Quelle « civilisation », quel « malaise », quelles cure ?

1ère séance (16 octobre 2009)

 

 

 

Le titre du séminaire de cette année, c’est « Quelle civilisation, quelle malaise, quelle cure ? ». Je pense que vous n’avez pas deviné de quel texte de Freud je vais parler… Je vais revenir à des sujets un peu moins techniques que l’an dernier, où j’avais parlé de l’association libre. Je vais revenir à des questions un peu plus sociales et d’actualité, mais en même temps j’aimerais quand même dire une ou deux choses sur le style de ce que j’aime bien faire.

Le type de séminaire vers lequel je voudrais tendre, ce n’est pas celui où il s’agit d’augmenter le savoir de chacun – encore que c’est un plaisir – mais de modifier de façon un peu substantielle l’associativité, c’est-à-dire la manière dont des pensées peuvent plus spontanément vous apparaître que d’autres, notamment évidemment l’associativité des psychanalystes dans la mesure où le fait d’y faire intervenir des éléments qui ne relèvent pas que du savoir savant peut modifier dans leur manière de répondre « avec leur inconscient » – même si je n’apprécie pas beaucoup cette expression – ce qu’ils entendent. Modifier cette associativité, vous savez chez Bion de quoi il s’agit : enrichir sur sa grille les niveaux auxquels on peut traiter les associations et les émotions qu’on a dans sa propre cure ou avec ses patients, voire lorsqu’on travaille avec des patients imaginaires. C’est très important pour Bion : la mise en fonction de la grille – quand vous lisez un roman, allez au cinéma, ou avez une conversation avec une personne qui vous est proche – peut substantiellement enrichir votre appareil psychique par de nouvelles pensées « pensantes ». En ce sens, la rhétorique de ce séminaire compte énormément : c’est un lieu où l’on peut examiner jusqu’à quel point on se laisse affecter par un certain nombre de pensées – intelligentes ou pas – car être affecté par des pensées, ça a une dimension fondamentale dans la pensée de Bion. A la fin de ce séminaire d’aujourd’hui, je vous dirai un mot de la façon dont on peut traiter une conversation entre collègues comme un groupe spontané, où la question de savoir comment on peut intervenir non pas pour donner une information supplémentaire, mais réellement pour modifier l’associativité des gens avec qui vous parlez, est possible ou pas. Vous connaissez le soin que je mets à éclairer certaines polémiques, certains contrastes. D’abord parce qu’une des choses qu’on pourrait espérer d’un séminaire psychanalytique, c’est de faciliter la désimaginarisation des appartenances et des fidélités en profitant de l’opportunité que ce ne soit pas écrit, c’est-à-dire que ça ne puisse pas être trop sorti de son contexte. En même temps, de voir jusqu’à quel point vous pouvez partager mon anxiété lié à la fragilité de ce que je vous propose, parce que non seulement je ne sais pas si ce que je vous raconte est très orthodoxe, mais aussi parce qu’on ne sait pas si ça ne serait pas autre chose que de la psychanalyse ! L’objection m’a déjà été faite, que non seulement ce n’est pas de la psychanalyse, mais que c’est carrément anti-psychanalytique ! Mon scepticisme à l’égard de catégories comme la perversion généralisée, le déclin du Nom-du-père dans sa version lacanienne grincheuse, fait dire à certains que c’est une forme de complicité avec ce discours destructeur de la psychanalyse que d’incorporer à mes recherches quelque chose qui a trait à une discussion concrète avec des neuroscientifiques (par exemple) sur la nature de tel ou tel objet, par exemple. Ça va très loin, car si je que je dis n’est pas de la psychanalyse, ça veut dire que mes patients ne sont pas analysés, que mes patients qui deviennent analystes ne sont pas analystes, etc.

J’aime évoquer ceci dans les premiers quarts d’heure de mes séminaires chaque année, car ça pose la question de savoir jusqu’à quel point on est prêt à s’y laisser ébranler. Cette année, ça va aller très loin, car je vais vous expliquer pourquoi la théorie structuraliste de l’Œdipe empruntée à Lévi-Strauss et qui est au fondement du structuralisme de Lacan ne tient pas debout. […] Je vais essayer de voir jusqu’à quel point on peut penser psychanalytiquement ce genre de choses, jusqu’à quel point la psychanalyse a tant besoin que ça de certaines représentations de l’Œdipe, de certains états de fait empruntés à une manière de comprendre la linguistique, l’anthropologie ou la sociologie du monde contemporain, etc. Je vais juste décliner ce soir ce que je rêve de faire, déplier le projet que j’ai dans la tête et ses enjeux. Ça passera bien sûr par une lecture du Malaise dans la civilisation, ou du Malaise dans la culture, comme vous voulez, je ne vais pas passer des heures à discuter de la traduction.

