la névrose obsessionnelle

1ère séance (23 septembre)

 

Je me propose donc cette année de lire avec vous L’homme aux rats, avec un certain nombre de commentaires. J’avais projeté de venir avec ces commentaires, pour vous les montrer, mais il y en a un peu trop. J’ai passé mon été à en lire un certain nombre. Si vous lisez L’homme aux rats, n’oubliez pas qu’il existe une édition du Journal de l’analyse qui apporte beaucoup de compléments, et qui a été éditée il n’y a pas très longtemps, il y a une vingtaine d’années, ça a été retrouvé assez tardivement. Ce sont des notes intéressantes. Et il y a ce livre assez célèbre, mais que j’ai trouvé en fait assez mauvais, de Mahony [1] . Il a fait un commentaire de L’homme aux rats de Freud, et j’en dirai quelque chose parce que c’est même tellement étrangement mauvais, qu’il est inquiétant que ce commentaire soit si populaire. Je mentionnerai d’autres choses : l’an dernier j’avais parlé du texte de Melman sur la névrose obsessionnelle dont je dirai encore quelque chose [2] , il y a aussi un bon livre d’Henri Rey-Flaud dont j’ai déjà parlé dans ce séminaire, et qui fait toujours des travaux très remarquables, sur la névrose obsessionnelle et la perversion, c’est un rapprochement assez intéressant - ça s’appelle L’éloge du rien – dont je me servirai, c’est un bouquin lacanien solide [3] . Il y a aussi L’enfer du devoir de Denise Lachaud [4] , qui est en fait un condensé d’une énorme thèse que je n’ai pas lue en entier, et qui comprend un certain nombre d’analyses intéressantes. Comme je travaille beaucoup ces questions, j’ai mis sur mon site une importante bibliographie qui ne porte pas seulement sur la psychanalyse, mais sur énormément de choses sur la psychiatrie cognitive, la pharmacologie, des choses comme ça…

Je vais donc essayer d’isoler dans L’homme aux rats un certains nombres de difficultés, de problèmes de Freud, de nous par rapport à Freud, et notamment effectivement à partir de ce que Lacan a essayé de faire pour déplacer la question que posait Freud à l’homme aux rats. Voilà le contenu factuel de ce que je me propose de faire.

Alors pourquoi la névrose obsessionnelle ? Il y a deux raisons.

D’abord, avec le séminaire de l’an dernier, je me sens assez solide pour aborder ce terrain qui est un terrain extrêmement difficile, car il est bien connu que la névrose obsessionnelle est une pathologie d’une extrême difficulté à aborder. C’est en même temps quelque chose de très classique que de mettre à l’épreuve des conceptions théoriques et pratiques sur cette névrose. Je vais un peu éclaircir en quoi elle est une pierre d’achoppement constante dans l’histoire du mouvement analytique. D’abord parce qu’il y a un problème clinique et thérapeutique qui est bien connu : le doute est couramment répandu sur la pertinence d’une analyse sur les cas les plus sévères. Les cas pas trop sévères, ça va, mais lorsque les rituels commencent à devenir prodigieusement envahissants, les patients doivent être hospitalisés, et il se dit beaucoup de choses sur l’inefficacité même des cas moyennement sévères des prises en charge psychanalytiques, à la différence de ce qu’on dira par exemple de l’hystérie, ou des phobies chez les enfants, ou des choses de ce genre. Et de fait, l’expérience montre que les cures d’obsessionnels qui sont accessibles à un traitement psychanalytique, sont des cures tout à fait longues, extrêmement longues. C’est un point que j’éluciderai j’espère un peu tout à l’heure. En même temps, c’est le paradoxe tout de même de ces prises en charge d’obsessionnels, il suffit d’ouvrir L’homme aux rats, c’est quelque chose qui dure onze mois, quand on compte le nombre de séances et qu’on sait comment elles se sont réparties en reconstituant à partir des notes manuscrites, et pas du cas publié, l’histoire du cas, et les améliorations sont cependant peu douteuses, en particulier sur des choses dont les obsessionnels se plaignent beaucoup : d’abord parce qu’il va y avoir disparition du grand « délire » des rats - puisque c’est le mot qu’emploie Freud –, le patient va reprendre et terminer ses études interrompues, trouver du travail, et finalement se marier avec la fameuse Gisela. Si bien qu’il faut se montrer à ce sujet assez prudent. Les critères de l’amélioration de la guérison de la cure de la névrose obsessionnelle se sont énormément durcis dans l’histoire du mouvement analytique à mesure même que cette pathologie ou cette névrose paraissait beaucoup plus complexe, engageait de plus en plus de présuppositions théoriques, ouvrait sur des profondeurs – c’est vraiment lié à une conception de l’inconscient comme ayant des profondeurs, des couches de plus en plus lointaines - faisant qu’effectivement, par rapport au succès qui est thérapeutique et qui n’est pas forcément lié à l’analyse d’ailleurs des cures d’hystérie – à cause de la « suggestibilité » comme on dit -, la névrose obsessionnelle a paru particulièrement difficile à guérir. Je crois aussi qu’à l’époque où on commence à dire que la névrose obsessionnelle est très difficile à guérir, c’est parce que le paradigme est tellement régnant qu’on peut se permettre de dire que c’est difficile à guérir, parce que de toute façon il n’y a que les psychanalystes qui s’occupent de ce type de patients. On voit bien dans les années 50-60 l’émergence de cette idée. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il y a un très grand décalage entre ce qui peut être la résolution des symptômes, et la résolution du transfert. C’est-à-dire que le décalage temporel est souvent extrêmement long, et pose effectivement un problème particulier, qui est la question de savoir comment ça s’arrête, les analyses d’obsédés, quand ils ont franchi un certain nombre de seuils. Donc ça c’est l’aspect clinique et thérapeutique, j’en parlerai, en particuliers de ce qu’il convient de penser de ce qu’on appelle les thérapies cognitives et comportementales des TOC – je ne vais pas forcément en dire beaucoup de mal – qui ne se situent pas nécessairement de manière différente du problème qui pouvait se poser à Freud, devant un certain nombre de patients.

L’autre question théorique qui est l’épine enfoncée dans le pied de toute personne qui essaie de se faire une idée de ce qu’il convient de penser de ce genre de cas, c’est que si la névrose obsessionnelle est un enjeu théorique fondamental de la psychanalyse – Freud l’a dit tout le temps, de 1896 à 1937, la névrose obsessionnelle reste un point de repère -, c’est pour une raison très simple : c’est qu’il y a une proximité des processus conscients et inconscients qui est complètement fascinante. C’est-à-dire que dans leur texture même, les symptômes se présentant sous forme de rationalisation, d’accents moraux portés sur certains traits de l’existence, d’exigence de sincérité, de culpabilité, de tout ce que vous voulez, ainsi que les pensées qui se représentent comme des souhaits et des désirs qui sont insupportables n’ont pas ce caractère de déformation imaginative spectaculaire et notamment somatisée que vous trouvez dans l’hystérie – comme à l’époque de Freud, avec des moitiés du corps insensibles, des parésies musculaires étendues – mais qui se disent et s’énoncent, en quelque sorte. Et cette proximité entre la texture consciente et la texture inconsciente des symptômes est aussi bien égarante que révélatrice. Elle est révélatrice dans la mesure où Freud ne cesse de dire que c’est pour ça que nous devrions avoir une compréhension beaucoup plus profonde de ce qui se passe dans l’inconscient à cause de ce que nous livrent sous une forme « intelligible » les obsédés, et en même temps, plus c’est « intelligible » et moins la dimension authentiquement inconsciente de ce qui se joue dans ces symptômes devient compréhensible. Ça va me servir de point de départ pour vous introduire à la difficulté de la prise en charge de ces gens : comment objectiver la bonne distance requise par cette proximité ? A partir du moment où les gens peuvent parler comme ça de leur culpabilité, de leur angoisse, etc., formuler des vœux dont ils ne veulent pas en en donnant un texte qui est à première vue clair, avoir cette dimension extraordinairement réflexive qui fait qu’on peut parler de ses symptômes comme si l’on réussissait en en parlant à les objectiver – mais c’est quand même une certaine sorte d’objectivation -, comment réussir justement à saisir ce dispositif particulièrement retors d’une manière correcte ? C’est ce qui mènera à une réflexion de ce qu’a été le traitement moral de la psychasthénie – les psychothérapies non freudiennes – et à comprendre un peu pourquoi après tout certaines pratiques contemporaines cognitives renvoient explicitement à Janet et se flattent d’une efficacité dans la production du contrôle du symptôme qui ne laisse pas de poser véritablement un problème.

