la névrose obsessionnelle
Avec la parution du Livre noir de la psychanalyse, l’année commence pour nous sous les meilleurs auspices, puisque j’ai l’habitude de m’appuyer sur l’angoisse pour cerner le point d’accrochage de mes spéculations, et nous voilà heureusement dans notre objet – la névrose obsessionnelle – plongés d’emblée dans la haine, dans son élément anal d’ailleurs, comme le titre de l’ouvrage le dénote assez élégamment.
Vous ne serez donc pas surpris si cette année, je vous achemine lentement mais sûrement vers des considérations sur le désespoir – kierkegaardiennes -, puisque je terminerai cette année sur une lecture du Traité du désespoir de Kierkegaard, comme j’avais terminé l’an dernier sur Le concept de l’angoisse et sur Crainte et tremblement.
Dans cette première séance, je vais essayer de faire un petit programme de ce que je voudrais couvrir, et commencer de situer où nous en sommes dans ce parcours sur la névrose obsessionnelle, la lecture de L’homme aux rats, et un certain nombre de considérations qui en découlent. J’avais pris appui sur la névrose obsessionnelle l’an passé pour interroger comme j’essaie de le faire ici régulièrement, la psychanalyse, c’est-à-dire ce qu’on y fait, comment on le pense, et comment ce qui s’y passe met en cause ce qu’on peut en penser, et réciproquement. Je prends pour guide comme toujours ce que j’essaie de vous faire apercevoir comme étant l’inventivité que Freud règle sur sa clinique, en particulier dans L’homme aux rats, qui est le lieu d’invention d’un certain nombre de choses fondamentales dans la psychanalyse (association libre, contre-transfert, etc.), et comme toujours, en vue de déplacer cette question de l’inventivité sur Lacan, et non pas tant d’ailleurs sur une explicitation scolaire de ses concepts - même si parfois elle est nécessaire -, mais en essayant de mettre en valeur le pouvoir dissolvant, « analytique », de ces questions et de ces concepts, sur des certitudes usuelles — c’est-à-dire d’essayer de montrer comment, en faisant intervenir tel ou tel type de notion, de concept ou de manière de voir les choses, on agit différentiellement sur une certaine manière de se représenter ce dont il s’agit en fait d’inconscient et de clinique psychanalytique.
Je vous rappelle ce qui est l’instrument de cette espèce d’enfilade théorique où j’avais convoqué l’an dernier des psychanalystes qui ne sont absolument pas lacaniens, comme Fenichel ou Grunberger. C’est le paradoxe qui est extrêmement sensible au milieu de L’homme aux rats, à l’articulation du récit du cas et de la partie théorique, et qui est le suivant : Freud commence par dire que le concept de représentation est inadéquat, qu’il est déjà un concept obsessionnel et par cela même c’est l’obsédé lui-même qui parle en termes de représentation là où on devrait parler de souhaits, de commandements, de désirs, etc., d’impératifs divers, et qu’il faudrait donc parler autrement qu’en termes de représentation de ce qui se passe dans la névrose obsessionnelle, moyennant quoi toute la description du cas ne cesse d’avoir recours précisément à ce concept de représentation !
Voilà qui aboutit parfois à des situations paradoxales, puisqu’on va appeler – et c’est Jung qui entraîne Freud sur cette pente, d’ailleurs – « toute-puissance des pensées », quelque chose qui n’est justement pas la toute-puissance des pensées, mais la toute-puissance des désirs, et il y a ainsi une falsification permanente, sous l’empire de quelque chose qui est la pensée obsessionnelle elle-même de la pensée de ce qu’est la névrose obsessionnelle. Voilà l’incapacité très particulière dont le texte est traversé: se passer du concept qu’il dénonce lui-même. C’est en suivant ce fil, l’an dernier, que j’avais essayé de vous montrer ce qui se passe si l’on fait ce que Freud dit, c’est-à-dire si l’on se passe du concept de représentation, si l’on analyse ce que c’est que souhaiter, donner un ordre, promettre, etc., en termes soit d’attitudes propositionnelles, soit en termes d’actes de langage, et comment justement on pourrait éventuellement prendre au mot ce que dit Freud.
Du coup, j’ai essayé de montrer - et je vais poursuivre cette année - ce que ça pourrait vouloir dire, d’avoir une conception de la névrose obsessionnelle qui ne repose pas sur la notion de Vorstellung.
Je vous avais proposé deux instruments, l’un que j’ai appelé la grammaire logique des affects qui portait sur une analyse d’un certain nombre de choses comme l’angoisse par exemple, que je reprendrai, et puis quelque chose que j’ai apporté l’an dernier qui est une analyse du perlocutoire, et dont j’avais essayé de montrer, en détournant des analyses de Stanley Cavell – qui sont très peu détournées, puisque Stanley Cavell s’étonne de ce qu’il n’a jamais vu d’analystes qui s’y intéressent, et pour cause, puisque les psychanalystes sont dans la représentation ! C’est dans le texte de Freud ! -, la théorie du perlocutoire, donc, qui est liée fondamentalement à celle de l’affectivité. Le perlocutoire, c’est la dimension affective. Or la même chose s’applique mutatis mutandis à la retraduction de la notion de représentation en celle de signifiant. C’est ça que j’ai voulu faire valoir l’an dernier : à partir du moment où on refuse de reconduire dans la théorie la disjonction obsessionnelle de l’affect et du signifiant ou de l’affect et de la représentation - c’est-à-dire qu’on refuse de faire une théorie obsessionnelle de la névrose obsessionnelle – on est obligé du coup de façonner un certain nombre de choses toutes différentes et toutes nouvelles.
Est-ce qu’on peut appeler ce que j’ai amené l’an dernier une théorie alternative ?
A la fois oui et non. Oui en un sens très négatif, c’est-à-dire qu’effectivement, ce que j’essaie de montrer, c’est qu’on peut répondre aux objections qui sont d’ailleurs les plus profondes à mon avis qui ont été faites à la notion de signifiant chez Lacan, qui sont celles de Vincent Descombes -, en montrant qu’un certain nombre de choses tiennent toujours si on satisfait aux contraintes logiques que Descombes veut imposer sur une pareille analyse du langage, de la signification, etc. C’est d’une certaine manière une théorie dans la mesure où il faut que la psychanalyse soit au moins rationnellement possible même si elle n’est pas que rationalité. « Non » en même temps, dans la mesure où ce que j’ai appelé l’étude de l’intentionalité d’un certain nombre d’affects dont j’ai parlé l’an dernier, comme l’angoisse ou le désir, n’est rien de plus qu’un instrument qui n’engage pas plus qu’une promesse d’usage pertinent, et je ne m’en sers je pense que comme un moyen d’interroger des énoncés, et pas du tout comme une sorte de logique du signifiant comme on a pu lire certaines années chez Lacan, décidant a priori de ce que doit être l’organisation psychique sur cette base-là.
Cette année, je vous proposerai – je ne suis pas le seul à l’avoir tenté, il y en a une qui est publiée, et qui est assez célèbre – une grammaire logique de la haine, c’est-à-dire une tentative d’élucider ce que c’est que la grammaire de la haine, comment elle est construite, quelles sont les contraintes qui se manifestent à son égard, d’autant que justement ce qui est intéressant, c’est que la haine n’est pas un concept intentionnel. La haine est très vraisemblablement quelque chose qui est expressif, il y a une dimension d’expression dans la haine qui est irréductible. Et puis aussi du désespoir, je vous expliquerai pourquoi, puisqu’en fait Kierkegaard s’appuie sur des considérations qui sont en fait logico-linguistiques sur le désespoir pour situer très précisément ce qu’il veut dire.
En tout cas, si ça n’est pas exactement une sorte de théorie alternative, c’est parce que je me sers de ces notions pour introduire un sentiment de surprise touchant la solidarité inaperçue d’un certain nombre de niveaux d’analyse dans des énoncés, des énonciations. C’est pour ça que je trouvais intéressant de vous faire valoir, en utilisant ce livre de Dumouchel sur les émotions, combien il y a chez Lacan comme chez Freud – il y a d’ailleurs une vérification symétrique et inverse du fait qu’ils restent l’un et l’autre dans le paradigme de la représentation, même quand il y a l’idée d’un signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant, il y a une incapacité symétrique et inverse à concevoir qu’un affect, ça peut être relationnel. J’avais essayé de vous montrer ce qui change très profondément, ce qui change quand on n’est peut-être plus cartésien au niveau des représentations – ça, Lacan s’en vante -, mais qu’on le reste au niveau des affects, c’est-à-dire qu’on considère qu’au fond l’affect est quelque qui est en vous, en moi, dans l’individu, et éventuellement dans le corps, et que c’est là qu’il s’y détermine, qu’il y a un rapport privilégié « en première personne » en ses propres affects – on sait ce qu’on ressent comme affect -, de vous montrer qu’en réalité, cette conception est une conception qui est vraisemblablement fausse, c’est-à-dire que nous n’avons absolument aucun accès privilégié à nos affects, et la fameuse analyse hobbesienne des affects qui montre qu’ils sont entièrement relationnels – ça va même chez Hobbes jusqu’au nominalisme complet à cet égard -, ouvre des perspectives tout à fait étranges. L’idée que si quelqu’un éprouve de la haine, il peut sentir ce qu’il éprouve comme de la haine, on peut aussi bien considérer du dehors, que ce qu’il éprouve est une rage impuissante ! Et qui a raison ? Celui qui éprouve ? Celui qui juge ? Tout cela se détermine, dit Hobbes, en fonction du rapport de force dans lequel nous sommes pris, et il n’est pas vrai qu’il y aurait un pouvoir d’inspection sur le contenu de nos affects qui pourrait en déterminer le contenu en dehors du rapport affectif dans lequel nous sommes pris, et comment ça affecte l’autre que moi je sois affecté de l’affecter et de ce qui l’affecte. Il y a cette espèce de relation qui est constitutive, et tant que je ne vois pas quel effet ça fait à l’autre, l’affect que moi je ressens, je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas ce qui m’affecte.
