la névrose obsessionnelle
Je
vais parler aujourd’hui de deux textes – Un
portrait logique et moral de la haine de Ruwen Ogien[1],
et les Paradoxes de l’irrationalité de Donald Davidson[2]
– et je voudrais expliquer pourquoi je vais y faire référence, quel nœud ça
occupe sur l’espèce de fil que j’essaie de dévider.
Ce
sont des instruments que je vais utiliser pour mettre en cause rien moins que le
fait que la haine refoulée pour le père explique les symptômes de l’obsession
de Lanzer, et tout particulièrement une figure bien précise de la compulsion,
qui est l’action en deux temps, laquelle revient à plusieurs endroits dans
l’analyse du cas. Notamment dans la « partie théorique » du cas
publié, à travers un exemple, celui de la pierre que Lanzer met et enlève sur
le chemin que doit prendre la dame, et dans une note (qui va être utilisée par
Davidson parce que la chose lui paraît remarquablement ressemblante), deux
pages plus loin, où quelque chose de relativement comparable a lieu avec une
branche, à la place de la pierre.
Lorsque
je dis que j’essaie de mettre en cause avec ces outils sophistiqués l’histoire
de la haine refoulée pour le père, qui explique le symptôme de l’obsessionnel,
il ne s’agit pas de nier qu’il y ait de la haine, et il ne s’agit pas de nier
non plus qu’il y ait quelque chose de l’ordre du refoulement de la haine qui
fasse retour justement, c’est très manifeste, dans le transfert - j’ai
largement insisté sur ces questions dans les séances précédentes -, ni qu’il y
ait des symptômes obsessionnels qui aient cette structure « en deux temps »
(que toute clinique n’a pas de mal à mettre en évidence). Ce qui est en cause,
c’est la métapsychologie développée ici par Freud pour essayer d’articuler
ensemble cette question de la haine – la haine est analysée ici comme un
affect, une sorte d’état psychique passionnel, ce qui pose un grave problème
car il n’est pas évident que la haine soit quelque chose de ce genre - avec une
certaine théorie de l’acte ou de l’action, qui est la pierre de touche (c’est
bien le cas de le dire !) dans la doctrine de « la régression de
l’agir au penser », soit l’explication systématique par laquelle se clôt
l’exposé publié du cas.
Le
contexte dans lequel je mets en cause ce dispositif, c’est que l’appareil
psychique en cause dans la névrose obsessionnelle, dans toutes ces séances avec
Lanzer, est négocié constamment avec le patient. C’est là une des choses qui je
crois est des plus troublantes lorsqu’on essaie de retrouver dans le cas de L’homme aux rats une sorte
d’illustration clinique de la théorie de la névrose obsessionnelle à la Fenichel
ou à la Jones, avec tous ses rouages bien huilés. Car
que voit-on, plutôt ? On voit que c’est dans une discussion de l’idée de « division
du moi », avec la partie mauvaise, immorale, et la partie bonne, puis le
remplacement de ce premier appareil psychique par un second, avec les pulsions
infantiles et la conscience, qu’un autre appareil psychique se met désormais en
place, dans lequel c’est le conflit entre l’amour et la haine, haine centrée en
particulier sur le père, qui vient organiser à nouveau les associations et
leurs interprétations. Et la cure trouve ainsi son cadre dans une sorte de négociation
sur le statut de ce nouvel appareil psychique, lequel permet à la fois de
maintenir la cure sur ses rails, et en même temps de produire, circulairement,
un cadre pour la fabrication d’autres appareils psychiques, à l’intérieur
desquels les affects et les pensées les plus refoulés deviennent peu à peu
davantage accessibles. Il n’est pas du tout question d’imaginer qu’il y aurait
quelque chose comme une découverte progressive, empirique, grâce à laquelle on
arriverait à trouver que le bon, le vrai, le véritable appareil psychique, qui
serait plutôt celui-là que l’autre. Cet appareil, est toujours entièrement dans
le travail que fait Freud avec ce patient, il est ce travail à deux dans lequel
l’élaboration théorique accompagne l’analyse elle-même.
Rien
ne nous défend donc ici d’essayer, une fois qu’on aura mis en évidence un
certain nombre de difficultés que pose cet appareil - d’autant que Lanzer ne se
laisse pas faire par les propositions d’appareil psychique que fait Freud, et
polémique avec lui dans le cadre de la cure -, rien ne nous défend donc d’aller
plus loin et d’essayer de saisir avec des outils entièrement différents des
siens comment se structurent ces symptômes.
J’avais
la dernière fois essayé de montrer qu’il y a un cercle logique manifeste pour
identifier pourquoi la haine causerait les symptômes, puisque les seuls
critères que ce soit bien la haine, ce sont les symptômes, et que le seul effet
qu’a la haine, ce sont ces mêmes symptômes. Ce qui
pose une question particulière : celle de savoir si l’on peut dépasser ce
cercle logique, et surtout si l’on peut éviter la pétrification de la théorie
de la névrose obsessionnelle dans les formes (qui me semblent
épistémologiquement insuffisantes) que Freud a proposées. C’est aussi pour
cette raison que je dirai quelques mots sur le fameux article de Jones, « Hate and anal erotism » de
1913, qui a été le point dans lequel s’est peut-être pétrifiée définitivement
l’idée que la haine pour le père est la cause de ce qui est spécifique dans les
symptômes de la névrose obsessionnelle.
*
Mais
je voudrais faire une petite remarque préliminaire (ou une parenthèse) sur les deux
textes d’Ogien et Davidson. Ce sont des textes
extrêmement difficiles. J’avais déjà parlé il y a un an ou deux d’un texte de Ruwen Ogien sur la honte, dont je
m’étais alors beaucoup servi. Ce sont des textes encore
plus difficiles, et le texte de Davidson de 1978 a donné lieu à des centaines
d’articles et des dizaines de livres, et il est considéré comme l’un des textes
philosophiques les plus profonds de ces trente dernières années. Sa traduction
pose à certains endroits de grandes difficultés. La lecture de ce texte est
difficile même pour le philosophe professionnel, donc ne vous alarmez pas en
essayant de le lire, de la gentille simplicité de Davidson avec laquelle il a
l’air de parler de ces problèmes, même si quelquefois ça devient presque
impénétrable tellement c’est complexe.
Pourquoi
est-ce que je me sers de ces deux textes ? L’attitude de Davidson à
l’égard de la psychanalyse – pas en France, mais dans le reste du monde – a
toujours interpellé, puisque Davidson n’est pas contre la psychanalyse, ce qui
paraît à beaucoup de gens étrange, d’autant que c’est probablement avec Quine,
Cavell et Goodman le plus grand philosophe analytique de sa génération, et qu’il
soit absolument imperturbable devant les critiques ordinairement adressées à la
psychanalyse, a suscité toute sorte d’étonnement et de perplexité. Et beaucoup
de psychanalystes britanniques et américains se revendiquent d’une manière à
mon avis profondément erronée de cette « caution » philosophique que
Davidson procure pour dire que ce qu’ils font n’est pas absolument en dehors du
champ de la rationalité et du débat rationnel.
X : Davidson a été en
analyse ?
Pierre-Henri
Castel : non, mais Marcia Cavell, a été marié presque toute sa vie avec Stanley
Cavell, et ensuite l’a quitté pour Davidson, et Marcia
Cavell est une psychanalyste ; elle a publié un certain nombre de travaux
essayant d’utiliser la conception davidsonienne
du soi et de la signification – travaux que je trouve pour ma part extrêmement
peu satisfaisants. A ma connaissance, donc, Davidson n’a pas été analysé.
La
tâche à laquelle je pense, pour nous, est la suivante : j’importe ce type
de concepts pour essayer de décrire les symptômes et en même temps pour essayer
d’introduire dans la discussion étiologique une certaine marge. Davidson
propose en effet un outil de description et une proposition d’explication de ce
qui se passe en particulier dans ces actes bizarres (où quelqu’un vient enlever
une pierre du chemin puis la remettre), qu’il glisse dans le tiroir général du
problème de l’irrationalité, problème de l’irrationalité qui est à premier vue profondément
décalé par rapport aux explications freudiennes et à ce dont on a besoin en
général dans la psychopathologie. Ce qui est intéressant avec ce qu’il fait,
c’est que ce sont des outils qui ont été forgés bien après Lacan et très loin
de ses soucis - comme de la plupart des psychanalystes contemporains
d’ailleurs, même ceux qui savent qu’il existe quelque chose comme la
philosophie analytique de l’esprit, mais qui s’en servent couramment (car cet
usage est une production universitaire assez spécifique dans les pays de langue
anglaise) dans un but de métadiscours sur la psychanalyse, mais pas du tout
dans le but qui est le mien, qui est celui d’une élucidation clinique et d’une
caractérisation à nouveaux frais de ce en quoi consiste les symptômes
obsessionnels. Il y a donc là une tâche.
Le
problème, c’est que ça introduit – et je ne m’en cache pas – un certain
vertige, parce que cette manière de faire ne consiste pas à gloser en termes freudo-lacaniens L’homme
aux rats, mais à reprendre quelque chose qu’à un moment je vais supposer
exister comme le symptôme de l’homme aux rats, et à en faire la description dans
un registre entièrement différent de ce dont vous avez l’habitude lorsque l’on
parle en termes de représentation ou de représentation refoulée, ou
d’inconscient.
Si
je fais cela, c’est dans le but de comprendre la portée même de ces notions,
lorsque Freud ou Lacan les emploient, ce qui implique un recul à l’égard de ces
notions mobilisées pour expliquer un phénomène psychopathologique comme l’acte
de mettre et d’enlever une pierre du chemin de sa bien-aimée, et une
caractérisation plus précise des points d’application pertinents de ces
notions. Car, pourquoi aller ici parler d’affect et de représentation,
d’action, et enfin d’action en deux temps ? C’est cela que je veux
élucider, et donc les raisons de recourir particulièrement à quelque chose
comme une théorie du signifiant, de l’acte, ou de la représentation, ou de la
polarité haine-amour. Il y a ici un moment tout à
fait réaliste (au sens épistémique du terme), car ça suppose que le symptôme existe
de façon relativement indépendante, en soi, eu égard à un certain type de
description, que ce soit celle de Freud ou de Lacan, puisque c’est la mobilité même
de ces descriptions qui est mise en cause, c’est la possibilité de passer de
l’une à l’autre, de ce qui est gagné par l’une et perdu par l’autre, et l’enjeu
même est de saisir ce qui se passe quand on change de conceptualité. Vous voyez
du coup que ce qui est troublant, c’est que bien évidemment, j’arrête là de
considérer L’homme aux rats comme une
vignette illustrative exemplaire de la théorie de Freud, de Lacan, ou de Jones,
et c’est me semble-t-il de façon plus directe, une manière de vous introduire à
la possibilité - peut-être pour vous-même - de voir quelle est votre propre marge
de manœuvre à l’égard de l’usage de ces concepts lorsque vous avez à décrire ou
à saisir un certain type de difficultés.