Les deux choses, le défi théorique et le défi thérapeutique, vont de pair. Ceux qui me suivent depuis quelque temps savent que pour moi, la clarification conceptuelle implique directement, de façon immanente, que les interprétations ou les interventions que l’on est amenées à poser au cours d’une cure doivent être rendues par là plus pertinentes. Il y a un effet de clarification qui est immédiatement celui d’intervenir à meilleur escient. Je ne sais pas si à la fin de l’année, je vous aurai communiqué des moyens de mieux traiter la névrose obsessionnelle, mais pour vous dire le fond de ma pensée, j’ai quand même un but ambitieux à cet égard. D’abord parce que j’aimerais qu’on essaie de prendre la mesure exacte de ce qui a été aux yeux de Freud lui-même et plus encore aux yeux de ceux qui n’ont pas été des suiveurs aveugles de ce qui s’est passé, insatisfaisant dans la prise en charge de l’homme aux rats. Pas simplement le fait un peu mystérieux que l’homme aux rats part à la guerre, que quatre jours après il se fasse blesser par les Russes, puis meure, etc., ce qui a été interprété comme une fin d’analyse « ratée » – c’est une interprétation qu’on trouve couramment dans la littérature, c’est-à-dire que voilà, la mort il a fini par aller la rencontrer, ou plus exactement c’est la mort qui est venu le prendre, alors qu’il est mort de maladie, semble-t-il, pas franchement en s’exposant aux balles. Mas ça, on ne le saura jamais, et puis de toutes façons, ça n’enlève rien au fait qu’il avait quand même réussi un certain nombre de choses non négligeables, dont une séparation avec sa mère, séparation qui lui avait permis malgré tout d’épouser cette fameuse Gisela. Donc, je voudrais essayer de prendre la mesure de ce qui ne va pas dans cette histoire de cas, au lieu d’essayer de rentrer dans cette perspective freudienne, qui est d’ailleurs très couramment enseignée, dans les écoles orthodoxes, et on voit Mahony immergé jusqu’au cou là-dedans, qui consiste à dire que voilà, L’homme aux rats, c’est le paradigme de ce que doit être le traitement de la névrose obsessionnelle. Ne serait-ce que parce que des gens comme l’homme aux rats, on n’en trouve pas forcément beaucoup ! Ensuite, en essayant d’approfondir la question de ce qui se passe dans cette cure et avec ce patient, de reconnaître des mécanismes et des dispositions pathologiques qui sont suffisamment abstraits pour pouvoir être reconnus ailleurs, ailleurs que dans le modèle type que serait l’homme aux rats pour la névrose obsessionnelle.

Parce qu’il y a d’autres formes de névrose obsessionnelle qui sont extrêmement problématiques dans la clinique quotidienne, et dont un certain nombre de gens ignorent ou ne voient pas qu’en réalité ce sont des mécanismes de type névrose obsessionnelle qui sont en cause. Ça apparaît souvent dans une sorte de disjonctions faciles qui consiste à dire : « oui, c’est une personnalité obsessionnelle, mais ce n’est pas une névrose obsessionnelle ». Un peu comme si le psychisme était fait d’une telle manière que vous avez des gens qui sont des personnalités, et d’autres, les pauvres, ont des saillances qui se transforment en symptomatologie à partir de dispositions qui seraient latentes et un peu mystérieuses.

Ce à quoi je pense, c’est par exemple un problème qui n’est quand même pas négligeable, et qui est très important, c’est la névrose obsessionnelle féminine. Puisqu’elle existe, elle est souvent extrêmement grave – les cas les plus cognés que j’ai vus, ce sont essentiellement des femmes, où des questions de pronostics vitaux peuvent être engagées à travers des pratiques suicidaires, ou des rétrécissements des investissements vitaux qui prennent des importances colossales. Donc il y a des névroses obsessionnelles féminines. Devant une femme présentant une telle symptomatologie, franchement de quoi peut vous servir la lecture de L’homme aux rats ? Et puis il y a des formes, que je vais dire de manière provisoire, puisque je n’aime pas le terme, « plus régressées », dont j’ai eu l’occasion de parler dans ce séminaire, qui sont souvent versées au chapitre des borderlines, dans lequel l’apparition ou la révélation de la symptomatologie canonique (mentisme, débit des insultes, problème anal, agressivité, rituels de vérification, indécision envahissant l’existence) est moins au premier plan, plutôt noyée dans de la fatigue, dans une sorte d’angoisse qui n’arrive même pas à dire son nom. Je les appelle « régressées » parce qu’effectivement, on peut par l’anamnèse, après des années de divan, réussir à retrouver qu’à un certain moment, dans le parcours de ces gens, il y a eu des épisodes fleurissant de mentisme, de phobies d’impulsion, qui ont été progressivement étouffés et abrasés. Cela dit, c’est une des raisons pour laquelle tout le monde s’accorde pour dire que plus vous êtes jeunes, meilleur est le pronostic dans les histoires de névrose obsessionnelle, mais là encore je trouve que ce n’est pas quelque chose de satisfaisant pour l’esprit. Je ne vais pas nier l’âge, les difficultés sociales, etc., mais ce type de dispositif n’est-il pas lié à la méconnaissance de quelque chose qu’on manquerait au niveau structural, et qui serait le défaut de la juste compréhension de ce qui est en cause dans la névrose obsessionnelle, qui nous ferait privilégier les formes type homme aux rats ? Parce que ce sont des formes spectaculaires, ce sont des formes très lisibles, ce sont des formes qui même à l’époque de Freud, étaient parfaitement bien repérées. L’homme aux rats est allé voir Wagner Jauregg, et Wagner Jauregg a parfaitement bien compris qu’il avait affaire à un obsédé, et il n’eut aucune difficulté à l’identifier. Mais ce que nous avons aujourd’hui, parfois masqué sous des dépressions au long court, sous des états dits « anxio-dépressifs », s’avère – après précisément construction du cadre de l’analyse, après mise en place d’un dispositif transférentiel, c’est-à-dire quand l’analyste a commencé à y mettre un peu du sien - révéler une symptomatologie qui est beaucoup plus clairement obsessionnelle. Je suis intimement persuadé que les anxio-dépressifs qui sont maintenant rangés dans des étiquettes comme ça, ou les gens qui ont des phobies sociales, sont souvent d’authentiques obsessionnels, dont la symptomatologie n’est pas apparente parce que le dispositif transférentiel qui ferait émerger à travers une certaine attitude du praticien ce type de problème, n’est pas mis en place. Je pense que ça vaudrait le coup – c’est quelque chose que je me promets de faire un jour -, en entrant en détail dans cet argument, d’intervenir sur un plan qui n’est pas exactement psychanalytique, mais qui est sur le plan de ce qu’on construit avec des catégories comme l’anxio-dépression.

Ça, c’est donc la deuxième chose que j’aimerais vous montrer : il y a des obsessionnels et des grands obsédés qu’on ne voit plus, parce qu’on ne se rend pas compte de la dépendance au transfert de la manifestation de la névrose obsessionnelle, qui est, il faut quand même le dire, une névrose de transfert. Et c’est très particulier, il ne faut jamais oublier cette dimension : c’est une névrose de transfert. Beaucoup de choses passent pour une névrose actuelle, comme on dit, faute de l’engagement analytique nécessaire à l’égard de ces patients pour faire émerger la dimension dans laquelle les symptômes deviennent adressés et prennent ainsi et ainsi seulement cette forme obsessionnelle qu’on croit si naturelle.