C’est un texte que je n’aime pas du tout, c’est pourquoi j’essaie de m’y coller. Je trouve tout d’abord que c’est un texte assez faible sur un plan conceptuel, et qu’on y trouve des choses tellement contournées – notamment sur la notion de surmoi et de surmoi « culturel » – que c’est pour moi la trace des difficultés profondes que Freud rencontre. La seconde raison pour laquelle je trouve le texte problématique, c’est qu’il repose sur une notion extrêmement vieille, celle de « psychologie collective ». Cette notion était parfaitement admissible dans les années 1930, mais elle repose sur un postulat individualiste qui repose sur le modèle du contrat, et plus exactement du contrat social hobbesien, qui pousse Freud à concevoir les organismes animés par leurs pulsions comme des monades qui, par leurs interactions, subissent des contraintes et limitations. Il est très à la mode de contester le biologisme freudien, mais ce que je voudrais faire, c’est contester la façon dont ce biologisme produit une certaine forme de sociologisme individualiste très particulier, qui a des conséquences importantes dans les problèmes qu’il rencontre pour penser le surmoi, etc. Le collectif, le social, le fait que nous parlons et que nous ayons des valeurs, tout cela devient difficile à comprendre quand on les déduit de l’interaction et des contraintes qui s’exercent sur des relations interindividuelles.

Il n’en reste pas moins que Freud a parfaitement vu que si on en restait à une position de ce genre, les manières de faire avec le pessimisme qui devait résulter de la férocité destructrices des pulsions des individus interagissant les uns avec les autres condamnait finalement la psychanalyse à être une sorte de version nouvelle du pessimisme métaphysique traditionnel, élaboré dans la postérité de Schopenhauer, et qui, après la première guerre mondiale connaissait des sommets. Si bien que dans les Nouvelles conférences, il introduit cette notion de Kulturarbeit, de travail de la culture, qui n’est pas exactement un antidote mais une réflexion de Freud sur la manière de « faire avec » le dit malaise. Au malaise dans la culture correspond un travail de la culture qui sans résoudre ce malaise, indique comment il peut être supporté. C’est d’autant plus important qu’avant d’écrire Moïse et le monothéisme, la question que se pose Freud est de savoir dans quelle mesure la psychanalyse elle-même ne serait pas le travail de la culture qui manque le plus spécifiquement à son époque, celui de l’émergence des totalitarismes. D’ailleurs, dans les Nouvelles conférences, Freud ne fait pas tellement la différence entre le travail de la culture et la psychanalyse au sens où tous les exemples qui sont donnés du succès du travail de la culture sont ceux à quoi on arrive quand on réussit quelque chose dans une analyse. C’est en tout cas suffisamment superposable pour que la question se pose.

Du coup, le Malaise dans la culture et les Nouvelles conférences peuvent permettre de nous intéresser à ce qui pour nous fait travail dans la culture. Le travail de la culture ne se limite pas au savant, au politique, à l’artiste. Quand on s’occupe d’un enfant maltraité, ou d’un paranoïaque, ou d’un alcoolique, c’est quoi le travail de la culture auquel on se livre ? Dans quelle mesure ce qu’on fait avec eux relève du travail de la culture ? Je crois qu’il ne faut pas perdre de vue que le travail du psychanalyste est une contribution positive faite individu par individu au travail de la culture. Le deuxième élément, c’est de marquer fortement que le travail de la culture implique un choix pour Eros. S’il y a bien quelque chose pour lequel la neutralité n’existe pas en psychanalyse, c’est sur le choix radical, définitif, constitutif pour Eros. C’est ça qui pose un problème : nous savons très bien que la neutralité bienveillante – toute exigible qu’elle soit – est précisément parce qu’elle est neutralisation voulant du bien à l’autre, le refuge de quelque chose qui fuit cette exigence radicale qui est constitutive de l’activité du psychanalyste : en toute chose, suivre Eros, où qu’il nous emmène. Suivre Eros, ce n’est pas suivre Agathon (le Bien) ou la Vie. Le problème est que le travail de la culture, traduit par « suivre Eros en toutes circonstances », a besoin d’être sacrément armé car il est menacé de l’interprétation hystérique de l’idéalisation du désir, surtout s’il est insatisfait. La difficulté est donc de savoir comment on peut tenir un discours de ce genre-là sans idéaliser le désir. Il n’est pas évident, cependant, de continuer de suivre le désir quand on ne l’idéalise pas : comment sinon en supporter les premières manifestations ou les premiers ravages ? La question se pose par conséquent de savoir si le travail de la culture qui est la seule réponse possible au malaise, peut être armé, et non idéalisé. Armé, c’est-à-dire soutenu par des raisons, par des mutations subjectives substantielles, par quelque chose qui se passe de l’idéalisation.

