la névrose obsessionnelle
Je vais revenir ce soir sur Freud, Davidson et Anscombe, sur le problème de l’action et les conséquences à mon avis très importantes qu’on peut tirer de la façon dont Davidson se sert de l’exemple de la branche sur le chemin, de l’interprétation de Freud faisant intervenir l’amour et la haine (ce que Davidson appelle le principe de Médée) et qui sollicite une puissance causale passionnelle qui décide de l’action à la place de l’agent.
Essayons, pour commencer, de récapituler les points les plus vifs et ceux qui paraissent présenter un intérêt substantiel pour la problématique de la névrose obsessionnelle.
Le premier point qui paraît décisif, c’est cette articulation de l’explication par les causes et de l’explication par les raisons, cette théorie « fonctionnelle » comme dit assez prudemment et assez vaguement d’ailleurs Davidson, qui repose sur une double intuition. La première est qu’il y a bien quelque chose dans l’irrationalité de l’action qui est décrite dans la note du cas de l’homme aux rats, qui implique qu’on est obligé de penser qu’il y a une cause de ces attitudes de désirs et de croyances, cause qui introduit cependant un élément de rationalité dans le comportement effectif du patient (qui n’est pas l’homme aux rats, je le rappelle). La deuxième intuition, c’est que je suis bien obligé d’avoir l’idée que je peux agir causalement sur mes attitudes, c’est-à-dire sur mes croyances et mes désirs, parce que sinon on ne pourrait pas respecter ce fait – et c’est en quoi je vous avais dit que Davidson est très kantien – que je peux changer, par exemple dans mon expérience morale, les motivations de mon comportement, c’est-à-dire que je peux agir causalement sur mes croyances et mes désirs. Davidson travaille de façon kantienne, dis-je. Pourquoi ? Vous savez que chez Kant il y a deux facta rationis. Il y a un factum rationis qui est l’existence de la science, et un deuxième qui est l’existence de la morale. Ça, ce sont des faits de la raison, et ce que la philosophie peut juste se proposer, c’est de rendre compte de ces faits. D’une certaine manière, l’irrationalité est traitée par Davidson comme une sorte supplémentaire de factum rationis : ne peut être irrationnel que quelqu’un qui est rationnel. Il faut avoir la raison pour que la raison ne fonctionne pas. Une fois que vous avez pensé ceci, vous vous apercevez que les conditions mêmes qui rendent possible la réforme morale (i.e. que je puisse agir causalement sur mes attitudes, mes croyances et mes désirs), impliquent que si je peux agir rationnellement en modifiant causalement ces raisons d’agir, je peux aussi agir irrationnellement. Vous ne pouvez pas avoir la possibilité de la morale sans avoir la possibilité de l’action irrationnelle.
Je trouve que cette solidarisation des deux choses, réforme morale et irrationalité, l’idée donc qu’il n’y a pas de morale sans la possibilité logique que certaines causes aussi ne rationalisent pas mes actions comme elles le devraient, est une proposition philosophique très forte et intéressante, et qui n’est pas du tout intuitive à première vue. Et l’on voit bien, et c’est sur quoi j’insiste fortement, qu’en dernier recours, se mettant lui-même dans la plus grande difficulté possible pour rendre plausible l’idée qu’il y a une division de l’esprit, Davidson invoque justement l’expérience morale. C’est d’autant plus frappant que nous savons tous que c’est justement une des caractéristiques de la névrose obsessionnelle que d’avoir recours précisément à l’idée qu’on devrait pouvoir modifier causalement ses croyances et ses désirs, et la moralisation de la conduite est un enjeu permanent de la vie psychique de l’obsédé. La division de l’esprit est donc la condition - et c’est ça qui est étrange – à la fois de l’irrationalité de l’action, ou de ce symptôme décrit dans L’homme aux rats, et de la morale.
La deuxième chose que je voudrais bien marquer pour indiquer la prudence et l’astuce philosophique du texte de Davidson, c’est qu’il se garde bien de dire que ce qu’il a mis en place, c’est du Freud. Il dit que c’est la possibilité de penser quelque chose comme ce que Freud a dit. C’est ça qui m’intéresse d’un point de vue philosophique. Il dit par exemple qu’il n’a pas du tout l’obligation de dire que ladite cause est une cause inconsciente. Ça c’est une couche supplémentaire. Mais comme il y a déjà irrationalité quand la cause est consciente, sans qu’on suppose qu’elle soit inconsciente, ni sexuelle, ni liée à l’infantile, etc., c’est une simple possibilité qui est ouverte. Davidson se limite à quelque chose qui est de l’ordre de l’analyse pure des concepts. Vous vous rappelez le cas limite et très problématique de ce qu’on appelle la self-deception. C’est la personne qui dit : « je ne passe pas cet examen parce que je vais le réussir », formule qui semble bien capturer certains états d’esprit que nous avons, dans lesquels on ne comprend pas comment quelqu’un peut croire quelque chose et en même temps, précisément parce qu’il le croit, croire le contraire. Dans un exemple comme ça, tout est conscient. On n’a pas besoin de faire intervenir à l’arrière-plan plus que ce qu’il y là pour considérer qu’il y a une irrationalité. Ou dans les cas nombreux d’akrasia, ceux qui sont connus depuis Aristote, du glouton ou du débauché, il n’y a aucun doute sur la nature consciente de ce que je ne devrais pas faire et que je fais quand même.
Ce que j’avais suggéré, c’est que chez Davidson, vous avez une démarche qui peut être traitée un peu comme celle de L’interprétation du rêve, où on ne va pas partir, pour expliquer à quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est que l’inconscient, d’un phénomène qui est directement un phénomène qui implique le recours à l’inconscient sexuel infantile, mais on va partir comme dans le rêve d’Irma, d’un cas où l’on peut voir qu’il y a un désir dans le rêve. Il y a tout un ensemble de désirs qui produisent le rêve. Or, au départ, le rêve n’est pas un symptôme en tant que tel, bien qu’à la fin Freud finisse par dire que tout rêve a quelque chose de symptomatique, le rêve en tant que tel n’est pas un symptôme, c’est une voie pour accéder à l’inconscient, mais ce n’est pas directement l’inconscient. Il y a une sorte d’extension progressive du concept, et pour rendre compte progressivement de certaines particularités du rêve on introduit le fait que certains de ces désirs sont en fait des désirs sexuels, que ces désirs sont des désirs sexuels infantiles et archaïques qui renvoient à des formes de sexualité qui sont éclipsées par le primat du génital, etc. Vous avez une sorte de gradation progressive. C’est un peu de cette manière-là que Davidson peut être lu - si ça n’a pas été son intention, puisque c’est quelqu’un qui est un des grands philosophes analytiques qui n’est en aucune manière convaincu par les réfutations officielles de la psychanalyse, et qui a toujours témoigné son intérêt pour ce qui lui paraissait fondé dans l’approche freudienne [1] .
La troisième chose peut-être plus importante quand même, c’est que le supplément qui permet de passer à quelque chose qui n’est plus une analyse philosophique, mais à quelque chose qui relève bien de l’épistémologie de la psychanalyse en tant que telle, pas de la condition de possibilité en général de la réflexion freudienne sur la division de l’esprit, sa légitimité intrinsèque, mais sur son contenu psychanalytique en tant quel, c’est quoi ? C’est la détermination de la nature de cette causalité mentale.
Ce que je voulais pointer, c’est que Davidson qui a une vision extrêmement orthodoxe, classique et psychologisante de la psychanalyse, celle d’un philosophe anglo-saxon des années 70, ne se pose pas finalement la question qui me paraît être le virage spécifique à Lacan dans son appréhension de l’inconscient, et en réalité Davidson rencontre le point de vue lacanien, mais comme sans le savoir. Vous vous rappelez que la théorie de la causalité mentale, telle qu’il la conçoit, implique qu’il y ait comme un tiers à l’intérieur de moi. La relation sociale où un autre cause en moi une envie – vous vous rappelez l’exemple : je cause chez autrui l’envie d’aller voir les fleurs que j’ai plantées – c’est cela le modèle du tiers en moi, et le prototype de la causalité mentale qui vient interférer avec le tissu des raisons, c’est cette altérité.
J’avais alors essayé de montrer qu’un ensemble d’objections faites à Davidson sur ce point de vue classique, en particulier celle de l’homoncule qui réintroduit la vieille théorie fausse de l’inconscient comme étant le petit bonhomme dans le petit bonhomme, objection qu’on pourrait soulever à bon droit contre Davidson, manquait complètement ce que nous appréhendons d’un point de vue lacanien, qu’il n’y a des choses qui ne peuvent être connues comme des raisons et comme des bonnes raisons que du point de vue du tiers. Seul ce qui est accessible à ce tiers apparaît comme une raison de ce qui en moi apparaît au contraire comme une sorte de rupture tout à fait causale du tissu de mes pensées. En moi, je ne vois que des lacunes, des choses qui clochent dans le flux des croyances et des désirs, mon point de vue en première personne là-dessus est que ça cloche, et ce n’est que le tiers qui peut voir que ce qui cloche est motivé par des raisons.
Le livre fondamental où tout ceci est développé à foison, c’est la Psychopathologie de la vie quotidienne. Curieusement, c’est le livre qui a persuadé Lanzer qu’il était bien à la bonne adresse. C’est-à-dire quoi ? C’est-à-dire cette expérience très simple que lorsque je fais un lapsus, je ne l’entends pas, mais tout le monde éclate de rire autour de moi, parce que tout le monde peut se mettre d’accord sur le fait la phrase que je viens de dire trahit un désir que je ne me savais pas avoir. Or seul le tiers a accès à cet enchaînement de raisons, qui m’est dérobé en première personne.