La troisième chose, qui me paraît importante et j’espère un peu ambitieuse, et excitante pour vous, c’est de travailler sur l’analité. L’analité est une idée classique, tellement traditionnellement associée à la névrose obsessionnelle qu’on a sombré dans la confusion à l’égard de ce dont il s’agit, et je voudrais essayer de mettre en place – je parlerai d’un certain nombre de cas, en particulier d’une jeune schizophrène que je suis à l’hôpital qui utilise comme nombre de schizophrènes un langage anal spectaculaire ; c’est une artiste, et elle a fait des choses avec sa  propre merde qui laissent pantois -… donc je voudrais travailler sur cette question de savoir comment l’analité est une catégorie qui finit – c’est le cas de le dire ! – par mettre la merde partout, puisqu’on finit par s’imaginer qu’il y a des processus d’obsessionnalisation chez certains schizophrènes chroniques par exemple, au motif qu’on y retrouve des traits de personnalité anale qui sont en quelque sorte des caricatures de la névrose obsessionnelle plaquées sur des structures psychiques entièrement hétérogènes, dans lesquelles on n’arrive pas du tout à saisir la spécificité des rapports aux objets, et en particulier à cet objet anal, qui aimerait bien être un objet dans l’anal. Je vous ferai également des remarques sur une autre manifestation où la dimension, non pas anale mais fécale, est très importante, c’est l’autisme infantile. Il est important de savoir à quoi ressemble cette impression que certains autistes quand ils vont mieux, adoptent des rituels obsessionnels. Question perplexifiante en pédopsychiatrie et en psychanalyse des enfants, de savoir ce qui se joue là-dedans. Et également la perversion : je lirai, le nez bouché, et avec des gants, des passages de la deuxième partie des Cent-vingt journées de Sodome, qui est consacrée à la scatologie, que j’essaierai de comparer aux invraisemblables fantasmes anaux que Freud n’a même pas osé mettre dans le cas publié, et qu’il a gardé dans ses notes personnelles, sur la façon dont Ernst Lanzer se représente les rapports sexuels, avec les échanges et les liens faits par des rubans d’excréments entre lui et tel ou tel personnage. L’autisme et la perversion sont des points un peu négligés, et je pense à la question qui est courante dans l’évaluation des handicaps des malades mentaux : autant je trouve, pour ce que j’ai pu observer ou dans ce qu’on a pu me raconter, la confusion entre une hystérie et une schizophrénie est assez vite levée, autant, on en a encore vu le cas l’an dernier dans une présentation de malade, ce patient qui avait été accueilli aux urgences, et qui présentait un tel degré de rationalisations morbides, de méconnaissance absolue de son propre corps – il avait un pourrissement absolument stupéfiant de sa jambe -, d’un déni de réalité et une sorte de distance absolue par rapport aux questions qu’on lui posait que les praticiens qui l’avaient accueilli avaient estimé qu’ils recevaient là un schizophrène incurique, qui était dévoré par ce qu’on appelle le « rationalisme morbide » dans la psychose. Il avait fallu quelques jours pour que les choses retombent, et qu’on s’aperçoivent que ce n’était pas un délire avec incurie, mais un point terminal extrêmement impressionnant de ce que peut être la névrose obsessionnelle lorsqu’elle a échappé à tout, et quand au bout de cinquante ans de vie, on se retrouve au bout d’une impasse absolue, avec clochardisation radicale d’un personnage ayant réussi à couper tous les liens de façon stupéfiante avec toute sa famille, l’aide sociale, les voisins, etc., alors même qu’il avait eu longtemps une activité professionnelle. Et ça a été pris pour de la schizophrénie. Donc je crois qu’il est important d’avoir les idées claires sur le point d’effondrement psychique où la névrose obsessionnelle peut conduire, et sa ténacité – parce que je ne sais pas ce qu’on a entrepris pour ce patient-là, mais ce n’est pas exactement un patient qu’on peut juger analysable…

Ce n’est donc pas simplement un défi à relever classiquement, la névrose obsessionnelle, quand on prétend travailler un peu ce qu’on pense en matière de psychanalyse, c’est aussi un point d’application privilégié – c’est la deuxième chose que je voulais dire pour vous y introduire – du déplacement théorique si j’ose dire, que j’ai essayé de mettre en place l’an dernier, et que je vais radicaliser un peu plus. Vous vous souvenez que j’avais commencé à aborder une sorte de mise en cause délicate – il ne s’agit pas de tout casser d’un seul coup – d’une certaine manière de théoriser en termes de signifiants chez Lacan le concept de névrose obsessionnelle, et j’avais proposé un outil dont je vous avais donné quelques illustrations ponctuelles – je n’ai rien inventé, il s’agit d’une méthode d’analyse du langage qui est extrêmement classique, qu’on trouve chez Wittgenstein – qui est une analyse en termes de grammaire logique, et qui est un moyen d’entrer plus en détail de la texture langagière de la vie psychique, notamment de l’obsessionnel. Alors, ça m’engage évidemment, en déplaçant les choses ainsi, à revenir sur les deux points je crois très forts que j’avais isolé l’an dernier, et que j’avais essayé de confirmer en vous donnant des illustrations cliniques précises que j’avais tirées de ma pratique : ça doit confirmer d’une certaine manière la solidité de ce que je vous avais sorti du séminaire de Melman sur la signification littérale des mentismes, sur la façon dont il avait analysé comment ça se passait, le retour de ces mentismes qui démentent comme des contrordres ce que le sujet est en train de dire, et puis d’autre part, dans ce que j’avais emprunté à Rey-Flaud, sur la caractérisation systématique de ce problème de l’obsessionnel confronté à son obsession, qui est son impuissance à se « séparer » de ce à quoi il est « aliéné ». J’avais l’année dernière terminé sur ce couple de concept qui est important chez Lacan – séparation et aliénation. L’obsessionnel n’est pas psychotique, il est aliéné à l’Autre, et il est pris dans le discours de l’Autre sur le mode même d’y figurer comme « moins 1 », il n’est pas dévoré, sauf qu’il ne peut pas retourner à l’Autre la barre qui le frappe lui-même, et cette impuissance structurale, vécue comme impuissance – c’est une impuissance consciente chez l’obsessionnel, ça n’a rien à voir avec la projectivité paranoïaque par exemple, qu’on peut observer quelque fois – à retourner à l’Autre ce qu’il dit en faisant valoir à l’Autre qu’il est tout autant barré de ce qui le barre, lui, de ce qui barre le sujet, est en quelque sorte chez Rey-Flaud présenté à juste titre comme la clef de voûte de la conception lacanienne de la névrose obsessionnelle.

Je vous rappelle ces deux points pour essayer de vous montrer ce que je pourrai éventuellement apporter comme éclairage différent, et puis en dévidant les conséquences purement méthodologiques – puisque je vous parlais de petits bouts de clinique – de voir un peu jusqu’où ça nous convie.

 

Grammaire logique de quoi, en effet ? J’avais l’an dernier travaillé sur la grammaire logique des actions et des actes, en vous expliquant ce que c’est qu’une action et ce que c’est qu’un acte. Un des buts que je poursuivais, c’était par rapport à un phénomène classique dans la névrose obsessionnelle, qui est l’inhibition, inhibition majeure dont les gens se plaignent tout de suite : ils n’arrivent à rien faire. Dépsychologiser l’inhibition, ça veut dire quoi ? Cesser de traiter l’inhibition comme une sorte de viscosité psychique interne qui fait que « Ah ! Je ferai bien tel truc, mais je n’ai pas la force » - ce qui est parfaitement légitime, puisque c’est comme ça que nous parlons régulièrement de nous-mêmes. Dépsychologiser l’inhibition, c’est plutôt, il me semble, poser des questions entièrement extravagantes. L’une des questions extravagantes auxquelles j’ai pensé, c’est de se demander quelles sont les propriétés formelles des verbes qui expriment les actions inhibées. Par exemple, c’est stupéfiant et ça a toujours été remarqué – Janet le remarquait, déjà -, que l’inhibition est bizarre, parce que le pianiste qui est inhibé en public, quand il est tout seul, il ne l’est plus ! Donc il est difficile de dire que c’est un simple truc moteur, par exemple. C’est très dur de comprendre que l’inhibition est un problème psychologique, donc un problème qui a un soubassement biologique quelque part, si le contexte peut être à ce point important. Une autre chose frappante – je peux vous le laisser en exercice, si ça vous amuse -, c’est par exemple pourquoi quelqu’un qui est extraordinairement inhibé – comme le patient dont je vous ai parlé il y a quelques années, dont l’existence est une immense inhibition -, peut nager cinq ou six kilomètres sans aucune difficulté ? Il peut nager, aucun problème… Quelles sont les propriétés formelles, je ne dirai pas de la nage, mais du type d’action qui est capté par un verbe comme « nager » ? Pour vous mettre la puce à l’oreille, je vous ferais remarquer que ce n’est pas un verbe transitif. Il y a là tout en ensemble de problèmes qui dégageraient la notion de l’inhibition de notre pente spontanée à l’interpréter comme un problème psychologique, et donc derrière, comme un problème biologique, avec un soubassement neurobiologique, qui rendrait en même temps compte du fait qu’un certain nombre de médicaments désinhibiteurs qu’on donne aux obsédés de façon standard – la fluoxétine, le Prozac© par exemple, des choses de ce genre – sont considérés comme tout à fait à côté de la plaque par bien des malades, et comme ayant des effets globaux qui sont extrêmement loin des effets fins qu’ils attendent de la mobilisation de leurs actions, dans des domaines particuliers, à des objets particuliers, avec des procès d’action – pour employer à nouveau un terme de grammaire – tout à fait singuliers.

De la même manière, j’essaierai de réfléchir sur la question de la décision, du doute, d’une part en prenant la mesure de l’inscription idéologique de la névrose obsessionnelle dans la problématique morale – c’est-à-dire : « il faut être décidé ! », ce qui en général accroît la panique et le sentiment de désarroi de l’obsessionnel quand on veut lui extorquer une décision -, et puis parce que ça montre bien que beaucoup de choses que nous attribuons au tableau de la névrose obsessionnelle sont extraordinairement surdéterminées par notre représentation de ce que c’est que la volonté et la « faiblesse » de la volonté. Donc je reviendrai sur le bouquin que j’ai écrit il y a de nombreuses années sur la naissance de l’hystérie, sur les problèmes de la neurasthénie, de la psychasthénie, pour savoir dans quel contexte des gens peuvent être non seulement décrits comme étant faibles de la volonté, mais se décrire eux-mêmes comme ayant une volonté faible, c’est-à-dire considérer qu’ils ont des intuitions qui sont énonçables, qui se repèrent dans des modèles imaginaires particuliers, dans des types d’humains particuliers, qui nourrissent l’auto-accusation dans un certain registre et qui en quelque sorte éventuellement serait susceptible de leur masquer quelque chose de différent et de beaucoup plus indépendant des coordonnées idéologiques dans lesquelles ils pensent cette faiblesse de la volonté.

