la névrose obsessionnelle
Je
voudrais conclure cette année sur la névrose obsessionnelle en essayant de faire valoir ce que ce que j’aurai raconté
change par rapport à la conception « de base » – je ne le dis pas du
tout cela avec mépris, mais au sens où il y a bien un minimum de ce que chacun
a à connaître du métier sur la cure et le suivi d’une névrose obsessionnelle –
et précisément, de ce que ça y change touchant la direction de la dite cure.
Je
vais donc procéder en trois temps.
Je
vais d’abord essayer de vous expliciter ce qu’est cette conception de la cure
de la névrose obsessionnelle dans la psychanalyse, en tenant évidemment compte
du fait que l’analyse de l’homme aux rats, celle d’Ernst Lanzer,
est à peine une analyse, puisque c’est au fond un traitement symptomatique
ponctuel qui a duré peu de temps, mais qui néanmoins a été considéré comme
matriciel pour l’ensemble des théories beaucoup plus développées de ce
traitement. Pour cela, je me référerai à la bible, et qui reste la bible,
c’est-à-dire à La théorie psychanalytique
des névroses de Fenichel, dont j’ai ici une édition originale (de 1945) que
je vous ferai passer, pour que vous voyez à quoi ressemble cet ouvrage, qui est
ce dans quoi la quasi totalité des psychanalystes du monde ont, il y a une ou
deux générations, appris leur métier. La
théorie psychanalytique des névroses de Fenichel, c’est aujourd’hui encore un
des meilleurs livres pour apprendre ce qu’est la psychanalyse. Si vous ne connaissez
pas ce que c’est qu’un concept, si vous avez oublié ce que c’est que
l’ambivalence, ou la régression, ou le prégénital, vous ouvrez Fenichel, il y a
1500 références bibliographiques, et rien de ce que raconte Fenichel n’est
objectivement faux. C’était un esprit remarquable.
Deuxième
chose, je vais essayer de faire valoir ce qui se passe autour du concept
organisateur de cette conception en faisant référence à un psychanalyste que
vous connaissez peut-être moins encore que Fenichel, qui est Béla Grunberger, lequel a écrit un texte tout à fait important
autour de L’homme aux rats, qui fera
bien voir de quoi il est question dans cette conception traditionnelle,
classique, orthodoxe, de la psychanalyse. C’est d’autant plus important que
Béla Grunberger, bien qu’il ne soit pas un analysant
de Ferenczi, vient de Hongrie et a été l’un de ceux qui ont fait connaître Ferenczi
en France. Donc je vous parlerai de cet article, qui est dans Narcisse et Anubis, et qui s’appelle
« En marge de l’homme aux rats », qui est très bon.
Et
puis finalement, comme je l’avais dit la dernière fois, je ferai retour à
Kierkegaard, en m’interrogeant sur cette question qui me paraît la question
cruciale du rapport de la psychanalyse et de la religion : « Est-ce
que la psychanalyse peut faire mieux ou autre chose que la
religion ? », c’est la question de savoir si dans l’Autre, cet Autre
que Lacan construit comme essentiellement vide, on peut faire ek-sister, justement, autre chose que du père, et s’il y a
un jeu possible entre l’Autre et le père qui ait une signification sur les
quatre points je crois centraux de tout projet de cure de la névrose
obsessionnelle. Que sont ces quatre points ?
D’abord,
ce qui en est l’obstacle majeur, de l’avis général, il n’y a pas besoin pour le
voir d’être lacanien : c’est le transfert paternel, qui est l’impasse
majeure de tout travail avec une névrose obsessionnelle. Dès qu’il commence à y
avoir du père du côté de l’analyste, la paralysie, voire l’aggravation
symptomatique deviennent palpables. La deuxième chose,
c’est la fameuse question des limites dans le temps de la cure de la névrose
obsessionnelle, qui est quand même le prototype de la cure interminable, il
faut savoir de quoi il retourne quand on parle de choses comme ça. Ensuite, il
y a la question de l’affect et de son rapport au langage, que j’ai essayé de
faire bouger aussi profondément que possible la dernière fois en essayant de
vous montrer qu’il y avait une autre manière d’articuler affect et
représentation, qui était ce que je vous avais proposé au titre de l’illocution
et de la perlocution, d’actes de langage qui sont
adressés à un autre, où c’est la manière dont on s’adresse à l’autre, dont on
fait acte de son discours, qui est organisatrice, et non la texture
représentative du langage parlé. Et puis finalement, la question très générale du
corps dans la névrose obsessionnelle.
L’année
prochaine, je continuerai ce travail de lecture de « L’homme aux rats »,
et je le reprendrai autour de la question de l’analité et de l’hypocondrie.
*
Fenichel
- la bible ! -, donc, au chapitre 14, « Obsessions et compulsions ».
Il
y a huit difficultés énumérées par Fenichel. Ce qui est très important chez Fenichel,
c’est qu’il s’agit d’un clinicien qui a le sens de ce qui doit être robuste. Si
on doit avoir une idée de ce que c’est que la névrose obsessionnelle, du
minimum à savoir quand on s’en occupe, il faut donc énumérer un certain nombre
de points qui sont vraiment des points saillants. Mais un des problèmes qui se
posent d’emblée, c’est qu’on a du mal à savoir si ces huit points ne sont pas
les mêmes, vus de deux manières : si la volaille est bien découpée selon
ses articulations, ou si nous avons huit photos différentes de la cuisse, et on
a alors l’impression d’avoir huit choses différentes sous les yeux, alors
que c’est la même mais chaque fois sous un autre angle. C’est toujours une
difficulté de l’élucidation des matières psychologiques, n’est-ce pas, c’est de
savoir s’il y a des différences réelles entre les éléments.
En fait, de points saillants, il y en a clairement neuf, puisque avant de faire la liste des huit points numérotés, un les précède tous : la question du temps. Comme il dit, Fenichel : « la promesse d’une cure, c’est quelque chose sur laquelle il faut être relativement prudent à l’égard de la névrose obsessionnelle, surtout lorsqu’elle est ancienne, et que pour des raisons assez compliquées, la moitié des gens qui finissent par consulter sont des gens qui sont névrosés depuis longtemps, et qui viennent, épuisés par l’échec d’un certain nombre de tentatives précédentes. C’est relativement rare, aujourd’hui, et c’est sans doute lié, je suppose, au discrédit du discours analytique, de voir arriver des névrosés obsessionnels suffisamment jeunes pour avoir l’occasion d’assister à un parcours psychanalytique complet.
Celui
qui les précède tous, c’est donc le problème du temps. Ce problème du temps
est un problème qui est juste mentionné par Fénichel,
mais que je voudrais développer pour poser des jalons pour la dernière partie
de mon exposé. D’abord, une analyse qui dure longtemps, ça pose un problème
simple : est-ce que la durée est un obstacle à la cure, ou est-ce qu’au
contraire le fait que ça dure devrait nous incliner à penser que le temps
est une condition de la cure ? Le psychisme n’ayant pas été fait pour
nous plaire, on ne voit pas très bien pourquoi le fait qu’une cure dure longtemps
devrait poser problème en soi. Est-ce que c’est une condition de la cure,
donc, ou un empêchement dans la cure ? Et évidemment, la seule bonne
question à la question serait de dire : ça dure longtemps par rapport
à quoi ? Par rapport à la longueur de quoi, au juste, dans une vie ?
Par rapport à la longueur des symptômes, au temps qu’on passe à dormir, au
temps qu’on passe à faire des choses qui n’ont aucun intérêt ? Il y a
là un problème d’évaluation qui si vous le posez réellement, pose un autre
problème. On ne peut pas dire que le temps est long en soi. Plus finement,
je crois que ce qui est un point essentiel, c’est : quand est-ce que
le temps nous paraît long ? Quand on s’ennuie. Je crois qu’en réalité,
le problème de la longueur des cures d’obsessionnels est en fait réductible
au problème de l’ennui. C’est-à-dire que c’est un temps où se produit toujours
la même chose. C’est bien connu, ça dure deux fois plus longtemps, psychiquement,
pour le pauvre analyste…
Lacan,
à l’égard de l’ennui, a fait un de ces espèces de raccourci quasiment gnomique,
dont il sème ses écrits, selon lequel l’ennui c’est l’unien, en écrivant les lettres dans un
autre ordre, autrement dit c’est lorsque « l’Un et l’Autre ».
Simplement, il écrivait l’Un et l’Autre avec deux majuscules, indiquant non pas
simplement qu’une chose et l’autre c’est pareil quand on s’ennuie, mais
indiquant le niveau symbolique auquel se situe cette articulation de l’ennui.
Ce niveau symbolique, c’est qu’effectivement dans le champ de l’Autre, c’est
toujours Un (et le Même) qui se présentifient. Au point qu’on peut se demander,
effectivement, s’il y a encore de l’Autre ! Puisque cet Autre se présente
sous une forme, quel qu’il soit, comme étant toujours à un niveau structural,
précédent tout ce qui peut en faire miroiter le champ au titre du semblant, de
la variété des situations, des gens, etc., étant structuré en sorte que l’Un en
occupe totalement le champ. Et c’est en ce sens qu’il indique très bien dans
cette idée de l’ennui, ce qui est ce problème de la temporalité ennuyeuse de la
cure de l’obsessionnel, et le fait qu’il s’agit bien de ne pas s’ennuyer, mais
que ne pas s’ennuyer, ça ne veut pas dire ne pas avoir d’ennuis ! On ne
peut que s’en réjouir, d’avoir des ennuis, avec un obsessionnel, et c’est un
des éléments, quand on parle du contre-transfert, qu’il ne faut pas négliger.
La capacité à avoir des ennuis, à ce que ce soit effectivement la merde, mais
pas toujours la même merde, par exemple, est quelque chose qui fait
partie du processus même de la cure.
Cette
distinction, je la ferai en disant qu’au fond dans le temps, ça se répète. Et
vous savez qu’il y a deux manières pour les choses de se répéter. Soit elles se
répètent « à l’identique », soit elles se répètent « à nouveau ».
La distinction est fine. Ce n’est pas la même chose de dire que ça se répète à
l’identique et que ça se répète à nouveau. Lorsque ça se répète à nouveau, le
problème n’est pas celui de la répétition, le problème apparaît bien comme
étant celui de la surprise et du fait que la répétition, en soi, est de
structure. Et la difficulté n’est pas que ça se répète, mais que ça se répète à nouveau, au sens où ça n’est pas un
scandale, d’affirmer que d’une certaine manière la névrose obsessionnelle fait
jouer la répétition contre l’inconscient, au sens où justement, là même
où l’inconscient se présente comme ce qui se répète, et qui se répète à
nouveau, de faire en sorte que ça se répète toujours à l’identique dans un
acharnement non pas à sortir de la répétition, mais sortir de ce à quoi la
répétition nous confronte comme altérité radicale : soit comme surprise.
