la névrose obsessionnelle

2ème séance (28 octobre)

 

 

Le 1er octobre 1907, Ernst Lanzer, qui a 29 ans ½ et qui est un jeune juriste tout frais émoulu, qui vient d’avoir ce qui correspond en gros à ce que nous appelons aujourd’hui en gros une licence de droit, ce qui s’appelle un doctorat à l’époque, ce qui lui permet d’exercer professionnellement, se présente à Freud et se plaint d’obsessions. Il emploie, dans les notes que Freud prend le soir même, des formules vagues qui sont assez amusantes d’ailleurs, il a peur qu’il arrive « quelque chose » à « des personnes », et ce « avoir peur qu’il arrive quelque chose à des personnes » alerte immédiatement Freud. On imagine bien là un échange de regards, et : « oui, c’est mon père et une certaine dame, continue-t-il, que je vénère ».

Je vous ferais remarquer que les premières lignes de l’extrait de l’histoire de la maladie, dans le cas, nous introduisent d’emblée dans ce sur quoi j’attirais votre attention la dernière fois, c’est-à-dire de ce problème du vague de l’usage des « représentations » dans la description des obsessions, qui fait le contenu du 1er paragraphe de la deuxième partie du cas, paragraphe que j’avais longuement lu, dans lequel effectivement Freud se dit qu’il est très étrange que les obsédés parlent de « représentations » et qu’il est extrêmement difficile de réussir à entrer dans le contenu, l’organisation, la structure interne de ces » représentations », et que par bien des aspects ça nous cache quelque chose qui est tout à fait différent de ces représentations, qui est l’attitude à l’égard de ces représentations, attitudes affectives qu’il énumère, et dont j’avais commencé la dernière fois à vous faire un portrait logique.

Tout de suite, Freud va, dans les premières lignes dans l’histoire de la maladie, au contenu. Il se sert du contenu pour épingler un certain nombre de symptômes, qui sont des symptômes que le patient dit avoir depuis l’enfance, et surtout depuis 1903. Il s’est passé donc en 1903 quelque chose d’assez particulier sur lequel on reviendra. D’abord, il a des « appréhensions ». C’est un très joli mot, puisqu’il met l’accent sur le fait que l’angoisse n’est pas simplement un état affectif vécu, c’est un état qui se tourne vers un objet et qui a donc une orientation intentionnelle : c’est une angoisse de, une angoisse à l’idée de, une angoisse que, et pas simplement un état anxieux. Il a également des impulsions. Assez curieusement, encore, il réussit plus vite à dire qu’il a une impulsion assez monstrueuse qui est celle de se trancher la gorge, que l’impulsion qui lui vient après, qui est celle de faire du mal à la « dame », terme qui dans le texte émerge comme un petit peu particulier, la « dame » qu’il vénère. Il s’impose des interdits futiles, et il souffre d’inhibitions majeures au travail qui lui donnent le sentiment d’avoir « perdu des années de sa vie ».

Sa vie sexuelle, dit-il de lui-même, de lui-même, est misérable. Ce qu’on sait en comparant les notes prises dans le journal et le cas publié, c’est que Freud va lui demander à ce moment-là pourquoi il parle de sa vie sexuelle. Et je vous dirai tout à l’heure pourquoi c’est une question curieuse de Freud, beaucoup plus curieuse que ce qu’on imagine, à l’époque en 1907. Eh bien, il dit deux choses. Il parle de sexe parce que c’est ce qu’il sait des théories de Freud - qu’il s’agit de sexe -, et que d’autre part il se sent encouragé dans sa démarche par le fait qu’il a feuilleté, semble-t-il chez son ami Galatzer, dont le nom est évidemment effacé dans le cas publié, juste quelques heures avant ou quelques jours avant, on ne sait pas très bien, il a feuilleté la Psychopathologie de la vie quotidienne. Il ne l’a pas lu en entier, mais il a été frappé par le fait que les connexions de mots sur lesquels travaille Freud, évoquent ses propres « travaux de pensée ». Il ne dit pas à ce moment-là « représentation », mais de quelque chose de particulier qu’il appelle des « travaux de pensée », et que Freud a d’ailleurs mis entre guillemets dans le cas publié.

Clairement, il a fait le tour des médecins, je vous dirai aussi quel genre de médecins, dans quel cadre, etc., car qu’est-ce que c’est, en 1907, d’être un gars de trente ans qui a ce genre de troubles, qu’on habite Vienne, qu’on a quand même un très bon niveau d’éducation, qu’on peut voyager, qu’est-ce qu’on fait quand on est comme ça ? Il est allé dans des établissements d’hydrothérapie, en particulier à Munich, et où les choses sont allées un peu mieux pour une raison qui n’a rien à voir avec l’hydrothérapie, c’est qu’il a pu coucher avec une ou deux personnes, semble-t-il, et là les troubles se sont allégés. Il est allé consulter un personnage important de l’histoire de la psychiatrie. Il est allé voir Wagner-Jauregg qui aura le prix Nobel plus tard, puisque Wagner-Jauregg est l’inventeur de la méthode d’impaludation (un accès fébrile qui permet d’arrêter les accès délirants : on déclenche un accès fébrile chez un psychotique, et ces accès font passer les accès délirants. En fait, ils font passer les accès délirants chez des gens qui sont atteints de syphilis tertiaire, une forme particulière d’infection du cerveau dont les manifestations neuropsychiatriques étaient très importantes. Mais enfin, on les avait aussi essayé sur des gens qui n’étaient pas atteints de syphilis tertiaire, et ça marchait aussi de temps en temps). Il est donc allé voir Wagner-Jauregg, et je vous dirai un mot tout à l’heure de ce que Wagner-Jauregg lui a dit.

Quand on fait cet espèce de tableau, on se dit : « voilà une névrose obsessionnelle ». Ce n’est pas si clair que ça, quand on est en 1907.

Dans les notes, et c’est quelque chose qui n’existe que dans le Journal d’une analyse, on apprend que ces idées angoissantes, ces obsessions, lui viennent lorsqu’il travaille sur une chose bien spéciale, le « droit pénal ». Pour des raisons d’anonymat, il n’était pas possible à Freud dans le cas publié de dire que son patient était un juriste pénaliste, on aurait pu en savoir un peu trop. Mais ce qu’on sait par les notes, puisque évidemment quand on commence à amputer, on ampute systématiquement, c’est qu’en réalité c’est dès l’enfance qu’à la lecture de la Bible, dans cette famille pieuse, c’est dès cette époque qu’il était effrayé, et ça lui donnait déjà des obsessions par les châtiments qu’on décrivait.

A nouveau, je voudrais bien pointer le fait que chez ce patient, d’entrée de jeu, toutes sortes de choses qu’on pourrait s’imaginer « refoulées » sont directement présentes à la surface : le rapport à l’enfance, le rapport à la sexualité, tout ceci se présente sur un même plan, en quelque sorte, dans l’entretien préliminaire, le premier entretien. Une autre chose qu’on trouve uniquement dans Hawelka (le couple qui a publié le Journal d’une analyse – l’édition française est la meilleure, j’ai regardé les éditions allemandes et anglaises, elles sont moins bonnes parce qu’il y a eu moins de travail en réalité pour l’établissement du texte), c’est que c’est sa mère qui tient les cordons de la bourse. Ils conviennent d’un prix – qui n’est pas indiqué, on ne sait combien coûtaient les analyses chez Freud, c’est un mystère – et il dit : « il faut que j’en parle à ma mère ». C’est noté par Freud dans le Journal, ça ne l’est pas dans le cas. En revanche, ce qui est seulement noté dans le cas et pas dans le journal, c’est qu’il sait des choses sur la théorie freudienne, et que c’est ce qui lui permet d’ouvrir la bouche.

Alors je voudrais commencer la séance d’aujourd’hui en partant des coordonnées de cet accueil. Freud nous dit là ce qu’il sait. Il n’est pas évident que ce soit dans la première séance qu’on apprenne qu’il lisait un peu de Freud, mais je vous dirai qu’il est vraisemblable qu’il l’a dit dès le départ, parce que c’est un trait tout à fait important dans ce genre de situations. Qu’est-ce qu’il ne sait pas au moment où Ernst Lanzer s’assoit en face de lui et lui raconte sa petite histoire ?

Il y a quatre choses qu’il ne sait pas.

Il y en a deux d’abord qui sont tout à fait importantes, et qui vont avoir un rôle après-coup dans la cure. La première chose qu’il ne sait pas, c’est que lorsque Freud lui annonce le prix, Ernst Lanzer a un mentisme, et dit dans sa tête : « tant de florins, tant de rats ».

La deuxième chose que Freud ne sait pas, c’est que le délire des rats, le Rattendelirium puisque c’est comme ça que Freud l’appelle, est tout à fait actif, par bien d’autres raisons encore à l’arrière-plan. En effet, l’homme aux rats est venu sonner à la porte de Freud non pas du tout pour répondre à ses questions dans l’entretien préliminaire, mais pour lui demander une ordonnance. Il voudrait que Freud lui écrive une ordonnance pour expliquer pourquoi il doit payer au fameux lieutenant David les 3 couronnes 80 qui ne le lâchent plus depuis plusieurs jours, dont il ne sait absolument pas comment se dépêtrer au niveau de ses représentations mentales. L’entretien préliminaire se fait, et cette demande d’ordonnance disparaît totalement. Elle ne reviendra que des semaines plus tard, quand il va raconter en entrant dans le dédale du délire des rats à quelle position il avait placé Freud.

La troisième chose qui n’est pas négligeable, c’est qu’il se retrouve stagiaire chez un certain docteur « Freundlich », qui va être son beau-frère, puisque ça va être le mari de sa sœur Olga, et qui lui fournit en quelque sorte une place, laquelle place va lui permettre de gagner suffisamment d’argent pour épouser une femme, une cousine éloignée que sa mère lui destine. Là, les choses ne lui plaisent pas beaucoup. On ne sait pas bien quel est le nom, parce que l’écriture abrégée et manuscrite de Freud ne le rend pas très lisible, je vais les appeler les Saborski, les cousins en question, apparemment il y a un accord là-dessus chez les éditeurs. Lanzer est donc sous pression. Ce docteur « Freundlich », qui en plus se prénomme « Jacob », ce qui est le prénom du père de Freud, va avoir une petite importance dans le dispositif.

La dernière chose que Freud ne sait pas, au moment où il reçoit ces informations, c’est que le père de l’homme aux rats est mort. Et lorsqu’il dit qu’il va en parler à sa mère, il faut bien noter que ce fait est relevé par Freud comme assez bizarre, puisqu’il ne sait pas que le père de l’homme aux rats est mort, Heinrich Lanzer est décédé en 1901, il ne sait pas non plus que l’argent de l’héritage est entre les mains de sa mère, parce que Ernst l’a remis entre les mains de sa mère : il a renoncé à gérer lui-même son argent. C’est son argent, mais il l’a remis entre les mains de la mère qui tient les cordons de la bourse.