Lorsque j’introduis donc cette chose qui va beaucoup plus loin que le texte de Davidson - et je ne sais pas si Davidson accepterait cette supposition que j’introduis ici -, il me semble que l’objection de l’homoncule est une objection qui ne marche que si l’on pense l’inconscient comme étant fondamentalement un truc qu’il y a à l’intérieur (de la tête), et dont on comprend l’action causale disruptive sur mes motivations par analogie avec la causalité mentale de quelqu’un d’autre qui serait à extérieur et me ferait désirer ceci ou cela. Ça, c’est une vision freudienne orthodoxe, psychologisante de la psychanalyse, une vision internaliste stricte, dans laquelle l’inconscient est un sous-système affectif, cognitif, etc., qui perturbe les systèmes conscients.
Lorsque vous vous placez dans la perspective radicalement opposée, celle de Lacan, qui consiste à dire que l’inconscient est dehors, ce qui est tout simplement la prise en compte du transfert et de la texture des phénomènes par lesquels je ne m’entend pas dire mon lapsus, ou je n’en vois pas le sens alors que tout le monde éclate de rire, ce qui fait que dans n’importe quelle expérience de la vie amoureuse ou affective, c’est l’autre qui sait, l’autre lit à livre ouvert dans quelque chose qu’on ne s’entend pas prononcer -, si vous déplacez les choses du côté du transfert ou de la texture de l’amour de transfert, ce n’est plus du tout un modèle auquel vous avez à faire, ou une analogie bancale, ce n’est pas un comme si : l’inconscient ne se manifeste que lorsqu’il y a ce tiers, qui est le tiers qui entend des raisons qui en moi apparaissent comme des phénomènes de rupture ou de bizarrerie dans l’enchaînement de mes pensées. Il y a ainsi des choses qui sont évidentes et vraies sur moi, de ma subjectivité, de mes attitudes, uniquement du point de vue du tiers. La référence de Davidson, au lieu d’être une simple analogie, devient au contraire ce à partir de quoi on doit penser ce qu’est l’inconscient. Ce n’est pas du tout comme si c’était sur le modèle de la causalité mentale entre deux individus mais à l’intérieur de la tête d’un seul, c’est plutôt que nous avons une tendance psychologisante à penser à l’intérieur de la tête d’un seul, quelque chose qui en réalité se passe dans une relation à l’autre, et qui introduit cette disparité fondamentale et profondément troublante, et je crois encore aujourd’hui radicalement subversive - puisqu’on ne veut pas s’en rendre compte -, c’est qu’il y a des choses sur moi que seul un tiers peut savoir, et qu’il saura mieux que moi.
Qu’on soit un analyste chevronné qui ait quinze ou vingt ans de boutique, ça n’empêche pas que s’il se remet sur un divan, il peut mettre dix-huit mois à s’apercevoir de ce dont il s’apercevrait en cinq secondes avec ses patients. Cette asymétrie-là est très perturbante, et fait que les gens qui s’en prennent à la psychanalyse en disant qu’il est impossible qu’un autre ait raison sur quelque chose que j’ai en moi et que je connaîtrais moins bien que lui, ils oublient tout simplement ce qui se passe quand ils sont avec leurs objets d’amour. Il suffit simplement d’entendre parler quelqu’un qui aime pour entendre ce qu’il ne sait pas qu’il dit. Ça fait partie non pas des anomalies et des bizarreries, mais au contraire de ce qu’il y a de plus normal ! Comme si les gens oubliaient, dans la polémique philosophique et scientifique, cette donnée de base de notre vie affective.
Etrange causalité mentale, donc, qu’on peut très facilement penser en dépsychologisant le préjugé que se fait Davidson sur la nature de l’inconscient freudien, en le dissociant du transfert, et d’ailleurs dans la quasi-totalité des présentations de la psychanalyse dans le monde anglo-saxon, en faisant du transfert un procédé technique, et non pas le cadre formel à l’intérieur duquel prennent sens les concepts psychanalytiques. Ce transfert, croit-on, serait un machin projectif, qui sortirait de vous et viendrait se projeter sur l’écran de l’analyste, et par ce biais deviendraient conscients les contenus cachés de votre esprit, alors que si vous vous placez dans la perspective lacanienne du transfert conçu comme un cadre formel à l’intérieur duquel tout devient intelligible, vous avez une vision entièrement différente des choses.
Le pas que je ne vais pas franchir, parce qu’il serait extrêmement difficile à franchir, se serait de radicaliser ce déplacement, qui vous fait passer du problème de l’homoncule – c’est-à-dire du petit bonhomme dans le petit bonhomme - au problème du transfert, et qui du coup élimine l’objection de l’homoncule : ce n’est pas un homoncule parce qu’il n’y a pas un dedans, l’inconscient a toujours été dès le départ l’Autre à l’intérieur. Le pas en question, ce serait d’en tirer toutes les conséquences sur l’association libre pour montrer que les points qui clochent dans cette association libre, les idées incidentes, les moments de rupture, sont structurellement liés non pas à un achoppement interne du développement de la pensée, mais au fait que cette pensée est adressée à un Autre, et qu’un Autre y intervient causalement avec ses raisons à lui. Et l’association est adressée à un Autre qui est supposé savoir ce qui cloche, et qui est incarné vaille que vaille par l’analyste. Ce qui me paraît très délicat, et là franchement les forces manquent, ce serait d’essayer de montrer comment à partir de cette réflexion-là, on pourrait voir s’entrelacer l’idée de l’Autre, l’idée de la causalité psychique, l’idée de l’expression des affects dans la dimension perlocutoire des actes de langage dont j’ai déjà parl. Voyez, ce serait un chantier extrêmement vaste, que de coudre l’ensemble des petits lambeaux de réflexion que j’ai proposés sur la nature de ces concepts fondamentaux de la psychanalyse, en les mettant ensemble et en voyant s’ils sont compatibles les uns avec les autres. C’est une manière pour moi d’essayer de vous montrer que ce que j’essaie de faire dans cet enseignement, c’est de vous faire mesurer combien les concepts élémentaires de la psychanalyse peuvent être remis en jeu, complètement repensés. Pas du tout au sens où il s’agit de produire de la théorie, au sens d’une nouvelle théorie psychanalytique – ce qui aurait sa légitimité, mais ce n’est pas ce que je suis en train de faire -, mais de vous les faire apparaître comme des territoires vierges, des choses à explorer, car on ne va pas invoquer à titre de réponse des choses comme « représentation », « signifiant », ou je ne sais quel mathème, ou telle théorie de l’appareil psychique, puisque ce qui m’importe c’est de montrer qu’on ne sait pas si bien que ça ce qu’est que l’association libre, l’inconscient, le transfert, l’affect, donc le symptôme comme formation psychique pathologique, comme par exemple lorsque l’homme aux rats vient mettre la pierre sur le chemin et l’enlève. L’enjeu même de le décrire dans ses difficultés internes est suffisant à relativiser extraordinairement les mots avec lesquels on veut refermer le problème. Voilà donc en quoi des mots comme « chaîne de Markov », « énonciation adressée », « grand Autre » sont beaucoup plus des problèmes qu’eux-mêmes des réponses aux problèmes qui sont posés. L’intérêt du travail que je fais pour ma propre gouverne, c’est d’essayer justement de faire en sorte qu’on ne puisse pas se cacher derrière ces mots, de voir qu’une analyse philosophique remet en cause ce dont il s’agit avec l’association libre, l’idée « incidente », etc.
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Le point sur lequel je vais essayer d’avancer ce soir, c’est ce que la dernière fois j’avais appelé l’incomplétude – je n’ai pas trouvé d’autre mot, mais ça n’a rien à voir avec les théorèmes d’incomplétude – de ce que j’ai appelé la grammaire de l’action, et le fait que l’action puisse être irrationnelle, et pas simplement le fait que l’esprit puise être irrationnel. Le lieu dans lequel ça se manifeste de la façon la plus extraordinaire, c’est dans l’action de l’obsédé, dans le fait que quelqu’un comme Lanzer, qui a toute sa raison, puisse aller mettre une pierre sur le chemin de la Dame, et puis l’enlever.
Cette incomplétude, je l’avais décrite la dernière fois sur le mode du tapis qui sert à cacher deux taches : vous en cachez une, l’autre apparaît, vous tirer en arrière et l’autre devient visible. Nous avons en effet deux exigences intuitives qui s’avèrent finalement incompatibles. Vous avez l’exigence très bien formulée par Anscombe, c’est qu’on doit pouvoir motiver rationnellement les actions, décrire ces actions et les raisons pour lesquelles on les fait, sans jamais que cette manière de motiver ces actions soit une sorte de cause dans l’enchaînement déterministe des choses. L’apologue fixé pour la postérité par Anscombe et qui illustre ce point, c’est celui de cet homme qui pompe de l’eau, et le même geste de l’homme peut être décrit alternativement comme « pomper de l’eau », « envoyer de l’eau dans la maison voisine », « faire mourir les gens qui vont boire l’eau parce qu’elle est empoisonnée », et « empêcher une guerre mondiale parce que les gens qui sont dans la maison sont en train de comploter pour déclencher une guerre mondiale ». Pendant ce temps-là, le petit bonhomme pompe toujours : dans l’ordre déterministe des causes de la nature, il n’y a jamais que cela. C’est le cadre descriptif et lui seul qui permet de motiver différemment son geste, en fonction de ses croyances et de ses désirs, et à aucun moment dans l’ordre de la nature aucune molécule n’a bougé différemment parce qu’on est en train de faire quelque chose de différent (c’est-à-dire, de faire quelque chose pour des motifs différents). Or, il s’agit bien, très intuitivement, d’actions très différentes : entre pomper de l’eau et empêcher le déclenchement d’une guerre mondiale, vous avouerez que l’exemple d’Anscombe est joliment fait.
