la névrose obsessionnelle

4ème séance (15 décembre)

 

Je voudrais essayer ce soir d’avancer dans l’article de Davidson, et vous faire sentir ce que j’essaie de déplacer en ayant recours à ce type de référence dans la compréhension de choses qui est à la fois très général et concerne les concepts fondamentaux de la psychanalyse, l’idée de déterminisme psychique, d’association, etc., et puis, en même temps, je voudrais ne pas m’éloigner – même si le développement paraît démesuré - de la question bien précise de l’action de contrainte dans la névrose obsessionnelle. On sait que les deux sont liés, puisque c’est l’action de contrainte est au  principe même de l’idée qu’il y a un déterminisme psychique, c’est-à-dire qu’il y a des réalités psychiques inconscientes qui « obligent », quel que soit le sens qu’on donne à l’obligation, un certain nombre de névrosés à faire un certain nombre de choses, et ça, de manière tout à fait spectaculaire ; mais en même temps le rapport entre les deux se prête à une très grande latitude de possibilités d'explication conceptuelle, qu’il faut élucider.

 

*

 

Je rappelle brièvement les enjeux de la question de l’irrationalité, telle que la développe Davidson.

Son point de départ très simple est que seuls les êtres rationnels peuvent être irrationnels. C’est ce qui fait par exemple – c’est une vérité tellement évidente qu’on l’oublie -, qu’il ne peut pas y avoir de modèle animal de la névrose obsessionnelle. On ne sait pas à quoi ressemblerait un rat akratique, c’est-à-dire un rat qui dans un labyrinthe, choisirait en connaissance de cause le mauvais chemin. Comme je vous parlerai plus tard des théories cognitives des TOC, il est important de maintenir cette dimension. Si on décrit les actions de contrainte comme des actions irrationnelles, alors il n’y en a pas de modèles animaux, car seuls les êtres humains sont rationnels et donc peuvent être irrationnels.

La deuxième chose importante est qu’on ne peut pas proprement – mais c’est une question ouverte sur laquelle je n’ai pas de bonnes idées pour les mettre en ordre – on ne peut pas proprement traiter l’akrasia, l’incontinence de la volonté, la faiblesse de la volonté, seule. Il y a toute une série d’irrationalités, il y a la duperie de soi-même, le fait de croire quelque chose alors qu’on a les meilleures raisons de croire autre chose ; il y a toute une famille de phénomènes bien connus qui semblent aussi s’imposer dans la description clinique des faits psychopathologiques, et qui sont reliés d’une manière tout à fait problématique les unes aux autres. Il y a bien sûr un élément freudien très simple qui est le wishful thinking, qu’on traduit par « prendre ses désirs pour des réalités », qui là encore est un type d’irrationalité tout à fait problématique, car on peut difficilement imaginer un modèle animal du wishful thinking. C’est un problème dont on parlera plus tard, mais je crois que la théorie de l’hallucination, l’hallucination de souhait que défend Freud pose un problème voisin, car elle ne suppose pas à proprement parler que les êtres qui hallucinent l’objet manquant de leur désir soient spécifiquement rationnels.

Ce qui est surtout intéressant dans la position de Davidson, est qu’on n’a pas besoin de supposer l’inconscient. Or on utilise souvent ce texte dans la polémique anti-freudienne, en disant que cela ne sert à rien au psychanalyste, puisqu’en réalité Davidson défend des cas où je sais que je ne devrais pas fumer, mais je fume quand même, je connais donc toutes les raisons pour lesquelles je ne devrais pas le faire, mais je le fais quand même, il n’y a là rien d’inconscient. Mais c’est prendre tout à fait à contresens l’argument de Davidson, puisque son argument pose qu’en réalité c’est précisément parce qu’il y a des cas où c’est conscient qu’il peut y avoir aussi des cas où c’est inconscient. Disons simplement qu’il faut des motifs empiriques, du genre de ceux que la philosophie ne fournit pas, mais l’étude de la vie psychologique, par exemple, pour étendre l’argument sur la faiblesse consciente de la volonté à des situations où des facteurs inconscients y seraient mobilisés.

Le projet de défendre Freud repose alors, chez Davidson, sur deux précautions.

La première concerne les fameuses divisions de l’esprit que Davidson interprète de manière psychologiquement naïve, comme si Freud avait défendu qu’il existe une tripartition du mental en appareils fonctionnels séparés, ou qu’il avait cru qu’il y avait des zones quasi corticales de l’esprit. Il essaie donc de remédier à la question du peu de plausibilité de la division de l’esprit chez Freud. Et d’autre part, il essaie de remédier à un problème exégétique que vous connaissez certainement, qui est la question de savoir comment Freud peut faire pour adopter tantôt des explications de type causal – par exemple, dans le conflit entre la haine et l’amour, on a recours à des conflits d’énergie, de dimensions pulsionnelles sous-jacentes liées à une dynamique, à une énergétique -, et tantôt, dans d’autres cas, dans les formations réactionnelles par exemple, on trouve chez Freud des explications qui font appel aux motifs, aux raisons et aux intentions, lesquelles sont censées parvenir à un domaine entièrement séparé. Car, là où il y a des raisons et des intentions, il ne saurait y avoir de mécanismes causaux. Les propositions, qui peuvent être vraies ou fausses, ne sont pas comme des objets comme des boules de billard qui rebondissent les unes sur les autres. Ces registres sont ontologiquement séparés.

L’idée de Davidson, est qu’en réalité on n’a pas là deux difficultés, mais une deuxième difficulté qui est le remède à la première, et la première qui est le remède à la seconde. Il va réussir à trouver un moyen – ce qui fait l’élégance philosophique de la démonstration -, de faire en sorte que les deux difficultés se corrigent mutuellement, et s’annulent.

Le point qui m’amènera tout à l’heure à discuter précisément de la question du déterminisme psychique, c’est que l’idée d’une analyse fonctionnelle, qui distingue ce qui a le rôle d’une cause et le rôle d’une raison dans l’explication de l’action ou de son trouble, quel est le rôle fonctionnel que l’on va attribuer en tant que cause, ou en tant que raison, en tant que par exemple des charges énergétiques, similarité du son des lettres, etc., d’un côté, ou bien en tant que motivation, désir, développement rationnel de l’autre, cette motivation fonctionnelle est à mon avis la meilleure leçon qu’on puisse retenir de cette analyse. Le problème n’est pas de savoir dans ce à quoi nous avons affaire, dit Davidson, si ce sont des représentations, des affects, ou des signifiants, ou même pourquoi pas des réseaux de neurones - ou Dieu sait quoi - qui sont en cause, car la nature des éléments qui sont en cause dans ce à quoi on a affaire dans une compréhension épistémologique de la chose, la nature des éléments qui sont en cause dépend de la mise en fonction choisie pour elle, pour vous donner une relation de raison entre ces éléments, et une relation de causalité.

 

            Raison ?

     x                      y

            Cause ?

 

C’est quelque chose d’assez différent de la solution par les réseaux que développe Lacan, par des enchaînements, des concaténations de signifiants qui seraient arbitraires, dont la rationalité serait à la fois markovienne, au début de son parcours, et puis topologique – mais en fait, formellement parlant, c’est la même chose. C’est tout à fait différent de dire que les signifiants sont arbitraires et pris dans des réseaux où ils obéissent à une rationalité particulière, soit stochastique, soit des nœuds ou tout ce que vous voulez, et de subordonner la détermination des éléments – des Elemente freudiens – dans l’analyse de la vie mentale, à son statut fonctionnel dans une explication en termes de raisons ou en termes de causes, et éventuellement en termes de raisons qui sont aussi des causes. C’est ça le point je crois le plus intéressant. C’est ça la force d’une approche épistémologique : une approche épistémologique part de la production de l’intelligibilité même d’une théorie - comment elle explique quelque chose, comme elle justifie quelque chose -, et c’est des conditions formelles qui pèsent sur la possibilité d’expliquer ce qu’est un symptôme, que sont dérivés les caractéristiques propres des éléments mis en cause dans cette explication.

C’est pourquoi, lorsque j’insistais la dernière fois sur le fait que dans la honte, la haine, ou l’angoisse – ces trois affects dont je vous avais proposé une esquisse de grammaire logique -, lorsque j’essaie de montrer qu’il y a à la fois des éléments causaux et des éléments rationnels, c’est justement pour qu’on ne soit pas obligé du coup – comme on l’a encore chez Freud et également chez Lacan – une disjonction entre ce qui serait de l’ordre du signifiant (qui se prêterait au réseau), et ce qui relèverait de la pure pression causale, qui serait quelque chose comme l’énergie pulsionnelle ou les affects, qui ne sont justement pas pris dans des réseaux et n’ont un rôle que lorsqu’ils sont mis en jeu dans des réseaux signifiants. En montrant que la haine et la honte ne sont absolument pas construits de la même manière du point de vue de leur grammaire logique, je me donne les moyens de les insérer dans des explications par les raisons et par les causes, qui les déterminent en fonction de l’intelligibilité qu’ils produisent dans l’explication psychologique d’une action par exemple, d’un symptôme, d’une pensée ou d’une hallucination.

Vous voyez le type de déplacement ?

C’est donc aussi bien anti-structuraliste … qu’hyper-structuraliste, puisque c’est le type de relation produisant l’intelligibilité dans l’explication qui détermine la nature des éléments qui sont mis en relation. Mais si c’est structuraliste, on n’est pas du coup obligé d’accepter des théories linguistiques issues de la phonologie, ou bien des représentations naïves et non critiques de ce que sont les affects. On peut au contraire essayer de montrer comment elles jouent à l’intérieur du dispositif.