Si vous réfléchissez un peu à la façon dont Lacan a été reçu par Deleuze et Guattari, vous y voyez bien combien le propos de Lacan a pu susciter des idéalisations du désir. Anti-Œdipe, par exemple, est assez fascinant sous cet angle-là : tout le monde est interprété sur le mode des grands désirants ! C’est quelque chose de juste et de menaçant : les grands désirants ouvrent certainement la voie, mais ce n’est pas pour autant qu’ils doivent être idéalisés. Sur ces questions-là, une autre porte d’entrée peut être celle de Nathalie Zaltzman, qui avec beaucoup de finesse dans L’esprit du mal, met en place un certain nombre de choses que j’ai trouvées extrêmement justes sur le Malaise et les Nouvelles conférences.

Je vais m’appuyer sur deux références pour discuter du Malaise. Le premier, c’est Bion, puisque son travail sur les groupes se termine précisément par une analyse d’une sociologie radicalement incompatible avec celle de Freud. Le collectif, le groupal, est premier chez bion : voir des individus c’est toujours une opération particulière de construction qui implique qu’on connaisse la société qui valorise l’individualisation de l’individu. L’individualisation de l’individu en tant qu’individu, c’est en effet, je en vas pas cesser de le redire, un résultat social. Ça veut dire par exemple que des explications contractualistes comme celles de Locke, Hobbes, Rousseau, sont des produits sociaux qui nous renseignent non pas sur les rapports réels entre les individus et la société, mais plutôt, idéologiquement, sur ce que les sociétés individualistes mettent au-dessus de tout, sur la valeur particulière qu’elles accordent à l’individu, au point que des individus sociaux imaginent un état (« de nature ») où ils ne l’auraient pas été, sociaux, et à partir duquel aurait jailli la culture. Bion développe à partir de son travail sur les groupes des arguments d’une puissance extraordinaire pour renverser la sociologie implicite de Freud, qui est individualiste-contractualiste, et qu’on lit dans Le malaise dans la civilisation. J’essaierai de suivre le lien intrinsèque, chez Bion, entre cette critique de l’individualisme de Freud du point de vue de sa psychologie sociale, et sa manière de comprendre un certain nombre de concepts kleiniens, dont l’identification projective.

[…] Bion est l’un de ceux qui articule la constitution de la théorie groupale à la compréhension de ce qui s’est passé dans les interactions des individus (soldats, officiers potentiels) pendant la guerre de 1939-1945. Ça nous permettra d’interroger la cohésion intime de l’inventivité théorique avec les conjectures anthropologiques et historiques particulières.

Le deuxième travail sur lequel je voudrais m’appuyer, c’est l’article de 1938 de Lacan sur la famille. Ça rejoint, on le verra, l’histoire culturelle et la manière dont la psychanalyse s’est implantée en France, dans un contexte marqué par la contestation des idéaux républicains et le sentiment général de la décadence qui régnait, aisément compréhensible vu la boucherie effroyable de 1914-1918 et ses conséquences visibles sur le déclin de la France. Pourquoi est-ce intéressant ? Lacan a publié cet article dans l’Encyclopédie française, qui était un projet emmené par des durkheimiens de la deuxième génération qui avaient une conception de la sociologie radicalement opposée à l’individualisme dont je parlais tout à l’heure, et qui étaient par ailleurs très marqués par Marcel Mauss et Halbwachs lequel obtint finalement la chaire de « psychologie sociale » au Collège de France. En collaborant à cette encyclopédie, Lacan s’oppose à toutes les bases épistémologiques qui sous-tendent les références très 19ème siècle de Freud dans le Malaise dans la civlisation. Et c’est à l’intérieur de ce cadre théorique que Lacan incorpore une première forme de sociologie qui, à mon avis, est peut-être plus importante encore que sa lecture de Lévi-Strauss : c’est le post-durkheimisme, la pensée maussienne, où Lévi-Strauss croira lire en filigrane la rationalité structurale. On pense alors qu’on peut être maussien tout en étant structuraliste, contresens monstrueux, mais dont il a fallu 50 ans pour s’en apercevoir.