Je crois que la demande d’analyse - ou plutôt de traitement, il ne sait pas ce que c’est, une analyse, et puis est-ce que ça existe déjà ? – de l’homme aux rats, se place donc sur le fond de toutes ces choses impressionnantes. Après-coup, Freud va déchiffrer cette demande sur le fond de trucs curieux, comme cet abandon, lors de l’entretien préliminaire, de la demande d’ordonnance.

Je vais donc commencer par travailler sur cet accueil. J’avais d’ailleurs un projet assez étendu pour ce soir, que j’ai été obligé de resserrer, mais je vais tout d’abord essayer de vous expliquer ce que c’est, en 1907, qu’un gars comme ça, c’est-à-dire essayer de situer un peu le contexte psychopathologique, d’un point de vue d’histoire de la psychiatrie, de ce que l’on sait quand quelqu’un de ce genre, de cette catégorie sociale, se présente avec ce type de symptômes, quels sont les enjeux qu’il apporte dans le cabinet, et sur lesquels il est très important évidemment, rétrospectivement, de ne pas projeter non seulement nos propres conceptions élaborées de ce que c’est que la psychanalyse, mais également nos intuitions sur ce que sont un certain nombre de faits psychiques qui nous paraissent avoir une économie dont historiquement rien ne prouve qu’elle était celle de l’époque.

Puis la deuxième chose que je commencerai à travailler, c’est de mettre au point quel est le cadre de représentations au travail dont Freud dispose en 1907 quand il reçoit cet obsédé : quel était l’état de ses connaissances, de sa technique, devant cet obsessionnel, et en quoi cet obsessionnel va lui inspirer non seulement une histoire de cas qui l’a fait énormément travailler – il faut savoir qu’on a perdu la conférence de 7 heures que Freud a faite je crois en 1910, à Salzbourg, entièrement consacrée à l’homme aux rats, il a parlé 7 heures d’affilée avec une petite pause, c’est dire comment le discours peut devenir extrêmement proliférant dans la prise en compte de ce type de problèmes… - donc, quelles sont à l’époque les idées de Freud sur la névrose obsessionnelle ?

Il y a en effet une chose qui m’intéresse métapsychologiquement à cet égard, dont je vous ai introduit les coordonnées la dernière fois : c’est de savoir comment est-ce que Freud va se débrouiller avec ces « représentations » obsessionnelles, c’est-à-dire comment est-ce qu’il va réussir ou pas – puisqu’en fait il ne réussit pas - à sortir de la manière dont l’obsédé décrit sa vie psychique, et à empêcher la conception théorique que le psychanalyste se fait de la névrose obsessionnelle d’être constamment contaminée par ce langage des « représentations », ce langage des mentismes, ce langage des mouvement, des angoisses, des images oniriques qui le traversent, et comment on pourrait essayer de rentrer dans ce qu’est réellement la psychologie de l’obsédé. Je vous rappelle, pour le marquer assez fortement, que  c’est une vraie difficulté dans la mesure où les idées, les contenus idéatifs des obsessions et des impulsions, n’importe qui peut en avoir, en tout cas beaucoup de gens peuvent en avoir : l’idée d’avoir des gestes extrêmement agressifs, d’avoir des giclées d’obscénités qu’on adresse à quelqu’un, ce n’est pas en soi dans le contenu quelque chose qui est le privilège des obsédés. La question est de comprendre pourquoi, quelle est l’attitude subjective, c’est-à-dire le statut de désir, de souhait angoissé, d’adresses particulières qui fait de ces représentations, de ces contenus de représentation quelque chose d’aussi torturant chez l’obsédé. Puisque l’un des grands arguments qui existe aujourd’hui, vous savez, pour biologiser les phénomènes de la névrose obsessionnelle, c’est que puisque c’est entièrement standard, étant donné qu’on peut trouver les mêmes contenus idéatifs chez des gens qui ne sont pas obsédés. L’explication qu’on en donne en général, qui est une explication qui existait déjà du temps de Freud, dans les travaux de Pitres par exemple, dans le congrès de 1902 sur les obsédés dont Pitres et Régis ont écrit le rapport, ils disent « eh bien voilà, c’est parce qu’il y a de l’angoisse ». Et c’est cette émotivité anxieuse qui dépend de soubassements biologiques qui fait que ces « représentations »n ces contenus idéatifs éventuellement relativement anodins, sont chez certains individus transformés en ces symptômes que nous appelons des obsessions. Tout l’enjeu de ce que Freud dit en expliquant qu’il faut se débarrasser de cette idée des obsessions banalisées dans leur contenu pour comprendre ce qu’on y veut, pour comprendre ce qu’on y souhaite, pour comprendre ce qu’on y espère, etc., c’est de construire les attitudes subjectives à l’égard des contenus idéatifs qui font la spécificité de la vie mentale des obsédés.

Freud voit bien, parce qu’il lit beaucoup la littérature de son époque, et qu’il est lu par les gens de l’époque, contrairement à ce qu’il raconte quelquefois, que sinon, on va faire de ces phénomènes de la névrose obsessionnelle, qui sont des phénomènes profondément subjectifs, profondément intégrés à une vie morale et une vie intellectuelle dense, des sortes de cas particuliers d’une névrose d’angoisse générale, névrose que lui-même a individualisé en la séparant de la neurasthénie, et qui aurait simplement chez certains individus des qualités particulières parce qu’ils seraient plus intelligents, plus sensibles ou plus cultivés. C’est donc un problème sophistiqué, parce qu’à l’époque, la notion de névrose d’angoisse a été, je crois, parfaitement assimilée par les psychiatres européens. C’est une contribution de Freud dont il ne se vante jamais, c’est amusant, mais qui fait qu’il est souvent cité par ses contemporains. Pourquoi ? Eh bien justement, parce qu’en détachant la névrose d’angoisse de la neurasthénie, on réussit autour de la névrose d’angoisse à créer une névrose ou des attitudes anxieuses qui permettent justement d’intégrer ces phénomènes idéatifs complexes comme particulièrement angoissants ou anxiogènes chez tel ou tel individu. Par conséquent, la question de savoir comment on peut sortir du vague des représentations, et du fait que ces représentations seraient comme poussées par le devant de la scène par les prédispositions anxieuses d’un individu, et celle de savoir comment on peut au contraire chercher derrière elles quelque chose d’authentiquement intentionnel, d’authentiquement mental, d’authentiquement subjectif, c’est une question qui, encore aujourd’hui, est sur la table. Il est tout à fait possible – c’est ce qui se passe en ce moment -, à partir de la phénoménologie ordinaire de l’obsession, de dire que ce sont des contenus mentaux que tout le monde a, sauf que chez cet individu, parce qu’il est plus anxieux que les autres pour des raisons génétiques ou physiologiques, ces représentations sont poussées en avant. Et donc, en traitant avec des médicaments cette prédisposition biologique, on peut faire disparaître les troubles.

Donc vous voyez, c’est une question métapsychologique complexe, parce que Freud dit qu’on ne devrait pas parler de « représentations » comme les obsédés mais « d’actes de pensée », autrement dit, entrer dans la trame subjective de ce qu’est la vie mentale de l’obsédé, et que fait-il tout le long de l’histoire de l’homme aux rats ? Il ne se sert que du vocabulaire de la « représentation ».

Deuxième chose que je voudrais dire, qui n’est pas métapsychologique, qui n’engage pas si vous voulez le fer avec des conceptions concurrentes de la névrose obsessionnelle, c’est le fait qu’au moment où Freud réfléchit, il n’est pas question de dire que le concept d’analité est formé. L’idée qu’il y a un lien intrinsèque entre la névrose obsessionnelle et la problématique anale, il l’a à peine esquissée dans une lettre – c’est, je crois, la lettre du 27 octobre 1906 à Jung -, dans laquelle il écrit effectivement quelque chose sur ce rapport substantiel, un an donc avant que l’homme au rat se présente à lui. D’autre part, il faut savoir que c’est dans le cas de l’homme aux rats qu’il va formuler pour la première fois l’idée de contre-transfert. La première occurrence dans l’histoire de la psychanalyse du terme de contre-transfert, c’est avec Ernst Lanzer. Et d’autre part, s’il a une idée assez rigoureuse de l’Œdipe, déjà, un concept sinon complètement formalisé en tout cas tout à fait opératoire, puisqu’on l’a déjà dans la première édition de la Traumdeutung, il y a quand même quelque chose d’étonnant et même je dirai de subjectivement étonnant de la part de Freud, c’est qu’ici il n’y a pas de scène primitive ! Si vous faites la différence avec l’homme aux loups, qui est entièrement organisé autour de cette scène primitive, c’est un diagnostic de névrose obsessionnelle et une cure de névrose obsessionnelle qui est une drôle de cure, puisqu’elle se résume en gros à la cure du grand délire des rats. « Pour le reste, qu’il se débrouille », a-t-on un peu l’impression, et ça a duré beaucoup moins longtemps que Freud essaie d’ailleurs de la faire durer cette cure, dans la présentation qu’il en donne, en fait elle a duré peu de mois, elle fut très hachée, très dense par moment, mais il n’y eut pas beaucoup de séances – eh bien dans cette cure, il n’y a pas d’émergence de la question de la scène originaire.

J’aurais aimé, je le ferai la prochaine fois, aborder du coup la première séance, qui est la séance qui précède le moment où Ernst Lanzer va associer sur les rats. C’est une séance tout à fait intéressante, puisqu’il lui sert de la sexualité infantile à tire-larigot, et elle est d’une étrange facilité, d’une étrange transparence, si vous réfléchissez un peu à ce qu’il dit dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, où il présente comme souvent difficile à obtenir, les phénomènes psychiques de la sexualité infantile, tandis que là, dès la première séance, on a droit à un ouragan d’érections alors qu’il n’a que 7 ans, et de scènes de masturbation démentes avec la petite sœur, etc.

Une autre chose encore que Freud ne sait pas, et qui est assez particulière - je crois qu’il est important de montrer tous ces points d’ignorance dans la retranscription du cas et de les faire revenir comme ça après-coup sur chacune des séances -, c’est que Freud décide d’agir avec Lanzer d’une façon qu’il n’a jamais tentée : la cure avec l’homme aux rats est, semble-t-il, la première qui repose purement sur l’association libre. C’est la première qu’il se confie exclusivement à cela, en n’utilisant même pas la technique de la pression sur le fond ou quoi que ce soit qui ait trait à la suggestion. Il prend donc comme objet d’expérience l’homme aux rats. Ça, l’homme aux rats ne le sait pas non plus, il ne sait pas qu’il est le premier qui va y passer, à l’association libre, et ce que Freud ne sait pas, une fois cette condition exprimée, la fameuse règle fondamentale de tout dire, c’est qu’immédiatement en l’entendant l’homme aux rats a un nouveau mentisme : « Comment vas-tu surmonter cela ? ». Immédiatement, après lui avoir expliqué la condition – on ne sait pas si c’est à la fin de la première séance ou au début de la deuxième, il semble qu’il lui ait parlé de la règle fondamentale qu’à ce moment-là -, première chose qui ne sera avouée qu’extrêmement tardivement : angoisse immédiate sur la fameuse association libre.