La
deuxième partie de cette longue remarque liminaire, que je suis très embarrassé
de vous faire, c’est que l’extrême difficulté de ces deux textes – le texte de Ruwen Ogien est difficile parce
qu’il mobilise énormément de connaissances de type logico-linguistique,
d’histoire de la philosophie contemporaine ; le texte de Davidson, parce
que son argument lui-même est profond et on a parfois un peu de mal à saisir
exactement ce qu’il veut dire – leur extrême difficulté remet en honneur
quelque chose qui chez Lacan n’a jamais été un acquis mais un travail, qui est
l’exploration logico-grammaticale d’un certain nombre
de positions que nous avons à l’égard des choses parce que nous sommes pris de
telle ou telle manière dans le langage. Travailler à les mettre au jour, ce
n’est pas une simplement une idiosyncrasie castélienne,
mais c’est l’effort de laisser la psychanalyse longer réellement les grands
enjeux du débat rationaliste moderne, en des points bien précis. Et voilà qui
mérite un commentaire. Les points que j’essaie d’introduire pour penser ces
questions font référence au débat rationaliste contemporain, et ce sont
précisément ceux que confisquent aujourd’hui les sciences cognitives, et
notamment les théories cognitives des TOC. La pensée logico-analytique
de Davidson, qui, pour des raisons fondamentales, est une pensée irréductible aux
théories cognitives, suscite souvent un recul. Car en s’avançant dans ces
zones-là, la plupart des ignorants qui peuplent le milieu que nous fréquentons
ont le sentiment qu’il s’agit d’une concession insupportable à un type de
rationalité incompatible, antagonique, avec celui de la psychanalyse, parce que
ce rationalisme analytique est systématiquement confondu, d’une manière absolument
aberrante mais prégnante, avec le rationalisme cognitiviste. Ce qui fait que
beaucoup de points conceptuels qui prolongent parfois à quelques phrases près
des choses qu’a laissées Lacan en jachère, sont désertées par la réflexion
psychanalytique contemporaine – surtout lacanienne, hélas ! – au moment où
l’on se rapprochait d’une sorte de zone trouble où il pourrait y avoir un risque
de verser dans un rationalisme sur lequel on raconte impunément tout le mal
qu’on veut. Si bien que dans le très modeste dialogue que je vais essayer de
tisser avec ce texte de Davidson, je voudrais rappeler que lui et Cavell – Stanley
Cavell n’est pas vraiment un philosophe analytique, car il est très proche de
ce qu’on appelle la philosophie continentale – sont des esprits qui ne sont pas
du tout hostiles à la psychanalyse, et qui jusqu’au bout ont considéré que la
plupart des polémiques traditionnelles menées au nom de la psychologie
rationaliste contemporaine, ou de la philosophie de l’esprit, contre la
psychanalyse, sont infondées. Et ça va même très loin, puisque le texte de
Davidson dont je vais parler est une « défense de Freud » – il
le met entre guillemets – qui a surpris, et c’est la raison pour laquelle le
texte a joué un rôle d’incitation considérable à la réflexion.
Autrement
dit, ce que j’essaie de faire prudemment ici, en introduisant ces notions de
philosophie de l’esprit, c’est quelque chose de relativement comparable au
geste de Lacan mettant en relation Freud et Saussure, c’est-à-dire d’essayer de
montrer qu’une conception profonde du langage et de la vie mentale, et de
l’acte comme de l’action, peut féconder de manière pertinente nombre de
problèmes qui autrement risqueraient d’être complètement engloutis dans la
confusion conceptuelle et le dogmatisme des orthodoxie.
Ce
n’est pas un geste que je fais pour la première fois, que d’utiliser un tel procédé,
d’ascendance wittgensteinienne, et qui est l’analyse logico-grammaticale
des énoncés (ici, des énoncés d’affect). Mais je voudrais vous faire sentir pourquoi
ça me paraît amusant de vous l’adresser, et à vous tout spécialement. Ce sera
la troisième jambe sur laquelle je m’appuierai ce soir.
Je
vois deux ou trois petites raisons pour cela. Je trouve d’abord insupportable
jusqu’au ridicule la déconnexion du discours de la psychanalyse et du discours
rationaliste contemporain, lequel est comme je vous l’ai dit diabolisé dans une
sorte d’ignorance effrayante, absolument contraire à l’attention que Lacan a
toujours porté à l’épistémologie de son temps. Je trouve sidérant qu’on puisse
continuer à se balader dans les associations psychanalytiques avec une
épistémologie tellement ancienne, sinon vétuste, qu’elle n’a même pas été
enseignée aux gens de ma génération ! Il faut aller chercher dans les
livres d’histoire pour aller trouver de quoi il s’agit au juste quand les gens
parlent dans notre milieu d’une théorie de « la science ». J’étais à
peine né que c’était déjà périmé, ces trucs-là ! Mais il y a encore des
gens qui parlent de la science sur la base d’auteurs qui vous lisez pour
mémoire, tel Koyré, mais qui sont recyclés par toute une génération qui continue
avec piété à trouver que c’est très intéressant. La petite monnaie de cela,
c’est que quelque soit le vacarme culturel qui est entretenu là-dessus, ça nourrit
des effets de groupes autour de dogmatismes locaux qui sont des dogmatismes de
pacotille, avec ressassement obligatoire des concepts de l’Autre et du
signifiant, etc. Il suffit de regarder les panneaux d’affichage des
associations pour voir sur quel espèce de registre sempiternel ces trucs-là se
mettent à tourner en boucle, tandis qu’en même temps, à l’évidence, et
heureusement, la complexité propre de l’expérience interdit qu’on se mette
d’accord sur leur usage correct, puisque ce qui est « signifiant »
pour l’un ne l’est pas pour l’autre, et qu’il y a quasiment autant de
conceptions de l’objet (a) que de lubies privées dans notre milieu. (Et je ne
dis pas ici que c’est un mal, je dis que ça en devient un quand ça devient la
norme même de l’échange). Ce qui aboutit à des situations paradoxales, que vous
avez j’imagine comme moi repérées, comme ce que j’appelle le néo-humanisme du
sujet parlant, à la Roudinesco, cette pauvre chose qu’est
le sujet, qui est si bien quand elle est honnêtement soumise à la loi
symbolique, et qui aujourd’hui servirait d’antidote au néo-libéralisme. Cette
sociologie de psychanalyste a transformé notre travail en une sorte de machine
qui pourvoit en valeurs un monde censé être « en crise », et je
m’étonne que les gens de votre génération ne trouvent pas cela absolument odieux !
Ce discours sénile sur la décadence de la société dans laquelle vous
existez ! Il y a une croyance que tout fout le camp, à quoi, si elle n’est
pas positivement combattue par les gens qui ont moins de trente ans, on ne voit
pas très bien qui va s’opposer. Tout cela s’accompagne de la marginalisation
massive du rapport au réel, dans laquelle la psychanalyse devient une forme
d’idéologie culturelle dans un monde en déclin, dont il faut décrire en long et
en large le déclin, parce que si ce monde n’était pas en déclin, trop de gens
se demanderaient à quoi ça sert de parler de psychanalyse, vu qu’ils n’auraient
plus de remède à mettre en circulation.
Autrement
dit, les concepts que je vais employer renouent avec une recherche dont la
difficulté, même si elle vous paraît angoissante - et je crois qu’on n’a pas à
s’inquiéter du caractère angoissant de la difficulté d’un texte philosophique,
cette angoisse a toujours fait partie de l’expérience philosophique de la lecture,
celle d’être réellement en position de ne rien comprendre, pris par et dans un
texte dont les coordonnées mêmes vous bouleversent et vous poussent tellement
de côté par rapport à ce à quoi vous vous cramponnez, que l’incompréhension et
la perception en même temps qu’il y a là quelque chose d’extrêmement profond
qui vous révèle à vous-mêmes non pas votre non-savoir,
mais tout simplement votre ignorance, se condense en une expérience que je
crois essentielle, et dont l’organisation collective du consensus (ou de ce qui
en tient lieu) par l’imposition d’un discours psychanalytique normatif, nous
prive depuis je crois trop longtemps.
Et
ce n’est pas simplement à titre de méthodologie, c’est-à-dire pour comprendre
quelles sont les stratégies qui permettent à un certain nombre de concepts de
nous éclairer sur les difficultés profondes que peuvent poser les symptômes de
la névrose obsessionnelle (qui sont quand même parmi les symptômes, franchement
les plus inextricablement complexes, les plus difficiles, les plus
problématiques par rapport à nos normes, etc.) ; c’est aussi dans le but
de ne pas perdre dans le discours analytique cette expérience même de
vertige : celle du déplacement des concepts que nous pouvons utiliser à la
recherche d’un réel qui nous échappe, et dont seuls les concepts philosophiques
compliqués que je vais modestement introduire donnent une mesure. C’est
peut-être aussi un moyen de faire en sorte que par la psychanalyse - qui comme
vous l’avez remarqué fait de moins en moins peur et de plus en plus sourire, et
peu importe d’ailleurs si les gens sourient à tort : il est évident que
les gens qui sourient de la psychanalyse n’ont pas découvert comment guérir la
psychose – que par la psychanalyse, donc, nous soyons effectivement touchés
dans les arrimages ultimes de ce qui fait notre vie intellectuelle, et que nous
cessions de considérer que l’autre auquel nous nous adressons a tort parce
qu’il rejette la psychanalyse ; car il y a bien des choses d’une extrême
profondeur qui sont tout simplement laissées inexploitées alors qu’elles nous
intéressent directement.
Je
m’arrête là dans ma petite sortie moralisatrice, mais vous voyez dans quel esprit
je situe les choses.
Je
reviens donc au difficile objet de ces séances.