C’est je crois un point important, et ce que j’essaierai de montrer l’an prochain si ce séminaire peut toujours se tenir ici, c’est que ça serait une entrée possible dans ce psychanalyste dont je parle un peu trop pour ne pas un jour vous introduire à sa lecture, qui est Bion. C’est en effet un thème fondamental de la pensée de Bion, dont vous connaissez l’idée « d’attaque sur les liens » par exemple, d’avoir justement essayé de penser une théorie des liens entre des « particules », des éléments du psychisme dont la nature serait laissée dans une sorte d’abstraction qui lui permet à la fois de produire une formalisation dont on a pu dire qu’elle ressemble par certains aspects à la connectivité des réseaux lacaniens, mais qui se prête à une construction particulière étroitement liée à l’idée « d’appareil psychique », et en particulier – je cite là les deux tartes à la crème de Bion mais vous verrez que c’est beaucoup plus profond – à l’idée que le but d’une analyse est de « se fabriquer un appareil, une machine à penser ses pensées ». Il y a chez Bion, du coup, toute une reconsidération de ce qu’on appelle les troubles du narcissisme, les borderline, de ce qu’on appelle dans la tradition britannique la schizophrénie, le stade paranoïde de Melanie Klein, sous la figure, donc, de l’attaque contre les liens, de la reconstitution des liens dans le transfert, la pensée du setting analytique dans ces termes-là, avec un accent porté sur le rêve, puisque ça part de l’appareil psychique du chapitre 7 de la Traumdeutung. Ce que j’essaierai par conséquent de faire l’année prochaine, c’est de vous montrer comment on peut avoir un maniement de ce que je vais présenter aujourd’hui comme une généralité sur l’épistémologie de la psychanalyse avec des conséquences sur la clinique de la névrose obsessionnelle, comment ce point de vue très limité que je vais aborder aujourd’hui à partir de ce que j’ai mis au tableau, peut prendre les proportions d’une pensée psychanalytique extrêmement sophistiquée, et qui à mon avis modifie de manière intéressante l’idée de prendre en charge des patients psychotiques - puisque dans la tradition britannique, l’analyse difficile, féconde, c’est fondamentalement l’analyse des troubles narcissiques profonds, de ce que dans une perspective lacanienne nous rangerions plus facilement du côté de la psychose.

Mais je ferme cette parenthèse.

Ce qu’il donc faut élucider, c’est comment Davidson donne à une théorie fonctionnelle de la division de l’esprit le poids qui est le sien dans la juste compréhension de Freud. Je vous ai dit qu’il se gardait bien de dire que cette division fonctionnelle, qui consiste à séparer ce qui relève d’une explication par les causes, et de l’explication par les raisons, recoupe la division de l’esprit en moi-surmoi-ça, ou conscient-préconscient-inconscient, puisque la division fonctionnelle va établir autant d’appareils ou de sous-appareils ou de sous-systèmes qu’il est nécessaire en fonction des relations en cause, relations motivantes, de raisons ou de significations, et/ou relations causales et mécanistiques entre ces divers appareils.

Mais voilà justement qui nous met au cœur des difficultés que j’agite, et pour certaines depuis plusieurs années dans ce séminaire.

Il y a quelques années – et dernièrement encore je crois, car c’est une de mes obsessions non-traitées – ,je vous avais expliqué quels graves doutes on peut concevoir touchant la pertinence de l’analyse de Lacan, en termes de chaîne de Markov, de ce qu’il appelle avec Freud le déterminisme inconscient. Le problème conceptuel du déterminisme inconscient pensé en termes de chaîne de Markov, comme dans La lettre volée, c’est un problème très simple, qu’on formule facilement sous la forme d’un dilemme : soit c’est, comme on l’a dit fort souvent, une pure et simple règle du jeu, et il n’y a alors pas plus de déterminisme que de dire que les pièces d’un jeu d’échec doivent, pour amener à telle et telle position, se déplacer de telle et telle manière – car finalement elles se déplacent selon les règles, et si elles ne se déplaçaient pas selon les règles, ce serait tout simplement pas le jeu d’échec, et donc, en ce cas, les différents déplacements le long de la chaîne sont simplement fonction des règles du jeu qu’on a données – et ça n’est pas du tout ce qu’on veut [1] . Ce qu’on veut, c’est plutôt quelque chose comme une loi de la chute des corps qui forcent les pensées, les entités mentales, à se comporter d’une certaine façon, à suivre une trajectoire imposée, ce qu’on veut, depuis Locke, le premier à lire Newton comme ça, et puis Hume après lui, ce qu’on veut c’est une loi de l’attraction psychologique. Et bien des lecteurs de La lettre volée pensent que c’est cela que propose Lacan : une trajectoire imposée, une circulation de la lettre qui évoque la contrainte que les lois de la gravité et de l’attraction imposent aux corps matériels.

Si j’insiste sur ce problème de la chaîne de Markov, c’est parce que pendant longtemps j’ai pensé que ça n’avait aucune espèce d’importance pratique, que j’étais, comme on dit, un misérable coupeur de cheveux en quatre. Mais en réalité, ça crée des dégâts d’abord épistémologiques qui finissent par devenir des dégâts éthiques. J’ai publié récemment un article qui me fait douter de la possibilité de continuer longtemps à faire mon séminaire ici, dans une revue qui s’appelle Comprendre, sur un livre de Charles Melman qui s’appelle L’homme sans gravité, où justement la question qui se pose est de savoir si on peut traiter l’ordre symbolique comme un certain type de contrainte telle, que ce serait en fait une contrainte mécanistique dans la pensée, qui ferait que ceux qui ne seraient pas soumis à la prise « physiologique » de ce déplacement imposé du signifiant (du signifiant phallique), serait d’une certaine manière des « mutants » - le mot est employé -, c’est-à-dire des gens qui seraient sans « gravité » au sens des lois de la gravité ils manqueraient du let subjectif normal). Comme si, en somme, le type de contrainte qu’exerce l’ordre symbolique était une contrainte de type causal, telle que la loi de la chute des corps. Et bien sûr, on voit bien pourquoi cette position est tout à fait tentante. Si vous vous contentez de dire que l’ordre signifiant, c’est au fond comme un jeu, alors effectivement, on se dit pourquoi ne pas changer les règles du jeu ? Vous pouvez avoir aussi bien une lecture du texte lacanien qui revendiquerait qu’il a parlé du phallus comme il aurait aussi bien pu parler d’autre chose, et vous avez dans cette perspective tout une littérature relativiste qui se réfère justement au signifiant saussurien, pour dire qu’au fond les organisations psychiques sont d’une grande souplesse. C’est très politique et militant : dans les Gays and Lesbians Studies américaines, vous trouvez ainsi l’idée qu’on pourrait tout à fait faire autre chose (comme le fameux « phallus lesbien » de Butler, par exemple).

On est donc pris entre deux feux : soit c’est trop une loi causale contraignante sur le psychisme, soit c’est un pur jeu relativisable. C’est-à-dire que la manière profondément équivoque dont Lacan parle du « déterminisme du signifiant » (pour essayer qu’il soit moins biologique que ce qui débouche à la fin sur le fatalisme freudien), si vous voulez éviter que ce soit un pur jeu dont on change les règles, vous êtes obligé de l’investir du poids d’une détermination causale qui en fait carrément une sorte de la loi de la chute des corps valant pour les représentations mentales, moyennant quoi ça nous permet de penser la déviance ou les mutants sur un mode de catastrophe pour l’être humain.

Ce n’est pas du tout en l’air, donc, puisque, la question m’a été posée, je ne dis pas des choses différentes d’un point de vue polémique quand je m’en prends à tel ou tel, et quand j’explique ici des choses plus conceptuelles, plus positives. Permettez-moi de le souligner, ma polémique contre Melman n’est pas un à-côté de ce que je vous raconte sur la névrose obsessionnelle et le déterminisme psychique : c’est l’endroit et l’envers de la même pièce. Ce n’est pas un texte si méchant que ça contre Melman. Pas du tout. Mais enfin, malheureusement, ça risque d’être pris de cette manière. Or, bien sûr, il ne suffit pas de dire que les deux solutions ne vont pas, et puis on s’en lave les mains, débrouillez mes enfants, moi j’ai juste cassé des jouets qui ne faisaient plus rire personne. Non, il faut produire quelque chose qui paraît être plus satisfaisant, à la fois sur le plan clinique, et sur le plan des enjeux et des interprétations qu’on va donner de cette histoire de déterminisme psychique. Car s’il n’y a pas quelque chose qui relève au moins en un sens du déterminisme, alors ce n’est plus la peine d’écouter les gens associer librement ! Ça peut être ceci, ce qu’ils racontent, comme ça peut être n’importe quoi d’autre, selon les règles arbitraires qu’ils suivent ou qu’on suppose arbitrairement qu’ils suivent. Ou alors, ce n’est pas la peine de les écouter associer librement, mais parce que de toutes façons, il s’agit là de la pseudo-liberté des tournebroches – comme dit gentiment Kant de Leibniz -, et les psychismes tournent tout seuls. En fait le patient dévide toujours les mêmes choses, et dans le meilleur des cas vous pouvez retourner la volaille, mais ça tourne toujours et il est difficile de comparer cela à une cure !

Encore que…

Ce qui pose toutefois un problème, c’est qu’on ne peut pas avoir une attitude purement négative, on ne peut avoir une attitude positive que si l’on invente de quoi articuler quelque chose de l’ordre de la règle, et quelque chose de l’ordre du motif, de l’intention, et de la convention également - quelque chose qui serait de l’ordre d’un mécanisme qu’on ne puisse pas changer à volonté ou sur une simple décision de la conscience, mais qui indique aussi bien le type de dépendance causale dans lequel on se trouve, ou qui s’impose et joue ce rôle.

Je reprends donc cette idée à Davidson, que la caractérisation des relations entre sous-appareils psychiques prime sur leur caractérisation en tant que telle, de ces appareils psychiques, et que ça doit être en général la même chose pour tous les Elemente de Freud, soit pour tout ce qui est en jeu ou en cause – comme vous voulez – dans le psychisme.

Du coup, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que nous sommes rendus à l’immanence du flux associatif : on revient à ce qui est la matière première dans le cas de l’homme aux rats – premier cas censé carburer à l’association libre… Encore que quand vous lisez le cas, vous voyez que l’association libre c’est quand Freud arrête de poser des questions, c’est-à-dire assez rarement ! Mais bon, néanmoins, c’est quand même officiellement le premier cas où ça ne marche qu’à l’association libre -, nous sommes ainsi rendus à cette immanence des relations, parce que ce qu’il va y avoir d’entrée de jeu n’est pas acquis d’avance : liens causaux ou liens de raison ?

Par exemple, on pourrait supposer qu’un certain nombre d’enchaînements de raison, des enchaînements intentionnels ou des enchaînements logiques, pourraient être chez tel patient différents de chez tel autre, pour lequel les mêmes contenus, mais rapportés à un autre contexte, pourraient être interprétés au contraire comme l’effet causal d’une contrainte à répéter ou redire ceci ou cela, ces contenus, d’une façon implacable.

Et il y a effectivement une ambiguïté conceptuelle, ou structurale, qui est donnée avec ce que c’est qu’une action et qu’un acte organisé.