Je vais laisser cette charnière, pour la prochaine fois, du rapport de l’obsédé à l’association libre, pour essayer de vous plonger, même si ça a l’air général, dans cette situation pour nous terriblement lointaine de ce que c’est que 1907 à Vienne, et de la situation de cet homme.

Je le fais pour deux raisons. Je le fais d’abord pour corriger des choses approximatives que j’ai écrites dans Le moi contre sa sexualité, sur le début de la psychanalyse et du rapport à la sexualité, j’ai dit des choses qui ne sont je crois pas tout à fait exactes. Et d’autre part, pour défendre tout bêtement, que ce n’est pas une simple décoration extérieure pour un analyste, de faire extrêmement attention à aller puiser dans les renseignements historiques et sociologiques précis et détaillés, et dont il n’a justement pas la maîtrise, des renseignements sur ces patients. Je crois qu’il n’est pas du tout – je dis ça pour les plus jeunes d’entre vous – acceptable qu’on continue à se satisfaire de ce que j’appelle avec mépris la sociologie des psychanalystes, qui consiste à avoir des généralités de lecteurs de journal sur l’état de la société, sur ce qu’est un homosexuel, l’adoption, ou des choses de ce genre sans avoir une minutie et une rigueur extrêmement grande à l’égard de ce qu’est la condition sociale, l’origine ethnique, les langues, les histoires et éventuellement les convulsions historiques que traversent les patients, et de se documenter abondamment sur ce genre de choses. Evidemment, je vais essayer de le faire pour l’homme aux rats, non pas par pure décoration, mais parce que justement on ne se rend pas compte de l’imaginaire qu’on apporte soi-même contre-transférentiellement, dans l’accueil de ce type de patient, et dans l’évaluation de ce que d’autres praticiens peuvent en avoir fait avant nous, on ne se rend pas compte de ce qu’ils peuvent savoir et de ce qui leur paraît absolument évident, parce qu’ils parlent la même langue et habitent le même endroit, et qui nous est totalement opaque.

Quelqu’un en 1907, comme Ernst Lanzer, est quelqu’un qui souffre du mal du siècle, très clairement, de la Nervosität, qui à l’époque est un objet culturel, un objet de consommation un peu comme nous lisons des magasines sur notre état psychique, particulièrement répandu dans le milieu social auquel appartient Lanzer. Il y a un nombre considérable d’ouvrages de vulgarisation, sur cette condition particulière de l’être nerveux, de la Nervosität, qui prend une forme médicalisée un peu particulière dans le registre de la neurasthénie. Et d’ailleurs, il sait tellement bien qu’il en relève, qu’il n’est pas allé voir que Wagner-Jauregg. Lors d’un voyage aux Etats-Unis avec Richard, qui est je crois son frère ou le frère de Gisela, je ne me rappelle plus, il a visité également d’autres médecins, et s’il se rend dans un établissement d’hydrothérapie à Munich, c’est parce qu’il ne fait aucun doute dans sa perception de cette angoisse, de cette fatigue, de ces hésitations, de ce fond permanent, qu’il est neurasthénique. Ce que lui dit Wagner-Jauregg, lors de sa consultation, c’est quelque chose qui relève du traitement moral qu’on avait à l’époque, il lui dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ces scrupules ! C’est bien d’avoir des scrupules, mon vieux, c’est bien ! » Et quand Lanzer lui dit qu’il ne sait pas s’il doit présenter ses examens à la session de printemps ou à la session d’automne, l’autre, qui n’est certainement pas un crétin puisqu’il a eu le prix Nobel, et qui sait bien qu’il s’agit d’une hésitation pathologique et douloureuse, le rassure, en lui disant : « Ah ! Si toutes les hésitations et tous les scrupules étaient de cet ordre ! ». Ça montre bien à nouveau que Wagner-Jauregg qui est un très grand médecin le prend dans ce registre, non pas de l’obsédé à proprement parler, mais du nerveux ou du neurasthénique.

Une chose également qu’il faut bien mesurer, c’est qu’il y a en réalité, et c’est une chose que je n’avais pas comprise et sur laquelle je me suis trompé dans Le moi contre sa sexualité, c’est qu’il y a une neurasthénie allemande qui a des traits particuliers par rapport à la neurasthénie américaine, ou à la neurasthénie française et britannique. La neurasthénie française et britannique est étroitement liée à l’idée d’une dégénérescence, d’un épuisement nerveux dont la cause serait fondamentalement à mettre entre les mains des neurologues. Il y a tout un ensemble de cliniques, tenues par des neurologues, où le traitement de base, puisqu’on en est à l’époque à l’électrification du système nerveux, c’est de vous envoyer des décharges - c’est la faradisation, ça n’a rien de douloureux - pour en quelque sorte, en considérant le cerveau et le corps comme une batterie à plat, regonfler un peu les choses. Et le grand spécialiste de ces choses-là, c’est par exemple Erb en Allemagne. Même principe en Angleterre. Aux Etats-Unis, la neurasthénie - l’American Nervousness de Beard - est l’objet de cures spécifiques de repos, de suralimentation, de silence, etc., parce qu’elle est liée à la pression civilisationnelle. Il n’y a pas chez les Américains ce fantasme typiquement européen de la dégénérescence, puisqu’ils considèrent que c’est la civilisation qui fait dégénérer les individus, et non la dégénérescence qui empêche les individus de s’adapter à la civilisation. Voyez, ce grand genre de distinctions permet de tenir un discours social sophistiqué, qui permet pour la première fois, sinon aux gens ordinaires, à la bourgeoisie cultivée et éduquée, de faire état de son malaise sans se psychiatriser, et en particulier qui permet aux hommes de faire état de leur souffrance psychique (sans être hystériques, comme toutes les femmes). C’est le début, en effet, à cette époque, de l’arrivée dans les pays de langue allemande de cette catégorie de neurasthénie : 1869, c’est le premier article de Beard sur l’American Nervousness, et 1869 est aussi l’année où Griesinger va ouvrir à l’hôpital de la Charité, à Berlin, la première consultation externe qui va accueillir en masse précisément ceux qu’on va appeler progressivement les névrosés « de ville », ceux qui non seulement ne sont pas comme des gens à qui on va retirer leurs droits civiques, qu’on va interner, qui sont fous, etc., mais ceux qui éprouvent des malaises psychiques insuffisamment graves pour être hospitalisés, mais suffisamment pénibles pour nuire à leur activité.

Voyez donc, c’est quelqu’un qui s’insère dans cette espèce de catégorie de discours, de clients particuliers, qui est très singulière. Tout cela, je l’ai appris en compulsant les Cultures of Neurasthenia, de Roy Porter et Marijke Gijswifjt-Hoftra qui sont des choses tout à fait étonnantes. En particulier, il y a quelqu’un de très important, un historien remarquable que je ne connaissais pas, Joachim Radkau, qui a fait des enquêtes sur des maisons de santé bavaroises, où il est allé chercher les dossiers des patients. Et il nous apprend qu’en réalité, la neurasthénie dans les pays de langue allemande était vécue très tôt comme quelque chose de purement psychique - et non pas de somatique -, de psychique et, en plus, de sexuel. En particulier, dans les récits des neurasthéniques qu’il a trouvés dans les dossiers, la masturbation, l’impuissance, l’éjaculation précoce, tout cela joue un rôle explicite dans les plaintes des patients. Et également, une chose beaucoup plus étonnante parce que cela contredit complètement notre vision de ce que les gens disent, un certain nombre de neurasthéniques allaient se réfugier dans les cliniques tout simplement parce qu’ils étaient incapables de procurer des orgasmes à leur femme. Ce qui n’est pas du tout la représentation de ce qu’on pourrait avoir de ce que c’est que la supériorité masculine : c’est une idée fausse de ce que pouvait être la virilité wilhelmienne triomphante ! En réalité, toute cette bourgeoisie urbanisée autrichienne et allemande, qui se retrouvait en Bavière dans ces maisons de santé, avait un rapport au caractère sexuel du malaise et de la vie de couple, infiniment plus libre et plus explicite que ce que nous supposions. Joachim Radkau y a même retrouvé un patient de Freud, dont la cure semble avoir totalement échoué, je reviendrai là-dessus, pour rire un brin.

Cet épuisement, d’autre part, il est clair que la neurasthénie des pays de langue allemande, si différente de la française et de l’américaine, se caractérise par des choses très typiques : les troubles digestifs. On ne peut pas parler de l’analité en oubliant que la famille de gens à l’intérieur de laquelle on va attraper quelques obsédés a de façon constitutive des troubles digestifs, des insomnies, et une lassitude globale culminant dans l’indécision. Mais c’est certainement la façon dont les gens parlent de leur indécision, qui est extrêmement significative. Parce qu’ils adoptent pour en parler, le vocabulaire en vogue dans la culture de l’époque, celui de la « faiblesse de la volonté ». C’est-à-dire qu’au lieu de décrire qu’il y a en eux un doute conflictuel sur choisir ceci ou choisir cela, quand ils parlent de ces indécisions – il y a un texte étonnant que Radkau a trouvé chez l’inventeur du moteur diesel, Rudolf Diesel, qui était un habitué des maisons de santé pour neurasthéniques, il disait qu’il ne savait jamais que faire dans une alternative. Il était traversé de doutes permanents. Mais il présente ça toujours comme un effet en lui de la faiblesse psychique de la volonté, ce qui rend effectivement très sensible – et c’est un point sur lequel j’aurai beaucoup de choses à raconter historiquement – le fait que parmi les neurasthéniques, il y a des obsessionnels, il y en a même beaucoup. Sauf que pour pouvoir se constituer comme obsessionnel, il faut pouvoir être dégagé en quelque sorte d’un certain nombre de représentations du malaise psychique, qui fournissent un discours à tenir, des conduites à tenir, des étiologies psychologiques et même idéologiques et philosophiques sophistiquées comme la théorie de la faiblesse de la volonté – à laquelle chacun remédie en lisant Schopenhauer et Nietzsche, comme l’homme aux rats : quand vous avez de la faiblesse de la volonté, c’est Nietzsche à haute dose, le remède culturel de l’époque, l’exaltation du surhomme par exemple. Et vous avez ainsi toute une catégorie de patients pour qui les situations sont ainsi culturellement construites.