*
J’ai
donc choisi de travailler dans les séances qui vont venir sur une étude de
grammaire logique de la haine, celle de Ruwen Ogien, qui a la caractéristique que vous m’avez déjà vu
plusieurs fois employer dans ce séminaire, de tenir comme une erreur complète
qu’on doive séparer la représentation et l’affect – ce qui est la pierre de
touche de la théorie de la névrose obsessionnelle chez Freud : séparation
de la représentation et de l’affect – et de sa version lacanienne, qui est
l’autonomie, quand on en analyse les concepts, de ce qui est du ressort de
l’affect, et de ce qui est du ressort du signifiant. Je vais donc essayer de montrer
à quoi ressemble une analyse de la haine, qui est me semble-t-il beaucoup plus
pertinente qui est celle qui est supposée pour des raisons de philosophie de la
psychologie propre à l’époque, par Freud lui-même.
La
deuxième chose, c’est de comprendre ce que suppose au niveau de l’acte et de
l’action – pour une fois, je vais les mettre ensemble – quelque chose d’aussi
étrange que le symptôme en deux temps, qui est retenu à très juste titre par
Freud comme la pierre de touche de toute compréhension correcte de ce dont il
s’agit dans une compulsion. Une théorie, quelle qu’elle soit, qui serait
incapable de dire pourquoi Lanzer voit la pierre sur le chemin, enlève la
pierre, puis ensuite revient pour la remettre, serait une métapsychologie de
l’action incapable de rendre compte de la névrose obsessionnelle, et bonne pour
le panier. Marquons-le : la pierre de touche d’une conception
effectivement explicative vu ce dont il s’agit, c’est de rendre compte de ça. Or
chez Davidson, il y a une approche bien particulière de ce problème, et je
voudrais voir dans quelle mesure elle éclaire ce problème du symptôme en deux
temps.
Et
puis bien sûr, troisième temps, la façon dont tout ça s’articule. Car la raison
pour laquelle chez Freud, le névrosé enlève la pierre puis la remet, est liée
au conflit amour / haine : il l’enlève par amour, et la remet par haine.
Mais c’est curieux, car on aurait pu supposer qu’il vienne la mettre par haine,
et qu’ensuite il l’enlève par amour ! Freud ne cesse de dire que c’est
toujours la haine qui est refoulée, mais si c’était la haine qui est refoulée,
alors on devrait plutôt commencer par le geste de mettre une pierre qui n’est
pas sur le chemin, pour venir ensuite l’enlever. Il y a quelque chose qui sonne
déjà bizarrement dans le raisonnement freudien, dont on ne va pas se sortir –
car Freud n’aurait pas admis qu’on s’en sorte avec une entourloupe - en disant
que l’ordre importe peu, que ça marche aussi bien, refoulé/retour du refoulé,
je les permute ni vu ni connu, circulez ! Non, ça ne marche pas aussi
bien ! La précision de la théorie freudienne implique qu’on s’attache à ce
type de détails. Il faudrait donc savoir si, effectivement, il est tenable, en
un certain sens, que la haine et l’amour jouent un rôle dans les structures
mentales en cause dans le symptôme « en deux temps ».
Ce
soir, je vais simplement essayer de vous faire voir les bords de ces textes, et
vous dire un peu comment Davidson en arrive à tomber sur ce passage de « L’homme
aux rats ». Je voudrais juste poser les premiers jalons. Le texte de
Davidson sur les paradoxes de l’irrationalité lui a coûté énormément de peine,
il a mis à peu près quinze ans à se faire une idée de ce qui rendait possible,
conceptuellement, quelque chose comme la faiblesse de la volonté. Car Davidson
a parfaitement compris qu’il fallait, dans toute théorie de l’action en
général, qu’elle soit psychanalytique ou pas - et simplement pour avoir une
compréhension de ce que c’est que l’action, que le concept même d’action -,
rendre compte du fait que c’est une possibilité conceptuelle de l’action que
l’action soit irrationnelle. C’est un des défis philosophiques que Davidson
s’est lancé : l’action humaine – à la différence de l’action des robots,
des machines, etc., - a ce trait particulier qui est qu’elle peut être action
irrationnelle. Et elle peut être une action irrationnelle sous la dépendance du
fait que nous sommes des êtres rationnels, c’est-à-dire qu’il n’y a pas
d’irrationalité chez des gens qui ne sont pas des êtres rationnels. Ce qui est
assez amusant, c’est que l’irrationnel n’est pas le non-rationnel.
Davidson n’a jamais douté du fait qu’on pourrait implanter un dispositif dans
votre corps qui ferait que, lorsque vous décidez de faire quelque chose, votre
main par exemple se déplace et fasse autre chose, parce que vous êtes soumis à
un mécanisme qui vous télécommande - on n’est pas loin des machines à
influencer des psychotiques, mais ce n’est pas exactement de cela dont il
s’agit. Et à aucun moment vous n’allez considérer que le fait de vouloir
prendre un objet, d’avancer la main pour le prendre mais de ne pas y parvenir
parce que votre main se dirige vers un autre objet, constitue une irrationalité
de l’action. Il s’agit simplement, là, de quelque chose qui est non-rationnel, qui est une intervention causale extrinsèque,
et qui détourne votre action. L’irrationalité ne se produit donc que lorsque,
connaissant par exemple les bonnes raisons que j’aie de ne pas boire,
néanmoins je bois. Plus vous allez prêter de force non-rationnelle
à une puissance qui vous déborderait (de l’intérieur), une sorte de passion par
exemple, qui serait plus forte que vos raisons, vous tombez dans le cas d’une
machine qui me ferait prendre de force ce paquet de Kleenex plutôt que ma
montre, et ce serait là non pas une irrationalité, mais une non-rationalité
brute du geste détourné. Ce qui est donc tout à fait essentiel, au point de vue
de Davidson, c’est de penser ce qui se passe lorsque j’agis pour un certain
nombre de raisons – par exemple si j’aime boire – tout en sachant que les
meilleures raisons qui se présentent à moi sont des raisons qui devraient au
contraire me retenir de boire.
Autrement
dit, le repère de l’analyse de l’irrationalité chez Davidson, c’est Aristote,
la question aristotélicienne de l’akrasia, de l’action incontinente, de l’agent akratique à la « volonté faible », et dont le
modèle chez Aristote est le goinfre, l’ivrogne ou le libidineux, qui sait très
bien qu’il ne devrait pas se livrer à des actions honteuses, mais qui néanmoins
s’y livre.
Ce
qui est intéressant dans ce modèle, c’est son caractère minimal sur un certain
point. Lorsque par exemple je me livre à une débauche de boisson, je sais sous
une description de mon action que je sais être la meilleure, que je ne devrais
pas boire une telle quantité d’alcool, mais néanmoins je la bois. Ce qui est
très important, c’est que j’en suis conscient
– il n’y a pas de notion d’inconscient dans l’akrasia aristotélicienne. Je suis
conscient des raisons qui sont en jeu. Et le pari de Davidson, c’est que la
notion d’inconscient freudien, ou quelque chose de cet ordre, peut être
considéré comme une extension conceptuelle[3]
de ce qui se passe dans l’akrasia aristotélicienne. On va voir comment.
L’idée
si complexe de Davidson est la suivante. Chaque fois qu’il y a irrationalité de
mon action, il y a quelque chose qui est une « cause mentale » – d’où
le problème de savoir s’il existe des causes mentales – qui est aussi
une « raison d’agir », mais qui ne cause pas ce qu’elle devrait
causer. Il y a cause mentale, il faut que ce soit une cause mentale qui soit
aussi une raison – sinon on n’est pas l’irrationalité, mais dans la non-rationalité. Une cause mentale qui n’est pas une raison
d’agir, c’est par exemple une bouffée de pure rage qui va déclencher un certain
nombre de choses en moi, des actes, etc. ; et si cette bouffée n’est pas
une raison d’agir, alors on n’est pas dans le cadre d’une irrationalité, mais
d’une non-rationalité qui purement et simplement vient
perturber l’exercice de la raison. Pour qu’il y ait irrationalité, il faut que
la raison d’agir qui est en cause ne cause pas ce qu’elle devrait
causer, c’est-à-dire une conduite tempérante. L’un des problèmes, c’est de
savoir comment une cause peut échapper relativement au fait d’être elle-même causée,
et de s’insérer donc dans une chaîne de causes déterministe ouverte, ce qui est
contraire à l’activité rationnelle (une raison est un terminus, quand on l’a
trouvée, on s’arrête).
Le
premier point, cependant, qui fait acquis chez Davidson, c’est qu’en
distinguant cette cause mentale qui est une raison d’agir mais qui ne cause pas
ce qu’elle devrait, c’est que ce n’est pas une contradiction logique. Il y a
évidemment, en effet, une autre possibilité qui nous sort de l’irrationalité,
c’est qu’on n’ait là qu’une pure contradiction. Si c’est une pure
contradiction, dans ce cas-là on n’est pas dans le domaine de l’irrationalité,
on est dans le domaine de l’impossibilité logique. Voyez l’espèce de crête sur
laquelle on se déplace ! Si on va trop dans une direction, c’est du non-rationnel, si on penche trop vers l’autre, c’est la
contradiction logique, auquel cas aussi il n’y a plus d’action irrationnelle.
La
deuxième chose à élucider, avec la raison d’agir qui cause le comportement,
c’est de savoir ce que ça veut dire, au juste que de dire que ce n’est pas la
cause « qu’il faudrait ». Et l’idée de Davidson est que s’il existe
des actions irrationnelles, c’est bien ça dont il faut rendre compte – car on
peut soutenir qu’il n’y en a pas, que soit il y a du non rationnel (une bouffée
de passion), soit il y a des contradictions logiques (deux raisons
contradictoires, ce qui entraînent n’importe quoi). Rendez-vous bien compte, en
effet, que dans la description de celui qui boit son verre de trop, la
description même de ce qui se passe quand vous décrivez ça comme irrationalité
vous engage philosophiquement à toute une batterie de concepts qui sont eux
mêmes critiquables. On pourrait très bien dire que telle action n’est pas irrationnelle,
et qu’elle est non-rationnelle parce que c’est un
élan irrépressible qui va comme un mécanisme interne faire que la personne se jette
sur son verre, ou bien alors dire que ce n’est pas une irrationalité, car il
s’agit de deux désirs mutuellement contradictoires, boire et ne pas boire, et
comme l’agent ne peut pas décider (aucun n’est vraiment une meilleure raison,
les deux pressions à l’action s’équilibrent), il se passe n’importe quoi.
La
réponse de Davidson est que, s’il existe bien une action irrationnelle, la
conséquence logique de ceci, alors, il y a dans l’esprit une division et cette division est nécessaire.