Pour cela, je me servirai à nouveau d’analyses conceptuelles de ce que c’est que l’action, de ce qu’est en particulier le problème philosophique pur – et non pas le problème moral – de l’action « akratique », de l’action incontinente – ce qu’on appelle la faiblesse de la volonté -, de manière d’essayer de voir ce qui se joue dans cette conceptualité de l’action.

Plus surprenant encore, je vais travailler sur la grammaire logique des affects. Dans un sens ce n’est pas surprenant, puisque j’ai parlé l’an dernier de la honte, de l’angoisse, de la culpabilité, de la haine – pour énumérer des affects importants de la névrose obsessionnelle -, et je prolongerai les analyses que j’ai faites l’an dernier, mais ce qui est surprenant, c’est ceci : je voudrais vous montrer qu’il y a une résonance conceptuelle profonde entre l’acte et l’affect. C’est-à-dire qu’il y a des analogies formelles profondes entre acte et affect. Ce lien, acte et affect, je vous l’accorde, est tout sauf intuitif. Vous pouvez vous demander en quoi un affect peut avoir quoi que ce soit de commun avec un acte ! Et c’est une des « avancées » entre guillemets sur la névrose obsessionnelle que je vais vous présenter, qui est de remonter de la caractérisation de ce lien, de ce lien conceptuel entre les deux, vers l’élucidation d’une autre manière et dans un autre registre de ce que c’est que le psychique et l’ordre qui le structure, qui n’est pas exactement du coup l’ordre symbolique auquel on peut faire référence.

Alors, ce lien acte – affect, qui est impossible à extraire directement de Lacan, éclaire aussi autre chose, dont j’avais parlé l’an dernier, qui est un serpent de mer de la polémique psychanalytique, qui est le problème du contre-transfert, et en particulier des enjeux fondamentaux de ce qui se joue avec le concept d’identification projective, et de cure conduite dans ce registre néo-kleinien, de Betty Joseph par exemple, lesquels kleiniens ont une certaine compréhension du contre-transfert, afin qu’au fond en desserrant un certain nombre de préventions dogmatiques – quand on parle de contre-transfert chez les lacaniens, tout de suite ce sont les ricanements automatiques, n’est-ce pas, comme si les néo-kleiniens anglais faisaient n’importe quoi, alors que c’est beaucoup plus compliqué que ça -, et en nous décrispant, ce qui est bien le minimum avec les obsédés, de cette clinique un peu raide dans la compréhension du phénomène, je voudrais essayer de montrer qu’il y a là quelque chose qui n’a pas été exploité, et qui est par certains aspects déjà présent dans le texte de L’homme aux rats. Pourquoi ? Parce que c’est dans ce texte que Freud écrit pour la première fois « contre-transfert ». Déjà. C’est là où il se dit qu’il y a quelque chose de particulier qui est en train de se jouer, et c’est surtout d’ailleurs dans les notes, pas dans le cas publié mais dans les notes, qu’il réfléchit lui-même à son propre contre-transfert. Pas au sens hypersophistiqué de l’identification projective et de la communication infra-verbale qu’il y a dans les conceptions kleiniennes ou bioniennes de la cure, mais en tout cas, on ne peut pas le nier, c’est là ! Tout ceci, ce défi que représente la névrose obsessionnelle plus les moyens que je vais essayer d’employer pour les relever, plonge donc ses racines dans Freud. C’est le deuxième point que je voulais aborder, en vous relisant ce qui va nous servir de point de départ pour ce séminaire – je voudrais que ce que je vous propose soit robuste et ne vous donne pas l’impression d’être une version nouvelle du Rattendelirium de l’homme aux rats -, soit le tout début de ce que Freud écrit dans la contribution à la théorie, page 191. J’avais déjà lu le texte l’an dernier, je le relis parce qu’il est très important.

 

« La définition que j’ai donnée en 1896 des représentations de contrainte, des reproches transformés faisant retour hors du refoulement qui se rapportent toujours à une action sexuelle des années d’enfance exécutée avec plaisir, m’apparaît aujourd’hui attaquable quant à la forme bien qu’elle soit composée des meilleurs éléments. Elle tendait par trop à l’unification et prenait pour modèle le processus à l’œuvre chez des malades de contraintes eux-mêmes, qui, avec ce penchant à l’imprécision qui leur est propre, amalgament les formations psychiques les plus diverses sous le nom de « représentations de contrainte ». Il est en fait plus correct de parler de « pensée de contrainte », et de mettre en relief le fait que les formations de contrainte peuvent avoir la valeur des actes psychiques les plus divers. Elles se laissent délimiter avec précision comme souhait, tentation, impulsion, réflexion, doute, commandement et interdit. Les malades ont en général tendance à affaiblir cette précision, et à donner pour une représentation de contrainte le contenu (Vorstellungsinhalt) dépouillé de son indice d’affect. Un exemple d’une telle manière de traiter un souhait, qui était censé être abaissé au rang d’une simple liaison de pensée, notre patient nous l’a fourni dans une des premières séances ».

 

Vous voyez peut-être mieux où je veux en venir avec cette citation, que je n’avais pas exploitée l’an dernier. Il est frappant que ce qui a la valeur des actes psychiques est immédiatement décrit cinq lignes après comme un contenu rapporté à une représentation de contrainte dont on ne mentionnerait que le contenu dépouillé de son indice d’affect, déjà pour vous faire entendre une corrélation qui est en réalité profondément mystérieuse sur ce qui peut être la valeur d’acte et l’indice d’affect dans ce texte. Ce pourquoi je voudrais revenir sur cette citation et en faire le point de départ de l’analyse de cette année, c’est pour deux choses.

C’est d’abord que s’il y a bien des cures où, comme dans le cas de L’homme aux rats, on est enseveli sous des représentations en termes d’images, d’idées incidentes, de relations entre les images, de différentiels d’images, de systèmes qui se rapprochent, qui font écho les uns avec les autres, etc., avec en plus une valeur plastique, visuelle – il y a un discours de l’hypotypose chez l’obsédé, il s’agit souvent chez certains obsédés de faire voir le contenu qui est angoissant -, toutes ces images peuvent bien être pensées comme des représentations, mais elles sont égarantes, suggère ici Freud, parce que ce dont il s’agit de penser la teneur, ce n’est pas des représentations elles-mêmes, mais de l’attitude (le souhait, le doute, la réflexion, le commandement, etc.) qui met subjectivement en fonction ces représentations. C’est une distinction extrêmement importante, parce que l’un des grands arguments de psychologie expérimentale invoqué par les théoriciens des TOC aujourd’hui, c’est que nous avons tous des pensées intrusives. Nous avons certainement tous des pensées intrusives, beaucoup d’entre nous ont des pensées intrusives, mais leur spécificité n’est pas liée à la plus grande intensité de ces pensées, elle est liée à leur mise en fonction, et leur valeur d’acte psychique et l’indice d’affect qui s’y attache, c’est-à-dire à ce qui est souhaité particulièrement dans telle représentation, à ce qui est entendu comme un commandement, dans tel fragment de phrase éventuellement intrusif si on objectivait temps par temps et segment par segment le flux mental qui nous traverse. C’est important, car par beaucoup aspects, les théories contemporaines cognitivo-comportementales sont les héritières de la même psychologie des représentations que Freud emploie : c’est une psychologie naïve, et qui est un des grands obstacles à la compréhension du cas. Psychologie à la fois naïve et non naïve, psychologie savante, mais c’est pour, quand il cite Löwenfeld, par exemple, qui est le Janet des Allemands en 1904, le texte sur les représentations de contrainte, il parle d’une sorte de psychologie qui existait à l’époque, très particulière, à l’intérieur de laquelle il déploie son analyse, mais dont on n’a aucun mal à reconnaître qu’il s’agit du type de psychologie qu’on retrouve dans les conceptions cognitives des TOC. C’est une psychologie de la représentation et de l’intensité de la représentation. Du coup, la névrose obsessionnelle, si vous la concevez comme un assemblage structuré de signifiants, de représentations et de différences signifiantes, il n’est pas difficile, un pas au-delà, de se la représenter comme l’a fait Lacan dans son texte célèbre sur Le mythe individuel du névrosé, exactement comme Lévi-Strauss le fait, c’est-à-dire comme des représentations qui sont des représentations signifiantes, qui ne valent que différentiellement, et dont on va construire les circuits, les déplacements, etc., en les rapportant, comme le fait génialement Lacan, à la symbolique de la dette, et à la circulation de la dette.