Je vous avais montré un certain nombre de choses à cet égard, qui permettent je pense de dissoudre un certain nombre de positions ultradogmatiques par exemple, sur le contre-transfert, qu’on peut dénoncer assez facilement parce que les formules sont dans Lacan, en rigolant, mais qui est peut-être quelque chose de tout à fait problématique, et sur quoi la discussion n’est pas close.
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Ces considérations philosophiques et épistémologiques posées, je voudrais essayer d’entrer au cœur – d’autant qu’on arrive à ce nœud dans le parcours page à page de L’homme aux rats – de la névrose obsessionnelle.
Ce nœud, je l’avais indiqué dans les dernières séances, c’est une chose qui se présente de façon très simple dans les conceptions standards de la psychanalyse, c’est l’Œdipe inversé comme vérité structurale d’une régression qui est dite sadique-anale. Œdipe inversé, c’est-à-dire que c’est l’amour pour le parent du même sexe et non pas du sexe opposé, et cette vérité structurale de l’Œdipe inversé coïncide – Grunberger l’a très bien identifié – avec une régression sadique-anale. On se trouve avec cette question de l’Œdipe inversé et de la régression sadique-anale, à un point que je crois absolument essentiel pour comprendre ce qui fait la différence entre Lacan et les autres. Pour une raison toute simple, qui est le point de départ de la réflexion de Lacan dans les années 50, c’est que les gens qui en restent à cette position – c’est-à-dire fondamentalement la psychanalyse des années 50 qu’on peut qualifier d’orthodoxe ou d’annafreudienne – se heurte à une difficulté majeure : comment voulez-vous vous identifier à un père qui est posé dans le même temps, au même titre et sur le même plan, comme un rival interdicteur ? Comment s’identifier, et s’identifier d’une manière qui passe par une introjection - qui suppose que ce soit bon - quelque chose qui est fondamentalement représenté comme interdicteur, comme un rival, comme quelque chose de mauvais. La solution de Lacan, la solution « miracle » - parce qu’on pourrait aussi bien dire que c’est une solution entièrement verbale -, vous la connaissez tous, c’est de distinguer deux pères : il y a un père symbolique auquel on va s’identifier par l’amour, et il y a un père imaginaire sur qui vont tomber tous les prédicats de l’agressivité et de la rivalité, etc. Mais distinguer deux pères, c’est d’une certaine manière poser le problème d’une autre manière.
Ça va avec autre chose : dès le moment où vous avez cette double thèse de l’Œdipe inversé et de la régression sadique-anale, la mère est mise au premier plan. A partir du moment où vous acceptez cette notion de régression sadique-anale et d’Œdipe inversé, que la mère change de statut et commence à prendre fondamentalement et pour des raisons théoriquement légitimes, et non pas juste cliniquement légitimes, le poids qu’elle a dans les théories psychanalytiques.
Et du même pas, vous êtes conduits par l’idée de la régression – il n’y a pas deux niveaux de régression, il n’y a pas le pré-oedipien qui ne serait que sadique-anal et puis l’oedipien -, vous ouvrez toute une dénivellation possible dont le stade génital et la résolution du complexe d’Œdipe est le dernier terme, vous ouvrez toute une échelle possible de régression. Et comme cet objet va se présenter dans les relations que l’enfant a avec la mère, vous entrez dans des perspectives psychogénétiques, et vous vous trouvez immédiatement obligé d’avoir une position psychogénétique sur la relation d’objet et progressions sur la constitution de la possibilité de l’Œdipe. C’est ce qui explique l’intérêt de Lacan pour l’œuvre de Maurice Bouvet, qui est le théoricien de la relation d’objet, celui qui a parfaitement bien vu que le problème fondamental était de savoir si la régression anale était quelque chose qu’une cure pouvait aider à surmonter, et je vous rappelle que Bouvet fut l’analyste d’André Green ! Tout cela a des conséquences tout à fait considérables sur la constitution même de la théorie de l’analité en France, au moins.
Et donc, ce que je voudrais essayer de faire à partir des outils que j’ai commencé à développer – ces analyses en termes de perlocutoire, ces analyses de l’affect que j’ai essayé de vous présenter -, c’est une analyse qui refuse la dissociation de deux choses, la représentation d’un côté et l’affect de l’autre. Est-ce qu’on a à partir de ce type d’outils quelque chose qui pourrait par exemple nous amener à voir d’un autre œil ce dont il s’agit dans cette histoire de régression sadique-anale ? C’est ça l’intérêt d’une analyse de la haine : c’est de voir si cet affect-là, si on l’analyse autrement que comme une pure décharge expulsante, si on essaie de montrer un peu comment on s’en sert - qu’est-ce qu’on dit quand on dit « je hais », est-ce qu’il y a des asymétries entre la première et la troisième personne, est-ce qu’il peut y avoir des haines justifiées ? -, comment on avance là-dessus.
Vous voyez qu’il y a un certain nombre de problèmes qui sont entrelacés ici, et c’est une manière pour moi de vous faire sentir pourquoi dans l’histoire de la psychanalyse, la réflexion sur la névrose obsessionnelle a toujours été au cœur de l’élaboration théorique. Pourquoi est-elle au cœur de la psychanalyse ? Parce que dès que vous vous intéressez à cette histoire-là, vous voyez apparaître presque l’histoire de la psychanalyse qui suit très étroitement les réponses possibles sur les conceptions de l’objet, de l’Œdipe, etc., nécessaires à rendre compte des phénomènes obsessionnels, que ce soit chez Abraham, Melanie Klein et même Winnicott. C’est la psychanalyse qui est en cause dans la question de savoir s’il y a du pré-oedipien, et ce que c’est que cette espèce de régression sadique-anale. Je parlai tout à l’heure de Maurice Bouvet et j’y reviendrai, parce qu’au fond, Maurice Bouvet est celui qui a le plus simplement et le plus clairement exposé quelles étaient les conséquences d’une acceptation pleine et entière de cette idée qu’il y a une régression sadique-anale avec inversion de l’Œdipe dans la névrose obsessionnelle. Alors, la relation d’objet qui est le cœur théorique de la pensée de Bouvet, et le point d’accord quasi-universel chez les non-keiniens dans les années 50, est exemplifiée dans la relation anale avec la mère. Cette relation anale avec la mère se définit très logiquement par le fait qu’il y a avec elle un pur rapport de force. Il y a un moment de constitution du psychisme dans la psychogenèse de l’individu névrosé où il y a pur rapport de force, il y a un tiers absent, et le pur rapport de force qui va être viscéralement incarné, c’est celui qui porte sur le contrôle de la propreté, et sur la régulation de la haine et de l’amour dans ce type de discipline. Ce qui est essentiel là-dedans, c’est que ça se joue sans tiers. Je le rappelle : c’est un pur rapport de force. C’est ça qui est la source de l’analisation des rapports obsessionnels dans la névrose obsessionnelle, c’est ce rapport de force autour de l’objet. Le lien fondamental, dit Bouvet, lorsqu’on va devoir analyser le transfert de l’obsessionnel, ce transfert va à un moment ou à un autre être structurellement un transfert homosexuel. Il ne peut être qu’homosexuel, puisque la figure à laquelle on va se confronter est une figure paternelle, et comme il n’y a pas de dénivellation entre le niveau du père symbolique et le niveau du père imaginaire, cette figure paternelle ne peut être que quelque chose où la possibilité de manifester de l’amour homosexuel pour l’analyste devient le pivot de la cure. Avec comme difficulté spécifique de ceci - et Bouvet qui est un esprit rigoureux la rencontre -, qui est le problème de la névrose obsessionnelle chez les femmes. C’est-à-dire que si on est dans cette espèce de constellation-là, alors comment peut-il y avoir une névrose obsessionnelle chez la femme, puisque fondamentalement, ce qu’on appelle l’Œdipe « inversé » du garçon, c’est le « bon » Œdipe pour la fille ! Par conséquent quelque chose du rapport anal à la mère par exemple devrait se passer fondamentalement mieux chez la fille que chez le garçon. Or, comme Bouvet le pointe dans les analyses qui sont extrêmement intéressantes parce que ce sont des sujets particuliers, ça reste une question je trouve de savoir s’il y a vraiment de la névrose obsessionnelle chez une femme, mais en tout cas Bouvet répond par l’affirmative, et produit des complications très significatives de sa propre conception de la relation d’objet, de l’Œdipe, etc., de manière à rendre compte de ce qui se passe dans cette relation à la mère. Et ça engage la façon dont se construit chez la femme le Penisneid, le Penisneid de la femme obsessionnelle, qui est la croix et le supplice des théoriciens de la relation d’objet pendant 15 ans, entre 1950 et 1965, et qui donne lieu à toutes sortes de considérations.