Et
c’est là bien sûr un problème capital – c’est pour cela que je terminerai sur
Kierkegaard, dont la répétition est un concept majeur -, puisque c’est un point
capital pour l’acte : c’est la question de savoir si la différence entre
une répétition à l’identique et une répétition à nouveau n’est pas tout
simplement la différence entre une répétition qui est l’homogénéisation du moi,
et une répétition qui est subjectivation. Il est très important que penser que
pour Kierkegaard, c’est la répétition qui est subjectivation. Il n’y a pas de
subjectivation en dehors de cette répétition de ce que je vous ai expliqué la
dernière fois, qui consistait en un acte de foi, en un Autre qui est ce Dieu
qui ne se montre pas, qui fondamentalement échappera à la croyance et n’est accessible
que par la foi, que par l’acte de foi, et qui n’est donc pas le dieu des philosophes.
Ainsi,
ce temps qui est en question, dans la durée même de ce temps et dans son
caractère pénible, s’étirant en longueur, explosant dans l’instant, on ne doit
pas oublier une chose essentielle, qui est que le temps est quelque chose que
l’on donne. C’est tout à fait différent de mesurer la longueur d’une
analyse par rapport au temps qu’on lui donne de part et d’autre, chez le
patient et son analyste, et d’en mesurer la durée. Pris sous l’angle du
don, on est déjà, sentez-le bien, dans le non-quantifiable,
on ne mesure pas (chichement) on donne (largement). Une manière simple de
concevoir ce qu’est ce temps qu’on donne, c’est que dans l’appareil psychique
de la Traumdeutung
au livre VII, ce que vous avez spatialisé sous la forme de ces systèmes, ce n’est
rien d’autre qu’une allégorie de la profondeur psychique. Encore faut-il qu’il
y ait ces couches successives ! Comme le faisait remarquer justement
Winnicott, qu’est-ce que c’est que la profondeur de l’appareil psychique ?
C’est très exactement la mesure du temps qu’une mère a donné à son bébé.
Qu’est-ce que c’est que donner de la profondeur
psychique à un enfant ? Elle n’existe, cette profondeur psychique
matérialisée dans les couches, qu’à la mesure même du temps qui lui a été
consacré, qui a été entièrement donné, c’est la spatialisation même de ce temps
qui fut donné par la mère à son enfant. C’est ça qui rend « profond »,
c’est ça qui rend la capacité de résonance interne des stimuli. Comme chez mon
psychanalyste favori, chez Bion, par exemple, lorsque les particules alpha
heurtent la frontière de l’appareil et s’enfoncent progressivement, c’est la
question de savoir comment sont retraitées ces particules en profondeur,
comment les stimulations externes, entrant à l’intérieur de l’appareil, sont
capables de produire de couches en couches, cette résonance. Et Bion a
largement insisté sur le fait que ce qui nous permet de comprendre la
psychopathologie des schizophrènes ou des grands psychotiques, c’est de montrer
les lésions de cet appareil à l’intérieur duquel, faute de constitution de ces
couches profondes, vous avez toutes sortes de distorsions qui permettent
d’indexer un à un les symptômes de ce qu’il appelle schizophrénie, et qui sont
en réalité, très exactement, ce qu’un psychanalyste peut repérer transférentiellement de la schizophrénie (à la condition,
justement, qu’il lui consacre énormément de temps). Lorsque vous avez ce
sentiment qu’une analyse dure, il ne faut pas perdre de vue - et c’est très
pour avoir une vision peut-être un peu moins imaginaire de ce que c’est que le fameux
rapport à la mère -, que vous êtes tout simplement en train d’assister à l’acting incoercible, dans le transfert,
des effets d’extorsion de ce qu’on appelle la demande anale. Autrement dit, de
ces stratégies éducatives anciennes dans lesquelles il y a une durée fixée pour
exonérer, et où le don du temps subjectivant est complètement massacré dans les
pratiques éducatives par une régulation de l’emploi du temps et un contrôle de
l’approfondissement psychique des expériences par les enfants, au nom d’un
temps des horloges, d’un temps externe, d’un temps qui justement empêche la
constitution de cette résonance. Lorsque le temps s’allonge, c’est toujours
extrêmement précieux de s’interroger sur le temps qui est revendiqué, et qui est allongé sur un temps tordu qui donne
l’impression qu’on s’ennuie, pour être pris contre cette extorsion fondamentale
de la profondeur psychique, qui a commandé l’attitude de la mère à l’égard de
l’enfant.
C’est
pour ça que je reparlerai tout à l’heure de la mère, du problème de la mère
sadique-anale dans la théorie orthodoxe de la névrose obsessionnelle, celle que
développe Grunberger, mais je voudrais d’abord, pour
commencer, qu’on ne perde pas de vue que lorsqu’on parle du temps, il n’y a
aucune espèce de raison de se laisser imposer comme norme du temps ce qui est
précisément la norme du temps problématique pour l’obsessionnel, qui est cette
demande de temps fixe qui fonctionne sur le mode de l’extorsion, et qui a pour
effet précisément d’empêcher l’approfondissement et la constitution des
différentes couches psychiques entre lesquelles résonne le traitement de
l’information sensorielle, celle qui vient du corps, celle qui vient de la
tendresse, celle qui vient de la douleur, etc. Donc voilà un peu le cadre dans
lequel vous pouvez voir, par exemple chez Bion ou Winnicott comment ont pu être
pensées des manières de faire avec certains patients dont la névrose
obsessionnelle est problématique, et qui en tout cas ont été compris comme
cela, avec des séances tout à fait spéciales, soit extrêmement courtes soit extrêmement
longues, dans lesquelles le réglage de la dimension temporelle de la séance est
fonction de l’hypothèse qu’on développe sur l’appareil psychique.
C’est
« hors liste » des problèmes, mais de fait Fenichel a parfaitement
raison de dire qu’il faut savoir qu’il y a un problème de temps, qui est
essentiel, aussi bien le temps de la séance d’ailleurs que le temps de
l’analyse.
Le
premier point numéroté, donc, qu’il souligne, avec humour, c’est l’abstraction
de l’association de l’obsessionnel qui manifeste un talent particulier largement
repéré avant la psychanalyse, pour les considérations philosophiques et rationnelles
sur son état mental. Tout se passe comme si le patient, à la place de donner
voix à ses expériences subjectives, présentait à l’analyste une « table
des matières » - comme le dit joliment Fenichel - extrêmement consciencieuse
mais incomplète, où il n’y aurait que les noms de ces mêmes expériences. Il
y a effectivement une dimension « table des matières » dans l’association
obsessionnelle. Quelques remarques sur ce point, qui évidemment fait que c’est
un des éléments pivots de l’obsessionnalisation
de la cure elle-même qui touche la psychanalyse, comme absolument d’ailleurs
toute tentative d’approcher psychothérapeutiquement
un obsessionnel, que ce soit le traitement moral, que ce soit les TOC aujourd’hui. Le problème hier comme aujourd’hui, c’est
celui de l’obsessionnalisation de la stratégie d’approche.
Je
crois qu’à cet égard j’ai entendu dans notre milieu des propos affolés, de gens
qui n’hésitent pas à dire : « soyez original ! », ou par un
autre tour, mais qui revient au même : « hystérisez le
patient ! », ce qui témoigne d’un véritable effroi, devant
l’inefficacité non pas de la psychanalyse, mais de la technique de la psychanalyse, avec un paradoxe que Fenichel qui
connaissait bien son métier rappelle, c’est que les gens qui veulent hystériser
les obsessionnels se font séducteurs, et, mécaniquement, en aggravent le
tableau. La question ici est vraiment de savoir ce que c’est que la différence
entre surprendre et être original. On ne peut trouver le juste point de
surprise sans hystériser le patient et sans se faire séducteur, qu’en se
servant de l’obsessionnel, pour mettre en cause ce qui dans le cadre même qu’on
a construit pour l’analyse, est obsessionnalisant !
Je vous ai parlé du rapport au temps, qui pose un véritable problème, c’est la
question de savoir s’il faut toujours faire des séances de la même taille,
combien de temps il faut voir les gens, etc. Plein de choses ont été essayées,
comme le fameux truc « A Noël prochain, ça s’arrête ! » Mais une
autre chose me paraît importante à cet égard, c’est celle de savoir quel est le
tact dont on doit savoir faire preuve avec une névrose obsessionnelle. Ferenczi
a été le premier à mettre l’accent sur cette question. Le tact ne consiste pas
à respecter le patient. Le tact consiste à enregistrer ce qui vient du patient
de façon à modifier le cadre en fonction de ce qu’il faut y modifier. Il ne
s’agit pas d’un tact au sens de la politesse, consistant à être gentil, à
serrer la pince des gens, etc. Le tact consiste justement à entendre avec quel tact le patient peut faire
bouger un cadre qu’il ne fera pas bouger sans que le complément du mouvement
vienne de l’analyste. Le tact, c’est dans l’autre sens qu’il opère, comme
sensibilité au tact forcé du patient, à ce qui chez lui ne saurait exister
d’abord qu’en intention (et parfois, il faut le dire, en intention motrice, en
phrases à peine articulées). C’est intéressant dans la mesure où la surprise
n’est jamais que la surprise ménagée sur des pistes longuement anticipées par
le patient lui-même, et dans lequel il s’offre d’abord à la surprise. Si
on le surprend, sans tact, c’est là une stratégie traumatisante, qui montre que
le psychanalyste ne sait faire qu’avec l’hystérie, et qu’il n’opère qu’avec l’arme
de la séduction. C’est exactement à l’envers, par rapport à l’hystérie, que le
dispositif se construit, c’est-à-dire consiste à saisir l’opportunité qui fait
que quelques patients, au bout d’un long travail parfois, peuvent s’offrir à la
surprise. Seul le tact est ici le guide.
Je
reviens à l’abstraction, au premier point de Fénichel.
Ce qui est abstrait, c’est quelque chose que d’un point de vue lacanien on
comprend simplement : une abstraction, ça consiste à prendre les totalités
par la petite poignée par laquelle elles sont manipulables. Une abstraction, ça
consiste à prendre un mot qui permet de parler d’une totalité de choses et de l’intégrer
par exemple à un raisonnement. Ce qui fait que l’abstraction, a pour forme,
quand vous regardez comment elle fonctionne, la métonymie, puisqu’elle consiste
à prendre une partie pour le tout, et c’est le reste ce tout qui est abstrait. Du coup, vous avez cette
espèce de double figure de la métonymie qui est bien connue : elle peut
fonctionner comme une synecdoque, ou un trope figé, et aussi bien produire cet
effet étonnant de réalisme, qui fait comme disait Jakobson, que la littérature
réaliste consiste fondamentalement à écrire avec des métonymies. Du coup, on a
une impression de concrétude extrême là où cette concrétude est produite sur un
prélèvement d’une totalité plus large, où au fond elle fonctionne comme
abstraction. Jakobson montrait qu’une description de Balzac ou de Flaubert
permet de parler de totalités en ne désignant que des aspects hyperconcrets qui valent pour, et on ne sait plus très bien
si on a affaire à une généralisation étonnante et à un prototype de l’objet
pensé à travers la métonymie, ou à une concrétisation hyperréaliste. Quand vous
dites « voile » pour « bateau », c’est à la fois ce qui
permet de compter les bateaux en leur donnant une unité comptable, et ç vaut
pour tous les types de barcasse en les réduisant aux voiles, pur trait, et, en
même temps, cela permet de matérialiser encore plus vivement, avec un puissant effet
de réel, tout ce qui flotte et vogue au gré du vent, qui gonfle soudain, de
façon follement sensible, avec les embruns et les éclats du soleil, votre misérable
synecdoque abstractive, et qui la pousse au large.