Une autre chose qui me paraît frappante, c’est que tout obsessionnel est comme vous savez, travaillé par la peur d’être fou. C’est effectivement un certain nombre de représentations, les giclées ordurières de propos qui peuvent échapper, les représentations fantasmatiques manipulées dans la masturbation, des choses de ce genre, sans compter un certain nombre de phrases qui peuvent leur traverser l’esprit, qui sont extraordinairement difficiles à avouer – ils le vivent comme un aveu, en général, et on peut attendre des mois ou des années qu’un obsédé vous dise que dans des moments d’angoisse extrême, il a envie de se trancher la gorge, ou des choses de ce genre -, il faut bien savoir que ce secret, le caractère fondamentalement secret des noyaux fantasmatiques, était alors une découverte récente. C’est en 1885 que vous avez la première mention dans Brain je crois par Edward Coles, de cette chose qui le surprend, qu’au fond un certain nombre de représentations obsédantes virulentes, sont l’objet d’un secret qui est gardé pratiquement toute une vie. Et c’est vraiment dans des circonstances particulières, lorsqu’on a incroyablement confiance dans le thérapeute, qu’on en vient à sortir ce qui vous obsède ultimement. Ce qui fait que pour les gens qui interrogent les neurasthéniques, la question d’aller chercher derrière quelque chose comme le grand délire des rats n’est absolument pas une pratique spontanée ou intuitive du clinicien, qui ne va tendre aucune perche dans cette direction à celui qui vient le voir. D’où l’importance, et vous comprenez ici maintenant, pour l’homme aux rats, d’avoir lu dans La psychopathologie de la vie quotidienne, un certain nombre de choses qui légitiment, sans qu’il en ait encore parlé, l’idée qu’effectivement il sent que ses espèces de petits jeux de mots ne sont peut-être pas aussi fous ou aussi singuliers, en tout cas aussi innommables, puisqu’apparemment, il y a des gens qui ont l’air de trouver que ça présente un intérêt, et que ça ressemble à ce que moi, Ernst Lanzer, j’appelle mes « travaux de pensées »…

Je crois que c’est important, parce que dans beaucoup de cas, l’offre d’horizons d’attentes théoriques à l’égard des patients, est fondamentale.

Quand on regarde les travaux actuels faits par des sociologues sur les gens qui viennent consulter des thérapeutes cognitivo-comportementaux, des spécialistes de la phobie sociale, etc., comme je peux en lire, c’est intéressant, puisque les gens sont terriblement dépendants, pour la possibilité de parler, de ce qu’ils supposent comme horizon théorique chez ceux à qui ils parlent. Il ne s’agit pas de dire par là que nous contraignons dans un milieu culturel déterminé les patients à ne parler que de l’Œdipe, de la sexualité, etc., il s’agit de dire quelque chose de certainement différent : il s’agit de dire qu’à partir du moment où un certain nombre de phénomènes psychiques sont recevables comme quelque chose qu’on peut entendre, aussitôt la parole se délie, et il me semble que divers phénomènes transférentiels fondamentaux dans l’histoire de la psychanalyse sont liés au fait qu’on sait bien qu’il suffit de lire ce que certains praticiens ont écrit, pour se rendre compte qu’il y a un certain nombre de choses qu’on peut leur dire, qu’on ne pourrait dire à personne d’autres, parce qu’ils dénouent, par leurs horizons d’attente, les nœuds qui étranglent la parole. Je crois que ce phénomène, qui fait que Freud va se risquer pour la première fois de ne se confier qu’à l’association libre, fait partie de ces espèces d’horizons d’attente qui sont en quelque sorte des coups de dés, qui permettent d’inclure dans votre cure des tas de choses qui n’étaient pas incluses ailleurs. On va s’apercevoir alors progressivement que non seulement l’homme aux rats a lu la Psychopathologie de la vie quotidienne, mais qu’il a aussi feuilleté L’interprétation des rêves, et il en sera bien récompensé, puisqu’on va mettre deux de ses rêves dans l’édition de 1909.

En tout cas, dégager la névrose obsessionnelle du complexe neurasthénique n’est pas si facile. Ça l’est d’autant moins que quand l’obsessionnel n’est pas productif, à quoi ressemble-t-il ? A un neurasthénique ! Non productif, c’est-à-dire que dans ces épisodes où il n’est pas en train de fabriquer des trucs comme le délire des rats, ou bien des associations significatives et brûlantes pour le transfert, c’est la dépression, c’est l’insomnie, c’est les troubles digestifs, c’est la lassitude globale, c’est le doute perpétuel, c’est des hésitations sur ce qu’il faut faire, c’est la léthargie de toutes les capacités d’initiative qui prennent le dessus. Autrement dit, on n’est pas obsessionnel à jets continus, et dans les épisodes intercurrents, on est clairement neurasthénique.

Or ici, justement, Freud ne le sait pas, mais la névrose de transfert a déjà commencé quand il reçoit le patient. Elle a déjà commencé, puisque le patient est venu lui demander une ordonnance pour pouvoir résoudre grâce à Freud, ce truc complètement fou : le paiement d’une dette qu’il ne doit pas à quelqu’un qui ne sait pas qu’on lui doit quelque chose parce que c’est un autre, etc., mais dans un réseau d’associations effarant, ces 3 couronnes 80, cette somme absolument dérisoire.

Alors si ça avait été Lacan, il aurait fait payer 3 couronnes 80 la première séance, au jugé, et je crois malheureusement que l’analyse se serait arrêtée tout de suite sur une guérison instantanée comme quelquefois Lacan était capable d’en avoir.

Bien souvent, donc, il fallait au clinicien deviner, sous la neurasthénie, un certain nombre de choses. Ici, la chance qu’a Freud, c’est que le patient va être rapidement productif. Il ne va pas se présenter sur le mode épuisé, il ne va pas se présenter comme ce que nous voyons en général en clinique : un patient ne commence pas par une névrose de transfert, il commence par une névrose actuelle. Et évidemment, une névrose d’angoisse avec objet « flottant » est typiquement la situation par laquelle on commence. Ici, elle s’est déjà fixée, elle s’est déjà fixée sur cet immense délire des rats. Autrement dit, Ernst Lanzer est un type assez nouveau de patient : les obsédés « de ville ». Les obsédés de ville, ce n’est pas extrêmement courant. Et je crois que Wagner-Jauregg, qui est un voisin, va bien évidemment lire et reconnaître son patient. Or la stratégie de légitimation de la psychanalyse – « vous connaissez ce patient, je vais vous raconter ce qu’il m’a dit et ce qu’il ne vous a pas dit ! » - est une dimension qu’il ne faut pas perdre de vue. Les dernières phrases en particulier de l’histoire de la maladie sont une affirmation assez forte qu’une histoire comme le délire des rats est une histoire qui ne peut se résoudre que par la méthode psychanalytique. Aucune technique de contre-suggestion, d’électrisation faradique du corps ou de bains chauds ou froids ne peut réussir à dissoudre quelque chose comme ça. Donc, il entre lui-même, dès qu’il va entendre parler de Wagner-Jauregg, comme un objet expérimental, ou en tout cas comme un objet où le désir de reconnaissance de Freud, qui est un moteur de sa pratique – se faire reconnaître, depuis le rêve de l’injection d’Irma, comme un médecin qui a une grande valeur - est constamment à l’œuvre.

La position de Freud à l’égard de ce jeune homme est là présente, et c’est pourquoi bien sûr il le trouve très intelligent. Les grandes névroses obsessionnelles qui étaient connues des psychiatres à l’époque, la description princeps de la névrose obsessionnelle moderne se trouve chez Kraft-Ebbing et chez Westphal dans les années 1870, mais le premier cas qui ressemble à ce que nous nous appelons la névrose obsessionnelle, c’est mademoiselle F. dans le Traité des maladies mentales d’Esquirol, où elle est classée au chapitre des monomanies raisonnantes, et où c’est une femme qui a assurément un TOC de lavage. A l’époque, quand on avait ce genre de personnes, on insistait beaucoup sur ce que nous appelons des TOC, c’est-à-dire des phénomènes incroyables de rituels, de lavages, etc., et également de quasi-délires : des visualisations quasi-hallucinatoires où des visages se mettent à s’interposer entre eux et les choses, etc., des ratiocinations explicites, réflexives, à base morale, scrupules infinis, le Grübelsucht aussi, une espèce de rumination spéculative et abstraite, qui pouvait absorber totalement les patients, mais qui pouvaient les absorber en donnant un tableau évoquant quasiment la folie. C’étaient des gens qui étaient hospitalisés ! Une des expressions très intéressantes qu’on utilisait à l’époque pour les patients gravissimes hospitalisés, c’est d’ailleurs celle de « paranoïa abortive ». C’est-à-dire que c’est quelque chose qui est à la limite de la folie, mais qui en même temps ne devient pas complètement fou. Ça reflète très bien l’angoisse extrême de certains obsédés, qui peuvent être pris dans des mécanismes dévorants de rumination avec mentisme, avec éventuellement des phénomènes quasi-visuels, l’impression qu’ils n’arrivent plus à sentir les objets, qu’une sorte de pellicule s’interpose entre leur peau et les corps qu’ils touchent, etc. Ils avaient peur de devenir fou.

Or, il y a quelque chose d’extrêmement important, marqué par la tradition psychanalytique, et aujourd’hui perdu par le point de vue cognitif : c’est que ces gens ne deviennent jamais fou, ce n’est pas de la psychose. Les praticiens de l’époque ont toujours parfaitement vu qu’il n’y avait pas de perte du sens de la réalité, ni du sentiment de l’identité personnelle.

Lorsque vous lisez par exemple la dernière des leçons cliniques de Séglas, 1895, qui est un texte magnifique, vous voyez qu’on y trouve une description de ce type de vie très particulier, qu’il range dans son traité clinique en insistant bien sur le fait qu’il n’y a jamais de perte du sens de la réalité, et jamais de perte du sentiment de l’unité personnelle : « Je sais que je pourrai être fou, mais en sachant cela, je sais que je ne suis pas fou de le savoir, et tant que je sais que je ne suis pas fou, je peux savoir que je pourrais le devenir ». Phénomène de rétention très particulier. Beaucoup des cas très graves décrits dans les manuels de l’époque, sont effectivement des choses qui évoquent des TOC contemporains, lesquels compensent souvent des psychoses sous-jacentes, mais ce n’est pas un problème que j’aborderai ici. Vous avez des descriptions auxquelles je vous renvoie parce qu’elles sont très célèbres et sublimes, de la folie du toucher, ou de la folie du doute, dans les grands travaux cliniques français des années 1870, où on voit des gens qui sont vraisemblablement des psychotiques qui tiennent grâce à ces espèces de conduites phobiques absolument ahurissantes.

