Quelle
« civilisation », quel « malaise », quelles cure ?
Le
titre du séminaire de cette année, c’est « Quelle civilisation, quelle
malaise, quelle cure ? ». Je pense que vous n’avez pas deviné de quel
texte de Freud je vais parler… Je vais revenir à des sujets un peu moins
techniques que l’an dernier, où j’avais parlé de l’association libre. Je vais
revenir à des questions un peu plus sociales et d’actualité, mais en même temps
j’aimerais quand même dire une ou deux choses sur le style de ce que j’aime
bien faire.
Le
type de séminaire vers lequel je voudrais tendre, ce n’est pas celui où il
s’agit d’augmenter le savoir de chacun – encore que c’est un plaisir – mais de
modifier de façon un peu substantielle l’associativité, c’est-à-dire la manière
dont des pensées peuvent plus spontanément vous apparaître que d’autres,
notamment évidemment l’associativité des psychanalystes dans la mesure où le
fait d’y faire intervenir des éléments qui ne relèvent pas que du savoir savant
peut modifier dans leur manière de répondre « avec leur inconscient » –
même si je n’apprécie pas beaucoup cette expression – ce qu’ils entendent.
Modifier cette associativité, vous savez chez Bion de quoi il s’agit :
enrichir sur sa grille les niveaux auxquels on peut traiter les associations et
les émotions qu’on a dans sa propre cure ou avec ses patients, voire lorsqu’on
travaille avec des patients imaginaires. C’est très important pour Bion :
la mise en fonction de la grille – quand vous lisez un roman, allez au cinéma,
ou avez une conversation avec une personne qui vous est proche – peut
substantiellement enrichir votre appareil psychique par de nouvelles pensées « pensantes ».
En ce sens, la rhétorique de ce séminaire compte énormément : c’est un
lieu où l’on peut examiner jusqu’à quel point on se laisse affecter par un
certain nombre de pensées – intelligentes ou pas – car être affecté par des
pensées, ça a une dimension fondamentale dans la pensée de Bion. A la fin de ce
séminaire d’aujourd’hui, je vous dirai un mot de la façon dont on peut traiter
une conversation entre collègues comme un groupe spontané, où la question de
savoir comment on peut intervenir non pas pour donner une information
supplémentaire, mais réellement pour modifier l’associativité des gens avec qui
vous parlez, est possible ou pas. Vous connaissez le soin que je mets à
éclairer certaines polémiques, certains contrastes. D’abord parce qu’une des
choses qu’on pourrait espérer d’un séminaire psychanalytique, c’est de
faciliter la désimaginarisation des appartenances et
des fidélités en profitant de l’opportunité que ce ne soit pas écrit,
c’est-à-dire que ça ne puisse pas être trop sorti de son contexte. En même
temps, de voir jusqu’à quel point vous pouvez partager mon anxiété lié à la
fragilité de ce que je vous propose, parce que non seulement je ne sais pas si
ce que je vous raconte est très orthodoxe, mais aussi parce qu’on ne sait pas
si ça ne serait pas autre chose que de la psychanalyse ! L’objection m’a
déjà été faite, que non seulement ce n’est pas de la psychanalyse, mais que
c’est carrément anti-psychanalytique ! Mon scepticisme à l’égard de
catégories comme la perversion généralisée, le déclin du Nom-du-père
dans sa version lacanienne grincheuse, fait dire à certains que c’est une forme
de complicité avec ce discours destructeur de la psychanalyse que d’incorporer
à mes recherches quelque chose qui a trait à une discussion concrète avec des
neuroscientifiques (par exemple) sur la nature de tel ou tel objet, par exemple.
Ça va très loin, car si je que je dis n’est pas de la psychanalyse, ça veut
dire que mes patients ne sont pas analysés, que mes patients qui deviennent
analystes ne sont pas analystes, etc.
J’aime
évoquer ceci dans les premiers quarts d’heure de mes séminaires chaque année,
car ça pose la question de savoir jusqu’à quel point on est prêt à s’y laisser
ébranler. Cette année, ça va aller très loin, car je vais vous expliquer
pourquoi la théorie structuraliste de l’Œdipe empruntée à Lévi-Strauss et qui
est au fondement du structuralisme de Lacan ne tient pas debout. […] Je vais
essayer de voir jusqu’à quel point on peut penser psychanalytiquement ce genre
de choses, jusqu’à quel point la psychanalyse a tant besoin que ça de certaines
représentations de l’Œdipe, de certains états de fait empruntés à une manière
de comprendre la linguistique, l’anthropologie ou la sociologie du monde
contemporain, etc. Je vais juste décliner ce soir ce que je rêve de faire, déplier
le projet que j’ai dans la tête et ses enjeux. Ça passera bien sûr par une
lecture du Malaise dans la civilisation,
ou du Malaise dans la culture, comme
vous voulez, je ne vais pas passer des heures à discuter de la traduction.