Hélas,
ce qui rend les choses tout à fait difficiles, c’est que lorsqu’on attrape
les choses par cette théorie de l’abstraction (qui ne vaut pas mieux que la
théorie de la métonymie qui les précise), c’est qu’on fait de la psychologie,
et éventuellement même de la psycholinguistique de l’obsession. C’est-à-dire
qu’on oublie l’adresse qui commande
cette abstraction (ou cette métonymisation). On
oublie donc ce qui est processus défensif dans le recours à la métonymie.
Autrement dit, ce qu’on oublie, et qui me paraît le point essentiel, c’est
que ce qui est visé chez l’analyste auquel s’adresse ce discours abstrait,
ça n’est curieusement pas lui en tant que personne, c’est lui en tant que
tenant-lieu et occupant en tant que personnage un et unique,
le champ de l’Autre. Ce qui est visé, c’est au-delà de la personne de l’analyste,
ce qui est l’Autre lui-même, et ce qu’il y a dans l’Autre lui-même, disait
Lacan, quelque chose qui a trait structurellement (sans que ce soit une maladie
particulière de l’obsessionnel parce que ça vaut pour tout le monde), ce qui
a trait au comptage des traits, à la série numérique, à l’encyclopédie alphabétiquement
organisée, à la « table des matières » de Fenichel, bref, à un dispositif
de quadrillage auquel s’adresse ce propos abstrait, et dont il emprunte la
structure. Autrement dit, et c’est un point sur lequel j’insisterai, l’obsédé
qui parle abstraitement parle « de » cet Autre par dessus la tête
de celui (soit l’analyste) qui trouve qu’il s’exprime de manière abstraite
et pas suffisamment émotionnelle, concrète, articulée aux choses. Et c’est
ça qui justement, qu’on peut éprouver devant ce discours obsessionnel abstrait
un effet d’ennui, qui vire soudain à l’angoisse, et parfois à l’horreur. A
un moment, en effet, se retrouve présentifié aux oreilles de l’analyste le
fait que l’obsessionnel s’adresse à l’Autre dans ce qu’il a justement de plus
compté, de dénombrable, de sériel, à l’Autre en tant que pur répertoire, en
quelque sorte, de quelque chose qui vaut comme chiffre - sans entrer dans
les TOCs invraisemblables, dans l’arithmomanie,
etc. – et qui est ce qui est interpellé par et ce qui interpelle le sujet.
Le
sentiment d’ennui profond, d’ensommeillement qu’on peut éprouver à écouter le
robinet d’eau tiède d’un propos abstrait pendant trois quarts d’heure tous les
jours que le bon Dieu fait, c’est véritablement quelque chose qui se lève, que
si – et je pèse mes mots – nous partageons fraternellement,
avec l’obsessionnel, cette vérité implacable qu’il nous révèle, que l’Autre n’a
pas été fait pour nous plaire, qu’il n’a pas été fait pour nous, et que la
compassion qui est la condition du tact et de la réception juste du propos
obsessionnel, ce n’est pas la charité, ce n’est pas une empathie charitable,
c’est le fait de bien mesurer que nous sommes logés « à la même enseigne ».
C’est-à-dire que l’Autre qui compte, et qui dénombre, et qui se met en série et
traite alphabétiquement, c’est un et le même, pour l’obsédé et pour l’analyste.
Ce
que je veux dire par cette compassion, un mot qui suscite souvent de l’horreur dans
le milieu lacanien, qu’on réduit en ricanant à l’enlisement imaginaire du
contre-transfert –, vous en avez partout des illustrations bêtement ironiques,
eh bien, en général, c’est lié au fait très symptomatique, que la seule
compassion que les gens connaissent est la compassion chrétienne, la charité.
Il y en a bien d’autres sortes. Il y a par exemple la compassion bouddhique,
qui consiste, sans aucune espèce d’égard à aucune sorte de transcendance, à
bien mesurer justement, qu’on est logé « à la même enseigne », ce qui
est la véritable régulation symbolique de l’empathie, et qui se distingue très
bien de cette compassion charitable qui fait qu’au lieu de l’Autre, c’est un
père aimant qui vient se loger, et qu’on viendrait invoquer dans les raisons
d’être bon, d’être aimable, d’être aimé et de se faire aimé par le patient, une
figure paternelle qui est précisément celle que la compassion bouddhique dont
je vous parle fait l’économie.
Qu’est-ce
que ça veut dire, partager fraternellement le fait que nous sommes logés à la
même enseigne ?
Ça
veut dire tout simplement que ces paroles tranchantes et effroyables dont les
névrosés obsessionnels nous livrent surabondamment le témoignage, dans ce qui a
façonné, découpé leur enfance dès le départ, eh bien la question
« pourquoi ces paroles tranchantes ? » peut être parfois transformée
- et c’est une évolution qui n’est pas du tout une intellectualisation mais qui
est une authentique question dans le cheminement de la cure de l’obsessionnel -
en une question sur « pourquoi le tranchant de la parole ? ».
Non pas : pourquoi « ces paroles tranchantes attachées aux figures
oedipiennes », mais : pourquoi « le tranchant même de la
parole » ? Et éventuellement, c’est sur quoi je terminerai tout à
l’heure, quel usage de ce tranchant de la parole qui soit un peu autre que
celui qui est nécessairement référé à la figure que j’avais invoquée la
dernière fois, du « père au couteau » ? Mais je réserve ce point
pour ma conclusion.
La
deuxième difficulté fondamentale de la névrose obsessionnelle, nous dit Fenichel,
c’est que l’hystérique, elle, est consciente que son symptôme lui est étranger,
et que donc tout son moi, dit-il, est au service de la cure contre ce symptôme,
lequel est somatique, et qu’elle vit comme extérieur à elle. Le problème de
l’obsessionnel, c’est que son moi ne peut pas faire entièrement alliance
thérapeutique avec le psychanalyste, puisque c’est précisément son moi qui est
infiltré de l’activité pulsionnelle, et il est obligé pour pouvoir
partiellement faire alliance avec le psychanalyste – voyez le paradoxe de la
description de Fénichel ! – de construire des
moyens d’isolation interne fondamentaux, qui écartent le « mauvais moi »
du « bon ». C’est génial, parce que vous voyez l’empreinte incroyable
de la gaffe – parce que je crois que c’est une gaffe de Freud dans le cas de
l’homme aux rats -, quand Freud accepte de rentrer dans ce type d’explication,
en disant à Ernst Lanzer que le mauvais moi c’est
l’inconscient, et le bon c’est le moi, et en ajoutant, bien sûr, que ce n’est
pas tout à fait ça... Voyez comment on peut alimenter ici ce type de clivage.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a là dans le mécanisme de l’isolation,
une spécification tout à fait correcte du problème de l’association, problème qui
va être discutée un peu plus loin par Fenichel.
De
fait, lorsque le patient dit « je ne ressens rien », soit vous
traitez les choses de manière psychologique, et vous faites une hypothèse de la
disjonction de la représentation et de l’affect, soit – et c’est pour ça que
j’avais parlé d’Austin, de l’illocutoire et du perlocutoire – vous traitez ce
« je ne ressens rien » non pas comme un énoncé, mais comme un acte de
langage qui interpelle l’Autre. Et à ce moment-là, rappelez ce que je vous
avais dit sur l’affect, la question du « je ne ressens rien »
considéré comme un acte complet ne vient pas du tout marquer qu’on a le droit métapsychologiquement de dire qu’il y a un défaut de cathexis comme on dit en anglais, un
défaut de connexion entre l’affect et la représentation, c’est de traiter les
choses comme une interpellation pragmatique : « Est-ce que ça vous
affecte que je ne m’affecte pas ? » La question est de savoir quel
affect en retour entre alors en ligne de compte, si ça m’affecte que vous
ne vous affectiez pas que ça ne m’affecte pas ?
Et
j’avais travaillé sur la notion d’affect en montrant à quel point ce qui est
troublant et embêtant chez Lacan, c’est qu’il conserve la notion cartésienne
d’affect, comme étant quelque chose qui est à l’intérieur de quelqu’un, quelque
chose que l’on ressent à l’intérieur, alors que je vous avais montré que le
concept d’affect est un concept fondamentalement relationnel. Autrement
dit je ne sais quel affect je peux avoir qu’en fonction de la manière dont vous
êtes affectés par mon affect, et dont je suis affecté en retour par la manière
dont mon affect vous affecte. Mais la même chose vaut avec l’effort d’affecter
autrui d’une absence d’affect (soit de causer en lui un glissement
notable : ennui, angoisse, horreur, retrait).
Lorsqu’on
traite ainsi toute la dimension perlocutoire du langage, comme étant cet espace
même de l’affectivité, vous retrouvez alors la dimension largement discutée
dans la littérature anglo-saxonne du contre-transfert, moins ce danger permanent des conceptions régnantes du
contre-transfert, qui est de traiter l’empathie (l’affect comme manière de
s’affecter de ce qui affecte l’autre) comme une forme de la sympathie (soit une
promesse d’harmonie régulée par un idéal). C’est ça la question essentielle du
« je ne ressens rien » que vous entendrez systématiquement, car il
n’y a pas de cure d’obsessionnel où la question de savoir si je ressens quelque
chose, si j’ai vraiment des sentiments, ne se pose, et ne soit lancée à la
figure de l’analyste.
Tout
ce que j’ai cherché à vous apportez cette année au niveau d’une critique de la
distinction représentation / affect, et signifiant / affect - c’est utilisé
pratiquement de la même manière chez Lacan, jusque dans les années soixante,
avant qu’il n’ait une pensée de l’acte -, porte précisément sur cet effet
d’isolation. L’idée essentielle de l’isolation, qui me paraît très bien vue à
travers cette expression sur laquelle on peut rigoler, de la « partie
saine du moi » qui ne peut jamais s’allier avec le psychanalyste, sur
laquelle on peut faire des gorges chaudes, repère très bien que c’est en fait
une question d’interpellation, une réintégration de l’affectivité à l’adresse
transférentielle, et qu’effectivement l’affect est un concept relationnel. C’est ça qui est en cause.