La deuxième chose que je voudrais pointer, c’est que ces patients de ville, comme tous les obsédés, sont spécialement réceptifs à l’idée d’inconscient. Ils sont tellement réceptifs à l’idée d’inconscient et de dépossession intime, qu’un grand nombre de formules, sur la « contre-volonté », sur la « division du moi », sont littéralement recopiées par les cliniciens dans les propos des obsédés. Par exemple, Séglas mentionne une phrase qui lui paraît être la vérité de la maladie de son patient, qui est une phrase que prononce son patient, et qui dit : « je suis conscient d’un côté que je suis inconscient de l’autre ». Formule absolument extraordinaire, et qui montre la réceptivité de l’obsédé à un discours sur l’inconscient.

Mais quel inconscient ? Un inconscient qui justement reste sous le contrôle du moi, c’est-à-dire moi qui ait en moi quelque chose qui est éventuellement inconscient. Et quels que soient les habillages circonstantiels qu’on peut donner, c’est un point important.

On sait enfin - et c’est la troisième chose que je voulais vous dire sur ces obsédés de ville - qu’ils sont très difficiles à soigner. Ils sont très difficiles à soigner, parce que le traitement miraculeux en général à l’époque, c’est l’hypnose, et ils sont extrêmement difficiles à hypnotiser. D’autre part, ils ont la fâcheuse tendance à incorporer les théories médicales en vigueur, et à s’en servir contre le traitement. C’est un des exemples de Joachim Radkau, qui a trouvé un ex-patient de Freud dans une maison de santé bavaroise, on ne sait pas trop les détails, mais ledit patient faisait s’arracher les cheveux au médecin traitant, puisqu’il connaissait beaucoup mieux la théorie de la neurasthénie que le médecin, et il attaquait chacune des décisions thérapeutiques transformant l’entretien en une espèce de symétrisation dialectique – « vous dites ceci, mais moi je dis cela » -, de façon à essayer d’une manière qu’on reconnaît bien dans la pratique contemporaine, mais qui montre bien son emplacement structurel dans l’économie de l’obsession, qui est cette espèce de ping-pong dialectique, et de discussion rationnelle, qui fait que l’incorporation de la théorie, et même le fait de devancer la théorie du thérapeute pour retourner cette théorie contre ses intentions thérapeutiques, est presque un signe pathognomonique de la structure obsessionnelle.

C’est peut-être pour cela que Freud se lance dans l’association libre, puisque la seule chose qu’on puisse dire à cet égard, c’est qu’on est contraint à quoi, dans la position analytique ? On est contraint à inventer. On est contraint à inventer, puisque c’est toujours du temps en avant qu’on aura sur l’anticipation des théories thérapeutiques du patient qu’on peut espérer se servir pour court-circuiter sa manière de symétriser la relation. Il faut donc toujours – et c’est je crois le spectacle admirable du travail avec l’homme aux rats – être sur le fil du rasoir, être prêt à accepter des choses qu’on n’a jamais acceptées jusque-là, et vous allez voir les choses ahurissantes que Freud va accepter du patient : qu’il se balade en hurlant à travers la pièce, et si vous lisez dans le journal les fantasmes que le patient a sur Freud, sa femme et sa fille, c’est absolument sidérant ! -, et d’autre part cet espèce de geste assez particulier et désarçonnant, que Freud introduit constamment dans cette cure pour précisément maintenir sur le fil du rasoir l’asymétrie transférentielle. Sur le fil du rasoir, parce qu’on est à tout moment menacé de voir quelqu’un qui est capable de lire vos livres au fur et à mesure qu’ils paraissent, et qui les utilisent précisément dans une sorte de dialectique symétrisante pour amortir les effets du traitement. Et je crois donc que l’invention de l’association libre est quelque chose de particulièrement adapté à une situation de ce genre, c’est-à-dire une tentative de mettre un temps d’avance dans le transfert sur les anticipations du patient.

Si ce que nous faisons cette année pouvait contribuer à vous libérer à l’égard de tout ce qu’on peut vous inculquer comme « règles » du traitement de la névrose obsessionnelle, je crois que nous aurions fait un grand pas, parce que s’il y a bien quelque chose qui doit contraindre à inventer celui qui veut soigner quelqu’un qui a une névrose de contrainte, c’est bien la névrose obsessionnelle. D’où cette exigence de produire, de déplacer les règles tout évidemment en leur gardant leur structure de cadre, mais en mobilisant quelque chose qui à l’intérieur même de l’analyste, de l’analyse de l’analyste, doit être ce point qui permet d’offrir quelque chose de tout à fait à contre-pied de ce dispositif.

Alors justement, comment Freud - deuxième point – va-t-il se renouveler ?

Là, je voudrais essayer de vous faire sentir à nouveau le parallèle entre le début de la partie théorique – la deuxième partie de l’homme aux rats, où Freud commence par dire « je croyais que la névrose obsessionnelle était ceci, c’est une définition qui est en gros correcte, mais en réalité je vais la raffiner et je vais la changer » - et puis ce qui se passe effectivement, pratiquement, comment il s’engage analytiquement à l’égard d’Ernst Lanzer d’une manière qui déplace les choses en se disant « voilà quelqu’un qui va me faire changer ma conception de la névrose obsessionnelle ». C’est-à-dire qu’il est tellement obsédé, c’est si grave – effectivement, c’est assez cogné ce que Lanzer va lui sortir avec l’histoire des rats, c’est quand même assez spectaculaire, même si ce n’est pas exceptionnel -, se servir de cette intensité morbide de la maladie pour faire en sorte que ses propres conceptions soient modifiées.

La névrose obsessionnelle est organisée autour d’un certain nombre de points - j’en ai relevé 5 – qui se retrouve assez facilement dans le cas.

Tout d’abord, ça c’est une thèse que je suis peut-être le seul à soutenir, mais ce n’est pas pour autant que j’ai tort, elle est organisée autour de la « contre-volonté ». Je vous renvoie aux choses que j’ai déjà dites sur cette question. Le critère d’identification de ce que c’est que le désir, en analyse, c’est que le désir, c’est ce que je ne veux surtout pas. C’est ce que je ne veux surtout pas, mais qui est là, qui est là néanmoins, à venir en moi, et dont je ne veux pas, sur le modèle évidemment de l’émergence incontrôlable des désirs sexuels, qui ne sont identifiés dans leur caractère subjectif et névrotique que sur le mode du « je n’en veux pas ». Cette logique de la contre-volonté n’est pas arrivée tout de suite pour déterminer ces choses dont je ne veux pas mais qui s’imposent à moi, et qui ne sont justement pas des choses extérieures, des hallucinations ou des choses qui me laissent perplexe, et dont je pourrais me demander d’où elles viennent. Je vous rappelle ce critère pathognomonique de l’obsession : c’est que jamais un obsédé n’est perplexe sur l’origine de ses mentismes. Jamais. Quelqu’un qui a la moindre espèce de perplexité sur l’origine de ses mentismes, qui se demande « qui » peut causer comme ça en lui dans sa pensée, c’est un psychotique, c’est cent pour cent garanti sur facture. C’est ce qui est étonnant, parce que les mentismes peuvent parfois prendre des proportions gigantesques. Mais à aucun moment l’obsessionnel n’a de perplexité sur d’où ça vient : ça vient de moi, c’est horrible, mais ça vient de moi !

Or Freud a extrait cette logique de l’obsession – « ça revient sans cesse, je n’en veux pas mais ça s’impose à moi » – au départ de l’hystérie de rétention. Et il en a progressivement fait le paradigme de l’obsession. On est passé ainsi comme ça de la rétention, de la chose qui est retenue, au paradigme du siège, du siège permanent du sujet. Et bien évidemment, ce qui est important de marquer dans cette logique de la contre-volonté, c’est la manière dont Freud attrape ce phénomène curieux, c’est que ce passé qui ne passe pas, arrive directement dans la conscience, il fait irruption dans la conscience. Il ne va pas dans le corps, comme dans l’hystérie, mais dans la conscience, ce passé qui ne passe pas. Et c’est à travers ce que je ne veux pas que prend forme dans la déformation de ne pas en vouloir ce désir qui ne passe pas, et qui m’obsède. Ce que je ne veux pas penser, ce que je ne veux pas croire, ce que je ne veux pas dire, ce que je ne veux pas sentir, mais qui néanmoins se fait sentir, etc., et que j’identifie comme un désir, pour la seule raison que c’est un objet négatif de la volonté. Alors, tout est organisé autour de ce type de phénomène, et la contre-volonté avait été parfaitement bien repérée dans les descriptions psychologiques des obsédés, bien avant.

Il y a quelques années, j’étais venu avec ce texte complètement étonnant de Frédéric Paulhan, le père de Jean, un grand psychologue spécialiste de ces choses-là, qui avait construit toute une théorie de « l’opposition mentale », de la fonction de l’opposition en psychologie, en décrivant des textes entiers absolument remarquables construits sur ce mode-là : je ne veux pas, de quoi ? de ce qui se désire en moi malgré moi. Et c’est à ce niveau-là que la contre-volonté intervenait, et c’est un terme même des gens de l’époque.

Le deuxième axe sur lequel la névrose obsessionnelle est repérée avant l’homme aux rats, c’est un axe je dirai nosographique. Il y a une série que construit Freud, et qui va beaucoup plaire, qui va être diffusée dans la littérature scientifique de l’époque. C’est la série neurasthénie / névrose d’angoisse / phobie / névrose obsessionnelle. La neurasthénie, il en détache la névrose d’angoisse au nom du fait que dans la névrose d’angoisse, vous avez cet affect flottant de l’angoisse, qui peut se porter sur un objet ou sur un autre, qui potentiellement peut se trouver un objet, mais qui peut rester sans être fixé. L’héritier de la névrose d’angoisse dans la psychiatrie contemporaine, c’est ce qu’on appelle non pas les TOC mais les TAG, le Trouble de l’Anxiété Généralisée, qui est caractérisé par ce symptôme fondamental de l’anxiété « flottante », en quelque sorte. Lorsque cette angoisse se fixe sur un objet, voyez, c’est par une progressive intentionnalité de l’angoisse que les choses se déterminent, lorsque ça se fixe sur un objet, c’est la phobie. Le caractère non spécifique de l’angoisse se transporte dans l’objet. Ça peut être n’importe quoi, l’objet de la phobie. Et lorsqu’au contraire le processus même de désir, de visée de quelque chose, de pensée, de représentation, absorbe l’intentionnalité de l’angoisse, vous vous trouvez dans la névrose obsessionnelle. Autrement dit, lorsque l’angoisse est dans toute pensée de désir. Et c’est ça qui en quelque sorte construit d’un côté un terme complètement général, vague et même carrément somatique – la neurasthénie résiduelle -, puis de l’autre, une entité entièrement psychologique, la névrose obsessionnelle. Entre les deux, différents degrés de focalisation de l’objet, la névrose d’angoisse, et la phobie, soit angoisse flottante, soit angoisse fixée sur un seul objet.