C’est donc la première intuition : pour qu’on puisse parler d’action, il faut qu’on ait cette capacité de remotivation, de description des intentions qui font que les intentions n’interviennent jamais comme des éléments matériellement déterminant d’actions qui ont lieu dans la nature.
L’autre intuition extrêmement forte, c’est que lorsque j’agis, je compte que mes raisons d’agir soient des causes de mon action. Lorsque je veux prendre ma montre, mon désir de prendre ma montre et de regarder l’heure qu’il est doit être une cause – ou alors le mot de cause ne veut rien dire, dit Davidson – du fait que je la prends et que je regarde l’heure.
Mais c’est absolument incompatible ! Nous avons l’impression que le concept d’action serait mutilé si l’une des deux intuitions devait être sacrifiée à l’autre. Si vous êtes anscombien et wittgensteinien en ce sens-là – car Wittgenstein dit toujours une chose et son contraire, donc il est très difficile de le coincer… Anscombe est beaucoup plus dogmatique et elle connaît les textes de Davidson, et a des trucs d’une ironie absolument délicieuse sur Davidson qui était beaucoup plus jeune, et elle le traitait comme un étudiant en quelque sorte ; elle retourne dans certains textes les contre-exemples de Davidson contre Davidson lui-même, mais je ne vais pas m’attarder là-dessus. Elle considère en tout cas qu’il s’agit d’une illusion, de croire que les raisons d’agir sont des causes de mes actions. Et Davidson d’insister sur l’idée qu’il lui semble – et c’est au niveau même du langage -, que si j’agis, si ce n’est pas un hoquet neurologique qui me fait bouger de façon compulsive ma main qui tombe sur ma montre qui la présente sous mes yeux avec un déchiffrement automatique de l’heure, si ce n’est pas une sorte de mini spasme épileptique pseudo-organisé, il faut que mon intention ait eu un « rôle » causal – c’est pour ça, à cause du mot « rôle », qu’on parle de théorie fonctionnelle, chez Davidson – dans le fait que j’accomplis cette action. Sinon, et c’est ça que je veux vous faire sentir, les mots ne veulent rien dire, sinon je n’agis pas à proprement parler si ce n’est pas moi et mes désirs et croyances qui motivent causalement mes actions.
Davidson est tout à fait d’accord avec l’existence d’une difficulté énorme, et ce sur quoi il accepte de se reconnaître en grande difficulté, le point d’achoppement de sa propre théorie, c’est que ça lui paraît être un paradoxe, mais un paradoxe qui doit être maintenu néanmoins jusqu’au bout. Davidson en effet est incapable d’expliquer comment la causalité mentale de certaines raisons peut causer une modification de mes états d’esprit si en même temps ça doit non seulement les causer, mais en plus les rationaliser, être en plus la raison de ce qui est causé. Comment la causalité propre à certaines raisons peut-elle causer quelque chose dans mes attitudes ? Que ça les cause, oui : je peux par exemple changer mes désirs et mes croyances. Mais comment est-ce que ce processus causal se produit, qui fait que je peux changer pour certaines raisons, et causalement, le contenu de mes croyances et de mes désirs ? Ça on ne le sait pas.
Et il se fait une objection admirable qui est une extension d’une objection célèbre de l’australien Armstrong, qui est devenu dans la philosophie analytique contemporaine une bouteille à l’encre, car c’est sur ce type de question que des milliers d’articles ont été écrits, c’est le problème de la chaîne « causale déviante interne », comme on l’appelle, qui est le fameux problème de l’alpiniste. L’alpiniste est accroché à sa corde tient quelqu’un, il sait qu’il faut qu’il le lâche pour survivre, et est par cette pensée tellement ému qu’il a une sorte de sursaut d’énervement et qu’il lâche la corde. Est-ce que quand il lâche la corde, il fait ce qu’il a voulu ? A la fois oui, parce qu’on peut décrire les choses en disant qu’il a voulu lâcher la corde pour ne pas être entraîné dans le vide, et c’était bien son intention de la lâcher ; mais en même temps il a lâché la corde pour des causes qui ne sont absolument pas les bonnes, qui ne sont pas les causes qui rationalisent effectivement et comme il se doit l’acte de lâcher la corde ; il l’a lâchée mécaniquement parce qu’il s’est trop énervé en pesant dans l’angoisse le pour et le contre.
Nous sommes en réalité ici tout à fait au cœur d’une problématique psychanalytique, puisque le nombre de situations est absolument infinie dans une analyse, dans n’importe quelle observation de névrose, où se pose la question de savoir si quelqu’un agit ou non par accident, et la question de savoir si quelqu’un a agi par accident ou délibérément se transforme en : est-ce qu’il voulait inconsciemment ceci ou cela ? « Agir par accident », ou « vouloir inconsciemment que… » : Voyez comme les deux questions se mélangent et combien leurs réponses peuvent rester indécidables, puisque nous n’avons pas accès, par une sorte d’inspection interne, au processus causal qui aurait pu faire que ce soit la bonne raison qui provoque de la manière causale appropriée le bon effet sur la partie de l’esprit séparée sur laquelle cette résolution nouvelle était censée agir.
Ce que j’aime dans cet exemple de l’alpiniste qui lâche la corde par énervement mais néanmoins en ayant voulu lâcher la corde, c’est donc que ça montre très bien comment se pose naturellement, en douceur, le problème ordinaire de l’inconscient : pas du tout par une sorte de placage de je ne sais quelle conception culturelle ou de schème théorique qu’on viendrait imposer aux faits, mais de la manière la plus simple, celle qui est reflétée dans les exemples de la Psychopathologie de la vie quotidienne. Cette émergence de l’irrationalité dans le tissu de l’action vous montre sans aucune espèce de projection culturelle ou d’a priori, qu’effectivement c’est comme ça que ça se pose. L’adverbe « inconsciemment » émerge dès qu’on pose la question de savoir si les raisons pour lesquelles vous agissez causent vos actions de la manière appropriée ou pas, de la manière dont je l’ai voulu, ou parce que quelque chose d’autre me l’a fait faire – et éventuellement bien sûr peut me faire faire tout à fait autre chose. Ce qui est l’expérience même du compulsif, de l’obsédé compulsif qui est partagé dans cet espèce de suspens, entre l’idée que ça ne lui vient pas du dehors, que ce n’est pas xénopathique, que ce n’est pas un syndrome d’influence (car ce n’est pas « on me fait faire ceci ou cela »), mais néanmoins c’est une expérience psychologique de lutte anxieuse dans laquelle la question se pose directement de savoir contre quoi il se bat.
Tout le problème de Davidson, à mon avis, et je fais maintenant un pas, est qu’il pense ici une causalité, lorsqu’on pose le problème de la chaîne causale déviante, une causalité conçue sur le modèle physique standard, celui d’un enchaînement de causes et d’effets, autrement dit à la façon d’un processus. Mais s’il y a un processus causal qui devient un processus déviant, il est légitime de s’interroger sur la nature de ce processus de manière inductive ou inférentielle. On est donc passé de la question de tout à l’heure qui était le fait que c’est causé en moi comme par un tiers, directement – « c’est parce que j’ai planté des fleurs que j’ai causé chez mon voisin l’envie de venir les voir » – où le problème essentiel est de repérer que c’est causé, par un problème tout à fait différent qui est le problème de comment la cause cause.
Notez d’emblée, que lorsque vous posez la question de savoir comment cette cause mentale cause, vous sortez complètement de la problématique initiale de la cause mentale, dont le prototype est : l’autre cause un état mental en moi. Ce n’est plus nécessairement un autre qui cause les états mentaux en moi, ce ne sont pas les désirs de l’autre, ce n’est pas le fait que j’aime planter des fleurs qui cause le fait que l’autre va avoir envie de venir les voir. Désormais, ça pourrait être n’importe quoi qui est dépourvu de désir et d’intention propre, ça pourrait être une faiblesse nerveuse qui cause ceci, ça pourrait être mon appareil cérébral, une sorte de hoquet épileptique. On s’en fiche, pourvu que ça cause ! A partir de ce moment-là, vous avez un processus causal, et donc une recherche inductive à faire. Mais cette recherche inductive est évidemment vouée à l’obscurité, on n’a aucun moyen de savoir comment ça marche ce processus causal qui cause l’action pour une certaine raison, et qui pourrait aussi la causer pour une raison pas du tout appropriée (pas parce que je l’ai voulu, donc, mais parce que j’ai été trop énervé, angoissé, ou Dieu sait quoi d’impropre).
Or en fait il y a déjà chez Davidson une réponse à ce problème, et cette réponse je vous l’avais pointée la dernière fois, mais je voudrais bien préciser de quoi il s’agit parce que ça va se coordonner avec un thème que j’emploie depuis plusieurs années.
C’est que dans l’ordre de l’action, il y a un accès non pas inférentiel comme lorsqu’on cherche la cause de tel ou tel phénomène en physique, mais il y a un accès direct à la cause des croyances ou des désirs. Déjà Davidson - je mets ceci en réserve -, a toujours reconnu qu’il existait un accès direct, dans la vie pratique, aux causes. Lorsque dans le modèle du réflexe j’enlève ma main de la plaque chauffante, si l’on me demande pourquoi je l’enlève, je montre la plaque brûlante et j’ai un accès direct à la cause en question. C’est tout à fait différent d’une réponse qui serait nécessairement inférentielle à la question de savoir comment, du point de vue de l’intelligence complète du réflexe, j’enlève ma main de la plaque chauffante, question dont la réponse exigerait de reconstituer tout le processus de la stimulation nociceptive, de son trajet dans les fibres nerveuses, etc. Sur le plan théorique, on n’a qu’un accès inférentiel à la cause : pourquoi ai-je enlevé ma main ? Si la réponse doit être théorique, il faut faire des inductions, des hypothèses, les valider empiriquement, etc. Mais dans l’ordre pratique, j’ai un accès direct à la cause. Evidemment, vous savez que Grünbaum, comme tous les néo-positivistes, considère que le seul accès à ce qu’on appelle véritablement la causalité est un accès inférentiel. Et il y a toute une discussion du statut de l’induction chez Freud, qui est liée à cela.