Pourquoi
cet Autre est-il alors inaffectif ? Parce qu’une imago – et une imago,
c’est une instance toujours totalisante – sature le champ de l’Autre, et
c’est ça qui amortit cette vérité, qui gèle cette vérité, que personne ne peut
faire de l’Autre un tout, même l’imago parentale la plus prégnante, nul ne peut
faire du grand Autre un tout. C’est-à-dire qu’il y a toujours du tout-autre, dans l’Autre. Et le poids des paroles tuantes
qui semblent enfermer ab origine le névrosé obsessionnel dans ce qui va
lui revenir sous forme de mentisme, d’interdictions, de menaces de châtiment
mortel, etc., prend son poids et son lest du fait que ce champ de l’Autre est
saturé par quelque chose qui n’en bouge pas. Et du coup, l’imago oedipienne qui
bouche, obstrue totalement le champ de l’Autre, donne son poids d’agentivité, de fatalité et de destin aux paroles qui sont
prononcées.
La
notion d’isolation montre combien avant d’être isolation de l’affect et de la
représentation, déconnexion des affects et des représentations, elle se joue
d’abord – et là on voit que Fenichel ne perd pas le Nord – dans le
transfert. C’est par rapport au transfert qu’on doit considérer comment se
construit le mécanisme d’isolation.
Je
vous rappelle à ce sujet ce que je vous avais dit du perlocutoire, en reprenant
Austin et Stanley Cavell. L’idée de perlocution place
la question de l’affect et de la régression je crois à son juste niveau. Je
vous rappelle que le problème de la perlocution –
c’est très bien vu par Cavell -, c’est d’abord qu’elle n’est jamais conventionnalisable. La différence entre le perlocutoire et
l’illocutoire, c’est que l’illocutoire est structurellement conventionnel, tandis
que le perlocutoire ne l’est jamais. Il n’y a aucun moyen conventionnel de
provoquer un effet perlocutoire. Deuxièmement, le perlocutoire ne s’énonce
jamais à la première personne. En vous disant « je vous promets de
terminer à l’heure », je suis engagé – ça c’est illocutoire – par ma
promesse puisque c’est moi qui fait le séminaire, c’est moi qui d’une certaine
manière ait l’autorité pour décider l’heure à laquelle ça se termine, donc là
il y a un contrat qui vient d’être passé ; mais la dimension perlocutoire,
la question de savoir si ça n’est pas une menace, ou une manière de vous
séduire, ou Dieu sait quoi encore, les effets perlocutoires ne sont pas liés
par ce que je fais en le disant, mais par le fait même de le
dire, et ces effets ne sont pas conventionnalisables,
il n’y a aucun truc qui permet de déclencher un effet de menace, ou de
séduction, lorsqu’on dit « je promets » à quelqu’un, aucun procédé
qu’on puisse suivre et qui soit conventionnel. Si par exemple, j’essaie de dire
à la première personne « Je vous menace » de faire ceci ou cela, le
fait de dire « Je vous menace », ou pire, « Je vous
séduis », par définition, rate. Je ne peux vous menacer ou vous
séduire que si justement, c’est en disant « je » avec un autre verbe,
qui a une valeur illocutoire, que le « je » apparaît.
Autrement
dit, ne s’énonçant jamais à la première personne, le je perlocutoire affectant
est l’incarnation même de ce qui est
refoulé.
Voilà
l’intérêt de distinguer la dimension de l’illocutoire et celle du perlocutoire.
Et Cavell ne manque pas de remarquer que c’est quand même l’une des choses
intéressantes dans la psychanalyse - mais enfin, Cavell est un philosophe
tellement acquis à la psychanalyse, que ça ne m’étonne pas…
Or,
précisément parce que ça n’est ni conventionnalisable,
ni énonçable en première personne, ça appelle nécessairement à la
ritualisation, puisque le rite, la ritualisation obsessionnelle n’est rien
d’autre, mesurer bien ce que je vous dis là, que le palliatif à l’impossibilité
de conventionnaliser les effets perlocutoires,
qui sont les effets affectifs, qui sont les effets émotionnels : menacer,
faire peur, séduire, etc. Et deuxième chose, précisément parce que ça ne
s’énonce jamais à la première personne, vous avez toujours cette quasi-première
personne qui voudrait se faire entendre, et qui témoigne en dessous de
l’usage de la première personne, de ce qu’on appelle classiquement la
« rage narcissique », qui est tout simplement liée à l’impossibilité
d’effacer cette première personne qui opère au niveau du perlocutoire et qui
constamment déborde et essaie de se faire entendre dans la première personne du
discours manifeste.
Vous
pouvez donc entièrement reconstruire la grammaire conceptuelle de la dite
« rage narcissique », en vous interrogeant sur sa texture
perlocutoire. C’est celle qui n’arrive jamais à dire « je te
menace », parce qu’évidemment, quand vous dites « je te menace »
ou « je te veux du mal », il suffit de l’avoir dit … pour que ça se
dégonfle. Autrement dit, dès qu’elle s’énonce pour elle-même, immédiatement,
elle disparaît. Et vous entendez ainsi entre les lignes, dans l’inter-dit, comme dit Lacan, comment le discours, l’acte de
langage obsessionnel est envahi par cette pression qu’on appelle la rage
narcissique et qui n’est rien d’autre que l’impossibilité pragmatico-sémantico-syntaxique d’exprimer en première
personne les affects perlocutoires.
Voyez,
j’avais entièrement reconstruit ce dispositif-là pour vous montrer qu’il n’est
pas vrai que la distinction entre signifiant et affect, ou entre représentation
et affect, doive s’imposer comme autre chose que comme une construction elle-même
obsessionnelle, alors même que Freud lui-même dans L’homme aux rats, passe
son temps à répéter que cette distinction est une distinction obsessionnelle et
qu’il ne faut pas y avoir recours, qu’il faut penser l’acte complet, tandis pourtant que chaque fois qu’il en parle, il
emploie ce langage-là ! Vous le voyez ici transvasé directement dans la
métapsychologie de Fenichel.
Troisième
difficulté que souligne Fenichel, c’est que la régression, il va valoir y aller
un cran de plus ! Il le dit carrément comme ça, il faut creuser encore
plus loin ! Quelle fatigue… Je vais consacrer un développement à ça à
part, parce que c’est lié à la théorie psychologique de la régression.
Mais
ce qui est tout aussi amusant, c’est que dans son point 4, Fenichel sépare
cette théorie psychologique de la régression, donc des stades et de la régression
au stade sadique-anal, de sa manifestation dans le transfert. Autrement dit,
qu’est-ce qui prouve que c’est vrai, cette théorie de la régression ?
C’est que l’obsessionnel est un rebelle. Et c’est vrai que c’est un rebelle :
dès qu’on commence à entrer dans une discussion du fauteuil au divan, ça tourne
à la partie de ping-pong, parce qu’il y a immédiatement cette espèce de réponse
en écho qui fait qu’il n’y a absolument pas possibilité de poser une interprétation
qui n’enclenche pas cette rébellion. Cette rébellion, ce point 4., c’est la
manifestation phénoménale de ce qui est en cause dans le point 3. Qu’il faille
creuser plus loin pour éliminer ça, dépend entièrement de la donnée transférentielle
… qui sert à élucider sa présence ! On a besoin, en d’autres terrmes,
d’avoir recours à l’idée de stade sadique-anal, précisément à cause du fait
que le transfert est envahi par un rapport de force. Sinon, personne n’aurait
été chercher un truc aussi extravagant que de trouver que l’obsessionnel se
crispe, qu’il refuse, tel un sale môme, de nous lâcher le morceau, et qu’on
s’engage dans une description sphinctérienne du pauvre gars qui est sur le
divan, tiré à hue et à dia d’un transfert pas trop fluide. C’est donc dans
et par le transfert que, par communication d’image, on en vient à supposer
de la régression sadique-anale. En tout cas, comme dira Grunberger
tout à l’heure, il est extrêmement important de construire une telle équivalence.
Car le rapport sadique-anal est un rapport de force. Or, le rapport de force
a cette propriété essentielle que d’être un rapport inaffectif, au
sens où s’il y a un rapport de force, vous voyez tous les affects, toute la
richesse de la vie émotionnelle se compacter sous la forme d’un effort hypertendu,
ou bien d’un épuisement où tout se mélange dans une sorte de grisaille douloureuse
du vécu. Et ce rapport de force est l’opération même de la destruction de
la richesse de la vie émotive. Ce n’est pas quelque chose qui a trait à l’analisation
ou à la « transformation en excrément des contenus mentaux », comme
dans une cuisine mentale tout à fait mystifiante. C’est bien que, conceptuellement,
ce qu’on cherche dans un rapport de force, c’est à ne plus s’écouter et à
produire fondamentalement dans le rapport lui-même une abolition de tout ce
qui pourrait être senti d’autre que l’effort ou l’épuisement dans l’effort.
Ce qui fait que les seules choses résiduelles, au dernier degré de la fatigue,
c’est très parlant, ce sont les phobies, c’est-à-dire le point où il n’y a
plus que de la pure angoisse, car l’angoisse ultime est incontractable
dans le sentiment d’effort, tandis que ce qui est remords, doute, scrupules,
peut effectivement être écrasé et liquéfié dans le combat. Voilà qui fait
d’ailleurs qu’il ne faut pas d’ailleurs avoir une peur panique du ping-pong
avec le patient qui est sur le divan, parce que ça veut peut-être aussi dire
qu’à ce moment-là, c’est d’une certaine manière pour rester en vie, qu’il
revient comme ça interroger quelque chose, le relancer.
Voyez,
c’est chaotique mais extrêmement concret, extrêmement robuste, il faut donc
lire Fenichel, et en même temps, tout le problème est de savoir si cette liste
de difficultés qu’il nous dresse est bien construite, ou bien si c’est toujours
la même difficulté dont on est en train d’énumérer les facettes, en croyant
qu’il y a beaucoup beaucoup de problèmes, alors que
peut-être, il n’y en que quelques uns, et faute d’un point de vue assez
systématique, l’échec à voir en quoi c’est toujours du même problème qu’il
s’agit.
Cinquième
point, la question de l’isolation, qui est reprise cette fois-ci non plus entre
le bon et le mauvais moi, mais dans le tissu associatif.
C’est
ici qu’il soulève la question du problème de l’obsédé – c’est fait de façon
amusante – qui n’accède jamais, le pauvre, à une « compréhension
émotionnelle » de sa cure. C’est-à-dire que le danger, c’est qu’avec cet
isolement des affects, on n’ait plus que des enchaînements rationnels, et que
la cure vire en une discussion de la théorie (freudienne, fenichelienne,
oi lacanienne) de la névrose obsessionnelle, ce qui
ne manque pas d’ailleurs d’intérêt et dans laquelle peuvent se dire des tas de
choses qui, peut-être, ne pourrait pas l’être autrement – il ne faut pas avoir en
plus de mépris pour l’intellectualisation obsessionnelle –, mais qui paraît à Fenichel
d’une horreur absolue, puisque le but de la bonne cure serait de réussir à
faire rejaillir cette émotionnalité complètement
clivée dans le discours.
Tout
cela, je crois, est vrai, mais dans la mesure où cela ne fait pas disparaître
un autre problème, pas moins pressant.