C’est intéressant, parce que les deux premières, la neurasthénie et la névrose d’angoisse sont des névroses où le discours sur la sexualité fait état de troubles actuels. En revanche, dès qu’on a affaire aux phobies ou aux névroses obsessionnelles, le sexuel peut être effectivement présent actuellement – le malade peut souffrir d’impuissance, etc., et d’ailleurs on voit que Freud vérifie si le patient est impuissant ou pas, il note « puissance normale », donc il vérifie qu’il n’y a pas actuellement quelque chose de problématique – mais c’est là où intervient toute la métapsychologie freudienne, il y a une dimension infantile de la sexualité, la coupure se faisant entre névrose d’angoisse et phobie.

Je ne vous recommande pas la théorie freudienne de la phobie, la phobie est quelque chose qui est encore bien moins spécifique que Freud ne le raconte, les phobies des adultes en particulier sont à aborder avec une extrême prudence, puisque ce sont des bouchons d’angoisse, et on ne sait pas ce qu’il y a derrière, quelle bonbonne explosive vous pouvez dégoupiller. Ce n’est pas du tout les phobies d’enfant où on voit très bien qu’il y a une vie psychique organisée. La phobie d’adulte n’est certainement pas quelque chose à quoi on peut s’attaquer comme ça, et par exemple les thérapeutes comportementalistes qui s’attaquent aux phobies savent bien que derrière une phobie, il peut y avoir une psychose. Ce n’est pas quelque chose qui entre dans le cadre de pensée de Freud à l’époque, les phobies d’adultes j’entends, lorsque c’est une monophobie, complètement exclusivement centrée sur un objet.

Le troisième axe de la définition de la névrose obsessionnelle, c’est donc l’infantilisme de la sexualité. L’infantilisme de la sexualité renvoie à une expérience précoce de satisfaction active, que le sujet est censé avoir fait quand il était enfant. Alors là, vous allez voir l’histoire des érections du petit Ernst quand il a 7 ans, et je partage l’opinion de Melman à ce sujet : c’est quand même bizarre de dire que ce sont des expériences de « satisfaction ». Apparemment, lorsque ces adultes qui se rappellent de leur enfance où ils ont eu des érections extrêmement précoces, ils n’en parlent pas comme des expériences de satisfaction. Ils en parlent comme des expériences un peu étranges, décalées et bizarres, et par exemple là Ernst va se plaindre à sa mère en se demandant si ça c’est normal ou pas. J’ai eu d’autres patients qui ont fait état de ce type de phénomènes, qui leur sont donc relativement transparents, et ce ne sont donc pas des phénomènes refoulés. Ce sont des phénomènes sur lesquels on peut avoir de la réticence ou de l’oubli, mais ce n’est pas du refoulement, et il n’est pas du tout évident d’y déceler quelque chose comme une sorte de volupté intense qu’ils auraient pris à bander quand ils étaient petits. Ce n’est pas aussi clair. Néanmoins, ça fait une jolie symétrie entre l’obsession et l’hystérie, puisque l’obsession est une expérience infantile de satisfaction active, et l’hystérie une expérience infantile de séduction subie. Freud a nuancé ce point de vue en disant que de toute façon, tout le monde est plus ou moins hystérique au départ, et que la névrose obsessionnelle pouvait être une sorte de construction dans un temps second par rapport à une séduction primaire.

Sauf qu’il ne faudrait surtout pas aller s’imaginer que la névrose obsessionnelle serait un genre d’hystérie. Lorsque vous avez la fameuse formule qui dit que la névrose obsessionnelle est un dialecte de l’hystérie, je vous rappelle que le mot dialecte ne signifie pas qu’il y aurait un genre commun et des espèces, où les dialectes seraient en quelque sorte intertraductibles. Il y a des cas où une personne qui parle le dialecte A n’est pas du tout capable de comprendre la personne qui parle le dialecte B. L’idée qu’il puisse y avoir un dialecte n’implique pas qu’il puisse y avoir une sorte d’intertraductabilité de la mise en scène hystérique des signifiants, dans une sorte de mise en scène obsessionnelle, ou des signifiants hystériques dans les signifiants obsessionnels. Ce n’est pas sans rapport, mais il n’y a aucune transparence dans un terme comme dans l’autre. Je parlerai d’ailleurs du problème clinique que pose une personne chez qui les strates hystériques et obsessionnelles sont relativement bien articulées – je pense à quelqu’un qui a des symptômes obsessionnels pratiquement aussi spectaculaires que ceux de l’homme aux rats -, sauf que chez ce patient, vous avez incontestablement une dimension hystérique, en particulier quelque chose qui a trait autour de la problématique de l’homosexualité à une incertitude imaginaire sur l’identité sexuelle, d’avoir ou de ne pas avoir le phallus, même si ensuite il y a un autre niveau où se construit une véritable obsession extrêmement structurée, au contenu sexuel avec des fantasmes très particuliers qui est à une couche au-dessus. Il n’y a pas de raison de supposer que vous avez comme ça une intertraductibilité entre les niveaux.

En tout cas, ce qui est important, c’est qu’à la différence de l’hystérie, en général, les expériences sexuelles infantiles qui ne passent pas, l’homme aux rats en parle d’emblée. C’est une des premières choses qu’il dit : ses obsessions remontent à l’enfance, il n’a pas besoin de se dire : « ah oui, vous avez raison, quand j’étais petit c’était comme ça ! ». Avec lui, c’est immédiatement comme ça depuis l’enfance, comme s’il y avait là un fil conducteur de l’existence.

Enfin, la menace de castration est déjà un outil dont dispose Freud en 1907. D’ailleurs, c’est le dernier passage de la Traumdeutung, en 1901, avec le mythe de Kronos tranchant le sexe de son père, d’Ouranos, et qui est bien repéré. Ce qui est plus troublant, c’est que Freud dans la Traumdeutung, dont il prépare à la fin de cette analyse une nouvelle édition – en fait, il a écrite la deuxième édition, celle où il parle de la mort de son père, entre juin 1909 et février 1910. Juin 1909 c’est la fin de l’analyse de l’homme aux rats, février 1910 c’est le début de l’analyse de l’homme aux loups. Dans cette période, il va faire état du fait que ce qui est le moteur de l’écriture de la Traumdeutung, c’est la mort de son père, et il va y avoir une reconfiguration du statut en quelque sorte exemplaire de la scène primitive qui est racontée dans la Traumdeutung : le petit Freud surprend ses parents en train de faire l’amour, se souille devant ses parents, et son père l’attrape par le col et le jette dehors, en lui disant cette parole fatale qui nous vaut le génie de Freud : « on ne fera rien de ce gamin ! ». A ce moment-là, il est expulsé. Freud sait donc très bien que derrière les dispositifs obsessionnels qu’il connaît personnellement, puisqu’au fond lui-même relève de ce type de structure - beaucoup plus que de l’hystéro-phobie comme dit Anzieu, je crois que c’est beaucoup plus de l’ordre de la névrose obsessionnelle, même dans sa constellation familiale -, il sait très bien qu’il y a une scène primitive, et que c’est cette scène primitive qui est l’organisateur oedipien. Et pourtant, il ne va pas aller la chercher chez l’homme aux rats, mais il va se contenter d’expliciter une technique de traitement.

Et je crois que ça, c’est vraiment la marque du fait que si ce patient n’était à mon avis pas allé chez Wagner-Jauregg, s’il n’avait pas fallu river son clou au collègue, on n’aurait peut-être pas mis les choses sur ce plan. Et c’est un des rares points sur lesquels je serai d’accord avec la lecture de Patrick Mahony : l’histoire de l’homme aux loups qui est entièrement centrée sur la scène primitive, c’est une histoire qui ne peut commencer que là où l’homme aux rats a été abandonné, c’est-à-dire où les moyens théoriques, où les impasses, où les choses incomplètes de l’homme aux rats peuvent basculer pour donner quelque chose de tout à fait différent, et de l’avis général plus profond sur le plan psychanalytique avec l’homme aux loups que ce qui se passe avec l’homme aux rats. Et donc, puisque je faisais allusion à cette souillure – ce n’est pas comme l’homme aux loups qui perd un étron, il semble que Freud se soit juste mouillé d’urine devant le lit de ses parents -, ça s’est reproduit à un autre moment de sa vie, à un début de congrès où il s’est pissé dessus d’angoisse avant de monter à la tribune, la perte d’urine chez Freud est un moment toujours frappant d’angoisse qui renvoie à ce phénomène de scène primitive dont il parle dans la Traumdeutung. En tout cas, il dispose de la notion d’analité liée à la scène primitive, même si ce n’est pas formalisé. Et il dispose de l’idée qu’il y a une régression du phallique vers le sadique-anal lorsque justement un seuil ne peut pas être franchi. C’est d’ailleurs dans ces termes-là que dans la fameuse lettre à Jung du 27 octobre 1906 il parle du rapport de la névrose obsessionnelle à l’analité.

Mais, et c’est ce sur quoi je veux avancer, on voit aussi ce qui manque à la théorie de la névrose obsessionnelle et que l’homme aux rats va donner à Freud. Cette analyse va lui donner quelque chose. Tout d’abord, si je reprends le premier point sur la contre-volonté, c’est certainement la dernière fois que ce genre de concept psychologique, à la fois hérité du discours direct des patients sur eux-mêmes, et de tout le vocabulaire psychopathologique français, janétien par exemple qui a imprégné la science psychopathologique de l’époque, tout ce vocabulaire va être abandonné. C’est-à-dire que ce n’est plus du tout, le refoulement, quelque chose de l’ordre du « je ne veux rien en savoir ». Ça va être la coupure fondamentale dans l’histoire de la théorie freudienne que représente le cas de l’homme aux loups, c’est l’idée qu’il y a un trou dans le savoir, c’est-à-dire qu’il y a un Vorstellungsreprasentänz manquant, cette idée qu’il y a un refoulement originaire, qu’il y a quelque chose qui est radicalement perdu, et qui n’a rien à voir avec cette économie psychique du « je n’en veux rien savoir, et que pourtant je sais plus ou moins du simple fait que je ne veux rien en savoir ». C’est ça la sortie de la problématique de la contre-volonté. La sortie de la problématique de la contre-volonté, c’est que « ce que je désire savoir je n’en veux rien savoir », « ce que je ne veux pas penser, malheureusement je sens bien qu’un désir le forme en moi et le fait monter comme une image qui s’impose et qui m’obsède », cette notion-là est rompue par la découverte du refoulement originaire qui est liée à la compréhension que Freud a de l’homme aux loups.