Davidson a une idée de l’induction beaucoup plus subtile et qui n’est pas très répandue, à ma connaissance. Chez lui, l’induction ne sert pas à découvrir une cause mais à vérifier que c’est bien la bonne. Il ne considère pas que l’induction permet de trouver la cause au sens humien. Je laisse ce point, et je vais y revenir tout à l’heure.
Mais il y a chez Freud, clairement, un cas crucial d’accès direct à la cause mentale, qui porte spécifiquement sur le désir-cause, et qui est lié au critère même d’identification du désir. C’est la formule que j’ai longuement discutée, selon laquelle le critère de ce que je désire, c’est ce que je ne veux pas. S’il y a quelque chose qui est absolument immanquable, et qui fournit une intuition immédiate du problème que pose le désir, c’est que ce que je ne veux surtout pas, eh bien, c’est malheureusement ce que je désire, et c’est bien pour ça que je n’en veux pas, surtout pas. Ce que je ne veux surtout pas, je le sais immédiatement et en sachant tout aussi immédiatement que c’est la cause de ce que je désire, de tout ce que je fais, ou pense, en n’en voulant pas. C’est lui, ce désir dont je ne veux pas, qui est cause, auquel j’ai un accès direct, car pratique. De même, avec les attitudes composées, ce que je ne veux pas croire, c’est ce que je désire croire (comme dans l’expérience très particulière de l’hallucination hystérique qui n’est pas du tout l’hallucination auditive du psychotique).
C’est ce dont l’obsédé a l’expérience : c’est son propre désir dont il ne veut pas, et ce qui est horrible, c’est d’avoir ce désir. Il n’y a rien de plus opposé à l’expérience xénopathique d’avoir des pensées qui font irruption en vous que celle du mentisme obsessionnel ; c’est vraiment aux antipodes ! Et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il est troublant – j’y reviendrai quand on parlera des théories cognitives et comportementales de la névrose obsessionnelle - qu’il y ait des TOC chez les psychotiques. Il faut vraiment décrire le mécanisme de compulsion et d’obsession d’une certaine manière pour trouver que les jeunes schizophrènes qui vont déclencher des épisodes délirants aient ces phénomènes de TOC, c’est-à-dire ces espèces de doute, de vérification, voire de compulsion de lavage qui sont si frappants avant l’éclosion délirante. C’est le motif bien connu dont je parlerai encore de la théorie classique de la névrose obsessionnelle comme pare-psychose : c’est à la fois ce qu’il y a de plus près de la psychose, et c’est le dernier rempart qui est élevé contre la psychose interprété comme le jaillissement incoercible des désirs du ça, tandis que le moi lutte pour conserver des relations avec la réalité. C’est une conception où ce que je ne veux pas, c’est ce que je désire, c’est-à-dire c’est ce que ça désire en moi et auquel je m’oppose le plus vigoureusement. Ça sert à capter ce type de tension psychique.
Or, s’il y a par cette logique de la contre-volonté accès direct à une cause, eh bien il n’y a plus besoin de chaîne ni de processus. S’il n’y a pas, de maillon à maillon, à inférer. La possibilité même qu’il y ait une déviance de la chaîne disparaît donc. Lorsque je fais cette expérience caractéristique que ce que je désire c’est ce que je ne veux surtout pas, la connaissance que mon symptôme qui me fait faire malgré moi ce que je ne veux pas faire, que mon symptôme est causé par ce désir refoulé = x, il n’est pas possible qu’il puisse y avoir une modification bizarre de cette causalité, il ne peut pas y avoir de hoquet mental qui s’intercale, cette cause est effectivement et directement la cause du symptôme, ce désir qui est refoulé. Et je crois que c’est ça qui est tout à fait essentiel : Freud a cette idée d’une causalité à laquelle on accède directement dans la vie psychique et dans le registre du désir, d’une causalité qui fait qu’il ne peut pas y avoir cet obstacle que se pose Davidson de la chaîne causale déviante interne.
Ce qui est très troublant à cet égard - mais je ne connais pas assez Davidson pour savoir si ce que je raconte n’est pas absurde, ou s’il n’y a pas répondu - c’est que quelqu’un comme lui qui a une théorie de l’induction qui sert à vérifier et non pas à découvrir des causes, pourrait dire qu’on a d’abord l’idée d’une cause qui doit être la bonne raison, et qu’ensuite, on vérifie que c’est celle-là. Mais on vérifie dans quel ordre ? On vérifie uniquement dans l’ordre de la nature. Le raisonnement inductif et l’enchaînement causal, normalement ça ne devrait pas se poser comme question, pour Davidson, puisque ça n’existe que dans l’ordre de la nature. Donc cette question de l’enchaînement causal ne se pose que lorsque vous avez des concepts psychologiques naturalisés, lorsque vous traitez les croyances et les désirs comme des sortes d’états quasiment physiques, des boules de billards rebondissant les unes contre les autres pour produire un état mental terminal. Or c’est une conception que Davidson rejette explicitement : chez lui les états mentaux sont enchaînés en tant qu’états mentaux par des rapports de raison, jamais par de purs rapports causaux. En revanche, le propre de toutes les théories cognitives et comportementales du mental est de traiter les états mentaux, les croyances et les désirs, comme soumis à des rapports causaux. Au point qu’on peut interpréter les schémas neuropsychologiques qui font dépendre certains états mentaux les uns des autres, on les traite comme des états neurologiques dépendants les uns des autres avec des flèches dans des schémas et on interprète le fait de couper les flèches qui unissent certains éléments du réseau comme une action causale qui fait que telle pensée ou attitude ne cause plus telle autre. Et les modèles cognitivistes de la névrose obsessionnelle sont des modèles qui raisonnent sur le modèle neurologique avec des liens causaux, là où il me semble qu’on a essentiellement affaire, surtout dans le cas de la névrose obsessionnelle, à des séquences de raisons, c’est-à-dire que ce sont des désirs et des croyances qui sont coordonnés les unes aux autres et non pas des sortes de réalités fonctionnelles individualisables, additionnables les unes aux autres, liées par des rapports de dépendance causaux tels que si l’on n’a pas l’un on n’a pas l’autre au sens où si telle boule ne percute pas telle autre, telle autre n’ira pas à tel endroit.
*
Comme il est dix heures moins dix, on va passer aux choses sérieuses.
Pour le moment, ce que j’ai fait avec Davidson et ce que je voulais à nouveau préciser pour qu’on soit sûr qu’on voit ce dont il s’agit, c’est que j’explorais, ce sont des possibilités logico-linguistiques, c’est-à-dire quelque chose qui tourne autour de la simple grammaire des formations de symptôme, autour du thème de l’action irrationnelle et de ce que fait au juste l’homme aux rats quand il enlève sa pierre et quand il la remet. Le danger que vous voyez avec la présentation que je viens de faire, ce serait de résoudre philosophiquement le problème. Car au fond, ce que je fais là pourrait très bien être interprété comme non pas une théorie cognitiviste, mais une sorte de traitement moral à l’ancienne, rationaliste, dans laquelle j’essaierais de proposer une sorte d’alternative philosophique qui deviendrait discutable avec un obsédé. Et il faut savoir que dans la pratique, les théories cognitivo-comportementales de la névrose obsessionnelle donnent un rôle constituant à l’argumentation rationnelle avec les gens sur la rationalité de leurs actions. Je vous montrerai les textes de self-help que j’ai rassemblés dans les théories comportementales de la névrose obsessionnelle, on y inclut dans les techniques et les procédés le traitement moral à l’ancienne qui consiste à discuter avec le patient, en s’appuyant sur la partie rationnelle du patient, de l’irrationalité de ses conduites. Effectivement, on pourrait faire servir aux mêmes finalités une analyse comme celle que je viens de faire, qui est évidemment beaucoup plus sophistiquée que le type de rationalisation un peu bêta qu’on propose aux obsédés.
Ce qui m’importe au contraire, et c’est là que le passage se fait avec la difficulté vraiment analytique, c’est de maintenir le fait que c’est structurellement qu’il n’y a pas de solution. C’est-à-dire que les deux intuitions que nous avons sur la nature de l’action sont incompatibles, que la grammaire même de l’action n’est pas saturée, et que c’est précisément parce que la grammaire de l’action n’est pas saturée que vous avez cette double possibilité de la réforme morale et de l’action irrationnelle. Il y a un trou, et ce trou emporte avec lui aussi bien la possibilité d’agir causalement sur vos croyances et vos désirs pour les changer – ce qui n’est pas l’accomplissement de la morale, mais ce qui en est la condition – mais aussi bien la possibilité que cette action causale est une action qui n’est pas rationnelle mais qui est irrationnelle, et donc la possibilité de l’action symptomatique de l’exemple de l’homme aux rats. Ce qui m’importe, c’est de pointer que ce sur quoi échouera toujours, radicalement, une négociation « rationaliste » sur ce qui se passe dans un symptôme obsessionnel quand quelqu’un fait un truc manifestement irrationnel, c’est que la grammaire de l’action elle-même va emporter avec elle un point d’impossible. Et ça, ça va apparaître d’une manière ou d’une autre, dans un des paradoxes qui fait que très souvent les rationalisations qu’on fait pour se guérir de ses actions irrationnelles deviennent un moyen elles-mêmes en boucle – c’est le problème de toutes les thérapies cognitives – de compliquer d’un nouveau tour de rationalisation morbide le symptôme de l’obsédé.