Voilà un peu le premier ensemble de problèmes. Il y a un deuxième ensemble de problèmes qui n’est pas structural ou clinique dans la relation, mais qui porte sur la psychogenèse. Si vous mettez le petit doigt dans une explication de la névrose obsessionnelle par régression sadique-anale, vous êtes obligé de supposer des degrés de régression qui sont bien plus graves, et donc, en bonne orthodoxie freudienne, de supposer que la relation d’objet anal est un palier défensif contre une régression qui irait plus loin, avec ce thème permanent et envahissant selon lequel la névrose obsessionnelle est une défense contre la psychose.
Le cran d’après dans l’échelle d’Abraham serait la mélancolie, quelque chose qui serait non pas sadique-anal mais sadique-oral, par exemple, et puis ça pourrait descendre encore plus loin jusqu’à des troubles du narcissisme, et effectivement à la schizophrénie. A ce moment-là, la théorie de la relation d’objet pose comme argument principal, que lorsqu’on examine bien ce que sont au fond les mécanismes de défense de l’obsédé, ce n’est pas simplement que ce sont des mécanismes intellectuels : ce sont des mécanismes qui sont constitutifs de l’intellectualité et donc constitutifs du « sens de la réalité », de l’épreuve de réalité elle-même. Je vous parlerai cette année du grand article fort célèbre de Glover, dans lequel il a défendu avec conséquence cette thèse qu’au fond le maintien de la réalité était la tâche essentielle de la névrose obsessionnelle, maintien de la réalité au prix du sacrifice des pulsions génitales, et que c’était ainsi qu’on pouvait expliquer pourquoi – et c’est une observation clinique bien connue – les jeunes schizophrènes commencent bien souvent par des troubles obsessionnels compulsifs, des TOC, pourquoi dans les épisodes intercurrents un certain nombre de mélancoliques ont des conduites obsessionnelles ou du moins obsessionnalisantes, et pourquoi quand on voit un paranoïaque, on se dit « si ce type n’était pas psychotique, il serait névrosé obsessionnel », et quand vous êtes devant un névrosé obsessionnel, vous vous dîtes : « si ce type n’était pas névrosé, il serait paranoïaque ». Nous sommes pris dans une sorte de logique qui nous fait bien sentir qu’il y a un certain degré de rigidité, de méticulosité, d’incapacité totale à supporter la moindre déviation par rapport à une trajectoire fixée, qui donne le sentiment qu’il y a quelque chose de coextensif dans tout la série
Je reviendrai beaucoup sur ce point, parce que je crois que c’est un des fondements légitimes, et je pèse mes mots, d’un certain nombre de descriptions de la névrose obsessionnelle en termes de TOC, c’est-à-dire de tentatives de dissocier un certain nombre de mécanismes symptomatiques de la névrose obsessionnelle en tant que névrose. Et les théoriciens des TOC sur lesquels s’impliquent les TCC - tout ce dont on parle aujourd’hui -, dont le merveilleux Jean Cottraux, insistent beaucoup pour dire que précisément, ce que les psychanalystes sont incapables de voir et d’expliquer, c’est l’existence de mécanismes obsessionnels en dehors de la névrose obsessionnelle.
Deuxième grande difficulté, que nous connaissons cliniquement, c’est qu’il doit exister une analité hors névrose obsessionnelle, si cette analité correspond au stade d’Abraham. Pour des raisons de délicatesse, je n’insisterai pas beaucoup sur la fécalité autistique, sur les gamins qui bouffent leur merde – c’est surtout impressionnant chez les autistes adultes, parce que ça perd sa petite note d’innocence qui la rend si charmante dans les services de pédopsychiatrie -, quand les murs sont tapissés des productions excrémentielles d’un autiste qui n’a jamais parlé, on se demande ici ce que vient faire l’excrément, ce qu’est sa fonction… Je me pencherai avec plus de délice sur l’analité perverse, en particulier parce que je voudrais comparer de manière un peu serrée et structurale les fantasmes de l’homme aux rats que Freud n’a pas osé mettre dans le cas publié (puisqu’ils sont dans le journal de l’analyse), et qu’ils sont à proprement parler insoutenables, et qu’ils reproduisent avec une méticulosité touchante la seconde partie des 120 journées de Sodome de Sade, la partie en préparatif au crime où se déploie tout ce trésor scatologique absolument inimaginable dont est chargé une des narratrices des journées. C’est d’autant plus intéressant qu’on se demande jusqu’à quel point – c’est en 1904 que les 120 journées ont été découvertes par Iwan Bloch en Allemagne, qu’il a découvert le fameux rouleau – jusqu’à quel point donc des bribes pouvaient en circuler dans les milieux cultivés viennois de l’époque. Je vous avais fait remarqué que le fameux supplice des rats, il est toujours impressionnant de dire que c’est sadique-anal, puisqu’Octave Mirbeau est justement quelqu’un qui dans Le jardin des supplices, fait circuler sous le manteau du Sade, précisément, c’est un des pourvoyeurs des copies cachées des textes de Sade, à Paris, en son temps. Le supplice des rats donc n’est pas du tout une constellation purement psychologique, c’est avant tout un relais dans la transmission d’un texte. Mirbeau possédait des copies de Sade, et faisait dans ses livres des clins d’œil à ceux qui connaissaient des textes de Sade, et donc dire que c’est la preuve d’une structure sadique-anale dans le psychisme de quelqu’un que d’avoir de tels fantasmes, fait l’impasse sur la circulation souterraine du texte. Pourquoi ne va-t-il pas s’étendre jusqu’à ces fantasmes de coït par le biais d’un excrément qui ont arrêté d’horreur, semble-t-il, Freud ?
Donc là, je rentrerai un peu dans ce type de considérations, et je développerai cette idée ou ce problème de savoir ce que nous savons au fond, de la merde.
Probablement pas grand-chose car ça nous fait un drôle d’effets, mais il y a là-dessus toutes sortes de considérations culturelles et littéraires à faire pour y remédier.
Troisième immense difficulté, c’est que Freud formule dans L’homme aux rats la thèse étiologique fondamentale sur la névrose obsessionnelle, c’est qu’elle a pour cause le deuil pathologique du père.
C’est à partir du moment où quelque chose de l’ordre du père n’arrive pas à mourir que vous allez avoir cette espèce de fantasme invraisemblable que le père est toujours vivant. Freud croit dans les premières séances que le père est toujours vivant pendant que le patient parle, tellement il est là dans l’élément du sens, tellement il n’est absolument pas mort. Ce qui montre la prégnance incroyable de la présence de ce père, puisque de la façon dont l’autre en parlait, il n’entendait pas qu’il se maintenait en vie dans la compréhension de Freud. Sauf que si on introduit cette notion de deuil pathologique, vous voyez à nouveau le cas de l’homme aux rats vous introduire à un autre type de régression qui n’est pas nommé, mais qui est opératoire bien qu’elle ne soit pas théorisée, qui est la régression narcissique. Régression narcissique qui va immédiatement être comprise par Abraham comme le type de régression particulier qui fait que certains névrosés obsessionnels décompensent sous forme de mélancolique. A nouveau, il ne faut pas glousser en se disant que ce sont des choses que nous avons dépassées. Il est parfaitement connu qu’un certain nombre de mélancoliques qui peuvent décompenser en exposant toute une problématique psychotique à des moments bien repérés de leur vie, sont par ailleurs étayés par des comportements obsessionnels. Ce n’est pas du tout une invention d’Abraham.
Ça aurait été l’occasion, devant cette plate-forme du problème de l’analité, de confronter – et je le ferai peut-être parce qu’au fond, qui va m’en empêcher ? – Lacan dans son refus absolument central de toute psychogenèse à quelqu’un dont on dit tout le temps du bien dans les associations lacaniennes, qui est André Green, qui a cerné justement tellement le rôle central du stade anal qu’il en a fait un enjeu métapsychologique, avec son concept d’analité « primaire ». Cette analité primaire, il faut bien voir qu’elle est portée par une discussion permanente du statut structural que Lacan ne reconnaît qu’à l’Œdipe. Cette analité primaire, c’est une structure, et c’est une structure plus profonde – mais ça reste une structure -, que la structure œdipienne. C’est une structure pré-œdipienne sans être prégénitale, sans avoir les défauts bien connus des constructions psychogénétiques, et qui permet d’aborder de façon assez originale – je prévois un séminaire que je ferai peut-être dans deux ans, et je vous expliquerai pourquoi c’est étroitement lié à la lecture de Bion et au néo-kleinisme anglais, ce genre de conception – l’idée qu’on ne peut pas se contenter d’une théorie de la névrose obsessionnelle par simple régression œdipienne : il y a des obsédés qui n’ont jamais atteint la possibilité de former un Œdipe standard, qui en sont restés à cette forme d’analité primaire, et ils ont les traits tout à fait spécifiques de perversion, ce sont des borderlines, ce sont des gens qui sont régulièrement pris pour des schizophrènes ou pour des psychotiques, et cliniquement – puisque c’est le grand argument de Green – il faut se donner les moyens de penser l’obsessionnalisation, c’est-à-dire produire la métapsychologie nécessaire à penser l’obsessionnalisation. Elle est tout à fait inaccessible aux yeux de Green à une conception lacanienne.
