la névrose obsessionnelle
Après
avoir fait beaucoup de psychanalyse psychanalysante
la dernière fois, je propose ce soir de soulever des difficultés encore en
travail, puisque je dois faire samedi un exposé sur le problème des rituels
obsessionnels. Ce sera donc beaucoup plus programmatique et prudent que ce que
je vous ai dit la dernière fois.
L’objet
de cette séance est d’évaluer quels sont les enjeux et éventuellement les
chances de la psychanalyse devant les thérapies comportementales et cognitives
des TOC, de voir de quoi il s’agit, quels sont les paradigmes qui sont
utilisés, et d’essayer de vous faire voir que le type d’outils que j’utilise
pour travailler épistémologiquement sur les concepts freudiens sont des outils
auxquels je tiens beaucoup parce qu’ils permettent également de mettre en
rapport ce que je dis de Freud avec ce qui se dit par ailleurs dans le champ
psychopathologique. Cela a des conséquences à la fois scientifiques et
institutionnelles lourdes sur la prise en charge rationnelle et contrôlée des
malades dans les institutions que nous payons avec nos impôts.
Il
y a donc un certain nombre de points problématiques que je vais soulever.
Le
premier, c’est de reprendre, à la fin de « L’homme aux rats », la
fameuse thèse de la régression de l’agir au penser, qui est le schéma
psychologique, sinon psychologisant, que Freud propose pour rendre compte du
mécanisme de la névrose obsessionnelle. Ce qui est assez intéressant, c’est que
cette idée de la régression de l’agir au penser se définit indépendamment du
transfert – ce mécanisme est décrit comme quelque chose qui se passe à
l’intérieur de la tête de quelqu’un, qu’il y ait ou pas un analyste. D’autre
part, il est absolument abstrait, à première vue, mais on verra que c’est un
peu plus compliqué, de tout enjeu sexuel ou oedipien. La régression de l’agir
au penser, en tant que telle, développe une certaine phénoménologie du rapport
des compulsions aux obsessions, mais cette phénoménologie n’a rien de
psychanalytique au sens fort. Eh bien, ce que je veux essayer de montrer, c’est
que la psychologie et la neuropsychologie sous-jacentes à l’interprétation
contemporaine des TOC, qui aboutissent à ces techniques dites thérapies
cognitivo-comportementales, reprend le même schéma que le schéma de Freud, mais
vous allez le voir, à l’envers, ou par une inversion extrêmement
particulière de l’ordre par lequel on va de l’action à la pensée.
Deuxième
chose, c’est qu’il y a un point d’articulation entre psychanalyse et TCC que je
trouve important non seulement épistémologiquement, mais aussi parce qu’il met
en jeu ce qui se passe quand nous essayons de penser les mécanismes de la
pensée obsessionnelle. C’est que, quoi qu’en dise Freud, l’idée d’un « mécanisme »
psychologique dans la névrose obsessionnelle, est en soi un schéma
obsessionnel, puisque ça correspond très précisément à ce qu’il dénonce, à l’usage
de représentations psychologiques abstraites pour parler d’un enjeu subjectif
saillant de la vie mentale. Le texte que j’étudie depuis deux ans, la première
page de la partie théorique de « L’homme
aux rats » (où Freud explique qu’on ne peut pas se contenter de
parler de « représentation » obsessionnelle car c’est déjà parler
comme un obsessionnel que de parler de « représentation » obsessionnelle),
préfigure la même aporie de l’abstraction obsessionnelle, revenant in fine dans la figure d’un mécanisme
psychologique général. Ainsi, ce que j’appelle la question épistémologique, ce
n’est pas simplement la question de savoir si les arguments sont bons ou
mauvais, c’est la question de savoir ce qu’est ce type d’attitudes mentales
qu’il y a chez un obsessionnel, qui rend absolument irrésistible le fait de
vouloir en parler de manière obsessionnelle, quand bien même on serait au
courant et qu’on aurait les moyens de dénoncer le piège dans lequel on s’est alors
engagé.
Vous
savez l’idée que je défends, et que je pourrais défendre de manière très
minutieuse sur le plan historique : la quasi totalité des concepts qui
sont utilisés pour parler de la névrose obsessionnelle nous viennent des
obsessionnels eux-mêmes : le mentisme, la contre-volonté,
la division du moi, ce sont des concepts prélevés tels quels, cités, qui sont
dupliqués du discours des patients obsessionnels. Eh bien, vous les voyez désormais
mis en œuvre à l’intérieur d’une pensée mécanistique, laquelle s’applique comme
un mécanisme obsessionnel expliquant le mécanisme obsessionnel. Voilà qui pose
la question de savoir quels en sont les enjeux pour l’appareil psychique de
celui qui réfléchit à ce qu’est la névrose obsessionnelle, et qui nous
interroge sur la manière dont ses connaissances, sa conceptualisation même du
mental, sont engagées dans la caractérisation de ce dont il s’agit.
La
seconde grande affaire de ce soir, c’est de montrer qu’on ne peut pas vraiment traiter
l’opposition entre les TOC et les symptômes de la névrose obsessionnelle (au
sens de la tradition psychopathologique) comme on le fait presque
systématiquement dans notre milieu, au titre de l’erreur clinique que
commettraient les cognitivo-comportementalistes,
erreur clinique qui serait liée à leur méconnaissance du transfert, ou même à
un défaut de la description. C’est peut-être ce que je vais faire de plus
provoquant ce soir : montrer qu’il y a bien quelque chose dans ce que les cognitivo-comportementalistes isolent au niveau des TOC, de
tout à fait particulier, qui n’est absolument pas explicable dans le cadre
d’une représentation psychodynamique ordinaire. De la
même manière que j’avais essayé de compliquer la dernière fois de façon très psychanalysante la notion d’analité, en travaillant sur ce
que Green propose au titre de l’analité primaire et des questions de transfert
qui se posent, je voudrais essayer de compliquer ici le rapport trop naïf – et
la naïveté n’est pas forcément toujours du côté des TCC, elle est parfois aussi
du côté des descriptions psychanalytiques standards ! - de ce que sont les
symptômes obsessionnels, et en particulier, les lavages, les rituels de
vérification, les obsessions de contamination, etc.
J’aimerais
attirer l’attention sur le fait qu’un très grand nombre de ces symptômes ne se
rencontrent pas du tout dans ce qu’on appellerait spontanément des névroses de
transfert, et en particulier la névrose obsessionnelle. C’est non seulement ce
que j’ai évoqué la dernière fois au titre de l’analité primaire : la
présence de symptômes obsessionnels (qui sont en fait des TOC) dans les
constellations psychiques du type borderline par exemple, qui
intéressent Green. Mais c’est aussi contre une certaine vulgate psychanalytique.
Prenez ainsi le problème de la psychose pseudo-obsessionnelle,
c’est-à-dire de la présence dans une psychose de TOC parfaitement constitués,
avec lavages et vérifications, etc., et qui peuvent abuser je crois les
meilleurs cliniciens. Je pense à ces cas d’hôpitaux que vous avez pu voir déjà,
peut-être, ces patients qu’on sort de chez eux, vivant au milieu des immondices
les plus invraisemblables, au milieu de montagnes de déchets, d’os de poulet
rangés dans des cartons numérotés empilés sur des mètres de hauteur dans la
cuisine, etc., des espèces de choses absolument insensées, qui donnent toute
une sorte de caractérologie impressionnante de type obsessionnel, lesquels
patients pseudo-obsessionnels, lorsqu’on les a
délivrés de ce dépotoir fécal au milieu duquel ils se vautrent et dépérissent
de la façon la plus incroyable, déclenchent soudain des syndromes persécutifs virulents, ou bien traversent des effondrements
psychotiques caractérisés. J’ai assisté au moins deux fois à des présentations
de malades sur lesquels nous avons beaucoup discuté, dans lesquelles il était
clair comme de l’eau de roche que nous avions affaire à une névrose
obsessionnelle avec non seulement sa symptomatologie, mais à l’arrière-plan
toute une constellation psychique qui paraissait immanquablement de type
névrotique avec tous les trucs œdipiens qu’il fallait, jusqu’à ce que plusieurs
semaines après, le médecin qui suivait l’un de ces patients se retrouve avec un
procès : le patient était devenu paranoïaque, quérulent, interprétatif et
persécuté. Nous avions été complètement sidérés par cette transformation.
Donc,
la vulgate qui consiste à dire qu’il y a une exclusion conceptuelle entre
psychose et symptômes obsessionnels est absolument fausse, et non seulement elle
est fausse, mais il y a des cas qui ont l’air particulièrement purs de névrose
obsessionnelle, qui s’avèrent dès qu’on bouge le cadre dans lequel ces
symptômes se déployaient être en fait des psychoses.
Pourquoi
est-ce que c’est très important de souligner cette question ?
Parce
que ça met en cause la polarité transférentielle que l’on est spontanément
amené à considérer, surtout dans la tradition lacanienne, c’est-à-dire l’idée
qu’il y a deux types de transfert : il y a le transfert-résistance
où vous avez affaire à des névroses, et le transfert sans résistance – où l’analyste
est immédiatement mis en position de persécuteur ou d’objet érotomaniaque, etc.
– et entre les deux, avec résistance ou sans résistance, il n’y a rien. C’est
le critère psychanalytique standard pour maintenir sur des bases
transférentielles la distinction entre névrose et psychose. Cette distinction
n’est pas phénoménologique dans la psychanalyse, elle est entièrement
relationnelle : soit il y a résistance dans le transfert, soit il n’y a
pas résistance. Ou le transfert-résistance se dissout
extrêmement vite, et très rapidement le patient commence à se sentir regardé,
deviné, ou à savoir des choses sur ce qu’il y a dans la tête de son analyste -
non pas à le supposer mais à le savoir sur le mode de la certitude. Il est bien
évident qu’à partir du moment où vous vous trouvez devant des constellations
ambiguës de ce type-là, où on ne sait pas trop si on a affaire à quelque chose
de l’ordre de la psychose ou de la névrose, ça met en cause la polarisation du
transfert. L’opposition résistance / pas de résistance cesse d’être une
caractérisation substantielle de ce qu’est le transfert, pour indiquer
simplement des polarités. Là, on est tout à fait en difficulté, parce qu’un
certain nombre de ces symptômes obsessionnels sont également présents par
exemple au stade incipiens des schizophrénies : avant que les
jeunes gens ne déclenchent les épisodes psychotiques qui vont marquer leur
entrée dans la chronicité, ils ont couramment ce type de symptômes, de
vérification, de lavage de mains, de contamination. Là, ces symptômes
obsessionnels ont explicitement pour fonction de pallier l’absence de fantasme.