C’est
un texte que je n’aime pas du tout, c’est pourquoi j’essaie de m’y coller. Je
trouve tout d’abord que c’est un texte assez faible sur un plan conceptuel, et
qu’on y trouve des choses tellement contournées – notamment sur la notion de
surmoi et de surmoi « culturel » – que c’est pour moi la trace des
difficultés profondes que Freud rencontre. La seconde raison pour laquelle je
trouve le texte problématique, c’est qu’il repose sur une notion extrêmement
vieille, celle de « psychologie collective ». Cette notion était
parfaitement admissible dans les années 1930, mais elle repose sur un postulat
individualiste qui repose sur le modèle du contrat, et plus exactement du
contrat social hobbesien, qui pousse Freud à concevoir les organismes animés
par leurs pulsions comme des monades qui, par leurs interactions, subissent des
contraintes et limitations. Il est très à la mode de contester le biologisme
freudien, mais ce que je voudrais faire, c’est contester la façon dont ce
biologisme produit une certaine forme de sociologisme individualiste très particulier,
qui a des conséquences importantes dans les problèmes qu’il rencontre pour
penser le surmoi, etc. Le collectif, le social, le fait que nous parlons et que
nous ayons des valeurs, tout cela devient difficile à comprendre quand on les
déduit de l’interaction et des contraintes qui s’exercent sur des relations
interindividuelles.
Il
n’en reste pas moins que Freud a parfaitement vu que si on en restait à une
position de ce genre, les manières de faire avec le pessimisme qui devait
résulter de la férocité destructrices des pulsions des individus interagissant
les uns avec les autres condamnait finalement la psychanalyse à être une sorte
de version nouvelle du pessimisme métaphysique traditionnel, élaboré dans la
postérité de Schopenhauer, et qui, après la première guerre mondiale
connaissait des sommets. Si bien que dans les Nouvelles conférences, il introduit cette notion de Kulturarbeit, de
travail de la culture, qui n’est pas exactement un antidote mais une réflexion
de Freud sur la manière de « faire avec » le dit malaise. Au malaise
dans la culture correspond un travail de la culture qui sans résoudre ce
malaise, indique comment il peut être supporté. C’est d’autant plus important
qu’avant d’écrire Moïse et le monothéisme,
la question que se pose Freud est de savoir dans quelle mesure la psychanalyse
elle-même ne serait pas le travail de la culture qui manque le plus spécifiquement
à son époque, celui de l’émergence des totalitarismes. D’ailleurs, dans les Nouvelles conférences, Freud ne fait pas
tellement la différence entre le travail de la culture et la psychanalyse au
sens où tous les exemples qui sont donnés du succès du travail de la culture
sont ceux à quoi on arrive quand on réussit quelque chose dans une analyse. C’est
en tout cas suffisamment superposable pour que la question se pose.
Du
coup, le Malaise dans la culture et les
Nouvelles conférences peuvent permettre
de nous intéresser à ce qui pour nous fait travail dans la culture. Le travail
de la culture ne se limite pas au savant, au politique, à l’artiste. Quand on
s’occupe d’un enfant maltraité, ou d’un paranoïaque, ou d’un alcoolique, c’est
quoi le travail de la culture auquel on se livre ? Dans quelle mesure ce
qu’on fait avec eux relève du travail de la culture ? Je crois qu’il ne
faut pas perdre de vue que le travail du psychanalyste est une contribution
positive faite individu par individu au travail de la culture. Le deuxième
élément, c’est de marquer fortement que le travail de la culture implique un
choix pour Eros. S’il y a bien quelque chose pour lequel la neutralité n’existe
pas en psychanalyse, c’est sur le choix radical, définitif, constitutif pour
Eros. C’est ça qui pose un problème : nous savons très bien que la
neutralité bienveillante – toute exigible qu’elle soit – est précisément parce
qu’elle est neutralisation voulant du bien à l’autre, le refuge de quelque
chose qui fuit cette exigence radicale qui est constitutive de l’activité du
psychanalyste : en toute chose, suivre Eros, où qu’il nous emmène. Suivre Eros,
ce n’est pas suivre Agathon
(le Bien) ou la Vie. Le problème est que le travail de la culture, traduit par
« suivre Eros en toutes circonstances », a besoin d’être sacrément
armé car il est menacé de l’interprétation hystérique de l’idéalisation du
désir, surtout s’il est insatisfait. La difficulté est donc de savoir comment
on peut tenir un discours de ce genre-là sans idéaliser le désir. Il n’est pas
évident, cependant, de continuer de suivre le désir quand on ne l’idéalise
pas : comment sinon en supporter les premières manifestations ou les
premiers ravages ? La question se pose par conséquent de savoir si le
travail de la culture qui est la seule réponse possible au malaise, peut être
armé, et non idéalisé. Armé, c’est-à-dire soutenu par des raisons, par des
mutations subjectives substantielles, par quelque chose qui se passe de
l’idéalisation.