Or déjà, je vous le montrerai, déjà dans le moment de résolution – et ça c’est un point capital que je vous amènerai cette année – du délire des rats, dans son élimination, on peut comprendre ce qui se passe comme la mise en œuvre de ce point de non-savoir dans le transfert. Je vous montrerai, dans ce moment d’acmé, ce qui se passe quand le délire des rats va s’évanouir – ce que Freud considère comme la guérison du patient -, il se passe tout à fait autre chose que la communication au patient de quelque chose qu’il savait de manière implicite (en ne voulant pas le savoir). C’est-à-dire qu’on n’a pas du tout affaire à un inconscient qui serait simplement ce que je ne m’entends pas dire en le disant, on a vraiment affaire à quelque chose qui dans le transfert s’appuie dans le non-savoir de Freud, et sur une opération particulière qui fait au point de non-savoir surgir chez le patient une solution, un équivalent à Φ, à la représentation qui manque, qui permet au sujet de franchir le seuil de son identification paternelle. Je montrerai où ça se joue, il suffit de relire les dernières pages, pour savoir ce qui se passe : tout d’un coup, c’est le patient qui dans un trou du savoir de Freud, va apporter un élément qui jusqu’ici est complètement flottant, le fait « ah oui ! c’est vrai, elle ne peut pas avoir d’enfants, parce qu’elle a une ovariectomie bilatérale ! ». A ce moment-là, c’est le patient qui apporte la dernière pièce du puzzle qui manque, qui est la pièce manquante du savoir de Freud. Et c’est d’avoir ménagé par tout ce dispositif, d’avoir fait tourner le patient autour de cette pièce manquante, d’en avoir creusé le trou en lui montrant qu’il ne sait pas, qu’il crée la possibilité pour le patient de mettre cette pièce comme étant la pièce qui entre exactement à cet endroit-là, et qui en rapportant complètement à son dispositif significatif tout le délire des rats, commande son évanouissement.

Et ça disparaît d’un coup !

Donc c’est cet agencement spécial qui fait qu’il faut que la dernière pièce vienne du patient, et qu’elle s’appuie sur un trou dans le savoir dans l’Autre, et cette pièce va prendre valeur d’indiquer l’articulation dans la cure et la possibilité pour le patient de s’identifier à Φ, qui fait qu’ensuite il peut se marier et résoudre le dispositif, et aller un plus loin que la simple levée de ce symptôme.

C’est je crois tout à fait essentiel, parce qu’on dit toujours que c’est dans l’homme aux loups que se met en place la théorie du refoulement originaire, etc. C’est vrai, mais comme toujours chez Freud, c’est la difficulté pratique du traitement d’un patient qui va lui apprendre la fonction justement de ce non-savoir, et l’obliger à mesurer pratiquement, sans qu’il puisse en prendre conscience et le réfléchir, ce qu’est la différence pour le patient entre savoir et être supposé savoir. C’est cette différence qui à mon avis est bien mesurée dans le temps de résolution et l’interprétation finale du délire des rats.

En tout cas, ce sera pour moi important de vous amener sur ces bords, parce que lorsque je vous proposais la dernière fois très témérairement une autre manière que de penser en termes de représentation et de signifiant ce qui se passe dans l’histoire de la névrose obsessionnelle, encore faut-il mesurer le caractère vraiment génial de ce que c’est que l’interprétation lacanienne de cette névrose obsessionnelle, c’est-à-dire comment les mathèmes que Lacan propose, le mathème de la névrose obsessionnelle qui est A <> φ(a, a’, a’’, etc.), qui est une écriture extrêmement spécifique, comment ça fonctionne, comment ça opère, et comment ça attrape ce qui se passe dans le moment de résolution du fantasme des rats. C’est seulement quand on prend la mesure de ce qui est ici caractérisé par Lacan, de façon économique, sobre, avec un mathème avec quelques lettres, qu’on peut ensuite se demander ce qui éventuellement pourrait être pris d’une autre manière.

Alors, je vais laisser de côté pour conclure plus vite tout ce qui fait qu’avec l’homme aux rats, on va sortir de la problématique médicale, c’est-à-dire la question de savoir où la névrose obsessionnelle se situe par rapport à la neurasthénie, mais ce que je crois simplement que va permettre l’homme aux rats, c’est tout simplement une clinique de plus en plus psychanalytique et de plus en plus indépendante, de la croyance que les névroses sont des formes naturelles morbides, et de plus en plus va apparaître l’idée que ce sont des structurations dynamiques et psychiques particulières dans lesquelles on reconnaît certaines formes plus ou moins ossifiées comme les grandes hystéries, les grandes névroses obsessionnelles, dans lesquelles il ne s’agit plus du tout de se situer par rapport au vocabulaire de la psychiatrie.

Or, un des facteurs je crois de dissolution de la chose, et j’insisterai beaucoup là-dessus quand même, c’est l’analité, l’émergence d’une problématique de l’analité, qui va rebondir de façon spectaculaire avec l’analyse de la névrose obsessionnelle infantile de l’homme aux loups, et du problème de ce qui se joue autour de l’analité chez l’homme aux loups. Mais ce qui est important avec cette analité, qui va devenir un objet théorique, c’est qu’elle va devenir aussi de plus en plus transposable, c’est-à-dire qu’on va s’interroger sur l’analité aux limites de la psychose, par exemple, que ça va devenir une construction extrêmement sophistiquée qui va beaucoup inspirer des lecteurs de Freud, qui va tout de suite chez Abraham par exemple aller interroger les rapports qu’il pourrait y avoir entre la névrose obsessionnelle et la psychose maniaco-dépressive, etc., qui va également intéresser énormément Ferenczi pour d’autres raisons encore.

Mais, et c’est le point sur lequel je vais conclure aujourd’hui, le moment de révolution, que va imposer à la conception que se fait Freud de son travail, l’homme aux rats, c’est la mise en question du transfert. Je vous ai dit que c’est le premier lieu où il utilise la notion de contre-transfert. En effet, cette notion de transfert, de manière claire, engage l’idée qu’on se fait de la fin de la cure, et l’idée qu’on se fait peut-être encore plus que dans d’autres situations, de la fin de la cure du névrose obsessionnelle. Autrement dit, ce que j’appelle la fin de la cure, ce n’est pas la résolution du symptôme, serait-il effectivement énorme, du Rattendelirium, de Ernst Lanzer. C’est le destin d’Ernst Lanzer.

Il y a toutes sortes de choses qui se passent dans cette cure qui engagent bien plus que ce qui est mobilisé spécialement par la résolution du symptôme. Il y a véritablement toute la question de l’articulation subjective du patient, et un point qu’on a toujours trouvé assez mystérieux, c’est sa mort, puisqu’il va être fait prisonnier par les Russes, et il va mourir le 25 novembre 1914.

J’espérais vous donner rendez-vous d’ailleurs le 25 novembre 2004 pour commémorer le 90ème anniversaire de la mort de l’homme aux rats, mais l’administration du secrétariat a été complètement insensible à l’argument ! Il n’y a pas de salle ! Donc on se verra le 2 décembre.

Ce qui se passe donc avec le problème de ce transfert, c’est qu’il y a une dispute fondamentale sur l’échec ou le succès de l’analyse de l’homme aux rats. Freud, et je pense en général que c’est le cas quand même dans la postérité lacanienne, considère qu’il y a effectivement quand même quelque chose qui est de l’ordre de la guérison, dans cette histoire de cas. Bon. Les raisons pour lesquelles on peut penser que ce n’est pas une guérison et qu’il y a des choses qui ne vont pas, et que c’est un peu mystérieux ce qui se passe quand même, chez les lacaniens, sont très spécifiques, et je les développerai à part. En revanche, il faut savoir que dans l’histoire de la psychanalyse qui s’est développée en particulier aux Etats-Unis, c’est considéré comme un endroit où si Freud découvre la notion de contre-transfert, c’est parce qu’il s’aperçoit qu’il fait échouer cette analyse. Et pourquoi fait-il échouer cette analyse ? C’est une chose que les Américains comme Mahony aiment beaucoup dire, c’est parce qu’il est trop paternel, et qu’il est un représentant paternel de manière si violente et si massive qu’il devient, faute lui-même d’avoir été analysé incapable, de résoudre un autre transfert, beaucoup plus profond qu’il y a sur lui, et qui est un transfert maternel, un transfert archaïque sur une mère phallique, qui, en deçà de l’imago paternelle qu’incarne préférentiellement Freud, tirerait les ficelles, tiendrait les cordons de la bourse – dernière phrase que Freud note dans son entretien préliminaire – et serait celle qui en réalité conditionne le devenir obsessionnel de l’enfant.

C’est vrai qu’il y a un transfert sur Freud comme père qui est extrêmement impressionnant. L’angoisse du patient d’être battu, dont Freud est le témoin effaré, prend des proportions gigantesques, puisqu’il semble que le patient pousse des cris, se couvre sous les bras la tête pendant la séance, etc. On connaît dans le cas publié l’idée qu’il y a des crottes dans les yeux de sa fille. En revanche, Freud a gardé pour lui le fait que le patient lui demande explicitement que la femme de Freud lui lèche l’anus, et ça Freud n’a quand même pas accepté de le mettre dans le cas publié, il le passe sous silence. Ce qui montre qu’il y a là à nouveau la figure féminine de la mère, mais comme femme du père, etc. qui se mettent à jouer dans un registre vraiment extrêmement impressionnant.

Alors quel est l’argument classique, que je vais essayer de réfuter, sur l’échec de la cure de l’homme aux rats ? C’est qu’il y aurait au fond un échec fondamental de l’homme aux rats à se défaire de cette mère phallique. Et pourquoi y a-t-il cet échec ? Parce que finalement, il voudrait bien avoir des enfants, il voudrait être père – « je veux être père », dit-il -, et il finit par épouser Gisela, laquelle est stérile. Autrement dit, il ne réussit pas à sortir de cet équilibre extrêmement fragile, interprété dans cette tradition comme « l’introjection anale du pénis du père » - c’est le terme sous lequel on rassemble ce genre de choses -, qui est une certaine manière de s’identifier à une position virile tout en adoptant fantasmatiquement la passivité et en ne se dressant pas contre elle. D’autant que le pénis en question dans l’introjection anale du pénis du père, est aussi bien celui de la mère phallique archaïque. C’est la raison pour laquelle la génitalité de l’homme aux rats est contaminée à tout moment par le retour de ce ruban fécal qui sert de trait d’union effarant dans les fantasmes que Freud n’a même pas osés publier, et qui sont dans le Journal d’une analyse, dans lequel des corps copulant sont unis par une copule étrange, puisque c’est un bâton de merde, qui de corps en corps, de bouche à bouche, d’anus à anus, etc., remplace le phallus et anime toute la fantasmagorie quasiment sadienne – on pense à la deuxième partie des 120 journées de Sodome – à laquelle se livre le patient. L’érotisme d’Ernst se trouve fixé à cette introjection anale du pénis du père, introjection qui échoue, avec pour conséquence qu’il choisit au fond une épouse stérile comme une sorte d’ultime formation de compromis, parce qu’il n’a pas été capable de se détacher de la mère, et ne peut pas tuer le père.