Et au lieu d’être des compromis comme on le voit par exemple chez Lanzer, entre
des fantasmes – l’envers pervers de la névrose – et des idéaux, vous avez au
contraire les mêmes gestes, les mêmes représentations mentales chez des
personnes dont on ne voit pas bien pourquoi au fond elles seraient différentes,
mais mis en fonction d’une manière absolument différente pour au contraire
pallier l’absence de fantasme. Ce qui pose la question de la distinction entre
quelqu’un qui se lave les mains parce qu’il y a quelque part une espèce de
représentation d’avoir touché ses organes génitaux, de s’être masturbé, etc. –
c’est un peu la représentation qu’on a banalement dans la clinique de la
névrose – et de quelqu’un qui se lave les mains sans que vous puissiez détecter
quelque chose de l’ordre d’une sexualité refoulée. Ce sont les mêmes
gestes ! Non seulement ce sont les mêmes gestes, mais il y a certains
degrés de gravité qui sont tout à fait superposables. Ça ne va pas en général
chez le névrosé à se les laver deux cents fois par jour pour se finir à l’eau
de Javel pour prendre un exemple tout à fait réel, mais il y a des situations
plus floues, moins spectaculaires, et éminemment trompeuses.
Donc
je dirai un peu quelle prise en charge on peut imaginer devant ce type de
situation.
*
La
première chose que je vais faire ce soir, c’est d’essayer de clarifier l’opposition
qu’il y a entre TOC et symptôme obsessionnel par rapport aux techniques de
prise en charge.
Une
des choses je crois les plus intéressantes qu’on peut voir, c’est que les
cliniciens des TCC ont grosso modo retrouvé dans la description des
symptômes la tradition psychiatrique classique déjà partagée par Freud.
C’est-à-dire qu’il y a en gros deux types d’affects considérés par les cognitivo-comportementalistes . Ceux qui sont plutôt de purs comportementalistes
s’intéressent essentiellement à l’angoisse, ce qui leur a donné l’idée de
rapprocher le traitement comportemental des TOC de ceux des phobies. Un autre
affect entre également en ligne de compte, c’est la culpabilité. C’est un
affect pris en charge par les thérapeutes cognitivistes, en particulier les
gens qui font du pur cognitivisme, c’est-à-dire de la rectification des
cognitions, via un travail de discussion rationnelle, un travail sur la
manière de se situer soi par rapport à ses propres pensées. Les deux ensemble -
les thérapies cognitivo-comportementales, qui sont censées être les plus
efficaces, mais il est très difficile de déterminer en quel sens - s’efforcent
de les coordonner. Toutefois, l’essentiel du travail porte souvent sur l’agir
et en particulier sur les compulsions – car vous savez qu’il y a des
obsessionnels purs, sans compulsion, lesquels sont pour les TCC extrêmement
difficiles à soigner, car accessibles quasiment exclusivement aux thérapies
cognitives pures, et mêmes ces dernières sont relativement peu efficaces pour
ce type de patients. En effet, plus il y a de compulsions, plus la partie
comportementale est importante, puisqu’il y a un agir sur lequel agir ;
plus la partie mentale est importante, plus le traitement des cognitions
négatives par la partie cognitive est importante.
La
deuxième chose qui clarifiera l’opposition psychanalyse/TCC, c’est le problème
de la subjectivité du trouble.
Voyez
dans les documents que je vous fais passer, la liste des symptômes dans le DSM
IV plus la Y-BOCS (Yale – Brown Obsessive Compulsive Scale), le questionnaire systématiquement donné en général
dans tous les travaux épidémiologiques, et la feuille avec un inventaire
d’obsessions typiques.
La
subjectivité des TOC est un problème extrêmement difficile, parce qu’il y a
deux items problématiques dans la Y-BOCS : les 4
et 9 ou 5 et 10. Ce sont les items qui posent la question de la « lutte
anxieuse », selon l’expression consacrée. C’est un critère psychiatrique
traditionnel que l’obsédé est quelqu’un qui est en lutte anxieuse par rapport à
ses obsessions. Les TCC et le DSM IV en particulier la définissent d’une
manière telle que la lutte anxieuse n’est qu’une possibilité et absolument pas une constante, puisqu’on peut avoir
des lavages, de la contamination, etc., sans lutte anxieuse. C’est particulièrement
prégnant chez les adolescents qui vont déclencher des psychoses : il n’y a
souvent pas ou peu de lutte anxieuse. Il y a un embarras, une gêne – « je
ne peux pas m’empêcher », etc. – mais vous n’avez à aucun moment cet
espèce de conflit intérieur puissamment alimenté de questionnements moraux
coupables, sur le « puis-je céder ? », « c’est horrible ce
que j’ai envie de faire », etc. Les TOC et leur approche par les TCC
reposent sur la possibilité de mettre entre parenthèse cette dimension de la
lutte anxieuse, ou mieux, de la traiter comme un paramètre dispensable de la
définition des TOC.
Et
puis le troisième point un peu long et détaillé que je vais examiner - et c’est
pour ça que l’exposé de ce soir est vraiment brinquebalant parce que je suis en
train de réfléchir à la manière de défendre une position que j’exposerai samedi
matin, mais que je n’ai pas encore bien arrêtée - c’est un problème méthodologique.
Je
crois que ce qui fait le grand intérêt pour nous de comprendre exactement ce
que font les thérapeutes cognitivo-comportementaux,
c’est de comprendre qu’en fait ils pensent ce qu’ils pensent à l’intérieur d’un
certain cadre conceptuel qui est l’ambition de naturaliser les symptômes
psychiques. La naturalisation des symptômes n’étant pas simplement le fait
qu’on va les traiter en cherchant les causes neurobiologiques des effets symptomatiques,
en appliquant donc des principes de raisonnement qui sont ceux des sciences
naturelles, de la biologie et de la physique — mais du point de vue de la
logique du dispositif, ça consiste à dire que ce qui est le « sens »
de ces symptômes puise l’essentiel de son contenu à l’intérieur des états cognitivo-affectifs du sujet. Ce sens n’est pas du tout
construit dans une relation expressive, dans une relation sociale, dans une
relation dans laquelle ce qu’on dit n’a de sens que s’il y a un autre pour le
comprendre et qui vous retourne sur le mode d’une question une demande de
précision sur le sens de ce que vous dites, ni qui valide par là qu’il y a bien
un sens dans ce que vous dites. Ce n’est pas dialogique, ce n’est pas dans un
échange je-tu que se construit l’élaboration de ce que c’est que le sens. Le
sens d’un symptôme, ultimement, serait à l’intérieur, autrement dit, produit
par l’activité neuronale, et le fait que les choses aient du sens serait
quelque chose d’émergent à partir d’un certain type d’activité neuronale. Cette
position consiste à nier que le sens d’un terme est fixé par son rapport à l’état
du monde extérieur – soit une vision externaliste,
comme on dit en sémantique -, mais internaliste :
le sens est contenu à l’intérieur même de ses conditions de production dans
l’organisme vivant.
Ce
conflit est particulièrement sensible lorsque vous vous intéressez à ce que
sont les rituels, qui est un terme aussi bien de psychopathologie désignant les
rituels obsessionnels qu’un terme qui vient évidemment de la théorie de la
religion, de la théologie. Comment va-t-on aborder la question du rituel ?
Vous avez deux manières de l’aborder. Vous avez soit l’idée qu’au fond il y a
quelque chose de répétitif chez l’obsédé, une sorte de mécanisme qui ne
s’enraye jamais ou qui s’enraye toujours - on ne sait pas trop bien -, et qui
produit de manière constante quelque chose de régulier et qui ressemble à une
sorte de décharge, comme un tic organisé, moteur, irrépressible, contre lequel
on peut lutter par la force de la volonté un certain temps, mais ensuite il y a
une poussée qui provoque le rituel, de manière répétitive et compulsive. Vous
mettez là l’accent sur la régularité naturelle, qu’on peut littéralement
cisailler par des moyens chimiques par exemple, avec des molécules précises.
Soit, tout à l’inverse, vous mettez l’accent sur le fait que le sujet qui fait
un rituel, ce n’est pas tellement qu’il sait quel est le sens qu’a son rituel,
c’est quelque chose de plus subtil : c’est qu’il suit des règles.
C’est-à-dire qu’il y a une expérience chez l’obsédé du fait que le rituel doit
être bien réalisé. Voilà ce qui va
m’amener dans l’exposé de samedi à prendre les choses sous un angle tout à fait
différent, qui n’est pas la question de savoir s’il y a un sens, un message
caché dans le rituel, mais une question plus faible, moins lourdement engagée
du côté de la sémantique ou du symbolisme : je partirai du fait qu’un
rituel qui doit être bien exécuté, c’est-à-dire de la question
du right comme dit Nelson
Goodman : est-ce que c’est bien fait ? Et non pas de la question du
mécanisme qui reproduit « toujours la même chose ». Parce que si ce
n’est pas exactement comme ça que ça devait être fait, l’obsessionnel
recommence. Donc il semble qu’indépendamment du sens qu’il donne au rituel, ou
plus exactement en amont, il suit des
règles, et il est éventuellement capable de modifier, d’incorporer de
nouvelles règles ou de substituer certaines règles à d’autres à l’intérieur de
l’exécution de son rituel. Qu’il y ait du sens, à la façon des exemples
spectaculaires avancés par Freud dans le cadre du symbolisme sexuel des agirs compulsifs, c’est en somme un sous-cas
du suivi d’une règle dans un rituel.