Si
vous réfléchissez un peu à la façon dont Lacan a été reçu par Deleuze et Guattari,
vous y voyez bien combien le propos de Lacan a pu susciter des idéalisations
du désir. Anti-Œdipe, par exemple, est assez fascinant sous cet angle-là :
tout le monde est interprété sur le mode des grands désirants ! C’est
quelque chose de juste et de menaçant : les grands désirants ouvrent
certainement la voie, mais ce n’est pas pour autant qu’ils doivent être idéalisés.
Sur ces questions-là, une autre porte d’entrée peut être celle de Nathalie
Zaltzman, qui avec beaucoup de finesse dans L’esprit
du mal, met en place un certain nombre de choses que j’ai trouvées
extrêmement justes sur le Malaise et les Nouvelles conférences.
Je
vais m’appuyer sur deux références pour discuter du Malaise. Le premier, c’est Bion, puisque son travail sur les
groupes se termine précisément par une analyse d’une sociologie radicalement
incompatible avec celle de Freud. Le collectif, le groupal, est premier chez
bion : voir des individus c’est toujours une opération particulière de
construction qui implique qu’on connaisse la société qui valorise
l’individualisation de l’individu. L’individualisation de l’individu en tant
qu’individu, c’est en effet, je en vas pas cesser de
le redire, un résultat social. Ça veut dire par exemple que des explications contractualistes comme celles de Locke, Hobbes, Rousseau,
sont des produits sociaux qui nous renseignent non pas sur les rapports réels entre
les individus et la société, mais plutôt, idéologiquement, sur ce que les
sociétés individualistes mettent au-dessus de tout, sur la valeur particulière
qu’elles accordent à l’individu, au point que des individus sociaux imaginent
un état (« de nature ») où ils ne l’auraient pas été, sociaux, et à
partir duquel aurait jailli la culture. Bion développe à partir de son travail
sur les groupes des arguments d’une puissance extraordinaire pour renverser la
sociologie implicite de Freud, qui est individualiste-contractualiste,
et qu’on lit dans Le malaise dans la
civilisation. J’essaierai de suivre le lien intrinsèque, chez Bion, entre
cette critique de l’individualisme de Freud du point de vue de sa psychologie
sociale, et sa manière de comprendre un certain nombre de concepts kleiniens,
dont l’identification projective.
[…]
Bion est l’un de ceux qui articule la constitution de la théorie groupale à la
compréhension de ce qui s’est passé dans les interactions des individus (soldats,
officiers potentiels) pendant la guerre de 1939-1945. Ça nous permettra d’interroger
la cohésion intime de l’inventivité théorique avec les conjectures
anthropologiques et historiques particulières.
Le
deuxième travail sur lequel je voudrais m’appuyer, c’est l’article de 1938 de
Lacan sur la famille. Ça rejoint, on le verra, l’histoire culturelle et la
manière dont la psychanalyse s’est implantée en France, dans un contexte marqué
par la contestation des idéaux républicains et le sentiment général de la
décadence qui régnait, aisément compréhensible vu la boucherie effroyable de 1914-1918
et ses conséquences visibles sur le déclin de la France. Pourquoi est-ce
intéressant ? Lacan a publié cet article dans l’Encyclopédie française,
qui était un projet emmené par des durkheimiens de la deuxième génération qui
avaient une conception de la sociologie radicalement opposée à l’individualisme
dont je parlais tout à l’heure, et qui étaient par ailleurs très marqués par
Marcel Mauss et Halbwachs lequel obtint finalement la chaire de « psychologie
sociale » au Collège de France. En collaborant à cette encyclopédie, Lacan
s’oppose à toutes les bases épistémologiques qui sous-tendent les références
très 19ème siècle de Freud dans le Malaise dans la civlisation.