Il est très clair que dans le cas publié, toutes les mentions et référence à la mère, qui sont assez nombreuses, sont omises par Freud. Freud s’intéresse essentiellement au rapport d’Ernst au père. Quand on regarde les notes qui respectent beaucoup plus ce que le patient dit séance après séance, c’est clair que la mère a un rôle absolument essentiel, en particulier parce qu’il est clair que c’est une grande obsessionnelle.

Cela dit, je voudrais attirer votre attention sur un problème éthique que pose cette prétendue solution idéale qui aurait été de se confronter dans le transfert à la mère archaïque. C’est que c’est quoi la solution ? C’est de faire comme le père ? sept enfants ? sept d’un coup ? Il y a une chose curieuse que d’identifier le désir masculin au désir de paternité. On peut tout à fait maintenir comme Freud et peut-être aussi comme un certain nombre de lacaniens que le but d’une analyse n’est pas de faire des pères. On peut tout à fait maintenir que la paternité n’est pas plus une solution au désir viril que la grossesse ne sert de solution aux insatisfactions féminines. Sauf à considérer, ce qui est en général le cas, que le désir féminin étant tellement de l’ordre de la frustration, qu’au fond le modèle de l’objet comblant serait l’enfant. Et là, par une sorte d’analogie, on finirait par considérer qu’un homme qui n’a pas d’enfant, c’est quelqu’un qui n’a pas réussi son identification paternelle. Je crois que c’est problématique. Deuxième chose que je trouve problématique, c’est que réussir la paternité est une chose, mais réussir la conjugalité, c’était la demande beaucoup plus présente et pressante de cet homme, plutôt que d’avoir des enfants. Bien sûr, il veut des enfants, bien sûr ça lui pose un problème. Mais nul doute qu’il y a une difficulté qui est liée à la stérilité de cette femme. D’autant qu’en plus cette stérilité reflète un trait physique de l’homme aux rats, c’est qu’il a un testicule non descendu, et que cette ovariectomie bilatérale - il ne sait pas d’ailleurs si elle est unilatérale ou bilatérale, il y a une ambiguïté qui montre bien que sa capacité à se fixer sur une image de femme peut-être dépend d’un certain nombre de choses qui ont trait à son propre corps. Je laisse ce côté-là -, c’est quand même un problème de se prononcer sur le choix de la conjugalité ou du bon usage de la conjugalité d’un patient.

Je dis cela parce qu’il y a la publication récente d’un obsessionnel – enfin, s’il est obsessionnel – de Haddad, qui raconte sa cure avec Lacan, et qui insiste sur cette dimension extrêmement frappante, c’est que Lacan ne lui a jamais dit de divorcer. On se demande en se lisant le livre, comment la femme de Haddad a supporté une existence pareille… Mais néanmoins, je crois qu’il y a là une chose à laquelle il faut être extrêmement attentif. Faut-il porter des jugements sur des aspirations à la conjugalité et à la paternité ? Ce que je n’aime pas dans l’idée de la preuve que l’analyse a échoué, c’est qu’il a choisi une femme stérile, c’est les postulats natalistes peu voilés de ce genre de conclusion, et surtout l’idée qu’après tout on pouvait considérer à l’époque où il n’y a pas de contraception, que la stérilité n’est pas quelque chose qui est nécessairement regrettable à certains égards, et on ne sait pas au fond de quoi il était question.

Donc, je voudrais mettre en série tous ces éléments – et puis je vais me taire, parce qu’il est bientôt 11 heures moins le quart - : la question du transfert, la question de l’homosexualité dans le transfert, la question de la figure paternelle qu’est Freud, de la peur d’être battu, la peur d’être sodomisé, toute cette économie extrêmement étrange qui tourne de fait autour de ce qu’on appelle dans cette tradition « l’introjection anale du pénis du père », n’est certainement pas négligeable. Mais si vous la déployez complètement, elle engage le statut de ce qu’on appelle la fin de cure chez l’obsessionnel. C’est pour ça que ce n’est pas une polémique vaine, une polémique absurde, et je crois que c’est intéressant de se demander au nom de quoi on va juger que ce qu’a fait Freud était un échec, par rapport à des standards psychanalytiques différents. Non pas parce qu’il aurait manqué de notions comme la mère phallique archaïque ou de choses comme ça qui sont particulières dans la tradition analytique, mais parce que si on va jusqu’au bout des conséquences pratiques de l’acceptation de cette théorie du transfert, alors on voit apparaître sur la table des enjeux de ce qu’est la conjugalité, la paternité, si une femme ou un homme « doit » avoir des enfants, si une analyse doit se mesurer au fait que quand on réussit son identification paternelle, c’est quand on fait « comme papa », et ainsi vous voyez se deviner derrière ces histoires s’il y a une dimension imaginaire et s’il y a une dimension symbolique.

Ainsi, vous voyez se dessiner structuralement ma question : « que deviennent les rats ? ». Est-ce que ce n’est pas parce qu’ils ont disparus qu’ils n’ont pas ce statut de reste non idéalisable du désir ? C’est là une autre, une tout autre question, qu’on peut poser effectivement à Freud : ce qui fonctionnait là où il y avait des rats, ça fonctionne comment maintenant ? Qu’est-ce que devenir père ? Qu’est-ce que c’est que se marier ? Et dans la leçon qu’en reçoit Freud, ce qui est clair, c’est qu’il va recevoir l’homme aux loups, qui lui propose dès la première séance de lui déféquer sur la tête, - ce n’est quand même pas n’importe quel patient qui vous propose dès la première séance de vous déféquer sur la tête ! -, il va se servir de l’homme aux rats pour tenir compte de l’ensemble de ce dispositif et continuer cette cure d’une autre manière avec d’autres outils. Merci.

Prochaines séances le 2 décembre et le 16 décembre, parce qu’on est décalé sur le troisième jeudi du mois.

 

X : concernant ce que vous dites sur l’offre d’horizons d’attentes théoriques qui est en définitive fondamentale, et qui permet que la parole des patients se déploient d’une certaine façon. Il y a un deuxième temps qui est que les psychiatres reprennent les propos de leur patient pour les inclure dans la théorie qu’ils proposent des obsessions. Alors, est-ce qu’on ne pourrait pas avec ces deux éléments vous reprocher une certaine forme de constructivisme et de culturalisme certes subtil, mais… ?

 

Pierre-Henri Castel : s’il est subtil, je suis ravi ! Oui, bien sûr ! Mais je ne crois pas du tout qu’on puisse par ce biais, priver le patient de ce qui me paraît important – et je vous le montrerai minutieusement dans le moment de résolution du délire des rats -, de cette chose extraordinaire, que c’est justement lui qui apporte la dernière pièce. Et on ne s’aperçoit que c’est la dernière pièce parce que c’est lui qui l’apporte, parce qu’à ce moment-là, on voit la forme du trou que cette dernière pièce comble. La forme du trou c’est deux choses :  c’est le non-savoir radical de l’analyste, et le fait que tout ce que l’analyste a pu faire, c’est ramener le tissu des associations toujours autour du même point. Ce qui est extrêmement impressionnant, et je trouve que c’est intéressant dans le cas de l’homme aux rats, c’est que c’est un truc, cette ovariectomie bilatérale, qu’il a toujours su, et qui ne vient qu’à partir du moment où un certain nombre de choses ont été dites dans un certain ordre et un certain nombre de fois, qui ne vient qu’à ce moment-là, à ce point-là, et tout s’évanouit, tout le symptôme s’évanouit. Donc c’était quelque chose qu’il n’avait pas mentionné, ou qu’il avait mentionné en passant - ce n’est pas clair. Il ne sait pas si c’est une ovariectomie latérale ou bilatérale, bon, et on n’y voit que la dimension imaginaire, comme une sorte d’écho de la cryptorchidie unilatérale du patient. Mais là, l’analyste tombe. On ne voit pas bien comment une analyse pourrait se continuer après dans la mesure où il était supposé savoir, et maintenant on s’aperçoit qu’il ne sait pas parce que c’est moi qui sait. Et je sais en ayant changé de position subjective, et ce point-là c’est le point d’identification à Φ, puisque c’est ce qui va lui permettre de se choisir la femme qu’il veut. Et vous comprenez pourquoi je suis embêté par l’idée que le fait qu’il épouse une femme stérile montrerait l’échec de l’identification paternelle. Là, il dit à sa mère qu’il épouse la femme qu’il veut, lui. Donc tout se tient, et si vous avez pu entendre à la fin de mon exposé que tout se tient en fonction de considérations éthiques sur ce qu’on attend de l’identification paternelle et la chute de l’objet à la fin de l’analyse, de ce qu’on en attend pratiquement, de ce qu’on souhaite, voyez que tout change de sens, de valeur, à l’intérieur du dispositif théorique qui est construit.

Donc est-ce que c’est du constructivisme parce qu’il y a ce dialogue avec les patients ? Certainement, mais je crains que justement ce dialogue a toujours lieu, même avec les thérapeutes comportementaux et cognitifs qui s’occupent des gens qui font des TOC, puisque les patients sont censés être des collaborateurs scientifiques, ils sont censés s’intégrer, fournir des réflexions personnelles comme des collaborateurs qui discutent des effets que ça fait quand on fait telle et telle chose, etc. Je ne vois pas pourquoi les psychanalystes devraient ne pas comprendre que ce phénomène peut être autre chose qu’un échange suggestif, et éventuellement une sorte de déboîtement où se jouent des formes nouvelles de solution à la névrose obsessionnelle, solutions évidemment à inventer.

Je vous ferais remarquer que la névrose obsessionnelle, c’est ce qui fait le plus travailler, c’est vraiment le type de patients, qui oblige constamment pour désouder l’espèce de prison, de captation, à inventer un truc pour sortir de ce devancement théorique, de cette auto-compréhension tout à fait frappante et toujours, j’insiste, juste ! C’est quand même ça qui est stupéfiant. On a l’impression que le savoir qu’ont les obsessionnels sur leur névrose obsessionnelle, c’est le savoir qu’on devrait avoir en fin de cure. Le problème, c’est qu’ils ne le savent pas, parce qu’ils n’en sont pas les sujets. Ça s’oppose bien à l’hystérie, où le sujet y est tout le temps, comme sujet, mais dans l’ignorance la plus complète ! C’est symétrique comme situation. Et c’est un savoir dont ils ne sont pas les sujets : un obsessionnel est toujours étonné de voir qu’après-coup, il a dit ce qu’il y avait ! D’ailleurs, l’homme aux rats, il savait très bien qu’elle était stérile. Simplement, le moment où ça va arriver au bon moment et au bon endroit pour produire l’effet, suppose tout ce dispositif de la cure. Et ça peut être compris si vous voulez comme vous le dîtes comme un dispositif de construction, mais ce n’est pas simplement plus subtil : ça prend place dans un agencement structural différent, qui va plus loin que la co-construction du cas.