Elle est très importante et intéressante, puisqu’au moment où l’homme aux rats part se marier avec sa bien-aimée, quelques semaines après arrive l’homme aux loups, et il y a entre les deux une période de battement intéressant avec une discussion fascinante avec Abraham, avec Jung, avec Jones, sur le problème de l’analité, de la haine, etc., mais on a perdu l’exposé immense que Freud avait fait à Salzbourg, puisqu’il avait parlé paraît-il sept heures de l’homme aux rats, dont on n’a que quelques notes cursives publiées en 1945 je crois. Donc tous ces gens-là ont énormément travaillé sur l’histoire de l’homme aux rats et ça a complètement façonné le cadre métapsychologique dans lequel l’homme aux loups est devenu observable, avec sa fameuse névrose infantile, avec la découverte de la scène primitive, et puis le problème que c’est une névrose obsessionnelle quand elle est infantile, mais ensuite, il est assez délicat de ranger l’homme aux loups parmi les névrosés obsessionnels standards.
Green s’est donc énormément intéressé à cette charnière homme aux rats – homme aux loups pour essayer de produire une véritable métapsychologie qui permet de discuter sérieusement l’anti-psychogénétisme de Lacan. Chez Lacan, la solution est simple : comme il n’y a que du phallus - il ne peut y avoir que du phallus comme organisateur – eh bien les rats c’est du phallus, mais du phallus immonde. C’est une thèse extrêmement forte quand vous y réfléchissez. Les rats sont des phallus immondes, ils ne viennent pas se loger n’importe où, ils ne font pas n’importe quoi, ils sont absolument phallicisés, on voit bien qu’il y a eu à un certain moment quelque chose d’œdipien avec régression, puisqu’ils ont une fonction phallique, ils rentrent dans le ventre, ils sont équivalents à des enfants, ils sont des ovaires, ils fouillent la merde, etc., sauf que c’est justement ce phallus qui est immonde, qui est excrémentiel, et c’est celui qui va jaillir dans les jointures d’un discours fondamentalement policé et aseptisé, sous la forme du « merde… merde… merde… merde… merde ! » qui ponctue de manière agressive et sous-jacente, parfois même comme des espèces de petits éclats horribles dans le discours apparemment lisse de l’obsessionnel, et qui n’a jamais pu être repris dans la chaîne signifiante. Cette dimension interstitielle du phallus immonde est je crois assez sensible dans les entretiens préliminaires, en particulier quand vous parvenez grâce à vos remarquables questions à déclencher des lueurs de haine chez la personne qui vous parle, et que vous arrivez à faire apparaître cet élément interstitiel échappant à la castration, qui est dans le silence, dans les trous entre signifiants, ce qui justement n’est pas repris dans la chaîne.
Voyez, quand j’étale l’ensemble de ces problèmes, il est facile de voir je crois pourquoi la névrose obsessionnelle continue à emmerder tout le monde, dans la mesure où dès que vous entrez dans son problème, vous êtes immédiatement au cœur – je l’ai fait pour Lacan mais on pourrait aussi bien le faire pour Melanie Klein et Winnicott - de leurs concepts les plus importants.
C’est là où tout se décide : s’il n’y a pas de père symbolique et qu’il faut faire sans parce que c’est une solution purement verbale, s’il n’y a comme structure que de l’œdipien ou bien s’il y a de l’anal – et s’il y a de l’anal, quel est le prix à payer pour soutenir une chose pareille, quelles sont les conséquences cliniques, qu’est-ce que le transfert, le statut de l’homosexualité dans le transfert, comment on va caser les femmes obsessionnelles dans le schéma -, tout un ensemble de difficultés dont vous voyez qu’elles sont très théoriques, mais dont vous voyez aussi qu’elles sont celles qui sont au travail dans tous les articles.
C’est donc là que je voudrais faire intervenir ce que j’appelai tout à l’heure une grammaire logique de la haine. Je vous rappelle que la haine, chez Ernst Lanzer, va apparaître contre le père à un stade bien précis, c’est au moment où il pense que ses parents lisent dans ses pensées. Ce n’est certainement pas rien que le moment où la haine offre un appui subjectif, ce soit celui précisément où vos pensées sont devinées. Est-ce qu’on peut avoir là une élucidation sur ce dont il s’agit avec la haine, qui nous aide à voir de quoi il s’agit en réalité ? Bien plus grave, cette haine est une haine anale. Comment inclure de l’objet ? On pourrait tout à fait dire que ce que j’ai raconté sur les attitudes propositionnelles, sur le perlocutoire, tout cela est charmant, mais c’est d’une abstraction extrême par rapport au caractère incarné, viscéral, de ce qui se passe ; c’est-à-dire ces blessures invraisemblables qu’on trouve dans la zone anale ou sur le tractus digestif chez un certain nombre d’obsessionnels qui font des fissures, qui ont des occlusions, qui ont des problèmes de colique ou de choses de ce genre, qui sont pris d’ailleurs pendant les séances elles-mêmes de difficultés de cet ordre : « où est-ce que j’ai mis la merde ? ».
Ce que je voudrais essayer de faire à cet égard, c’est d’essayer de sortir de la facilité. La facilité est de traiter la merde comme une simple métaphore de ce qui en général peut être excrété. En général, on peut excréter sa colère, les mots d’insultes c’est comme des étrons… Comme on dit en anglais : « you have got a dirty mouth », vous avez une bouche sale quand vous dites des gros mots. Toutes les langues connaissent ce type de dispositifs. Il est donc facile de se dire qu’on a là une solution ethnographique très simple : ça sert de support métaphorique à l’expulsion du mauvais objet, puis une fois qu’on a dit ça, on se recouche. Ce que j’aimerais faire, c’est au contraire d’essayer de rentrer plus en détail dans ce qui fait de la merde l’élément d’un dispositif intentionnel, ce qui fait de la merde quelque chose sur lequel porte des institutions, et comment s’articulent ces institutions. Je vous ferai lire cet admirable ouvrage de Dominique Laporte qui s’appelle Histoire de la merde. On ira se pencher également sur Alain Corbin, sur le problème du traitement des mauvaises odeurs, etc., pour essayer justement de sortir de cette espèce de perspective très bizarre, psycholamarckienne, de Freud, qui semble dire que c’est depuis le paléolithique supérieur que l’homme, en se redressant, a dégagé les narines de ses génitoires, et qu’il y a là un refoulement organique, etc., alors qu’il suffit de lire une description de ce que c’est qu’une ville d’Europe centrale au 19ème siècle pour se dire qu’au fond on a là un ensemble d’élément historique de tolérance stupéfiante que les gens pouvaient avoir à l’égard de l’excrément, de la merde, de la puanteur, etc., sur la fonction aphrodisiaque que ça pouvait avoir, par exemple, ceci à peine 20 ou 30 ans avant l’invention de la psychanalyse. C’est quelque chose qui a fait beaucoup rire paraît-il, mais je voudrais défendre avec le plus grand sérieux : l’idée que la psychanalyse n’est possible que dans les pays où il y a des salles de bain avec des WC séparés, et qu’il est totalement inimaginable de concevoir une névrose obsessionnelle freudienne si vous n’avez pas de la tuyauterie, du tout-à-l’égout, tout un appareillage dans lequel finalement la gestion du déchet ne s’arrête pas du tout à l’économie psychique mûrie par des voies phylogénétiques dans nos inconscients, mais s’articule à des pratiques extrêmement précises de gestion du déchet, d’indication de ce qui est vraiment dégoûtant, etc. Et là, je crois qu’on pourrait aller un peu plus loin que le simple usage métaphorique dont Freud lui-même s’est contenté : sa préface au traité scatologique de Bourke, qui est un truc étonnant, parce qu’il fait une préface qui est absolument incongrue avec le contenu même du traité sur les mœurs scatologiques des peuples de l’antiquité.
Tout cela doit déboucher, si j’ose dire, sur quoi ?
Sur une évaluation – toutes ces analyses que je propose en termes logiques, historiques, en tout cas intentionnels et institutionnels - du projet freudien de donner le sens des obsessions, et de révéler l’intention cachée qu’il y a dans les impulsions.