Et c’est à l’intérieur de ce cadre théorique que Lacan incorpore une première
forme de sociologie qui, à mon avis, est peut-être plus importante encore que
sa lecture de Lévi-Strauss : c’est le post-durkheimisme, la pensée maussienne, où Lévi-Strauss croira lire en filigrane la
rationalité structurale. On pense alors qu’on peut être maussien
tout en étant structuraliste, contresens monstrueux, mais dont il a fallu 50
ans pour s’en apercevoir.
Quelle
est l’originalité créatrice de Lacan à l’égard de Freud, dans ce
texte-là ? C’est comme vous le savez l’idée qu’il y a des mutations de
l’idéal, que l’histoire lui file des grands coups sur la tête, à l’idéal !
La façon dont notamment le père se conduit, selon qu’il est ou pas « le
tuteur de l’audace », donc celui qui non pas seulement interdit ou limite
les revendications de l’enfant à l’égard de sa mère, mais qui donne à l’enfant
le goût d’aller se confronter à la réalité, porte en germe tout ce qui sera
reversé soit au champ de I, soit au nom-du-Père, etc.
C’est là que les choses se mettent en place. Cette idée-là est fortement
inspirée de sa lecture de Malinowski : ce n’est pas tant que l’Œdipe n’est
pas universel, mais plutôt qu’il y a une disjonction de ce que nous avons
toujours cru unique par ignorance culturelle, le fait que ce soit toujours le
même qui soit l’interdicteur de la relation incestuelle,
et le promoteur de l’idéal. Chez les Trobriandais, le promoteur de l’idéal
c’est l’oncle maternel et l’interdicteur de l’inceste c’est le géniteur. Chez
nous, les deux se superposent dans la même personne. A partir de ce moment-là,
il s’aperçoit qu’on peut décoller les choses, et vous allez voir émerger pour
elle-même la dimension du symbolique.
Pourquoi
je m’intéresse au texte de 38 ? Parce qu’il y a depuis longtemps une
tentative de réduire ce texte à une sorte de première prémisse d’un motif
lacanien prégnant, celui du déclin du nom-du-père, de
la crise du symbolique, etc., qui débouche sur un dégoût plus ou moins horrifié
sur ce que font les contemporains, surtout d’ailleurs les jeunes… Cette
conception-là est-elle finalement réductible à la problématique du nom-du-père ? Cette problématique n’a-t-elle pas été
gonflée au détriment de ce qui nous est psychanalytiquement utile ? C’est la
question que je soulèverai. Je pourrai alors travailler sur les conséquences de
la chose, comme la parenté et la sexualité, ou pour dire les choses de façon
plus incisive, la famille et les perversions.
Ce
que je vais faire cette année, c’est d’essayer de placer la discussion de la
famille et de la perversion sous le chef d’une évidence, d’une évidence assez
amère pour beaucoup : c’est que la psychanalyse a perdu, définitivement,
le monopole du discours légitime et pertinent sur la sexualité. Elle dit des
choses pertinentes et légitimes, mais je pense qu’il est tout à fait impossible
de tenir pour nul et non avenu un certain nombre de positions issues du
féminisme et des minorités sexuelles, qui tiennent me semble-t-il un discours
qui lui aussi a une légitimité, qui a non seulement produit des jeux de
langage, mais aussi des pratiques, des formes de sociabilités, des registres
d’émotions et des interprétations fondamentales de l’amour, du désir, du deuil,
dont la couleur générale ne peut pas être versée, comme ça, au compte de
simples symptômes pervers inanalysables. On déplore que la psychanalyse soit devenue
inaudible, et il est sûr qu’une certaine manière de parler de l’homosexualité
ou du transsexualisme risque de recevoir assez peu d’échos chez les gens
concernés. Ce que je dirai plus modestement, c’est qu’on l’entend, mais que les
gens, désormais, ont quelque chose à répondre ! L’habitude de légiférer en
surplomb, en récupérant insidieusement l’autorité policière et médicale que procure
un usage bien armé la notion de « perversion » sur toutes sortes de
situations sociales, se heurte à un sentiment de persécution ; car les
gens ne se laissent pas catégoriser comme cela. J’insisterai notamment sur un
point qui me paraît névralgique, celui de l’homosexualité féminine.