C’est
qu’il ne faut pas faire peser sur le dos du client – ou comme dit Lacan,
« lier des fardeaux pesants sur les épaules des pécheurs », ce que
font les pharisiens – la charge de l’incapacité à accepter ou à arriver à une
expression émotionnelle. Dans la mesure où la tâche du psychanalyste opérant sur
lui-même dans le transfert, est précisément de ne pas faire obstacle à ce
qui peut s’offrir émotionnellement. C’est-à-dire qu’on ne peut pas qualifier
d’incapacités psychologiques enfermées dans l’individu en face de soi quelque
chose qui n’existe qu’à l’intérieur du dispositif transférentiel. Lorsque
l’obsessionnel rentre chez lui avec sa femme qui est hystérique et fait une
immense scène de ménage, il n’y a aucune espèce de problème, curieusement, du
moins, dès qu’on n’est plus dans le cadre de l’analyse et que le transfert
n’est plus du même registre, pour que la compréhension émotionnelle de la
situation revienne au grand galop. Il ne faut jamais oublier cette dimension
conjugale. Il ne faut jamais perdre de vue le couple obsessionnel-hystérique
(qui reste le standard culturel dans ce genre de névrose) dans la mesure où la
fameuse non-compréhension émotionnelle n’a lieu que dans le transfert sur l’analyste.
C’est
le fond de vérité, puisque vous savez mon goût pour la psychanalyse britannique,
c’est le fond de vérité des théories britanniques – je dis bien britannique,
pas américaine - du contre-transfert. C’est-à-dire que le contre-transfert est
leur façon extrêmement subtile de faire savoir que le travail -
particulièrement avec les obsédés – du clinicien est un travail sur lui-même. C’est la question de son
tact, du niveau d’empathie et de la foirme d’empathie
qui permet à l’obsessionnel de s’exposer
à la surprise inconsciente. C’est une manière d’empêcher le transfert d’être
pure résistance, qui est ce sur quoi se jette évidemment l’obsessionnel.
Le
paradoxe de la chose, c’est que la difficulté d’après, nous dit Fenichel – ces
gens-là sont quand même terribles ! -, leurs associations sont
inaffectives, certes, mais elles sont aussi complètement sexualisées.
On
en vient à reprocher à l’obsessionnel de ne pas mettre l’affect sexuel là où il
doit être, c’est-à-dire hors du langage ! Parce que le langage, il faudrait
qu’il soit désexualisé ! Parce que sinon, où va-t-on ? Comment
va-t-on pouvoir parler avec le « moi sain », si le langage n’est pas
désexualisé ? L’image de Fenichel est très jolie, un de ses patients
faisait la comparaison avec cela et disait que c’était comme s’il était
tombé dans l’eau avec sa serviette à la main, et que quelqu’un essayait de
l’essuyer avec la serviette mouillée qu’il avait sur le corps… Le problème,
ainsi, c’est que c’est sexuel partout ! Alors on essaie d’enlever l’eau (du
sexe) avec une serviette, mais elle est déjà pleine d’eau ! Et voilà donc Fénichel en train de dire que ce qu’il nous faudrait, c’est
une serviette sèche (et propre…). Comment comprendre ça autrement qu’en disant
au patient de repasser du désinfectant sur le langage qu’il est en train de
tenir, parce qu’il est trop sexualisé ?
Septième
point : l’inverse ! Fenichel fait remarquer la difficulté exactement contraire,
et dit que le « bon » névrosé obsessionnel « ne se laisse pas
corrompre par la psychanalyse ». Et oui, il ne se laisse pas corrompre par
la psychanalyse, mais quand il se laisse corrompre, on lui dit que son langage
est trop sexualisé !
Cette
nouvelle embardée paraît absolument parlante parce que c’est une manière de
dire à l’obsédé : « ah ! Si vous étiez hystérique ! ».
On voit en effet à peu près comment on peut avoir un rapport psychothérapeutique
à l’hystérie, mais on voit beaucoup plus mal comment on peut avoir un rapport
psychothérapeutique à la névrose obsessionnelle.
Je
laisse le dernier point pour l’an prochain, qui concerne les complications
psychosomatiques, qu’on oublie souvent, mais il ne faut jamais oublier qu’il
n’est pas vrai que les névrosés obsessionnels ne se suicident jamais – c’est
une perception qui est tout à fait fausse et qui n’était pas acceptée par les
cliniciens du 19ème siècle, il y a des cas de suicide -, et d’autre
part il y a des problèmes corporels. L’hypocondrie d’un obsessionnel est d’ailleurs
quelque chose qui est régulièrement plus ravageur que les symptômes de
conversion d’une hystérie. Et l’idée qu’on pourrait mettre de côté le corps est
une vision d’un Freud d’avant la guerre de 14 complètement erronée. Les
rachialgies, les troubles vicéraux, les angoisses
précordiales sont absolument gravissimes, et parfois, pendant des années, on
peut se demander si on a affaire à un cas d’hypocondrie paranoïaque non-décompensée, ou bien de vieille névrose obsessionnelle,
tant les symptômes somatiques sont au premier plan.
*
Je
vais me servir de cette dernière remarque pour évoquer maintenant Béla Grunberger.
Grunberger a écrit un livre important sur le narcissisme, dans les années 70,
qui a assuré sa réputation. C’est un personnage haut en couleur de la
psychanalyse française, un ennemi personnel de Major, c’est le mari de Chasseguet-Smirgel dont je vous ai déjà parlé au sujet de
la perversion, et c’est avec elle qu’il a écrit, sous le pseudonyme d’André
Fontaine, un pamphlet anti-moderniste, anti-jeune, absolument effarant, qui est
régulièrement réédité dans les périodes où la psychanalyse sert à décrotter les
étendards de l’ordre moral. Quand vous le lisez, c’est ultraconservateur, pour
en rester là. Mais c’est un personnage – je crois qu’il est plus que centenaire
- qui a une connaissance extrêmement profonde et vraie de l’évolution de la
psychanalyse, justement dans les milieux freudiens et férenczien,
et aussi britannique. Et sa théorie du narcissisme est une théorie qui a un
grand intérêt, celui, notamment, d’être anti-lacanienne. C’est-à-dire qu’elle
repose précisément, point par point, sur le refus de ce que Lacan construit
avec l’idée de stade du miroir. C’est ça qui en fait le grand intérêt, et qui
montre ce qu’est un freudisme orthodoxe qui ne peut voir ce qu’il y a dans
Lacan que comme une déviation radicale par rapport à l’organisation
conceptuelle véritable du freudisme.
Parce
que Grunberger, c’est l’acceptation résolue de la
deuxième topique, de l’idée qu’il y a un narcissisme primaire, qu’il y a une
unité préalable du ça et du moi, et que c’est cette unité qui est ensuite divisée.
Tout ce qui est de l’ordre du stade du miroir sera fondamentalement ultérieur,
secondaire, car on ne doit jamais perdre de vue cette unité narcissique
primaire indispensable pour rendre compte des phénomènes somatiques,
narcissiques, bref, d’une strate du psychisme antérieure à tout ce qui se passe
au niveau des névroses de transfert ordinaires. Ça ouvre tout le champ de la
psychanalyse du narcissisme, c’est-à-dire la capacité de parler des borderlines, de parler des troubles narcissiques dans les
psychoses, de descendre jusqu’à la « régression narcissique, »
c’est-à-dire de descendre régressivement non seulement dans une analyse
standard (d’une névrose hystérique, obsessionnelle ou phobique), de descendre
non seulement la hiérarchie des stades, mais d’interroger au fond jusqu’à cette
unité primaire et au trouble primaire du narcissisme dont au fond la névrose
« secondaire » dont les patients viennent se plaindre est une
conséquence. Donc vous avez là tout un dispositif qui explique le nombre des
séances, la longueur des analyses, qui est si importante chez les kleiniens
britanniques contemporains, qui sont les derniers à garder les cinq séances
d’une heure par semaine, précisément au nom de cette idée d’une descente, d’une
régression narcissique qui doit être accomplie jusqu’au bout pour atteindre les
ultimes strates de la constitution de la personnalité. Car il y faut, et substantiellement, du temps.
Je
vais donc essayer de vous reformuler ce que Grunberger
dit, et qui me paraît être quelque chose d’organisateur pour la direction de la
cure de l’obsessionnel.
Parlant
de l’homme aux rats, Grunberger dit ceci :
« Tout
ceci nous mène au nœud du problème de l’homme aux rats, qui est celui de
l’Œdipe, ou plutôt de l’Œdipe inversé se confondant avec la régression
sadique-anale en tant que défense devant l’Œdipe positif. Il semble assez évident,
d’après le matériel clinique, qu’il s’agit là, en négligeant les
surdéterminants des différents éléments, d’un fantasme homosexuel passif
culpabilisé en tant qu’introjection sadique-anale du pénis du père par
identification à la femme (à la mère) et sur un mode masochiste ».
Voilà
une description freudienne orthodoxe, enrichie de Ferenczi excellemment digéré,
de l’histoire clinique de l’homme aux rats.
Qu’est-ce
que ça veut dire ?
Cet
Œdipe inversé – l’amour pour le père, l’hostilité pour la mère – est considéré
comme régressif par rapport à l’Œdipe positif – meurtre du père, amour pour la
mère. C’est l’échec devant cet Œdipe positif qui aboutit à l’Œdipe inversé, qui
se confond – et c’est ça qui est crucial pour comprendre le stade sadique-anal
– avec l’amour pour le père et l’hostilité pour la mère. Le stade
sadique-anal, c’est la même chose que la régression à l’Œdipe inversé, et
donc : amour pour le père, sodomie fantasmatique, homosexualisation.
Homosexualisation qui met l’enfant en position d’être
aimé analement par le père, tout en développant une hostilité à la mère, qui
est celle qui châtre analement le père.
Et
Grunberger de revenir sur un des épisodes célèbres de
l’homme aux rats, la scène de ravissement qu’il ressent au nom du « beau
son du cor » dans la rue, en disant que le beau son du cor en est
l’illustration, puisque la seule chose que la mère reprochait au père, c’était
de péter dans arrêt. Cette comparaison du père avec le son du cor fait que
l’enfant se met du côté de l’érotisme anal supposé du père en s’extasiant du
beau son du cor jusqu’à ce qu’un agent de police vienne faire cesser la
sonnerie de cet instrument, assurément inconvenante en ville. Ce pénis anal,
est dans un rapport qui est le lien du père à son enfant, et dans un rapport de
force et donc d’équilibre, qui dans la conception ici tient lieu de la symbolisation qui n’a pas lieu puisqu’on
n’est pas au niveau de l’Œdipe positif. Autrement dit, à partir du moment où
vous avez commencé à régresser de l’Œdipe positif à l’Œdipe inversé, du stade
phallique au stade sadique-anal, la régression narcissique est enclenchée
puisque la dégénitalisation du rapport au corps va
nécessairement aboutir à des perceptions d’une intériorité du corps
douloureuse, qui sont simplement les traces de ce qui n’a pas été phallicisé dans l’agencement intérieur des organes. Et donc
le chemin est frayé vers une hypocondrie de plus en plus grave, qui est, dans
l’intérieur du corps, le fait que quelque chose ne peut pas se mettre en ordre,
puisqu’il y a partout cet espèce d’étron phallique qui se balade sans arrimage
(j’emploie à dessein une imagerie qui doit vous faire évoquer l’étiologie
antique de l’hystérie, comme voracité utérine interne d’une matrice qui a
quitté son lieu naturel et s’attaque du dedans au reste du corps). Cette
hypocondrie n’est pas localisée, ça bouge comme un malaise absolument
permanent, mais sans que ce soit de la psychose.