Cette
division nécessaire est conçue, dit-il, sur le mode d’une sorte d’interaction sociale,
mais intériorisée, ayant lieu chez un seul individu. Parce qu’en effet, nous
avons là quelque chose, dans l’interaction sociale, de tout à fait intuitif, où
vous pouvez mesurer ce que sont des états mentaux qui causent, sans en être
des raisons, d’autres états mentaux. Vous sentez comment ça peut être
difficile à suivre rien que de le formuler ! L’exemple que donne Davidson
est amusant : vous faites pousser des fleurs, vous causez chez votre
voisin l’envie de venir les voir, de les admirer et de les sentir. Votre désir
de faire pousser des fleurs, n’est pas une raison
du fait que l’autre a envie de venir en profiter. Mais il cause cependant chez l’autre un état mental de désir qui fait qu’il
va venir les sentir[4].
Eh bien, ce que dit Davidson, c’est qu’il faut imaginer la division de l’esprit
sur le mode de la présence « d’un autre en moi » dont les désirs
causent en moi un certain nombre de choses, soit d’autres états mentaux. Sauf
que ça a lieu dans un seul esprit.
Davidson,
avec un sens des conséquences tout à fait remarquable, dit ceci : tout concept
que nous puissions avoir de la vie mentale et de la rationalité humaine
est liée à la possibilité pour l’homme d’être irrationnel... Vous pouvez ainsi
tout à fait dire que les rats – c’est une note comique de Pascal Engel – ont
des raisons et des préférences, et qu’ils vont dans telle branche du labyrinthe
plutôt que dans telle autre parce qu’ils préfèrent manger du fromage et qu’ils
croient que le fromage se trouve au bout de cette branche et pas de celle-là.
Mais le problème est que nous ne pouvons pas nous représenter des rats akratiques, c’est-à-dire des rats qui sauraient que le
fromage est bien dans cette direction, et qui néanmoins partiraient dans la
mauvaise direction (torturés ou pas, d’ailleurs, par le sentiment poignant
que leur existence de rats est agitée de passions et de contradictions!). Cette
rationalité est alors spécifiquement humaine par le type de défauts singuliers
qui est en cause à l’intérieur d’elle-même. C’est une des raisons fondamentales
pour laquelle Davidson lance là un grain de sable dans tous les rouages des
machines cognitivistes. Tous les philosophes naturalistes de la cognition
s’attaquent à ces problèmes et en général répondent de la façon la plus simple,
qui est de dire qu’il n’existe pas d’irrationalité en ce sens, parce que sinon
on ne pourrait pas faire de science cognitive aussi explicative qu’on voudrait !
Il ne peut y avoir d’irrationalité, parce que sinon on ne pourrait pas simuler tout
le comportement humain. C’est un énorme enjeu ! Leur idée, c’est donc que
vous n’avez que des mécanismes causaux, et que ces mécanismes causaux sont non-rationnels sous une certaine description des fins à
atteindre.
L’irrationalité
n’existe donc que chez un être rationnel qui peut être akratique,
et qui peut faire d’ailleurs nombre d’autres choses dont je parlerai, suivons
cette conjecture. Ce que Davidson dit ensuite, c’est que s’il n’existait pas
d’irrationalité, il ne pourrait pas exister pour chacun d’entre nous de
possibilité de se réformer moralement. Pour une raison très simple, qui est que
la possibilité qu’il y ait des causes mentales qui soient des causes qui
modifient la structure de nos désirs nous permet d’agir causalement sur
nos désirs, c’est-à-dire de modifier nos désirs pour qu’ils soient éventuellement
meilleurs sous tel ou tel aspect. Causer en soi d’autres désirs pour certaines raisons, implique une
dissociation dans le mental entre le registre des raisons et le registre des
causes. Et c’est la possibilité de nous modifier de manière « fonctionnelle »,
soit de causer en nous d’autres désirs pour certaines raisons – ce qui est une
description assez intuitive de ce que c’est qu’une réforme morale, par exemple
– suppose une division de l’esprit qui est la même que celle nécessaire
à expliquer le comportement d’un agent akratique. Ce
qui fait que comme on l’a toujours su, les comportements akratiques
sont des comportements qui nous inquiètent toujours parce qu’à la fois nous
sommes prêts à considérer que l’individu qui y cède est sous l’empire d’une
sorte de disposition passionnelle qui l’excuse –une appétence à boire – et en
même temps et c’est très important parce que ça fait aussi partie de
l’intuition à l’intérieur de laquelle nous jugeons de la faiblesse de la volonté,
de l’akrasia,
nous ne pouvons pas penser cette faiblesse comme quelque chose qui n’aurait pas
un contenu moral, et qui donc indique plus qu’un vice de constitution : un
vice moral chez celui qui y cède. Et donc, par exemple, la condamnation de
l’alcoolisme comme un défaut moral et social est toujours problématique, parce
que c’est aux limites où nous reconnaissons en même temps qu’il peut exister
une prédisposition à boire, une habitude à boire qui excuse relativement, mais
pas complètement.
L’idée
me semble-t-il extrêmement profonde sur laquelle débouche Davidson, c’est qu’on
ne peut pas avoir l’un sans l’autre. Ce n’est pas du tout parce que nous
confondons tout que nous projetons des jugements moraux sur l’akratique, c’est que la nature même de l’irrationalité
humaine implique à la fois et au même moment la possibilité de l’imputation
morale et quelque chose comme une cause mentale, qui à la limite, serait une
cause non-rationnelle, quelque chose d’extrêmement
puissant qui déborde la volonté. Davidson soutient donc que seule une division
du psychisme conforme à celle que Freud a constamment maintenue peut expliquer
pourquoi nous avons la possibilité d’une réforme morale et celle d’un
comportement irrationnel. En plus de cela - voyez à quel point il a poussé la
provocation, ce qui a suscité toute une littérature anti-davidsonienne
pour expliquer l’akrasia
-, il affirme que pour une raison qui est indépendante de l’existence de
l’inconscient, nous sommes cependant obligés d’aller plus loin qu’Aristote
pour rendre compte de l’akrasia.
Car Aristote explique l’akrasia
par une forme d’oubli, un oubli purement passif : le débauché est celui
qui oublie les meilleures raisons qu’il a de ne pas boire, et qui oubliant les
meilleures raisons se retrouve avec les moins bonnes raisons, comme celle de
fraterniser avec ses amis, ou celle d’augmenter son plaisir personnel. Davidson
dit qu’on ne peut se contenter de cela, qu’on est obligé de prêter aux causes
mentales une certaine forme de dynamique, et que d’une certaine manière, ces
causes mentales ne peuvent être simplement des causes qui prévalent parce qu’on
en a oublié d’autres. Elles exercent réellement une action, et c’est
précisément parce qu’elles exercent réellement une action, qu’Aristote n’a pas
vu la dépendance forte entre irrationalité et possibilité de la réforme morale
active. S’il l’avait vue, il se serait rendu compte que ces causes mentales, ce
que nous faisons quand nous voulons agir causalement sur nos désirs, impliquent
qu’il y ait un dynamisme particulier de ces causes (un oubli tout négatif ne
suffit pas). Et ainsi, même si Davidson ne le dit pas, lorsqu’il va s’attaquer plus
loin à la note de L’homme aux rats,
il déduit ainsi la nécessité conceptuelle de l’appareil psychique freudien sur
la base de quelque chose d’absolument minimal qui est l’akrasia dans le cas des irrationalités qui ont lieu uniquement avec des
facteurs conscients, tel l’ivrogne qui boit sait et est conscient du fait qu’il
ne devrait pas boire.
Je
vous ferais remarquer que Davidson retrouve aussi la méthode freudienne, parce que beaucoup de symptômes de la névrose
obsessionnelle – c’est une chose qu’on oublie mais que je vous rappelle – et
que beaucoup de compulsions dans la névrose obsessionnelle n’impliquent pas
toujours qu’il y en ait des causes exclusivement ou principalement inconscientes :
énormément d’obsédés, par exemple ceux qui se lavent les mains, sont
parfaitement conscients de l’irrationalité de leur conduite. On n’a pas besoin
d’aller ici supposer une sorte de refoulement. Il y a effectivement des cas
(décisifs, c’est sûr) où certains actes compulsifs sont énigmatiques pour ceux
qui s’y livrent, mais ce n’est pas toujours le cas. Autrement dit, et c’est
intéressant, on peut avoir un sentiment
conscient d’irrationalité.
On
peut être plus précis : on peut dire que l’obsédé est conscient « que »
c’est irrationnel, mais qu’il ne sait pas exactement « en quoi ». Si
on veut bien préciser cela, c’est peu ou prou l’observation que Freud faisait
sur le rêve, lorsqu’il parle de cet état particulier dans lequel on sait « qu »’on
a rêvé, mais qu’on ne sait pas « à quoi ». Ce n’est pas un symptôme
en soi, de savoir qu’on a rêvé mais sans savoir à quoi, c’est plus exactement
une situation-limite, mais si vous y réfléchissez
c’est troublant ! Savoir qu’on a rêvé, sans savoir à quoi… Est-il possible
de savoir qu’on a rêvé avec un contenu = 0 ? C’est donc qu’on doit bien de
manière enveloppée avoir un souvenir du rêve qu’on a eu ! Un souvenir = 0
n’est pas un non-souvenir, un oubli brut. Le parallèle
que j’essaie de faire ici avec le sentiment d’irrationalité dans la névrose
obsessionnelle, c’est que les gens qui savent que c’est irrationnel ne savent
pas en quoi, de la même manière. Et c’est là où de manière extrêmement réelle,
cliniquement, se fait le partage où l’on est amené à postuler quelque chose
d’inconscient, une dynamique inconsciente avec refoulement et résistance.
Davidson – c’est comme ça en tout cas que je vais le prendre en forçant les
choses – fait comme Freud : son point de départ est l’akrasia dans laquelle les causes
mentales sont conscientes, mais il le dit très bien, c’est précisément parce
qu’il y a des cas où les causes du comportement de l’agent akratique
sont conscientes qu’il est raisonnable de penser qu’il peut aussi y
avoir des causes inconscientes. C’est ce sur quoi il a été évidemment attaqué.
Mais cette méthode-là est tout à fait comparable à celle de Freud, qui se sert
du rêve pour penser la névrose, qui se sert du Witz pour penser les contenus inconscients de l’obsession, etc.