Je vais vous donner une image qui est assez jolie, pour vous faire entendre cette équivoque entre mécanisme brutal et comportement organisé, qui a été mise en circulation par Daniel Dennett : c’est ce que fait une petite guêpe qui est la sphex. C’est une toute petite guêpe qui procède de la façon suivante : pour pondre ses œufs, elle pique un insecte qui n’est pas tué mais qui est totalement paralysé. Elle transporte ensuite l’insecte à un certain endroit, elle creuse un trou, revient et approche l’insecte au bord du trou, redescend et nettoie le fond du trou, puis descend l’insecte à l’intérieur. On a donc l’impression ici de quelque chose d’extrêmement organisé. Le grand jeu, semble-t-il, chez les entomologistes farceurs et philosophes, c’est de prendre l’insecte que la sphex amène près du trou, et au moment où elle redescend, vous éloignez l’insecte de quelques centimètres. La sphex voit, en sortant de son trou bien propre, que la larve n’est pas là, elle l’aperçoit bientôt, et va la chercher, la redépose au bord du trou, puis elle redescend et renettoie le fond de son trou. Vous éloignez à nouveau l’insecte, et la sphex qui émerge va à nouveau le chercher, le remet au bord du trou, redescend pour nettoyer le fond du trou, etc. – la sphex, c’est l’insecte obsessionnel ! Ce qui est extrêmement frappant, c’est que, quand vous regardez ceci pour la première fois, vous vous dites que c’est très intelligent, vous avez l’impression qu’un plan a l’air d’être suivi, un plan organisé : elle rapproche l’insecte du trou et nettoie à nouveau, car il n’est pas impossible que le fond du trou se soit à nouveau sali, ou qu’il faille l’adapter exactement à l’insecte dans lequel elle va incessamment pondre, etc. Sauf que, quand vous avez fait cinquante fois la chose, plus vous avancez dans la répétition, moins vous y voyez une intentionalité et plus vous avez un mécanisme aveugle qui semble être quelque chose qui s’exerce de manière totalement implacable sur cet insecte, et c’est nous qui nous mettons tout à coup à décrire cet insecte qui avait l’air intelligent la première et la deuxième fois, ou peut-être même jusqu’à la troisième fois – ça dépend du biologiste, et c’est une façon de doser son obsessionnalité ! -, mais à force de répétition, c’est quelque chose qui si c’était un être humain, nous paraîtrait entièrement pathologique [2] . Je souligne ce point parce que lorsque nous écoutons quelqu’un constamment répéter quelque chose, revenir tout le temps sur les mêmes traces, il est très important de penser à l’exemple de la sphex : ce qui a l’air intelligent et intentionnel et planifié un certain nombre de fois, au-delà d’un certain nombre de fois non déterminées a priori – on ne peut pas dire que c’est deux fois ou quatre fois, ou cinq fois, ce n’est pas fixé –, eh bien cela devient complètement mécanique. Et une fois qu’on l’a identifié comme étant mécanique, on ne parvient plus à l’identifier comme intentionnel. Mais tant qu’on l’identifie encore comme intentionnel, nos possibilités de reconnaître ce qui se passe nous empêche de le reconnaître comme mécanique : on se dit que la guêpe nettoie parce qu’il faut que les conditions pour le développement des œufs dans la chair de l’insecte paralysée soient idéales, ou Dieu sait quoi.

Lorsque nous sommes par conséquent rendus à l’immanence du flot associatif, comme je vous disais, la question de savoir si les liens entre les éléments - c’est-à-dire entre les représentations, entre les idées incidentes, entres les bouffées d’affects – sont motivationnels ou bien causaux est une question qui est fondamentalement ouverte, et qui dépend du contexte ! Quelqu’un qui vous fait des développements absolument magistraux sur des conceptions religieuses va vous paraître les premières semaines remarquablement intelligent et en train de construire quelque chose, mais si au bout de plusieurs années vous tournez toujours en rond dans le même dispositif sur la façon dont telle religion punit telle ou telle chose, il va vous paraître au contraire enfermé dans un dispositif qui a l’air d’être un disque rayé plutôt qu’autre chose.

J’en conclus que l’écoute également flottante du flux associatif, une fois que j’ai introduit ce nouveau dénivelé entre raisons et causes, intentionnalité et mécanistique mentale,  etc., reste une tâche délicate. En tout cas, les raisons ne sont pas une deuxième sorte de causes qui feraient tourner la machine de manière plus compliquée ; au contraire, c’est une manière pour moi de souligner que la tâche de l’interprétation contextuelle, des conditions du sens, en somme, est infinie.

Comprenez ainsi que si je m’étale de façon considérable sur la remarque de Davidson à propos de la division fonctionnelle de l’esprit, c’est qu’en fait, bien loin d’être peu freudien comme il s’en défend dans le texte, je pense qu’il l’est éminemment ! Il est même je crois à cet égard extrêmement riche pour la réflexion psychanalytique (enfin, pour ceux qui ont entendu parler de Davidson !). Voyez alors dans quelle direction j’essaie de trouver ma voie.

 

*

 

Deuxième développement après cette histoire de déterminisme psychique : je vous ferais remarquer que c’est aussi, et très exactement, ce qui fait problème avec la névrose obsessionnelle. Car comment autant de raisons, de bonnes raisons et même de raisons qui au principe fondamental de ce qu’on a les meilleures raisons de respecter, comme l’éthique par exemple, ou la religion, ou la précision scientifique, ou la rigueur de la pensée, et j’en passe, peuvent se mêler à des affects extraordinairement contradictoires, et se disputer la primauté avec eux ? Comment les formations psychiques les plus insensées – pensez au jeu des lettres sur le prénom de Gisela dans L’homme aux rats, par exemple – peuvent s’insérer apparemment dans une continuité associative indéchirable – à aucun moment on a l’impression qu’il y a un saut schizophrénique, un coq-à-l’âne – au milieu de ratiocinations éthiques extrêmement sophistiquées ? C’est là le point central de l’idée que je trouve chez Davidson et dont je me sers ici en la généralisant : c’est qu’une manière d’approcher le problème est de voir ce qu’il en est des cas d’akrasia sans inconscient, et d’essayer de penser l’exemple que Davidson prend lui-même dans L’homme aux rats, le bâton jeté dans la haie - mais qui en fait écho à la pierre que Lanzer vient mettre sur le chemin de la dame -, comment, donc, quand on analyse ce type de situation, en le ramenant à un cas où on n’a pas besoin de faire l’hypothèse de l’inconscient, on a aussi une théorie de l’action assez subtile pour, éventuellement, qu’on puisse l’étendre en une théorie « fonctionnelle » de l’inconscient.

L’idée que retient surtout Davidson ici, de la façon dont il comprend Freud ici, c’est que les raisons sont conscientes, mais que les causes sont inconscientes. Il ne faut pas négliger qu’il y a aussi des causes parfaitement conscientes. Si je vois du blanc, c’est « parce que », là, en face de moi, le mur est blanc. Il y a une théorie causale de la perception qui est absolument élémentaire : s’il y a une sensation de blanc, c’est parce que le mur en face de moi est blanc ! Il ne faut donc pas s’imaginer qu’une cause mentale est par définition une cause inconsciente. Si l’on me marche sur le pied et que je hurle parce que j’ai mal, c’est une cause mentale, ça déclenche un réflexe qui est tout à fait conscient. Et de même, il est tout à fait possible, et vous allez voir de quelle manière, d’envisager que les raisons soient inconscientes, qu’il y ait de véritables motifs inconscients. Même si les exemples que travaille Davidson disent « causes inconscientes » et « raisons conscientes », il faut bien se rendre compte que ça pourrait permuter. Mais je laisse cela.

J’avance dans l’argument en prenant p.25 le passage que je relis pour vous le remettre en mémoire :

« Un homme marchant dans un parc heurte une branche posée en travers d’une allée.  Pensant que la branche peut être un danger pour d’autres personnes, il la ramasse et l’envoie dans une haie avoisinante. Tandis qu’il s’en retourne chez lui, il lui vient à l’esprit [idée incidente : « il lui vient à l’esprit », il y a la place là pour une causalité inconsciente, car on peut imaginer que ce soit la ressemblance entre cette situation et une situation infantile, tout ce que vous voulez. L’expression de Davidson est choisie pour laisser ambiguës les causes] que la branche pourrait se pro­jeter en dehors de la haie et mettre encore en péril des pro­meneurs imprudents. Il descend du tramway dans lequel il était monté, retourne au parc, et remet la branche dans sa position initiale ».

Ce que dit Davidson, c’est:

« [qu’] ici tout ce que fait l’agent (sauf heurter la branche au départ) est fait pour une raison quelconque, à la lumière de laquelle l’action correspondante était raisonnable. Etant donné que l’homme croyait que le bâton était un danger quand il était dans la haie, il était raisonnable d’extraire le bâton de la haie et de le replacer dans l’allée. Etant donné que l’homme voulait retirer le bâton de la haie, il était rai­sonnable de descendre du tramway et de retourner au parc. Dans chaque cas les raisons de l’action nous disent ce que l’agent a vu dans son action, elles donnent l’intention avec laquelle il a agi, et elles donnent par là une explication de l’action. Une telle explication, comme je l’ai dit, doit exister si quelque chose qu’une personne fait doit compter effectivement comme étant une action » [3] .

En quelque sorte, Davidson ramène les choses à un syllogisme, qui est le suivant, qui est que, s’il existe une raison qui indique le préférable ou le désirable, que s’il existe ensuite une occurrence dont je crois qu’elle est une instance du cas général, alors il doit suivre une action.

 

          Une raison (préférable / désirable)

 

          Une occurrence dont je crois qu’elle est une instance du cas général

 


          Une action

 

C’est en gros, je saute les finesses, ce qu’on appelle un syllogisme pratique exécutif. Ce que veut dire Davidson, c’est que la raison qui veut que les gens ne se prennent pas une branche dans la figure (parce qu’il peut y avoir un coup de vent, etc.), joue là un rôle dans la production causale de l’action. A cause de quoi y a-t-il une action, à cause de quoi suis-je allé changer de place la branche ? A cause de plusieurs choses, mais notamment d’une raison, d’une maxime de l’action on dit dans la terminologie morale, qui indique quelque chose qui serait désirable ou préférable. Tout cela est plutôt intuitif, mais ce qui l’est moins, c’est ce que Davidson essaie de pointer : qu’il existe d’une certaine manière des raisons qui sont des causes de l’action, qu’on ne peut pas faire comme si les raisons étaient substantiellement détachées de l’action.