Pour
Grunberger, un détail intéressant, c’est
qu’évidemment les femmes sont beaucoup moins obsessionnelles que les hommes,
parce que pour une femme, ça ne pose pas tant de problème que ça d’intégrer la
castration anale du père. (J’en doute, mais bon…). C’est donc spécifiquement
pour l’homme, que ça va poser une question.
Or
le narcissisme est un pilier essentiel de cette conception.
Pourquoi ?
Parce
qu’il faut que cette régression à l’Œdipe inversé au stade sadique-anal, pour
qu’elle produise ces ravages spécifiques, trouve son point d’application sur un
narcissique faible, sur un déficit fondamental du « sentiment de valeur »,
comme dit Grunberger, et ce sentiment de valeur est précisément
la condition narcissique du transfert.
Si
vous vous rappelez comment j’avais commenté une à une les premières séances de
l’homme aux rats, c’est que d’habitude il va voir son fameux ami qui le rassure. Et il vient aussi chez
Freud avec l’idée de demander une ordonnance pour son histoire de 3 couronnes
80, mais il n’en dit rien, parce qu’il se retrouve devant quelqu’un à qui il
demande, dans son désespoir, de tenir le rôle même de cet ami qui le rassure
(le même, mais en mieux). Or cette avidité narcissique paraît à Grunberger le socle sur lequel va produire ses effets la
régression de l’Œdipe primaire à l’Œdipe inversé.
Je
vous lis une chose tout à fait belle que raconte Grunberger
pour vous montrer à quelle conception on arrive ici :
« Cet
équilibre [qui tient lieu de la symbolisation qui n’a pas lieu dans l’Œdipe par
régression] l’obsédé le recréera toujours sur le mode rigide et statique qui
est le sien, encore qu’il utilisera pour cela des agents et des matériaux
divers. Je pense aux personnages qui font continuellement des bilans, qu’il
s’agisse de l’homme d’affaires, qui a sa comptabilité toujours à jour, ou de ce
célibataire endurci, qui à l’instar d’Amiel ou de Kierkegaard, mais aussi d’une
certaine façon de Kafka pense toujours à se marier mais s’en défend en
établissant une rigide et froide comptabilité où les vertus et les défauts des
éternelles candidates sont traduits en chiffre qui s’additionnent, et qui
recherchent toute leur vie apparemment non pas la femme, mais l’équilibre idéal
entre les deux colonnes. Ils considèrent en effet toute concordance temporelle
ou spatiale des deux facteurs représentant les deux mouvements pulsionnels à
signes opposés, dans une perspective d’investissement de la maîtrise anale,
comme l’équivalent d’un coït et en même temps comme l’évitement de
celui-ci ».
Je
crois que c’est juste, et surtout c’est absolument pathognomonique de voir
l’hésitation amoureuse dans la névrose obsessionnelle se traduire en colonnes
de + et de - qui sont littéralement à la fois le rapport sexuel, et en acte, l’évitement
du rapport sexuel. Il y a là une transcription radicale, dans l’espace même du comput imposé par l’Autre, d’une
manière de faire avec le non-rapport sexuel. Et avoir
cité ici Amiel, Kierkegaard ou Kafka, c’est indiquer à quel point l’Autre se
fout éperdument de notre satisfaction sexuelle ! Elle s’y loge ou ne s’y
loge pas, mais il n’est pas là pour ça, il n’est pas là pour l’assurer. Et ce
que l’obsessionnel présentifie de manière horrifiante, c’est pourquoi on a
envie de le considérer toujours comme malade, c’est une position profondément subjective devant l’impossibilité
sexuelle, qui est ici extrêmement organisée.
On
voit en tout cas bien que cette conception de Grunberger
repose sur la possibilité de penser l’Œdipe « positif » et l’Œdipe « inversé ».
Or, qu’est-ce que c’est que cette théorie de la régression ? C’est que
lorsque vous allez de l’amour pour le père et de l’hostilité pour la mère vers
l’Œdipe positif – meurtre du père et possession de la mère -, c’est que vous
êtes bien obligé d’avoir cette conception des deux Œdipes dans la mesure où le
père de l’Œdipe inversé est le père imaginaire, et que le père de l’Œdipe
positif est le père symbolique, rien d’autre que cela, puisqu’au fond le
rapport au meurtre du père est précisément la symbolisation, l’amour homosexuel
pour le père, c’est le traiter comme le partenaire érotique, et littéralement
la présentification du père terrible et du père aimant dans le registre
imaginaire. Autrement dit, la conséquence du refus organisé de la
distinction du réel et du symbolique, c’est la théorie des deux Œdipes,
c’est donc la théorie de la régression, et c’est donc aussi la théorie du
passage (ouvert dans les deux sens, si j’ose dire) au phallique et au
sadique-anal.
Avec
l’éternel problème de ces conceptions : comment s’identifier au rival ?
J’en
avais longuement parlé dans les lectures classiques de L’homme aux rats : si vous n’avez pas la distinction du père
imaginaire et du père symbolique, alors on ne voit absolument pas comment on
peut s’identifier au rival, puisque c’est sous le même rapport que un et le même Père est et le
rival et l’idéal. Seule une dénivellation des niveaux de consistance à la fois
conceptuelle et psychique du père permet de dire qu’on peut avoir le père
imaginaire comme rival et le père symbolique comme principe d’identification.
Et comme on ne peut pas s’identifier au rival, qu’est-ce qui va se
passer ? On va produire comme solution pour l’identification, eh bien les
rats, le fameux « pénis anal creux » dont je vous avais parlé, ces
rats qui sont à la fois ce qui mord et ce qui rentre à l’intérieur, et qui
évidemment communiquent, sous la forme des florins, selon la logique de la rétention
et du don, ces fameux florins qu’on ne peut pas donner et qu’on garde toujours
parce que ce n’est jamais à la bonne personne qu’on peut ou doit les donner, et
qui organisent le délire absolument affolant qui va amener Lanzer
chez Freud.
Ce
que j’aime bien dans la présentation de Grunberger, c’est
qu’elle prouve la cohérence cachée dans la robuste liste de difficultés
auxquelles se heurte Fenichel. Parce que si vous ne perdez pas de vue cette
question de l’Œdipe inversé, que Freud soit dit en passant va découvrir tout de
suite après, chez l’homme aux loups – donc ici on a un effet de lecture
rétroactive -, si vous ne le traitez pas comme une sorte d’impuissance
conceptuelle ou clinique à être lacanien – comme si c’était un idéal ! -,
qu’est-ce que vous avez ? Vous avez à prendre en compte cette chose toute
bête, que si justement on déduit les choses du transfert, dans le transfert,
c’est l’évidence que de fait, le père imaginaire et le père symbolique se
succèdent à grande vitesse ! Qu’on ne les distingue que parce qu’on en
apporte le concept du dehors, mais cliniquement, Grunberger
pourrait toujours vous dire que ce à quoi on a affaire, c’est précisément à la
superposition au même lieu de ces deux dimensions, et que donc c’est
bien un et le même Père qui est en cause dans le transfert. D’une
certaine manière, ce père symbolique, sa présence est entièrement asymptotique.
L’identification paternelle symbolique reste un idéal de la cure. Car qui peut
dire qu’il a résolu l’Œdipe au sens de l’identification au père
symbolique ? Et donc même lorsque les gens présentent ce qu’est une cure
de névrosé obsessionnel en en faisant un point de repère, et que ce point joue
dans leur pratique, il reste asymptotique ! L’identification au père
symbolique lacanien, c’est quelque chose de tout à fait problématique.
Par
conséquent, la vraie question qui est posée dans ce débat entre orthodoxes et
lacaniens, et de vrais bons orthodoxes, des gens qui ont lu Ferenczi, comme Grunberger, c’est donc la question de savoir si dans le transfert,
dans l’Autre de l’adresse, il
peut y avoir autre chose que du père. Parce qu’il peut y avoir autre chose que
du père !?
Ce
n’est pas une question que l’obsessionnel se
pose, c’est une question
qu’il nous pose, et qu’il pose avec
son symptôme. C’est ça le caractère extrêmement important et intéressant pour
tout analyste de se coltiner à la névrose obsessionnelle : il pose la
question à la psychanalyse !
Rappelez-vous ce que j’avais dégagé chez Ernst Lanzer
quand il apostrophe Freud, et qu’il lui dit, en somme : « Mais que me
promettez-vous ? Qu’est-ce qui me prouve que si je vais jusqu’au bout de
cette analyse, mes symptômes vont partir ? Et si mes symptômes s’en vont,
pourquoi est-ce que je ne vais pas devenir un criminel ? » Alors
Freud de lui répondre : « C’est dans la nature des
choses ! »
« Si
je n’ai pas mon symptôme, dit Lanzer, qu’est-ce qui
va tempérer mon désir ? » : permettez-moi de vous dire que c’est
une question réelle ! Ce n’est pas la question du pauvre Ernst qui n’a
rien compris à la cure merveilleuse que lui inflige Freud ! « Si je
n’ai pas mon symptôme, qu’est-ce qui va tempérer mon désir » est une
authentique question ! Si je n’ai pas un dispositif de jouissance et de
punition articulé sur le père, qu’est-ce qui tempère le désir ?
*
Et
c’est là qu’est le sérieux de la religion ! C’est là que la vraie question
se pose pour la psychanalyse de savoir si elle fait mieux ou pas mieux que la
religion, et le débat avec le monothéisme qui m’a amené à Kierkegaard : si
ce n’est pas le père, qu’est-ce qui va tempérer le désir ? Si on l’accepte
dans sa formule correcte, vous savez que le désir, c’est le désir de l’enfer,
c’est le désir du pire, car ça commence par les chatouilles, ça finit par la
flambée à l’essence, comme dit Lacan. Or c’est quelque chose que l’obsédé vient
opposer à la psychanalyse dans sa structure même, et particulièrement à la
psychanalyse issue de Freud.
J’avance
donc, pour vous expliquer pourquoi j’avais eu ainsi recours à Kierkegaard,
plutôt qu’à Empédocle, pour essayer de vous présentifiez ce qui à mon avis peut
servir de direction de cure dans la névrose obsessionnelle.