Quelle est l’originalité créatrice de Lacan à l’égard de Freud, dans ce texte-là ? C’est comme vous le savez l’idée qu’il y a des mutations de l’idéal, que l’histoire lui file des grands coups sur la tête, à l’idéal ! La façon dont notamment le père se conduit, selon qu’il est ou pas « le tuteur de l’audace », donc celui qui non pas seulement interdit ou limite les revendications de l’enfant à l’égard de sa mère, mais qui donne à l’enfant le goût d’aller se confronter à la réalité, porte en germe tout ce qui sera reversé soit au champ de I, soit au nom-du-Père, etc. C’est là que les choses se mettent en place. Cette idée-là est fortement inspirée de sa lecture de Malinowski : ce n’est pas tant que l’Œdipe n’est pas universel, mais plutôt qu’il y a une disjonction de ce que nous avons toujours cru unique par ignorance culturelle, le fait que ce soit toujours le même qui soit l’interdicteur de la relation incestuelle, et le promoteur de l’idéal. Chez les Trobriandais, le promoteur de l’idéal c’est l’oncle maternel et l’interdicteur de l’inceste c’est le géniteur. Chez nous, les deux se superposent dans la même personne. A partir de ce moment-là, il s’aperçoit qu’on peut décoller les choses, et vous allez voir émerger pour elle-même la dimension du symbolique.

Pourquoi je m’intéresse au texte de 38 ? Parce qu’il y a depuis longtemps une tentative de réduire ce texte à une sorte de première prémisse d’un motif lacanien prégnant, celui du déclin du nom-du-père, de la crise du symbolique, etc., qui débouche sur un dégoût plus ou moins horrifié sur ce que font les contemporains, surtout d’ailleurs les jeunes… Cette conception-là est-elle finalement réductible à la problématique du nom-du-père ? Cette problématique n’a-t-elle pas été gonflée au détriment de ce qui nous est psychanalytiquement utile ? C’est la question que je soulèverai. Je pourrai alors travailler sur les conséquences de la chose, comme la parenté et la sexualité, ou pour dire les choses de façon plus incisive, la famille et les perversions.

Ce que je vais faire cette année, c’est d’essayer de placer la discussion de la famille et de la perversion sous le chef d’une évidence, d’une évidence assez amère pour beaucoup : c’est que la psychanalyse a perdu, définitivement, le monopole du discours légitime et pertinent sur la sexualité. Elle dit des choses pertinentes et légitimes, mais je pense qu’il est tout à fait impossible de tenir pour nul et non avenu un certain nombre de positions issues du féminisme et des minorités sexuelles, qui tiennent me semble-t-il un discours qui lui aussi a une légitimité, qui a non seulement produit des jeux de langage, mais aussi des pratiques, des formes de sociabilités, des registres d’émotions et des interprétations fondamentales de l’amour, du désir, du deuil, dont la couleur générale ne peut pas être versée, comme ça, au compte de simples symptômes pervers inanalysables. On déplore que la psychanalyse soit devenue inaudible, et il est sûr qu’une certaine manière de parler de l’homosexualité ou du transsexualisme risque de recevoir assez peu d’échos chez les gens concernés. Ce que je dirai plus modestement, c’est qu’on l’entend, mais que les gens, désormais, ont quelque chose à répondre ! L’habitude de légiférer en surplomb, en récupérant insidieusement l’autorité policière et médicale que procure un usage bien armé la notion de « perversion » sur toutes sortes de situations sociales, se heurte à un sentiment de persécution ; car les gens ne se laissent pas catégoriser comme cela. J’insisterai notamment sur un point qui me paraît névralgique, celui de l’homosexualité féminine.