A
partir de ce moment-là, vous voyez qu’il y a des choses non naturelles qui interviennent. Car à partir du moment où il
s’agit d’une exécution correcte ou incorrecte, vous avez des normes. Que
peut bien être le statut de ces normes d’exécution d’un rituel
obsessionnel ?
Deuxième
chose qui me paraît importante à développer : ça a un côté référentiel,
c’est-à-dire qu’un rituel n’est pas simplement quelque chose qui se répète,
c’est quelque chose qui renvoie à :
à une exécution (précédente ou originaire) du rituel. C’est quelque chose qui
soit renvoie à une première fois où on l’a fait - et ça doit se faire comme la
première fois où on l’a fait -, soit ça doit se faire comme la fois précédente
où on l’a fait. Ceci qu’il s’agisse de psychopathologie ou de religion.
Autrement dit, qu’est-ce qu’il y a dans un rituel qui fait que ce rituel a un
certain pouvoir référentiel ? Vous pouvez scruter autant que vous voulez
la constellation physique des mouvements d’un obsessionnel qui fait son rituel,
vous ne trouverez pas au sein de l’ensemble des déplacements moteurs en
quoi consiste ce rituel, ce qui fait que ce rituel peut renvoyer à quelque chose, à son exécution précédente ou à un
événement de départ.
Si
un rituel doit avoir une teneur symbolique, ça ne peut être que sur cette
base-là : 1) il suit des normes, 2) il est référentiel, 3) et il est donc sensible
au contexte. Dans certains rituels obsessionnels, en effet, il faut pouvoir
disposer d’un certain nombre d’objets, et les gens se mettent dans la situation
de disposer de ce type d’objets pour pouvoir exécuter leur rituel, et si on les
en prive, il font une crise d’angoisse. Ce qui prouve
que ce n’est pas purement une décharge motrice d’origine interne. Ça intègre
une certaine considération de l’environnement, et éventuellement des gens qui
doivent être associés, comme dans les rituels d’enfant qui se couchent :
il faut que maman soit à tel endroit, que papa raconte telle histoire, etc. Ce
type de ritualisation implique d’ailleurs de façon fondamentale une
coopération, et en ce sens, qu’il soit religieux ou spirituel, vous voyez qu’il
y a dans le rituel tout une dimension symbolique indépendante de la simple
représentation paradigmatique chez Freud, selon laquelle le rituel envoie un
message codé, par exemple la défiguration d’une scène primitive entre les
parents, ou d’un rapport sexuel qui a eu telle ou telle texture à tel ou tel
moment de la vie du sujet.
On
n’est pas, en somme, c’est ce que je soutiendrai samedi, obligé d’aller à ce
point de charge symbolico-sémantique, pour se rendre
compte qu’il y a quelque chose dans le rituel qui suit des règles et qui a une
certaine valeur référentielle. Autrement dit, on se trouve pris entre la
question des raisons internes au rituel, et la question des causes des rituels.
Certes,
d’un point de vue naturaliste et internaliste, rien
n’exclut, et au contraire je crois que c’est important, qu’on puisse faire un démembrement
génétique des rituels ou des compulsions - on l’a montré avec les jumeaux, avec
des enquêtes épidémiologiques, etc. - des gens qui sont plutôt des laveurs ou
plutôt des vérificateurs. Ce sont en effet les deux grands pôles des TOC :
ceux qui lavent tout le temps, et ceux qui vérifient sans arrêt. Il semble
qu’on puisse faire une partition génétique dans une population, ça n’est pas
infondé empiriquement.
On
peut également rapporter par exemple les rituels de lavage à des bases
éthologiques. C’est la grande tarte à la crème : il y a un réflexe de
lavage du chien, mis en évidence par Judith Rapoport
qui est une grande spécialiste des TOC, et qui a servi de base à une hypothèse
générale sur les TOC, selon laquelle il y aurait un répertoire moteur organisé,
inné, sélectionné par l’évolution, qui serait activé de manière paradoxale et
pathologique chez les obsédés, et qui ferait revenir à la surface, par exemple
dans les lavages, des schèmes encodés dans les mammifères. C’est impressionnant
de voir que dans Le garçon qui n’arrêtait
pas de se laver, il y a assez manifestement des coordonnées familiales et
des coordonnées directes extrêmement simples sur les raisons du lavage, mais néanmoins Rapoport
écrit de manière telle qu’on comprenne
que malgré toutes ces bonnes raisons, il y a d’autres enfants qui ont les mêmes
contextes familiaux et qui n’ont pas de rituel de lavage. C’est donc parce que
chez ce jeune patient dont elle parle, il y a une forte manifestation du
répertoire inné du lavage — avec comme argument-massue
l’idée que quand on donne du Prozac© à un chien qui a
ce tic de léchage, eh bien il arrête exactement comme un obsessionnel arrête
avec ce médicament.
Il
y a là toute une argumentation dont l’idée est de dire que l’intentionalité existe bien, mais que cette intentionalité est impersonnelle, de type biologique, liée
aux finalités de l’espèce, sélectionnées de manière darwinienne, qui permet de
comprendre ce qui est un peu le mystère : vu la prévalence importante de
ce type de maladie – on a 2 ou 3% selon les enquêtes épidémiologiques -, on ne
comprend pas comment un trait aussi pathologique pourrait être conservé dans
l’espèce humaine, et non éliminé par la sélection. (Il faut savoir que tout
trait pathologique qui dépasse une prévalence sur la vie de 0,6 à 0,7% est
éliminé.) Aucune espèce ne survivrait si elle avait à porter un tel fardeau
génétique. Donc, il doit bien y avoir une raison à ce que ces traits exacerbés
chez les obsédés soient génétiquement conservés dans la population, et
s’actualisent malheureusement sous cette forme-là. Et donc, tout un discours se
met en place aujourd’hui de ce qu’on appelle aujourd’hui la psychopathologie
évolutionniste, qui pour rendre compte du paradoxe de la conservation de ces
traits invoque des causes biologiques – tout cela étant jugé génétique, car
s’il y a 2% de traits constants dans la population, c’est « évidemment »
parce que c’est biologique : ça ne peut pas être un trait des sociétés ou
de la socialisation humaine, ces choses-là n’existant pas ! Le fait que
nous vivions en société et que ça puisse faire 2% de dégâts chez les individus
n’est même pas imaginé, c’est une hypothèse qui fait éclater de rire les
généticiens, pour eux, si c’est constant c’est biologique, puisque le social,
comme chacun sait, c’est n’importe quoi.
Bon, donc, si ces traits sont maintenus, c’est donc qu’il doit y avoir des
traits adaptatifs cachés à l’intérieur de ces symptômes, et la psychopathologie
évolutionniste s’intéresse à la recherche des raisons pour lesquelles il est
intéressant que certains d’entre nous aient la manie de vérifier, la
manie de se laver, etc. Les explications sont d’une platitude absolument
effarante ! Par exemple, s’il y a des vérificateurs, c’est parce qu’il a
toujours été utile pour les chasseurs cueilleurs du pléistocène supérieur, non,
je ne plaisante pas, d’avoir des sentinelles pour se protéger de l’approche des
prédateurs, et « donc » le trait de vérification compulsive a été
maintenu et sélectionné dans l’espèce parce que les chasseurs-cueilleurs du
pléistocène – nos ancêtres d’il y a 10000 ans - avaient besoin de se protéger
des fauves ! Tout ceci est complètement détaché de ce que c’est que la vie
réelle des sociétés primitives. On lit là des choses qui sont à vous serrer la
gorge tellement ça frise le racisme à l’état pur : les sauvages allaient
se faire manger par les lions - on vit dans un univers de bande
dessinée ! – et donc il était important qu’ils soient vigilants... Le
trait de vigilance a donc été génétiquement transmis comme cela. Tout cela a
droit à des publications dans des grands journaux de psychopathologie qui sont
en général des sottisiers de sciences sociales. Il y a là des fantaisies qui
relèvent de Tintin au Congo -
c’est Tintin au Congo, le chasseur
cueilleur du pléistocène - qui sont officiellement tenues pour vérités
d’évangile dans le domaine des sciences cognitives au titre de la psychopathologie
évolutionniste.
Et
pourtant, vous voyez bien que dans la distance que je prends à l’égard de la
question du sémantisme fort des rituels, je ne dis pas que dès que quelqu’un se
lave les mains, il faut faire comme Ferenczi et aller chercher le moment où il
s’est masturbé ! Dès que quelqu’un parmi vos patientes a de l’agoraphobie,
il faudrait aller chercher, avec Abraham, à quel moment elle a eu peur d’être
prise pour une prostituée ? Il y a là, enveloppés dans ce type
d’interprétations, des contenus symboliques presque aussi automatiques et à mon
avis aussi bêtes et ad hoc que ceux de la psychopathologie
évolutionniste… En me contentant simplement de mentionner l’idée qu’il y a
quand même des règles dans le suivi des rituels, qu’il y a un sémantisme
particulier, des valeurs référentielles, une sensibilité au contexte, je me
garde donc bien de faire une apologie directe du point de vue freudien.
Mais
c’est sur cela que je terminerai tout à l’heure, je crois du coup que ça
m’engage du coup à deux choses : tout d’abord justifier l’intérêt de ces
considérations épistémologiques. C’est-à-dire : est-ce que ce sont
simplement des considérations qui mettent en ordre les enjeux philosophiques de
voir les choses ainsi ou autrement, ou est-ce que précisément à cause de
l’achoppement freudien, de son incapacité à parler de façon non obsessionnelle
de la névrose obsessionnelle, ça ne pose pas un problème qui n’est pas
épistémologique au sens français de la justification des raisonnements, mais
épistémologique au sens anglais, soit au sens de la connaissance — ou à la
Bion, de la construction de notre appareil à penser un certain nombre de
choses plutôt que d’autres ?