Le sens des obsessions, par rapport à la problématique contemporaine, c’est de dire que ce ne sont pas de pures pointes d’angoisse qui poussent des représentations complètement chaotiques dans tous les sens – c’est la thèse contemporaine de Pitres et Régis -, et que les compulsions ne sont pas des ratages mécaniques des incapacités à amorcer une action et à la maintenir, etc., mais que ce sont des actions dans lesquelles il y a des intentions, et que ce sont des intentions qui doivent être rapportées à une intention primaire qui est un désir, et c’est ce désir-là qui est l’objet d’une contre-volonté, d’un empêchement, etc. Si on n’a pas cet appareillage d’explications à la fois institutionnelles, intentionnelles, sémantiques de ce que c’est qu’une obsession, eh bien il faut renoncer aussi bien au sens qu’à l’intention, avec comme corrélat chez Freud, que non seulement il lui faut tout cela pour dire que les obsessions ont un sens et que les compulsions ont une intentionalité, mais le corrélat chez lui consiste à dire que, que de la manière dont il se représente son paradigme affect-représentation, la dissociation de l’affect de la représentation, une fois qu’on les aura recollés l’un à l’autre, eh bien le symptôme doit s’évanouir. Or, on se demande bien comment, une fois qu’on aura recollé votre affect avec votre représentation, votre symptôme va s’en aller, mais je vous rappelle la promesse de Freud : « c’est dans la nature des choses ! ». Il le dit carrément à Ernst Lanzer, « et continuez dont à associer mon cher… ». On a véritablement le sentiment qu’il y a une imposition de problématiques métapsychologiques au patient, et l’autre ne voit vraiment pas pourquoi une fois qu’on aurait donner le sens à la compulsion ou à l’obsession, pourquoi elle partirait, pourquoi elle ne resterait pas avec son sens ! Ce qui me paraît une question tout à fait juste. Mais Freud lui dit que c’est dans la nature des choses. Notez qu’il n’en sait rien, il n’a jamais fait associer librement personne avant l’homme aux rats, et fondamentalement, il ne sait absolument pas où il va ! Mais justement ! Mais justement, le symptôme, nous dit Freud, le symptôme est parti. Le symptôme est parti ; la névrose obsessionnelle, c’est une autre paire de manche…
Or, est-ce que c’est ce qui s’est passé dans L’homme aux rats ? C’est ce que je voudrais interroger. Il ne suffit pas de pointer qu’il y a de grosses difficultés avec l’affect et la représentation, c’est que tout repose là-dessus. Il pense que cela explique non seulement la maladie, mais aussi la guérison. Est-ce que c’est ça qui s’est passé ? Que valent les arguments de Freud quand il nous dit que c’est une fois qu’il lui a donné le sens ultime de ce gigantesque Rattendelirium comme il dit, que tout cela est parti ? Qu’appelle-t-il d’ailleurs la solution du Rattendelirium, et est-ce qu’un tel fragment d’analyse, peut, comme l’ont fait jusqu’ici impunément les psychanalystes qui ont suivi, caractériser en théorie ce que c’est que la fin de cure dans la névrose obsessionnelle ? Est-ce que ce qui s’est passé là vous donne une indication de ce que c’est que guérir les symptômes d’une névrose obsessionnelle ? Bien sûr que non pour des raisons qu’on peut donner et qui sont classiques : il n’y a pas de scène primitive, ou en tout cas il n’y a pas de thématisation dans le cas de l’homme aux rats. La scène primitive, il va la découvrir quelques mois après, dans le matériau que va lui apporter l’homme aux loups dans une névrose obsessionnelle d’enfant, et non pas infantile…
Ce qui reste d’ailleurs quelque chose d’assez embêtant, puisque comme vous le savez, les névroses obsessionnelles constituées chez les enfants sont de très mauvais pronostic. Les petits enfants qui développent des névroses obsessionnelles avec mentisme, rituels, etc., un peu envahissants, leur évolution est connue pour être psychotique, et même schizophrénique, dans un grand nombre de cas, comme la petite Erna, de Melanie Klein, à laquelle j’avais fait allusion l’an dernier. Klein la traite bille en tête comme une obsédée toute petite, mais en fait dès qu’elle a 7 ans elle commence à être paranoïaque, avec de francs symptômes d’hallucinations auditives, etc.
Donc c’est assez embêtant parce que le texte fondateur du concept de scène primitive n’est pas extrêmement convaincant non plus, à cet égard, du moins. Toujours est-il qu’après, on dira que la névrose obsessionnelle est quelque chose qui peut s’appréhender à travers un règlement de compte par rapport à la scène primitive, et tant qu’on n’est pas descendu à ce point de clarification du matériel – la scène primitive est dans la quasi totalité des cas auditive, dans la névrose obsessionnelle, alors qu’elle est plus visuelle dans l’hystérie -, on tourne en rond.
Ce que je voudrais faire pour évaluer les arguments de Freud, qui veut absolument nous caser sa théorie de la disjonction de l’affect et de la représentation, c’est de retourner sur le transfert tel que le Journal de l’analyse nous le donne. Puisque dans le Journal, page après page, vous savez les différents états d’esprit – « surprise ! C’est incroyable, je n’avais pas compris », ou alors « ça fait 3 mois que je croyais ceci alors que c’est cela ! », et vous voyez très bien comment un certain type de surprise se joue, et c’est quand même beaucoup moins bouclé que le texte théorique qui suit dans le cas publié. Et donc, il faudrait revenir sur le vécu de solution qu’a eu l’homme aux rats.
Incontestablement, quand vous ouvrez les trois dernières pages du récit du cas, c’est ponctué de ce truc génial, où Freud lui-même dit « alors seulement… ! ». C’est assez frappant, le paragraphe commence comme ça, et tout d’un coup, tout se met en place. Et Freud voudrait nous faire croire qu’au fond ça fonctionne sur le mode du : on a trouvé la dernière pièce du puzzle, et on met la dernière pièce du puzzle au bon endroit dans le dispositif, et tout d’un coup tout s’illumine, et tout s’illuminant, le symptôme se dissout...
En fait de puzzle, vous avez une sorte de magma hyperconfus de facteurs censés converger, sans qu’on voie très bien à la lecture des deux dernières pages, au moment de la résolution, quelle est la nature du problème, et en quoi ce qui se passe est une solution à ce problème. Vous avez plein de choses qui se passent en même temps, et Freud négligemment mentionne dans la dernière phrase : « et ce fut la fin du Rattendelirium ». Donc ce que je voudrais mettre en évidence - et c’est ce que j’avais fait dès le début de ces lectures de L’homme aux rats l’an dernier -, c’est de revenir sur quelque chose qui est essentiel, c’est que Freud, juste avant que tout s’arrange, est à bout.
Effectivement, on a parcouru dans tous les sens toutes les acceptions symboliques de ce que sont les rats, etc., et il est à bout ! Bien loin d’être l’élucidation du sens et de l’intentionnalité des symptômes, c’est le moment où il y a une impasse du côté de la découverte du sens et de l’intentionnalité, qui fait que tout d’un coup le patient va trouver là une faille où lui-même va apporter un élément, qu’il connaissait pourtant, qu’il avait mis dans l’analyse, mais qui va totalement changer de fonction, et qui est tout d’un coup l’idée que la bien-aimée, la Dame, a subi la fameuse ovariectomie bilatérale, qui à ce point-là, va jouer un rôle que ça n’avait justement pas joué avant, alors que le sens en était connu, que le patient s’en souvenait, qu’il l’avait déjà mentionné en passant, etc.
Autrement dit, il y a quelque chose qui se passe dans le fait que Freud est à bout, qui va donner une fonction opératoire à un souvenir dont le sens en tant que sens, dont la présence psychique n’avait fait jusqu’ici pas véritablement problème ; c’était un truc qu’il n’avait pas véritablement dit ou pas dit - c’est assez compliqué à déceler dans le texte. Et c’est d’autant plus important que le point auquel il arrive est le moment de la nomination même du cas, c’est-à-dire que Freud va lui dire et ils vont se dire dans la séance, « mais au fond, le rat, c’est moi ».
Et c’est là que l’homme aux rats devient l’homme aux rats.
Mais pourquoi l’homme aux rats se dit-il qu’il est le rat, la sale petite chose qui mord, qui est sale et répugnante ? Qu’est-ce qui se passe quand il prend le nom même de cette identification, qu’est-ce qui fait levier ?
C’est que Freud ne le traque plus comme un rat. J’avais fait cette observation sur la manière dont à un moment, il finit par le poursuivre tellement qu’il affole le patient obsessionnel, à tel point que ce patient l’appelle même « mon capitaine », tellement il est traqué dans les derniers recoins par cette technique sadique de l’association libre, qui consiste justement à le faire aller toujours plus loin, à lui extorquer toujours quelque chose de plus. Dès qu’il pose une question, Freud répond : « vous verrez bien, continuez à associer ! », jusqu’à ce que ce patient soit pris dans ce vertige imaginaire dans lequel l’accule littéralement Freud, et entre dans une confusion où il lui donne le nom du capitaine cruel, c’est-à-dire précisément de celui qui a décrit au départ de la grande crise d’Ernst Lanzer le supplice des rats.
A la fin, il réussit un autre mode de rapprochement entre lui et les rats, et c’est dans ce moment-là que quelque chose se joue.
Ce que j’avais fait l’an dernier, c’était de vous indiquer de manière cursive qu’il y avait là de la castration de l’analyste. Ce qui fait pivot, c’est beaucoup moins le sens qui est apporté à toutes ces associations et les intentions décelées dans les compulsions, qu’une fois ce sens rendu disponible dans l’association, le moment où ça devient opératoire. Et ça ne devient opératoire que justement par ce point de non savoir et éventuellement d’échec qui se dessine chez l’analyste. Freud, ainsi, arrive à cette idée qu’il doit bien y avoir une représentation absolument refoulée – il ne parle pas encore du refoulement originaire mais il va l’introduire quelque mois après avec L’homme aux loups -, mais c’est évidemment de ceci qu’il s’agit, c’est-à-dire de ce qui est en batterie et qui permet à ce sujet, ce moment de défaillance de l’Autre, de se poser.
