la névrose obsessionnelle

10ème séance (15 juin)

 

 

Pour la dernière séance de ce séminaire que j’ai commencé il y a deux ans sur la névrose obsessionnelle, je vais tenir une promesse un peu suspensive que j’avais faite à plusieurs reprises, au sujet de Kierkegaard, et vous parler du Traité du désespoir. J’aimerais aussi vous faire entendre pourquoi ça n’était pas simplement suspensif, parce que je crois que ce que je vais dire ce soir ne pouvait s’énoncer qu’à partir d’un certain nombre de choses que j’ai dites cette année, et que si je n’avais pas parlé de la grammaire logique des affects, si je n’avais pas parlé de l’akrasia chez Aristote et chez Davidson, du concept de l’angoisse chez Kierkegaard, de l’angoisse et de la honte et du type d’analyse que je vous avais proposé à ce sujet, je ne crois pas que vous pourriez vraiment entendre ce que j’avais envie de dire là-dessus.

La thèse que je vais essayer d’illustrer en conclusion de ce séminaire, c’est une thèse qui a une histoire ancienne en psychanalyse : c’est qu’on ne peut apprécier la symptomatologie obsessionnelle que du point de vue de la mélancolie.

Cette thèse est une vieille thèse. Elle vient d’un article classique d’Abraham, et d’ailleurs son contenu est repris aujourd’hui de manière à mon avis anecdotique, d’un point de vue purement clinique, par quelqu’un qui s’appelle Hantouche qui est un psychiatre cognitivo-comportementaliste, qui a retrouvé ce thème qui est en fait un thème très ancien de la psychiatrie puis de la psychanalyse, selon lequel les gens qui font notamment des psychoses maniaco-dépressives, mais surtout des mélancolies ou des dépressions unipolaires, dans un certain nombre d’épisodes de stabilisation de leurs accès, présentent une symptomatologie obsessionnelle. Je vais complètement laisser ce point, j’ai beaucoup parlé de l’approche cognitiviste des TOC la dernière fois, j’y reviendrai sous un autre angle.

La thèse d’Abraham est beaucoup plus profonde, c’est une thèse métapsychologique selon laquelle il y a une continuité structurelle, fondamentale, à la fois psychogénétique et qui se vérifie en clinique à l’anamnèse, entre la mélancolie et la névrose obsessionnelle.

J’ai fait ailleurs un exposé, chez mon ami Jean-Marc Berthomé, sur la mélancolie et la névrose obsessionnelle que je pense publier parce que c’est la meilleure chose que j’ai faite cette année, sur ce qu’on appelle l’invention de l’obsession. Vous allez voir que l’obsession est un thème théologique, c’est un thème extrêmement important de la théologie, c’est le fait d’être assiégé par le démon. Quand ce thème de la théologie est-il devenu un thème psychologique ? Quand est-ce que le fait d’être assiégé par le démon est-il devenu un rapport de la conscience à elle-même ? J’ai discuté ce point en particulier en travaillant sur le moment où l’exorcisme a modifié la texture de la notion théologique d’obsession et l’a incorporé à la théorie psychologique et morale du scrupule. Vous aurez donc un jour une illustration du travail que j’ai fait à ce sujet.

Je vais faire ce soir trois choses.

Je vais d’abord exposer la thèse d’Abraham sur le lien entre la mélancolie et l’obsession. Puis je vais rentrer très en détail dans Kierkegaard, je vais essayer de vous situer les points qui me paraissent importants dans la vie de Kierkegaard pour que vous repériez un peu comment on peut indexer cette vie sur un certain nombre de choses que repère Abraham de manière pertinente à mon avis dans l’articulation de la mélancolie aux symptômes obsessionnels – puisque je parlerai des TOC de Kierkegaard qui n’était certainement pas un obsessionnel mais bien un mélancolique. Et puis je travaillerai sur le « virage » de 1848 chez Kierkegaard, c’est-à-dire le moment où dans une crise absolument majeure, dans les sept dernières années de sa vie, il va composer le Traité du désespoir qui est l’accomplissement philosophique de ce qui avait été préparé dans Le concept de l’angoisse.