Or, ce que je trouve frappant avec le texte de Freud, c’est qu’après cette magnifique mise en garde sur le fait qu’il ne faut pas se laisser avoir par les patients qui nous fournissent tellement de représentations, et qu’il faut penser les pensées de contrainte, la totalité du cas n’utilise jamais le terme de « pensées » de contrainte, et ne travaille que sur les « représentations ». C’est un paradoxe remarquable ! Après nous avoir mis en garde contre l’usage du concept de représentation, c’est le seul qui est utilisé ! Sauf à un moment du texte, dont je vais parler tout à l’heure.

Autrement dit, il y a bien là contamination de la théorie par l’objet de la théorie. Il y a un autre cas qui peut peut-être vous faire entendre ce dont je parle, c’est le problème, qui s’est toujours posé avec les conceptions kleiniennes : est-ce qu’on peut expliquer les fantasmes des gens avec des expressions comme « le ventre maternel », le « mauvais objet », c’est-à-dire avec du vocabulaire fantasmatique ? C’est la grande objection aux kleiniens pendant la grande polémique sous les bombardements à Londres : est-ce que c’est expliquer quelque chose que de se servir des fantasmes type « mauvais objet », « mère introjectée », etc., pour rendre compte de ce qui se passe dans une cure d’enfant, ou est-ce simplement le fait que le théoricien est contaminé par le matériel, et au fond ce qu’il fait, c’est qu’il transforme sa théorie en un écho du matériel simplement rendu plus abstrait et décoré de petits appendices logiques qui donnent l’impression de faire de la science ?

C’est une question importante qui se redouble quand vous connaissez le contexte. C’est-à-dire que tous les psychiatres français, Séglas en particulier, qui ont travaillé avec Janet et en accompagnant Janet, ont tous fait remarquer cette chose : c’est que les principaux concepts, comme celui de « contre-volonté » par exemple, qui sont mis en œuvre pour expliquer la névrose obsessionnelle, qui les fournit ? Les obsédés ! C’est quand même étrange ! La « division du moi » ? C’est dans les propos des obsédés ! Et c’est un des patients de Séglas qui le guide, explicitement, quand il s’écrie : « Je ne connais pas de meilleur formule pour décrire cette pathologie que celle que m’a donnée un patient : ‘je suis conscient d’un côté que je suis inconscient de l’autre’ ». Formule sublime ! Et Séglas de dire, et c’est quand même extrêmement perplexifiant : « Où est la marge de l’intelligence théorique du cas ? ». Autrement dit, ce avec quoi Freud se bat explicitement, et ce n’est pas dans le texte, mais c’est vraiment, si vous connaissez un peu Löwenfeld, Séglas, Janet, etc., tout autour, c’est : comment est-ce que je fais pour ne pas faire de ma compréhension de la névrose obsessionnelle le reflet de ce que l’obsédé lui-même est en train de me dire ? Comment est-ce que ma théorie est une théorie, et non pas une rationalisation plus abstraite, plus fluide, plus souple, et éventuellement d’ailleurs facilitant l’écoulement de Dieu sait quelle énergie psychique coincée quand j’en parle et quand j’explique au patient de quoi il s’agit, qu’est-ce qui me prouve que j’ai une intelligence du mécanisme et que je ne suis pas simplement, non de délirer avec le délirant, mais de rationaliser avec le ratiocinateur ?

Chaque fois qu’on se retrouve en face d’un obsédé comme celui qu’on a vu à l’hôpital, et dont je vous parlais tout à l’heure, c’est totalement sidérant, il trouve une bonne raison pour tout, alors qu’il est au comble de la déchéance physique, sociale… Il avait trouvé une chaussure de grande taille, pour la mettre à son pied gonflé par la plaie suppurante qu’il s’était faite, et qu’en gros, il entretenait, et quand on lui demande pourquoi il n’était pas allé, une fois perdue cette première chaussure, trouvée dans une poubelle,  s’acheter une autre paire, et il répond : « Comment voulez-vous que j’aille au magasin de chaussures sans chaussure ! », avec une production de raisons qui étaient glaçantes, parce que si l’on en rit, précisément de ne pas l’entendre, dire que la réponse était tellement forte et évidente, qu’il n’y avait plus moyen de faire quoi que ce soit, et donc il pourrissait littéralement au milieu des cartons couverts des suintements purulents de sa plaie, jusqu’à ce qu’interviennent finalement les pompiers.

Par voie de conséquence, si je vais jusqu’au bout de ma démarche à propos de cette mise en cause radicale du vocabulaire de la représentation, j’irai même jusqu’à essayer de parler de l’homme aux rats, y compris du terme Vorstellungsrepräsentanz, c’est-à-dire de montrer qu’on n’a pas besoin de la conception lacanienne du « signifiant » (comme héritier logique du  représentant-représentatif) pour parler de ces choses, et même du signifiant du phallus, le Vorstellungsrepräsentanz par excellence.

Bien sûr, je vous rassure, après avoir tout bien secoué dans tous les sens, on remettra en place à peu près tout – c’est-à-dire j’essaierai de montrer pourquoi et où de manière pertinente s’applique cette notion de représentation - mais en ayant dans cette opération essayé d’expurger l’usage de la notion de représentation, et même de la notion de signifiant, de ce qui reste contaminé par la ratiocination obsessionnelle. Donc d’avoir mesuré en quelque sorte ce qui est effectivement opératoire dans ce qu’on retrouve sous l’espèce de certaines représentations et notamment du rapport au phallus.

Ainsi dans la clinique, des patients prolifiques en représentations comme l’homme aux rats, où l’imaginaire ne cesse de connecter et de déconnecter sans cesse, existent bien, et poussent justement Freud à ne pas tenir ses propres précautions méthodologiques et les promesses qu’il se fait. Il ne parlera donc que de représentations, et va se trouver en grandes difficultés dans la partie théorique au moment où il va falloir essayer de penser cette chose quand même extraordinaire qui est ce qu’il appelle « la régression de l’agir au penser », d’essayer de caser son analyse de la représentation (qui est déduite de l’association) dans une compréhension de ce que c’est que le caractère intentionnel, structuré, psychiquement consistant de la subjectivité obsessionnelle. Comment réussir à faire entrer une analyse en termes de représentations dans une analyse en termes d’intentionnalité ?

C’est d’autant plus fort et important que l’homme aux rats, on l’oublie souvent, c’est le premier cas connu, en tout cas déclaré par Freud, d’une cure reposant uniquement sur l’association libre. Et donc l’on se trouve reconduit à ce problème que j’avais abordé il y a de nombreuses années, sur la question de savoir ce que c’est, que cette association libre. Puisque l’interprétation qu’il en donne ici est simple et claire : c’est une interprétation mécaniste ! Il s’agit de savoir comment des représentations évoquent d’autres représentations, comme une sorte de billard mental, où sur une certaine trajectoire, après avoir tapé du côté de la mère, on tape du côté de la castration, etc., par une sorte de système de rebonds dans laquelle l’enchaînement des représentations est mécanique. Ça coïncide avec une énergétique sous-jacente, et avec l’idée qu’il va y avoir des formes d’écoulement réglées des énergies et affects coincés, mais sous forme d’actions, pas sous forme de décharges cathartiques, enfin réalisées et enfin organisées. Le problème, c’est que cette association libre, au moment même en 1906 ou 1907, c’est un paradigme  - c’est quelque chose sur quoi je n’insisterai pas beaucoup, je le dis juste comme ça – qui tend littéralement à s’effondrer. En 1906-1907, au moment où Freud fait la première analyse reposant exclusivement sur l’association libre, Oswald Külpe et Karl Marbe, à Würzburg, travaillent sur l’impasse fondamentale de la méthode associative, qui est l’incapacité à rendre compte de phénomènes intentionnels : on ne peut pas en termes d’associations mécanistes, rendre compte de la cohérence intentionnelle d’un acte, de la focalisation de l’attention, des mécanismes de l’introspection, etc. Et notamment, le bien prénommé Narciss Asch, le grand spécialiste de l’introspection dans la psychologie allemande de l’époque, montre de façon définitive que le paradigme de l’association comme révélateur de la mécanique mentale – ce n’est pas un paradigme purement psychanalytique, c’est le paradigme de toute la psychologie de l’époque pour l’analyse des contenus – est un paradigme qui ne tient pas debout, qui ne permet justement pas de rendre compte de ce qu’est la vie subjective. C’est ça qui me paraît important : on ne peut pas rendre compte de l’enchaînement logique de la coordination intentionnelle des actions et des pensées en termes de rebonds et d’évocations mécaniques d’une représentation par une autre.