Je ne sais pas comment je vais m’y prendre, mais c’est une question extrêmement délicate, et notamment depuis que les homosexuelles parlent et s’associent ! Il est difficile de ne pas se rendre à certaines de leurs raisons. En tout cas, ce qui devrait être éclatant, c’est que la jeune homosexuelle du cas de Freud vous est à peu près aussi utile pour penser ce que c’est qu’une lesbienne aujourd’hui, que Dora l’hôpital psychiatrique. L’idée même que Freud aurait dit là quelque chose de substantiel sur l’homosexualité féminine doit être entièrement révisée. C’est un des points sur lesquels on est obligé de mobiliser non seulement l’élucidation de ce qui se passe dans le cas de la jeune homosexuelle, mais aussi ce qui se passe dans la compréhension de ce que c’est que la famille, la sexualité, les complexes historiques et sociaux, sans que vous puissiez arguer de votre Clinique avec un grand C. J’espère que Geneviève Morel pourra vous présenter un travail considérable et absolument exceptionnel qu’elle a réalisé sur l’homosexualité féminine.

Quant à la parenté, j’aimerais voir jusqu’où on peut pousser l’idée que la prohibition lévi-straussienne de l’inceste comme invariant structural à l’horizon de la pensée de Lacan, eh bien on peut s’en passer ! Comme c’est une chose qui peut faire éventuellement trembler, je vous proposerai de lire un petit livre de Marshall Sahlins intitulé The western illusion of human nature qui vient d’être traduit sous le titre La nature humaine, une illusion occidentale. C’est un petit pamphlet qui réfute à peu près totalement toutes les théories de la parenté de son temps en affirmant que ce sont des ethnocentrismes. Quel est au fond la ligne générale de ce que je vais vous dire ? C’est que je crois que le rapport de Freud à Hobbes que j’évoquais tout à l’heure se retrouve très exactement dans le rapport de Lévi-Strauss à Rousseau. L’idée, c’est que la parenté serait à penser à partir d’une brique fondamentale qui repose sur une intuition simple : il y a deux individus de sexe opposé qui s’unissent pour avoir des enfants, et ceci est conventionnel, contractuel. Autrement dit, la parenté, c’est ce que constituent des individus qui s’unissent, qui ont une descendance, et qui produisent de manière contractuelle des exclusions dans les unions possibles auxquelles ils ont accès. Comme toute approche individualiste qui compose le tout à partir des individus, ça a notamment une propriété très importante, c’est que ça se compute : des ordinateurs peuvent calculer des systèmes de parenté, même semi-complexes, dans lesquels donc il y a un certain nombre de choix libres à chaque génération. On a donc une sorte d’impression de validité scientifique intrinsèque de l’approche, en oubliant peut-être que la parenté n’est qu’une des institutions d’une société. Si la société n’existait pas d’abord, la parenté ne serait pas régulée. Autrement dit, la parenté ne s’appréhende qu’à partir du moment où vous avez tout le réseau qui va avec lui, et c’est le réseau total (au sens maussien détourné par Lévi-Strauss) qui rend compte du fonctionnement des mariages, du cousinage, des héritages, des successions et des alliances, et non pas les alliances et la filiation qui rendent compte de la construction du réseau. Moyennant quoi on rend beaucoup mieux compte d’un certain nombre de faits de parenté. Ce que je vous dis là sont des banalités pour tous les anthropologues depuis Godelier : ça fait quarante ans que la seule chose qui reste de Lévi-Strauss, c’est, en fait, la mathématisation des réseaux.

Ce qui m’intéresse ici, c’est d’en tirer quelques conséquences pour nous, notamment ce qui serait des épouvantables attentats commis contre la parenté, la bonne et la vraie, pour laquelle un homme et une femme se marient pour avoir des enfants à qui ils transmettent un nom. Cette façon de structuraliser tout ce qui a trait à la prohibition de l’inceste est profondément anti-freudienne. Et j’essaierai de montrer que pour Freud, il n’aurait même pas été imaginable de recourir à une rationalité de ce type pour penser la prohibition de l’inceste. A titre d’indication, je vous rappelle que dans les Nouvelles conférences, Freud affirme qu’on ne peut pas être sexuellement heureux si on n’est pas capable d’envisager avec calme de coucher avec sa mère ou sa sœur. Dans ses correspondances avec Ferenczi, il incorpore ça au problème du travail de la culture. On imagine donc mal de faire du coup de la prohibition structurale de la parenté l’opérateur transcendantal de l’être humain ! Qu’est-ce qui se passe si on touche à ce pilier-là ? D’autant que si on y touche, on peut s’entendre répondre que ce qu’on fait est anti-psychanalytique, mais que c’est carrément une complicité objective avec le discours pervers contemporain. Je vais donc essayer de contester l’idée qu’il y aurait aujourd’hui, plus qu’à d’autres époques, des mutants psychiques, c’est-à-dire des gens déstructurés par le complot démoniaque du néo-libéralisme et du scientisme cognitivisme, dont le malheur serait méthodiquement engendré par une sorte d’atteinte concertée aux règles fondamentales du symbolique. Evidemment, on ne peut pas dire que les gens qui tiennent ce discours que je ne caricature même pas ne voient rien, il y a quand même des choses qui se passent et qui sont extrêmement inquiétantes sous bien des aspects. Mais la question est de savoir si lorsqu’on en parle comme ça, est-ce qu’on n’est pas en train de s’aveugler totalement sur ce sur quoi on pourrait poser plus utilement et plus pertinemment la main ?