La
démarche de Davidson a suscité une énorme quantité d’interrogations. Encore
aujourd’hui, se publient toutes les semaines et dans toutes les revues de
philosophie et de psychologie des études sur le problème de l’agent akratique. Ça a des conséquences tout à fait énormes pour
la construction des modèles économiques, sur la question de savoir si on peut
simuler des comportements humains avec des réseaux de neurones, etc. Voyez, il
y a des tas de conséquences importantes dans les sciences cognitives. Le
problème, c’est que c’est trop freudien. Il y a une sorte d’audace chez
Davidson de dire que non seulement Freud a raison, mais que de toutes façons on
sera nécessairement freudien en un sens très substantiel (avec une division
fonctionnelle de l’esprit), si on veut à la fois rendre compte de
l’irrationalité et de la possibilité de la réforme morale – ce qui évidemment
fait tiquer. En général, les objections qui sont faites à Davidson posent que
le terme de cause mentale est inintelligible. C’est-à-dire que c’est une
intuition commune qu’il fait intervenir dans son raisonnement, mais qu’en
réalité, si on gratte un peu, on ne sait pas ce qu’il veut dire. Une raison,
oui ; une cause mentale, oui. Mais une raison qui serait en même temps une
cause, ça c’est complètement incompréhensible. Et par là, ce n’est pas
tellement que son argument est faux,
mais qu’on ne sait pas exactement ce qu’il brasse.
Je
laisse ici pour le moment Davidson, et j’en viens à la petite étude de Ruwen Ogien.
X : Juste une petite question sur
Davidson : il finit par aboutir à quelque chose, sur la question de
l’irrationalité ?
Pierre-Henri
Castel : Ce n’est pas une question d’aboutissement. La question de savoir « comment ça fonctionne »
est une question psychologique. La question de Davidson est de savoir « si
c’est possible », c’est une question philosophique. Et la position de
Davidson est que c’est possible, qu’on ne peut pas trouver de contradictions
logiques dans la manière dont il construit sa définition de l’irrationalité.
Mais c’est une question différente que de savoir comment fonctionnent les
irrationalités, qui est une question qui a été posée – c’est l’origine des
recherches de Davidson – dans un cadre particulier : celle de la
psychologie expérimentale, et notamment la théorie de la décision. Davidson a
fait toute une première partie de sa carrière comme psychologue expérimental,
en particulier il a été un des fondateurs de l’analyse expérimentale en théorie
de la décision – avec Jeffrey, ils ont étudié toutes
sortes de choses -, et il est à l’origine lointainement, il est vrai, mais
quand même, de ces travaux qui ont conduit au prix Nobel d’économie, en théorie
des jeux, Tversky et Kahneman.
C’est le problème de comprendre pourquoi par exemple lorsqu’on propose des problèmes
de statistique avec des biais bayésiens à des gens
extrêmement compétents en statistiques, pourquoi ils font quand même des
fautes, et quelle est la nature de ces biais qui sont introduits, qui fait
qu’on fait des fautes de raisonnement qui sont typifiables,
qui sont relativement prévisibles, et qui distordent de façon étrange dans le
raisonnement même, le raisonnement. Ce sont des expériences très sophistiquées,
puisqu’il faut tendre des pièges notamment en utilisant des probabilités bayésiennes, qui permettent de tromper un spécialiste, un
professeur d’université. Et l’analyse de ces irrationalités, en théorie de la
décision, a été lancée par Davidson (je crois, il faudrait vérifier les
détails). Il a ensuite démissionné de son poste de professeur de psychologie,
car il a expliqué qu’en réalité, le type de raisonnement expérimental par
lequel on essayait d’expliquer les biais en théorie de la décision, impliquait
quelque chose qui était fondamentalement normatif, impliquant le recours à une
maximisation des raisons, et qu’on ne pourrait donc jamais ramener ça à une
explication causale. Comme il y a du normatif, il ne peut plus être question de
science naturelle, donc il ne pouvait décemment pas continuer à être professeur
de psychologie ; il a donc donné sa démission et est devenu professeur de
philosophie. C’est donc quelqu’un qui a un vrai sens de la conséquence.
X : Et en psychanalyse, ce n’est pas associé
au transfert, cette irrationalité ?
Pierre-Henri : Je
suis en train d’expliquer la nature des sons, et vous commentez la Neuvième Symphonie !
C’est possible… Mais ce à quoi vous faites référence, c’est cent kilomètres
au-dessus du ras des pâquerettes de la question de savoir ce que c’est qu’une
action. Ce qui est difficile avec Davidson, c’est de trouver le grain élémentaire de la chose, et c’est ça la
philosophie analytique. Ce n’est pas essayer de voir ce que ça va changer dans
un concept aussi sophistiqué que le transfert, c’est d’essayer de trouver un
niveau de langage où on puisse attraper ce qui se passe à un niveau
élémentaire. C’est un usage de la pensée – je ne sais pas si vous l’entendez
quand je le décris – qui n’est pas du tout naturel dans l’espèce de déboîtage,
de tentative de faire apparaître des différences élémentaires.
Alors
justement, ça me permet une transition avec l’analyse logique de la haine.
Vous
vous rappelez par exemple, que lorsque j’avais
travaillé sur la honte, un des arguments majeurs que donne Ruwen
Ogien pour poser que c’est un concept intentionnel,
c’est que vous avez une honte de qui
est distincte de la honte pour. Je ne
sais pas si vous vous rappelez ce que j’avais raconté à ce sujet. La honte de quelque chose est tout à fait
différente de la honte pour quelqu’un.
Lorsque vous examinez ce que c’est qu’avoir honte « de son nez », et
si je fais une série calamiteuse de jeux de mots et que vous avez honte « pour
moi », l’état physiologique dans lequel vous êtes quand vous avez honte de
vos chaussures et lorsque vous avez honte pour Castel, est fondamentalement le
même. C’est-à-dire que vous pouvez vous mettre à rougir, à vous crisper, à ne
plus savoir où vous mettre, mais il n’y a aucune différence entre l’état
matériel de honte quand vous avez honte « de » vos chaussures, et
quand vous avez honte « pour » moi. Or, l’objet intentionnel de la
honte, que ce soit vos chaussures ou que ce soit moi, est manifestement un
objet différent, et les conséquences sociales pour l’interaction de ces deux
directions intentionnelles sont manifestement majeures.
L’idée de Ruwen est alors de dire qu’un des critères fondamental de la honte, c’est la déclinaison
des prépositions qui l’articule à son objet, qu’avoir honte de quelque chose et
avoir honte pour quelqu’un, c’est différent. D’ailleurs, ça s’articule très
bien, puisqu’on ne peut pas avoir honte « pour ses chaussures », on
ne peut avoir honte que « pour une personne », tandis qu’on peut
avoir honte « de ses chaussures », on peut avoir honte « de ses
parents ». Et avoir honte « de » ses parents, ce n’est pas, ou
pas du moins avec nécessité, avoir honte « pour » ses parents. Nous
faisons la différence. Ça vous montre bien que par rapport à une thèse répandue,
selon laquelle les corrélats intentionnels n’ont aucune espèce d’importance, et
qu’au fond la seule chose qui compte ce sont les états dans lesquels vous vous
trouvez, qui sont ultimement des états neurobiologiques, si on allait jusqu’au
bout, on finirait par dire qu’il n’y a aucune différence entre avoir honte de
ses parents, et avoir honte pour ses parents. Je crois qu’il y en a tout à fait
une, mais elle n’est pas physiologique (les sciences cognitives n’ont rien à
dire là-dessus, il n’y aura pas de différence matérielle assignable aux deux
états intentionnels). J’avais travaillé de la même manière avec l’angoisse, en
montrant également qu’elle était un état qui avait une structure
intentionnelle, que l’angoisse de
quelque chose et l’angoisse pour
quelqu’un étaient des états qui fonctionnaient comme la honte.
Ce
qui est intéressant avec ce type d’analyse, c’est qu’on pourrait tout à fait
s’imaginer, qu’au fond l’angoisse, la haine, la honte, la tristesse, la
dépression, l’amour, on met ça dans le même sac, tout ça c’est de l’affect, et
puis c’est séparé de la représentation, et vogue la galère, on fabrique comme
ça une théorie passe-partout de la dissociation de l’affect et de la
représentation. Alors qu’il y a une différence tout à fait majeure ! C’est
que si vous faites une analyse en ces termes de la haine, la haine ne
fonctionne pas du tout comme la honte ou comme l’angoisse. Alors que justement,
elle y est étroitement associée dans la névrose obsessionnelle.
En
effet, la haine n’est pas une attitude à l’égard d’autrui, comme on a honte de
ses chaussures ou pour Castel. La haine est une relation directe à l’existence
d’autrui. Relation directe qui a un trait particulier, car la haine ne porte pas
sur autrui sous un certain nombre de descriptions (ou même sur autrui sous
toutes les descriptions possibles). La haine ne tient pas compte de la
description sous laquelle on peut voir autrui. Pensez à l’antisémitisme :
l’objet de l’antisémite peut être aussi bien le Bolchevik que le ploutocrate, celui
qui en a l’air de celui qui n’en a pas l’air, le musicien ou le cordonnier,
etc. C’est extrêmement intéressant ! Les descriptions qui permettent de « justifier »
la haine du juif, par exemple, viennent après
la haine. Ce ne sont pas des raisons de haïr, ce sont des rationalisations de
la haine. Vous n’avez donc pas du tout ici, comme dans la honte, par exemple, ou
dans l’angoisse, ce trait particulier : au départ, on n’a pas honte de ni
pour quelque chose sous un
certain aspect (les chaussures sont sales, Castel n’est pas drôle, etc.). Je ne
pense pas du tout, du coup, que l’amour puisse être telle une relation directe
à l’existence d’autrui. L’amour au contraire passe par un certain nombre de
descriptions, et même si on peut tout à fait dire que dans un cas d’amour
idéal, qu’on aime quelqu’un sous toutes ses descriptions, qu’elle soit
peignée ou dépeignée, qu’elle soit jeune ou vieille, près de moi ou loin de moi.
Mais même si vous pensez à un tel amour comme à un amour sous toutes les
descriptions, il n’équivaut pas à cette relation directe à l’existence qu’il y
a dans la haine. Ce qui rend fort douteux le couple amour / haine. Et comme
nous le savons, le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais
l’indifférence, c’est-à-dire de ne plus attacher d’importance au trait élu, au
minimum d’un trait qui fixe le caractère aimable de l’objet.