Ce que Janet avait très bien vu. Sauf qu’il met ça sur le chapeau de l’incomplétude du sentiment du réel déficient, du « sentiment d’incomplétude » comme il le dit, qui fait que l’action est comme gangrenée à la racine parce qu’il y a une déficience radicale d’origine héréditaire chez les obsédés.
Ce que j’appelle ici l’incomplétude, je le prends plutôt au sens d’une grammaire qui n’arrive pas à couvrir tous les cas de figure possibles, à être complètement cohérente, mais qui précisément parce qu’elle est incohérente comporte cet espèce de double jeu : possibilité de la morale, possibilité du symptôme. Le point de vue psychanalytique met donc en évidence l’importance du raisonnement : s’il n’y avait pas de raisonnement, il n’y aurait pas d’obsédé. C’est pour ça qu’il ne peut y avoir de modèle animal de la névrose obsessionnelle, comme dit excellemment Pascal Engel : on ne peut pas faire des rats akratiques, des rats qui dans un labyrinthe avec deux tunnels, qui ont l’intention d’aller chercher le fromage et qui prennent le mauvais couloir ! Il ne peut pas y avoir de modèle animal de la névrose obsessionnelle entendu en ce sens-là.
Mais ce qui est intéressant, c’est de prendre positivement le point où ça achoppe : au lieu de le considérer comme un échec philosophique, comme un paradoxe à assumer – ce que fait Davidson et ce que fera aussi, parce que je ne le perds pas de vue, Kierkegaard – c’est de prendre positivement ce point d’impossible. Il y a donc une béance dans le jeu de langage de l’action, qui est une béance qui fait que l’agent de l’action ne peut jamais faire absolument corps avec elle. Que les stratégies de la réparation de l’irrationalité de l’action chez les obsédés, quand on leur apprend à ne pas vérifier qu’ils n’ont pas fermé le gaz, qu’ils ont bien fermé la porte en les raisonnant, en essayant de décomposer la tâche de vérification comme une succession de petites étapes dans une stratégie de problem solving en leur apprenant que puisqu’ils ont fait ceci, alors ils n’ont pas besoin de faire cela, cet espèce de travail cognitif qui d’ailleurs n’est pas inefficace, il ne faut pas nier le fait qu’il y a une déshabituation d’un certain nombre de schémas – nous fonctionnons sur des routines – cette réparation de l’irrationalité aboutit à la croyance qu’on va asymptotiquement éliminer l’irrationalité de la conduite, et qu’en tout cas on la fera descendre à un seuil où au lieu de passer 8 heures par jour à revenir en arrière pour voir s’il a bien fermé la porte, il ne passera plus que 2 heures et il pourra aller travailler 6 heures.
Ça fait rire tout le monde, mais quand on a vu ce qu’est un immense obsédé avec un TOC comme ça, au risque de vous choquer, je ne trouve pas ça scandaleux. Ce n’est pas plus scandaleux pour quelqu’un qui a ce type de symptôme de l’envoyer voir un thérapeute béhavioriste, que de lui donner de la clomipramine. Ce n’est pas vrai que la psychanalyse – et Freud l’a dit plusieurs fois fortement – peut s’attaquer à des symptômes comme ça ! C’est se payer de mots que d’accuser les béhavioristes d’être des suppôts des nazis et des vétérinaires, comme dit Winnicott – il appelle cela de la médecine vétérinaire – parce que quelquefois il y a des mécanismes d’habituation qui sont tels qu’il n’est pas plus idiot de donner un neuroleptique au patient que de faire une thérapie comportementale. Je crois que les gens qui disent : c’est affreux, on conditionne et déconditionne, ce sont tout simplement des gens qui n’ont jamais vu les mains en sang d’un patient à TOC de lavage qui se les lave deux cents fois par jour, et qui se finit à l’eau de Javel. A un moment, il faut arrêter de faire le psychanalyste qui veut sauver le sujet au détriment systématique de l’organisme qui lui sert de support.
Bon.
Cette béance qui est à maintenir, c’est quoi ? Eh bien pour le psychanalyste, c’est justement celle où le sujet est pris, et de manière pathétique. Le sujet, pas l’agent ! Ce n’est pas l’agent qu’on essaie ici de réintroduire asymptotiquement dans son action de façon à minimiser la part d’irrationalité de sa conduite, c’est le sujet qui est pris dans cette béance, c’est le sujet qui subit une contrainte causale qui ne se laisse vivre que comme l’action immédiate d’un autre en lui. C’est ça qu’il subit comme causalité. Et vous reconnaissez l’ambiance morale morbide de la névrose obsessionnelle. Que fait l’obsessionnel à chaque instant ? Il tente d’utiliser la division de son esprit dont il a une conscience phénoménologique : « je suis conscient d’un côté que je suis inconscient de l’autre » - phrase sublime que mentionne Séglas. Il essaie précisément d’utiliser cette division de l’esprit pour se reprendre en main, pour essayer d’agir causalement sur ses attitudes et ses dispositions – ce en quoi il se livre entre les mains du thérapeute comportemental, qui fait quoi ? Qui accrédite l’idée qu’il y a une action causale possible sur ses croyances et sur ses désirs ! Il ne faut donc surtout pas aller s’imaginer que les thérapies comportementales et cognitives des TOC tombent du ciel ; elles sont consubstantielles avec l’expérience même vécue de la névrose obsessionnelle. C’est d’ailleurs pourquoi je vous montrerai – pas sur celui qui est très connu en France car ce serait discourtois – mais sur un américain très célèbre qui le fait très officiellement, ce sont des médecins qui sont eux-mêmes de très graves obsessionnels, qui construisent les manuels de prise en charge de la névrose obsessionnelle dans les groupes de self-help de leurs patients. Je vous montrerai ça dans le livre d’Osborn, Tormented Thoughts and Secret Rituals [2] qui est un livre extraordinaire de ce point de vue, et qui à l’AFTOC, l’Association Française des gens qui souffrent de TOC, sont traduits, utilisés.
Mais, deuxième point, c’est précisément la possibilité de cette action causale sur mes attitudes qui trahit quoi ? Que quand je ne peux pas agir rationnellement sur mes attitudes, je subis justement l’action causale irrationnelle de quelque chose qui est en moi comme un autre, et qui me fait faire ce que je ne veux pas. Entre les deux – le « il faut que je me reprenne en main » qui fait du traitement moral au sens cognitiviste, quelque chose qui est tissé à l’intérieur des données mêmes de la névrose obsessionnelle, et puis cet espèce de surgissement horrible de cet Autre qui pour des raisons horribles que j’ignore, me fait faire des choses que je ne veux pas -, vous reconnaissez aux deux extrêmes la continuité des deux figures du surmoi freudien : le surmoi civilisateur qui est la condition de la morale, et puis le surmoi archaïque, le surmoi horrible qui formule cet impératif de jouissance, et qui pousse à la jouissance le même sujet qui soumit au surmoi répressif, va ensuite créer la civilisation et la moralisation de ses mœurs. Vous en avez en quelque sorte les deux pôles, et c’est une manière de bien voir dans la division de l’esprit, comment le surmoi peut être autre chose qu’une espèce de guignol grimaçant caché dans le système limbique comme on nous en fait quelquefois le tableau, mais ce dont la nécessité toute conceptuelle tient dans ces deux figures.
Vous savez que c’est un grave problème pour les exégètes de Freud, de réconcilier les deux figures du surmoi : le surmoi civilisateur condition du devoir et de l’impératif moral kantien, et puis le surmoi monstrueux qui dévore le pauvre mélancolique tout cru. Vous voyez bien pourquoi ! Dans la division de l’esprit, ce sont les deux polarités : celui qui permet de se reprendre en main, et celui qui est la présence de l’autre absolument épouvantable qui me détruit. Et quand je parlai de Kierkegaard, c’est précisément pour cela. Ce que j’essaierai de vous montrer, c’est que - que Kierkegaard soit obsessionnel ou pas, il a des attitudes obsessionnelles comme beaucoup de mélancoliques -, c’est que dans son Traité du désespoir, ce qu’il essaie de fabriquer c’est une machine qui permette justement de faire en sorte que le sens du péché n’aboutisse pas au désespoir, que le sens du péché ne nourrisse pas la mélancolie. Et il essaie donc de construire étape par étape, dans le Traité du désespoir, le moyen d’une sorte d’autothérapie du surmoi, du surmoi horrible, du surmoi expulsant, mélancolique, par le biais même de son propre langage qui est le langage religieux, et la condamnation la plus radicale portée sur la personne même du pécheur, et par le dispositif logique qui est en cause.
*
Mais alors, pourquoi la haine ? Pourquoi la haine, et pourquoi le lien structural dans la tradition psychanalytique, entre la haine et l’analité ? C’est ça que je voudrais maintenant m’opposer comme objection.
Ce que je dis là est certainement très joli sur le plan conceptuel et intellectuel, mais qu’on se demande alors dans ce cas que vient bien faire cette autre face évidente de la personnalité obsessionnelle, qui est son analité.