Je parlerai tout à l’heure, puisque l’an dernier j’en avais longuement discuté en parlant d’Elizabeth Anscombe et du problème de l’intentionalité, d’une conception philosophique d’ascendance wittgensteinienne, qui a toujours considéré qu’il n’y a aucun rapport entre une cause et une action. Pour un wittgensteinien, une chose telle que le syllogisme pratique que j’ai écrit au tableau est nécessairement fausse, parce que ce qui cause une action est peut-être une décharge nerveuse dans mon bras ou bien la structure de mon organisme, mais c’est un sens du mot cause qui est totalement faux si à un moment ou à un autre j’appelle « donner un rôle causal » ce qui fait intervenir une raison. La raison, soit ici « il faut éviter que les gens se prennent des branches dans la figure quand ils se promènent dans les jardins publics », est une manière de décrire les motifs caractéristiques de ce que j’ai fait (en enlevant la branche), mais ce n’est pas une manière d’expliquer l’occurrence réelle de mon action. Les wittgensteiniens ne voient pas du tout comment à partir de ûres raisons internes, de désirs et de croyances, quelque chose comme un mouvement du corps déplaçant un objet irait jamais se produire. Pour une wittgensteinien comme Anscombe, la théorie de Davidson est le type même du sophisme ! Ça consiste, prétendument, à donner un « rôle causal » aux raisons, mais en réalité on décrit une certaine action par des motifs qui permettent de la caractériser, mais surtout pas de la produire effectivement. On pourrait d’ailleurs aussi bien décrire l’action d’une autre manière, sans s’intéresser aux motivations qui sont données ici par l’agent, en disant qu’il a voulu imiter telle ou telle personne, etc.

Ce problème est aussi vieux qu’Aristote, car il est dans L’éthique à Nicomaque le problème même de définir ce qu’on appelle un syllogisme pratique.

La question du syllogisme pratique (que Lacan aborde de temps en temps), c’est un problème tout à fait central dans toute la théorie de l’acte et de l’action, puisque c’est la question de savoir si vous pouvez donner une raison des actes. Lacan trébuche sur ce point-là, à mon avis. Car on arrive relativement à se rendre compte de ce qu’est un « passage à l’acte » en tant que transgression, mais définir ce que c’est que l’acte, faire définir une théorie générale de l’acte comme acte, Lacan dit lui-même que c’est une tâche qu’il n’aborde pas, parce qu’elle lui paraît dépasser entièrement les moyens accessibles. Il croit à l’occasion qu’une notion juste du passage à l’acte éclairera rétrospectivement ce qu’est l’acte, mais je suis sceptique.

Ce qu’Aristote s’est posé comme question, avec l’espèce de simplicité très belle qu’il y a dans L’éthique à Nicomaque, c’est : qu’est-ce que le logos d’une action, qu’est-ce que la raison réelle d’une action ? Comment une action peut être autre chose que ce passage à l’acte, c’est-à-dire ce qui n’est plus un acte, justement, mais le moment où ça devient une sorte d’impulsion souveraine qui déborde quelqu’un, au point où on ne sait plus s’il a agi ou s’il a été agi, et poussé par une puissance, un dieu par exemple, ou une maladie comme l’épilepsie, qui fait que ce qu’il a fait a l’air d’être son geste, mais en réalité c’est peut-être un geste matériel, mais ce n’est pas un acte, son acte d’agent.

Une des solutions d’Aristote à la question de ce que c’est qu’un acte et qu’une action, il ne faut pas l’oublier, elle est dans la Poétique : lorsqu’on pense la tragédie, on pense une action avec un début, un milieu et une fin. Il n’y a pas simplement le logos ou la logique de l’action, il y a aussi le poème de l’action. S’il y a des tragédies, c’est qu’il peut se passer quelque chose, il peut y avoir un événement qui a un commencement, un milieu et une fin, qui forme un tout, qui a une entièreté, et dont la présence dans notre vie sociale et culturelle atteste bien qu’il y a une complétude de l’action. D’ailleurs on divise l’action en « actes » successifs qui sont organisés, et qui ont une structure interne, et qui permettent au drame de se déployer des prémisses à ses conséquences : il y a les préliminaires, les péripéties, le paroxysme de l’action, sa conclusion, l’épilogue, voire la morale de l’histoire, etc. Et finalement, un syllogisme pratique n’est rien d’autre, par rapport à l’action dans une tragédie, que l’élucidation la plus formelle de ce rapport des prémisses aux conséquences.

Exemple de syllogisme pratique aristotélicien : il faut goûter à ce qui est doux (règle déterminante), ceci est doux (cette boisson par exemple, en fonction de ce que je crois, de mes représentations), et ce désirable qui en l’espèce est cette boisson, combiné avec la croyance que c’est une instance du cas général où il faut goûter à ce qui est doux ou sucré, eh bien, fait que je le goûte. Oui, « fait que » ! On va traiter l’acte, le moment où je prends la coupe, exactement comme la conclusion d’un syllogisme du type « tous les hommes sont mortels, les Grecs sont des hommes, donc les Grecs sont mortels ». L’action est considérée vient après une sorte de « donc » très particulier.

On distingue ici deux niveaux de syllogisme : il y a un syllogisme intérieur, ce que dit l’agent, et un syllogisme d’exécution, le moment où ça cause véritablement l’action. Et pour Anscombe par exemple, le sophisme aristotélicien par excellence, c’est de croire que le syllogisme intérieur (qu’elle accepte) va se combiner comme un engrenage dans un autre avec un syllogisme d’exécution qui, lui, va causer l’action (ce qui l’épouvante tant c’est un sophisme inouï chez un penseur qu’elle aime plutôt, par ailleurs).

Alors, même pour Aristote, c’est vrai, c’est extraordinairement problématique. Car comment peut-il se faire que quelque chose qui est intérieur, ma délibération, qui est faite de représentation, de désir, puisse causer quelque chose dans la nature ? Pourquoi en est-il réellement embarrassé, d’ailleurs ? Ce n’est pas tout à fait trivial.

Parce que la définition du syllogisme, c’est que c’est un enchaînement nécessaire, un syllogisme produit nécessairement ses conséquences. On pourrait tout à fait ajouter un signe modal de nécessité à la conclusion du syllogisme « donc les Grecs sont mortels ». Mais la nature aristotélicienne, c’est l’espace du contingent. Comme il dit toujours, la nature c’est « ôs épi to polu » c’est-à-dire : ce qui se produit « le plus souvent ». Il y a des régularités, mais il peut y avoir des exceptions. Il peut donc y avoir des actions qui ratent. Or comment peut-il y avoir des actions ratées, des actes qui n’arrivent pas à leur fin, alors qu’on les prend, qu’on les saisit, qu’on les décrit dans quelque chose qui est de l’ordre du syllogisme ?

La réponse d’Aristote est une réponse subtile, elle consiste à dire qu’en fait, c’est parce que seul l’homme prudent, équipé de cette vertu particulière qu’on appelle la phronésis, la prudence, sait ajuster les bons moyens aux bonnes fins. Et c’est seulement si on avait accès à ce qui se passe dans l’esprit de l’homme prudent, que l’on pourrait apercevoir en quoi il y a bien quelque chose, parce qu’il est sage et prudent, qui est maximalement proche de la nécessité du passage des prémisses à la conséquence. C’est seulement dans l’âme de l’homme prudent et si on se place du point de vue de l’homme prudent qu’on commencerait à apercevoir que celui qui sait ajuster les moyens aux fins arrive à ce que l’acte se réalise nécessairement. Qu’est-ce que c’est qu’un homme prudent ? Celui qui connaît le kairos, l’instant qu’il  faut pour agir, et qui tient compte du hasard, automaton - vous reconnaissez le terme que Lacan récupère – et surtout qui pense que nos intentions convergent parfois avec l’ordre même de la nature, que nous sommes de temps en temps fortuné, qu’il y a donc une tuché dans la nature, et que ça tombe bien, ça tombe bien en fonction de ce que nous espérions qu’il arrive. La nature n’exclut pas l’accomplissement des dessins des hommes. Il faut donc qu’il y ait une tuchè.

Cependant, on a l’impression qu’il a l’air fortement empêtré, Aristiote, dans L’éthique à Nicomaque, quand il essaie de faire en sorte que ce soit nécessaire tout en étant contingent – ce qui est assez difficile ! Aussi essaie-t-il, c’est une autre manière de faire, de dire que l’une des raisons fondamentales pour que l’on puisse aller des prémisses de l’action à sa conclusion, à sa conclusion effective, c’est qu’il n’y ait pas d’obstacle externe à la réalisation de l’action. Mais comme Anscombe l’a fait remarquer en ricanant, s’il n’y a pas d’obstacle externe, au mieux ça fait une capacité d’agir, mais ça ne fait pas un acte ! En revanche, si cette capacité est réellement nécessitante, si on ne peut pas au cas, où il n’y a pas d’obstacle externe, faire autrement que l’action aille à son terme, alors il n’y a pas d’action, il y a une impulsion, quelque chose comme un passage à l’acte, mais ce passage à l’acte entraîne tout sur son passage et plus rien ne s’arrête. Bref, pour les wittgensteiniens, on court de Charybde en Scylla.

Ça rebondit d’une manière que j’indique également parce que ça montre bien la finesse de l’analyse d’Aristote, où ce qui est intéressant est la difficulté avec laquelle il se bat. Car quand même, qui peut raisonnablement croire que les raisons qu’il a d’agir n’ont aucun rôle causal dans les actions qu’il accomplit ? Que même croire cela, c’est commettre une faute philosophique manifeste ? C’est aberrant, non ?

Une finesse, donc, importante de l’Ethique à Nicomaque, c’est qu’Aristote ne se laisse pas écarter de la difficulté réelle en jeu ici.  Tout ça montre bien, dit Aristote, que le plaisir ne peut jamais être une motivation interne de l’acte. Si c’était par plaisir qu’on allait jusqu’au bout de nos actions, il n’y aurait pas d’action, mais dirions-nous, une décharge motrice vaguement organisée. Donc le plaisir, dit Aristote – c’est l’une de ses plus belles formules – « accompagne » l’acte, couronne l’acte qui est allé à sa fin, et l’accompagne « comme la fleur accompagne la jeunesse ». C’est assez joli, parce que c’est une manière de dire qu’il y a bien du plaisir dans l’acte qui réussit, la réussite cause du plaisir, mais ce plaisir s’ajoute à la réussite de l’action comme la fleur à la jeunesse sans jamais être un élément qui pousse l’action (ou qui  la détermine à rechercher comme dans un principe de plaisir mécanistique, celui de Freud, à l’identité de perception). C’est une formule magnifique parce que « le plaisir s’ajoute à l’acte comme la fleur à la jeunesse », c’est l’exemple même de ce qui se fait s’arracher les cheveux à Anscombe, qui dit qu’Aristote n’a jamais rien écrit de plus scandaleux, pour essayer de se sortir de sa difficulté.

Mais si l’acte a une raison, alors il faut qu’à un moment ou à un autre, il faut qu’on se heurte au problème de la contingence. En effet, si vous introduisez une motivation dans la raison, à un moment ou à un autre, il faut que vous vous rendiez compte qu’un acte est quelque chose qui peut échouer, qui peut rater. Et donc comment peut-on avoir quelque chose qui soit logiquement déterminant comme une raison, mais qui fasse en même temps sa place à l’échec de ce qu’il est censé déterminer, et qui est l’acte ?

