand on manipule les mots comme ça, avec cette tension extraordinaire que c’est néanmoins quelque chose qui aspire à devenir science.

*

Je vais ce soir me concentrer d’abord sur l’analyse de la causalité dans l’association paranoïaque, c’est-à-dire ce sur quoi je m’étais arrêté : le patient « au mauvais œil » dont je vous ai parlé, qui construit cette causalité délirante, cette cause qui est chez lui articulée à un objet bizarre – le bizarre bit, le « morceau bizarre » en français – qui présentait cet intérêt que, lorsque j’observe le déclenchement de sa psychose, nous ne sommes pas encore au moment où le monde va être reconfiguré et repensé comme menaçant. Nous sommes juste avant. Nous avons déjà tout ce autour de quoi le monde va devenir le monde paranoïde de la persécution, c’est-à-dire déjà ce mauvais œil, qui est la cause mauvaise du vécu d’inconsistance radicale qu’il exprime dans la formule « je ne suis rien sous ma peau ». Mais on se tient cependant sur le seuil de la psychose avérée, avant qu’on ait des regards dans la rue, des mouvements de main des passants qui signalent la persécution, des voix qui arrivent de partout, et éventuellement des vécus somatiques qui viennent comme ça bien au-delà de la sphère du regard, mais dans toutes les autres sphères – tactiles, visuelles – détruire le monde et le recomposer. Autrement dit, avant que ce qui est encore contenu dans le dispositif de clivage dans lequel le mauvais œil est l’œil enlevé, arraché, énucléé du visage de la mère, de façon – par clivage – à garder d’un côté l’imago maternelle bonne, et de l’autre ce manque absolu « d’égard » qui l’a réduit à la position d’objet, avant que ce clivage ne devienne la grille générale d’interprétation du monde est le résultat d’une machination, c’est-à-dire d’une projection en dehors de son propre appareil à penser les pensées – de manière telle que lorsque les paranoïas sont constituées, ça les rend intraitables.

Ce que je vais essayer de faire, c’est donc de reprendre cette histoire en voyant quelle conception de la psychanalyse et de la clinique de la paranoïa, peut éclairer ce qu’on fait devant de telles formations délirantes. Et je vais essayer de l’articuler à quelque chose qui est plus difficile, et j’ai repéré cela, soigneusement contourné par les commentaires anglo-saxons que je lis, et qui est ce à quoi Bion attachait une importance supérieure : l’idée de remplacer la distinction conscient / inconscient, par la distinction fini / infini.

Comment Bion s’y prend-il pour penser ce problème de la causalité, problème qui spécifie comme je vous l’ai dit la dernière fois la paranoïa dans le champ des psychoses, et qui est le besoin de causalité ? Le besoin de causalité, c’est ce qui distingue les schizophrénies des paranoïas. Comment Bion s’y prend-il pour penser cela ? C’est une réponse qui est épistémologique, et c’est évidemment cela qui fait reculer d’effroi les commentateurs purement psychologues de Bion. Quand je dis que sa réponse est épistémologique, je le dis en jouant sur les mots. Puisque comme vous le savez, epistemology en anglais n’a pas la même signification qu’épistémologie en français. L’epistemology en anglais, c’est la théorie du savoir. Avoir une épistémologie, c’est avoir une certaine conception de ce que c’est que la connaissance, la croyance, la certitude, etc. Ce n’est pas exactement ce que nous appelons l’épistémologie, qui est en général ici la philosophie des sciences, la méthodologie. Simplement, son épistémologie – c’est pour cela que je suis assez fondé à jouer sur les mots – est une épistémologie qui est étrange pour des psychanalystes français, formés à cet espèce d’esprit philosophique que Lacan a mis dans la psychanalyse en France, c’est que ça ne repose pas du tout sur les mêmes présupposés philosophiques que ceux de Lacan. En effet, Bion est humien. C’est un empiriste. C’est absolument essentiel. Ce n’est pas du tout quelqu’un qui s’inscrit dans la perspective logicisante de la psychanalyse telle que Lacan l’a élaborée. Pourquoi est-il important qu’il soit humien ? La philosophie moderne, dans la tradition intellectuelle britannique, commence avec Hume pour une raison simple, c’est que Hume ruine la notion métaphysique de causalité. La cible de Hume, et aucun des philosophes post-humiens ne s’y est trompé, c’est d’abord la causalité – c’est aussi l’identité, mais pour des raisons que je ne vais pas aborder aujourd’hui. Autrement dit, lorsqu’il s’agit de penser le besoin de causalité paranoïaque, pour le penser, c’est-à-dire pour pouvoir faire sans la chose, pour ne pas être dedans, il faut apprendre à penser sans la cause. Et la solution bionienne, et je crois qu’il en est conscient même s’il ne le dit pas car c’est moi qui l’ajoute, c’est d’être le Hume de la psychanalyse. C’est-à-dire celui qui, en montrant les racines et les sources du besoin de causalité, va nous apprendre à entendre ce besoin de causalité sans être pris par le besoin de causalité.

Vous allez voir qu’il y a beaucoup d’aspects à retenir ici.

Le premier, qui est très simple et très clair, c’est qu’il reprend une analyse classique selon laquelle la cause est d’abord un concept moral et juridique. Fondamentalement, c’est un concept moral et juridique, qui recouvre le champ de la responsabilité, le champ de l’imputation. Autrement dit, tout ce que la psychanalyse nous a appris à rapporter au surmoi. S’il y a de la causalité, et si nous délirons avec la causalité, c’est une manière de mesurer où et comment s’exerce sur nous l’empire du surmoi. Et comment justement cet empire du surmoi envahit l’espace de la perception, nous faisant penser des causes dans l’ordre de la réalité sensorielle, puis dans le raisonnement, dans l’explication, dans le besoin de justifier, etc. Partout, de la cause, croyons-nous. Ce surmoi archaïque, et ce sont des choses qu’on peut très bien penser en étant simplement kleinien, en amont, je veux dire, de la juste intelligence du besoin de causalité dans la paranoïa, ce surmoi, c’est tout simplement quelque chose que Bion interprète comme le désir de maintien de l’omnipotence, de la toute-puissance, par un moyen projectif, autrement dit, dans l’ordre du monde, au moment précis où le sujet fait l’expérience de sa plus totale aliénation et déréliction. La causalité est toujours un moyen, et évidemment, la causalité délirante va être le moyen délirant lui-même, de maintenir de façon projective l’omnipotence. Si on ne peut pas la maintenir en soi, on la maintient hors de soi, et notamment dans ces créatures extraordinaires du délire paranoïaque, qui sont les dieux de Schreber, qui tirent les ficelles du monde et par un pouvoir absolument délirant distribué dans la foule, dans la masse, etc., manipule les ficelles d’un sujet réduit à un pantin, mais dont la toute-puissance n’est que la projection de l’omnipotence du sujet lui-même. Penser les choses ainsi, ça représente un acquis. Cet acquis, c’est de rompre avec quelque chose qui nous est absolument irrésistible, et qui montre à quel point notre compréhension, notre explication ordinaire du monde relève elle aussi d’une sorte de paranoïa [1] .

Il est bien connu qu’il est complètement inutile de dire à un paranoïaque que ce n’est pas à cause de ce qu’il croit que les choses se passent ainsi – ce n’est pas à cause de la malveillance du voisin, ce n’est pas à cause de la machine infernale située dans l’immeuble d’en face et qui darde ses rayons sur ses organes génitaux provoquant les troubles dont il vient se plaindre –, qu’il est malade. Ce n’est pas à cause de cela, parce que c’est simplement qu’il est angoissé, ou qu’il exagère, etc. Car on remplace, ce faisant, des causes par d’autres causes. Or nous avons énormément de mal, devant ce que nous appelons la paranoïa, à renoncer nous-mêmes à un contre-système causal que nous opposons à ce que nous appelons la cause délirante en jeu dans la folie de celui qui vient se plaindre. Ça ne sert donc à rien du tout d’essayer de dire à un paranoïaque que ce n’est pas à cause de ce qu’il croit que ces phénomènes se passent. Simplement, on a l’impression que c’est une sorte de résistance, comme si l’autre n’arrivait pas à renoncer à une fantaisie qui lui plaît. Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit ! C’est que la manière dont l’appareil psychique du paranoïaque est construit ne lui rend absolument pas possible de faire fonctionner autrement ses pensées. D’autre part, ça nous montre bien que nous ne savons pas non plus à cause de quoi l’autre délire. Je veux bien qu’on dise à une personne qui souffre d’hypocondrie : « Vous n’avez rien ! Vos organes sont en parfait état, ce n’est pas à cause de ce que vous supposez dans votre foie, votre oreille interne, votre rétine, etc., que vous sentez telle et telle douleur ». Parce que objecter cela, c’est tout simplement essayer d’imposer notre système de régularité causale, système dont nous ignorons pourquoi il devrait être le bon, à un système de régularité, d’enchaînement dont nous supposons qu’il est fou. Ce que Bion nous appelle à faire, c’est justement de ne pas répondre en miroir au besoin de causalité paranoïaque. Si vous réfléchissez, c’est difficile, devant le besoin de causalité paranoïaque, de ne pas dire : « non, ce n’est pas la bonne cause, vous vous trompez de cause ! » Si l’autre a ce besoin de causalité, c’est parce qu’il est organisé de manière telle qu’il ne pourra pas s’en sortir autrement. Il y a là quelque chose qui consiste à ne pas aller en miroir contre le délire paranoïaque.