Ce par quoi je propose d’entrer dans la difficulté, c’est par la façon dont l’analité a été associée à un concept éminemment problématique, rejeté notamment par la tradition lacanienne, qui est ce qu’on appelle la pulsion d’emprise. Cette pulsion d’emprise – je crois qu’on peut en donner le sens et la fonction conceptuels – ne vient que désigner ce point de défaillance structurale du rapport de l’agent à son acte. C’est-à-dire que c’est mon acte qui m’échappe, et c’est ça que la pulsion d’emprise vient désigner : c’est le moment où ça ne suffit pas que je sois l’agent, pour que je sois absolument l’agent il faut que j’y sois pathétiquement présent dans l’acte même d’accomplir cette action, et que par là une sorte de surenchère affective vient obturer le point où justement l’agent pourrait être à certains égards disjoint de son acte. Son acte, être causé en lui, et non pas lui le causer, ou son acte, lui le causer, mais sans qu’il y ait la sorte d’énergie causale qui va faire que l’acte qui se réalise est bien celui qui était l’acte que je désire. C’est-à-dire que vous avez ce décrochage permanent de l’agent et de l’acte, qui fait que précisément à cause de la structure de l’action, on ne sait jamais si on a désiré de manière à causer de la manière appropriée l’acte tel qu’il doit se produire, ou, quand on l’a désiré, on ne sait pas très bien si l’énergie causale qui est nécessaire à produire l’action en fonction du désir qu’on a, y sera suffisante. Et la pulsion d’emprise, je vous propose de la comprendre dans sa texture clinique, dans l’idée que les gens en ont eu, dans ce moment de crispation supplémentaire à l’intérieur de l’action, crispation qui a comme vous savez la particularité d’empêcher l’action, de la pétrifier, de la figer, ou de lui donner cette espèce de teneur explosive qui est absolument typique non seulement de la motricité fine, mais même du style de vie de l’obsessionnel, surtout sur son versant pseudo-paranoïde, chez des gens qui réussissent à avoir des crispations majeures, qui ont des troubles viscéraux à n’en plus finir, des fissures anales, des bruxismes destructeurs de leur dents, ou des tétanies quand ils sont simplement en train de tendre la main pour regarder leur montre, bref, des phénomènes comme ça qui se traduisent dans le champ moteur, littéralement. Ce qu’il m’importe de vous pointer, c’est que quand on a ça en face de soi, on n’a pas un gars qui s’énerve parce qu’il n’arrive pas à faire ceci ni le contraire de ceci, et qu’il oscille entre les deux. On a affaire à un moment de vérité. On a affaire à un sujet, et non pas à un agent cherchant à agir son action – c’est comme ça qu’il se le représente, il cherche à être l’agent qui agit son action, et c’est là où tout devient symptomatique -, on a affaire à un sujet qui défaille à s’approprier son acte, et pour des causes qui rendent son symptôme parfaitement légitime.
Car si vous réfléchissez un peu à ce que c’est qu’agir, et à la difficulté de ce que c’est qu’agir et à savoir si c’est bien vous qui agissez, et si vous éternisez simplement trois minutes à réfléchir comme ça, vous allez faire un symptôme obsessionnel ! C’est-à-dire qu’il y a des choses qui n’opèrent que parce qu’on n’y pense pas. Mais il est très facile de produire quelque chose qui devienne non pas un analogue mais une doublure structurale réelle de ce que c’est qu’un symptôme obsessionnel. Dès que l’acte commence à devenir un peu complexe, que ce soit une déclaration d’amour ou une déclaration de revenus, on peut très bien éprouver toute la panoplie de l’inhibition, de la décharge explosive, de la rétention, d’une manière dont il faut bien se rendre compte qu’elle est liée à l’expérience de l’action telle qu’est la condition humaine et non à je ne sais quel déficit neurobiologique particulier qui fait que chez un obsessionnel, ça aurait une autre texture. Ça n’exclut pas qu’il y a évidemment des données tempéramentales particulières chez les obsessionnels, on peut faire des tests neuropsychologiques : ils sont plus ralentis pour ceci ou cela, ils sont plus susceptibles de faire des dépressions que d’autres, je ne conteste pas ces données ; mais nous avons quand même accès à la structure de leur action, par ce biais-là.
Je voudrais commencer, et je le ferai la prochaine fois en détail, à élaborer, à partir de cette remarque de transition sur l’emprise comme solution imaginaire à l’impossibilité interne de l’agir, à élaborer la fonction de l’analité dans la névrose obsessionnelle. Pour penser l’analité, il faut en effet penser l’angoisse que ça échappe, ou comme dit joliment Melman, « l’angoisse que ça foire » - l’obsessionnel est quelqu’un qui foire, fondamentalement – à laquelle répond une jouissance, qui est la jouissance que ça rate.
Avec une réponse automatique, désespérante, mais en même temps qui est liée, parce qu’elle confisquée dans les replis ultimes du narcissisme, de cette jouissance. La jouissance que ça rate, dans ce qu’elle a d’automatique et de désespérant comme réponse à l’angoisse de l’acte qui échappe à l’agent, elle s’enveloppe dans un narcissisme tel que ça a inspiré selon l’expression que je récuse d’ailleurs, l’idée d’une « forclusion de la castration » dans la névrose obsessionnelle. Melman a pu dire, et je ne suis pas du tout d’accord, que dans la névrose obsessionnelle, il y a « forclusion de la castration » : c’est un narcissisme qui vient se rétracter dans sa dimension ultime de façon telle qu’il n’y a même plus idée qu’il puisse y avoir idée de cette division radicale de l’agent par rapport à l’action. Une sorte donc de contraction radicale qui est l’opération ultime de rétraction de l’obsession. Et donc l’explosion orgastique d’analité, dans le contrôle trahi de l’intérieur de l’action compulsive, cette espèce de jouissance qui s’affiche comme quelque chose qui paraît souvent très musculaire, les mâchoires serrées dans le sommeil jusqu’au bruxisme (le bruxisme est une contraction des masséters tellement violente que les dents en viennent à s’user jusqu’à provoquer des cassures que les dentistes ne peuvent pas réparer). Or, ces crispations qui vont jusqu’à la fissure anale, ces éclats de rage ont cette particularité d’être tamponnés par la rage elle-même - c’est un trait spécial de la rage obsessionnelle : c’est une rage qui se retourne contre elle-même en enrageant de se trahir. C’est très important pour la distinguer la menace de colère explosive d’un psychopathe, par exemple ; on voit bien que ce qui contrôle la rage de la décharge du psychopathe, c’est du calcul, tandis que le tamponnement obsessionnel, c’est enrager que votre rage se trahisse, et c’est cela qui assure le contrôle de la rage. En général, on voit la rage des obsessionnels se transformer en une attaque contre la rage elle-même, ils enragent d’être trahis par leur propre rage, et ça tombe en larmes, en enrageant de leur propre faiblesse ; et puis il y a aussi toute cette espèce de mentalisation pseudo-paranoïde qui quelque fois envahit l’obsessionnel.
Faites bien attention que la position de Freud à cet égard est paradoxalement opposée, encore qu’elle fonctionne avec les mêmes concepts, aux théories cognitivistes standard des troubles obsessionnels, car chez Freud, il y a régression de l’agir aux pensées. La première chose, ça va être l’action. La première chose chez Freud, c’est l’agir, dans sa conception métapsychologique, et justement l’obsession suit, l’obsession comme représentation est la trace exténuée du désir moteur qui est retenu, écrasé et contrôlé, forcé à la régression, si bien que l’obsession est comme l’intention flottante d’un désir qui ne s’est pas actualisé parce que l’acte a été retenu. Tandis que dans le cognitivisme contemporain du moins, il y a antécédence de l’obsession sur la compulsion : il y a d’abord l’obsession, et la compulsion sert à essayer de se délivrer de la pensée, ou plus exacteent de l’angoisse de la pensée. Je reviendrai sur ces points, parce qu’il me semble qu’en réalité c’est gratuit : l’idée que la compulsion est un moyen de se délivrer de l’obsession, qui est le standard des théories cognitivistes contemporaines, me paraît être un choix philosophique descriptif, pas du tout une hypothèse empirique. Je trouve extrêmement convaincant, si l’on veut être cognitiviste, d’être comme Freud quelqu’un qui pense que l’obsession est la trace mentalisée de l’action qu’il n’y a pas eue, et que la compulsion précède l’obsession. Souvent, les objections qu’on peut faire aux théories cognitivistes sont philosophiques, on peut utiliser Freud pour montrer que c’est une hypothèse philosophique et non empirique, que de faire précéder ou l’obsession ou la compulsion.
Or c’est à partir de cette angoisse que je voudrais donner son sens et sa valeur psychique à la merde.
Si on ne part pas de l’angoisse, je ne crois pas qu’on puisse élucider correctement quelle est la valeur psychique de la merde, dans la névrose obsessionnelle. Car l’angoisse qui la caractérise, ce n’est pas l’angoisse que la merde sorte, c’est l’angoisse que la merde déborde. C’est tout à fait différent. C’est toujours pensé par rapport à l’orifice. Non pas par rapport à la sortie de l’excrément, mais par rapport au fait que ça va déborder du trou ; il y a cet effet de marge. Ou alors, inversement, que la merde se coince et qu’on n’arrive pas à l’expulser, qu’elle reste juste au bord, profondément énervante et éventuellement frustrante, sans réussir à sortir. Il y a toujours cette marge en plus ou moins qui est la cause de l’angoisse, du transit, de l’accumulation interne, de l’éjection, qui est ce par quoi on a l’attitude juste à l’égard de l’objet merde.
C’est-à-dire qu’il faut se mettre dans une attitude d’angoisse pour repérer ce qui fait la valeur psychique de la merde. Et c’est donc une angoisse qui se définit par rapport à un seuil impalpable : c’est en tant qu’objet intentionnel d’un état d’angoisse que la merde prend sa valeur psychique. Je crois que c’est extrêmement sensible en clinique lorsqu’il nous est donné d’entendre les récits des premières défécations spontanées des obsédés, en général dans l’enfance, les moments où tout d’un coup dans un état de panique, ils se sont souillés. Ça ne se passe jamais aux toilettes, mais toujours dans une situation où ça déborde, ou alors où ça coince : on les oblige à faire dans un pot, ou alors – j’en ai eu bien des exemples - ils sont dans des situations de panique et au moment où il ne faut pas, ils se souillent complètement, d’une manière absolue, en un débordement qui leur paraît totalement angoissant. Donc je crois que l’objet psychique merde ne va pas s’appréhender autrement qu’en se plaçant dans une perspective d’angoisse.