C’est par rapport à l’homme prudent que prend place – là je force le texte, mais je pense que c’est assez éclairant – la question de la faiblesse de la volonté.

Car, se demande Aristote, comment est-il possible que sachant un grand nombre de choses sur le fait qu’il ne faut pas boire trop de vin même si c’est doux, ou bien qu’il ne faut pas abuser des plaisirs de la chair même si c’est doux, et que voyant une amphore pleine ou un jeune esclave, j’abuse ?

Aristote en offre une explication à plusieurs niveaux.

Il dit qu’au fond, comme l’homme en question n’est pas prudent, ça veut dire qu’il va « oublier » la finalité la plus haute (mais cet oubli, ce n’est bien sûr pas un lapsus). La finalité la plus haute, c’est la santé, ou la respectabilité et la tempérance, ce n’est pas la douceur de la boisson ou la volupté charnelle. S’il avait intégré à sa délibération la finalité la plus haute, l’akratique n’avait pas oublié cette finalité-là, sa volonté aurait été correctement éclairée, et il aurait accompli son action sans faiblesse. Le comble, c’est aussi que le plaisir de l’homme prudent est un plaisir plus grand que le plaisir de l’ivrogne, parce que l’action du premier est l’accomplissement d’une finalité supérieure. Voilà la solution usuelle d’Aristote, mais il y en a plusieurs autres, fort compliquéess qui ont été discutées dans la très belle thèse de Ruwen Ogien sur la faiblesse de la volonté – le même qui a écrit sur la honte.

Davidson se situant par rapport à Aristote, pour essayer de rendre compte autrement de l’akrasia, a écrit deux choses sur le syllogisme pratique. Il y a un texte que vous pouvez aller voir, qui est beaucoup plus difficile que celui-ci, qui est « Comment est-ce que la faiblesse de la volonté est possible ? », et qui se trouve dans Actions et événements. Davidson essaie de tenir compte des objections d’Anscombe, tout en maintenant cette intuition forte, qui est qu’on a quand même l’intuition que si je veux prendre ce feutre pour écrire au tableau, je me représente bien que pour écrire au tableau il faut un feutre, que ceci est un feutre, et donc il faut prendre ce feutre, et je prends ce feutre pour aller écrire au tableau. On se dit bien que les croyances et les désirs que j’aie ont un rôle causal, ou alors on ne sait pas ce que c’est qu’expliquer une action ! Comment sortir de l’impasse aristotélicienne, de penser comment la croyance et le désir peuvent produire l’action, tout en tenant compte des objections d’Anscombe ?

La solution absolument géniale de Davidson, dans « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? », est une solution qui lui vient de la théorie bayésienne des probabilités, et qui est la suivante.

Le problème se pose si vous allez des désirs et des croyances à l’action: forwards. Dans ce sens-là, c’est l’impasse aristotélicienne, on ne voit pas pourquoi ça serait nécessaire alors que l’action est toujours nécessairement ratable et contingente. L’idée de Davidson, c’est d’aller backwards, c’est-à-dire « à l’envers ». Autrement dit, de dire : puisqu’il y a action, on doit pouvoir induire quels sont les croyances et les désirs qui expliquent cette action et qui en sont la cause. Au lieu d’avoir un mouvement déductif comme dans le syllogisme pratique aristotélicien, vous avez un mouvement inductif qui à partir d’une certaine action, infère les croyances et les désirs qui ont été « en cause » (au sens fort). C’est donc une inférence qui raisonne exactement comme dans le calcul bayésien des probabilités, en imaginant un système d’hypothèses que l’agent a pu avoir : que croyait-il, que pouvait-il désirer, comment pouvait-il pondérer ses désirs les uns par rapport aux autres, quelles étaient les connaissances auxquelles il avait accès pour qu’il puisse en découler telle ou telle action, quelles limites pesaient sur ses croyances, voire, car on peut raffiner les choses à l’extrême, que pouvait-il croire, vu son équipement logique et rationnel ?

Vous savez qu’il y a deux grandes théories aujourd’hui en probabilité : il y a les probabilités fréquentistes, et les probabilités bayésiennes. Davidson est quelqu’un qui a travaillé sur les paradoxes de la probabilité bayésienne. Ce qu’on appelle une inférence bayésienne, c’est ce qui permet de calculer la probabilité d’une hypothèse. Calculer la probabilité d’une hypothèse, c’est-à-dire la pondération des désirs, des préférences ou des croyances. L’agent peut être une entreprise sur un marché. Si elle décide de racheter ses titres à un certain coût, on peut, à partir de l’action qui consiste à offrir tant pour racheter ses propres titres, inférer quelles étaient les préférences des dirigeants de l’entreprise, la quantité d’informations dont ils disposaient, quels étaient les raisonnements qu’ils tenaient sur ces informations par rapport aux préférences qu’ils jugeaient les plus raisonnables dans tel ou tel contexte. Un agent n’est pas nécessairement l’homme prudent. Un agent peut être une entreprise, et le calcul bayésien a en particulier dans la science de la bourse des conséquences considérables, c’est à partir de ça qu’on analyse comment se font bon nombre de décisions économiques. Une probabilité ici, ce n’est donc pas le passage à la limite d’une fréquence, comme dans les théories fréquentistes de la probabilité, c’est la mesure du degré de confiance que vous pouvez accorder à une hypothèse. Et ça, c’est extrêmement important pour tout raisonnement inductif qui explique par exemple la rationalité des agents économiques. Cette rationalité de l’agent, elle n’a pas besoin que l’agent ait une conscience. Par exemple, vous pouvez inférer le niveau d’information des acteurs d’un marché, alors que les acteurs d’un marché n’ont pas une conscience une. Ça déplace d’ailleurs complètement la question de savoir ce que c’est qu’expliquer l’action, de l’enraciner dans un sujet qui en serait l’agent par excellence. On peut être sur un marché où tous les agents sont concurrents les uns des autres. On peut faire des hypothèses sur leur degré de rationalité et les vérifier empiriquement. Evidemment, le capitalisme contemporain a recours à cela.

Vous reconnaissez quoi ? Il est important que vous n’ayez pas l’impression que je fais un truc à deux années-lumière de Lacan. Vous reconnaissez ici l’utilisation par Lacan de la théorie des jeux de Morgenstern, qui est tout simplement la façon dont Lacan a fait attention à ne jamais substantiver psychologiquement celui qui est l’agent, celui qui est le sujet. Il n’y a aucune raison de le faire. C’est au sens tout à fait métaphysique, qu’un sujet c’est « ce que suppose une action » (à la Leibniz), et non une sorte de réalité existant par elle-même et dont jaillirait par on ne sait quel orifice des actions, un sujet est ce qu’une action suppose. C’est donc sous la forme d’un agent abstrait que Lacan s’est intéressé à ces questions.

Mais vous voyez désormais ce que Davidson gagne par rapport à Anscombe. Il ne nie pas qu’il puisse y avoir comme dit Anscombe bien des manières de décrire les motivations et les croyances d’une action. Néanmoins, empiriquement, on peut en éliminer un certain nombre, pour des raisons de rationalité interne de l’action, et donc celles qu’on va finalement retenir motivent réellement l’action ! Voyez bien comment le modèle bayésien permet de répondre à Anscombe. A la fois on dit que comme on raisonne backwards, non pas de manière déductive mais de manière inductive, il y a tout un ensemble de possibilités qu’il y ait des tas de raisons et de motifs qu’on peut mettre en concurrence les uns aux autres, il y a donc des milliers de descriptions possibles de l’action. Mais néanmoins on maintient l’idée qu’elles ont un rôle causal, car une fois qu’on les a déterminées, ce sont elles qui ont produit l’action. On applique en quelque sorte une démarche empirique hypothético-déductive, qui est empirique, à l’élucidation, à l’explicitation de ce que c’est que le réel d’une action intentionnelle.

Ce sont là des paradigmes sophistiqués, dont il y a peu d’usage en psychopathologie et dans la psychiatrie contemporaine, mais qui ne peuvent venir que de nous : il n’y a que nous qui pouvons mettre en cause la nature même dont une action par exemple peut être rapportée à ces causes de cette manière-là.

Ce que dit Davidson, c’est ceci, pour expliquer à quel point il est arrivé :

« En premier lieu, il doit y avoir une relation logique. Les croyances et les désirs ont un contenu, et ces contenus doivent être tels qu’ils impliquent qu’il y a quelque chose de valable ou de désirable dans l’action. Ainsi un homme qui trouve quelque chose de désirable dans la santé, et qui croit que l’exercice le rendra sain [tout ça, c’est du Aristote] peut conclure qu’il y a quelque chose de désirable dans l’exercice, ce qui peut expliquer pourquoi il fait de l’exercice [là-dessus, Aristote, Davidson et Anscombe sont d’accord. Maintenant le point de divergence est le suivant]. En second lieu, les raisons qu’a l’agent pour agir doivent, s’il faut qu’elles expliquent l’action, être les raisons pour lesquelles il a agi ; les raisons doivent avoir joué un rôle causal [il le met en italique] dans l’occurrence de l’action. Ces deux conditions de l’explication par les raisons sont toutes deux nécessaires, mais elles ne sont pas suffisantes, car certaines relations causales entre des couples croyance-désir et les actions ne fournissent pas des explications par les raisons [Et il laisse de côté ce point]. … On n’a pas besoin d’en dire plus sur la nature de l’action pour voir pourquoi toutes les actions intentionnelles, qu’elles soient ou non, en un autre sens, irrationnelles, ont comme noyau un élément rationnel ; c’est cela qui produit l’un des paradoxes de l’irrationalité. Mais nous voyons aussi que l’on peut défendre Freud sur un point important : il n’y a pas de conflit intrinsèque entre les explications par les raisons et les explications par les causes. Puisque les croyances et les désirs sont des causes des actions dont elles sont les raisons, les explications par les raisons comportent un élément causal essentiel ».

Ce qu’il est en train de dire ici, c’est qu’il n’est pas du tout question de réduire Freud à un naturalisme où il n’y aurait que des explications causales – qui est l’interprétation standard de Freud par Grünbaum. Mais il est également hors de question de faire comme Ricoeur et la tradition herméneutique, pour qui tout ça ce sont des manières de parler, mais en réalité, ce sont des raisons et des façons de décrire, ça enrichit l’herméneutique de l’action, mais Ricoeur est incapable d’expliquer pourquoi un symptôme se produit, pourquoi il y aurait un passage à l’acte ou une action de contrainte : l’herméneutique en donne le sens, mais c’est incapable de dire pourquoi ça fait quelque chose dans le réel. Non pas parce que ces deux explications sont exégétiquement fausses, mais parce qu’en réalité on a supposé que ça devait être tout raison ou tout cause, tout herméneutique ou bien tout mécanistique, mais en réalité c’est une erreur conceptuelle.