Je vais donc essayer deux choses. D’abord, je vais essayer de déblayer l’arrière-plan épistémologique qui fait que Bion pense que nous avons les moyens non seulement intellectuels, mais bien psychiques, de penser sans la causalité. Et deuxièmement, de voir comment il applique mutatis mutandis l’analyse de Hume sur la causalité à la psychanalyse. Hume remplace le lien causal par un lien d’habitude – c’est parce que j’ai l’habitude de voir les événements se succéder dans le temps, que je considère que l’un est la cause de l’autre – et ce qui y correspond trait pour trait chez Bion, c’est l’idée de remplacer la causalité paranoïaque par l’idée de « conjonction constante ». C’est une conjonction constante dans laquelle il n’y a justement pas de lien causal au sens métaphysique. Or, cette notion de conjonction constante n’est pas simplement empruntée à Hume – c’est la partie la plus difficile de mon travail, dont je ne suis pas du tout sûr –, elle s’appuie aussi sur la conception des probabilités de Poincaré, et sur la notion de champ dans la physique moderne. Et non seulement ça, mais en plus, comme Bion est vraiment un lecteur de Poincaré extrêmement fin – chose que je n’ai pas trouvée dans la littérature anglo-saxonne alors même que Bion ne cache nullement ses sources –, et ça a beaucoup d’importance pour comprendre l’intuition et l’invention en psychanalyse, deux opérations sur lesquelles Poincaré, encore une fois, a dit des choses étonnantes. Il en ressort du coup un peu plus de lumière sur ce le type de modification de l’appareil psychique qui rendrait possible d’entendre le délire psychotique.

Voilà pourquoi si je suis parti de « la psychanalyse est un délire qui aspire à devenir une science », cette formule de Lacan, j’essaierai de vous faire entendre en quel sens Bion peut lui aussi très bien dire, comme Freud, « j’ai réussi là où le paranoïaque a échoué ». Car pourquoi cette formule, « réussir là où le paranoïaque échoue », a-t-elle une valeur organisatrice pour la structure conceptuelle de la psychanalyse ?

Bion – ça va être mon premier point – est quelqu’un qui écrit dans les années 50 à un moment où pour quantité de raisons, tout le monde prend conscience qu’on est entré dans un âge de la science et de l’explication dans lequel on va faire sans cause. Toutes les épistémologies d’après la deuxième guerre mondiale, sont des épistémologies, si j’ose dire, « post-causales ». Ces épistémologies post-causales renvoient, je crois, à l’accomplissement par le néo-positivisme logique qui est à l’époque la norme de la philosophie des sciences, chez Hempel, chez Nagel, et chez Braithwaite qui avait publié en Angleterre en 1952 un livre qui s’appelait Scientific Explanation qui reprend les grandes thèses de Carl Hempel sur l’explication scientifique. Pourquoi est-ce du néo-positivisme logique ? Parce que c’est l’accomplissement de la conception qu’a Auguste Comte de la causalité et de la loi, selon laquelle on remplace la vieille notion métaphysique de causalité par des systèmes de relations. Autrement dit, la science détermine les lois qui relient les phénomènes entre eux, et laisse entièrement de côté les causes qui feraient que les phénomènes agissent les uns sur les autres. La science se contente d’indiquer les lois, les raisons qui relient entre eux les phénomènes en indiquant des variations quantitatives formulées dans un langage mathématique, et elle renonce totalement à penser la représentation de la cause sous la forme d’une force qui ferait que tel corps pourrait agir sur tel autre. En effet, depuis le début du 20ème siècle – le néo-positivisme logique émerge après la deuxième guerre mondiale dans le contexte de la constitution de la mécanique quantique –, les objets reliés par des lois sont d’une telle nature que même leur identité devient impossible à se représenter de manière mentale – les atomes, les électrons, les particules, et de plus en plus les quantas – on est totalement en dehors de l’imaginaire newtonien qui s’applique à des planètes, à des corps de l’univers macrophysique, dans lequel il y avait la possibilité de se poser la question de savoir comment les planètes par exemple pouvaient influencer à distance les unes sur les autres. C’est la fameuse question de Leibniz : comment les planètes savent comment elles doivent se situer les unes par rapport aux autres ? La relation causale, en ce sens extrêmement intuitif où vous pouvez utiliser le vocabulaire de la cause, du parce que, le vocabulaire des substances qui sont en relation d’interaction causale les unes avec les autres, perd tout poids, et bien évidemment d’autant plus que les véritables relations qui existent entre phénomènes ne se formulent plus sous la forme traditionnelle de la dynamique et des équations différentielles, mais en termes de probabilités. Et avec ces probabilités, le deuxième mode d’explication auquel on pense, c’est à la notion de champ. C’est-à-dire que ce sont des espaces à l’intérieur desquels sont définis des métriques, des relations, etc., et tout cela en particulier pour tout ce qui est électrique, au niveau subatomique, est dès les années 30 avec la nature ondulatoire et corpusculaire de la lumière, entièrement contre-intuitif par rapport à l’univers de la mécanique classique. Je rappelle que Poincaré est le dernier mécanicien classique. C’est-à-dire que dans ses cours au Collège de France, c’est lui qui a mis la dernière main à l’explication newtonienne du système solaire. C’est assez rare en histoire des sciences, mais il y a une clôture, chez Poincaré, de la mécanique newtonienne dans laquelle la totalité des équations permettant de calculer les positions des astres par rapport au soleil a été déterminée.

Qu’est-ce qu’il y a de fou chez Bion et qui est si merveilleux ? C’est que Bion est impitoyablement sérieux avec cela. Il pense que si la science est capable de penser sans la notion de cause, si elle est capable de penser des distributions probabilistes, si nous sommes capables d’avoir une idée aussi extraordinaire que celle de champ, alors l’appareil psychique n’est pas lié aux grands mythes causaux, il n’est pas enfermé dans une explication de l’ordre du monde qui va être tout simplement le mythe causal par excellence, qui est le mythe d’Œdipe, enfermé à l’intérieur de cette imputation morale de la responsabilité de l’action, de cette logique de la culpabilité – qui fait quoi ? – qui fait que nous projetons de notre espace psychique moral sur le monde en interrogeant la responsabilité des différentes forces de la nature dans le mouvement des corps. C’est-à-dire que nous pouvons aller plus loin que la rangée C de la grille, ou que la rangée D. Nous pouvons aller vers des concepts de plus en plus abstraits vers des systèmes scientifiques, et ultimement vers des systèmes déductifs. « Système déductif » est une expression qu’il emprunte à Braithwaite et aux néo-positivistes logiques. Braithwaite est si vous voulez le Hempel des anglais. C’est l’idée que nous pouvons nous contenter de purs systèmes de relation sans aucunement avoir besoin de projeter à l’intérieur de ces systèmes de relation des relations d’imputation causale.

Ça, c’est la première des conséquences : la rangée H, le système algébrique entièrement déductif peut effectivement – l’esprit ou le psychisme humain est équipé pour cela – figurer à l’horizon de ce que c’est que le développement le plus complet de notre psychisme. Ça repose sur une idée très simple, partagée par tous les néo-positivistes logiques, qu’il faut remplacer l’explication dite causale par l’articulation purement formelle entre ce qu’on appelle un explanans et un explanandum. L’explanandum est la chose qui est à expliquer, et l’explanans est ce qui est l’explication de la chose. L’explanans doit avoir la forme d’une proposition universelle, d’une généralité bien construite qui est une loi de la nature. Et si nous avons mis en relation correctement l’explanans avec l’explanandum, la loi de la nature présentée sous forme d’une proposition universelle avec l’ensemble des données que nous avons rassemblées, nous avons fait le travail de ce qu’est une explication scientifique. Voyez donc que c’est en quelque sorte la radicalisation de la fameuse thèse kantienne selon laquelle on dépasse le point de vue métaphysique du rapport de la cause à l’effet dans l’indication d’une loi de la nature qui est une généralité qui construit toutes les relations possibles. Le modèle est donc qu’il y a symétrie formelle entre l’explanans et l’explanandum.

La deuxième conséquence qui vous fait comprendre ce qui est en cause dans la rangée H de la grille, c’est qu’à partir du moment où vous êtes dans la perspective d’avoir un système déductif, le problème est de savoir comment vous concevez l’explanans. C’est-à-dire quel est le pouvoir de l’esprit humain – c’est un problème classique ! – de faire des hypothèses universelles ? D’où vient la maxime universelle dont je me sers comme hypothèse, que je teste empiriquement, et dont je cherche à savoir si elle est corroborée par les données dont je dispose. C’est la question popérienne, tout simplement ! A un moment, il faut supposer une capacité créatrice de l’esprit humain – vous connaissez cette fameuse thèse de Popper – parce que nous n’arrivons pas aux lois de la nature en généralisant les cas particuliers, nous pensons cette loi de la nature sous la forme d’un énoncé universel qui doit répondre lui-même à un certain nombre de contraintes – en particulier, il doit être falsifiable, ce ne doit pas être une hypothèse dont on est sûr qu’elle marche à tous les coups ! – et c’est cette hypothèse universelle qui est confrontée aux faits. Ça, ça pose un problème qui est très important, qui est bien montré par Popper dans le cadre de ses réflexions épistémologiques : d’où vient à l’esprit humain cette capacité d’accéder directement à de l’infini ?

On dit toujours que le positivisme logique est ennuyeux car tout y est aplati au dernier degré, que c’est d’une sottise effrayante. Ce n’est pas vrai du tout ! Ce sont ceux au contraire qui sont capables de cerner le vrai problème de la métaphysique du sujet dans l’histoire de la pensée, qui est la capacité du sujet à produire des énoncés universels. Comment est-ce que quelqu’un peut faire des conjectures universelles ? D’où vient la capacité à penser la « relativité générale » ? Ça suppose une théorie de l’induction, et ça suppose une logique de la découverte scientifique. Et ça suppose en particulier quelque chose qui dans l’histoire de la philosophie des sciences est un peu loin encore que ce soit facile de montrer que c’est très près, c’est la question de savoir comment il y a induction. Comment peut-on réussir à former des hypothèses du pouvoir intuitif de l’esprit, et de quelque chose qui n’est pas moins important, c’est que pour tous ces positivistes logiques, la créativité de l’esprit est incompressible, inéliminable. En particulier, dire qu’elle est inéliminable, c’est dire que la déduction n’est pas de l’induction à l’envers. L’induction, la capacité à formuler des énoncés universels dont on va tester si ce sont bien des lois de la nature, ça suppose qu’on s’appuie sur quelque chose qui est extralogique.