Dans la théorie du signifiant – je ne vais pas revenir sur ce que j’ai fait il y a quelques années – même ce que Lacan met au tout début des Ecrits avec cette histoire de chaîne de Markov, rien n’a jamais été capable de surmonter cette ambiguïté. Les chaînes de Markov, est-ce que c’est une pure combinatoire dans laquelle c’est de manière complètement logique que tous les termes sont à leur place, ou est-ce qu’il se passe de temps en temps quelque chose comme un processus qui ressemblerait à une contrainte s’exerçant sur le psychisme ? Est-ce que c’est en quelque sorte l’application d’une règle, ou bien est-ce que notre psychisme suit une loi ? Si la règle consiste à ajouter +1, alors c’est 3+4+5+6, d’accord… Ou bien est-ce que c’est une sorte de contrainte comme la loi de gravitation s’exerçant entre représentations mentales qui fait que je serais psychiquement « déplacé » de 3, à 4, à 5, à 6, etc. ? Remarquez l’équivoque permanente, n’est-ce pas : parce que lorsqu’on est en face d’une association, comment doit-on la traiter ? Est-ce qu’il y a quelque chose là comme un déplacement où le sujet obéit à des lois au sens des lois naturelles avec des consécutions de positions – sauf que ce sont des positions « mentales » -, ou bien faut-il déceler le type de règle auquel le sujet obéit pour incorporer le cas suivant ou figure suivante de ce qu’il est en train d’énoncer ? Cette ambiguïté entre la règle et la loi, on va la retrouver au cœur de cette difficulté de comprendre ce que c’est que le sentiment de contrainte psychique. Est-ce que celui qui subit une contrainte psychique, qui ne peut pas ne pas faire quelque chose, par exemple, dans une phobie d’impulsion… Rien que d’employer le mot d’impulsion, vous vous situez dans le vocabulaire de la physique, comme s’il y avait quelque chose dans sa tête qui poussait ! Et on peut très bien décrire les choses comme ça : nous avons une représentation de notre vie mentale sur ce mode-là ! Ou bien, et c’est ce qu’il s’agit de comprendre, quel type, éventuellement méconnu, de logique s’exerce de manière méconnue - puisque toute règle, à la différence des lois, on peut ne pas la suivre –, est-ce que c’est plutôt quelque chose de cet ordre-là ? Même l’obsédé soumis à la phobie d’impulsion la plus virulente – la mère qui se demande si elle ne va pas tuer son enfant – peut rester suspendu dans la question de savoir – c’est pour ça d’ailleurs qu’elle le décrit comme une phobie d’impulsion, elle a peur de l’impulsion, et l’impulsion comme vous le savez, n’est qu’extrêmement rarement mis en acte dans la névrose obsessionnelle. Il est curieux de parler d’une contrainte qui aurait pour propriété de ne jamais se réaliser par un effet ! Les gens peuvent passer des années et des années à se dire qu’ils vont se planter un couteau dans la gorge, mais il est absolument rarissime de découvrir des gens qui se sont tués en se plantant un couteau dans la gorge, et les seuls cas qu’on connaisse, c’est les psychotiques qui ont eu des hallucinations, alors que ce fantasme de s’égorger est une banalité à pleurer dans la cure de milliers d’obsessionnels. Donc il est compliqué de savoir de quoi il s’agit : est-ce que nous parlons en termes mécanistes de nos obsessions, et est-ce que c’est le bon moyen d’appréhender les choses ? Est-ce que parler de phobies d’impulsion dans le vocabulaire du psychiatre, ce n’est pas se faire l’écho de l’angoisse du malade d’être agi par une « force » extérieure, plutôt de saisir quelles sont ses coordonnées intrinsèques, et éventuellement, de s’apercevoir que les actes obsédants obéissent à des règles, s’imposent comme des règles, et pas comme des lois du psychisme ? Vous voyez le type de difficultés que j’essaie d’attraper ?

Ça a des conséquences pratiques, ce que je vous raconte. Parce qu’à partir du moment où il s’agit, dit Freud, de mettre en valeur des attitudes, des souhaits, eh bien, au risque de vous étonnez, je ne suis pas du tout certain que la manière de mettre en valeur ce genre de choses soit par exemple la fameuse « scansion » signifiante, qui suppose qu’une coupure va pouvoir s’exercer et faire émerger une représentation, isoler une représentation. L’idée d’isoler par scansion est problématique, d’abord parce que c’est un propos ambigu : on reproche à l’obsessionnel d’isoler, mais la scansion, elle n’isole pas ? Il y a là un maniement assez subtil à avoir. Ça pourrait par exemple vous expliquer un certain nombre de choses que vous avez repéré dans ma clinique, j’en parle un peu, c’est qu’autant la conception de la scansion et de la découpe de ce qui est dit et du point où ça s’arrête, peut effectivement avoir des effets révélateurs considérables, autant c’est bien loin d’être le seul instrument à la disposition du praticien confronté à la névrose obsessionnelle. Dans la mesure justement, où faire apparaître ces attitudes ne peut pas passer par une scansion.

Quoi d’autre ? C’est problématique, mais ça vous fait peut-être comprendre aussi, quand on lit par exemple ce que c’est qu’une analyse chez Winnicott, à quel point le questionnement, à quel point l’élucidation assez longue, peuvent avoir une valeur importante pour l’obsédé, au sens où justement le retournement dialectique d’un certain nombre de positions et d’attitudes qui ne s’opérera pas par une simple scansion ou par un pivot autour d’un mot ou d’un lapsus, etc., peut avoir effectivement là aussi sa place. Et dans L’homme aux rats, je me demande si au fond ce ne sont pas plutôt des interventions sur ce qu’il souhaitait sans savoir qu’il le souhaitait que des rapprochements invraisemblables entre rat en allemand, le décompte, les mots qui se terminent par « rat », etc., qui peuvent comme ça se mettre à pulluler, à grouiller comme de la vermine, littéralement à la surface de l’analyse, et transporter comme les rats du joueur de flûte de Hamelin, à la surface de l’analyse quelque chose qu’ensuite il faut trouver un moyen magique de balayer pour accéder à un mieux-être relatif chez un patient. Je crois qu’il y a beaucoup de choses plus simples et plus discrètes de Freud qui sont peut-être beaucoup plus des pivots, que d’avoir participé au grand « délire des rats », comme il dit.

 

Je termine cette séance à vous disant deux ou trois choses encore. Ce que je voudrais faire, c’est que ça vous paraisse – je sais qu’ici il y a un certain nombre de gens qui ont un travail clinique personnel – assez robuste, dans la mesure où on peut effectivement se livrer à un travail raffiné, mais ça a peu de valeur en clinique, et donc je vais de manière pragmatique faire en sorte que la signification des textes et des notions que je vous apporte soit expliquée par leur usage. Dans cette perspective-là, il y a plusieurs choses que je vais aborder, qui ne sont pas du tout accessoires de mon point de vue. C’est que si on veut comprendre ce que veulent dire certaines notions de Freud et de Lacan, il faut en avoir l’usage, et un usage n’est jamais abstrait. Un usage est toujours contextuel : c’est le propre de l’usage que d’être contextuel. On peut se servir d’un sabre japonais comme d’un cure-dent, c’est justement cette étrangeté qui fait que ce qu’est un sabre japonais ou un cure-dent peut être entièrement déplacé par l’usage qu’on en fait. De façon plus précise, l’usage est toujours contextuel, c’est-à-dire social et historique. Il me paraît toujours important de marquer cet aspect des choses. Donc la névrose obsessionnelle a un horizon déterminé, et j’essaierai de parler cette année de ce problème de la « faiblesse de la volonté », qui a construit un certain type social et culturel d’hommes, dans lequel Ernst Lanzer se reconnaît parfaitement. Il s’y reconnaît parfaitement, il cite Nietzsche ! Qu’est-ce d’autre, la « volonté de puissance », que le remède au nihilisme qui est justement le thème de la faiblesse de la volonté haussé au format d’un thème culturel, qui transit littéralement l’époque, que ce soit du théâtre naturaliste, que ce soit du nihilisme schopenhauerien, que ce soit chez Dostoïevski, chez Tourgueniev, etc. ? Cette faiblesse de la volonté crée un certain type d’hommes, et Ernst Lanzer, comme tous les jeunes gens d’avant la guerre de 14,et de son milieu, a lu tout ça, a lu, entre autres, la littérature décadentiste. Je vous rappelle que le supplice des rats lui vient d’une communication d’Octave Mirbeau qui est l’un des grands représentants dans Le jardin des supplices de cette littérature décadentiste, il est imprégné de ce type de représentations, de l’esthétique qui va avec cette époque. Ce type d’homme-là, Janet y a eu affaire aussi, alors que Janet c’est essentiellement le journal d’Amiel qui sert de référence psychopathologique centrale pour la construction de la psychasthénie. J’en parlerai en détail de façon à ce que nous puissions reconnaître - en structure - l’obsession, chez des gens qui n’appartiennent pas à cette constellation socio-culturelle, et même psycho-culturelle particulière qui fait de l’homme aux rats l’obsessionnel princeps. Je ne suis absolument pas sûr que dans le monde d’après la deuxième guerre mondiale, la possibilité qu’il existe une culture partagée une manière d’identifier ses états mentaux, d’en parler, de les communiquer, de se retrouver dans les descriptions médicales comme celles qui existaient avant la première guerre mondiale, se soit préservée. Il en va à mon avis d’un problème de ce genre avec ce qu’on appelle les TOC ou les phobies sociales, puisque les gens que j’ai pu voir auto-étiquetés « phobie sociale », ne se vivent absolument pas comme des névroses obsessionnelles, et ne mettent pas du tout en évidence le même type de difficultés, qui sont pourtant présentes chez eux.