Ce
qui a des conséquences sur le transfert, c’est-à-dire sur la capacité psychique
que nous pouvons avoir, ou pas, à entendre un certain nombre de propos, et à
trier dans les propos et les symptômes évoqués ce qui relèverait éventuellement
d’une névrose obsessionnelle, et puis de ce qui n’en relève pas. Avec à
l’horizon, une indication sur ce qu’il ne faut surtout pas traiter en
essayant d’aller chatouiller du côté de la signification refoulée quelqu’un qui
se lave les mains ou qui vérifie, sous peine d’accélérer un processus
psychotique chez lui, avec les pires effets. Il y a là un enjeu très important,
qui fait que je ne m’intéresse pas à l’épistémologie pour l’épistémologie, mais
à l’épistémologie pour les leçons que ça nous donne sur l’appareil psychique,
sur qui nous permet en somme sous transfert de traiter les représentations, les
affects qui nous viennent des patients, et aussi parce que ça doit avoir je
pense un certain nombre de conséquences sur les positions justes à maintenir
dans la cure.
C’est
donc ce sur quoi je terminerai.
*
Je
vous rappelle tout d’abord dans « L’homme
aux rats », le schéma d’explication du mécanisme de la régression.
Je vous rappelle ce mécanisme de régression de l’acte au penser :
« De
plus, par une sorte de régression, les actes préparatoires prennent la place de
la décision définitive. Le penser se substitue à l’agir (d’abord il y a des
actes préparatoires au lieu de l’acte lui-même, c’est-à-dire qu’avant de faire
l’acte le patient se prépare à faire l’acte et fait des actes se préparant à
l’acte, vous reconnaissez déjà la procrastination absolument typique de la
névrose obsessionnelle) et n’importe quelle pensée, stade préliminaire de
l’acte, s’impose avec une violente contrainte en lieu et place de l’action
substitutive. Selon que cette régression de l’agir au penser est plus ou moins
marquée (dans la description phénoménologique finalement du mécanisme que
relève Freud), le cas de névrose obsessionnelle prend le caractère du penser de
contrainte – représentation de contrainte – ou de l’agir de contrainte au sens
le plus étroit. Si toutefois ces actions de contrainte proprement dites sont
rendues possible, c’est seulement parce que se produit en elles une sorte de
réconciliation des deux impulsions se combattant l’une l’autre dans des
formations de compromis. Les actions de contrainte se rapprochent en effet de plus
en plus, et cela d’autant plus nettement que la souffrance dure plus longtemps
des actions sexuelles infantiles de l’ordre de l’onanisme (point
essentiel : c’est toujours autour de l’autoérotisme que ça gravite). Dans
cette forme de névrose, on est donc arrivé quand même à des actes amoureux (la
traduction ne fait pas bien entendre ceci, mais ça veut dire que l’acte par
excellence, c’est l’acte sexuel) mais seulement en ayant recours à une nouvelle
régression : non plus à des actes s’adressant à une personne – l’objet
d’amour et de haine – mais à des actions autoérotiques comme dans
l’enfance »[1].
Ce
paragraphe, je l’avais commenté en détail en montrant qu’en fait il y avait là
deux régressions.
Il
y a une régression formelle de l’agir au penser, et, à l’intérieur ou bien
juxtaposée ou bien la suivant – on ne sait pas très bien – il y a une deuxième
régression, une régression de l’acte en tant qu’il vise un objet extérieur, à
de l’acte en tant que c’est un acte auto-érotique qui se replie et comme involue sur le corps narcissique du sujet. Et ce qu’on ne
sait pas très bien, c’est s’il y a d’abord une régression de l’agir au penser,
et puis ensuite une régression de l’alloérotique à
l’autoérotique, ou bien si c’est la même chose, ou si, en fait, la régression
se produit du même pas et si elle est intrinsèquement sexualisée. D’autant que
le texte allemand est ambigu, puisqu’il parle de l’agir complet en disant Tat, mais que
chaque fois ou presque qu’il s’agit de décomposer les moments logiques de cet
agir complet qui sont en fait non pas des morceaux de l’agir complet, des
parties temporelles et matérielles du mouvement, mais des actes qui composent
cette action, Freud emploie Akt. Ce n’est pas du tout constant chez Freud, souvent il
emploie Tat pour Akt sans aucun problème, mais vous verrez qu’ici dans ce texte c’est plus
sensible. Qu’est-ce qui fait qu’il y a régression de l’agir au penser ?
C’est qu’en fait le penser est l’acte au sens de l’intention en acte, de
l’intention d’agir qui est en acte, et qui finalement est une intention qui en
tant qu’intention va prendre un caractère de plus en plus mental et de moins en
moins moteur, de plus en plus psychique et de moins en moins matériel. Au point
qu’on se demande si l’acte auto-érotique, ça n’est pas la même chose que le
fond du fond de la réduction d’une pensée à un pur état psychique non actif,
ayant comme involué sur soi-même, et se prenant
directement pour son propre objet.
Ce
qui est clair, cependant, c’est que la première de ces régressions est
entièrement construite en termes psychologiques, pas
du tout en termes psychanalytiques. La deuxième est plus psychanalytique au
sens déjà où elle implique l’idée que l’acte c’est l’acte sexuel, amoureux. Elle
implique une distinction du rapport à l’objet d’investissement érotique soit
sur le moi, soit sur l’objet, mais on ne voit pas bien comment elles
s’emboîtent les unes les autres. Ça n’est pas expliqué.
Il
y a donc séparabilité logique. On pourrait parfaitement avoir une théorie de la
névrose obsessionnelle qui décrive purement le mécanisme psychologique sans l’investissement sexuel alloérotique ou autoérotique dont il est question ensuite.
Or,
dans le schéma cognitiviste contemporain, celui qui est au principe de la
thérapie cognitivo-comportementale des TOC, vous
retrouvez les mêmes composantes, mais à l’envers. C’est un schéma dont tu
disais, Baptiste, qu’il se référait au modèle
de Roger Pitman, en 1987. En fait, il est beaucoup
plus ancien, il est présent dès les travaux d’Isaac Marks sur la peur, dès
Fears and Phobias. Il ne l’est pas
de manière aussi formalisée que chez Pitman, mais
c’est devenu une véritable vulgate dans les TCC.
Je
vous explique.
La
technique classique de traitement des obsessions et des compulsions, c’est ce
qu’on appelle l’ERP, Exposure with Response Prevention, c’est la technique comportementale standard.
Elle consiste à placer le sujet qui craint par exemple la contamination, dans
la situation où par exemple ça grouille de vermines devant lui, on lui présente
un tas de choses absolument répugnantes, et en utilisant un procédé qui vient
du traitement de la phobie, d’essayer de prévenir le rituel qu’il déclenche
mécaniquement devant l’exposition à ce stimulus angoissant. C’est très important que le stimulus soit jugé
angoissant, parce qu’on ne voit pas aussi bien comment exposer quelqu’un à un stimulus
culpabilisant, par exemple (c’est moins facile à spécifier et c’est ce qui fait
la place des thérapies cognitives). En tout cas, le schéma hérité de la phobie
est le suivant : l’obsession est considérée comme première, ce n’est pas
l’agir qui est premier, c’est l’obsession. Cette représentation mentale est une
vague intention d’agir = X. A l’idée d’être contaminé par
exemple ou bien de contaminer autrui, l’angoisse monte chez le sujet. Pour se soulager
de son angoisse, le sujet cède à une
compulsion. Il va par exemple se mettre à nettoyer partout, etc. Il va y avoir
un effet paradoxal : il se soulage et il éprouve un certain type de
plaisir dans le fait de faire tomber l’angoisse en entrant dans la conduite
compulsive. Sauf que comme la compulsion est à la fois inadaptée et impuissante
à complètement éliminer l’angoisse née de l’obsession, il se trouve à la fois
piégé dans cette espèce de perturbation de ses circuits de la récompense, et il
va rechercher à répéter son geste soulageant, qui devient par là une compulsion.
La compulsion, en somme, décharge temporairement l’angoisse avec un effet de
soulagement dont le sujet devient dépendant comme d’un toxique, mais l’obsession
subsiste comme épine irritative mentale, et elle se trouve finalement renforcée
par l’échec de l’acte compulsif, qui, dans un mécanisme de
conditionnement opérant promettait le soulagement. L’inefficacité de la
compulsion renforce ainsi paradoxalement le mécanisme obsédant.
Vous
avez en quelque sorte une inversion complète du schéma final de « L’homme
aux rats ». Pour Freud, ce qui commence, c’est la compulsion – il y a une
volonté d’aller vers l’objet -, la réalisation de l’acte étant absolument
interdite, il y a alors une régression qui s’organise, donc il n’y a plus que
des actes préparatoires, puis finalement les actes préparatoires dégénèrent en
obsession, et l’obsession purement mentale est en quelque sorte la queue de la
comète : tout ce qui reste de l’agir, mais réduit à une pure intention, et
donc à une trace toute mentale. Voyez l’inversion du schéma, mais qui manipule
les mêmes catégories !
Il
se complique de façon extrêmement riche dans les TCC, de l’inclusion du
problème de la valuation de l’acte et de la question
de savoir pourquoi, certaines idées intrusives, certains sujets s’en sentent
beaucoup plus coupables que d’autres.
Permettez-moi
ici de faire certaines clarifications sur ce qui est en cause ici. Il y a une
distinction traditionnelle entre la compulsion et l’impulsion. La compulsion
est censée être egodystonique, et l’impulsion egosyntonique. Ça veut dire qu’une compulsion est quelque
chose qu’on ne peut pas contre son gré – « contre son gré » au sens
où c’est désagréable - s’empêcher de faire, tandis que l’impulsion est quelque
chose qu’on ne peut pas s’empêcher de faire mais qu’on trouve agréable et qu’on
vit avec un sentiment de décharge parfois voluptueux. L’exemple typique, c’est
les tics. Les tics qui peuvent avoir une origine organique : la chorée de
Sydenham, le syndrome de Gilles de la Tourette, qui
est très certainement conditionné par des troubles organiques. Les tics ont un
caractère impulsif, il y a une jubilation constatable dans un grand nombre de
tics. Pas tous, et pas tout le temps, mais en tout cas il y a ce type de
plaisir.