J’ai souvent mentionné son nom dans le séminaire, c’est ce qui fait la grande force de quelqu’un comme Goodman. Nelson Goodman a été un élève de Carnap qui a été un des grands logiciens du néo-positivisme, et l’une des choses les plus frappantes est qu’il y a une confiance absolue chez Goodman dans la puissance de l’imagination. C’est en ce sens que c’est quelque chose de très important que de montrer qu’il n’y a pas de formalisation possible d’une logique de l’induction. Il y a une logique de la découverte scientifique, mais on ne peut pas logiciser la découverte scientifique. On ne peut pas produire mécaniquement des hypothèses scientifiques correctes. La démonstration de cette idée, dont une partie revient à Goodman, est une rupture majeure par rapport à quelqu’un comme Leibniz, qui a toujours pensé qu’au contraire, on pouvait penser sur un mode fini de ce qui se passe dans l’infini dans l’entendement divin, qu’on pouvait produire déductivement une machine à engendrer des vérités, que les vérités universelles pouvaient être pensées comme un enchaînement productible de manière infinie, qu’il y avait un art d’inventer qui serait une déduction entièrement logique, qui si elle ne pouvait pas être entièrement mise en œuvre par un esprit fini comme le nôtre, l’était très certainement en Dieu, et qu’un certain rapport d’analogie faisait que nous avons quand même accès à un certain art d’inventer qui serait une imitation de la réalité, de la production infinie des vérités dans l’entendement divin. Dire qu’il n’est pas de logique déductive de la découverte scientifique, c’est faire son deuil de ça. C’est penser que l’esprit humain n’est pas dans un rapport d’analogie avec une machine à produire des énoncés vrais à l’infini, qui est la machine de l’intellect de Dieu, et que nous sommes enfermés dans une sorte de finitude, mais la puissance inductive de l’esprit humain consacre au fond sa génialité solitaire dans l’univers. Ce n’est pas l’analogue de la puissance de Dieu de penser sans cesse et de créer à l’infini des énoncés vrais.

Par le lent dégagement de ce questionnement sur la cause dont je vais vous raconter les étapes, vous voyez sur quoi Bion s’appuie lorsqu’il dit que ce qu’il raconte vient véritablement d’une appréhension de la notion de causalité dont on peut trouver dans le développement de l’histoire des idées, les maillons, et dont on peut repérer comment et pourquoi ça fait ressembler la métaphysique à du délire ! C’est qu’elle est imprégnée de cette notion de causalité.

J’en viens donc à l’histoire de la causalité, et à ce qui fait que Bion peut avoir dans l’hypothèse de lecture que je vous rappelle, le sentiment qu’il opère sur le besoin de causalité, en psychanalyste, un acte qui est homologue à celui que Hume opère dans l’histoire de la métaphysique.

Je vous rappelle qu’en Grèce, le mot pour cause, est aitia l’adjectif aitios, signifie à la fois causal et responsable. C’est quelque chose d’extrêmement important, parce que quand vous lisez Aristote et qu’on vous explique que pour lui, la cause est matérielle, efficace, formelle et finale, vous avez l’impression d’avoir une théorie de la cause. Mais ce n’est pas une théorie de la cause. Vous avez une explicitation du sens du mot en grec. Si vous lisez le sens ordinaire du mot dans le vocabulaire juridique ou chez les tragiques du mot de cause, bien évidemment, il s’agit toujours de la recherche de qui est responsable de quoi, au point que les tragiques peuvent avoir une attitude étrange, où le même terme porte en lui toujours les intentions du Dieu à l’intérieur des actes des hommes où n’importe quel événement qui se produit peut avoir un responsable sur un autre plan que celui de notre réalité ordinaire. C’est une chose dont on a pris conscience chez les africanistes. Si vous lisez Evans-Prichard sur les Azandés et leur magie, son analyse est frappante parce qu’il raconte que les Azandés ont parfaitement conscience du fait que s’il y a une pierre sur le chemin et que si vous marchez dessus, vous allez tomber. Oui, disent les Azandés, mais qui a mis la pierre précisément là ? Et pourquoi mon pied a-t-il heurté la pierre ? Bien sûr qu’il y a l’ordre de la causalité mécanique banale et du hasard, ils ne sont pas fous, mais ce n’est pas parce qu’il y a l’ordre de la causalité qu’il n’y a pas quelqu’un qui a mis cette pierre là, et c’est quand même extraordinaire que mon pied ait heurté justement cette pierre ! Comme dit Evans-Prichard, la causalité en tant qu’événement singulier – et on peut toujours singulariser la relation causale – fait qu’il n’y a pas, en un sens, de hasard. Et s’il n’y a pas de hasard, c’est qu’il y a un responsable, et on peut donc toujours aller faire un petit rituel d’exorcisme sur les gens qui passaient par là par hasard, se demander si on a bien eu les rapports sexuels qu’il fallait au bon moment, si on a mis la bonne épice dans le bon plat, Dieu sait quoi, etc.

 

A : c’est l’homme aux rats, ça !

 

Pierre-Henri Castel : oui, mais nous sommes tous comme cela ! On singularise tous le rapport causal de cette manière. Je vous rappelle que la théorie freudienne du rêve repose là-dessus. Bien sûr, le rêve exprime des vœux. Mais pourquoi est-ce que dans un rêve ça passe par telle image et pas par telle autre ? Voilà la question qui nous fait passer du repérage du vœu à celui du désir : le désir, c’est ce qui se dégage de la prise en compte de la singularité des moyens du rêve (tel objet, tel mot, etc.).

 

B : est-ce que ça n’est pas la recherche du sujet que la cause en tant que telle ?

 

Pierre-Henri Castel : c’est-à-dire que derrière toute cause, il y a un agent intentionnel. On peut toujours lire la cause en sorte que cette cause, en tant qu’événement singulier, même s’il y a des lois de la nature et que les Azandés savent que si on laisse tomber une pierre par terre, elle tombe, mais pourquoi cette pierre à cet endroit provoquant cet effet, par l’opération logique du traitement comme énoncé singulier de l’opération causale, on peut s’interroger sur l’agent caché. Le refuge de l’agent intentionnel magique dans la causalité, c’est l’événement singulier en tant que singulier.

 

B : mais c’est lié à la mort, au sens où quand quelqu’un meurt, on cherche la cause.

 

Pierre-Henri Castel : car nous sommes animistes ! Bien sûr ! Quand vous prenez les objets culturels que nous avons, dont nous n’acceptons pas qu’ils soient des régularités naturelles, par définition il n’y a pas de mort non voulue, autrement dit, sans quelque chose = x qui en est « responsable » ; même si vous faites un effort pour le penser, vous n’y arriverez pas.

Ce que je voulais faire valoir, c’est que cette notion de cause – c’est un point que Bion a parfaitement compris, et non seulement Bion mais tous les positivistes, de Comte à Hempel –, elle infiltre la totalité de notre fonctionnement psychique. Non seulement le même mot de cause signifie chez Aristote que la nature a un principe de mouvement interne, qu’elle se développe en fonction d’une cause qui est ultimement la première cause représentée par Dieu comme acte pur – en logique, par exemple, le même mot de cause sert à dire que les prémisses « causent » la conclusion. Ils sont responsables de l’arrivée de la conclusion. Et c’est précisément avec cela que rompt le système déductif nomologique de l’empirisme logique. Ça veut dire que chez les Anciens, il était impossible d’accepter une théorie comme celle de Démocrite. Ça veut dire qu’il était impossible d’accepter le hasard ou la causalité purement mécanique. Elle existe bien, cette causalité purement mécanique, elle est parfaitement reconnue, mais on ne va jamais, à cause de la pression exercée par la polysémie du mot « cause », pouvoir s’en contenter.

La révolution scientifique qu’on oppose souvent à la représentation ancienne introduit une nouvelle dimension. On dit que la révolution scientifique est le triomphe de la causalité efficiente sur les autres  causes, en particulier parce qu’il n’y a plus besoin d’une cause finale pour assurer l’unité des touts organiques, puisque comme dira Descartes, qu’est-ce que c’est que l’identité ou l’unité d’un corps organisé ? C’est la translation uniforme de chacune de ses parties. Il n’y a pas besoin d’un principe interne qui maintienne le tout organisé comme tout, il suffit que chacune des parties qui compose ce tout soit constamment translaté d’un point à un autre en conservant les rapports de distance et de vitesse qu’il y a entre chacune des parties du corps. Ce sont les parties qui se déplacent de façon uniforme. On n’a pas besoin, en quelque sorte, d’une cause qui explique pourquoi le tout est un tout. Mais du coup, en disant cela – c’est cela je crois qui a mis le ver dans le fruit de notre conception ordinaire de la causalité, et c’est la science qui l’y a mis –, vous vous rendez bien compte de la distinction entre la cause comme force, comme force motrice, comme cause de l’accélération, et puis la cause comme cette détermination exprimée ici en termes de loi, de constance d’un certain rapport. Il n’a pas fallu longtemps, dans les représentations qui ne sont jamais simplement philosophiques et scientifiques, mais qui en fait travaillent les représentations culturelles des gens du 17ème siècle, avant qu’au fond on arrive à s’apercevoir qu’il y avait là un problème majeur pour la représentation de l’ordre du monde. Il y a mille manières de le mettre en évidence.