Je
ne sais pas comment je vais m’y prendre, mais c’est une question extrêmement
délicate, et notamment depuis que les homosexuelles parlent et
s’associent ! Il est difficile de ne pas se rendre à certaines de leurs
raisons. En tout cas, ce qui devrait être éclatant, c’est que la jeune homosexuelle
du cas de Freud vous est à peu près aussi utile pour penser ce que c’est qu’une
lesbienne aujourd’hui, que Dora l’hôpital psychiatrique. L’idée même que Freud
aurait dit là quelque chose de substantiel sur l’homosexualité féminine doit
être entièrement révisée. C’est un des points sur lesquels on est obligé de
mobiliser non seulement l’élucidation de ce qui se passe dans le cas de la
jeune homosexuelle, mais aussi ce qui se passe dans la compréhension de ce que
c’est que la famille, la sexualité, les complexes historiques et sociaux, sans
que vous puissiez arguer de votre Clinique avec un grand C. J’espère que
Geneviève Morel pourra vous présenter un travail
considérable et absolument exceptionnel qu’elle a réalisé sur l’homosexualité
féminine.
Quant
à la parenté, j’aimerais voir jusqu’où on peut pousser l’idée que la
prohibition lévi-straussienne de l’inceste comme
invariant structural à l’horizon de la pensée de Lacan, eh bien on peut s’en
passer ! Comme c’est une chose qui peut faire éventuellement trembler, je
vous proposerai de lire un petit livre de Marshall Sahlins
intitulé The western illusion of human
nature qui vient d’être traduit sous le titre La nature humaine, une illusion occidentale. C’est un petit
pamphlet qui réfute à peu près totalement toutes les théories de la parenté de
son temps en affirmant que ce sont des ethnocentrismes. Quel
est au fond la ligne générale de ce que je vais vous dire ? C’est que je
crois que le rapport de Freud à Hobbes que j’évoquais tout à l’heure se
retrouve très exactement dans le rapport de Lévi-Strauss à Rousseau. L’idée,
c’est que la parenté serait à penser à partir d’une brique fondamentale qui
repose sur une intuition simple : il y a deux individus de sexe opposé qui
s’unissent pour avoir des enfants, et ceci est conventionnel, contractuel.
Autrement dit, la parenté, c’est ce que constituent des individus qui
s’unissent, qui ont une descendance, et qui produisent de manière contractuelle
des exclusions dans les unions possibles auxquelles ils ont accès. Comme toute
approche individualiste qui compose le tout à partir des individus, ça a
notamment une propriété très importante, c’est que ça se compute :
des ordinateurs peuvent calculer des systèmes de parenté, même semi-complexes, dans lesquels donc il y a un certain nombre
de choix libres à chaque génération. On a donc une sorte d’impression de
validité scientifique intrinsèque de l’approche, en oubliant peut-être que la
parenté n’est qu’une des institutions d’une société. Si la société n’existait
pas d’abord, la parenté ne serait pas régulée. Autrement dit, la parenté
ne s’appréhende qu’à partir du moment où vous avez tout le réseau qui va avec
lui, et c’est le réseau total (au sens maussien
détourné par Lévi-Strauss) qui rend compte du fonctionnement des mariages, du
cousinage, des héritages, des successions et des alliances, et non pas les
alliances et la filiation qui rendent compte de la construction du réseau.
Moyennant quoi on rend beaucoup mieux compte d’un certain nombre de faits de
parenté. Ce que je vous dis là sont des banalités pour tous les anthropologues
depuis Godelier : ça fait quarante ans que la
seule chose qui reste de Lévi-Strauss, c’est, en fait, la mathématisation des
réseaux.
Ce
qui m’intéresse ici, c’est d’en tirer quelques conséquences pour nous,
notamment ce qui serait des épouvantables attentats commis contre la parenté,
la bonne et la vraie, pour laquelle un homme et une femme se marient pour avoir
des enfants à qui ils transmettent un nom. Cette façon de structuraliser
tout ce qui a trait à la prohibition de l’inceste est profondément
anti-freudienne. Et j’essaierai de montrer que pour Freud, il n’aurait même pas
été imaginable de recourir à une rationalité de ce type pour penser la
prohibition de l’inceste. A titre d’indication, je vous rappelle que dans les Nouvelles conférences, Freud affirme
qu’on ne peut pas être sexuellement heureux si on n’est pas capable d’envisager
avec calme de coucher avec sa mère ou sa sœur. Dans ses correspondances avec
Ferenczi, il incorpore ça au problème du travail de la culture. On imagine donc
mal de faire du coup de la prohibition structurale de la parenté l’opérateur
transcendantal de l’être humain ! Qu’est-ce qui se passe si on touche à ce
pilier-là ? D’autant que si on y touche, on peut s’entendre répondre que
ce qu’on fait est anti-psychanalytique, mais que c’est carrément une complicité
objective avec le discours pervers contemporain. Je vais donc essayer de contester
l’idée qu’il y aurait aujourd’hui, plus qu’à d’autres époques, des mutants
psychiques, c’est-à-dire des gens déstructurés par le complot démoniaque du
néo-libéralisme et du scientisme cognitivisme, dont le malheur serait
méthodiquement engendré par une sorte d’atteinte concertée aux règles
fondamentales du symbolique. Evidemment, on ne peut pas dire que les gens qui
tiennent ce discours que je ne caricature même pas ne voient rien, il y a quand
même des choses qui se passent et qui sont extrêmement inquiétantes sous bien
des aspects. Mais la question est de savoir si lorsqu’on en parle comme ça,
est-ce qu’on n’est pas en train de s’aveugler totalement sur ce sur quoi on
pourrait poser plus utilement et plus pertinemment la main ?