C’est pour ça que je suis venu avec du Sade pour vous en dire quelques mots, parce que c’est seulement quand on commence à faire dans son froc qu’on commence à avoir une idée de ce que c’est que la merde.
Mais avant d’entrer dans l’enfer fécal sadien, une pause.
Au lieu de s’en prendre aux pauvres mamans qui éduquent les petits à la propreté en abusant de la discipline, n’est-ce pas, l’espèce de tarte à la crème à la Dolto, je crois qu’il faudrait bien au contraire savoir rendre grâce à l’ordre et à la mesure où se réfugient les petits êtres humains lorsqu’ils peuvent pacifier cette angoisse dont je suis en train de parler dans un rituel, dans un don et dans un échange. Bien loin d’être du côté du freudo-reichisme libertaire, il faut se rendre compte que par rapport à cette angoisse, l’apprentissage de la propreté chez les enfants n’est aucunement cause de névrose ! C’est au contraire ce qui empêche l’angoisse de devenir débordante. Je suis étonné que tant de mères de famille analysées ou en analyse ne viennent pas protester, en disant que l’éducation à la propreté soulage les enfants de l’angoisse. Ce n’est pas vrai du tout que ça augmente l’angoisse, ça introduit un ordre là où l’angoisse devient paroxystique. En effet, c’est aux yeux de la mère que l’étron se change en objet mystérieux du don par excellence. C’est-à-dire qu’il n’y a que la mère qui peut en quelque sorte enchanter l’étron en y montrant ou en y faisant entendre quelque chose qui peut être désirable. Et ça n’est possible que si justement vous voyez comment ici l’étron incarne le pénis du père comme objet du désir supposé de la mère. Si cette constellation psychique chez la mère n’est pas en place, s’il n’y a pas la possibilité pour elle de traiter l’objet de l’angoisse de l’enfant comme quelque chose qui ne lui fait aucunement peur et qui peut être pris dans le mouvement des objets qui sont donnés et qui font sens, et qui produisent un échange fécond - je vous dirai pourquoi j’utilise ce mot-là -, l’enfant peut effectivement trouver que le dressage est un dressage purement comportemental, et voir à ce moment-là l’angoisse augmenter. C’est pour ça que je suis extrêmement frappé des histoires qu’on raconte aux enfants pour obtenir d’eux qu’ils aillent au pot, dont le prototype éternel est : « ça va aller dans les champs, ça va faire pousser les fleurs ». C’est un procédé dont un nombre étonnant de mère – on parle toujours des théories sexuelles infantiles, on devrait parler de théories anales infantiles, il y a des tas de choses qui se résolvent avec les mamans quand on leur apprend à s’occuper de leur petit de cette manière-là, en introduisant cette dimension que l’objet que l’enfant perd entre dans le cycle de la vie, a une signification, qu’il ne part pas dans ce trou mystérieux de la cuvette pour aller se perdre Dieu sait où, mais qu’il entre dans un cycle d’échange avec la nature. Il y a un nombre étonnant de constipations retorses qui cèdent dès que la mère commence à entrer dans ce type de dispositif : « il en sortira des fleurs », et la merde c’est de l’engrais et on lui dit au revoir. Sinon, le monde est inhumain ! Parce que c’est quand même par là que le monde des objets change. Et on voit très bien que l’éducation à la propreté, ce n’est pas la férocité, la façon dont la méchante maman a utilisé de la paille de fer pour torcher son môme, ou des trucs comme ça, c’est ce qu’elle a dans la tête par rapport à ce qu’elle est capable de faire par rapport à l’objet d’angoisse, l’objet qui déborde ou l’objet qui ne sort pas.
X :
inaudible.
Pierre-Henri Castel : C’est pour ça que la névrose obsessionnelle est une névrose urbaine, fondamentalement. La névrose obsessionnelle classique freudienne, c’est la névrose urbaine.
X : Les enfants des campagnes ils savent très bien que ça fait pousser les fleurs.
Pierre-Henri Castel : il y a des cultures où on laisse chier les enfants sur eux. Les Tziganes par exemple, ont, dit-on, l’habitude de ne pas imposer une éducation à la propreté avant un âge beaucoup plus avancé que d’autres cultures. Enfin, autrefois… Ce que je veux marquer là, c’est que c’est le premier aspect du phallus. C’est le phallus comme objet de don, ce n’est pas encore le phallus comme marque de l’altérité sexuelle, et c’est d’ailleurs pour ça qu’on peut tout à fait accentuer cette idée du don du phallus fécal, et qu’on peut être porté à cette vision en termes de stade. C’est-à-dire qu’il y a d’abord l’acquisition du phallus comme objet de don à travers le pénis fécal, qui rend la demande de la mère intégrée à la dialectique du désir, pour parler lacanien, et donc du coup dire que l’anal est avant le phallique génital, au niveau des stades. Simplement, pour que l’anal opère, et ça tout le monde l’a toujours vu, il faut déjà qu’au moins dans l’inconscient de la mère, l’objet puisse être un objet valorisable en tant qu’objet d’échange, et donc en tant qu’objet phallicisé. Cette idée des stades est je crois en elle-même un symptôme, de faire précéder l’anal au génital phallique, parce que c’est prendre ce qui foire dans la génitalité des obsessionnels adultes, pour une sorte de prototype d’une régression à l’envers des stades psychosexuels qu’on aurait d’ailleurs idéalisés : d’abord l’anal purement anal, puis ensuite le génital phallique. C’est prendre le modèle de ce qui foire dans la génitalité obsessionnelle, le fait qu’il est précisément incapable, ou avec les plus grandes peines du monde, de désérotiser la zone anale pour pouvoir investir la zone génitale, et qu’il a cette difficulté particulière, le caractère profondément anti-érotique de l’analité obsessionnelle, tout est dans la crispation, où l’on a le sentiment que l’érogénéité pénienne chez l’homme, est volée par l’érogénéité anale, jusqu’à la douleur, jusqu’à la fissure.
Pourquoi ? Parce que le sujet, dans l’acte sexuel, veut être agent de cet acte. L’obsessionnel est quelqu’un qui croit à l’acte sexuel, il y croit même tellement qu’il veut en être l’agent, il veut que ce soit bien lui ! Et il maîtrise cet acte sexuel, puisqu’il le pense comme une action à accomplir. En quoi, dans le meilleur des cas, il est impuissant, et dans le pire des cas, dans les cas de paroxysme anxieux, il produit un étron nerveux ! Ce qui évidemment ne facilite pas les rapports avec le conjoint…
Je voudrais pour vous dire ce que je vais faire la prochaine fois, me guider sur la censure que Freud a imposé sur ce plan à son propre texte. Il est quand même étonnant de voir, quand vous lisez le Journal d’une analyse, qu’il n’a pas osé mettre les fantasmes scatologiques de l’homme aux rats dans le texte publié, alors évidemment parce que ça implique Freud lui-même, sa fille, sa famille. Je trouve que l’interprétation des deux crottes dans les yeux de la fille, où il dit que tout le monde comprend que la merde, c’est de l’argent, et que par conséquent Lanzer ne l’épouserait pas « pour ses beaux yeux » mais pour de l’argent, je trouve cette interprétation calamiteuse, je n’ai jamais compris comment on pouvait être convaincu une seconde par ce truc-là, et quand vous la mettez en série avec ce que Freud n’a pas publié, mais qu’on peut lire aujourd’hui, avec toutes ces merdes qui circulent de d’organes génitaux en bouches, et de bouches en organes génitaux. Vous vous dites que c’est un terme de plus dans cette série, l’histoire des étrons dans les yeux de la fille de Freud, et que ça ne se laisse pas interpréter, qui plus est de manière univoque, par des choses de ce genre, comme une équivalence argent = fèces.
Et donc voilà l’envers exemplaire de mises en acte perverses, qui sont les scènes de bordel insoutenables de la deuxième partie des Cent vingt journées de Sodome. Ce sont celles où en général on s’arrête, parce que ça devient purement cursif dans le texte, des projets de description des passions, et que là, Sade entre dans une sorte de fécalité dont il a bien repéré le caractère de franchissement, de seuil.
A la fin de la première partie (reportez-vous à l’édition), Sade dit : « Faute que j’ai faite : j’ai trop dévoilé les histoires de garde-robe [les gardes-robes, c’est les toilettes, en français de l’époque] au commencement. Il ne faut les développer qu’après les récits qui en parlent ». Il voit bien que ça, ça doit être gardé pour la deuxième partie, où effectivement ça va devenir à partir de la passion 27 de cette Deuxième partie, paroxystique. On nage alors dans la merde, dans la merde et le foutre, mais surtout dans la merde, et Sade a jugé qu’il fallait en expurger, si j’ose dire, la Première partie pour le garder spécifiquement comme l’indice d’un franchissement.
Pourquoi ce parallèle avec Sade ?