Deuxième
chose que dit Ruwen et qui est perturbante, c’est que
c’est un affect où les expériences éprouvées ou senties ne sont ni nécessaires,
ni suffisantes à définir ce que c’est que la haine. Il n’est pas évident que
pour être antisémiste, il faille que ça vous
gargouille d’une certaine manière dans la poitrine, que vous ayez des rougeurs
qui vous montent au front, les dents serrées, ou que vous ayez de la sueur et
votre bave qui coule (et tous les états neurobiologiques que vous voulez en
amont) quand vous entendez de la musique de Mendelssohn dirigée par un chef qui
s’appelle Lévi, par exemple. Il se peut très bien que la haine, non pas parce
qu’elle est « froide », mais parce qu’elle est peut-être quelque
chose qui n’a pas besoin d’être éprouvée ou sentie, soit un affect présent sans
cette mobilisation corporelle qui en revanche paraît complètement nécessaire à
définir l’angoisse : il n’y a pas d’angoisse sans composante somatique. Il
n’y a pas plus de honte sans cette composante, d’ailleurs, ce qui fait que par
exemple on présente corporellement les signes de sa honte quand on est
honteux – on baisse les yeux, etc. -, et pour une raison qui a trait aux
usages de la honte, car c’est une manière de dire « ce n’est pas la peine d’en rajouter, je suis
bien assez honteux comme ça ! », la honte étant un moyen d’éviter
la culpabilité en se présentant comme « déjà bien assez puni » par
son état de honte (voyez ma tête défaite !).
Qu’il
n’y ait donc pas d’« éprouvé » nécessaire, ni suffisant, dans la
haine, rend très problématique qu’il y ait là un affect réprimé qui puisse
éventuellement expliquer dans le corps un certain nombre de phénomènes (en
général rangé dans le registre de la crispation, de la contraction viscérale,
etc. Ce que je mets en péril en exposant cette idée de la haine, c’est alors la
communication spontanée qui va être établie très tôt, par Jones, en
particulier, entre la haine et l’érotisme anal.
Effectivement,
vous pouvez tout à fait avoir une représentation de la haine comme état de
contracture généralisée du corps, de crispation comme on dit de quelqu’un qu’il
est crispé de haine, qu’il a de la bave qui coule, la mâchoire qui se serre,
les yeux qui s’exorbitent, etc., vous pouvez tout à fait faire de quelque chose
comme ça une sorte de trace communiquant avec l’érotisme musculaire, avec la
saisie complète du corps dans la crispation anale, et c’est là une connexion
qui existe certainement, mais qui devient bien plus contingente, et
certainement pas le type de substitution explicative qu’on a souvent entre
haine et analité, et qui va être en quelque sorte pétrifiée par les théories de
la névrose obsessionnelle que vous trouvez rapidement, déjà chez Abraham, puis
chez Jones.
Ce
que dit Ruwen, c’est que la haine est d’abord en soi
quelque chose d’évaluatif et de dépréciatif, et que quand nous jugeons que
c’est moralement mal, de haïr, nous disons en fait qu’il n’y a pas de haine
justifiée. Autrement dit, une des conséquences de cela, c’est que si haïr est
en soi évaluatif, ce n’est pas quelque chose qui a un pur contenu descriptif.
C’est-à-dire qu’on peut décrire ce que c’est que la haine, mais chaque fois
qu’on décrit ce que c’est que la haine, on perd le fait que haïr est en soi
porter un jugement évaluatif sur l’objet. Toutes les descriptions de la haine
qui la motivent, en nomment les causes, ou qui a réduise à un état de l’esprit
avec un contenu parmi les autres contenus mentaux, tendent à abraser sa teneur intrinsèquement
évaluative, et qu’elle est en même temps mauvaise. Cela fait partie du concept
même de haine, que la haine est mauvaise en soi. Autrement dit, pour Ruwen, il n’y a pas de haine justifiée. C’est troublant,
parce que nous avons plutôt l’impression qu’il y a des haines qui sont
justifiées, et que par exemple la haine du haineux – haïr les antisémites -, on
pourrait s’imaginer qu’il y a quelque chose dans cette figure-là, qui fait que
la haine, sous un certain rapport, pourrait être justifiée. Et Ruwen travaillant sur cette notion de haine, essaie de
montrer à mon avis de façon très convaincante, au prix d’un paradoxe qu’il
accepte entièrement à la fin (celui de la haine de la haine), qu’en fait ce que
nous appelons la prétendue « bonne » haine, c’est une manière purement
verbale de manifester notre supériorité morale, et donc de nous faire louer
pour la manière dont nous rejetons le mal. Lorsque Zola appelle son fameux
recueil Mes haines, il n’est aucunement question en réalité de la véritable
haine, il est question du rejet de la bêtise, et c’est là un tour de rhétorique
qui n’enlève rien au fait que la haine est intrinsèquement mauvaise.
Le
dernier point que Ruwen apporte et qui me paraît important
dans ce que nous allons faire, est d’analyser en quel sens la haine peut motiver une action. Car contrairement à
ce qu’on peut croire, si le haineux est mauvais, ce n’est pas parce qu’il est
irrationnel, et ce à quoi Ruwen s’en prend le plus,
c’est à Spinoza, c’est-à-dire à l’idée que la haine est quelque chose qui est causé en moi. Si la haine était purement
causée en moi, je ne serais pas responsable moralement, on ne pourrait pas me
dire que je suis responsable de ma haine, on ne pourrait pas me condamner comme
quelqu’un de mauvais, tout comme si la haine était causée en moi comme une
intoxication passionnelle quelconque, ou comme dit Spinoza, par la haine préalable
d’autrui. Au contraire, il est très important de penser que le haineux est
rationnel, c’est-à-dire qu’il a des raisons de haïr pour pouvoir lui dire qu’il
est moralement responsable de sa haine.
Pourquoi
est-ce que j’insiste sur ce point ?
C’est
parce que c’est là où se joue la possibilité que la haine soit une cause
mentale, et en même temps une raison d’agir : qu’il puisse y avoir dans
notre vie psychique des actions que nous faisons par haine. On pourrait très bien supposer qu’il y a des actions que
nous faisons avec haine, comme une
sorte d’état affectif qui accompagne un certain nombre d’actions, et que pour
autant ces actions ne soient pas faites par
haine, au sens où c’est la haine qui les motive. Il paraît essentiel à
l’argument freudien sur la névrose obsessionnelle que lorsque quelqu’un est
sous l’empire d’un refoulement ou d’une obsession – quand par exemple il va
remettre la pierre -, ce n’est pas du tout avec de la haine, mais par haine qu’il le fait. Il y a donc un
élément pulsionnel qui va jouer le rôle d’une cause mentale, qui est en cause
dans ce symptôme, et ce n’est donc pas un accompagnement affectif de son
action, mais une motivation affective de l’action symptomatique.
Comme
vous voyez, cela met en grand péril la lecture traditionnelle de la haine dans
la névrose obsessionnelle, lecture qui est en tout cas celle de Jones.
C’est
l’article de 1913 dans l’Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse (l’article est en anglais dans les Œuvres
Complètes de Jones, sous le titre « Hate and anal erotism in the obsessional neurosis »). La force de cet article très connu,
puisque c’est celui qui a fixé en quelque sorte le cadre d’interprétation,
pendant 50 ans, de ce qu’est la névrose obsessionnelle – beaucoup plus que les
travaux d’Abraham, qui n’étaient connus que par ceux qui avaient copie des
lettres -, c’est que Jones déduit la
haine du rapport au père. L’article est construit de façon amusante. Jones se
demande quelles sont les situations qui vont déclencher le plus la haine ?
Ce sont des cas d’échec à aimer un certain type de personnes, et quel est le
type de personne tel que l’échec à l’aimer va déclencher de la haine ?
Jones dit que plus la haine est forte, et plus on s’aperçoit que le personnage
en question doit avoir de qualités positives, et de manière asymptotique, il
construit l’intensité de la haine par rapport aux qualités idéales de la
personne qu’on n’arrive pas à aimer. Et bien sûr, en dernière analyse, vous
arrivez à un idéal paternel, qui est la figure par excellence qui va déclencher
la haine maximale si on ne réussit pas à l’aimer et à s’en faire aimer. Le
raisonnement psychologique de Jones consiste à loger la haine précisément au
cœur de cet Œdipe problématique dont j’ai parlé la dernière fois - l’Œdipe qui est l’impasse de l’annafreudisme
par excellence -, dans lequel celui à qui je dois m’identifier par l’amour,
c’est justement le rival absolu : le père. Avec ce problème de la solution
lacanienne, que ça ne peut pas être le même père qui est à la fois le
rival, et qui est celui à qui l’on doit s’identifier : à un moment il doit
y avoir une sorte de déboîtage du rival (« imaginaire ») et du père de
l’identification (« symbolique »). Or ici, cet Œdipe est utilisé
précisément comme une contradiction radicale : c’est le père en tant que
rival et le père en tant que référence de l’identification la plus
fondamentale, qui va permettre de retrouver la haine comme résultat mécanique
de l’échec à s’y confronter. Mais, deuxième niveau du raisonnement de
Jones – c’est lui qui aurait pris les notes de la fameuse conférence de
Salzbourg en 1908 où Freud aurait parlé 5 heures d’affilée de l’homme aux rats,
et où personne d’autre n’aurait pris de notes… Sauf qu’on n’est plus tout à
fait sûr, paraît-il, que ce ne soit pas une affabulation de Jones, cette
histoire de la conférence de 5 heures à Salzbourg, car il n’y a tellement pas
de trace dans les écrits de ceux qui étaient présents à cette conférence, qu’on
se demande comment Freud aurait pu en parler pendant 5 heures ! Je laisse
ce point… - ce qui est très intéressant, c’est que c’est très précisément sa
lecture de L’homme aux rats qui est
en cause. Puisque, deuxième niveau de l’explication de la haine chez Jones,
c’est que ce rapport au père est conditionné par le dressage sphinctérien par
la mère, et c’est là que la haine pour le père prend sa forme obsessionnelle
sur le fond de la mobilisation d’un ressenti particulier, d’un vécu de haine
qui plonge ses racines dans le dressage anal par la mère. Vous voyez les enjeux
considérables de l’idée que la haine n’a pas besoin d’être un ressenti
quelconque ! La haine de l’antisémite n’a pas besoin de le chatouiller
dans l’anus pour qu’elle exerce ses ravages. Les interprétations classiques de
Béla Grunberger de la haine antisémite – sa
discussion de Sartre – disent que symboliquement, ultimement, il faut bien que
ça se rattache à la sphère anale ! Il y a une incapacité profonde dans la
conceptualité psychanalytique, à considérer le lien entre haine et érotisme
anal comme contingent. Il faut que ce soit sublimé, mais il faut qu’il y ait
quand même un rapport évocateur de quelque chose à ce niveau viscéral. Le
dispositif me semble dériver directement de la lecture par Jones de certaines
choses qu’aurait dit Freud sur l’homme aux rats dont nous n’avons aucune trace,
et dont je doute beaucoup que ce soit effectivement ce que Freud ait dit.