On peut faire deux réponses. La première consiste à dire que ça ne mute pas, mais que ça se transforme.

La deuxième, plus compliquée, c’est que même si ça se transforme, pourquoi serait-ce dans un sens catastrophique ? Je vais essayer de soutenir que l’impression que ça mute est liée à une énorme confusion conceptuelle qui reconduit précisément les confusions conceptuelles de Freud dans le Malaise dans la civilisation. L’essence de cette confusion, c’est de confondre l’individu comme organisme, l’individu au sens social, et le sujet. L’individu comme entité comptable, qui a les limites de ma peau ; l’individu comme valeur dans les sociétés individualistes ; et le sujet. La confusion étant particulièrement exemplaire chez mon collègue Jean-Pierre Lebrun, qui écrase toutes ces différences, et qui en plus revendique de les écraser en trouvant ça productif intellectuellement. Je vais essayer au contraire de montrer que la confusion s’est aggravée, de l’individu biologique à l’individu social, du jour où l’on a introduit la notion de subjectivité. La notion de sujet appartient à des traditions philosophiques très différentes : il y a le sujet de l’assujettissement à la structure, le sujet à… , et le sujet de l’autonomie juridique, le sujet de droit, qui est le sujet d’imputation, le sujet de ses actions. Du coup, ça donne le sentiment que sauver le sujet lacanien revient à sauver le sujet républicain ou démocratique.

La deuxième chose plus fine, c’est le fameux rapport à la Loi symbolique auquel le sujet – au sens qui nous intéresse – est assujetti. Si vous concevez la loi comme quelque chose à laquelle on est assujetti, ou de laquelle on est forclos, la marge d’interprétation des phénomènes psychiques et sociaux fins est assez limitée. On a vite fait de produire de la ségrégation lorsque les deux seules positions du sujet par rapport à la loi, c’est dedans / dehors. Dans un livre dont j’aime beaucoup le titre – L’individu contre la démocratie – Marcel Gauchet a poussé l’affirmation de l’individu à un tel degré que désormais l’individu pourrait se retourner contre le lien social en tant que tel et détruire la société. C’est l’idée que la société est un machin friable : si les individus bougent trop, ça va casser la société ! En même temps, je vous le demande, l’Autonomie n’est-elle pas un signifiant aussi assujettissant que la Loi et la Tradition dans d’autres registres ?

C’est par exemple une des conséquences de la disparition de la catégorie « classique » de névrose obsessionnelle dans la nosographie contemporaine : si elle a été remplacée par des TOC et les TOC traités par des TCC, c’est parce que ce qui est rendu par là à ces patients, c’est leur autonomie. Ce n’est ni leur bien-être ni leur tranquillité morale, ni leur « désir ». Comment ne pas répondre de nos jours à ce type de symptôme dits autrefois « obsessionnels » grâce à ce signifiant de l’autonomie et aux pratiques thérapeutiques qui s’y ordonnent ? Si les gens font ces choix-là, ce n’est pas par bêtise, mais parce qu’on n’a pas compris pourquoi ils les font. Ceux qui pratiquent les TCC savent qu’ils n’ont pas tout compris ; mais ils savent que ce qu’ils font, ça vaut le coup ! Et ça, ça mérite d’être examiné en utilisant notre conceptualité de façon un peu plus originale qu’en disant qu’ils n’ont rien compris à ce que c’est que le surmoi, ou que la psychanalyse qui leur ferait tellement de bien leur est barrée par un discours scientiste qui est une idéologie de circonstance. Non, il faut être plus précis : nos concepts doivent permettre de comprendre les effets psychiques de la transformation des référents signifiants, du registre de la Loi à celui de l’Autonomie, par exemple. Comme Lacan, nous devons examiner la psychanalyse dans son contexte anthropologique.