On
peut faire deux réponses. La première consiste à dire que ça ne mute pas, mais
que ça se transforme.
La
deuxième, plus compliquée, c’est que même si ça se transforme, pourquoi
serait-ce dans un sens catastrophique ? Je vais essayer de soutenir que
l’impression que ça mute est liée à une énorme confusion conceptuelle qui
reconduit précisément les confusions conceptuelles de Freud dans le Malaise dans la civilisation. L’essence
de cette confusion, c’est de confondre l’individu comme organisme, l’individu
au sens social, et le sujet. L’individu comme entité comptable, qui a les
limites de ma peau ; l’individu comme valeur dans les sociétés
individualistes ; et le sujet. La confusion étant particulièrement
exemplaire chez mon collègue Jean-Pierre Lebrun, qui écrase toutes ces
différences, et qui en plus revendique de les écraser en trouvant ça productif
intellectuellement. Je vais essayer au contraire de montrer que la confusion
s’est aggravée, de l’individu biologique à l’individu social, du jour où l’on a
introduit la notion de subjectivité. La notion de sujet appartient à des
traditions philosophiques très différentes : il y a le sujet de
l’assujettissement à la structure, le sujet à… , et le sujet de l’autonomie juridique, le sujet de droit,
qui est le sujet d’imputation, le sujet de ses actions. Du coup, ça donne le
sentiment que sauver le sujet lacanien revient à sauver le sujet républicain ou
démocratique.
La
deuxième chose plus fine, c’est le fameux rapport à la Loi symbolique auquel le
sujet – au sens qui nous intéresse – est assujetti. Si vous concevez la loi
comme quelque chose à laquelle on est assujetti, ou de laquelle on est forclos,
la marge d’interprétation des phénomènes psychiques et sociaux fins est assez
limitée. On a vite fait de produire de la ségrégation lorsque les deux seules
positions du sujet par rapport à la loi, c’est dedans / dehors. Dans un livre dont
j’aime beaucoup le titre – L’individu
contre la démocratie – Marcel Gauchet a poussé l’affirmation
de l’individu à un tel degré que désormais l’individu pourrait se retourner
contre le lien social en tant que tel et détruire la société. C’est l’idée que
la société est un machin friable : si les individus bougent trop, ça va
casser la société ! En même temps, je vous le demande, l’Autonomie
n’est-elle pas un signifiant aussi assujettissant que la Loi et la Tradition
dans d’autres registres ?
C’est
par exemple une des conséquences de la disparition de la catégorie « classique »
de névrose obsessionnelle dans la nosographie contemporaine : si elle a
été remplacée par des TOC et les TOC traités par des TCC, c’est parce que ce qui
est rendu par là à ces patients, c’est leur autonomie. Ce n’est ni leur
bien-être ni leur tranquillité morale, ni leur « désir ». Comment ne
pas répondre de nos jours à ce type de symptôme dits autrefois « obsessionnels »
grâce à ce signifiant de l’autonomie et aux pratiques thérapeutiques qui s’y
ordonnent ? Si les gens font ces choix-là, ce n’est pas par bêtise, mais parce
qu’on n’a pas compris pourquoi ils les font. Ceux qui pratiquent les TCC savent
qu’ils n’ont pas tout compris ; mais ils savent que ce qu’ils font, ça
vaut le coup ! Et ça, ça mérite d’être examiné en utilisant notre
conceptualité de façon un peu plus originale qu’en disant qu’ils n’ont rien
compris à ce que c’est que le surmoi, ou que la psychanalyse qui leur ferait
tellement de bien leur est barrée par un discours scientiste qui est une idéologie
de circonstance. Non, il faut être plus précis : nos concepts doivent
permettre de comprendre les effets psychiques de la transformation des
référents signifiants, du registre de la Loi à celui de l’Autonomie, par
exemple. Comme Lacan, nous devons examiner la psychanalyse dans son contexte
anthropologique.