D’abord parce qu’il ne suffit pas à mon avis de débiologiser l’instinct, de l’élever à la dimension de la pulsion, et de parler de la pulsion anale en indiquant comme dit Lacan ses coordonnées signifiantes : la demande de la mère, ces choses-là… Je crois qu’il faut également éviter, autre piège, une sorte de surenchère mythique sur la merde, et sur les productions imaginaires de la névrose obsessionnelle. Exemple de surenchère mythique fort tentante – Freud ne s’en prive pas, mais enfin il ne faut pas se laisse égarer par là -, c’est l’interprétation traditionnelle du rat d’égout comme un étron devenu vivant, le rat comme cette espèce de merde animée, dentue, comme une sorte de phallus et de déjection horriblement devenue autonome, et qui vient fouir l’anus d’Ernst Lanzer. On peut comme ça en rajouter en spirale. Parce que ce qui est difficile avec la merde, c’est que ce n’est pas rien pour un objet, de devenir objet de désir. C’est ça la chose extrêmement difficile à penser, dans toute cette logique de l’intentionalité que je vous déploie : que doit être un objet, pour être un objet du désir et dans le désir ? Pour qu’il soit non seulement l’objet de demande, mais aussi l’objet de demande de ne… pas…, de vœu, mais aussi pour qu’il puisse causer et être la raison, à la fois, des cris d’horreur, du dégoût ou de l’angoisse ? Ce pour quoi je pensais donc aller chercher des choses dans Sade, c’est pour le motif suivant. Vous savez que la sexualité polymorphe des enfants, comme Freud l’a décrit dans les Trois traités, son modèle, c’est mot à mot tout ce qu’une putain peut faire pour de l’argent. On parle toujours de la perversité polymorphe des enfants, mais on ne dit jamais que la phrase d’après précise que c’est cela, qui fait un peu plus froid dans le dos : ce qu’une putain peut faire.
C’est pourquoi je crois qu’il est important d’aller interroger ces Diotimes diaboliques des Cent-vingt journées, maîtresses de bordel que Sade a recrutées pour le voyage au château de Silling, et qui, elles, s’y connaissent en désir. Elles ne s’y connaissent pas en amour, comme la Diotime du Banquet, mais elles s’y connaissent en désir, et savent ce que les hommes et les femmes, quand ils ont un peu de courage, peuvent aller explorer. Dans la Deuxième partie des Cent-vingt journées, c’est la Champville qui va tenir le rôle de la narratrice, et qui, dès la passion 27, vous produit cette panoplie absolument effarante de ce qu’une putain peut faire dans un bordel du 18ème siècle avec ces deux pôles de l’horreur scatologique : soit la confusion soit la substitution d’un étron à un pénis dans toutes ses fonctions – avec des enfants, des hommes, des femmes, etc., et ce comble de la satisfaction semble-t-il, qui est la défécation dans la bouche, autre pôle paroxystique de ce qu’on peut acheter, si possible, comme plaisirs avec des enfants volés, torturés, etc.
Je crois que lorsqu’on parle du sadomasochisme des fantasmes obsessionnels, autant aller voir Sade pour de bon ! De la même manière que je vous avais pointé que le supplice des rats vient d’Octave Mirbeau, et qu’Octave Mirbeau est l’un de ceux qui recycle à l’intérieur du Jardin des supplices les motifs des Cent-vingt journées de Sodome, il n’y a absolument aucune raison de ne pas penser à l’enchaînement stylistique et signifiant qui fait qu’il y a une logique, qu’il y a une grammaire et une rhétorique des corps, une sorte d’enchaînement réglé qu’on va retrouver dans tout déploiement fantasmatique, en brassant un certain nombre d’éléments syntaxiques rendus entre eux parfaitement cohérents dans les Cent-vingt journées.
Et puis c’est ce sur quoi j’achève ce soir, au-delà de cette espèce de contextualisation concrète de la fantasmatique anale dans l’obsession, je crois qu’il faut aussi se mettre dans une posture ethnologique à l’égard de L’homme aux rats, et essayer de se demander ce qu’est au juste que la merde pour Lanzer en 1907.
Parce que contrairement à ce qu’on s’imagine, ce n’est pas du tout ce qu’on croit. Il n’est pas du tout évident que le rapport aux mauvaises odeurs corporelles, à l’hygiène, à ce qu’on peut faire avec une putain – puisqu’il s’en achète, Lanzer, de temps en temps – recoupe exactement ce que nous anticipons. C’est beaucoup moins biologique, la merde, et beaucoup moins un dégoût « naturel », et bien davantage, à l’époque même de Lanzer, un enjeu hygiéniste et économique qui implique un travail social tout à fait réel, lequel se passe dans ces années-là dans toute l’Europe, sur le périmètre du privé et du public, sur des choses aussi décisives dans sa névrose que le fait que le père pète constamment – puisque c’est le motif du rêve du « son du cor » renvoyant à ce que reprochait la mère au père de Lanzer -, c’est entre autres l’invention des lieux d’aisance (car c’est autour de 1900 qu’on va installer universellement des WC individuels dans les appartements), qu’on va aussi construire les premières salles de bain, et que va s’opérer cet espèce de grand partage qui fait que notre corps, ce avec quoi nous « sentons » les barrages du dégoût et de l’acceptable dans la vie du corps, se constituent dans l’imaginaire moderne.
Notamment, je vous renverrai à Alain Corbin qui a consacré à toutes ces questions, à la puanteur que les gens étaient alors capables de supporter, au fait que la merde ne faisait absolument pas peur à tout un tas de gens [3] . Au début du 19ème siècle, on pouvait tout à fait recycler des excréments pour en faire des produits de beauté tels quels ! Ce qui vous montre que le type de dégoût décrit dans la Deuxième partie des Cent-vingt journées n’est pas exactement le dégoût qu’on croit, puisque les produits de beauté étaient explicitement faits avec les excréments, ce n’était alors pour personne un secret.
C’est important, parce que ce que je vous raconte là est inaccessible à une simple théorie de la débiologisation de l’instinct par la pulsion à la Lacan, à une débiologisation au nom des signifiants ! Ça, c’est une « réponse » qui est, comme je ne le cesse de le répéter, une réponse qui prend la place du problème à poser, et qui est entièrement gratuite eu égard à la nature des positions affectives des gens et de ce qui y est en cause. Je vous rappelle également qu’au 19ème siècle, il est tout à fait logique et cohérent de faire de l’argent avec la merde, c’est une obsession fondamentale au 19ème siècle de récupérer tous ces excréments des citadins qui se perdent pour en faire des engrais, avec Mémoires à l’appui à l’Académie des sciences, etc. C’est carrément un objet de littérature publique, que de savoir combien l’on pourrait gagner si l’on pouvait utiliser toute la merde des Parisiens pour fertiliser la Beauce. Et l’on peut en parler à table ! On a des témoignages de conversation de bourgeois en parlant !
Il y a ici tout un dispositif frappant, et qui contraste avec cela, que Freud a une vision étrange de la chose, avec sa fameuse théorie du refoulement « organique » dans laquelle l’homme se serait redressé et où les organes de l’odorat auraient en quelque sorte été modifiés dans leur fonctionnement au sens où il y aurait eu un refoulement de l’odeur – l’odeur excitante serait devenue l’odeur dégoûtante au moment où l’homme accède à la station debout. Freud a l’air de renvoyer à un passé phylogénique lointain quelque chose qui est une transformation sociale et culturelle tout à fait contemporaine (elle date en gros de son enfance) du rapport au corps intime, à ses déjections, à son hygiène, à son odeur, et qui est une transformation sociale extrêmement importante, un des piliers comme le montre admirablement Alain Corbin de la fabrication du sentiment de la vie privée et de l’identité personnelle vécue de nos sociétés.
Voilà un peu le plan des choses que je voudrais élaborer pour vous montrer le coût de ce que c’est, penser la merde. Psychanalytiquement, ça ne se pense que dans une situation d’angoisse, c’est-à-dire que ça ne se pense que lorsqu’on commence à supporter une vingtaine de pages de la Deuxième partie des Cent-vingt journées de Sodome, et de se représenter ce qui est forcé, là, de manière perverse, ce qui est ici mis en évidence comme objet, et qui n’a pas du tout de rapport avec notre propre dégoût localisé historiquement dans ses formes. C’est quelque chose qui est beaucoup plus transhistorique, et qui fait non pas que la merde est un objet culturel - bien que je vous recommande de lire L’histoire de la merde de Dominique Laporte, qui est un livre drôle et documenté, c’est un lacanien en plus, Laporte -, c’est de voir comment on peut aller un peu plus loin dans l’appréhension de ce qu’est l’objet de la pulsion qu’une présentation purement formelle où l’on se contenterait de dire que ce n’est pas un objet biologique, que c’est un objet qui figure dans des expressions toutes faites, signifiantes, etc., de voir comment ça fonctionne, comment ça opère, et comment ça joue un rôle dans un fonctionnement institutionnel où notre esprit trouve à s’épanouir.
[1] Je signale en passant que c’est pour cette raison que je ne suis pas du tout convaincu par les gens qui vous racontent que l’inconscient est substantiel dans la première topique et que ça devient juste un adjectif dans la dernière topique, où une partie du moi est inconsciente, etc. Non, ce n’est pas vrai. En fait, dès le départ Freud traite l’inconscient comme un adjectif, puisqu’il s’agit pour introduire quelqu’un à la psychanalyse elle-même de montrer le moment où l’on va avoir besoin, pour expliquer dans le prolongement d’une analyse où la plupart des choses sont soit conscientes soit pré-conscientes, d’un pas supplémentaire qui est un désir sexuel égoïste infantile et archaïque dans le rêve. Ça donne un contenu à cet adjectif « inconscient »
[2]
Ian Osborn, Tormented Thoughts and Secret Rituals:
The Hidden Epidemic of Obsessive-Compulsive Disorders, Dell/Randiom
House, New York, 1998.
[3] Alain Corbin, Le miasme et la jonquille : L’odorat et l’imaginaire social (XVIIIème-XIXème siècle), Flammarion, 1986. Voir aussi le tome IV de L’histoire de la vie privée : De la Révolution, à la Grande Guerre, dirigée par Philiiper ariès et Georges Duby, Seuil, 1987 (Alain Corbin en a écrit d’importantes portions).