Et je terminerai là-dessus, parce que je voudrais en tirer ce que j’avais promis la dernière fois, c’est-à-dire une manière de se rapporter précisément à la question de la fonction morale de l’auto-accusation, de l’auto-reproche comme dit souvent Freud, dans la névrose obsessionnelle, et sur son économie transférentielle de façon à essayer de voir en quel sens, dans le rapport moral que l’obsédé a à l’égard de lui-même, dans le rapport au temps, la faute, etc., qui caractérise si puissamment son univers psychique, on ne peut pas traiter comme pure et simple rationalisation morale morbide, le contenu de ce qu’il fait. C’est là une explication naturaliste, psychologisante, de l’expérience morale qui tombe entièrement à côté de ce que Kierkegaard nous permet de viser.

*

Premier point.

La thèse d’Abraham est élaborée dans une discussion avec Freud qui dure depuis des années, qui a commencé quasiment au moment où il commence à recevoir l’homme aux rats, et qui culmine dans un article de 1912, qui est un des grands articles d’Abraham, qui s’appelle les Préliminaires à l’investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins. Il part comme je le disais tout à l’heure de cette observation courante, que les psychoses maniaco-dépressives, et surtout les cas de mélancolie, dans les états intercurrents, sont fréquemment caractérisés par des états obsessionnels. Ce qu’il appelle des états obsessionnels à ce moment-là, il faut bien voir que ce sont beaucoup plus des traits de la personnalité obsessionnelle qu’à proprement parler des symptômes obsessionnels. Mais en 1912, pour la plupart des gens, ne peuvent avoir de symptômes obsessionnels que des gens qui ont une personnalité obsessionnelle, une personnalité anale, comme on dira. Vous savez qu’aujourd’hui, un des apports essentiels de la clinique contemporaine, la clinique cognitivo-comportementale, c’est d’avoir soutenu que les personnalités obsessionnelles ne sont justement pas celles qui ont le plus de TOC, mais qu’il y a une véritable indépendance entre cette symptomatologie et la personnalité obsessionnelle, et que la plupart des gens qui ont des symptômes obsessionnels, des TOC, ont par exemple des personnalités évitantes. A l’époque, pour Abraham, l’un ne va pas sans l’autre, il y a des raisons métapsychologiques qui sont liées à la question de l’analité, qui dans la correspondance avec Freud à cette époque sont tout à fait centrales. L’observation que les états intercurrents de la mélancolie sont souvent caractérisés par les traits obsessionnels majeurs est une observation classique, mais ce qui s’ajoute dans l’argumentation d’Abraham, c’est que les anamnèses – qui valent psychogenèse dans la perspective d’Abraham, moyennant les aménagements conceptuels requis – sont très ressemblantes, et en particulier elles mettent fréquemment en évidence ce pilier dont on a longuement discuté pour l’homme aux rats dans la névrose obsessionnelle, qui est l’Œdipe inversé, c’est-à-dire la mère phallique et le père faible, qui est un des appuis absolument essentiels de la symptomatologie de l’obsessionnel comme on le voit si bien dans « L’homme aux rats ». Et ça met également en évidence, aussi bien chez ces mélancoliques qui s’obsessionnalisent que chez ces obsessionnels qui éventuellement peuvent décompenser sur un versant mélancolique, la sexualité infantile extrêmement précoce, et en général consciente, comme celle dont fait état l’homme aux rats.

La synthèse de ces deux premières choses est assurée par une théorie du surmoi, puisqu’il y a une continuité entre le surmoi mélancolique et le surmoi obsessionnel : leur fonction est d’assurer l’auto-reproche, l’accusation radicale, la mise en cause de la conscience morale dans les tréfonds de l’être du sujet, et c’est le même surmoi qui rend compte structurellement de la mélancolie et de la névrose obsessionnelle.

Qu’est-ce qui fait alors que l’une est du côté de la psychose, et que l’autre est du côté de la névrose ?