Tout
ça a donc peu à voir avec les « pervers ordinaires », comme les
appelle Charles Melman. Mais ça ne suffit pas, car si
ça se transforme, on est bien obligé de reconnaître qu’il y a des points de
cette transformation qui sont catastrophiques. Il ne s’agit surtout pas de nier
qu’il y a des choses qui vont mal. Ni de se défausser sur l’affirmation gratuite
que, grosso modo, ça a toujours été mal, ça va juste mal « autrement ».
Je conclurai ce soir par une anecdote. On est
en train d’organiser une journée à Ville-Evrard avec des collègues sur ce que
les changements sociaux peuvent induire comme effets sur les psychoses à
l’hôpital. Quand se pose la question de savoir s’il y a des formes de psychoses
nouvelles susceptibles de traduire des décompositions avérées des rapports
subjectifs au monde, au langage, à l’autre, quand on la pose dans un hôpital,
ça donne lieu à des réponses d’un certain type que j’ai recueillies à votre
usage.
« Il
n’y a plus de mélancolie ! »
Et
c’est vrai ! La mélancolie à la Séglas est moins
fréquente qu’autrefois. Et si elle tend à disparaître, c’est qu’elle est
remplacée par « la perte d’estime de soi dans l’épisode dépressif majeur »,
dans laquelle sont englobées des formes plus confuses où celui qui dit
« je ne vaux rien » n’est plus considéré comme faisant un délire
mélancolique surtout si c’est l’une des seules phrases qu’il prononce avec un
ralentissement psychomoteur majeur, et qu’il réagit aux anxiolytiques, et pas
aux anti-dépresseurs. Le gémissement, « il n’y a plus de mélancolie ! »,
est liée à l’idée qu’une certaine forme hautement culturelle de la tristesse paraît
aux collègues s’effondrer.
Le
deuxième gémissement qui s’élevait du groupe, c’est : « il n’y a plus
de paranoïaque ! »
C’est
vrai qu’il faut être très courageux quand on est psychotique pour se livrer à
ce travail de la raison, voire de l’argumentation juridique. Il faut bien voir
qu’on n’interdit plus aux malades de gérer leur droit, on ne les enferme plus
tant que ça, on ne leur retire plus leurs droits parentaux, mais on négocie ça
avec eux, ce qui contribue sans doute à produire des défections de
l’investissement paranoïaque sur la revendication.
Et
puis les collègues, expérimentés, réflexifs dans leurs
démarche, gémissaient sur le fait que ce qui rend beaucoup plus
difficilement déchiffrable les psychoses, aujourd’hui, ce sont les migrations —
puisque les systèmes symboliques ne se mélangent pas. On ne sait du coup plus
bien si on a affaire à des psychoses, ou à des registres identificatoires
tellement conflictuels que le potage des phénomènes imaginaires qui en résulte
est indébrouillable. Et ils sont nombreux à dire, plutôt qu’on ne sait pas,
qu’on sait que ce sont des psychoses induites par les effets migratoires et
l’obligation faite aux migrants d’intégrer des systèmes symboliques qui ne sont
pas faits pour eux.
Tous
ces témoignages sont intéressants, et un effet de savoir en résultait,
troublant à plus d’un titre. Car tous les psychiatres et psychologues qui
étaient réunis là, et dont la plupart sont analystes, refusent principiellement de compter quoi que ce soit dans leur
service. Ils refusent de tester leur sentiment qu’il y a plus de ceci ou moins
de cela sur une quantification quelconque. Est-ce que c’est si psychanalytique
que cela le fait de craindre qu’on ait à compter un par un les gens dont on
parle ou qu’on range sous tel diagnostic, fut-il hypothétique ? Une autre
chose marquante, c’est qu’on tenait pour vrai lors de cette réunion la
forclusion du Nom-du-Père, avec la certitude
qu’on n’arrive plus à savoir de quoi il s’agit. Or, les patients décrits comme
psychotiques par Lacan l’auraient été aussi dans un cadre kraeplinien.