Tout ça a donc peu à voir avec les « pervers ordinaires », comme les appelle Charles Melman. Mais ça ne suffit pas, car si ça se transforme, on est bien obligé de reconnaître qu’il y a des points de cette transformation qui sont catastrophiques. Il ne s’agit surtout pas de nier qu’il y a des choses qui vont mal. Ni de se défausser sur l’affirmation gratuite que, grosso modo, ça a toujours été mal, ça va juste mal « autrement ».

 Je conclurai ce soir par une anecdote. On est en train d’organiser une journée à Ville-Evrard avec des collègues sur ce que les changements sociaux peuvent induire comme effets sur les psychoses à l’hôpital. Quand se pose la question de savoir s’il y a des formes de psychoses nouvelles susceptibles de traduire des décompositions avérées des rapports subjectifs au monde, au langage, à l’autre, quand on la pose dans un hôpital, ça donne lieu à des réponses d’un certain type que j’ai recueillies à votre usage.

« Il n’y a plus de mélancolie ! »

Et c’est vrai ! La mélancolie à la Séglas est moins fréquente qu’autrefois. Et si elle tend à disparaître, c’est qu’elle est remplacée par « la perte d’estime de soi dans l’épisode dépressif majeur », dans laquelle sont englobées des formes plus confuses où celui qui dit « je ne vaux rien » n’est plus considéré comme faisant un délire mélancolique surtout si c’est l’une des seules phrases qu’il prononce avec un ralentissement psychomoteur majeur, et qu’il réagit aux anxiolytiques, et pas aux anti-dépresseurs. Le gémissement, « il n’y a plus de mélancolie ! », est liée à l’idée qu’une certaine forme hautement culturelle de la tristesse paraît aux collègues s’effondrer.

Le deuxième gémissement qui s’élevait du groupe, c’est : « il n’y a plus de paranoïaque ! »

C’est vrai qu’il faut être très courageux quand on est psychotique pour se livrer à ce travail de la raison, voire de l’argumentation juridique. Il faut bien voir qu’on n’interdit plus aux malades de gérer leur droit, on ne les enferme plus tant que ça, on ne leur retire plus leurs droits parentaux, mais on négocie ça avec eux, ce qui contribue sans doute à produire des défections de l’investissement paranoïaque sur la revendication.

Et puis les collègues, expérimentés, réflexifs dans leurs démarche, gémissaient sur le fait que ce qui rend beaucoup plus difficilement déchiffrable les psychoses, aujourd’hui, ce sont les migrations — puisque les systèmes symboliques ne se mélangent pas. On ne sait du coup plus bien si on a affaire à des psychoses, ou à des registres identificatoires tellement conflictuels que le potage des phénomènes imaginaires qui en résulte est indébrouillable. Et ils sont nombreux à dire, plutôt qu’on ne sait pas, qu’on sait que ce sont des psychoses induites par les effets migratoires et l’obligation faite aux migrants d’intégrer des systèmes symboliques qui ne sont pas faits pour eux.