Je vous rappellerai brièvement un épisode, dont tout le monde s’accord à considérer que c’est un élément décisif dans la transformation moderne de la causalité. C’est la polémique entre Malebranche et Leibniz. Quelqu’un comme Malebranche est parfaitement conscient du fait que si la causalité efficiente suffit à expliquer tous les mouvements du corps, on est à deux doigts de verser dans l’athéisme, c’est-à-dire qu’on est à deux doigts d’avoir une conception atomiste des corps avec un supplément qui serait la dynamique soutenue par une théorie matérialiste des corps, et puis des équations différentielles, etc. Ce qu’on appelle l’occasionnalisme malebranchien, ça consiste à dire qu’il y a bien sûr un ordre des causes, mais aussi un ordre des raisons. L’ordre des raisons est l’ordre des lois de la nature qui indiquent les rapports qu’il y a entre les corps. Simplement, il y a une cause qui est Dieu, et c’est cette cause divine qui enveloppe tout ce qui est efficient dans la nature. La cause se réfugie en Dieu comme étant ce qui cause le fait que les choses soient bien comme ça, même si nous avons affaire aux lois de la nature et aux régularités les plus générales de l’ordre du monde. « Scandale ! », s’exclame Leibniz, qui voit très bien que si on entre là-dedans, on ne sait plus on l’on va s’arrêter, car on est en train de disjoindre l’ordre métaphysique de la cause et l’ordre scientifique de la loi. Leibniz fait remarquer que si l’on dit cela, on pousse jusqu’au bout la logique de la translation uniforme des parties qui compose un tout – logique cartésienne – et il n’y a plus d’individus qui soient en eux-mêmes des touts. On n’a plus que des rapports de repos et de mouvement, mathématiquement exprimés, et Dieu, au-dessus de tout cela, qui est le seul principe causal. Or, l’argument de Leibniz est extraordinaire : il consiste à dire que si il n’y a plus d’individu, nous faisons quelque chose qui ne peut pas être vrai parce que cela diminue la puissance créatrice que nous pouvons penser en Dieu sans contradiction. Je m’explique. Puisque je peux penser que Dieu a sans contradiction la puissance de créer des individus, si je prive Dieu, comme le fait Malebranche, de la possibilité de créer de véritables individus, des individus qui sont des centres d’initiative causale, et qui en tant que tels interagissent causalement, il est sûr que je me trompe. C’est-à-dire que je suis dans l’erreur parce que je suis en train de faire une philosophie naturelle qui diminue la puissance créatrice de Dieu telle qu’elle peut être logiquement conçue sans contradiction. Il n’y a plus d’individus, il n’y a plus de substances causalement efficaces, et par conséquent Dieu créerait moins que ce qu'il peut créer sans contradiction. Ou bien, c’est encore pire : ce n’est pas que Dieu crée moins, c’est plutôt qu’il n’y a plus qu’une seule cause et donc plus qu’une seule substance qui se modifie à l’infini, et dans ce cas, c’est la fin des haricots, c’est le spinozisme ! C’est-à-dire l’athéisme : s’il n’y a plus que la nature, la nature c’est Dieu. On a alors touché le fond du fond. Toute cette théorie physique si géniale de la dynamique chez Leibniz part de la résistance à l’idée de diminuer la toute-puissance divine, c’est-à-dire la toute-puissance créatrice de Dieu, ou la capacité qu’il a de créer sans se contredire lui-même une infinité d’individus-substances interagissant harmonieusement.

Bien sûr, celui qui a emporté le morceau, c’est Malebranche, bien que ce soit souvent un penseur peu estimé et peu reconnu. C’est lui qui a produit la distinction décisive, puisqu’au fond, si vous ouvrez Hume ou Kant, que disent-ils, sinon qu’en analysant des lois de la nature, on ne trouve jamais de cause ! Quand vous analysez une loi de la nature, vous voyez des rapports quantifiés entre des ordres de phénomènes, ces lois sont opératoires, elles sont des énoncés vrais sur l’ordre du monde, mais vous pouvez les analyser tant que vous pouvez, vous ne voyez pas la cause. Evidemment, Malebranche l’a mise en Dieu ; grand bien lui fasse ! Mais on n’est pas obligé de la mettre en Dieu. Ce n’est pas tellement que Hume et Kant vont renoncer à mettre en Dieu cette causalité, mais ils vont dire que le pur pouvoir qui nous reste, c’est de construire ces relations ! Toute la physique classique repose là-dessus, et celui qui va mettre par terre les arguments physiques de Leibniz, c’est d’Alembert, en s’opposant à l’interprétation je dirais vitaliste que Leibniz avait donné de la dynamique. C’est sûr qu’il y a des forces « vives », des accélérations, des décélérations, mais puisqu’elles peuvent être traduites entièrement en langage mathématique, nous n’avons plus de motif de penser de causes métaphysiques de l’unité dynamique des corps. Les forces vives ne sont pas vives au sens où elles exprimeraient qualitativement la consistance individuelle d’un individu physique qui se déplace et dont ultimement l’essence serait d’être un individu créé et maintenu dans l’existence par un conatus, une puissance d’exister, qui procède de Dieu. C’est strictement et purement un rapport mathématique. Et c’est ainsi qu’au fond, d’Alembert vient à bout de ce qu’on appelle les forces vives, héritage de la dynamique leibnizienne, et que se dissout dans la science le dernier fantôme de la causalité.

Je cite d’Alembert parce que Comte ne manque pas de repérer que, lui, comme philosophe, ne fait qu’accomplir conceptuellement ce qui était déjà fait scientifiquement depuis le 18ème siècle, qui est d’expurger la mécanique de la référence théologique à la cause. Comte repère très bien chez d’Alembert une opération qui ne change rien aux calculs et aux opérations, mais qui est simplement une modification de l’attitude intellectuelle à l’égard des corps et des forces. Alors, dès ce moment, on passe d’une théorie des forces – forces vives et forces mortes – à des lois qui enchaînent successivement : A cause B, B suit de A, etc., sans qu’à aucun moment on ait eu besoin de faire intervenir, sinon par métaphore, la notion de force « vive ». Finalement, la grande rupture, qui est très bien expliquée dans un texte qu’on ne lit plus, qui est l’Anti-Dühring d’Engels, s'achève avec l'idée que la thermodynamique et la mécanique statistique sont possibles parce qu’on a si peu besoin de la notion de force, que n’importe quel rapport mathématique réglé entre les phénomènes – passerait-il par des théories mathématiques qui ne sont justement pas du type dynamique mais de l’ordre des probabilités – fait aussi bien l’affaire sur le plan de l’explication scientifique, que tout ce qu’on croyait intrinsèquement lié à l’explication, et notamment la théorie des équations différentielles. La mécanique statistique évite complètement le mécanisme de l’action des corps les uns sur les autres, et les régularités causales ne sont plus que des relations déductives entre explanans et explanandum qui sont réglés par des quantifications sur des probabilités.

C’est pour ça qu’on dit que finalement chez Einstein, vous arrivez à la mise à mort de la cause. Pourquoi ? Parce que si la succession dans le temps implique la possibilité de définir une simultanéité, et si cette simultanéité est le minimum qu’il est nécessaire de se représenter pour avoir un rapport causal, à partir du moment où cette simultanéité dans la théorie de la relativité est à son tour une convention liée aux repères, la relativité, au sens fort, fait totalement exploser et abolit le dernier appui intuitif sur lequel on pouvait penser la causalité classique.

C’est un long développement que je vous fais là, mais pourquoi est-ce que je vous fais cet excursus ?

C’est parce que c’est ma manière d’essayer de vous faire sentir que le fait que quelqu’un comme Bion cite des épistémologues du néo-positivisme logique et qu’il soit entièrement imprégné des représentations qu’on se faisait dans les années 1950 de ce que c’est que la mécanique atomique, la physique nucléaire, les problèmes épistémologiques de la théorie des quantas, la relation d’incertitude d’Heisenberg, des choses comme ça, ça n’est pas du toc ! Ça intervient dans Transformations au moment où il essaie de nous faire percevoir ce que serait penser sans avoir besoin de la causalité. Et Bion comprend le développement de l’appareil psychique comme coextensif à l’accroissement des vérités scientifiques que nous pouvons penser, et que cet appareil peut contenir. De la préconception à la conception, de la conception à la déduction scientifique et au système déductif, il y a là une amplification de la puissance de l’appareil psychique qui rétrospectivement, quand nous pensons ce que nous pouvons penser, nous fait apparaître la paranoïa pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une conception animiste résurgente de la causalité. Animiste, au sens où il y a une manière de penser des agents intentionnels, des images de mon corps, des dénégations d’omnipotence de mon psychisme dans les objets clivés et projetés à l’extrême, qui relèvent de l’animisme spontané de la causalité. Satisfaire son besoin de causalité, c’est radicalement projectif au sens d’une projection animiste.

Et c’est là que ça devient tout à fait incroyable : c’est seulement un appareil psychique qui est équipé des raisons complètes pour lesquelles la cause est inutile, qui peut entendre, et interpréter, dans un délire paranoïaque, l’indispensable recours à la causalité comme un mécanisme de clivage et de projection, ce qui explique pourquoi les délires paranoïaques ressemblent à des systèmes métaphysiques et préscientifiques. Ce n’est pas, notez bien ce point, parce que nous vivons dans un univers culturel dans lequel la science domine. Ce n’est donc pas une théorie constructiviste qui va nous expliquer que si les paranoïaques veulent expliquer le monde ou faire des grandes réformes juridiques, c’est parce qu’ils baignent dans un univers de représentations scientifiques qui imprègnent leur esprit. Ça n’exclut pas non plus qu’il y a des paranoïaques notoires parmi les grands savants, où il y a un rapport à Dieu ou à l’explication totale qui est éminemment réel, ce n’est pas du tout de la fausse science, c’est le besoin de causalité s’exerçant en sus comme une manifestation de l’omnipotence.

Notre appareil psychique est capable de la science. A part Lacan, il y a que Bion qui ose le dire. Freud le disait aussi mais tout le monde l’a oublié, car ce qui intéresse les gens, c’est que l’appareil psychique soit capable de l’art ou de la religion. La psychanalyse ne peut pas se dispenser de penser que l’appareil psychique est capable de la science. Une fois qu’on a compris que cet appareil psychique est capable de la science, ça donne un moyen de résister à la tentation que j’évoquais tout à l’heure, qui est d’opposer à la causalité paranoïaque une cause « de bon sens », qui est tout aussi fausse et qui ne fait que traduire ce que nous, nous considérons comme « bon » dans le bon sens. Dans le registre de la « bonne » causalité, lorsque nous nous battons avec un paranoïaque pour lui expliquer qu’il n’y a rien dans les organes de son corps, il n’a rien du tout, il n’y a pas de cause organique à son trouble, ça n’explique rien du tout de l’hypocondrie et ça en dit beaucoup sur le type de causalité que nous sommes prêts à admettre.

 

C : mais justement, comment expliquez-vous le fait que pour les affections psychosomatiques, avec quelqu’un qui n’est pas paranoïaque, il suffit de dire qu’il y a rien pour que quasi automatiquement les symptômes disparaissent ?

 

Pierre-Henri Castel : non…

 

C : je veux dire dans un délai bref.