Autrement dit, si je puis rappeler cette vérité d’évidence, les théories psychanalytiques
de la psychose ont été construites et vérifiées sur des patients hospitalisés et
dont la nécessaire psychiatrisation ne faisait aucun doute. Les qualifier de
psychotiques à la fois en psychiatre et en psychanalyste ne posait pas
problème. Ce qui se passe avec le développement de la réflexion de Lacan, c’est
qu’on commence à s’apercevoir que ce n’est pas le bruit des phénomènes qui fait
la psychose, mais la structure. Dès le moment où l’on s’appuie sur la
structure, il devient évident que de nombreux patients non hospitalisés sont
franchement psychotiques sur le plan structural, quand bien même ils ne sont
pas hospitalisés, parce que leurs symptômes ne font pas tant de bruit, ou que
nos oreilles se sont bouchées à l’égard de certaines façons de dire. Ce qui se
passe évidemment c’est que vont donc venir à l’hôpital des gens qui ne sont
plus du tout le public sur lequel a été conceptualisée la notion de psychose,
mais des gens qui ont des caractéristiques d’apparence, de présentation
existentielle, entièrement hétérogènes. Plutôt par conséquent de dire que la
forclusion est devenue extrêmement compliquée, qu’il n’y a pas forclusion mais
qu’il y a des « points de forclusion » dans la structure – ce qui est
ad hoc, d’autant plus que si deux
lacaniens examinent un patient, pas un ne met les points de forclusion au même
endroit ! –, on devrait dire que ce ne sont pas les mêmes patients qui
sont examinés.
Quant
aux paranoïaques qui se schizophrénisent, une
impression que je partage avec tout le monde, et qui me rend si perplexe, je
crois qu’effectivement, moins vous vous opposez à un paranoïaque, moins il a
d’appuis. C’est sûr que la loi de 1838 appliquée littéralement, ça vous fait
des revendicateurs comme on en voit plus ! Otez à Schreber les mémoires légaux
à rédiger pour sortir et récupérer la gestion de ses biens, est-ce qu’il
n’aurait pas été bien plus mal, est-ce qu’il n’aurait pas été bien plus
schizophrène ? Maintenant, même si vous êtes fou, on ne vous retire même pas
votre autorité parentale, l’assistante sociale s’occupe de votre compte en
banque et on ne vous met pas sous curatelle, etc. Si vous n’armez pas
l’institution contre le paranoïaque, pourquoi le paranoïaque n’a-t-il pas
d’autant moins de raisons de s’armer contre l’institution ? D’autre part, et
c’est là une question moins sociale ou moins circonstancielle, quelle est la
mesure de la cohérence rationnelle, pour dire qu’il n’y a plus de vrais paranoïaques ?
Une
des choses les plus frappantes à mes yeux, c’est le recours de certains
psychotiques à l’art contemporain, au travail sur le corps, etc. L’art
contemporain peut peut-être accueillir des formes de cohérence insoupçonnées
des cliniciens. Nous n’avons peut-être tout simplement pas l’œil pour repérer
les nouvelles formes de cohérence du paranoïaque, qui diffèrent des formes
traditionnelles ! Est-ce que, dans ce groupe d’analystes où se posaient
des questions de ce genre, il était possible de faire des remarques comme ça de
façon à ce qu’elles aient un effet interprétatif ? Il m’a semblé que ce qui
faisait radicalement obstacle à la façon que j’ai avec vous de faire percevoir
différemment les choses, c’est un point de fixation très précis, c’est la
référence à la clinique : « Ma clinique me montre que… ».
Le
but ultime de ce que je ferai cette année, c’est de combattre à la racine un
énoncé du type : « ma clinique me montre que… ». Notre clinique
ne nous montre jamais rien si nous ne sommes pas armés, historiquement,
anthropologiquement, épistémologiquement, pour comprendre les conditions à
l’intérieur desquelles la minuscule lucarne à travers laquelle nous
appréhendons ce qu’on appelle les malades mentaux est construite, et pourquoi
c’est tel malade mental qui passe devant, et pas tel autre. Une telle remarque
est fondamentalement bionienne : elle consiste à dire que dans la grille,
vous ne pouvez pas vous contenter des lignes C et D, vous êtes nécessairement
contraint d’aller à la construction de l’objet, à la formalisation, aux lignes
E, F, G, etc. Les pré-conceptions
ne sont pas des conceptions, les conceptions ne sont pas des systèmes
explicatifs, et aussi bien dans la capacité de l’appareil psychique à construire
des instruments qui lui permettent de saisir les affects les plus
contradictoires, les pensées les plus étranges, ça ne se passe pas simplement à
la limite mais aussi à la profondeur qui permet à la limite, la barrière
α, de résister à un certain nombre de sollicitations.