Je
vous ferais une petite remarque sur la séance dernière, puisque je vous avais
un peu heurté en soulignant à quel point il était visible, quand je parlais,
que peu parmi vous avaient la moindre idée de ce que c’est que la vie
spirituelle. Je pense que ce qui est très important dans ce que je vous ai
raconté, c’est qu’il y avait des moments où je vous faisais un sermon, dans
lequel on n’énonce pas des vérités générales, mais dans lequel le but de la
parole est d’interpeller chacun. Et cet effet de parole, qui est absolument
coextensif à la vie spirituelle – il n’y a pas de vie spirituelle sans un père
spirituel qui vous sermonne – c’est aussi quelque chose qui doit vous être
sensible dans la lecture de Kierkegaard, parce que je crois, même si vous
n’avez aucune idée de ce qu’est la vie spirituelle, c’est qu’avec Kierkegaard,
la religion cesse d’être ennuyeuse. Kierkegaard, c’est quelqu’un qui
réussit à montrer pourquoi le discours théologique, le discours de la religion,
les évangiles, ça n’est pas ennuyeux. Il y a une insurrection subjective chez
Kierkegaard, il suffit de lire les biographies – je suis en train d’en éplucher
une énorme toute récente, où sont racontés tous les débats avec les théologiens
du temps -, ce qui est fondamental chez le poète romantique qui est
Kierkegaard, c’est de lutter contre l’ennui du luthéranisme dominant, contre l’ennui
rationaliste. Il voit très justement qu’en déboîtant la question de Dieu et la
question de l’Absolu, en injectant ce dispositif philosophique, il décolle le
Dieu qui nous enquiquine tous de l’Absolu qui, lui, nous inquiète. Et il
construit le Dieu du luthéranisme, ce Dieu sévère, ce Dieu normatif, comme
étant celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais pour de bon, c’est-à-dire comme
celui qui exige de chacun l’acte de foi. Cette mobilisation du discours de
Kierkegaard, au lieu de replier Dieu dans l’Absolu, ce qu’il reproche
aux théologiens rationalistes hégéliens, pour qui Dieu et l’absolu, c’est la
même chose (un et le même !), lui, dans son mode de discours, désennuie le
lecteur du ronron théologique : l’Absolu, c’est le tout-autre,
qui disloque dans notre vie spirituelle le misérable abri d’un Dieu trop bien
connu.
C’est
un peu ce que j’ai essayé de vous faire sentir dans ma manière de parler la
dernière fois, qui était fortement sermonnante. Il y
a quelque chose dans le mode d’adresse de Kierkegaard, qui décolle l’Autre de
Dieu. Je vous ai parlé de Kierkegaard et d’Abraham, et je vous avais pointé que
Abraham, comme ose l’appeler Kierkegaard, est le « deuxième père » de
l’humanité, c’est le « père de la foi ». Le « premier
père », en effet, c’est Adam. C’est la question de savoir ce que c’est que
le péché originel d’Adam, discuté en long et en large dans Le concept de
l’angoisse.
Le
concept de l’angoisse est un des
textes les plus beaux et les plus profonds de Kierkegaard, et je voudrais
essayer de vous montrer pourquoi ce texte (qui est écrit en même temps que Crainte et tremblement, au moment de la
grande crise obsessionnelle de Kierkegaard, lors de la rupture avec Régine
Olsen, quand il avait de l’arithmomanie…) nous conduit au cœur de mon effort de
cette année vers une vision plus concrète de ce que le névrose obsessionnelle
nous lance comme défi.
Il
y a en effet chez Kierkegaard cette idée qu’il nous faut, pour éclairer ce
qu’est le péché originel, un concept « psychologique ». Cette analyse
psychologique préalable à l’analyse du péché originel est quelque chose qui est
du ressort de la philosophie. Ce qui n’est pas du ressort de la philosophie,
dit Kierkegaard, mais de la dogmatique, c’est le fait qu’Adam ait péché.
Ça, le fait qu’Adam ait péché, c’est un insondable mystère, mysterium
tremendum (qui doit faire trembler, au sens du
tremblement et de la crainte de Dieu), et, en particulier dans la théologie
calviniste, c’est l’ultime point sur lequel la raison doit s’arrêter. Mais
avant que la raison s’arrête, la raison progresse, et la raison peut éclairer ce
qui est en cause.
Cette
angoisse, dit Kierkegaard, il faut la distinguer de l’angoisse que nous
connaissons plus spontanément. L’angoisse que nous connaissons et à laquelle il
va rattacher toute la panoplie des symptômes hypocondriaques du doute et du scrupule,
etc., puisque c’est dans ce cadre qu’on se plaçait la dernière fois, cette
angoisse est d’un type tout à fait original, que je vais vous demander d’essayer
de fixer dans votre esprit :
« Dans
cet état [celui d’avant le péché original], il y a calme et repos. Mais en même
temps, il y a autre chose, qui n’est cependant pas trouble et lutte, car il n’y
a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Rien. Mais l’effet de ce
rien ? Il enfante l’angoisse. C’est là le mystère profond de l’innocence,
d’être en même temps de l’angoisse. Rêveur, l’esprit projette sa propre réalité
qui n’est rien, mais ce rien voit l’innocence hors de lui-même ».
Inintelligible
mais génial !
Ce
qui me paraît extraordinaire dans ce texte-là, c’est d’avoir isolé un niveau
d’angoisse qui est un niveau d’angoisse d’avant le péché, alors que ce
que nous connaissons, parce que nous sommes augustiniens, nous sommes des
enfants d’Augustin, c’est l’angoisse du
péché. C’est qu’ayant péché, pécher de nouveau nous angoisse. Ce qu’il
faut penser, c’est ainsi l’innocence angoissée, c’est l’innocence de n’avoir
rien contre quoi lutter, et ce rien lui-même transforme l’innocence en
angoisse. Cet état d’instabilité absolue prépare psychologiquement au
péché, mais ne fait pas commettre le
péché. Ce sera du ressort de la dogmatique que de dire : « Mystère
insondable, Adam a péché ».
Vous
vous rappelez les deux conceptions qu’il y a, en
théologie, du péché d’Adam, et que j’avais exposées il y a un certain
temps ? Soit c’est une faute qui est rattrapée par l’incarnation du Christ
– la version thomiste -, soit c’est une « faute heureuse » au sens propre
– version scotiste -, parce que si le péché originaire n’avait pas eu lieu, et
bien que l’homme en soit entièrement coupable, alors la création n’aurait pas
été parachevée par l’incarnation du Christ. Dans la version scotiste, il y a
une téléologie divine du péché, tandis que dans l’interprétation thomiste, il y
a beaucoup plus un ensemble de coupures contingentes qui fait toute sa place à
la liberté, et qui met en sourdine le fait que la faute est une « faute
heureuse », felix culpa, parce
qu’elle a permis l’incarnation du Christ.
Je
passe sur ce point, mais ce qui me paraît en revanche important, c’est
l’articulation au temps, dans cette faute. La dernière fois, je disais que
l’acte de foi d’Abraham, quand il revient du mont Moriah
après avoir tué le bélier, ce qu’il a de spécialement angoissant qui fait écho
à cette première angoisse, c’est qu’à tout moment, Dieu peut redemander
Isaac. Kierkegaard fait nous entrer dans une dimension où à tout moment Isaac
peut être redemandé, et jamais on ne saura si cette fois, Dieu proposera un
bélier. Et nous sommes entrés dans cette dimension de la foi qui fait que
l’acte de foi ne peut que se répéter,
dans son absurdité même. C’est donc par rapport à ce péché originel que se
construit l’acte de foi. Lorsque le temps passe, ce qu’il faut mesurer dans
cette question du temps et de la répétition qui y est abritée, c’est que le
temps en question, le temps humain, le temps concret, celui que nient les
hégéliens, le temps des jours après jours et de la datation, il faut que ça ait
eu lieu un jour bien précis, le sacrifice d’Isaac, pour que moi, moi
Pierre-Henri Castel, je puisse poser un acte de foi. Ce n’est pas là un temps
mythique, ce n’est surtout pas un temps mythique ! C’est un temps daté,
sinon l’acte de foi est un mythe de l’acte de foi. C’est un point absolument
radical, il n’y a pas plus réel que
le temps de ce temps-là, de l’acte de foi. Eh bien ce temps qui passe, c’est le
temps qui nous donne accès à l’éternel.
Or
le temps – je vous fais remarquer cette chose décisive -, c’est le contraire de
l’existant.
Il
y a une position très célèbre des sceptiques qui disaient que le temps, c’est
ce qui est « par soi destructeur ». Il n’y a pas d’êtres qui durent
dans le temps. Le temps, c’est ce qui est destructeur par soi. Ce rapport au
temps, c’est ce qui vide de tout être
l’Autre sur lequel le temps nous oriente dans la direction du futur. C’est là
tout autre chose, ce rapport de l’angoisse dans le temps qui nous oriente au
futur vers un Autre vide, un
Autre désontologisé,
que toute cette logique du repentir et du remords, dans lequel l’angoisse nous
fait en général basculer. L’angoisse fait ordinairement basculer dans le
repentir, nous fait basculer dans une angoisse du passé. Le repentir,
c’est l’angoisse du passé. Or, Kierkegaard explique très bien que cette
angoisse du passé est comme une faute de grammaire : elle n’existe pas.
L’angoisse du passé est une manière d’éviter l’angoisse de ce qui vient et qui
est précisément à cause du temps nul être,
c’est-à-dire de ce qui nous oriente radicalement vers l’Autre. Le temps nous
ouvre un Autre au-delà de tout existant. Et c’est ce temps de la répétition,
c’est le temps dans lequel l’acte de foi va s’orienter et se poser vers un
Autre qui n’est nul existant, justement pas le Dieu des philosophes, ni un Dieu
auquel on croie, ou le dieu des ontologies, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et
de Jacob. Et vous voyez pourquoi ce Dieu là, c’est aussi bien l’Eternel, et que l’éternité en question, ça n’a rien d’une
propriété ontologique, ni d’un trait d’essence ; c’est une propriété
existentielle, c’est le référent de la répétition de l’acte absurde d’Abraham,
le « chevalier de la foi », acte qui ne vaut qu’un éternel instant,
où s’ouvre pour l’Individu, au sens du Singulier, la chance inouïe, la surprise
terrible et bouleversante de son salut.
Alors,
lorsque vous prenez cet Autre et que vous l’appliquez dans son concept à Adam,
eh bien quel est l’Autre d’Adam ? C’est le langage, dit
Kierkegaard. Celui qui lui parle est le langage. Dans le Jardin, qui parle à
Adam ? Le langage.
Du
coup, entre Dieu et l’Autre, vient s’insérer précisément cette dimension du
temps (futur) et du langage (comme l’interpellant primaire), comme altération
qui est ce qui vide le champ de l’Autre auquel on s’adresse dans l’acte de foi,
qui le vide de quoi ? de la nécessité d’être saturé
par un Dieu paternel.
Bien
sûr, c’est le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est-à-dire de Jacob fils
d’Isaac, d’Isaac fils d’Abraham - mais pas d’Abraham « fils de Dieu ».