Et c’est dans ce cadre qu’il faudrait essayer de réinsérer cette découverte qui n’en est pas une, que la Dame a subi cette ovariectomie bilatérale, que les rats sont des enfants, qu’il est lui le rat qui mord le père, etc., et comment tout ceci, sur cette base-là, qui est une base transférentielle, se construit éventuellement plus comme un puzzle et non pas comme un magma de facteurs convergents qui on ne sait comment ouvre la porte.
Ici, il y a trois choses sur lesquelles que je voudrais insister.
D’abord, c’est que Freud introduit dans ces années-là la notion de contre-transfert, pour n’est absolument pas un concept qui structure l’analyse, puisque c’est à ce moment-là pour lui un des ingrédient de l’analyse, c’est un ingrédient causal de la résolution des symptômes dont le maniement est extrêmement délicat, et ça n’est absolument pas comme ça va le devenir dans toute la psychanalyse de manière paroxystique chez les kleiniens et les lacaniens, le cadre formel à l’intérieur duquel tout prend son sens. Tout est à l’intérieur du transfert. A cette époque, 1907, le transfert est comme le refoulement, il faut vraiment le penser de cette manière-là. Ce sont des choses qui arrivent à l’intérieur d’une analyse, et dont il faut savoir se servir. J’aurais plutôt tendance à considérer que s’il y a eu quelque chose d’opératoire, c’est lier à quelque chose que Freud, dans le cas de l’homme aux rats, ne peut pas réfléchir, et ça l’amène à développer une théorie psychologique du résultat de son opération, c’est-à-dire à développer une théorie de l’action et de la représentation qui lui fait inventer ce monstre psychologique génial qui est la fameuse régression de l’agir au penser dont il va tartiner les trente dernières pages de son travail.
Ce que je voudrais essayer de faire à l’occasion de ces conceptions freudiennes de l’agir et du penser, et parce que je crois que c’est un peu utile de se mettre au clair là-dessus, c’est de vous montrer qu’au fond c’est la matrice de toutes les thérapies comportementales et cognitives - celles qui sont vraiment des thérapies comportementales et cognitives, où le mot cognitif n’est pas un gadget pour vendre, mais où il y a vraiment une hypothèse sur la nature de l’action et de la cognition -, c’est qu’au fond les cognitions ne sont rien d’autre que ces représentations qui régulent l’intentionnalité de nos actions, et qu’on peut parfaitement traiter une obsession comme une sorte de phobie de pensée – ce sont des choses qu’on ne veut pas penser mais qu’on pense quand même et quand on les pense ça nous angoisse -, et leur appliquer des stratégies comportementales, des stratégies de rectification comportementale en se déshabituant des pensées négatives, etc. Freud, comme tous les psychologues de son époque, notamment comme Janet qui est ouvertement revendiqué comme l’ancêtre des thérapies cognitives des TOC, est pris là-dedans, dans les instruments qui sont ceux de la psychologie de son époque. Sans oublier bien sûr que derrière l’homme aux rats, il a vu Wagner Jauregg – Wagner Jauregg ce n’est pas la rue à côté, mais quasiment – et donc Freud sait très bien que lorsqu’il va publier le cas, Wagner Jauregg va reconnaître son patient, et qu’il est donc très important que Wagner Jauregg voit à quel point il s’est fourré le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate, et à quel point la psychanalyse est beaucoup plus fort que le traitement moral que Werner Jauregg a proposé à cet obsédé, et qu’on pouvait proposer à l’époque dans toute l’Europe à quelqu’un comme Ernst Lanzer. De la même manière, je suis bien persuadé que s’il accueille à bras ouvert ce cochon d’homme aux loups, c’est parce qu’il vient de Kraepelin, et qu’il est extrêmement important que Kraeplin reconnaisse bien son patient et s’enfonce bien le nez dans son caca en voyant bien la différence du diagnostic complètement stigmatisant et du rejet qu’il a fait de l’homme aux loups, traité comme une folie maniaco-dépressive, à ce qu’on raconte, et de ce que Freud a fait, lui, avec le même patient. Il y a là des enjeux qu’on ne connaît aujourd’hui que parce qu’on a les notes et parce qu’il y a des petites notes ironiques sur Wagner Jauregg qui valent leur pesant de cacahouètes. Cette dimension-là est très importante dans l’écriture du cas. Il faut pouvoir rendre compte du fait que c’est dans un certain contexte qu’on soigne telle et telle personne. Il s’agit donc à la fois de montrer une rupture dans la théorie psychologique – la psychanalyse, ce n’est pas les traitements classiques – mais en même temps il faut pouvoir le dire dans les termes qui sont intelligibles à ce qu’il y a de plus raffiné et de plus subtile dans les représentations psychodynamiques de l’époque, et notamment celles qui sont plus ou moins janétiennes ou qui ont trait au traitement moral de l’obsédé. Je fais cela parce que je crois que les TOC et leur traitement par les thérapies cognitivo-comportementales sont un des grands champs de bataille épistémologiques de la psychopathologie contemporaine. La dépression, c’est tellement informe qu’une thérapie cognitive de la dépression, s’il faut juste lutter contre ses pensées négatives, ce n’est pas extrêmement articulé. Tandis que s’il faut lutter contre des pensées intrusives en tant que pensées intrusives, et pas seulement en tant que pensées négatives, si ça s’articule à des compulsions, s’il y a un facteur moral – c’est-à-dire s’il y a de la culpabilité, etc. – vous voyez que la théorie des TOC pour les cognitivistes, c’est le terrain où il faut mettre sur la table les concepts qui sont les leurs pour penser en termes naturalistes, en termes d’explications causales, en termes de psychométrie, en termes de quantification, d’individualisation des états mentaux, ce dont il s’agit dans la névrose obsessionnelle. Et donc là, on voit comment ça s’articule. C’est beaucoup plus important et beaucoup plus central, pour comprendre ce que c’est que le cognitivo-comportementalisme, que tout ce que vous pouvez trouver sur la dépression ! Ça n’a aucune espèce de rapport. Parce que là on est obligé de produire une théorie de l’esprit, une représentation de ce que c’est que l’esprit, l’action, l’intention, une cognition, comment est-ce qu’une cognition peut être négative, ce que c’est qu’avoir une pensée négative, etc. C’est une question qui est carrément logique, d’ailleurs. Est-ce qu’on peut avoir une pensée négative ? Ou bien est-ce qu’on ne peut avoir que des pensées, et puis un opérateur de négation ? Est-ce qu’on peut avoir une pensée négative ? C’est une question que Frege a explicitement traitée. Est-ce qu’on peut avoir une pensée de l’impuissance, ou est-ce qu’on a seulement un concept de la puissance plus un opérateur logique qui met « ne » devant, ou « in ». Pour Frege, nous n’avons pas de pensées négatives, nous ne pouvons penser que des choses positives et les modaliser sur le mode de la négation. Vous avez là un abîme de problèmes à la charnière de la logique et de la psychologie, de la théorie de la causalité et de la construction des états mentaux dans laquelle on voit un peu comment ça marche, les thérapies cognitivo-comportementales. Il est très important d’entrer dans ce champ parce que les meilleurs ressemblent terriblement aux axiomes fondamentaux que vous trouvez chez Janet et chez le Freud de L’homme aux rats.
La deuxième chose que je voudrais vous dire sur la fin de ce fragment d’analyse, c’est le problème éthique qu’il a posé.
Puisqu’il est extrêmement courant, et notamment chez Mahony, de considérer qu’en fait, ce que Freud appelle un succès est un échec, et c’est un échec parce que justement il n’a pas pu empêcher Lanzer d’épouser une femme qu’il savait stérile. L’analyse est censée nous dire que le vrai désir de Lanzer est d’être père – il aime les enfants – et le geste thérapeutique de Freud avorte sur un point bien précis, c’est qu’en fait il libère le sujet de son symptôme en lui faisant épouser une femme stérile. C’est essentiel pour comprendre quels sont les enjeux éthiques de l’identification paternelle. Est-ce que l’identification paternelle, par laquelle on résume en général la résolution du complexe d’Œdipe chez le névrosé, ça consiste à devenir père dans la réalité ? Voyez, tout à l’heure, quand je disais que la solution de Lacan est entièrement verbale - quand il sépare le père symbolique du père imaginaire - ; elle vous paraîtra beaucoup moins verbale si vous lui donnez la texture éthique d’une question sur la manière dont on conduit la cure de l’obsessionnel. Est-ce qu’au fond, il s’agit de lui faire faire avoir des gosses, c’est-à-dire de lui faire engendrer en tant que père, des enfants ? S’il n’y a pas de distinction entre le père symbolique et le père imaginaire, si cette distinction est prétendument verbale, je ne vois pas comment on échappe à l’argument de Mahony qu’il y a un dérapage final, une embardée où la manière dont il l’a libéré de son symptôme lui fait rater ce qui était son vrai désir, qui était d’avoir des enfants. C’est une vraie question que de savoir si ce qu’on appelle l’identification paternelle consiste à amener quelqu’un à devenir un homme, ou à devenir un père. Et je crois que justement, vous sentez derrière tout ce qui est impliqué par la fameuse question lacanienne. Là encore, un homme, un père, ça ne pose pas encore trop de problème ; mais quand il s’agit de se demander si ça consiste à devenir une femme ou à devenir une mère, c’est déjà beaucoup moins drôle. C’est-à-dire que la solution au problème de la féminité par la grossesse, c’est une solution qui n’a pas besoin d’analyse, je vous le rappelle, ça marche très bien dans la vie courante – c’est précisément cela qui inquiète plutôt la psychanalyse, pour autant qu'elle a la ptrétention de rendre l'affaire un petit peu plus compliquée si possible. Est-ce que devenir une femme, c’est devenir une mère ? Est-ce que c’est un accomplissement pour une femme que d’avoir des enfants ? Si vous déplacez les choses, tout d’un coup la question du phallus symbolique et du père, de la dimension symbolique prend une autre texture, parce que ça permet d’interroger autre chose. Alors évidemment, c’est un des points assez délicat, qui pose des problèmes très graves et redoutables : une femme obsessionnelle, est-ce que ça peut être un achèvement ou pas, dans une cure, qu’une femme obsessionnelle puisse tomber enceinte ? Là, il y a donc toutes sortes de problèmes qui ne peuvent être posés que si vous introduisez ces fameuses dénivellations entre le père symbolique et le père imaginaire. Qu’est-ce que c’est que devenir un homme ? Ça veut dire qu’on va accorder l’identification paternelle bien détachée du fait de devenir un père dans la réalité. Ça va avoir quoi comme contenu ?