 

Pierre-Henri Castel : non. Quelqu’un qui a perdu tous ses cheveux, lui dire qu’il n’y a rien d’organique dans son trouble, ne les lui fait pas repousser…

 

C : je parle plutôt du fait d’avoir des baisses de tension, des choses comme ça, des évanouissements…

 

Pierre-Henri Castel : Je ne suis pas bien vieux, mais j’en ai vu passer des explications comme ça, comme quoi les ulcères de l’estomac, à condition d’analyser à fond son Œdipe, peuvent se guérir. Et puis un beau jour vous trouvez helicobacter pylori, et en deux comprimés… La psychosomatique, c’est l’égout de la médecine moderne, quand on ne sait pas expliquer quelque chose, on le met là-dedans ! Est-ce que la rectocolite hémorragique ulcéreuse a été bien dépiautée ? On ne sait pas. Que faire une analyse améliore certaines choses ne signifie pas que la « cause » d’un trouble dit psychomatique ait quoi que ce soit à voir avec l’inconscient. Franchement, il y a plus à gagner ici à être prudent qu’à spéculer.

 

A : on dit aussi que le cancer du sein droit a un rapport avec la mère, tandis que celui du sein gauche a rapport avec le père !

 

Pierre-Henri Castel : Oh oui, on lit parfois de ces choses ! Mais il y a des troubles non pas psychosomatiques, mais somatomorphes comme on dit, qui sont l’héritage des anciens troubles hystériques démembrés où effectivement certaines personnes ont des parésies, des anesthésies locales, et sous hypnose, par exemple, certains semblent disparaître. Mais je ne crois pas qu’on puisse dire que ça s’en aille si facilement.

 

C : Pourtant, il y a bon nombre de médecins qui interviennent comme ça !

 

Pierre-Henri Castel : On peut arrêter une crise de panique, certaines crises dites de tétanie, il y a effectivement des manières de les arrêter par des gestes autoritaires.

 

C : Mais il y a aussi des cardiologues qui se contentent d’observer les radios d’un patient, une échographie abdominale par exemple, qui lui font remarquer qu’il n’y a rien, et …

 

Pierre-Henri Castel : Je ne pense pas que ces choses existent, ou plus précisément, elles existent singulièrement, mais pas comme des faits sur lesquels on puisse tenir un propos général, et, encore moins, imaginer des lois cachées du psychosomatique. Quand on dit ça aux gens, qu’ils n’ont rien, deux heures après ils reviennent. Ce n’est pas parce que quelque chose est labile que ça disparaît. Les seuls troubles pour lesquels il y a des choses de ce genre, ce sont les troubles somatomorphes qu’on appelait autrefois hystériques. Voilà quelque chose qui tient la route, qui est attesté. Les neurologues connaissent bien ce genre de phénomènes.

Je crois, si vous permettez, que vous prêtez un pouvoir causal, autrement dit magique, à ce que dit le médecin. Ce qu’il s’agit d’essayer de penser, c’est que si ça disparaît, ce n’est certainement pas à cause de ce que dit le médecin. Il y a beaucoup de théorie sur l’efficacité de la psychanalyse et beaucoup pensent que c’est à cause de l’interprétation que le patient guérit. C’est une tragédie sur le plan épistémologique, et clinique. Une des conséquences perturbantes de ce que raconte Bion, ce pour quoi je souligne avec tant de force son apport, c’est qu’il faut faire très attention quand on dit « à cause de… ».

J’avance un peu.

Je crois que ce qui fait l’imputation causale chez mon patient, l’histoire du mauvais œil, ça apparaît pour une raison, c’est justement l’extrême difficulté à symboliser l’absence d’égard dont il avait été la victime avec un effet sur lui très simple, c’est qu’il avait été réduit positivement à un statut d’objet, de chose. Qu’il était d’ailleurs toujours. Le fait d’imputer au mauvais œil persécutif interne qui ne l’avait plus jamais lâché depuis sa petite enfance et qui l’avait détruit intérieurement – puisqu’il expliquait que c’était sa propre substance, le fait d’être quelque chose « sous sa propre peau », qui n’avait jamais pu se constituer – ça ne faisait jamais que maintenir dans un certain registre mythique privé quelque chose qu’il était incapable de symboliser autrement. Lorsque je lui apporte cette interprétation qui soulève la possibilité qu’ayant grandi, il puisse faire autrement, je lui donne la possibilité de penser cette pensée, au lieu simplement de la penser et d’en être saturé sans remède. A ce moment-là, il a cette réaction : « Ce que vous venez de dire, il faut que vous vous en rappeliez pour moi ». Il éprouve l’impossibilité de contenir psychiquement de quoi penser cette pensée. C’est donc moi qui me fait confier cette pensée, cette pensée pensante. Elle est mise en dépôt en moi, dans moi, et c’est là que l’identification projective est extraordinaire. Il me fait fonctionner comme son appareil à penser ses pensées. Ce qui fait qu’on est toujours au bord du gouffre, avec les interprétations données aux paranoïaques. Car les raisons pour lesquelles vous pouvez être le sauveur sont les mêmes qui font de vous potentiellement le persécuteur. Il se trouve que là, c’est tombé au bon endroit, au bon moment, avec le bon ton et le bon regard.

Mais je crois que ce que Bion nous indique, c’est la position de l’analyste comme capable d’interpréter la projectivité paranoïaque. Ce n’est pas rien. J’ai par exemple été éduqué dans une culture psychiatrique et une technique d’une extrême abstinence à l’égard de la psychose – la paranoïa, on ne l’interprète pas ! –, culture au demeurant légitime, car la vitesse avec laquelle on peut déclencher une érotomanie est bien connue, il suffit d’un regard de travers, sans parler des revendications passionnelles contre l’analyste, mais vous savez cela. Néanmoins, ce que Bion nous donne les moyens de penser, c’est que d’abord, on ne déclenche pas à tous les coups, et que c’est la position analytique elle-même qui implique, sans nul déficience ou faute technique, la possibilité d’être un tel appareil psychique prothétique pour le défaut d’articulation fondamental du psychotique. Et ce n’est pas quelque chose qui est de l’ordre de la carence dans ce déclenchement de psychose, mais c’est que ça la cicatrise ponctuellement, si bien que le jeune homme en question, qui paraissait de façon effrayante partir en vrille, a peut-être gagné quelques mois à cause de cette idée importante qu’il y a un lieu où a été pensé quelque chose qui le protège de l’impératif de voir les choses sous l’angle du seul mauvais œil. Ça le protège de cette contrainte surmoïque.

C’est ce que je vous racontais sur la mise en dépôt chez l’analyste des écrits des paranoïaques. Je crois qu’il y a un certain nombre d’écrits des paranoïaques qui sont mis en dépôt chez vous, et qui sont, en toutes lettres, des machines à penser les pensées fabriquées par les paranoïaques. Lorsque ces récits autobiographiques ou philosophiques ou pseudo-scientifiques (pour la pensée causale, je vous rappelle, l’apparence de scientificité suffit), vous sont confiés, on vous les confie pour les maintenir comme une collection totale. Cet appareil est littéralement encapsulé chez vous et en vous, qui tient lieu de machine à penser ses pensées au patient psychotique. Et pourquoi pas ? Est-ce que ça ne vous renseigne pas sur la texture véritable des élucubrations du névrosé sur le divan ?

Que signifierait donc penser sans cause en psychanalyse ?

Je vois deux choses à conclure là-dessus. Vous connaissez mon aversion profonde pour les généralités psychologiques en psychanalyse. Ce que j’appelle généralité psychologique, ce sont les gens qui vous expliquent que si on traumatise les enfants comme ça, ils vont développer des symptômes « de tel type ». La psychologisation qui met par terre la psychanalyse fonctionne là. C’est très sensible avec les théories du trauma. « Si on fait des horreurs sexuelles aux enfants, alors ils vont nécessairement devenir schizophrènes », toute chose que la clinique la plus élémentaire dément. Mais cette production de généralités psychologiques montre la difficulté à se maintenir dans une position d’abstinence. Autant je suis partisan d’une ferme abstraction à l’égard de la façon dont les théories psychanalytiques doivent s’élaborer et se justifier, autant je suis d’accord qu’on emploie des mots ordinaires comme puisque, parce que, c’est pourquoi sans jamais faire comme si on disposait là d’une racine de généralisation psychologisante. On pourrait trouver chez Freud des indications fortes à ce sujet. Freud s’oppose à l’idée qu’il y ait une cause. La notion de surdétermination, c'est l’idée qu’il ne faut jamais en rester à une cause unique, il ne cesse de le dire, de le répéter. Evidemment, comme ça contredit violemment son épistémologie, qui est une bonne vieille épistémologie d’avant la guerre de 1914 avec du déterminisme digne des professeurs de biologie de 1880, comme tous les professeurs allemands de son époque. Et comme je le dis souvent, c’est sa philosophie de la psychanalyse qui rend souvent impossible à comprendre ce qu’il veut dire. Parce que c’est d’une telle confusion et d’une telle pauvreté par rapport à l’épistémologie ultérieure, qu’on a l’impression qu’il s’englue dans des choses intraitables. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que si vous croyez mettre le doigt sur la cause du symptôme, vous êtes sûr que vous vous êtes trompé. Vous êtes sûr que c’est contre-transférentiel. Si vous êtes sûr que c’est cette interprétation qui a causalement levé le symptôme du patient, oui, c’est contre-transférentiel. Tout l’effort de l’attention flottante, ça consiste justement à penser autrement que par imputation causale. Eh bien souvent d’ailleurs, lorsque vous pensez que vous avez la raison inconsciente pour laquelle quelqu’un a fait quelque chose, ça ne vous apprend rien du tout sur la personne qui a fait quelque chose, mais ça vous apprend beaucoup de chose sur votre surmoi, c’est-à-dire sur la manière dont vous hallucinez une causalité. Lorsque Lacan dit qu’une cure est une paranoïa dirigée, ce n’est pas seulement qu’elle est dirigée, c’est que c’est une paranoïa ! C’est-à-dire que c’est véritablement la sensitivité du patient à ce qui pourrait causalement agir sur lui qui trahit la prise aliénante du patient dans sa constellation surmoïque.

Ça me permet de faire une transition sur la narration – ça sera mon deuxième point.