Y : je ne comprends pas bien le lien entre la
haine et l’érotisme anal instauré par la mère…
Pierre-Henri
Castel : La haine est pour Jones une réponse logique au refus ou à l’impossibilité
de l’amour entre l’enfant et un certain type de père qui est un père idéalisé,
et ce refus, par la logique de la régression, fait que l’aliment vécu de cette
haine, c’est le ressenti anal – Jones pense que la haine est quelque chose
qu’il faut sentir, puisqu’il est dans la logique de la représentation et de
l’affect, et il faut donc bien qu’il y ait un affect qui soit senti, et qu’on
sépare de la représentation, il n’arrive pas à penser ce que Ruwen propose, c’est-à-dire une haine qui ne soit que de
représentation, et où ce qui est ressenti viendrait accompagner la haine de
manière contingente. Mais comme ça mettrait en l’air le dispositif de la
métapsychologie de la représentation et de l’affect, il vient chercher l’affect
manquant dans son expression pulsionnelle immédiatement disponible, qui est la
discipline anale imposée par la mère. C’est là où tout se soude, où se
constitue la théorie standard de la névrose obsessionnelle, même dans le joli
texte de Béla Grunberger qui commente « L’homme
aux rats », et même chez Green. Et ça se prolonge dans d’autres usages de
l’analité que ceux de la névrose obsessionnelle : celle des enfants autistes
ou bien des schizophrènes.
Donc
ce que je me propose de faire, c’est une déconstruction en chaîne. A partir du
moment où l’on met en cause le découplage représentation / affect, avec un
certain type d’analyse de la grammaire logique de l’affect de haine, on est
également conduit à mettre en cause la relation affect et émotion ou vécu
corporel relié à l’analité d’une manière directement substituable ou
analytique. Ce n’est plus qu’un lien qui devient contingent. Je ne déconstruis
pas du tout cela dans le but de montrer que Freud, Abraham, Jones, etc., se
sont trompés parce que c’étaient des crétins ; ce que je cherche à faire,
c’est à désincarcérer ce qu’ils observent et qu’ils jugent cliniquement corrélé,
mais qui n’est pas une corrélation clinique, mais qui est un sous-produit ou un
artefact de leur métapsychologie, et de leur conception de ce que doit être la théorie de la
représentation dans son rapport à l’affect. Ainsi, mon but n’est pas de dire
qu’ils ont tort – car si le lien est contingent, après tout, il peut être
néanmoins très fréquent, et même s’il est contingent, il peut ne pas exister
d’obsessionnel chez qui, empiriquement, il n’y ait pas de lien entre l’analité
et la haine. Mon but n’est pas de nier ce genre de choses, mais de mettre en
évidence la nature des choix théoriques qui les ont amenés à faire ce type de
connexions, et à voir si nous disposons d’une autre manière de voir, et par là
même, en construisant un autre dispositif métapsychologique, de penser
autrement l’expérience du névrosé obsessionnel.
Voilà
pourquoi je fais référence lointainement depuis le début de ce séminaire – mais
j’y reviendrai – à Kierkegaard. Si on veut s’attacher à saisir ce que c’est que
ce problème qu’il y a avec Kierkegaard, c’est-à-dire : névrose
obsessionnelle, mélancolie ? Evidemment aujourd’hui, beaucoup
plus mélancolie, dans les années 30, beaucoup plus névrose
obsessionnelle ! Vous sentez bien qu’il y a quelque chose dans la couture
du texte, et dans la position subjective de Kierkegaard qu’il serait grotesque
d’essayer d’attraper avec une sorte de théorie de la haine pour le père, de
l’analité, ou des choses de ce genre. On perdrait ce qui fait la spécificité de
la position de Kierkegaard à l’égard de son père, de la femme, etc., qui en
même temps, si vous faites bien attention, met en cause d’une manière assez
originale, le rapport qu’il y a entre certaines formes extrêmement graves de
névroses obsessionnelles, et la mélancolie, et le rapport symétrique qui n’est
pas du tout homogène, de certains mélancoliques qui (on le sait depuis Abraham)
obsessionnalisent leur vie quotidienne, et qui entre deux épisodes franchement
mélancoliques, présentent des tableaux parfaitement obsessionnels. C’est la
même chose avec Pessoa, bien évidemment. Ce qui m’intéresse particulièrement,
c’est que chez Kierkegaard, la question du paradoxe de l’acte essentiel qui est
l’acte de foi, ce rapport à l’absolu, la question de l’individuation, il me
semble qu’on ne peut entrer comme avec Davidson dans la couture de ce type de
vie psychique, son agencement propre, que
sur la base d’une tout autre théorie pour en penser la machinerie et la
puissance subjectivante. On ne peut pas s’appuyer là sur
une simple théorie de la représentation, ni du signifiant « séparé »
de l’affect. Le compte n’y est pas.
Je
vais vite sur ce point, mais la grande ironie de la chose, c’est que Davidson avait
choisi la conférence… Ernest-Jones
de 1978 pour prononcer sa fameuse conférence sur les paradoxes de
l’irrationalité, et je suis absolument persuadé qu’il avait lu l’article de
Jones, et qu’il choisit le texte qui précisément vient en note d’un texte de
Freud où ce dernier fait appel à la pair amour/haine pour expliquer la
compulsion de l’homme aux rats, et qu’il récuse.
*
J’en
arrive au texte que Davidson commente.
« Un
autre malade de contrainte me rapporta un jour, que dans le parc de Schönbrunn il
avait heurté du pied une branche barrant le chemin, qu’il avait lancé dans la
haie bordant le chemin. Sur le chemin du retour, un souci s’empara soudain de
lui : dans sa nouvelle position, la branche qui maintenant dépassait
peut-être un peu pourrait causer un accident pour quelqu’un qui passerait après
lui au même endroit. Il lui fallut sauter du tram, retourner en hâte dans le
parc, chercher l’endroit et remettre la branche dans sa position initiale, bien
qu’à tout autre que le malade il eut paru évident que la position initiale devait
être encore plus dangereuse pour un passant que la nouvelle au milieu des
buissons. La seconde action hostile qui s’est imposée comme contrainte, s’était
pour le penser conscient parée de la motivation de la première, de la
motivation philanthropique »[5].
Il
y a deux choses à dire sur cette note. Elle vient illustrer une théorie qui est
celle-même dont je pense qu’il nous faut la
reconsidérer complètement, et qui est l’explication du fonctionnement des
actions de contrainte en deux temps. Je vous la lis :
« De
telles actions de contrainte en deux temps, le premier temps étant supprimé par
le second, sont une occurrence typique dans la névrose de contrainte.
Naturellement, elles sont comprises à faux par le penser conscient du malade,
et pourvues d’une motivation secondaire rationalisée [c’est-à-dire
rationalisée]. Leur véritable signification réside cependant dans le fait de
présenter le conflit de deux motions opposées d’une grandeur à peu près égale
qui d’après ce que l’expérience a pu m’apprendre jusqu’ici était toujours
l’opposition de l’amour et de la haine [ce que j’avais appelé l’appareil
psychique empédocléen qu’il offre à l’homme aux rats
pour avancer la cure]. Elle requiert un intérêt théorique particulier, car elle
permet de reconnaître un nouveau type de formation de symptôme. Au lieu de
trouver, comme cela arrive régulièrement dans l’hystérie, un compromis qui fait
droit aux deux opposés dans une seule et même présentation en attrapant deux
mouches d’un seul coup [c’est une expression allemande], ici les deux opposés,
chacun pris isolément, trouvent satisfaction d’abord l’un et puis l’autre,
naturellement, sans que la tentative soit faite d’établir entre les deux
opposés hostiles l’un à l’autre une sorte de connexion logique [Freud aperçoit
bien que la connexion ici n’est pas logique, qu’il y a autre chose qu’une
connexion logique : c’est la place de la connexion causale] souvent en
faisant fi de toute logique ».
Je
vous rappelle que ces actions de contrainte sont au principe d’un symptôme qui
est particulièrement spectaculaire, c’est le vertige obsessionnel. Je me
souviens d’un patient qui allait prendre le train pour se rendre – prenant une
décision existentielle plus ou moins catastrophique – dans son lieu de
naissance chez ses parents, qui se retrouve sur le quai de la gare, mais qui
n’a pas pu partir parce qu’il mettait le pied sur la première marche du wagon,
l’enlevait, puis le remettait et l’enlevait à nouveau, restant sur le quai avec
une sorte de j’y vais, j’y vais pas
vertigineux, et pour finir, il s’était quasiment évanoui. Et le train est
parti. C’est là un vertige obsessionnel qui a des traits particuliers, qui ne
se confond pas avec un vertige neurologique, orthostatique, etc. Ça
s’accompagne d’une mentalisation dans laquelle l’oscillation des deux termes
s’accélère de façon vertigineuse, et ça peut aller jusqu’à un évanouissement.
Dans cet évanouissement, vous vous demandez bien où sont passés l’amour et la
haine : est-ce qu’ils peuvent osciller aussi rapidement ? J’en doute.
La
deuxième chose, c’est que cette petite note qui vient en illustration renvoie
page 164 à la liste des symptômes qui est donnée des représentations de
contrainte qu’a Lanzer et qui sont discutées par Freud. Il y a toute une série
de choses : la casquette, l’histoire où il se fait courir pour maigrir, il
compte entre l’éclair et la tonnerre jusqu’à 40 ou 50, et puis dans la liste,
on a :
« Le
jour où elle partit, il heurta du pied une pierre qui se trouvait sur la route,
et il lui fallut alors la ranger sur le côté parce que l’idée lui vint que dans
quelques heures la voiture de la dame passerait sur cette même route et
subirait peut-être un dommage du fait de cette pierre. Mais quelques minutes
plus tard, il lui vint à l’idée que cela était quand même un non sens, il lui
fallut alors revenir sur ces pas, et remettre la pierre à sa première place, au
milieu de la route »[6].
Quand
il a l’idée que c’est un « non-sens », vous voyez bien qu’il y a la
perception de l’irrationalité, mais en quoi c’est irrationnel, en quoi il y aurait
une meilleure raison de la remettre plutôt que de l’enlever, c’est là que
l’idée de Freud est plausible, qu’il y a quelque chose de refoulé qui ne se
manifeste pas, précisément parce qu’il le dit deux pages plus loin, parce qu’il
y a une motion affective, une motion de haine en cause.