De même par exemple la fameuse question de l’analité est prise dans un registre culturel. Je crois qu’il y a une chose qu’on oublie toujours, c’est que la psychanalyse est née en même temps que la salle de bain. Voilà quelque chose qui pour moi est un point de repère fondamental : c’est que la psychanalyse est née en même temps que l’hygiène privée de la bourgeoisie. Les salles de bain dans les appartements, c’est 1890. C’est à partir de ce moment que les gens ont des salles de bain chez eux. Imaginez une analyse d’obsessionnel aujourd’hui où il n’y aurait jamais le mot, le point de repère social, intime, culturel, onirique, « salle de bain » ! C’est totalement impossible. La salle de bain, c’est le lieu fondamental de l’hygiène, de la masturbation, du secret du corps, de l’ablution, de l’éducation à la propreté, de tout ce que vous voulez, mais sans salle de bain, eh bien il n’y a pas de névrose obsessionnelle, ou bien on ne la reconnaîtrait peut-être pas. Donc j’insisterai un peu sur ces gestes inaperçus, ces pratiques du corps muettes, ces évidences d’arrière-plan qui sont absolument essentielles pour comprendre l’intentionnalité particulière qui se déploie, qui fait qu’au fond beaucoup de l’imagerie obsessionnelle, de ce que c’est que l’anal par exemple – est-ce que l’anal est l’excrémentiel, ou le fécal ? – peut apparaître sous des jours différents. Pourquoi est-ce que l’anal ne serait pas la cendre, par exemple ? C’est une question qui s’est posée pour un patient obsessionnel à moi qui ne vient pas du tout de notre aire culturelle : ce qui joue un rôle fonctionnel dans une économie psychique peut être assez différent. Et par là, par un système de variation culturelle, de mises en perspective et de mises à distance, ce que je voudrais contribuer à faire, c’est à désimaginariser les représentations à l’intérieur desquelles nous avons enfermé notre vision de la névrose obsessionnelle, et nous rendre plus sensible à ce qui se joue dans cette forme particulière de rapport à autrui et à soi-même, de façon à ce qu’on ne s’imagine pas qu’il y a toujours eu de l’analité, ce qui relève de la croyance que le psychisme est un mécanisme éternel, que vous ayez vingt-cinq ans ou soixante-dix ans, Maghrébin ou Français, de toute façon c’est la loi du signifiant, c’est le même prix pour tout le monde, et ça a toujours existé comme ça, même au paléolithique supérieur ! Eh bien non ! Justement, l’exigence clinique, c’est d’avoir une clinique qui dégage de l’invariant dans cette variation extrême.

Et puis deuxième point qui me paraît important, c’est la question de la fin de la cure. Il y a un paradoxe qui est propre au style de pensée de Lacan, à idéaliser les moments conceptuels fondamentaux de la vie psychique : l’Autre, l’objet, le sujet, etc., sur lequel avec beaucoup de pertinence, contrairement à ce qui se raconte quelquefois, Derrida a beaucoup écrit, en rappelant précisément que pour que ces termes ne soient pas des idéalisations et pour qu’ils travaillent, il fallait les traiter dans les dimensions de traces, d’inscriptions, de ratages, d’échecs constitutifs de productions de l’idéalité comme quelque chose qui n’est jamais atteint, avec tous les phénomènes dont Derrida a retracé le destin logique. Néanmoins, là où je suis moins derridien, c’est qu’évidemment, je conçois qu’il soit important de maintenir cette articulation logique en tant que telle, et d’apercevoir comment les choses tiennent ensemble, sans idéalisation. On verra que c’est un point important d’ailleurs, c’est : qu’est-ce qui reste du père, quand ce n’est pas le père idéal ? C’est une question tellement fondamentale dans la névrose obsessionnelle ! Est-ce qu’on peut penser un père qui ne soit pas un père idéal ? C’est une question sur laquelle se casse les dents l’obsessionnel.

L’an dernier, je vous avais parlé de ce modèle d’identification ultime, auquel parvient chez Lacan un personnage mythique, qui est Empédocle, et comment chez Empédocle – les Ecrits font référence à Empédocle deux fois, vous trouverez dans l’index à quel endroit -, l’identification à Φ, c’est « s’égaler à son nom », s’égaler à son nom comme étant cette solution ultime de la névrose obsessionnelle, qui a toujours affaire au nom propre (qui chez l’obsédé n’est jamais si propre que ça), et qui justement n’étant jamais si propre que ça, pose la question de « comment je m’appelle ? », avec des vécus quelque fois particulièrement pénibles, soit du ridicule soit des assonnances de ce patronyme dont on ne sait pas quoi faire, et qui parfois vient jusqu’à mouler le malaise corporel de l’obsédé sur le mode même de la signification insupportable à ce qui ne devrait pas avoir de signification, qui est la filiation dans laquelle je m’inscris.

Alors le problème de la référence à Empédocle, qui est une référence sérieuse chez Lacan, c’est qu’elle a l’inconvénient d’héroïser la guérison, dans une identification mortelle en un acte pur, puisque c’est le suicide d’Empédocle se jetant dans l’Etna, et ça aboutit à beaucoup de difficultés, pour se représenter ce que serait effectivement la fin de la cure lorsqu’il ne s’agit pas de montrer l’affinité de la théorie chez Lacan avec les grands mythes fondamentaux de notre culture. Il n’y a aucun doute qu’il attrape quelque chose avec cette histoire d’Empédocle. La conquête tragique du vouloir chez l’obsessionnel – comment vouloir ? -, de la décision radicale, la traversée courageuse de la peur de sa propre mort, la désaliénation par rapport aux dieux jaloux – ces puissances jalouses qui jalousent Empédocle pour l’admiration que lui portent les hommes -, la séparation qui permet enfin de briser l’idéalisation paralysante de l’Autre, la fin de la haine impuissante abolie par l’auto-sacrifice d’Empédocle : on voit bien comment le dispositif résonne par rapport aux enjeux de la fin de la cure chez l’obsédé. Mais dans ce registre mythique, Lacan obscurcit ce qu’il en serait d’une issue ordinaire de la névrose obsessionnelle, qui serait rendue méconnaissable pour le clinicien, condamné à avoir dans la guérison une forme allusive du mythe. Sauf qu’évidemment, il ne s’agit pas de jeter les obsessionnels dans l’Etna, et la métaphore, tout en résonnant de manière exacte avec les problèmes de la névrose obsessionnelle, finit par mal faire comprendre de quoi il s’agit. Aussi, je vous proposerai tout autre chose – je ne sais pas combien de temps j’y consacrerai et comment je le ferai  : c’est d’examiner la réponse que Kierkegaard, dont la symptomatologie obsessionnelle ne fait de doute pour personne, j’espère que Franz ne va pas dire que Kierkegaard n’est pas un obsessionnel, puisque Kafka n’est pas un obsessionnel ! (rires)

Franz Kaltenbeck : il y a d’autres diagnostics ! (rires)

Pierre-Henri Castel : donc Kierkegaard, dont la symptomatologie ne fait aucun doute… Je vais me servir d’une chose très simple, c’est de la sensibilité qu’a eu Kierkegaard à l’égard du danger de mythifier son propre geste libérateur. Il a écrit Crainte et tremblement en se séparant de Régine Olsen - la seule dont il réussit à se séparer, c’est peut-être la seule dont il ne fallait pas se séparer, ce qui prouve que la névrose obsessionnelle a le dernier mot ! -, mais en posant néanmoins quand même ce problème fondamental de savoir comment on peut perdre son propre objet d’amour, et en l’articulant d’une manière extraordinaire à la question de la foi. Je parlerai également du Concept de l’angoisse, puisque s’il y a bien quelqu’un qui a prodigieusement éclairé la question de l’angoisse, de l’intérieur et dans ses enjeux subjectifs les plus profonds, et qui l’a, disons-le, mieux éclairé que Freud et Lacan, c’est Kierkegaard. En particulier, il y a bien des choses qui paraissent des nouveautés freudiennes, qui sont facilement déductibles du Concept de l’angoisse. C’est là un éclairage intime, et qui est je crois plus en affinité avec nos affres d’hommes modernes, et de pauvres individus, et j’essaierai de vous faire préférer, aux splendeurs aveuglantes d’Empédocle recouvrant tragiquement son vouloir, l’émotion juste d’un obsédé qui recouvre le sens de son acte séparateur, et en se donnant pour appui, chez Kierkegaard, l’identification redoutable, de chacun d’entre nous, dans le secret de son âme, à Abraham montant sur le mont Moriah, pour sacrifier son fils Jacob sur l’injonction divine.