Bion l’explique bien : la récompense de notre abandon de la notion de causalité, c’est la découverte de la fonction de la narration, la narration étant justement l’espace à l’intérieur duquel, de manière polyphonique, de manière surdéterminée, dans un réseau de relation holistique, tout se tient plus ou moins (mais jamais totalement). C’est uniquement dans une narration, qu’en l’écoutant, nous nous apercevons que tout se tient presque. Et comment, en tout cas, quand quoi que ce soit tient, tout tient à tout. C’est pour ça qu’il insiste beaucoup pour dire que l’Œdipe, c’est une narration. L’Œdipe n’est pas un schème causal déterminant les affects, qui rebondiraient comme sur les bandes du billard du psychisme, comme si vous aviez eu l’amour de papa d’un côté et la haine de maman de l’autre, la rivalité avec le troisième frère, alors boum, ça va produire le symptôme. Le caractère narratif de l’Œdipe est ce dans quoi nous percevons l’interdépendance de chacun des affects les uns par rapport aux autres. Et c’est seulement par cette idée de narration que nous pouvons nous apercevoir ce que c’est qu’une conjonction constante. Ce n’est qu’en racontant l’histoire d’enfance, l’histoire d’amour, qu’on s’aperçoit que le schéma narratif se trouve rigoureusement homologue d’un point à l’autre de la narration, et qu’on peut commencer à se détacher de notre interprétation délirante de la causalité. Ce que dit Bion, c’est que c’est si on est ce qu’on est, il est, certes, indispensable de réaliser à quel point c’est « à cause » de papa et maman. Et la cure est un lieu dans lequel on ne peut pas éviter ce moment de délire causal. Il y a un moment de délire indispensable dans lequel on s’aperçoit de ce que c’est que cette prise dans l’Œdipe, prise qu’on ne peut pas symboliser. Ça peut durer un certain temps, et éventuellement avoir des conséquences déplaisantes. Mais il y a un moment dans lequel l’imaginaire de la causalité œdipienne se déploie sans limite dans une cure. C’est un moment, cependant ! Il s’achève quand le patient découvre que c’est sa croyance en la puissance destinale définitive de l’Œdipe qui en était l’effet même : l’effet aveuglant, s’entend, comme la contrainte interne du surmoi, mais projetée dans une histoire qui serait comme un mécanisme l’accablant du dehors. A ce moment, le patient peut penser ses pensées œdipiennes. Il peut, les kleiniens sont sur ce point intarissables, se figurer ses parents copulant, et le concevant, lui, sans qu’en pensant cela, il ne soit automatiquement forcé de coïncider avec un des personnages de la scène, ni d’être l’imago de tel ou tel, bref, d’être fantasmatiquement agi par la scène primitive. Et là, là seulement l’appareil psychique devient capable de soutenir cette charge affective, par la symbolisation de la scène primitive, qui, dans le temps du symptôme, provoquait clivages, dénis et idéalisations. Tout est là : penser ses pensées œdipiennes, ou penser sur le mode œdipien ses pensées, transformer narrativement son Œdipe en une pensée pensante, et non plus s’en faire l’effet causal.

*

Je reviens à ce que disait Hume contre la métaphysique et à ce que dit Bion sur le besoin de causalité.

Chez Hume, établir les liens causaux, c’est découvrir les liens habituels, ce qui fait que tout gravite chez lui autour des puissances de l’imagination, de la fantaisie, etc. Mais le problème qui se pose et qui s’est posé à Hume comme à tous, c’est de savoir comment on établit ces liens, c’est-à-dire comment lorsque vous faites une hypothèse scientifique, vous avez l’idée d’une formulation universelle. Hume en arrive à penser qu’au fond l’universel n’existe pas vraiment hors des mots, ce n’est que l’agrégation d’idées qui restent toujours étroitement subordonnées à nos expériences sensorielles et aux limites de l’imagination. Il a de ce fait des difficultés à penser de façon convaincante les vérités mathématiques ou logiques. Le problème est donc de savoir comment on produit l’universel. Cette question se pose d’autant plus chez Bion qu’il pense, ou plus exactement qu’il a pensé, avant d’abandonner la grille, qu’on peut élever la psychanalyse à un tel niveau de scientificité, qu’on puisse imaginer un jour d’y formuler des hypothèses universelles. La grille n’est rien d’autre que l’idée qu’il y a un développement psychique qui suit un certain nombre de contraintes et qu’on devrait pouvoir transformer in fine le délire dont je vous inonde ce soir en quelque chose de scientifique en descendant les lignes vers H, et en progressant dans les colonnes vers 6 et au-delà (↓→). Cette espèce d’extravagance dans laquelle on se vautre, c’est précisément d’elle que devrait arriver – on y arrivera peut-être ! – quelque chose qui serait un savoir scientifique, du moins, une vie sociale humaine capable de soutenir les contraintes de la réalité, comme Freud le suppose dans la Formulation de 1911.

C’est là qu’il y a un passage que je voulais vous citer car c’est un des passages les plus obscurs de Transformations :

« La situation du psychanalyste qui a affaire à des transformations psychotiques est semblable à celle du physicien nucléaire. Les relations auxquelles il a affaire appartiennent à un domaine non limité, non fini. Les termes d’invariants, de variables ou de paramètres psychanalytiques ont une signification dans un univers de discours auquel ne correspond sous un aspect important aucune réalisation. Les interprétations de l’analyste possèdent certains types de relation qui sont applicables à son univers de discours mais non aux phénomènes qu’elle représente parce que les relations entre ces phénomènes, à supposer qu’elles existent, sont appropriées à un univers infini. Si un patient me dit que sa femme de ménage est de mèche avec le laitier parce que l’ami du patient a laissé du blanc d’œuf dans la salle de bain, la relation impliquée dans son énoncé risque d’être fort différente des formes de relation auxquelles je suis habitué, parce que son énoncé représente des phénomènes qui sont reliés entre eux dans un univers infini. Freud a avancé un énoncé similaire dans son principe, lorsqu’il a circonscrit l’univers de discours dans lequel un comportement conscient est étudié à partir du postulat non inconscient. Mais les types de relation demeurent inchangés dans ce nouvel univers de discours. Le facteur distinctif que je souhaite introduire ne passe pas entre conscient et inconscient, mais entre fini et infini [je souligne]. J’emploie néanmoins comme modèle des formes de relation au sein d’un univers infini, des formes de relation qui sont opératoires dans un univers de discours infini et dans les réalisations qui lui correspondent. Il s’ensuit que mon modèle risque fort d’être imparfait »[2].

Même Donald Meltzer qui est celui qui a le plus essayé de coller à ce qu’il y a de plus difficile et de rébarbatif dans Bion n’insiste pas trop là-dessus, et d’ailleurs dans ce que j’ai pu lire, personne ne travaille l’opposition fini / infini. C’est souvent pris sur le mode : « On a compris, les psychotiques sont des gens qui disent vraiment beaucoup plus n’importe quoi que les névrosés ! » Comment un pareil texte exprime-t-il ce que nous devrions subir comme mutation psychique pour penser sans cause et pour pouvoir justement penser ce que la cause peut jouer comme rôle dans un délire paranoïaque ?

Je ne sais pas si je vais parvenir à vous expliquer cela, car Bion fait quand même quelques erreurs troublantes sur ses analogies scientifiques, mais je vais essayer.

Ça commence par une analyse de la fameuse relation d’incertitude chez Heisenberg.

« Heisenberg a montré qu’une situation nouvelle est apparue dans la physique atomique, où le savant ne peut plus s’en tenir au point de vue communément accepté selon lequel un chercheur a toujours accès aux faits parce que les faits à observer sont déformés par leur observation même. De plus, le champ dans lequel le savant est appelé à observer la relation entre différents phénomènes est illimité. Et pourtant aucun des phénomènes situés dans ce champ ne peut être ignoré parce que tous ces phénomènes sont interdépendants. Il s’ensuit que la finitude de cet univers de discours ne se double pas d’une finitude correspondante dans la relation entre les différentes réalisations censées se rapprocher de cet univers de discours. L’univers de discours doit lui-même être défini, pour que ces termes aient une signification, et par là même il perd en légitimité, à moins de comprendre qu’à un univers de discours fini ne correspond aucune réalisation »[3].

C’est ça qui souvent arrête dans la lecture de Bion. Il a l’air, lui, de comprendre de quoi il parle, mais quand on lit ce texte-là, il faut passer des heures pour retrouver à quoi il fait allusion. Je vous rappelle ce qu’est la référence à Heisenberg. C’était une référence qui a été sujette à beaucoup d’interprétations psychologiques dans les années 1950 et 1960. Elle consiste à dire qu’on ne peut pas mesurer à la fois la position et la vitesse d’une particule atomique. Ça n’est pas du tout un fait désignant les limites d’un appareil de mesure, qu’on pourrait améliorer. C’est que les coordonnées probabilistes à l’intérieur desquelles on objective ces phénomènes varient l’une par rapport à l’autre, en sorte que si l’une augmente l’autre diminue. Autrement dit, ce n’est pas un obstacle de type empirique. C’est que la caractérisation logico-mathématique de l’objet que vous êtes en train d’examiner, pour un certain nombre de raisons de définition de cet objet, fait varier en relation inverse les déterminations de la position et de la vitesse (du moment). Le fait, dont parle Bion, et qui est plus général, que vouloir mesurer un objet quelconque modifie cet objet en sorte qu’on ne peut jamais mesurer exactement cet objet, on n’a pas besoin de descendre au niveau atomique ou subatomique pour l’observer. L’exemple traditionnel qu’on donne dans les manuels, c’est le thermomètre. Trempez un thermomètre dans une piscine : le simple fait pour l’eau de devoir réchauffer le mercure pour qu’il monte à une certaine hauteur dans le canal, diminue, serait-ce de façon infinitésimale, la température de l’eau, pour qu’on puisse mesurer (à cette approximation près) sa température. Il faut bien chauffer le mercure pour qu’il monte : il n’y a aucun moyen d’éviter un transfert d’énergie. Or, il est commun dans ces années de considérer que la relation d’incertitude d’Heisenberg, qui porte sur le produit de la déviation standard, c’est la même chose que le problème de la mesure d’un objet qui est une mesure telle qu’elle modifie l’objet à mesurer.