Ce
que je trouve très frappant et très problématique, c’est que vous voyez que la
base comportementale de ces thérapies consiste à déconditionner la portée addictive de la compulsion. C’est-à-dire en prévenant la la réponse compulsive, progressivement on déshabitue le
sujet de se soulager par une décharge trompeuse qui lui fait ponctuellement
plaisir, et donc du coup, en agissant sur le conditionnement opérant, par
anticipation, on réussit à baisser le taux d’oppression anxieuse qu’il ressent
dans l’expérience de son obsession. Ce qui fait que vous voyez bien qu’il ne
peut pas y avoir conceptuellement de guérison absolue par ce biais-là. Il peut y avoir une décroissance de la pénibilité ressentie des obsessions qui d’une part ne se traduisent plus en
compulsion, et d’autre part ne se traduisant plus en compulsion, sont moins
renforcées et moins problématiques pour le sujet dans sa vie quotidienne. Mais
il reste toujours – et c’est quelque chose que je veux vraiment marquer – le
point énigmatique que tous les gens traités par TCC maintiennent, c’est qu’ils
gardent très longtemps après la fin du traitement, l’idée intrusive. L’idée intrusive reste là, elle ne part pas. Vous
voyez bien que ce contre quoi on peut lutter, c’est contre le mécanisme de
renforcement paradoxal qui la rend pathogène. La cause même reste énigmatique.
Ce qui fait qu’un certain nombre de gens qui font des TCC ne sont pas du tout
hostiles à ce que les patients, délivrés du plus gros de ce qui les obsèdent, puissent
ensuite poursuivre un travail psychothérapeutique beaucoup plus standard, parce
que les gens continuent de s’interroger sur ce qu’est cette idée intrusive.
D’autres sont beaucoup plus hostiles à cela, car ils disent que l’idée
intrusive qui reste est normale. Il
ne sert à rien d’en chercher des causes psychiques, et surtout pas freudiennes.
Leur grand argument consiste à dire que quand vous interrogez les gens,
personne ne peut décemment habiter à Paris et n’avoir jamais eu peur de se
jeter par un mouvement impulsif sous le métro. Rien n’est plus commun que la
représentation mentale de se jeter sous le métro ou de donner un coup de
couteau à quelqu’un. N’importe qui peut avoir ces idées intrusives, et seul un
nombre d’entre nous vont développer un véritable TOC. Donc il y a ceux qui
disent que ce qui reste est accessible à une psychothérapie relationnelle, et
ceux qui disent que ce qui reste n’est
pas pathologique, puisque
fondamentalement tout le monde a des idées intrusives, qui ne deviennent
pathologiques que chez ceux chez qui c’est renforcé.
Ce
qui fait un peu la différence avec le traitement ancien des phobies, c’est que
vous avez une sorte de travail sur la prévention de la réponse qui s’est d’ailleurs
appliquée ensuite aux phobies. Car au départ, le traitement des phobies était
un traitement direct de déconditionnement. Ce qui fait que les thérapies
comportementales ont évolué en thérapies cognitivo-comportementales, c’est
qu’on n’a pas réussi à faire des thérapies cognitives qui attaquent les cognitions
négatives – s’en prendre à quelqu’un en lui disant : « votre pensée
n’est pas correcte, etc. » - en tant que telles. Ça a été tenté par Beck
et Ellis dans les années 70, et ça ne marchait pas
bien avec les obsédés, ou ça ne marchait que sur la composante dépressive des
TOC. Et puis il a fallu avoir recours à des tentatives purement cognitives,
lorsque vous aviez affaire à des gens sans compulsion, et où ce n’est pas
l’affect d’angoisse qui se manifeste d’abord, mais la culpabilité. Là, il
semble bien qu’il y a aucune prise par le biais d’une thérapie comportementale
car il n’y a pas de comportement à proprement parler, pas d’agir sur quoi agir.
Le principal maître d’œuvre des thérapies cognitives les pures, les plus
élaborées des TOC, c’est Paul Salkovskis, qui a écrit
des papiers remarquables, et qui a été le premier à dire au fond, qu’est-ce qui
fait que les intrusions qui sont normales chez tout le monde, se trouvent
donner lieu à des TOC chez d’autres ? C’est la manière dont le sujet se
juge coupable d’avoir ce type de pensées. Et ce n’est donc pas en tant que les
cognitions sont négatives en soi, mais en tant qu’il porte un jugement où il se
sent coupable d’avoir des pensées qui lui permettraient de croire qu’il est
capable de mettre en œuvre la chose épouvantable à laquelle il est en train de
penser : c’est la valuation éthique elle-même de
la cognition qui est l’objet d’une action cognitive, d’une rectification
cognitive. Lorsque vous conjuguez les deux, à la fois un travail sur les
cognitions coupables et sur l’anxiété combattue dans la décharge compulsive, on
arrive à des résultats intéressants.
Je
parlais de neurobiologisation de l’action. Il est sûr
que les TOC sont extrêmement intéressants à cet égard, parce qu’on voit bien
qu’une partie des TOC, en tant qu’il s’agit de troubles moteurs ou de troubles
du mouvement, massivement compulsifs, peuvent être traités comme des troubles
de l’agir, c’est-à-dire devenir objet d’une neurologie de la motricité fine,
passant par des circuits extrêmement sophistiqués, émotionnels, dans les
ganglions de la base, dans le thalamus, etc. Ce sont des voies de recherches
très actives.
Mais
sur les TCC, donc, dont on parle un peu à tort et à travers, plusieurs choses.
D’abord,
il faut quand même dire que ces TCC présentent incontestablement une efficacité
dans leur ordre. L’atténuation non négligeable des TOC peut être
statistiquement mesurée. Pour vous donner des chiffres que je vois à peu près
passer constamment, sur 100 personnes qui font une thérapie comportementale et
cognitive des TOC, avec un TOC sévère, il y en a 30% qui arrêtent ou fuient le
traitement, il y en a 30% à qui ça ne fait rien, mais il y en a 20% qui sont
améliorés et 20% qui sont très améliorés. En revanche, quand vous incluez des
critères d’évaluation subjective, pas des diminutions de scores sur la Y-BOCS,
le soulagement est encore plus grand, supérieur aux 40% que je citais. C’est-à-dire
que quelqu’un qui se lave les mains 200 fois par jour, ne se les lave plus que
50, et on ne peut pas nier que c’est un mieux. Les gens redeviennent capables
d’un certain nombre d’activités dont ils étaient autrefois incapables.
Il
y a à ce propos un mythe, qui existe toujours dans le milieu psychanalytique,
qui dit que si on empêche un symptôme de se produire, si on a une action
comportementale contre un symptôme, on n’élimine que l’enveloppe extérieure du
symptôme, mais comme la cause, le refoulement, est toujours là, c’est autre
chose qui va se produire. Il y a deux réponses à faire. Il y a d’abord une
réponse simple, qui est dire que c’est empiriquement faux : les études
rétrospectives qui ont été faites pour les patients traités pour des phobies,
des TOC, etc., ont largement montré que c’était faux. Mais surtout, ce qui me
paraît plus grave, c’est que c’est conceptuellement faux, parce que c’est prêter au refoulement la nature d’un mécanisme causal que ce
n’est absolument pas. Le refoulement n’est pas la poussée d’on ne sait quelle
énergie qui, si elle ne trouve pas sa sortie à gauche va la trouver à droite.
Le refoulement est entièrement dépendant de l’Autre auquel le symptôme est
adressé, c’est quelque chose qui est formellement identique au retour du
refoulé, et ça n’a donc strictement rien à voir avec une sorte d’énergie
causale qui viendrait produire des effets comme une poussée quelconque. Aller
s’imaginer que l’inconscient a un pouvoir causal comparable à celui que capter
la mécanique d’un fluide qui, s’il ne peut pas passer à gauche, va passer à
droite, c’est faire une erreur extrêmement profonde sur la nature même de ce
qu’est la causalité psychique en psychanalyse.
Mais
il y a d’autres préjugés à dissiper. Le fait que ça marche relativement bien, les
TCC des TOC, devrait faire réfléchir non pas sur les impostures scientifiques,
les naïvetés, les effets de suggestion – toutes ces choses qu’on agite comme
des épouvantails pour se masquer le fait que les thérapies comportementales et
cognitives sont opératoires – mais ça devrait faire réfléchir sur qui en bénéficie. Il se pourrait tout
simplement que le fait qu’un certain nombre de symptômes obsessionnels, non, de
TOC, disparaissent en TCC sous des actions absolument dépourvues d’égard pour
leur sémantisme ou leur subjectivité, soit lié au fait qu’ils ne sont justement
pas liés au refoulement névrotique. C’est parce que ce n’est pas du refoulement
qui est en cause, que ces symptômes ne connaissent pas sous transfert de
transformation ni de modification. On pourrait rappeler, tout d’abord, que
Freud lui-même a toujours dit qu’il y a des symptômes intraitables :
quelqu’un qui se lave les mains 200 fois par jour, ce n’est pas la peine de lui
demander d’associer librement, c’est même complètement irresponsable d’avoir ce
genre d’attitudes. Ce sont des choses qu’on faisait à l’époque où il n’existait
encore aucun traitement psychique alternatif, et où le seul traitement
disponible était la psychanalyse. C’était ça ou le suicide ![2]
Il y a donc de l’intraitable. Mais ça ne suffit pas, de répondre ça. Il faut
aussi se poser la question de savoir si le modèle du refoulement pour penser un
symptôme obsessionnel est suffisant.