Ça va avoir comme contenu, qui est nommé comme tel dans l’analyse de l’homme aux rats, d’amener quelqu’un à ce qu’on appelle une séparation. Et c’est le même terme que vous trouvez chez Lacan dans le fameux couple aliénation – séparation, puisque je vous rappelle que la vulgate lacanienne sur la névrose obsessionnelle, c’est que si on n’a pas affaire à des psychotiques c’est parce qu’il y a bien eu aliénation, mais c’est une névrose extrêmement grave et très profonde parce qu’il n’y a pas eu séparation. Il y a aliénation sans séparation, ce qui est expérimenté à tout moment dans une impuissance totale de l’obsessionnel à se séparer le discours de l’Autre qui est en général en clinique celui d’une mère phallique qui tient « les cordons de la bourse », pour parler comme Ernst Lanzer, mais aussi qui éventuellement comme on le voit banalement s’incarne chez ces Maghrébins, chez qui les mères se sont trouvées par la cruauté du monde social à être les dépositaires de la filiation, de la langue, de la fidélité au pays, etc., et qui réussissent par là à se présenter comme des mères-toutes, des mères phalliques, le père étant au contraire ravalé par l’humiliation sociale et l’exploitation du travail à rien, et ces jeunes maghrébins peuvent ainsi, à mesure même qu’ils sont bien insérés dans le dispositif familial, développer des symptômes obsessionnels majeurs, où l’on voit bien que le discours de la mère-toute, qui à la fois est la mère et en plus est équipée d’un phallus, aboutit à les exposer à quelque chose d’imparable, avec par exemple ces jaculations mentales extrêmement pénibles chez ces pauvres obsessionnels, d’arabe et de paroles du Coran, qui sont des espèces d’incrustations mentales pénibles dont la délivrance demande en général un long travail sur le divan.
Vous voyez bien l’aliénation à la loi de la mère. Vous avez bien aliénation, mais impossibilité de se séparer et de barrer cette loi de la mère. Que cet Autre tout se présente sous la figure classiquement post-freudienne de la mère phallique, comme le père de la jouissance, comme les parents combinés kleiniens, vous avez l’embarras du choix – ça dépend de la modalité sous laquelle on prend les gens – mais ça fait bien apparaître ce que c’est que la séparation.
Cette séparation, c’est la tâche à l’état pur – c’est un enjeu presque anthropologique, la guérison de la névrose obsessionnelle – de ce que c’est que la subjectivation. Qu’est-ce que c’est que l’individuation ? Qu’est-ce que c’est pour un sujet de ne pas être infiltré de manière permanente par la loi d’un discours aliénant ? Qu’il soit maternel avec des fragments d’arabe qui vous persécute, ou que ce soit un discours rationnel qui parle à votre place, peu importe. Qu’est-ce que c’est pour un individu d’être dans cette espèce de solitude qui est une solitude face à l’Autre, pas loin de l’Autre, pas en dehors de l’Autre, mais face à l’Autre. Et cet enjeu de la séparation, c’est à ça qu’il nous faut mesurer ce qui s’appelle la castration, ce que c’est que cette barre posée sur l’Autre, cette castration qui n’est opératoire que si elle est castration dans l’Autre – parce que pour ce qui est de se castrer lui-même, l’obsessionnel est champion ! Mais pour réussir à barrer l’Autre et pour que la castration ait lieu dans l’Autre, c’est toute cette opération qui fait qu’il ne va pas cesser de se plaindre que sa maman ne soit pas à sa place sur le divan. Et ceci d’une manière qui est automatique, qui est l’expression même de la difficulté : comment est-ce que j’ai pu être pris dans ce flot absolument intolérable de trucs dont je suis aliéné et dont je ne peux pas me séparer, et qui m’empêche d’avoir accès à toute individuation et toute intimité. Alors comment penser ici une identification paternelle, et donc cette identification paternelle symbolique qui fait barre sur l’Autre, sans que ce soit une répugnante collusion avec le paternalisme, c’est une question ! C’est une question, de savoir si l’on peut proposer à un jeune maghrébin obsédé autre chose que… finalement quoi ? le mariage avec une fille du bled ! C’est-à-dire précisément ce que veut sa mère, avec tout un dispositif imaginaire qui fera qu’il va aller choisir une française pour que ce ne soit… mais finalement, ce sera toujours et immanquablement ce que sa mère a décidé pour lui.
*
Et c’est ça qui va nous amener à Kierkegaard.
Pourquoi ? Kierkegaard était-il obsessionnel ?
Très précisément parce qu’il est devenu Kierkegaard, l’obsessionnalité n’existe chez lui que comme une trace constamment dépassée, qui est justement celle de la séparation la plus intransigeante qu’il a exigée de lui-même, celle de l’Individu devant l’Absolu.
Dans la mesure même où justement Kierkegaard ordonne la totalité de son existence à cet individu face à l’absolu, il devient impossible de dire qu’il est un obsessionnel. Si vous voulez un obsessionnel, il faut aller chercher son frère dont je vous parlerai longuement, qui a effectivement répondu au problème majeur posé par le père de Kierkegaard sur un versant beaucoup plus classiquement obsessionnel. D’ailleurs, il a fini évêque, et bien sûr, avec un tel sentiment d’indignité, qu’il en a démissionné de sa charge.
Cet absolu, cette idée d’une séparation qui va extrêmement loin, puisqu’il va pousser les choses à camper l’individu qui finirait par être l’unique chrétien du Danemark, le mettant dans une position de « minorité » absolue comme dirait Deleuze - c’est pour ça que ça ressemble énormément à Kafka, cette façon d’être dans une position radicalement mineure, d’être au fond le seul -, il va la consommer jusqu’au bout, il va y ordonner entièrement son existence, son écriture, et sa pensée. Et le moment charnière de cette séparation individuante l’extirpant de l’intérieur à ce à quoi il est maximalement aliéné, c’est-à-dire à la morale piétiste qui est la morale chrétienne la plus radicale – je vous parlerai des piétistes de l’époque, du grand mouvement protestant de l’époque, qui va réussir à le subvertir de manière à produire ce texte extraordinaire qui est le Traité du désespoir sur lequel nous travaillerons, qui est un texte dont le véritable titre, le titre refoulé, est le Traité du désespoir du père, car ce dont il est question dans le Traité du désespoir, ce n’est pas du désespoir de Kierkegaard, mais du désespoir du père de Kierkegaard. Et je dirai pourquoi.
Ces moments kierkegaardiens, pourquoi est-ce que je voudrais y arriver ? Comme l’an dernier, et pour la même raison : c’est que les rares choses que Lacan dit de l’obsessionnel, il les dit en les emballant notamment dans une référence mythique à Empédocle, « qui s’égale à son nom ». Comment fait-on pour guérir les névrosés obsessionnels ? Faites comme Empédocle, qui s’égale à son nom ! Vous êtes bien armé, pour la clinique, avec ça ! Je vais donc essayer de clarifier un peu ce qui a pu, comme ça, de manière gnomique, frapper Lacan dans la légende d’Empédocle. Et pour ça, il faut prendre quelqu’un qui existe, pas un mythe, et quelqu’un qui déploie dans toute la profondeur de sa problématique les nœuds même que nous avons rencontrés dans la névrose obsessionnelle. C’est-à-dire la dette à l’égard du père, car il y a là, chez Kierkegaard, une dette impayable. Pourquoi le deuil du père exerce ce ravage ? Parce que ce père est pris lui-même dans un mécanisme de dette qui retombe sur sa progéniture. Vous verrez quelle est effectivement la dette atroce qu’avait contractée le père de Kierkegaard, et qui est tombée comme une malédiction épouvantable sur ses pauvre fils - sur ceux qui ont survécu, parce qu’en général, les enfants Kierkegaard ont passé l’arme à gauche assez rapidement, dans cette chaude ambiance.