Or, il n’est pas vrai, dit Davidson, et il suffit de penser à l’interprétation qu’il donne du raisonnement bayésien, que les raisons ne puissent pas être des causes. Si les raisons doivent être les causes des actions qu’elles rationalisent, il n’y a plus d’hétérogénéité entre les causes et les raisons, défendue par les wittgensteiniens purs et durs. Ce qu’on gagne ainsi, c’est qu’il y a un élément de rationalité dans la causalité de l’action, sans que cette action soit pour autant entièrement rationnelle. Et c’est ça qui va permettre l’irrationalité de l’action. Il peut y avoir une raison qui la cause, mais ça peut être une mauvaise raison. Et c’est pour ça qu’il peut y avoir quelque chose qui se produit en fonction d’une raison, mais qui n’est pas la meilleure. Ou bien quelque chose peut se produire parce que c’est une cause qui cause plus fort, plus efficacement, un certain résultat. Mais la raison de cette cause, qui était la moins bonne, finalement, prévaut sur la cause qui était du point de vue de la raison, la meilleure.

Quand on a dit ça, on se dit : « C’est tout ? Ça s’arrête là ? Qu’est-ce qu’on a montré au juste ? ». Il y a là un côté saisissant, si vous voulez. En fait, c’est une démonstration qui est entièrement conceptuelle, le cœur de la démonstration consiste à dire que nous nous posons la question parce que nous n’arrivons pas à nous représenter qu’une raison puisse être une cause. Une fois qu’on se représente qu’une raison peut être une cause, ça peut ne pas être la meilleure raison qui est la cause. Une fois que ça peut ne pas être la meilleure raison qui est la cause, il peut y avoir une action irrationnelle. C’est-à-dire que j’agis, mais ce qui cause mon action, ce n’est pas ma meilleure raison. Et je bois du vin, il y a une raison – c’est parce que c’est doux -, mais ce n’est pas la meilleure. Davidson :

« La conclusion de ce qui précède est que le fait de postuler qu’un état ou événement psychologique est ou implique ce qu’on appelle, en un sens vague, une attitude propositionnelle [c’est-à-dire une raison, quelque chose qui peut être vrai ou faux] revient à garantir la pertinence d’une explication par les raisons, et par conséquent, un élément de rationalité. Mais bien sûr si de tels états et événements peuvent être irrationnels, l’élément de rationalité ne peut pas empêcher qu’ils soient en même temps moins que rationnels. Considérez le cas d’une action où l’agent agit à l’encontre de ce qu’il croit, toutes choses considérées, être le meilleur (Aristote appelait un tel comportement « akrasia » ; on parle aussi d’« incontinence » ou de « faiblesse de la volonté »). Il est facile d’imaginer que l’homme qui est revenu dans le parc pour remettre la branche dans sa position initiale dans l’allée réalise que son action n’est pas sensée. Il a un motif pour déplacer le bâton, à savoir qu’il peut être dangereux pour un passant. Mais il a aussi un motif pour ne pas revenir sur ses pas, à savoir le temps et l’embarras que cela lui coûte. Selon son propre jugement, la seconde considération l’emporte sur la première ; et pourtant il agit pour la première raison. En bref, il va à l’encontre de son meilleur jugement ».

Comment est-ce que la faiblesse de la volonté peut-elle être possible ?

Elle peut donc être possible à condition qu’on écarte deux types d’explication qui sont indiquées dans le texte de Davidson : le « principe de Platon » et le « principe de Médée », que je vais rebaptiser le « principe de Socrate » et le « principe de Freud ». Le principe de Socrate est un principe qui s’applique spécifiquement à l’action morale ; ça renvoie à un célèbre passage de la Médée d’Ovide : video meliora proboque/deteriora sequor, que vous verrez d’ailleurs cité dans Les obsessions et la psychasthénie de Janet, à l’époque où l’on citait Ovide dans les manuels de psychopathologie. Donc : « …je vois le meilleur et je l’approuve/je fais le pire ». Le meliora a évidemment ici comme le deteriora, une valeur morale. C’est aussi ce que vous trouvez dans Paul, l’idée que je suis tellement pécheur que même si je sais quel est le bien, je pèche quand même.

L’idée de Socrate et de Platon, c’est que ça, ça n’existe pas. On ne peut pas faire le mal volontairement. Celui qui fait le mal volontairement n’existe pas, c’est un ignorant. S’il savait ce qui est le bien, il ferait le bien. Et s’il fait le mal, c’est parce qu’il croit que ce qu’il fait n’est pas le mal, mais un bien, un certain bien. Pour Socrate, et c’est un principe de la morale socratique, il suffit de montrer aux gens qu’ils se trompent, qu’ils n’ont pas la bonne croyance, que ce qu’ils appellent un bien n’est pas un bien, pour qu’ils fassent le bien. C’est le principe de Platon ou de Socrate.

Le principe de Médée – Davidson est un type qui lit le grec ancien, c’est plein de sous-entendus, ça a l’air d’être écrit dans un anglais très lisse de philosophie analytique, mais en fait il choisit Médée parce qu’il y a un autre passage de Médée où elle décrit la façon dont elle tue ses enfants dont je ne connais pas le texte latin, et puis c’est aussi une référence à Austin, bref, n’allez surtout pas vous imaginer que ces philosophes analytiques sont des bouseux incultes, ils en savent gros, et tout ça est un système de références culturelles d’une sophistication à la Derrida, mais caché en dessous du texte. Ce qu’il appelle, donc, le principe de Médée, et que je vais appeler le principe de Freud, c’est qu’il y a une force étrangère qui me possède comme l’amour ou la haine, et qui me fait faire ce que je suis en train de faire. Et le problème, c’est qu’évidemment, si vous allez jusqu’au bout de la logique de l’amour et de la haine, de ce quantum pulsionnel, de ce quantum d’affect ou d’énergétique affective, vous n’avez plus d’action, vous avez une impulsion et vous n’avez pas une compulsion. [4] Le problème est que si vous suivez le principe de Médée et que vous vous apercevez que c’est le principe de Freud, c’est le conflit de l’amour et de la haine qui fait que quand c’est l’amour il enlève la pierre, et quand c’est la haine, il la remet, il n’y a plus d’action, on ne peut plus appeler action de contrainte ce qu’il est en train de faire : ce sont des compulsions dans lesquelles la dimension subjective a été entièrement abolie.

 

*

 

Voilà qui fait la conséquence décisive pour ce que je vais mentionner : la lutte anxieuse.

Si vous adoptez en effet le principe de Médée – alors c’est une manière d’éviter la faiblesse de la volonté, puisque les gens ont l’impression de lutter, mais tout ça, c’est du pipeau : en réalité, c’est l’amour et la haine qui décident. Il y a, autrement dit, une apparence de compulsion, mais en réalité il n’y a que des impulsions : c’est comme si les affects décidaient à la place du sujet. Et puis évidemment, c’est pourquoi Lanzer voit très bien qu’on retourne à la case départ, au premier appareil psychique qu’il proposait à Freud, c’est-à-dire qu’il y a un mauvais Lanzer, et qu’il y a à côté une conscience morale. La faiblesse de la volonté n’a pas été pensée, si l’on va dans cette direction.

Ça nous oblige donc à penser plus précisément ce point de psychopathologie qui est si difficile, sur lequel on lit si peu de choses intéressantes, qui est la lutte anxieuse. C’est qu’il faut réussir à penser comment un sujet se bat contre son propre désir, et se battre contre son propre désir, ça n’a rien à voir avec endiguer une sorte de jaillissement quasi épileptique de l’acte – l’épilepsie est un des modèles d’Aristote –, acte qui s’imposerait d’une manière horrible malgré moi. Il ne faut pas négliger ce problème de la lutte anxieuse, parce que je crois que c’est un des points – j’en rediscuterai quand je parlerai des théories cognitives de la névrose obsessionnelle – qui permet d’entrevoir pourquoi de nombreux psychotiques ont des TOC.

Les TOC sont vécus de manière généralement dystonique par les schizophrènes qui ont, comme on dit, de pseudo-névroses obsessionnelles, ou des symptômes pseudo-obsessionnels. Evidemment, il y a une phénoménologie spontanée de la lutte anxieuse, c’est-à-dire : je ne veux pas faire ou penser cela… que je me sens poussé à faire ou penser ! Un patient me disait ce matin que, dès qu’il quitte son foyer, dès qu’il est sur le chemin du travail, aussitôt il se dit : « ça y est, les femmes de ménage vont trouver mes préservatifs, elles vont me piquer mes CD, etc. » Il revient, il n’y a rien, il repart. Une fois qu’il est reparti, il fait une station de métro, toujours sur le chemin de son travail, et il se dit : « j’ai oublié de fermer la porte ! », puis il revient vérifier. Vous avez là quelque chose qui ressemble phénoménologiquement comme deux gouttes d’eau à une symptomatologie obsessionnelle, avec cette dimension dystonique. Et comme cette dimension dystonique de l’expérience de la compulsion est le critère banal des TOC, beaucoup de cognitivistes vous diront que ça montre la fausseté de la conception freudienne : les troubles obsessionnels compulsifs ne sont pas névrotiques, on voit bien qu’il peut y en avoir dans toute sorte de structures psychopathologiques.

Les trois points qui permettent je crois de maintenir finement le statut pathognomonique de la  lutte anxieuse, c’est que d’abord il ne faut jamais oublier que les actions de contrainte des névrosés obsessionnels ne se réalisent jamais ! Ce qu’on appelle les phobies d’impulsion qu’on trouve dans les grandes névroses obsessionnelles ne se réalisent jamais. Celles où il y a lieu d’avoir des craintes, ce sont des situations particulières, par exemple les phobies d’impulsion des mères qui viennent d’accoucher, et qui veulent tuer leur gosse. Mais vous remarquerez que dans ce cas-là, assurément inquiétant et digne des précautions les plus attentives, c’est monosymptomatique : la phobie d’impulsion de la mère qui veut tuer son enfant, elle n’en a qu’une, et c’est celle-là. Ce n’est pas pris dans cet espèce de réseau incroyablement dense de justifications éthiques, d’angoisse, de troubles affectifs, de ruminations intérieures et de phobies parallèles et diverses qui caractérisent les phobies d’impulsion des névrosés obsessionnels. La deuxième chose, c’est que dans la névrose obsessionnelle, il est très important qu’on repère qu’il y a quelque chose de plus qu’un moi qui essaie de se montrer à l’autre comme en lutte. Le patient dont je viens de vous parler, qui est clairement schizophrène, que je connais depuis une dizaine d’années, ne présente ce tableau de pseudo-névrose obsessionnelle que depuis 3 ans. Ce qui lui importe, c’est véritablement de se montrer – c’est là un mécanisme de réparation narcissique – de se montrer en lutte contre les choses angoissantes qui le traversent. Ces TOC seraient, si j’ose dire, des manières d’apprivoiser des espèces d’actes délirants, qui, d’une certaine manière, sont ce qui reste encore sous le contrôle du moi, dans un registre imaginaire, avec une lutte épuisante, certes, mais où, fondamentalement, il ne s’agit que du moi, et de la position de ce moi par rapport aux actes qui le débordent. Du coup, il faut faire attention, même quand vous avez un authentique obsédé, à bien voir quelle est la fonction de la lutte anxieuse. Elle est mise en avant par l’obsédé, mais elle est tout à fait à mettre en cause comme simple monstration imaginaire, et à mettre en cause de la même façon que la séparation qu’il fait de lui-même entre ses représentations et ses affects. Car c’est chez lui, à la différence du schizophrène aux symptômes pseudo-obsessionnels, de tout autre chose encore qu’il s’agit. De la même manière que j’ai passé tout le séminaire de cette année à mettre en cause cette séparation, en montrant qu’elle est (comme le dit Freud) un produit de la maladie et qu’elle ne doit donc surtout pas servir à expliquer la maladie, de même, la mise en scène de la lutte anxieuse par l’obsédé fait partie de ces choses qui doivent être regardées avec méfiance.