Et dans cet acte qui ne se termine justement pas mal, perd une paternité finie pour ce don extraordinaire qui est de retrouver non seulement sa paternité finie, mais une paternité infinie. Merci.

 

X : D’accord. On n’a pas vraiment besoin du signifiant, et donc il faut arriver à éliminer la ratiocination et le rapport au phallus. Je voudrais que tu indiques quel est le rapport entre la ratiocination et le rapport au phallus.

Pierre-Henri Castel : ce que je veux essayer de faire, c’est de prendre l’histoire de l’homme aux rats et de quelques autres petites choses que je vous raconterai, donc ces difficultés que suscite la névrose obsessionnelle, en suspendant tout ce qu’il pourrait y avoir de théoriquement automatique dans l’utilisation d’un mot comme « signifiant » et aussi bien « représentation ». Pas du tout parce que je pense que c’est faux ! Je pense au contraire que c’est vrai, et que ce que Lacan apporte, c’est du solide et c’est tout à fait juste. Mais pour s’offrir le luxe de comprendre pourquoi il faut mieux dire ça qu’autre chose, c’est-à-dire de faire bouger… C’est très difficile la clinique de la névrose obsessionnelle, le problème qui se pose dans le transfert, etc., on peut être bien content de disposer déjà de cet outil ! C’est d’ailleurs ce que Lacan disait, n’est-ce pas ? « Au lieu de chercher à me comprendre, servez-vous de moi ! ». Là, je ne le fais pas, j’essaie de comprendre pourquoi l’outil peut être intéressant. Donc effectivement, à partir du moment où on renonce à faire du concept de représentation un écho de ce que vous sert un obsédé comme l’homme aux rats, c’est-à-dire un flux imaginaire absolument permanent - on lui a demandé d’associer, on aurait mieux fait de se taire ! Il associe, librement - par rapport à ça, il y a la structure abstraite de l’association libre, le concept qu’il se fait de la représentation, et puis on arrive à un degré d’abstraction supplémentaire lorsque cette association est conçue par rapport à la théorie de la pulsion, au Vorstellungsrepräsentanz, à la conception qui consiste chez Lacan à interpréter le Vorstellungsrepräsentanz comme « signifiant », à un jeu différentiel, par un glissement progressif, et puis à ce Vorstellungsrepräsentanz qui est le signifiant manquant, celui qui justement n’est pas dans la liste des signifiants, qui est Φ, le phallus, qui est dans ce lieu ininscriptible qui séparerait l’Autre du sujet. Allez jusque là, c’est essayer de penser la question de la castration, et de ce qu’il en est du nœud qui fait que la question de la castration est souvent une question de changement de style de parole, dans la névrose obsessionnelle, du style de parole - la voix, le débit, la technique de référence aux choses, etc. -, c’est à ce niveau-là que se situe la question, dans le rapport à l’Autre sexe et à la paternité comme introduction à la question du Φ. Donc le Vorstellungsrepräsentanz par excellence, c’est Φ.

X : tu veux dire que la logorrhée de l’obsessionnel, c’est pour éviter d’en arriver là ?

Pierre-Henri Castel : il y a évidemment des effets de fuite qui sont tout à fait particulier, mais justement… C’est difficile de ne pas avoir une conception purement psychologique des effets, des ravages de l’association chez l’obsessionnel. On ne va pas charger sa barque, il fait ce qu’il peut. Qu’est-ce qu’il faut qu’une mère injecte à son gosse pour produire de tels effets ? Qu’est-ce qu’il faut que la mère ait de particulier dans sa relation à sa volonté d’enfant, elle qui est quand même le porteur réel des premiers signifiants fondamentaux du gamin, et avec ses pères un peu curieux qu’on a dans ces constellations les plus graves ? C’est quand même un problème spécial, et c’est ça que je voudrais aborder en ne traitant pas les conceptions que Lacan nous propose comme des réponses, mais comme des lieux circonscrivant des problèmes. Ce qu’on doit, je crois, aux patients ! Parce qu’il est facile de fabriquer, sur un mode suggestif, des réponses – on ne dira pas politiquement correctes -, mais freudiennement correctes… Sauf qu’à un moment, la pulsion qui se fout bien de nos faux semblants pseudo-auto-thérapeutiques, va venir là bouger le sujet sur un point où tout cela va s’effondrer de manière encore plus douloureuse. C’est un peu ça que je veux maintenir. Quand je dis que ce déplacement que je vise est un déplacement qui n’est pas simplement théorique ou pratique, c’est ça qui est en cause dans l’analyse : voir jusqu’à quel point on peut laisser quelqu’un qui est pris dans ce type de dispositif, bouger par rapport à la position d’où il part. C’est une des raisons pour lesquels je vous fais ce séminaire : il est hors de question de traiter des cas comme des vignettes illustratives d’une théorie toute faite. Sinon, ce n’est pas du travail analytique, c’est du flan.

Y : Vous avez évoqué la différence entre une règle et une loi, entre « suivre une règle », et puis, on pourrait dire : « être soumis à une loi » ?

Pierre-Henri Castel : oui, « être soumis à une loi ». « Suivre une règle », c’est indissolublement passif et actif, c’est même ce qui me semble décisif dans cette expression.

Y : Mais quand vous évoquez l’obsessionnel et de sa mère, vous en parlez comme si c’était une sorte de causalité. C’est un peu ce dont je me souviens de la lecture de Denise Lachaud, on a l’impression qu’elle décrit une mère qui est en quelque sorte l’origine d’une causalité, il y a quelque chose d’inéluctable, comme si la subjectivité de l’obsessionnel lui-même n’y était absolument pour rien…

Pierre-Henri Castel : Absolument. Eh bien ça, je vais vous dire, ça, c’est obsessionnel ! La question de la causalité n’est pas de ces questions qu’on peut considérer comme réglée en dehors de ce que le patient va dire de ce qui cause sa conduite. Evidemment, c’est ce qu’on appelle la passivité de l’obsessionnel de se représenter l’Autre comme étant cause au sens où la loi de la gravitation détermine les positions des planètes. Et on voit bien comment un obsessionnel comme Freud, qui le dit, qui raconte, Freud est quand même un type qui écrit à Ferenczi : « c’est super que ma mère soit morte, parce que maintenant, je vais enfin pouvoir mourir ! ». Il est lucide : pour lui, ça aurait été une vision insupportable que d’annoncer sa mort à sa mère… enfin, « d’annoncer sa mort à sa mère » ! (rires) …qu’on annonce sa mort à sa mère ! On voit chez Freud cette idée qu’il y a un dispositif causal, une loi qui opère comme ça. Nous n’avons pas à excepter nos conceptions analytiques de la mise en cause des symptômes qui s’y jouent. Denise Lachaud fait comme elle peut, elle aussi, avec une idée du psychique, et bien malin celui qui se croit plus malin ! On peut faire un effort pour le bouger, mais il y a des automatismes théoriques comme celui que vous avez pointé dans ce que j’ai dit, qui n’ont pas lieu d’être laissé comme si ça allait tout seul. Effectivement, par exemple Kierkegaard, c’est, de l’intérieur du symptôme, un travail qui me paraît prodigieusement instructif, sur la lucidité à l’égard de la lucidité, sur le point de non savoir, sur ce que c’est qu’exister, exister bêtement, exister pêcheur, et qui vaut peut-être mieux que beaucoup de nos considérations sur la causalité psychique.

X : ………(inaudible)

Pierre-Henri Castel : oui, tout le monde n’est pas Kierkegaard, c’est sûr !

X : Non non. Quand tu parlais tout à l’heure des mères, qu’est-ce que peuvent bien être les mères des obsessionnels, tu les trouves électivement ……

Pierre-Henri Castel : Je ne suis pas si sûr. Je suis en tout cas très frappé du fait qu’il faut parfois des années pour comprendre comment une mère qui n’est pas une « mauvaise » mère caricaturale peut faire un malade grave.

X : C’est évident…

Pierre-Henri Castel : Les traits phénoménologiques ne sont pas si évidents. Les mères de schizophrènes, je n’en dirais pas autant.

X : Les mères d’obsessionnels…

Pierre-Henri Castel : c’est pas les mères, c’est les couples…

X : Là tu psychologises !

Pierre-Henri Castel : Voilà, c’est ça, je psychologise… Ce sont des couples.

 

 



[1] Patrick Mahony, Freud et l’homme aux rats, trad. franç., PUF, 1991.

[2] Charles Melman, La névrose obsessionnelle. Séminaire 1987-1988 et 1988-1989, Editions de l’Association freudienne internationale, 1999.

[3] Henry Rey-Flaud, L’éloge du rien : pourquoi l’obsessionnel et le pervers échouent là où l’hystérique réussit, Seuil, 1996.

[4] Denise Lachaud, L’enfer du devoir : Le discours de l’obsessionnel, Denoël, 1995.