Pourquoi ensuite y a-t-il une solution éthico-religieuse qui est coextensive à la névrose obsessionnelle ? Non pas comme un arrangement circonstanciel, mais pourquoi est-ce que la réflexion éthique sur la religion et l’interrogation religieuse sur l’éthique, c’est-à-dire de quelque chose qui comme je vous l’avais fait remarquer avec Abraham, fait que si c’est religieux, l’éthique est suspendue. Au nom de quoi peut-on suspendre l’éthique, le règne de la loi ? Au nom de la foi, au nom de ce qu’est le « chevalier de la foi ». C’est une sortie par le haut, où l’écrasement moral qui fait l’ordinaire de la vie de l’obsessionnel connaîtrait cette fameuse sortie par la foi.
Avec la question également de savoir quel est le jeu poétique que Kierkegaard joue au comble de la culpabilité, et sous le reproche des pasteurs autour de lui et de ses amis avec le contenu même de la foi, le symbole de la foi. Est-ce qu’on peut faire de la poésie, est-ce qu’on peut s’exprimer en poète quand on lit l’évangile, et qu’on fait des sermons ? C’est-à-dire : est-ce qu’on peut maintenir l’Autre dans cette indétermination d’être l’absolu, d’être l’éternel, etc., sans le nommer directement comme un père ? C’est-à-dire est-ce qu’on maintenir par la poésie cet espèce de décalage interne dans la position de l’Autre qui permet de respirer, et qui permet de maintenir l’Autre comme ce point d’appel, comme ce point de vide, qu’on peut éventuellement saturer avec la figure du père, dans une théologie repue, qu’il va finir par mépriser. Ou bien est-ce que nous devons maintenir cette inquiétude, et bien plus que cette inquiétude, ce désespoir, cette angoisse qui fait que l’Autre devient quelque chose à l’intérieur de quoi il y a du jeu ? Comment cet Autre peut être un Autre qui interpelle l’individu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et non pas le Dieu de Hegel qui n’est que le premier moteur d’Aristote ayant parcouru la totalité de ses moments logiques.
Donc, autre point essentiel, comment est-ce que dans cette fenêtre de l’Autre, non saturé par le père, peut apparaître une femme ? Et là, permettez-moi de prévenir vos gros rires gras, ce n’est pas du tout dans le registre de la fiancée intouchable, et on rigolerait tous de l’impuissance de Kierkegaard. Parce qu’il n’est pas du tout évident de ce qui s’est passé avec Régine ne soit pas au contraire une indication particulièrement douloureuse de ce qui coincera toujours avec une femme, une expérience non pas du symptôme obsessionnel avec ces pauvres gens, vous savez, qui idéalisent tout le temps les femmes, et quand on les guérit, ils cessent d’être impuissants – cette espèce de vulgarité ignoble qu’on rencontre quelque fois dans la description des succès thérapeutiques de la psychanalyse -, comment voir chez Régine une manière d’interroger ce que c’est que l’érotique, qui n’a strictement rien à voir avec l’impuissance du pauvre Søren.
Ces thèmes-là, pourquoi les soulever ? Ces thèmes-là, pourquoi les soulever, tout simplement parce que dans le Traité du désespoir, on peut se livrer à un exercice de lecture et d’écoute fondamentalement différent de celui dont nous sommes habitués dans le registre freudien ou même lacanien ordinaire, et particulièrement de cet intérêt semi-morbide des collègues pour les jeux littéraux, les lapsus des obsessionnels où l’on voit comme dans l’incroyable montage sur Gisela dans L’homme aux rats, le Glejisamen, cet espèce de mot propitiatoire qu’a fabriqué l’homme aux rats pour réussir à faire une prière qui ne soit pas une sorte d’insulte ou de monstruosité profanatoire contre la Dame, ces espèces de jeux littéraux , donc, qui sont censés indéfiniment confirmer la profondeur de la théorie de la lettre ou du signifiant, de la représentation de mot, etc.
Si on lit Kierkegaard, on peut se rendre sensible un autre niveau de l’articulation du discours obsessionnel, qui est sa paradoxologie, son travail sur les contradictions. Et c’est par là que je voudrais vous rendre sensible pourquoi il est important de penser les choses comme Freud a échoué finalement à le faire, autrement qu’en termes de représentation, mais bien en termes d’attitudes propositionnelles, en termes de souhaits, en termes d’impératif, en termes de prière, en tenant compte des effets perlocutoires absolument magiques de l’écriture poétique de Kierkegaard. Egalement pour qu’on prenne cette intelligence obsessionnelle pour ce qui est son mérite, qui est son intelligence, au lieu d’y voir une illustration sempiternelle des mécanismes d’intellectualisation des obsessionnels dont on se gausse et qu’on stigmatise, parce que les obsessionnels, ça isole, parce que ça fait des formations réactionnelles, ça ne fait que des horreurs, n’est-ce pas ! Sans qu’on se rende compte que c’est la pensée même qui est isolation, qui est abstraction, que c’est ça l’intelligence ! Et c’est ce qui fait qu’on se prive de l’intelligence des obsédés dans la cure, en croyant comme ça rendre intelligible l’obsession comme mécanistique, par une sorte de retournement invraisemblable.
Et donc, le Traité du désespoir, c’est un exercice de lecture et d’attention à ce qui se joue dans l’adresse à l’Autre, de l’effort maximal de l’individuation, de la séparation, pour réussir à barrer de tous les discours probablement le plus terrible, celui de la morale chrétienne. En sorte qu’on puisse être chrétien, et qu’en même temps, on puisse exister comme individu, et qu’au contraire on s’aperçoive que seul l’individu est le chrétien, qui est le point culminant de la solution que Kierkegaard a cherchée à son drame.
Je vous ferai remarquer que ceci rejoint directement cette parole mystérieuse de Lacan sur Empédocle qui s’égale à son nom, puisque le Traité du désespoir est celui où justement Kierkegaard renonce à la pseudonymie. C’est le moment charnière où étant parvenu à ce sommet de l’individuation radicale, il rencontre son propre nom et devient capable de l’assumer.
Voilà donc le programme des dix ans à venir !
X :
sur la question des rapports de l’individu et de la chrétienté. Vous semblez
dire que Kierkegaard, son problème c’est d’essayer de penser la question de
l’individu à l’intérieur de la chrétienté. Mais souvent on considère que la
question de l’individu a émergé avec la chrétienté puisqu’il est question
de salut individuel dans la chrétienté !
Pierre-Henri Castel : mais bien sûr. C’est justement ce qu’il va dénoncer jusqu’à adopter une position très particulière, qui est celle du martyr, du témoin de la vérité. Il est le témoin de la vérité. Ça va commencer par des histoires de taille de pantalon, puisqu’il va y avoir des caricatures de Kierkegaard – il avait des jambes pantalons pas tout à fait à la même hauteur -, et ces caricatures vont s’amplifier chez Kierkegaard jusqu’à le transformer comme le martyr du Danemark, et comme celui qui est véritablement absolument séparé de tous les autres. Et il va réussir à dire, ce qui va provoquer les vagues que vous imaginez dans un pays ultraconservateur et ultraprotestant du Nord, qu’il vaut mieux ne pas aller à l’église plutôt que d’écouter les pasteurs prêcher cette foi qui est une hypocrisie absolue. C’est presque une position à la Spinoza, une position d’exception radicale, précisément au service de la vérité. Le traité du désespoir va aboutir au moment où il assume sa pseudonymie, au fameux texte Mon œuvre du point de vue de l’auteur, etc., tous ces textes-là, les derniers sermons, etc. C’est ça qui est intéressant, c’est la façon dont le symptôme qui est tragique chez Kierkegaard, va sur cet espèce de fil du rasoir arriver à culminer, à dire qu’il n’y a que le chrétien qui est un individu, sauf que le problème est que, comme il n’y a pas d’individu, il n’y a pas de chrétien, sauf celui qui témoigne pour, qui ne peut témoigner qu’en place de martyr.
X :
et comment est-ce qu’on pourrait penser cela par rapport à la manière dont
on décrit la modernité, c’est-à-dire comme l’individualisme caractérisé ?
Pierre-Henri Castel : eh bien, c’est-à-dire que c’est l’individu « de masse » qui pose problème à la modernité. Si je prends par exemple une réflexion qui m’avait énormément frappée chez Amiel, c’est que nous vivons dans un monde où le malheur de ce temps, c’est qu’il n’y a que des individus, et plus d’individualité. Ce qui est je crois un truc saisissant. L’individualisme de masse, c’est le milieu politico-culturel dans lequel va apparaître le problème de la névrose obsessionnelle que Freud recueille sur son divan. Pour qu’il y ait des névrosés obsessionnels comme ça, il faut qu’il y ait une question de ce genre. C’est pour ça que ces gens mangent du Nietzsche, comme Hermann Hesse, qui vont se faire psychanalyser, etc. C’est la question de l’individualité, et la psychanalyse apparaît comme une manière profonde de sauver l’individualité dans le monde de l’individualisme de masse. Voyez, on n’est pas loin de questions qui sont très proches de nous. Les obsessionnels, sur un divan, portent cette question-là.
Alors en plus, quand ils sont dans des
cultures qui sont hostiles à l’individualisme, voyez le paroxysme de souffrance
que ça peut déclencher !