Je
suis très frappé dans le dépouillement que je fais en ce moment de diverses revues
scientifiques - d’une petite partie, car tous les dix ans, il y a 4 ou 5 fois
plus d’articles sur les TOC, ça fait donc des milliers d’entrées, et de plus on
dispose de moins en moins de vignettes dans les articles scientifiques. Dans
les années 70-80, on avait encore quelques petits renseignements sur les
symptômes ; maintenant, ce sont des cohortes gigantesques, on n’a aucun
renseignement sur ce dont souffrent vraiment les patients. Mais ce qui est très
frappant dans les journaux scientifiques, quand on a ce genre de
renseignements, et dans les articles qui ont servi à fonder ce type de
démarches, en tous cas, il y a un trait qui saute aux yeux : c’est que les
patients disent d’emblée quel est le
trouble dont ils souffrent. Or ça, c’est extrêmement suspect, ça ne correspond
pas à l’expérience qu’en psychanalyse nous avons des obsessionnels. Un
obsessionnel, c’est quelqu’un qui va mettre 150 séances à vous dire qu’il à un
mentisme visuel où son père se fait égorger chaque fois qu’il a une crise
d’angoisse. Il faut que des liens extrêmement profonds et subtils, pour que
quelqu’un, et même pour lui-même probablement, arrive à verbaliser le contenu
de son obsession. Là, dans ces articles scientifiques, vous avez affaire à des
gens qui arrivent en disant qu’ils ne pensent qu’à une chose, c’est de planter
un coup de couteau dans le ventre de leur bébé, d’une manière brute de décoffrage,
qui ne correspond absolument pas au secret – au secret – de l’obsessionnel. Il faut se rendre compte que même dans
l’histoire de la constitution du syndrome psychiatrique, c’est Coles qui raconte presque le premier, dans les années 1880,
comment une de ses patientes qu’il connaît depuis 20 ans, lui avait à sa plus
grande surprise avoué son obsession. Coles le dit, il
n’aurait jamais imaginé qu’on puisse lui cacher ainsi une telle manifestation
morbide. L’idée est simple : on a affaire à des gens qui sont
essentiellement secrets, et c’est pour ça d’ailleurs que le syndrome est sous-diagnostiqué. C’est là un vrai problème, car le secret
est fortement dépendant du contexte social. Je crois qu’à partir du moment où
vous vivez avec des associations de patients, et que vous avez des
facilitations en groupe, de la possibilité de dire un certain nombre de choses
que vous n’oseriez pas dire parce que vous parlez non pas à des médecins, mais
à des pairs, un certain nombre de symptômes peuvent sortir. J’ai été frappé du
fait que le procédé employé par un certain nombre de praticiens pour faire
cracher leurs symptômes aux gens, c’est de les mettre en groupe ; en tête
à tête, c’est beaucoup plus difficile en général, sauf lorsqu’ils sont déjà briefés
par des associations qui les ont guidé vers un protocole, etc. De la même
manière, je ne suis pas certain que le secret, si frappant dans les
descriptions des obsessionnels du 19ème siècle et du début du 20ème
siècle, ne soit pas lui aussi
socialement conditionné, c’est-à-dire ne reflète pas un certain nombre d’idéaux
sociaux et relationnels à préciser. Disposer de l’argument : « C’est
mon cerveau, ce n’est pas moi », qui est quasi de rigueur aujourd’hui dans
les TCC, puisque c’est la première chose ou presque qu’on explique aux
patients, ça leur fait déjà passer le goût de la psychanalyse, dès fois qu’il
leur en serait resté comme un remords, voilà qui change la donne par rapport à
la manifestation d’une phobie d’impulsion criminelle : les patients du 19ème
siècle n’avaient pas ce biais pour énoncer « objectivement » ce qui
les torturait. Il y a encore un autre facteur du secret au 19ème
siècle, à ne pas négliger : quand vous prenez la population des gens qui
vont être peu à peu identifiés par les psychiatres comme des obsessionnels, ce
sont souvent des « neurasthéniques supérieurs », etc. Or c’est du
dernier chic d’être neurasthénique ! C’est-à-dire qu’il y a un rapport à
la faute, à la culpabilité, à la macération, à l’impudeur et à la jouissance
secrète en général pour tout ce qui est de l’ordre du sexuel, etc., qui fait
qu’on voit bien que d’une certaine manière lorsque Lanzer casse le morceau en
racontant à quoi il fantasme - dans les passages que Freud n’a pas osé publier
-, toute une culture de bordel implicite fixe la portée et l’étendue de ce
qu’on peut quand même dire au professeur Freud. En un mot, il n’y a pas simplement
la dimension du refoulement ; il y a aussi les mots pour le dire, les
institutions sociales pour le dire, le type de secret qu’on peut se communiquer
et celui qu’on ne peut pas.
Il
y a un autre facteur qui entre désormais en ligne de compte, et c’est pour
ça que je vous ai apporté cette page Internet : lorsque vous offrez la
liste des obsessions les plus fréquentes, le simple fait de la voir écrite :
« Est-ce que vous avez envie de prendre un couteau pour poignarder les
êtres chers ? », avec une case à cocher, il y a une banalisation
de la chose qui fait qu’on n’a pas besoin de dire : « J’ai une chose
horrible à vous dire docteur ! Vous allez me prendre pour un fou !
» C’est déjà là ! Cela diminue la charge de folie que vous ressentez
à l’égard des obsessions : ça ne les rend pas normales, mais ça normalise
leur aspect pathologique. Ça joue un
rôle aussi, dans le problème de savoir si ce secret-là a une valeur psychique
ou s’il est le reflet de la condition sociale dans laquelle on se trouve,
et de ce qui est dicible et de ce qui ne l’est pas, etc.
Voilà
pourquoi je voudrais préciser un point très important à mon avis qui fait que
je crois qu’il y a bien un critère du TOC psychotique ou du TOC qui ne s’appuie
pas sur le refoulement, et puis du TOC obsessionnel au sens freudien.
C’est
que lorsque quelqu’un vient se plaindre d’un TOC, et qu’il vit la chose comme
embarrassante ou anormale, et puis c’est tout, eh bien c’est très mauvais
signe. Parce que je crois que l’état moral de l’obsédé n’est pas simplement
d’être embarrassé, d’être gêné par ce truc, c’est d’en avoir honte.
C’est la honte qui est le critère discriminant pour moi d’un TOC de type névrotique.
Non seulement c’est un secret, mais c’est en outre un secret honteux. C’est-à-dire que le sujet
névrosé qui a un symptôme obsessionnel n’est jamais sans savoir que c’est
moralement suspect. Et c’est là qu’on peut effectivement commencer à interroger
chez celui qui se lave un peu les mains, où est-ce qu’il les a fait traîner
avant de les laver ! Ce qui est hors de question chez quelqu’un qui est
psychotique, chez qui vous n’obtiendrez rigoureusement rien. Pourquoi la
honte ? Eh bien parce que la propriété de la honte est de nous épargner la
culpabilité. La honte protège de la culpabilité, en fonction de cette analyse –
c’est pour ça que j’avais cité Ruwen Ogien qui le rend admirablement clair -, c’est que lorsque
j’ai honte, je suis en train de dire à l’autre : « Ça va, je souffre
déjà assez, ce n’est pas la peine de me punir pour ce que j’ai fait ! ».
C’est pour ça qu’il ne faut pas dire aux enfants « Tu dois te sentir
honteux », mais qu’il faudrait leur dire « Tu devrais te sentir
coupable », sauf que c’est très cruel ! La honte, c’est un peu :
si tu ne veux pas prendre une claque, c’est-à-dire si tu ne veux pas être puni parce
que tu es coupable, sens-toi honteux, affiche ta honte ! Donne-toi ta
claque tout seul, ou du moins, car c’est moins douloureux, fais comme si tu te
punissais toi-même. La honte prévient le passage à la culpabilité au point
qu’on a pu dire, même si c’est une thèse qui est contestée, qu’il y a des « cultures
de la honte » – comme les cultures traditionnelles – tout à fait différentes
des « cultures de la culpabilité » — les nôtres, individualistes et
modernes. D’autre part, la honte atteste de la présence d’un désir coupable. Ce
n’est pas exactement qu’on a fait quelque chose de mal et qu’on ne sait pas
quoi – ça c’est ce que raconte l’obsédé : « qu’est-ce que j’ai fait
de mal ? ».
Il
se pose cette question, car ce qu’il ne veut surtout pas envisager, c’est que
désirer ce soit coupable. Que rien que désirer, c’est déjà une faute — et non
pas ce qu’on aurait fait parce qu’on l’aurait désiré, et que ce serait mal.
Voyez, c’est cette espèce de dissociation-là qui est typiquement
obsessionnelle, qui fait que l’obsessionnel va s’interroger sur la faute qu’il
aurait commise dans son enfance, tandis qu’il ne voit pas – il ne le voit pas
parce que c’est la manifestation la plus brutale de l’inconscient, de ne pas
s’entendre et de ne pas se voir faire ce qu’on est en train de faire - qu’il
déploie son désir coupable dans la quête même du fait qui aurait pu être la
faute originaire, en affichant cette sorte de sincérité tout à fait
efficacement défensive, surtout s’il connaît un peu de psychanalyse et qu’il
s’efforce de servir du péché sexuel infantile à la demande, tout cela pour que
son désir en lui-même n’apparaisse jamais comme coupable.
Or,
ça a une très grande importance du point de vue du transfert. Pourquoi il y
a-t-il une résistance maximum dans le transfert du véritable
obsessionnel ? C’est parce que cette honte-là mobilise sans que l’analyste
s’en rende compte une figure cachée du côté de l’analyste, une imago qui n’est
pas d’ailleurs nécessairement parentale, mais devant qui on a honte.
Percer à jour dans le transfert devant qui le véritable obsessionnel a honte,
ça n’est pas si évident. En tout cas, vous voyez bien que ça suppose que cet
Autre dans le transfert est un Autre qui justement peut être trompé, puisqu’on joue le jeu de la honte pour le désir
coupable devant lui. Et cet Autre qui peut être trompé, à qui, en d’autres
mots, on peut servir à satiété de la honte de son être, qui ne coûte pas cher,
sauf le symptôme, à la place de la culpabilité de son désir, et donc de la
confrontation à la dette et à la castration, c’est la condition ordinaire du
transfert obsessionnel.
Vous
ne trouvez strictement rien de ce genre dans les manifestations
transférentielles absolument sans résistance du gars qui va raconter très
facilement, dès la première séance, si vous grattez un peu : « Combien
de fois vous lavez-vous les mains ? 10 fois ? Allez, 20
fois ! », et finalement qui vous déballe un
cauchemar existentiel total. Il le fait d’emblée, tout de suite, dès qu’on lui ouvre
la voie de lever la gêne dans la relation du semblable au semblable (et la gêne
est sociale, tandis que la honte est morale). Chez un obsessionnel, le propre
de la honte c’est de cacher d’une manière hyperérotisée,
de cacher absolument : quand bien
même personne ne le saurait, je me sentirais honteux d’avoir ce secret.