Ce
qui est très ennuyeux, c’est que la grande liste de symptômes de la page 164
est référée à un seul événement : le fait que la dame ait paru l’humilier
en public. Ce qui est problématique, parce que tout à l’heure on évoquait la
question de la causalité mentale et du rapport aux raisons, mais c’est toujours
un problème qui n’est pas facile de résoudre en psychanalyse : pourquoi un
refoulement va faire retour plutôt sous la forme d’un cauchemar, d’une
obsession, d’une paralysie, d’une phobie, ou d’un jeu de mot ? Si vous
introduisez la causalité, il faut produire une machinerie causale qui explique
pourquoi une signification refoulée, lorsqu’elle va revenir, va causer plutôt
un cauchemar, ou plutôt une paralysie, ou plutôt une obsession… Le vocabulaire
de la causalité est coûteux, sur un plan épistémologique. Une des choses fines
qui sont d’ailleurs objectées à Davidson, c’est que quand il invoque l’idée de
cause mentale, c’est une cause toujours ad
hoc, parce qu’en fait elle cause
précisément la chose qu’on a envie de lui faire causer. Lorsque vous utilisez
la notion de causalité en psychanalyse, en particulier la causalité des
symptômes, c’est bien compliqué de savoir pourquoi ça devrait causer plutôt
ceci que plutôt cela. Et c’est bien sûr un argument anti-freudien classique, et
là c’est encore plus grave : c’est un événement qui cause tout une flopée
de symptômes qui sont semble-t-il hétérogènes les uns aux autres. Il ne s’agit
pas de défendre la psychanalyse pour la psychanalyse, il s’agit juste d’avoir
une idée de la précision admissible, et puis peut-être de l’irréductible
imprécision de ce qu’est une explication psychanalytique. Eh bien là, par
exemple, il y a une question de bon sens, toute simple : pourquoi ça cause
précisément ces choses-là et pas d’autres ? Il n’y a pas de réponses
évidemment triviales, sauf à se perdre dans une réponse de lâche, qui consiste
à dire que c’est la surdétermination, et évidemment si c’est surdéterminé, tout
s’explique !
*
X : …… (inaudible)
Pierre-Henri
Castel : non, je ne suis pas du tout sûr que lorsque par exemple vous
entendez même dans la littérature orthodoxe lacanienne, des gens qui vous
expliquent que c’est un signifiant qui a causé telle ou telle paralysie chez
une hystérie, ou qu’en agissant sur ce signifiant, c’est le symptôme qui a
cédé, en réalité ce sont des phrases qui sont des phrases causales, qui
utilisent le vocabulaire du parce que,
qui impliquent une certaine forme de généralité théorisante, surtout dans les
versions du lacanisme qui cherche à faire une pseudo-psychologie
universaliste, et qui vous expliquent que si vous avez des symptômes, c’est
parce que tel ou tel « effet » du signifiant se déchaîne sur
vous ! Dans ces versions-là, vous voyez bien le problème : c’est un
usage de la causalité d’une laxité extrême. On ne voit absolument pas pourquoi
si vous ne produisez pas les intermédiaires causaux, ça agirait spécifiquement ainsi,
plutôt que de faire faire un rêve à quelqu’un, par exemple un rêve dans lequel
son symptôme s’en va ! Il y a là une précaution à prendre dans la manière
dont on construit les énoncés psychanalytiques, car le vocabulaire de la
causalité, quand on met le petit doigt dedans, on se retrouve engagé à devoir
rendre compte de beaucoup plus qu’on ne croit. C’est un point qui a été
objecté, pas simplement à Freud, mais aussi à Davidson. C’est au moins un
problème concernant les mots que nous employons lorsque nous essayons de
justifier ce que nous pensons, sinon plus. C’est une objection qui est également
plus redoutable encore pour Davidson : qu’est-ce que c’est qu’une « cause
mentale » qui est aussi une raison ? Une raison se rapporte à un
objet, et la cause à son effet, et l’objet et l’effet ont des affinités
suffisantes pour expliquer comment ça se passe. Mais est-ce que ça peut
exister, une cause qui est en même temps une raison ?
X. : pourquoi est-ce qu’on ne regarde pas les
causalités positives ?
Pierre-Henri
Castel : Eh bien parce que si ne on regarde que les causalités positives,
on fait une faute qui s’appelle le vérificationnisme, c’est-à-dire que si vous
ne comptez que les cas où quelque chose tombe juste. Dans ce cas, on peut
estimer que les théories de certaines voyantes sont à 70% justes parce que dans
70% des cas, elles ont raison…
X : le problème, c’est qu’on ne regarde que
quand il y a pathologie. Je ne sais pas comment l’exprimer… La psychanalyse est
là, c’est quand il y a des problèmes. Elle n’est pas là quand ça se passe bien.
Pierre-Henri
Castel : Le problème, ce n’est pas « la psychanalyse », c’est la
nature de l’explication en psychanalyse. C’est tout à fait différent. C’est ce
qu’on s’engage à dire quand on parle dans un certain registre en psychanalyse.
Je
conclus parce qu’il est tard, mais c’est une des raisons de mon hostilité
viscérale à certaines présentations dogmatiques de Lacan. Si c’est pour
fabriquer une théorie universelle de l’action du signifiant ou de la loi
symbolique ou de Dieu sait quoi, on se met le doigt dans l’œil, parce qu’on ne
se rend pas compte que la manière même dont on parle, c’est exactement
l’inverse de la position énonciative de Lacan, qui est une position qui pointe
ce qui « cloche », dans ce genre de présupposés causaux. On fait du
coup une hyperpsychologie lacanienne, une sorte d’hyperthéorie qui fonctionnerait en se validant sur des cas
cliniques qui sont évidemment réduits à des vignettes illustratives, car votre
cas est bien taillé pour rentrer dans la théorie ou la lubie du praticien qui
la défend. Du coup encore, on se ne rend pas compte de ce à quoi on s’engage
épistémologiquement. Tandis que Lacan, lui, prend une théorie puis l’abandonne,
car ce qui compte c’est la différence enter les deux, différence qui permet de
faire apparaître ce qui cloche dans une certaine représentation qu’on dépasse.
C’est beaucoup plus proche par beaucoup d’aspects, si vous voulez, de la
démarche du dernier Wittgenstein, où on ne sait pas au fond quelle est « sa »
position, car tout joue de manière à faire apparaître quelque chose qui échappe.
X : tout à l’heure, vous disiez que vous essayez de déplier la
haine de son aspect « affect ». Et après vous avez enclenché sur la
mélancolie, et vous avez dit qu’il peut dans ces états y avoir des états
obsessionnels.
Pierre-Henri
Castel : Ce n’est pas moi qui dit ça, c’est Abraham.
X : Est-ce que c’est un peu le moment où le mélancolique se
rattache à quelque chose ?
Pierre-Henri
Castel : quand je parlerai de Kierkegaard et des raisons qui permettent de
penser que c’est plutôt une mélancolie qu’un certain type de névrose
obsessionnelle, bien qu’il ait des symptômes obsessionnels francs, je traiterai
ce point. Mais je crois qu’aujourd’hui on a beaucoup de mépris pour la
conception abrahamienne des états mélancoliques, et
il me semble qu’il y a quand même un certain nombres de patients qui de fait,
sans qu’on aille entrer dans la confusion des borderlines
- des gens qui ne sont ni névrosés, ni psychotiques, mais entre les deux - qui
de fait, posent un certain type de problème. Il y a des patients, on en voit de
temps en temps, où la névrose obsessionnelle a l’air d’être une névrose
obsessionnelle, jusqu’à ce qu’un beau jour, le patient déclenche une
authentique mélancolie auto-accusatrice, etc., et
puis ça se referme sur un mode de névrose ou de personnalité obsessionnelle.
Quelqu’un comme Kierkegaard - ou Pessoa, qui a eu des phénomènes psychotiques
semble-t-il assez clairs un moment dans sa vie – se loge entièrement dans le
modèle fin de siècle de la « personnalité neurasthénique », et
d’ailleurs il se décrit lui-même comme ça. D’ailleurs, quand Kierkegaard se
décrit comme « mélancolique », il faut savoir que ce qu’on appelle la
mélancolie dans le vocabulaire de l’époque, ça relèvera de ce qu’on appellera
les neurasthéniques cinquante ans plus tard. Il y a donc là tout un ensemble de
problèmes qui à mon avis nécessitent d’aller plus loin que la question de
l’articulation de la représentation à l’affect. Pour rendre compte de ces
situations, il faut inventer quelque chose d’un peu nouveau, et c’est ce que
j’essaierai de proposer.
[1] Ruwen Ogien, Un portrait logique et moral de la haine, L’éclat, Combas, 1993.
[2] Donald Davidson, Paradoxes de l’irrationalité, trad. franç. P. Engel, L’éclat, Combas, 1991. Je commenterai surtout l’essai-titre, « Paradoxes de l’irrationalité », mais il faut aussi lire « Duperie et division » et les « Animaux rationnels », qui font suite et complètent ce texte.
[3] Remarque ajoutée après coup : la notion classique d’extension conceptuelle ne peut pas désigner ici un simple procédé technique, logico-philosophique. C’est un moyen d’attirer l’attention sur le fait que le passage des raisons communes aux raisons psychanalytiques (impliquant l’inconscient) ne ressemble pas du tout à un « approfondissement psychologique » du contenu des pensées (médié par ce que Freud appelle Hintergedanken, par exemple). Non, c’est un nouvel usage de l’intelligence qui admet, pour certaines raisons, un usage plus étendu des concepts et des justifications psychologiques ordinaires (et en particulier, de l’idée même d’intelligence que je sollicite dans la formule précédente : « un usage de l’intelligence qui admet, pour certaines raisons, un usage plus étendu des concepts et des justifications psychologiques ordinaires »). Autrement dit, cette extension conceptuelle n’entretient pas nécessairement un rapport de pure raison avec ce qui est étendu (i.e. avec l’extension ordinaire du concept d’action et de faiblesse de la volonté consciente). Cette extension du registre des croyances peut aussi bien être causée (et cette croyance causée, je suppose qu’elle peut l’être par ce qu’on appelle une interprétation sous transfert).
[4] L’an dernier, j’avais développé l’idée de la coordination affective, qui est le cadre-type à l’intérieur duquel des états de désir et des états mentaux sont causés les uns par les autres, dans notre vie sociale : les désirs des uns causent les désirs des autres sans être pour autant des raisons de ces désirs.
[5] Freud OC IX, p.166.