Tout simplement, dans l’argumentation qu’Abraham reprend à Freud, en supplémentant l’opération du refoulement présent dans la névrose, d’une régression à l’auto-érotisme, avec projection. C’est-à-dire que la même structure qui est considérée comme le refoulement de l’homosexualité chez Schreber, avec projection, va être là utilisée sur un autre mode par la transformation grammaticale d’une phrase, où le refoulement va être supplémenté par régression à l’auto-érotisme, d’une projection. Chez Schreber - je ne vais pas m’étendre là-dessus - c’est une homosexualité qui est refoulée : « je l’aime lui qui est un homme », puis qui est projetée et qui fait de Schreber la femme de cet Autre infini qui finit par être Dieu avec la formule canonique : « je suis la femme de Dieu », au bout des transformations successives des formules. Chez le mélancolique, le point dont part Abraham et que je vais développer un peu pour le rendre plus clair, c’est « je ne peux pas aimer autrui ». Ce « je ne peux pas aimer autrui » se transforme sur le mode du refoulement en « je hais les autres », et sur le mode de la projection ce « je hais les autres » se transforme en « les autres me haïssent » avec une rationalisation qui est le contenu apparent, le contenu conscient du discours du mélancolique : « les autres me haïssent parce que je suis marqué de multiples tares », lesquelles  motivent la dépression.

Il faut compliquer un peu ce schéma, puisque ce schéma dans la névrose obsessionnelle comme dans la mélancolie qui ne fait que rajouter un degré de régression supplémentaire par la régression à l’auto-érotisme, a pour prémisse un commandement surmoïque. Et ce commandement surmoïque est radicalement ambigu : c’est un commandement d’amour, un « tu dois aimer » qui a pour résonance sémantique « ce que tu hais, donc, puisque tu dois l’aimer ! ». Et cette injonction d’amour - où vous reconnaissez facilement des discours qui sont souvent explicites, sur l’impératif d’aimer ses semblables, et dont on connaît les effets absolument ravageurs et les déclenchements de haine que ça peut provoquer – est commun dans la névrose obsessionnelle, simplement la mélancolie va plus loin puisqu’elle va faire entendre ce commandement au point qu’il déclenche la régression auto-érotique. Et donc dans la mélancolie, les auto-reproches, les scrupules, ce n’est plus dans l’ambivalence amour-haine de l’obsessionnel qu’ils éclatent, mais c’est la haine pure – et c’est ça la projection -, qui revient de l’Autre sur le sujet provoquant l’effondrement du narcissisme et sa destruction.

Vous reconnaissez dans cette régression ultime le deuxième degré freudien de la régression de l’agir au penser – et non pas la régression qui permet d’expliquer comment la compulsion est première et l’obsession seconde, comme état mental désirant l’acte compulsif, qui est empêché et revient de manière obsédante comme une intention qui se perd en une simple représentation qui revient sans cesse. Cette seconde régression, c’est le moment où cet agir lui-même prend l’agir pour objet, puis l’agent pour objet, et se retourne sur lui-même. Simplement, le cas Schreber s’est interposé entre le cas de l’homme aux rats et notre discussion, et lui a apporté une complication supplémentaire. Désormais, il ne s’agit plus d’expliquer comment naissent les obsessions et les compulsions – les obsessions sont secondes chez Freud par rapport aux compulsions -, mais il s’agit d’expliquer l’humeur mélancolique. La deuxième régression de la partie théorique de L’homme aux rats sert désormais à expliquer non pas la structure de la symptomatologie, mais l’humeur qui accompagne cette symptomatologie, c’est-à-dire la dépression mélancolique.

Vous voyez ainsi comment l’essence persécutive du surmoi moral, son essence cruelle, sert de point de repère pour élucider ce qui se stabilise, ce qui reste cantonné dans certaines limites, lorsque ça ne produit que la névrose obsessionnelle. Si bien que la projection mélancolique révèle dans le supplément de régression auto-érotique qu’elle implique, les contours structuraux du refoulement de la haine à l’œuvre dans la névrose obsessionnelle. Et ce refoulement de la haine est évidemment en relation étroite avec un commandement d’amour dont la figure éventuellement monstrueuse comme vous allez voir avec Kierkegaard - en tout cas de ces paroles inguérissables que certains sujets peuvent entendre - va bientôt vous apparaître.