 D’autant plus que je vous proposerai tout à l’heure un critère pathognomonique – ce n’est pas souvent que j’en donne ! – de la névrose obsessionnelle par opposition aux TOC psychotiques, et qui porte précisément sur cela.

Je conclue parce qu’il est quand même tard, par trois choses.

On peut à partir de ce texte de Davidson élaborer une théorie fonctionnelle des relations causales ou rationnelles entre les éléments du psychisme qui nous appellent à renouveler de fond en comble la théorie du déterminisme psychique. Au sujet du déterminisme psychique freudien, j’ai été embarqué, suite au Livre noir de la psychanalyse, dans toutes sortes de petites polémiques, et des gens qui trouvent mon adresse sur Internet veulent absolument que je donne mon opinion là-dessus. Bon, disons donc qu’on parle de déterminisme psychique chez Freud, mais je vous rappelle que la formulation freudienne est de poser que, même si vous donnez un chiffre au hasard, le déterminisme psychique est tel qu’il n’y aura pas de hasard, c’est toujours pour une certaine cause que vous avez donné ce chiffre (cause dont vous n’êtes pas conscient, mais que l’association poussée assez loin découvrira). On appelait cela déterminisme psychique au 19ème siècle. En revanche, pour un épistémologue contemporain, ce n’est absolument pas du déterminisme, et en particulier ce n’est pas du déterminisme au sens de Popper. Ça s’appelle du fatalisme, ça. Parce que c’est inconditionnel : quoi qu’il se passe, il y a une cause, il n’y a pas de hasard. Or, le déterminisme est entièrement compatible avec le hasard : bien sûr qu’il peut y avoir du hasard dans les théories déterministes de la physique contemporaine. Ce qu’on appelle le déterminisme stricto sensu est conditionnel : la formule du déterminisme consiste à dire si telle cause est donnée, alors tel effet suit (nécessairement). C’est toujours une formule conditionnelle. Il y a donc des conditionnels contrefactuels logiquement constructibles qui permettent de penser que, comme tel effet n’est pas donné, alors il n’y a pas telle cause. C’est ça une analyse en termes déterministes. Mais il n’est pas vrai du tout que Freud fait des analyses en termes déterministes standard, épistémologiquement déterministes. C’est bien du fatalisme, autrement dit une acception morale du déterminisme, comme on en trouve dans le stoïcisme, avec l’idée d’enchaînement non pas nécessaire, mais implacable des causes dans la nature, qui nie l’idée de liberté agissante. Voilà la représentation que se fait Freud de l’idée qu’il n’y a pas de hasard psychique. C’est par un pur jeu de mot qu’on essaie d’appliquer des critiques ou des exigences épistémologiques portant sur la notion de déterminisme au sens des énoncés contrefactuels, à ce que Freud appelle le déterminisme. Et c’est un peu ça que Lacan, avec son idée des chaînes de Markov, essaie de ramener à un niveau de sous-détermination qui paraît plus acceptable intuitivement, comme une sorte de compromis entre le fait qu’il y a bien une détermination de proche en proche, mais qu’elle n’est pas telle que toute délibération ou toute liberté du sujet soit conceptuellement abolie. C’est-à-dire que quand on jette des pièces en l’air au hasard, en jouant à pile ou face, ou quand on dit des chiffres au hasard, même le hasard obéirait à des contraintes internes de distribution des cas, sur le mode combinatoire qu’expriment les réseaux de La lettre volée. Mais ces contraintes internes ne sont pas telles que ça va provoquer la sortie du pile ou du face. Voyez l’idée de Lacan dans les chaînes de Markov ? C’est une manière de descendre d’un cran le type de contrainte que Freud a fait peser sur la notion de déterminisme psychique.

J’espère que vous avez compris que ni la solution de Freud, ni celle de Lacan ne sont acceptables. La solution de Lacan est totalement ambiguë, déjà, et elle risque de porter à croire qu’au fond, ce sont les règles du jeu qui déterminent les différents cas de réalisation du jeu de pile ou face – dans La lettre volée, par exemple -, et comme ça paraît insuffisant, on a tendance à retourner à un déterminisme psychique intransigeant, qui fonctionnerait comme une loi de nature, ce qui conduit à considérer que tous ceux qui ne marchent pas dans le quadrillage paternel et phallique de l’ordre symbolique sont des « mutants ».

Voyez, ce que j’essaie alors de tirer de Davidson, c’est d’essayer de nous guérir de la croyance qu’il y aurait là une impasse sans solution. Il y a une certaine manière d’articuler les causes et les raisons, les lois et les règles, etc.

La deuxième chose que j’ai essayé de vous montrer, c’est qu’on peut dire quelque chose de l’acte, sans nécessairement partir du passage à l’acte. C’est une chose que j’avais déjà essayé d’élaborer l’an dernier : quand les gens parlent d’acte, quand ils le décrivent, c’est toujours à partir de la matrice du passage à l’acte, ce qui fait qu’on est très embêté, car on ne sait pas quel est l’acte par rapport à quoi se construit le passage à l’acte. Une manière de faire, donc (il y en a d’autres), c’est de travailler sur le syllogisme pratique et sur l’akrasia.

Le troisième point et dernier que j’ai essayé de vous amener ce soir, c’est la critique du principe de Freud (de Médée). La critique du principe de Freud, c’est qu’il ne s’agit plus de traiter si causes et raisons peuvent s’articuler dans notre vie psychique, il faut renoncer à penser d’une part que l’amour et la haine sont les causes qui font que l’homme aux rats enlève la pierre et remet la pierre, il faut renoncer à cet appui-là, parce que c’est vider l’acte de l’homme aux rats de son irrationalité : il n’est plus irrationnel, il est agi, s’il est soumis au principe de Freud, et s’il est agi, il ne vaut strictement pas plus, subjectivement, que la pierre même qu’il met sur le chemin de la Dame. Il faut donc trouver un moyen ici de penser en quel sens il peut y avoir dans l’amour ou dans la haine, par exemple, non pas des causes brutes, des poussées d’affect, des quantum d’énergie, mais des raisons, mais aussi des raisons, qui motivent ce qu’il est en train de faire. La conséquence de cela, c’est que s’ouvre alors la possibilité, lorsqu’on écoute une association d’obsessionnel, de ne pas systématiquement traiter les raisons qu’elle exhibe comme des rationalisations défensives, en essayant, comme on fait de la manière la plus orthodoxe, de montrer que la vérité de ce qui se passe chez l’obsessionnel, c’est les affects, lesquels sont réprimés. Parce que ce serait retomber dans l’ornière dont j’essaie de m’écarter, ce serait retomber dans la thèse de Lanzer : il y a mon moi moral, et puis il y a la méchanceté qui m’habite. Ça implique donc qu’on accorde une valeur intrinsèque, substantielle et éventuellement thérapeutique à la qualité de la vie intellectuelle ou éthique des obsédés. Ce n’est pas, si vous voulez, un sous-produit accidentel de la névrose : il se peut qu’un certain type de production rationnelle des obsédés ne soit pas à ranger mécaniquement au registre de la rationalisation défensive. C’est pour ça que je ne perds pas de vue que je parlerai quand même de Kierkegaard.

Et enfin, ce qui est la chose que je voulais apporter ce soir, dernier point. Si on critique le principe de Freud, et si on critique la théorie de l’amour et de la haine pour expliquer qu’il mette et enlève la pierre sur le chemin, il faut réviser la valeur qu’on apporte aux critères de la lutte anxieuse. Il n’est pas vrai que les TOC des psychotiques soient sans lutte anxieuse. Ils ont des luttes anxieuses, il n’y a aucun doute. Mais je vais vous donner un indice clinique : à la différence des TOC psychotiques, les actions de contrainte dans la névrose obsessionnelle vraie ont un poids dans le transfert que vous ne verrez jamais – et là je m’engage assez fort parce que j’appelle ça un signe pathognomonique – dans les TOC psychotiques, et ce poids, ce critère différentiel, c’est qu’un obsédé a honte d’avouer sa lutte anxieuse. Il n’existe aucun TOC pseudo-obsessionnel chez un psychotique dont il ait fondamentalement et cruellement honte de faire part à l’analyste. Au contraire, ça ne lui pose aucune espèce de problème de dire que c’est insupportable, qu’il se bat contre ce truc-là et que ça revient sans cesse. En revanche, on peut mettre des années à extraire de quelqu’un l’idée qu’il se bat contre, parce qu’il a honte de le dire – je parle de honte, je ne parle pas d’angoisse ou de culpabilité – dans l’aveu de la lutte anxieuse. C’est même ce qui caractérise la lutte anxieuse du véritable obsessionnel dans le cadre d’une névrose de transfert. Si vous vous contentez d’un repérage phénoménologique, il n’y a aucun moyen de distinguer ce qui est de l’ordre du TOC psychotique et du TOC névrotique. C’est uniquement dans la mesure où quelqu’un va avoir cruellement honte de vous avouer ce type de chose. Et ça peut éventuellement d’ailleurs être tellement particulier, que ça peut être par exemple la fin d’une analyse que quelqu’un arrive à se défaire d’une certaine image de l’autre-devant-qui-il-a-honte - au point qu’il renonce à la jouissance narcissique de se replier sur soi, et qu’il avoue ce qui l’a toujours torturé. Merci.