On ne voir pas de TOC psychotique mobilisant la honte comme défense contre la
culpabilité dans le transfert. Elle se réduit toujours à la gêne, et c’est
pourquoi les thérapies de groupe ont le pouvoir de la faire sortira au grand
jour
Le
troisième point que je souhaite aborder après la question de l’efficacité et
celle de la distinction clinique entre TOC névrotiques freudiens et TOC
psychotiques, c’est une thèse très commune. Les partisans des TCC et les
théoriciens des TOC disent que la preuve que la distinction entre névrose et
psychose n’a aucun sens, c’est que psychotiques ou névrotiques peuvent en
avoir, que l’opposition est donc totalement dépassée, et que le même traitement
s’applique aux deux sortes de TOC, qui n’en sont qu’une. Et il est vrai que
quelque fois on a le sentiment, que devant ces cohortes de gens qui
correspondent aux critères du DSM IV, il y a absolument tout et n’importe
quoi ! C’est un pandémonium de
gens qui sont rassemblés avec des carrières morbides, des stratégies de vie,
des caractères absolument hétérogènes. Au contraire, ce que j’essaie de
maintenir, c’est l’idée qu’il y a une distinction possible entre TOC
névrotiques et psychotiques, mais dans l’interaction.
Et cette interaction s’oppose à l’objectivation, parce que finalement elle va
interroger les gens sur la motivation, et il y a un moment où dans l’examen
clinique, il y a quelque chose qui n’est pas objectivable, qui est tout
simplement la prise en compte des raisons
qu’a l’autre de se sentir honteux ou coupable.
Or,
les raisons qu’a l’autre de se sentir honteux ou coupable, tout ce
qui est examen motivationnel,
suppose une égalité entre les deux personnes, c’est-à-dire que l’autre ne
va répondre à mes questions que s’il me suppose une capacité à comprendre
les mêmes raisons, les mêmes motifs, les mêmes désirs, les mêmes croyances
que ceux qui le meuvent. Et je ne peux réciproquement parler avec lui qu’en
lui supposant des capacités rigoureusement
identiques aux miennes, de motiver en raisons, ou d’expliquer qu’il ne sait
pas pourquoi ceci ou cela, pour des raisons que moi aussi je pourrais ne pas
savoir. Toute mise en évidence d’une motivation exclut le surplomb objectivant.
C’est ça le point essentiel. Et ce n’est d’ailleurs pas du tout une découverte
psychologique, c’est Max Weber qui explique que l’historien, quand il interroge
les motivations des acteurs de l’histoire, est obligé dans sa tête de faire
une réflexion en fonction du principe de charité, en se demandant comment
les gens pouvaient bien croire une chose pareille. On se met donc en position
de ne pas pouvoir objectiver les autres sujets, puisqu’on dialogue avec eux.
Donc toute considération d’ordre motivationnelle exclut l’objectivation.
Au
contraire, lorsque vous utilisez un instrument comme les entretiens semi-directifs, comme les psychiatres cognitivistes,
lorsque vous utilisez les échelles, vous avez un effet par lequel vous
objectivez la motivation de la personne, mais du coup, ce que vous relevez, ce
sont des comportements récurrents, des attitudes récurrentes, des choses du
genre « ah oui, j’ai l’impression que je pense souvent comme
ça ! » Mais à aucun moment on ne peut entrer dans ce qui est
proprement motivant pour l’autre, c’est-à-dire pourquoi ce qu’il pense joue
vraiment une raison rationnalisant tel ou tel
comportement, ayant un statut de croyances ou de désirs. Il « a »
cette croyance, il « a » ce désir, il « a » les deux en
même temps, mais pourquoi est-ce une raison de son comportement ? Ça, pour
le savoir, on ne peut pas faire autrement que discuter avec lui. Il ne faut
surtout pas s’imaginer que c’est inférieur sur le plan épistémologique, ou
quelque chose qui serait « simplement » clinique et pas étiologique.
Ce n’est pas vrai du tout. Conceptuellement, il y a quelque chose qui se fait
en deuxième personne (de moi à toi), ce sont les examens de motivations, et il
y a des choses qui se font en troisième personne (de moi à lui), c’est-à-dire
objectivement, et qui sont les recherches de causes. Mais ce sont des jeux de
langage hétérogènes. On n’a pas besoin de dire que l’un est inférieur à
l’autre, ou que l’un est préparatoire à l’autre, ou qu’il faut éliminer l’un au
profit de l’autre, comme le prétendent en fait nos naturalistes. L’idée même
que lorsque vous examinez les motivations de quelqu’un, vous ne pouvez que vous
mettre sur le même plan que lui, et
que donc vous ne pouvez pas l’objectiver parce que vous le supposez toujours
capable de rendre raison de ses désirs, de ses croyances,
de ce qu’il préférerait, etc., c’est vraiment quelque chose je crois de tout à
fait essentiel.
Voilà
la raison pour laquelle je suis sceptique et même totalement pas convaincu
devant les travaux de Salkovskis. Parce que dès
qu’on essaie de recenser les cas de culpabilité, les raisons de se sentir
coupable, ce n’est pas du tout la même chose que sentir la force logique de
la présence d’idées culpabilisantes. Il peut y avoir la présence d’idées culpabilisantes
en plus ou moins grand nombre, ça ne nous donne aucune espèce de représentation
de ce que sont les raisons de se sentir coupable. Au point par exemple, que
lorsqu’on évalue dans les thérapies cognitives, la diminution du nombre d’idées
culpabilisantes – ce qu’on peut faire -, elle est souvent sans aucune espèce
de rapport avec le vécu des gens. Il y a des gens qui ont des décroissances
de leur score au Y-BOCS
considérables, et qui se jugent encore affreusement malades. Il y en a d’autres,
il suffit que leur score diminue de deux points, ce n’est même pas significatif
pour le statisticien, mais ils vous embrassent les mains en vous disant que
leur vie est complètement changée. Autrement dit, il y a véritablement quelque
chose dans la signification motivationnelle de la culpabilité qui n’est pas
captée par une enquête de type naturaliste-objectivante-psychométrique.
Permettez
que j’avance encore un peu dans une critique de fond des postulats naturalistes
cachés des TCC. Il s’agit de questions philosophiques
que j’ai mille fois croisées et recroisées, mais qui doivent désormais vous
paraître décisives dans le cas spécial des TOC.
Soit
le problème de l’autocontrôle et de l’autonomie, cet idéal de l’agir libre et
de la guérison comportemental et cognitive de la compulsion.
Les
gens qui défendent les TCC ont une notion de l’acte et de l’action extrêmement
particulière. Au fond, ils pensent l’action sur le mode d’un processus naturel,
réductible à un mouvement, un geste ou une activité motrice plus complexe qui
est éventuellement identifiée à un comportement. Une action, c’est prendre une
montre, vérifier l’heure, la reposer, etc. Pour eux, du fait même que j’agis
intentionnellement, que je veux prendre la montre et vérifier l’heure, ce qui
fait que cette action est intentionnelle, l’intention qu’il y a dans l’action
est une partie matérielle de l’action. On pourrait donc élucider à
l’intérieur du cerveau quels sont les plans d’action qui sont initiés et
qui correspondent à l’activité neuronale particulière, et traiter ces plans
d’action mis en jeu dans certaines structures cérébrales comme étant en fait
l’intention, ce qu’on décrit dans le langage ordinaire comme la raison pour laquelle j’agis. Ainsi on
peut mettre en évidence à l’imagerie cérébrale que lorsque je projette de
tendre la main vers la montre, et lorsque je tends effectivement la main pour
la prendre, eh bien les mêmes zones du cerveau s’allument. Bien plus, chez
l’homme comme chez les primates, lorsque je regarde le mouvement que fait mon
congénère, s’il porte la main à son nez, s’allument en moi un certain nombre de
zones qui sont rigoureusement les mêmes que si c’était moi qui portait la main
à mon nez. Si bien d’ailleurs qu’aujourd’hui, entre cognitivistes nourris
d’imagerie cérébrale, le problème n’est pas du tout de comprendre comment
est-ce que moi j’agis, mais comment en voyant les mouvements des autres, je ne
fais pas la même chose qu’eux ! C’est-à-dire de penser l’inhibition,
beaucoup plus que de penser l’initiation de l’action. Vous savez qu’il y a un
tas de troubles neurologiques – échomimies, échopraxies - dont on sait très bien que c’est lésionnel.
On peut chez l’homme et certains animaux déclencher expérimentalement des échopraxies et des échomimies
impressionnantes. On a donc l’impression qu’il y a quelque chose qui s’allume
dans la tête, que c’est donc neuronal, et qu’on peut traiter cela comme l’intention d’agir. Voilà la
naturalisation neurobiologique de l’intentionnalité.
Elle
a dans les théories cognitivistes des TOC un débouché extrême.
En
effet, ce dont je parlais tout à l’heure avec les chiens qui se lèchent
compulsivement, c’est de l’idée que vous avez un répertoire d’intentions-codées-dans-le-cerveau qui ont une fonction
évolutionnaire : nous-mêmes, quand nous nous coupons, nous portons la main
à la bouche. C’est un avantage évolutionnaire, puisque notre salive étant (moyennement)
désinfectante, c’est un réflexe protecteur de vous lécher quand vous avez une
petite blessure. D’ailleurs, on n’a pas besoin d’apprendre aux enfants de
porter le doigt qu’ils se sont coupés à la bouche, ils le font spontanément. Eh
bien, disent nos naturalistes, qu’est-ce qui empêche de considérer qu’au fond,
les troubles des obsessionnels compulsifs sont une sorte de libération anarchique
de ce répertoire d’intentions encodées et sélectionnées par l’évolution, où les
gens se laveraient et feraient toutes sortes de choses sans que ça ait une signification subjective ni sociale
(freudienne ou relationnelle), mais uniquement neurobiologique. En tout cas,
toute la quête de sens serait accessoire, surajoutée. On aurait trouvé
l’argument qui tue en faveur des approches pharmacologiques ou comportementales
strictes.