Tous ces témoignages sont intéressants, et un effet de savoir en résultait, troublant à plus d’un titre. Car tous les psychiatres et psychologues qui étaient réunis là, et dont la plupart sont analystes, refusent principiellement de compter quoi que ce soit dans leur service. Ils refusent de tester leur sentiment qu’il y a plus de ceci ou moins de cela sur une quantification quelconque. Est-ce que c’est si psychanalytique que cela le fait de craindre qu’on ait à compter un par un les gens dont on parle ou qu’on range sous tel diagnostic, fut-il hypothétique ? Une autre chose marquante, c’est qu’on tenait pour vrai lors de cette réunion la forclusion du Nom-du-Père, avec la certitude qu’on n’arrive plus à savoir de quoi il s’agit. Or, les patients décrits comme psychotiques par Lacan l’auraient été aussi dans un cadre kraeplinien. Autrement dit, si je puis rappeler cette vérité d’évidence, les théories psychanalytiques de la psychose ont été construites et vérifiées sur des patients hospitalisés et dont la nécessaire psychiatrisation ne faisait aucun doute. Les qualifier de psychotiques à la fois en psychiatre et en psychanalyste ne posait pas problème. Ce qui se passe avec le développement de la réflexion de Lacan, c’est qu’on commence à s’apercevoir que ce n’est pas le bruit des phénomènes qui fait la psychose, mais la structure. Dès le moment où l’on s’appuie sur la structure, il devient évident que de nombreux patients non hospitalisés sont franchement psychotiques sur le plan structural, quand bien même ils ne sont pas hospitalisés, parce que leurs symptômes ne font pas tant de bruit, ou que nos oreilles se sont bouchées à l’égard de certaines façons de dire. Ce qui se passe évidemment c’est que vont donc venir à l’hôpital des gens qui ne sont plus du tout le public sur lequel a été conceptualisée la notion de psychose, mais des gens qui ont des caractéristiques d’apparence, de présentation existentielle, entièrement hétérogènes. Plutôt par conséquent de dire que la forclusion est devenue extrêmement compliquée, qu’il n’y a pas forclusion mais qu’il y a des « points de forclusion » dans la structure – ce qui est ad hoc, d’autant plus que si deux lacaniens examinent un patient, pas un ne met les points de forclusion au même endroit ! –, on devrait dire que ce ne sont pas les mêmes patients qui sont examinés.

Quant aux paranoïaques qui se schizophrénisent, une impression que je partage avec tout le monde, et qui me rend si perplexe, je crois qu’effectivement, moins vous vous opposez à un paranoïaque, moins il a d’appuis. C’est sûr que la loi de 1838 appliquée littéralement, ça vous fait des revendicateurs comme on en voit plus ! Otez à Schreber les mémoires légaux à rédiger pour sortir et récupérer la gestion de ses biens, est-ce qu’il n’aurait pas été bien plus mal, est-ce qu’il n’aurait pas été bien plus schizophrène ? Maintenant, même si vous êtes fou, on ne vous retire même pas votre autorité parentale, l’assistante sociale s’occupe de votre compte en banque et on ne vous met pas sous curatelle, etc. Si vous n’armez pas l’institution contre le paranoïaque, pourquoi le paranoïaque n’a-t-il pas d’autant moins de raisons de s’armer contre l’institution ? D’autre part, et c’est là une question moins sociale ou moins circonstancielle, quelle est la mesure de la cohérence rationnelle, pour dire qu’il n’y a plus de vrais paranoïaques ?

Une des choses les plus frappantes à mes yeux, c’est le recours de certains psychotiques à l’art contemporain, au travail sur le corps, etc. L’art contemporain peut peut-être accueillir des formes de cohérence insoupçonnées des cliniciens. Nous n’avons peut-être tout simplement pas l’œil pour repérer les nouvelles formes de cohérence du paranoïaque, qui diffèrent des formes traditionnelles ! Est-ce que, dans ce groupe d’analystes où se posaient des questions de ce genre, il était possible de faire des remarques comme ça de façon à ce qu’elles aient un effet interprétatif ? Il m’a semblé que ce qui faisait radicalement obstacle à la façon que j’ai avec vous de faire percevoir différemment les choses, c’est un point de fixation très précis, c’est la référence à la clinique : « Ma clinique me montre que… ».

Le but ultime de ce que je ferai cette année, c’est de combattre à la racine un énoncé du type : « ma clinique me montre que… ». Notre clinique ne nous montre jamais rien si nous ne sommes pas armés, historiquement, anthropologiquement, épistémologiquement, pour comprendre les conditions à l’intérieur desquelles la minuscule lucarne à travers laquelle nous appréhendons ce qu’on appelle les malades mentaux est construite, et pourquoi c’est tel malade mental qui passe devant, et pas tel autre. Une telle remarque est fondamentalement bionienne : elle consiste à dire que dans la grille, vous ne pouvez pas vous contenter des lignes C et D, vous êtes nécessairement contraint d’aller à la construction de l’objet, à la formalisation, aux lignes E, F, G, etc. Les pré-conceptions ne sont pas des conceptions, les conceptions ne sont pas des systèmes explicatifs, et aussi bien dans la capacité de l’appareil psychique à construire des instruments qui lui permettent de saisir les affects les plus contradictoires, les pensées les plus étranges, ça ne se passe pas simplement à la limite mais aussi à la profondeur qui permet à la limite, la barrière α, de résister à un certain nombre de sollicitations.