 

X. : Une question sur ce que dit Melman et ce que vous dites. Quelle est la différence fondamentale ?

Pierre-Henri Castel : ce qui inquiète Melman, et beaucoup de gens d’ailleurs, c’est qu’il y a une interprétation que j’appellerai « branchée » et américaine du structuralisme de Lacan, qui consiste à dire qu’après tout puisque tout ça ce sont des signifiants, et que comme chacun sait les signifiants, c’est arbitraire, pourquoi est-ce qu’il y aurait un privilège du phallus, pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas jouer à d’autres jeux ? Si vous lisez des auteurs comme Judith Butler, chez elle il y a la fabrication d’entités signifiantes pseudo-lacaniennes qui jouent de manière entièrement différentes, et qui viennent légitimer au sens fort des styles de vie qu’elle n’hésite pas à appeler elle-même de la « perversion » (parce que c’est plutôt de la subversion), en particulier l’homosexualité féminine. Puisque ce sont des signifiants, puisque ces signifiants ce sont des jeux, on peut changer les règles du jeu, il n’y a rien dans un jeu qui s’oppose à ce que vous en changiez les règles. Vous avez donc du coup, fort légitimement, une réaction (au sens très fort du mot, bien sûr, comme chez Melman) qui consiste à dire qu’on ne peut pas changer les règles du jeu, parce qu’en réalité l’ordre tissé par les signifiants, c’est comme les lois de la nature. Je cite dans ma critique de L’homme sans gravité des passages où on voit bien comment Melman, pour s’opposer à cette relativisation des références symboliques, transforme l’ordre symbolique en une sorte de quasi loi naturelle dans laquelle l’enchaînement et la concaténation des signifiants qui structurent le sujet, imposent la castration, séparent les objets – tout le jeu de la séparation de l’objet pulsionnel et de la construction du fantasme et de tout ce qui s’ensuit – sont en fait des sortes de lois qui s’imposent et déterminent ce qu’est l’humanité. Moyennant quoi, tout ceux qui tombent à côté de l’épure sont considérés comme des hommes sans gravité, c’est-à-dire des gens qui sont de véritables mutants. On est donc passé du relativisme absolu à une sorte de conservatisme, où l’ordre symbolique est une loi naturelle. Et on a l’impression que ce débat est forcé par l’ambiguïté même de la notion d’ordre symbolique. C’est comme ça que Melman interprète les chaînes de Markov - à mon avis totalement à tort – comme une forme de déterminisme psychique au sens de la causalité freudienne : l’ordre des signifiants, c’est ce qui cause la production des symptômes, et voilà que les symptômes sont produits par ce dévidage de la concaténation signifiante.

Je pense qu’on peut sortir de cette alternative par le moyen que je vous ai indiqué, qui est une conception fonctionnelle dans l’explication des symptômes, entre les causes d’un côté et les raisons de l’autre. Mais enfin, si vous lisez le texte de Melman et si vous lisez le petit article critique que j’ai écrit là-dessus, vous verrez apparaître les enjeux. Pendant longtemps, j’ai considéré que c’était des enjeux purement épistémologiques, mais en fait ils ne sont pas purement épistémologiques, ils engagent la signification même de ce qu’on fait quand on écoute les gens. Et comme disait Jean-Marc Berthomé lors d’une discussion que j’ai eue avec lui, il faut faire attention, parce que si vous avez une conception si normative que cela de l’ordre symbolique, alors on comprend pourquoi il n’y a plus aucune lesbienne un peu armée intellectuellement et érotiquement qui veuille causer à un psychanalyste. Si la seule chose à laquelle vous vous exposez, c’est de vous faire retourner que vous êtes une mutante, vous comprenez pourquoi il peut y avoir une altération toute sociologique du rapport à l’analyse, et des gens qui auraient parfaitement pu se trouver du côté de ceux qui trouvent que les psychanalystes ont une oreille pour entendre ce que personne d’autre n’entend, eh bien, ils, ou surtout elles se retrouvent face à des gardiens de la loi naturelle.

X. : c’est à ce point-là ?

Pierre-Henri Castel : oui, bien sûr, je ne dirais pas cela si justement… Vous savez, quand on travaille sur le transsexualisme, quand on voit ce qu’un certain nombre de collègues sont capables de dire sur ces patients, et aussi de faire avec ces patients, c’est extrêmement impressionnant ! Ça a l’air comme ça d’être des discussions sophistiquées sur les concepts, mais il ne faut pas rêver, ça peut être une question de vie ou de mort pour un patient !

X : c’est un peu la démonstration – je ne sais pas si on peut le dire comme ça – de l’influence de la primauté du signifiant…

Pierre-Henri Castel : si vous voulez. Mais pour que cet enjeu apparaisse, ce que j’essaie de faire c’est de construire un point de vue décalé où en abordant le problème d’une autre manière sans passer par ce lexique, sans être pris par les contraintes qui s’imposent dans ce lexique – ceux du « signifiant » ou de la « loi naturelle » – afin qu’on voit dans une autre lumière à quel type de difficulté on a affaire dans l’association libre et dans la fabrication des appareils psychiques.

Y : pour corroborer ce que tu dis, à la présentation du livre de [……] sur la théorie queer, il y avait des jeunes femmes queer qui agressaient Allouch exactement sur le thème dont tu parles : nous ne mettrons jamais les pieds chez un psychanalyste s’il ne nous parle pas de sa propre sexualité, sinon il va nous dire que la nôtre est mutante. C’était très agressif !

Pierre-Henri Castel : il y a incontestablement des raisons endogènes à l’agressivité de ce genre de gens, mais il y a aussi des raisons exogènes qui nous intéressent nous, c’est qu’on ne se rend pas compte de la violence sidérante de certains propos qui sont tenus comme ça, qui sont acceptés parce qu’on est des névrosés sympas qui nous connaissons depuis belle lurette, sur la prégnance de l’ordre symbolique et du malheur qui va arriver à l’homme si on touche au phallus. On ne se rend pas compte sur la dévastation que ça peut occasionner sur des gens qui trouvent ça intolérable, et particulièrement, car ça m’a énormément frappé je ne veux pas donner trop de détails, lorsqu’il s’agit d’apprécier ce qui est éventuellement négociable avec les patients qui mettent leur vie en jeu – par le chantage au suicide, les opérations, l’émasculation, le vœu de se faire couper les seins, de se faire recoudre le vagin, et qui vont s’hormoner à vie avec des injections et vivre ainsi jusqu’à leur mort avec des doses administrées par des endocrinologues -, il y a là un flottement éthique… Le genre de faiblesse théorique symétrique et inverse que je reproche à Melman ou Butler, ça a des conséquences sur la vie des gens, ça pousse des gens dans le mur, dans une direction ou une autre.

L’année prochaine, je compte vraiment vous parler de Bion et voir comment des théories psychanalytiques qui sont solides épistémologiquement – Bion est quelqu’un qui ressemble beaucoup à Lacan, c’est une vraie réflexion sur le fait que la raison elle-même est un produit de l’inconscient, pour Bion l’algèbre logique est un produit de l’inconscient ! –, eh bien, Bion produit des dispositifs théoriques qui modifient substantiellement le rapport à la psychose, et à ce qu’on appellerait un peu vite, en matière de transsexualisme, la psychose.



[1] Pour Lacan, l’intérêt des chaînes de Markov c’est qu’elles sont sous-déterministes, autrement dit, asymptotiquement toujours moins que déterministe, c’est ça qu’on appelle une chaîne de Markov… C’est comme le mouvement brownien, ce type d’agitation moléculaire spécial qui est un cas-modèle de l’utilisation des chaînes de Markov. En fait, il y en a deux, cas exemplaires de déterminismes markoviens : une qui est le mouvement brownien, donc, et un autre en neurophysiologie du sommeil. Ce sont les décharges électriques dans certaines zones du tronc cérébral, le raphé, je crois. En effet, ce qui nous maintient réveillés, c’est justement quelque chose qui n’a pas de régularité, qui ne doit pas être prévisible, car sinon l’organisme, n’étant jamais surpris, ne serait jamais maintenu en éveil. Les décharges électriques qui nous maintiennent dans les phases d’éveil, et qui maintiennent l’ensemble du système nerveux, on s’est ainsi aperçu que quand on prend les distributions stochastiques des pics électriques dans un certain nombre d’endroits du cerveau, elles se distribuent de façon toujours moins que déterministe. Ce qui est à la fois une belle découverte empirique, et c’est tout simplement aussi ce que nous appelons l’éveil. On ne peut jamais s’habituer, en somme, et on est donc toujours maintenu en éveil – il s’agit de l’attentivité, de la capacité des appareils perceptifs à capter des sons, des bruits, etc. – par quelque chose de cet ordre-là. Je ferme la parenthèse.

[2] Je développerai le problème de savoir jusqu’à quel point un rituel peut devenir un automatisme moteur par exemple, qui est une question importante dans les TOC des schizophrènes : est-ce que ce sont des TOC ou des automatismes moteurs ? Il y a des gens qui ont des TOC en très grande quantité, des obsédés, qui sont pris pour des schizophrènes, il suffit qu’il y ait un certain degré d’anéantissement narcissique, de ritualisation, de fermeture, de non communication et d’angoisse, pour que la bizarrerie extraordinaire de certaines conduites – surtout lorsque le critère est « bizarrerie de la conduite », comme dans le DSM IV – vous paraissent bizarre, et que quelqu’un qui est un obsédé soit taxé d’être schizophrène, avec le traitement ad hoc plus l’invalidation sociale, toutes les choses qui vont avec.

[3] S’il n’y a pas une explication par intention, il n’y a pas d’action. La pensée de Spinoza est une pensée dans laquelle il n’y a qu’une seule cause qui est l’ordre de la nature – causa sui -, il n’y a donc pas d’explication intentionnelle, et donc ça oblige à avoir une théorie de la liberté et de l’action individuelle entièrement différente de celle qui est spontanément celle que nous utilisons ici.

[4] La distinction est qu’on fait en général entre une impulsion et une compulsion, c’est que l’impulsion est égosyntonique – le moi est d’accord – tandis que la compulsion est égodystonique – elle déplaît au moi. C’est une distinction phénoménologique incomplète. En réalité, une impulsion c’est quelque chose que l’on fait, emporté par un mécanisme causal, tandis qu’une compulsion est ce que le sujet se sent obligé de faire, qui l’entraîne, et à laquelle en tant que sujet il s’efforce de résister. Et même s’il le fait, quand il agit compulsivement, il dit non à son action. Tandis que quelqu’un d’impulsif n’est pas quelqu’un qui a la moindre espèce de lutte anxieuse dans la réalisation de son acte. Il faut donc aller un peu plus loin que la distinction égosyntonique ou égodystonique : il y a véritablement un conflit de la liberté.