Mais
le problème est justement conceptuel, philosophique. Pas empirique.
Le
problème de l’action en question, c’est que lorsqu’on utilise le mot d’action comme ça, on n’utilise pas du tout le mot d’action au
sens de « ce que nous faisons ». On a là une sorte de cryogénisation
du mot, qui est transformé en un mot technique, qui fait que ce que vous
appelez la théorie de l’action, c’est la théorie d’un concept objectivé de l’action selon un certain nombre de
paramètres. La grammaire logique des verbes d’action permet de voir la
différence. Un acte, par exemple, est grammaticalement irréductible à une
action. Il y a une manière simple de le voir, c’est qu’un acte a besoin de son
contexte d’intelligibilité. C’est marqué grammaticalement, comme dit la
philosophie analytique, dans la construction de la formule « acte de… ».
Qu’est-ce qui vous permet d’identifier que quelque
chose est un acte de guerre, un acte de rébellion, un acte d’amour, un acte de
candidature ? Fondamentalement, le cadre d’intelligibilité à l’intérieur
duquel le fait de remplir des papiers, de cocher des cases, d’envoyer des
ultimatums, de noircir d’une certaine manière du papier avec des taches
d’encres, etc., est un acte significatif. Si on peut se servir du mot d’acte ou
du mot d’action, dans le langage ordinaire, c’est parce que le mot d’acte ou
d’action correspond aussi bien à cette idée d’acte qui a un cadre
d’intelligibilité sociale qu’à celui du mouvement ou du heste
corporel dont, sans conteste, il y a des bases neurales directes.
Donc,
en général, les sciences cognitives pratiquent une sorte de lobotomisation de
la sémantique des mots ordinaires. On a l’impression qu’on est en train de
parler de l’action, ou de la volonté, ou du mouvement, mais en réalité on parle
d’un concept objectivé de… qui a subi
d’abord tout un travail de sélection et de découpage de son champ sémantique
valide ou accepté, et tout le reste – c’est-à-dire tout ce avec quoi nous
vivons – est versé impunément et sans que personne se scandalise, au titre des « imprécisions »
du langage ordinaire (pré-scientifique) ! Comme
s’il avait fallu attendre les sciences cognitives pour nous apercevoir que le
langage ordinaire qui a produit Platon et Shakespeare était un outil inadapté
puisqu’il ne sert à rien pour expliquer le fonctionnement du cerveau ! Parce
que lorsque quelqu’un dit qu’il est inhibé, il peut bien employer le mot
« inhibé » comme le neurobiologiste, mais ça veut dire que par
exemple il ne peut pas faire acte de candidature. Pour lui, ne pas pouvoir
agir, ce n’est pas ne pas pouvoir faire un certain nombre d’actions motrices,
c’est ne pas pouvoir poser un certain nombre d’actes qui sont des actes qui ont
une portée sociale, et qui ont un cadre d’intelligibilité, qui sont des actes de…
Quelqu’un
comme Janet, qui a fait énormément pour la description psychologique, et non
psychanalytique, de ce dont il s’agit avec les obsessions et les compulsions,
disait très bien que des choses que les gens sont capables de faire tout seul –
jouer du piano quand personne ne les écoute – sont incapables de le faire quand
ça devient quelque chose de public, qu’il y a un certain nombre d’actes qui ont
leur valeur supérieure du fait d’être des « actes sociaux ». Chez
Janet, la psychasthénie est un continuum qui va de l’incapacité à se mouvoir, à
l’incapacité à poser des actes sociaux. Et il fait remarquer que la première
chose qui disparaît chez le psychasthénique, c’est la capacité à poser des
actes sociaux. La baisse de la « tension psychologique », comme il
dit, c’est cette incapacité à poser des actes sociaux. Il a une théorie
pragmatique de l’action : l’acte le plus réel est celui qui nous confronte
à l’autre, c’est celui qui doit être l’acte utile, qui m’inscrit dans un
échange avec autrui – ce que vous avez chez Bergson, chez James, etc. Le
critère du réel, c’est le réel pratique.
Or, on arrive dans la situation contemporaine, à un tel état de décomposition
du spectre de l’agir, qu’on en arrive à dissocier la « phobie sociale »
(qui est la timidité du psychasthénique)
- pour savoir ce que c’est, ouvrez Janet, vous regardez les stigmates de
la timidité psychasthénique, c’est le tableau de la phobie sociale -, eh bien
la phobie sociale a été dissociée comme une maladie distincte des TOC. Alors que nous savons tous que l’obsessionnel
ordinaire est quelqu’un qui a une composante de timidité, d’incapacité à se
poser devant un public, à soutenir des actes sociaux très élevés, qui va rater
ses concours, qui va s’effondrer devant son patron, qui va se mettre à bégayer
devant telle ou telle situation. Ce qui paraissait être un continu dans la
logique de la psychasthénie (qui est une logique pragmatique de l’acte) est
aujourd’hui sectionné en deux parce qu’évidemment le trouble « moteur »
est du côté des TOC, voire des tics, et puis le trouble « social »
est du côté de la phobie sociale traitée comme une entité clinique différente.
Voyez
ainsi que la notion d’acte et d’action est entièrement détachée de sa
continuité conceptuelle d’usage, et que ça a
finalement des effets sur la nosographie moderne, où des entités bizarres
pullulent sans qu’on sache pourquoi.
*
Et
la psychanalyse dans tout ça ?
Je
vais dire juste une chose pour que la prochaine fois vous voyez pourquoi j’ai
fait une telle analyse, aussi outrageusement philosophique, de l’agir.
Je
ne suis absolument pas en train de dire qu’il n’existe pas de composante
motrice, organique, dans les TOC. Au contraire, je suis absolument persuadé que
(même chez les obsessionnels qui ne sont pas psychotiques) des choses se
passent dans les neurones. Par exemple, si vous avez repéré une jeune femme qui
commence une psychose sur le mode des TOC, il est raisonnable de l’adresser à
un psychiatre et à titre prophylactique de lui faire donner un ou deux
milligrammes de Risperdal© tout simplement parce que
ça marche, et parce qu’une fois qu’il aura déclenché son épisode psychotique,
vous aurez l’air fin ! C’est quelque chose qu’il ne faut pas hésiter à
dire : le fait de maintenir qu’il y a une organisation rationnelle des TOC
ne dispense aucunement de se rendre compte qu’il y a une causalité
neurobiologique. Quelqu’un qui va commencer une psychose, ce n’est pas la peine
d’aller l’interroger sur papa-maman ou sa sexualité
parce que vous avez repéré qu’il se lave les mains ou qu’il a des rituels de
vérification et que vous en avez lu des interprétations symboliques standards.
Je pense aussi qu’il y a un certain nombre de TOC dans lesquels il ne faut pas
hésiter à reconnaître que, pas plus qu’il y a de honte à prendre des
antidépresseurs et à aller voir son analyste parce qu’on peut se lever le matin
grâce aux antidépresseurs, de même, je ne vois pas de contre-indications –
voyez jusqu’où je pousse la provocation ! – à dire que devant un certain
nombre de gestes ou de rituels compulsifs enkystés et rigides, pourquoi ne pas
utiliser les thérapies comportementales ? D’autant que l’expérience semble
montrer (je m’aventure, j’avoue) que les gens trouvent parfois aussi, ensuite, la
voie d’une interrogation intime qui ne peut pas avoir lieu si le devant de la
scène est occupé par un écrasement psychique aussi affreux qu’une douleur
neurologique. Je ne vois pas du tout pourquoi on ne devrait pas envisager les
choses ainsi, au moins de temps en temps.
Maintenant, tout ça, ce n’est que pour poser d’autant plus finement la question des « raisons » de l’obsessionnel, et en particulier les raisons les moins naturalisables qui soient, qui sont les raisons morales. Si je voulais terminer l’année – je le ferai à la prochaine séance – sur Kierkegaard, ce n’est pas parce que Kierkegaard est obsessionnel – il était probablement mélancolique, comme Kafka peut-être ; Pessoa était très certainement psychotique – c’est une manière de voir qu’a l’intérieur du dispositif du désespoir, de la culpabilité, de l’angoisse – les motifs kierkegaardien centraux – vous avez un agencement des raisons, des motivations, qui est entièrement légitime, qui n’est nullement exclusif de tout ce que vous voudrez qui puisse se passer à l’intérieur du cerveau, mais qui a une économie propre. Si je fais cela, c’est parce qu’il me paraît tout à fait impossible, du coup, de traiter l’intellectualité ou la moralité obsessionnelle comme étant elle-même un simple symptôme, sauf à faire un mauvais naturalisme freudien, et à traiter l’action du surmoi comme l’action d’un horrible guignol caché dans la tête qui produit des effets causaux sur vos représentations, et d’appliquer le même schéma de raisonnement naturaliste, sauf que les termes sur lesquels on joue, ça ne va pas être tel ou tel appareil cérébral, comme chez les cognitivistes, mais des instances du psychisme : le ça, le moi, le surmoi. Donc si on ne veut pas traiter le contenu moral ou l’intellectualisation comme un pur symptôme, ça veut dire qu’on est obligé de reconnaître qu’il y a une pertinence dans l’intellectualisation, dans la pente à l’abstraction, bref, dans la qualité éthique particulière de la névrose obsessionnelle. Et au contraire, on peut d’autant mieux la reconnaître, qu’on la naturalise moins. Donc, il y a un ordre des raisons obsessionnelles, et c’est cet ordre des raisons pour lui-même que je voudrais examiner.
C’est
ce que je ferais la prochaine fois. Merci.
[1] Freud, OC IX, Remarques sur un cas de névrose de contrainte, pp.210-211
[2] Car un patient « obsessionnel » (à TOC), ça se suicide quand ça a des symptômes comme ça ; et l’idée que le patient obsessionnel ne se suicide pas tout en y pensant toujours, n’est pas vraie. Il y a des gens qui ont des symptômes obsessionnels et qui se tuent.