Je crois par conséquent que ce que veut dire Bion, avec son analogie, c’est qu’on se trouve dans une situation où, tout comme dans l’univers physique, il y a un espace de discours dans lequel nous ne pouvons pas éviter une interdépendance absolue entre le mesurant et le mesuré. Nous ne pouvons pas objectiver quoi que ce soit sans qu’il y ait un coût – par exemple un coût informationnel – pour avoir des informations sur l’objet. Et qu’avoir des informations sur les objets, c’est forcément prélever sur eux une certaine quantité d’information qui en fait modifie l’état de ces objets. Ceci nous plonge dans une sorte de relation immanente dans laquelle le rapport du savoir à l’objet ne peut absolument jamais être un rapport innocent qui laisse l’objet su préservé dans la mesure ou dans l’objectivation.

Ce qui rend la chose délicate, c’est lorsque Bion dit : « Il s’ensuit que la finitude de cet univers de discours ne se double pas d’une finitude correspondante dans la relation entre les différentes réalisations censées se rapprocher de cet univers de discours », c’est que nous nous trouvons exposé à un monde infini, mais au sens du non fini (apeiron), dans lequel nous ne pouvons jamais avoir prise sur quelque chose sans modifier la totalité des autres éléments que nous utilisons ». Vous reconnaissez quelque chose auquel Lacan a attaché beaucoup d’importance, c’est l’interdépendance des signifiants, leur définition purement positionnelle et relationnelle. En en modifiant un, on modifie en chaîne la totalité des relations signifiantes. Mais alors, un énoncé délirant ? Ce que nous appelons un énoncé fou, c’est un énoncé qui comme dans la phrase « Si un patient me dit que sa femme de ménage est de mèche avec le laitier parce que l’ami du patient a laissé du blanc d’œuf dans la salle de bain », un ensemble de relations totalement inaccessibles à ma pensée à moi se déploient sans que je puisse en aucune manière contenir dans un discours représentant cet ordre d’infinité qui s’étend et qui donne cette impression de pulvérisation des relations causales où une sensation va se connecter avec un souvenir, avec un doute, un affect, etc., tout se met à s’éclater, et je ne dispose pas d’un ordre de représentation de cette infinité autour de moi dans le discours du patient délirant. Ce qui se joue ici, c’est ceci : comment peut-on ramener cette infinité de relation interdépendante dans un délire et qui semble obéir à des relations complètement inépuisablement multiples, à quelque chose qui serait un ordre d’infini qui devienne pensable ? C’est possible si je peux apprivoiser, si j’ose dire, l’infini du délire. Le sentiment d’être débordé par le délire est une expérience clinique commune. Le test standard, c’est d’essayer de vous rappeler l’entretien avec le patient. Si vous n’y parvenez pas, c’est qu’il est vraisemblablement psychotique. Ça veut dire que vos anticipations sont tellement attaquées, les connexions entre les mots, entre les images, entre les sens, sont tellement perturbées, que c’est un signe funeste. Je ne dis pas que c’est le seul critère, mais celui-là me paraît intuitif. En revanche, je crois qu’il y a des choses qui ont l’air délirantes, mais quand on réussit à bien s’en rappeler, ça peut être un delirium toxique ou un épisode de décompensation chez un névrosé, etc. Le critère, ce n’est pas le caractère fleuri de l’imaginaire, c’est le fait de sentir qu’on est attaqué dans ses capacités psychiques ultimes par le discours tenu par l’autre. Pour Bion, ça fait partie de l’analyse de l’analyste, que de devenir éventuellement capable de supporter cela un peu davantage. Et éventuellement d’être capable à l’intérieur de cela, d’appréhender et de cerner certains motifs qui permettent de faire fonctionner comme une machine particulière le délire qu’il entend. Lorsque par exemple Lacan dit qu’un délire paranoïaque, ça a un « motif », comme un motif dans le tapis qu’on retrouve à différents endroits, c’est vraiment ça qui est si difficile devant une psychose, c’est de saisir le dessin qui infiniment répété crée l’impression de variété dans un discours délirant. Chez Lacan par exemple, l’identification des phénomènes élémentaires, ça n’a pas du tout comme la psychiatrie le demande, de cerner quand ça a commencé, etc. Ça a la fonction de repérer autour de quoi ça s’articule. Ce qu’on appelle un phénomène élémentaire chez Lacan, c’est ça : le motif récurrent.

Eh bien, la grille n’est rien d’autre qu’une façon de nommer ce discours fini qui devient capable de représenter l’infini, c’est-à-dire qui est composé de concepts qui n’ont pas de réalisation. Tandis que le délire a cette étrange particularité qu’il s’étend sans pouvoir se représenter lui-même. C’est-à-dire qu’on délire sur son délire, peut-être, mais jamais, absolument jamais, en prenant son délire comme objet. L’illusion de « critique du délire », la croyance que les gens peuvent critiquer leur délire, c’est méconnaître qu’ils ne délirent plus sur quoi ils déliraient avant, rien de plus. Mais au moment même où ils « critiquent » leur délire, ce que vous ne voyez pas, c’est ce qui fait la particularité de la psychose, c’est ce qui est en train de devenir délirant ailleurs et autrement. Comme on le dit régulièrement, la critique du délire signe un remaniement (qui justifie éventuellement qu’on cesse l’hospitalisation), mais aucunement la guérison. Certaines critiques de délire sont déjà bien souvent aussi délirantes que les délires, sauf qu’en général c’est beaucoup plus acceptable que ce qui était dit avant, par le médecin, par l’entourage, etc. Mais vous reconnaissez, et je crois que c’est essentiel, le même motif à l’oeuvre.

Ce que Bion donc est en train de faire là, en passant au rapport du fini à l’infini, c’est de changer complètement le rapport que nous avons à la causalité et au besoin de causalité dans la paranoïa. Ce que nous essayons de faire, c’est de voir comment un patient pourrait construire un appareil à penser ses pensées qui ne lui proposerait pas une meilleure explication causale, mais qui enrichirait sa capacité à penser ses propres pensées délirantes, autrement qu’en fabricant ces mythes (seraient-ils pseudo-œdipiens) qui l’enferment dans ce dispositif d’explications « causales » qui le livrent à l’activité dévastatrice de son surmoi omnipotent. Le délire, pour Bion, vous savez en effet que c’est toujours une manière de « traiter » avec les objets bizarres : et ces objets-là, qui sont littéralement les morceaux du surmoi éclatés et projetés dehors, encapsulés dans, par exemple, le sentiment flottant et persécutif du « mauvais œil », ces objets-là, ils n’admettent évidemment qu’une relation animique, causale, fatale, en somme. Là où vous entendez dans l’Œdipe un mythe, un récit, le psychotique perçoit donc une machinerie mentale aux rouages implacables. Ce n’est certainement pas pour rien que les paranoïaques qui réussissent à cicatriser, cicatrisent si souvent dans des formations religieuses, ou une création scientifique, littéraire, politique, etc., qui fonctionne en pensant pour vous, dehors. Le modèle de cela ce sont évidemment les théories militantes, le marxisme, et comme je l’ai soutenu avec un bonheur inégal, les théories du « genre » dans le cas du transsexualisme. Ce que je veux dire par là, ce n’est pas du tout que le délire serait en soi réparateur ou cicatriciel. Il y a cependant des délires qui témoignent d’une augmentation de puissance de l’appareil psychique à l’intérieur duquel il devient possible de penser sur un autre mode que celui qui est écrasé par les représentations mythologiques de la rangée C.  La rangée C devient, par exemple dans les théories du « genre », pensable, conceptualisable, donc dialectisable : ce sont les imagos intolérables et surmoïques, notamment celles de la Femme, qui prennent alors un autre relief. Un sinthome, comme vous voyez, ce n’est peut-être rien d’autre qu’une telle pensée pensante, au sens où comme je l’ai dit, le « genre » jour parfois cette fonction de sinthome, qui permet à tel ou tel de devenir de façon profondément légitime une « femme de genre ».

Je laisse pour plus tard ce qu’est à cet égard « l’intuition » requise de l’analyste, c’est-à-dire ce qu’est l’attention flottante et l’intuit bionien, comment on trouve le moyen, la clef, qui permet de saisir les conjonctions constantes à partir desquelles construire, ou aider à construire, cet appareil psychique qui, éventuellement en impliquant votre propre appareil psychique comme un de ses rouages, en s’appareillant même parfois définitivement à vous en un transfert sans fin, aboutit à cette coupure finie dans l’infini qui permet la construction d’un appareil qui puisse penser des pensées.

Je voudrais terminer en disant ceci. On ne peut avoir accès au délire et au besoin de causalité dans le délire paranoïaque que si on est capable de se passer de causalité, c’est-à-dire de penser sans causalité. C’est par là qu’on arrive à penser le besoin de causalité au lieu d’être emporté dans l’explication causale.

Ça implique une limite.

Ça implique que l’appareil psychique a un contenant limitant. Il s’agit effectivement d’introduire de la forme, du fini, dans l’informe ou l’infini (l’apeiron de la citation plus haut). Et ça, c’est le déplacement que Bion opère par rapport à Freud. C’est un déplacement qu’il opère parce qu’il part de la psychose, comme Lacan. Chez Freud, entre le conscient et l’inconscient, il n’y a pas de modification du type de relation qu’il y a entre phénomènes. C’est pour ça que l’inconscient freudien est un conscient qui est passé à la trappe, qui est unterdrückt, tombé en dessous. Mais l’ordre interne des relations reste le même au-dessus comme en-dessous. Ce que Bion réussit à nous faire concevoir, c’est que l’inconscient, ce n’est pas quelque chose qui aurait dû ou pu être conscient et qui est tombé en dessous, ni même qui a été originairement refoulé, mais qui, tout originairement refoulé qu’il soit, aurait néanmoins la texture d’une pensée consciente. C’est quelque chose d’un autre « ordre ». Le conscient est plus quelque chose qui va fonctionner comme une coupure, comme un bord à l’intérieur duquel une certaine infinité où tout tient à tout devient contenue, et avec un bord. C’est pour ça que j’insiste beaucoup sur cette chose qui a paru extravagante à plusieurs, qui est la construction quasi-cantorienne de la grille. La grille justement capte un certain registre de l’infini. C’est pourquoi les éléments-β se trouvent sur le « bord » de ce dispositif. C’est une vraie question de savoir comment nous pensons avec notre appareil psychique et dans notre appareil psychique ce que nous ne devrions pas pouvoir y penser, c’est-à-dire ce qu’il y a de l’autre côté de sa propre limite. Le terme même d’éléments-β ne devrait pas figurer dans la grille, mais dehors ! Bien sûr, un tel dehors, ce serait immédiatement une partie de la grille, si elle note bien ce qu’est censée noter et capturer : les moments articulés de la constitution de notre espace mental. Car voilà qui est très important chez Bion : c’est l’idée que le propre de la grille est d’être capable de représenter son dehors, l’infini de son propre dehors.