La jointure chrétienne vient après. C’est un Dieu qui d’abord promet la
filiation, qui promet une paternité infinie, pour prix d’avoir renoncé à une
paternité finie, celle d’Isaac, qu’il a conduit au sacrifice, Abraham aura une
paternité infinie, celle de la promesse – « Tes fils seront aussi nombreux
que les étoiles dans le ciel et les grains de sable du désert ». Mais pour
que cet Autre divin puisse exercer
son effet, dans l’économie du raisonnement de Kierkegaard, il faut que l’Autre,
le champ même de l’Autre, dans l’expérience de l’angoisse, de la répétition, de
l’instant, du temps réel, de l’éternité et du langage, que ce champ de l’absolu,
au-delà du père, soit ouvert.
Et
du coup, Kierkegaard approfondit la question du véritable péché, du péché
radical.
Freud
aussi utilise un mot pour ce péché : c’est le « démoniaque »,
quand il parle de la pulsion de mort, et de la répétition démoniaque du destin.
Qu’est-ce
en effet que la véritable difficulté théorique et morale de la foi ? C’est
la tentation du démoniaque. Le démoniaque, avec son sentiment de vide, d’ennui,
son obturation mutique, c’est l’angoisse du bien. Lorsque les
démoniaques de l’évangile voient approcher le Christ, ils hurlent :
« Ne t’approche pas ! Laisse-moi ! » Comme des porcs, dans
lesquels sont d’ailleurs précipités à la fin les légions de diables qui les
possèdent, ils se jettent par terre en grognant, ils s’enferment dans une
espèce de mutisme… C’est là une angoisse extrêmement spécifique, que l’angoisse
du bien, qui n’est possible qu’à cause du concept d’angoisse que développe ici
Kierkegaard, qui est ce qui s’approche le plus de l’angoisse d’Adam. C’est le
démoniaque qui est au plus près du moment du choix du péché originel,
finalement, puisque c’est lui qui peut en tant que le bien se présente à lui,
s’angoisser de l’approche même du bien. Comme l’analyste sait, ici, de quoi il
s’agit !
La
solution, pointe Kierkegaard, à ce que fait le démoniaque, a été très bien
trouvée par l’inquisition. Devant le démoniaque, l’inquisiteur se tait. Et le
silence est la torture qui permet la délivrance, parce que ce silence de
l’inquisiteur, si c’est un silence absolu, un silence total, déclenche la
délivrance par la parole du démoniaque. Le démon se met à parler, et en
parlant, il délivre le possédé de sa présence, tout simplement parce qu’il se perd
dans l’élément du langage. Et c’est dans cet espace que le père devient, je
crois, quelque chose qui peut être relativisé par ce que je vous proposerai
comme ultime direction de ce que j’aurai fait cette année, par cette idée qu’à
la fin d’une analyse d’obsessionnel, il me semble que ce n’est pas tant la
promesse du père dans le langage qui est le cœur du dispositif, mais les
promesses du langage lui-même. C’est de réussir à entendre que c’est le
langage qui promet, et qu’il peut promettre peut-être un père, mais pas sûrement un père comme lorsque le père
est l’agent de cette promesse.
Agent
de cette promesse qui fait que la différence entre l’Ancien et le Nouveau
Testament, c’est que si le père est l’agent de cette promesse et que cette
promesse est tenue – Nouveau Testament : on ne peut qu’aimer le père.
Celui qui tient la promesse devient un objet d’amour. Tandis que dans
l’Ancien Testament, Dieu est craint, c’est-à-dire que l’essentiel c’est
la promesse, mais on ne sait pas si la promesse va avoir lieu, et bien sûr,
comme toujours en pareil cas, on en prend la faute sur soi pour en maintenir la
promesse, la promesse même de la promesse.
En
faisant qu’on puisse donner sens à quelque chose comme les promesses du
langage, c’est ça que veut dire à mon avis, la possibilité de décoller l’Autre
et le père, que ce soit le langage lui-même qui promette. Et ça, c’est bien
autre chose que ce qu’on peut vous donner, comme quoi il faut « surprendre »
les obsessionnels en analyse. Ça veut dire que c’est au langage lui-même de
témoigner d’une certaine manière qu’il promet.
Et
je conclurai sur cette fameuse phrase de Wittgenstein, n’est-ce pas :
« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire ». « Ce qu’on ne
peut pas dire, il faut le taire », ça veut dire deux choses, dans le Tractatus. Ça
veut dire, qu’on peut le montrer,
d’une part, et d’autre part, on peut le faire
– c’est de l’ordre de l’esthétique, et de l’éthique. Quand il dit, proposition
7, « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire », c’est précisément
pour ménager la possibilité du montrer
et la possibilité du faire. Sinon, ce
que les gens vont faire, c’est dire ce qu’ils veulent dire, en tant qu’ils veulent le dire. Mais comme ils ne
peuvent pas le dire, on en restera toujours au vouloir, c’est-à-dire à cette
espèce de point d’enlisement radical du « je veux dire » qui
contamine… Ce qu’on ne peut pas dire, on le montre, ou on le fait : voyez
cette opération de suture que fait Wittgenstein. Plutôt que de me rapporter au
silence de l’inquisiteur, je vous proposerai cette chose, qui est l’échange des
silences dans l’analyse comme régulation symbolique de l’empathie, et la mesure
de ce que c’est que la fin d’une analyse, rapportée à la qualité de son dernier
silence.
De
ce dernier silence, comme étant l’ouverture des possibilités des promesses
mêmes du langage.
Merci.
X : Le coup de sonnette t’a coupé la parole
tout à l’heure sur l’épisode biographique de Kierkegaard, où tu es passé tout
de suite à l’angoisse…
Pierre-Henri Castel :
Kierkegaard est quelqu’un qui a toujours dit à ses amis qu’il y avait un secret
au centre de son écriture et de sa vie, et qu’on ne le saurait jamais. Evidemment,
la biographie que je suis en train de lire est une tentative de reconstituer
ce secret, qui n’est pas absolument introuvable. Qui est lié d’une part à
un certain nombre de trucs sexuels, et d’autre part à l’invraisemblable ravage
de la névrose obsessionnelle sur Kierkegaard, à un rapport à l’écriture en
particulier, et à une arithmomanie dévorante. Il décrit comme ça « un
théologien » qui marcherait dans sa chambre du jour au matin, en marmonnant
7, 14, 21… 7, 14,21… 7, 14, 21… Un théologien qui ferait ça ! Et par
toute sorte d’échappée, on a une mesure tout à fait étrange de ce qu’a été
la vie de Kierkegaard. Et il y a de très belles choses dans "Agnès et
le Triton", dans Crainte et tremblement, sur la question du secret. C’est pour ça que
je voulais parler de Kierkegaard plutôt que d’Empédocle comme Lacan, car Kierkegaard
est un moderne, ce n’est pas un mythe.
Avoir donc du tact avec
la névrose obsessionnelle, c’est laisser bouger par ce genre de textes, de déclarations,
le rapport qu’on a à l’obsessionnel, c’est avoir le tact de se sentir déplacé
par la manière dont ce personnage, Kierkegaard, était capable de repousser les
figures de l’Autre qui lui étaient opposées, et à travers les interstices de
son écriture poétique, qui est quand même l’une des plus belles qui soient !
C’est sidérant Kierkegaard, dans son caractère énigmatique et lyrique, comme il
le dit très bien, et cela doit nous aider à entendre quel cadre empêcherait
un Kierkegaard de parler ! C’est ça je crois qu’il m’a paru très important
de vous faire sentir sur la dimension de question de la névrose obsessionnelle
à la psychanalyse. Il faut bien imaginer quelque chose qui n’empêche pas le
Kierkegaard qui est caché dans le névrosé obsessionnel, de s’adresser au
psychanalyste. Ce que j’appelle le tact, c’est de se laisser doucement bouger,
et de mesurer quelles sont les capacités d’ouverture qui sont là en cause.
Y : Est-ce qu’il n’est pas un peu paradoxal
de chercher une direction de la cure du névrosé obsessionnel chez Kierkegaard
alors que lui-même était un grand névrosé obsessionnel ?
Pierre-Henri
Castel : Eh bien je ne vois pas où est-ce qu’on pourrait aller la chercher
ailleurs ! A la différence de ce que je dirais pour l’hystérie, et même
après tout pour certaines paranoïas amenables au
moins à un échange avec un psychanalyste, je ne vois pas où ailleurs. Parce
qu’au fond, rappelez-vous ce qu’on a dit de Freud avec Lanzer :
c’est le premier cas où l’association libre est la seule méthode qu’il utilise,
et c’est le lieu même où elle montre ses limites pures. C’est aussi la première
fois qu’il utilise la notion de contre-transfert. Le mot même apparaît avec le
cas ! Tous les piliers essentiels sont construits dans la discussion avec Lanzer. Donc si on prend au sérieux ce que dit Lanzer, ce qu’aucun névrosé obsessionnel aujourd’hui
n’oserait faire – vous en connaissez des comme ça qui disent « Qu’est-ce
que vous me promettez ? », et qui reçoivent une véritable attention…
Parce que quand l’autre lui dit « Causez, causez, vous allez guérir, c’est
dans la nature des choses », on est baba ! On ne peut pas faire d’hagiographie
sur les méthodes de Freud, hein ? Quand vous voyez toutes les distorsions
qu’il y a entre les parties théoriques et le cas lui-même, et l’année prochaine
quand je vous parlerai du problème que pose l’analité, bien évidemment, le
nettoyage du cas qu’on a dans le Journal d’une analyse par rapport au cas
publié, c’est sidérant. C’est quelqu’un, Lanzer, qui
a aussi totalement fait bouger la question des rêves où les paroles prononcées
sont véritablement les paroles de l’obsession, et non des paroles entendues le
jour et recomposées par le travail du rêve. Voyez, c’est une vraie
fissure ! Je vous avais dit aussi, que pour qu’il puisse écouter l’homme
au loup, encore faut-il qu’il ait d’abord entendu l’homme aux rats, et l’homme
aux loups est une tentative, avec l’Œdipe inversé, avec la névrose infantile,
de revenir sur des problèmes qui ont été ouverts quatre mois avant !
C’est pourquoi il n’y
a pas d’autres façons de faire que de se mettre à l’école de l’obsédé… Et
c’est beaucoup plus compliqué que le cas de l’hystérie. Et puis je crois que
c’est de bonne méthode, parce qu’on vit une période d’aplatissement dogmatique
qui n’est pas seulement psychanalytique, qui est aussi extra-psychanalytique,
les TOC en sont un exemple, de la question de la
névrose obsessionnelle. C’est une question qui est vertigineuse, et c’est
en lisant Amiel, en lisant Kierkegaard, Kafka et quelques autres, qu’on doit
mesurer l’ébranlement qu’est la position obsessionnelle dans le langage, est
un ébranlement incroyable. Encore faut-il que notre cadre ne soit pas construit
pour empêcher ce type de manifestations. C’est pour ça que je voulais vraiment
prendre au sérieux la question de la religion et de la psychanalyse.
Je reprendrai donc la lecture de « L’homme aux rats » au mois de septembre de l’année prochaine, et je vous remercie de m’avoir écouté toute cette année.