C’est-à-dire de ne pas être saturée par elle-même.

En revanche, dans la saturation psychotique, comme il n’y a pas de réalisation pour les éléments-β, il n’y a aucune représentation du type de causalité auquel le psychotique a affaire pour expliquer que sa femme de ménage est de mèche avec le laitier parce que l’ami du patient a laissé du blanc d’œuf dans la salle de bain ; c’est une représentation causale entièrement saturée par sa propre présence immédiate à l’esprit.

Voilà qui inverse l’idée habituelle d’une analyse qui consisterait en une déliaison des représentations. C’est vrai pour la névrose, mais ici, pas du tout. C’est l’idée de contenant qui exerce une coupure et qui crée un ordre qui détermine l’opération analytique. L’analyse est de l’ordre de la coupure qui crée un ordre et qui crée un contenant. Et c’est cette puissance-là qui est possible uniquement quand on peut penser des éléments en leur absence, et dans lequel on peut en quelque sorte faire du fini de l’appareil psychique une représentation « expressive » de l’infini. Faire jouer, ou mieux, fonctionner l’interprétation dans la psychose, comme lorsque j’ai dit à ce jeune homme de la possibilité, maintenant qu’il est plus grand, de penser autrement qu’avec le clivage qui l’avait conduit logiquement à produire un mauvais œil, c’est l’amener au point où il devient capable non plus d’être juste accablé sans en mourir par le mauvais œil, ou d’être sous l’œil du mauvais œil, mais de voir ce mauvais œil, et l’interprétation produit quelque chose qui est une représentation non saturée. Tout d’un coup, au lieu d’être la chose qui apparaît au moment où elle est nommée, selon la forme terrible de l’élément-β devenu objet bizarre, avec donc le contenu d’un surmoi projeté au dehors, le mauvais œil est quelque chose dont il pourrait parler. Sauf qu’évidemment, il ne peut en parler qu’à la condition que ça reste protégé, préservé, à l’intérieur de mon propre psychisme, de mon appareil psychique, parce qu’à la différence du névrosé, il ne peut pas symboliser cela. Il peut simplement déléguer à cette prothèse psychique matérielle qu’est en général l’analyste (et sa vie mentale) dans la psychose, la possibilité de penser cette chose. Il passe avec moi un pacte de délégation de pensée, c’est là, si j’ose dire, comme un symbole du symbole qu’il n’y aura pas. Le signe ou l’élément « mauvais œil » cesse du coup d’être saturé et présent dès qu’on le nomme, comme c’est toujours et par principe le cas chez ces patients qu’on ne peut pas faire parler de leur délire, sans, ipso facto, les faire délirer. Toute la difficulté de la tâche de l’analyste est de créer la dimension où de tels patients peuvent parler de leur délire, sans délirer, ou sans ne faire que le délirer encore plus, même si le prix à payer, c’est que vous êtes le dépositaire des moyens de cette désaturation, fragile et contingente, du délire.

 

D : est-ce que la place que Lacan donne au réel dans le dernier moment de son parcours n’est pas une façon de faire barrage à l’obsession du sens, justement ? Et est-ce que ce n’est pas plus pertinent de penser la paranoïa dans le rapport à la relation plutôt qu’à celui de la cause ? Parce que dans l’exemple que vous citez de Bion, il utilise le terme de relation sans arrêt. Le propre du paranoïaque, c’est de faire des relations entre les choses qui n’en ont pas, et moins qu’il fasse des imputations causales entre les choses.

 

Pierre-Henri Castel : L’imputation causale, ça va aussi pour le « c’est pourquoi ». Cause est à entendre dans un registre très général, je suppose. Bion ne ferait pas la différence avec un délire d’interprétation, ou de supposition, ou de relation (Beziehung, comme dans la psychiatrie allemande). Là, c’est « à cause de », c’est un persécuté qui explique les relations comme ça. Vous avez raison de dire que la notion de relation est essentielle, mais je voulais travailler sur la notion de cause sans restreindre trop l’espace de signification, la pénombre associative autour de « cause ». Ça va donc aussi bien pour les relations que pour les causes, du moment qu’il y a quelqu’un qui est responsable de…, du moment qu’il y a un x caché derrière les phénomènes, qui les régit, de façon totalitaire et projectivement surmoïque.

 

D : Ça a plus à voir avec le désenchantement du monde. Finalement, ce qui caractérise l’enchantement du monde, c’est le fait qu’on va considérer que c’est le voisin qui est à l’origine de la maladie du troupeau, alors que le désenchantement c’est le fait qu’on ne va plus attribuer cette responsabilité à quelqu’un mais qu’on va établir une causalité qui n’a plus rien de personnel. Donc je ne suis pas sûr du lien qu’on peut faire entre la paranoïa et le besoin de causalité. Ce que vous dites sur la tribu africaine me paraît plus pertinent.

 

Pierre-Henri Castel : ce n’est pas parce qu’il y a un aspect du monde qui est désenchanté au sens de Max Weber, que le monde en soi est désenchanté. Nous vivons nos relations amoureuses sur un mode ordinairement paranoïaque. C’est vrai que c’est l’objet d’une expression retenue, mais si vous vous cassez la figure dans l’escalier, vous allez vous demander « ce qui vous arrive », etc. Réussir à penser réellement le hasard, comme le fait Poincaré, les événements fortuits en tant que tels, personne n’est ordinairement capable de le faire. Ou alors on transforme le hasard en une puissance magique ou mystique. Je crois que naturellement, nous sommes portés à la paranoïa. Evidemment, elle commence quand tout est systématisé, mais on est quand même dans cette imputation causale permanente. Nous sommes tous des Azandés.

 

D : Oui, mais le paranoïaque, c’est peut-être moins l’imputation causale permanente que le fait d’attribuer le sens de ce qui arrive à un individu. Et du coup la science est hors de cette imputation causale intentionnelle.

 

Pierre-Henri Castel : La science, oui, peut-être. Les sciences cognitives, sûrement pas : elles reposent au contraire sur une réhabilitation épistémologique massive de la notion de causalité (la « causalité mentale »), pour la rapporter à l’action et au comportement. Mais je pense à autre chose. Il est bien connu que de grands paranoïaques sont bien stabilisés par l’analyse, par l’analyse du moins en tant que support théorique externe à leurs pensées, et il en est qui deviennent eux-mêmes analystes en pensant tout psychanalytiquement (croit-on, du moins, car en réalité, il ne pense rien psychanalytiquement, c’est la psychanalyse qui leur sert de pensée et ils ne pensent à rien d’autre qu’à de la psychanalyse). Il y a plus rien de fortuit, pour eux, dans le monde, puisqu’on dispose du lapsus, de l’inconscient, etc., bref, que tout à une raison, une cause, une signification inconsciente, etc. Donc, comme on sait, vous pouvez utiliser la théorie psychanalytique pour stabiliser une paranoïa. Lacan ne s’en est pas vanté, mais c’est de notoriété publique qu’il l’a fait. Il a traité des paranoïaques et les a guéri, je pèse mes mots, en en faisant des analystes. Ce que je veux dire, c’est que nous disposons de toutes sortes de moyens, comme les Azandés, d’utiliser la causalité pour produire ces systèmes-là. Les gens vous parlent souvent de leur inconscient en disant qu’il leur a « fait faire » ceci et cela. Ça a la même fonction magique que chez les Azandés ! D’ailleurs, quand vous le leur faites remarquer, vous vérifiez tout de suite à leur regard de travers qu’ils sont bien paranoïaques. Mais ce qui est follement drôle, c’est que celui qu’on considère universellement comme un fou, c’est Bion ! Alors que Bion est le seul qui a bien montré jusqu’où va le problème de l’imputation causale… Désenchantement du monde ? Mais pas du tout, la psychanalyse est un perpétuel réenchantement du monde, à cet égard, et c’est ce qui fait son succès quand elle offre des causes à tout, et surtout au malaise dans la civilisation, ce qui rend du même coup imbuvables les arguments de Bion qui mettent en péril toutes ces grandes « causes ». Car dès que vous passez sérieusement au moment abstrait, où la métapsychologie est autre chose que de la métaphysique pour psychologues ou pour « psychologues des foules », il n’y a plus personne. Ça ruine la texture psychologisante où se réfugie le symptôme. C’est totalement corrosif, ce que dit Bion, si vous allez jusqu’au bout de ses suggestions, et lorsque je m’en prends de façon polémique aux généralités psychologisantes en psychanalyse, aux nouvelles généralités normatives, c’est ça dont il s’agit. C’est de la manière dont la psychanalyse se résiste à elle-même : en se faisant une théorie causale, faussement scientifique (la psychologie est la seule science où il semble que la causalité du 19ème siècle n’arrive pas à mourir), et réellement normative (la psychologie psychanalytique ne peut pas, pour finir, éviter de se démasquer comme appel à l’interdit-à-rétablir, ou symétriquement, à la jouissance-à-étendre, et avoue, même dans un langage branché, que c’est le surmoi qui nous aboie aux oreilles). 

 



[1] Hume s’en prend à la croyance métaphysique en un ordre intrinsèque de la Nature. C’est un projet radicalement anti-théologique. Il va de soi que la croyance pas moins métaphysique en un ordre intrinsèque du Symbolique procède de la même illusion projective : c’est la projection du besoin de causalité et d’ordre inhérent sur une réalité extérieure, qui est équipée des prédicats nécessaires à lui faire jouer le rôle d’un surmoi interdicteur cruel. Le néo-primitivisme qui transpire de ces visions obscures de l’ordre symbolique est alimenté par une ethnologie superficielle qui pense les structures de la parenté comme des Lois originaires, des définitions de l’Homme, et non des structures sociales chez les hommes.

[2] Transformations, pp.56-57.

[3] Transformations, p.57.