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Je passe à Kierkegaard parce que je crois que tout cela est assez abstrait si on ne voit pas bien quelle clinique pouvait sustenter au fond une approche comme celle d’Abraham, qui ne raconte que des histoires anodines dont on ne peut pas vraiment discuter la texture.

Je me suis intéressé à Kierkegaard parce qu’il y a eu l’an dernier et cette année d’excellents travaux publiés par Kierkegaard de Depelsenaire[1] et puis d’Adam[2], qui sont des travaux vraiment très bien, précis, qui donnent une idée rigoureuse de ce qu’on peut psychanalytiquement raisonnablement construire au sujet de Kierkegaard. Je crois que Kierkegaard est dans toute la littérature psychiatrique - ce n’est pas nouveau -, le cas typique de la mélancolie avec TOC, et les premières pathographies inspirées du freudisme le rangeaient dans la catégorie des obsessionnels, ce qui est une absurdité : s’il y a bien quelqu’un qui n’est pas obsessionnel mais très clairement mélancolique, c’est Kierkegaard.

C’est pour ça que je vais vous donner des repères biographiques, pour que vous voyez qu’il y a des moments où on voit extrêmement bien qu’il s’agit de quelque chose de tout autre qu’une névrose. Je parle des TOC au sens justement que je leur donnais dans la dernière séance, de ces formations symptomatiques dont on serait bien téméraire de croire qu’elles impliquent que celui qui a des TOC est un névrosé. Il y a tout un ensemble de manifestations symptomatiques qui sont un rapport à l’angoisse pure, qui n’ont rien à voir avec un refoulement, et qui en général ne sont pas accompagnées, comme je vous l’avais signalé, de lutte anxieuse ou de honte à les communiquer, etc., et qui échappent tout à fait dans leur repérage à ce qu’on appelle une névrose de transfert. Ce n’est pas du tout dans ce registre-là qu’on va prendre les choses. Il y a ainsi quelqu’un que vous connaissez au moins de nom, qui a publié un livre sur les TOC qui est un des grands livres de vulgarisation disponible, qui s’appelle Jean Cottraux, qui bien sûr, comme tous les gens qui refusent qu’il n’y ait que les psychanalystes qui parlent des gens intéressants, cite Kierkegaard, les mystiques, etc., en disant que ce sont des gens qui avaient des TOC, et que ça montre bien que tout ça c’est biologique puisqu’il y en a eu à toutes les époques. Voilà un argument dont la puissance m’a toujours stupéfait ! – Vous me permettrez d’être assez ironique avec Jean Cottraux, car il y a quand même des choses qu’il aurait pu vérifier avant de les asséner, surtout à titre de preuve historique, qui est que puisque ça a toujours existé, c’est donc biologique ! Raisonnement sur lequel il y aurait beaucoup à dire… Donc Kierkegaard est largement mis à contribution. Il est très connu que Kierkegaard était traversé d’un nombre considérable de petites manies, qu’il était d’une superstition assez frappante, et atteint d’un collectionnisme important. Si vous lisez Les ennemis intérieurs : obsessions et compulsions[3], vous trouverez cependant pp.32-34 un empilement sidérant d’erreurs factuelles sur Kierkegaard. Certaines sont extraordinaires, puisqu’on apprend qu’Abraham sacrifie un agneau, n’est-ce pas, à la place de son fils ! Kierkegaard s’est séparé de Régine en 1840, Crainte et tremblement est de 1843, et Crainte et tremblement est interprété brut de décoffrage comme une réaction à la séparation d’avec Régine ! On trouve aussi des simplifications sidérantes sur le contenu de la pensée de Kierkegaard. On nous explique par exemple que dans Crainte et tremblement, Abraham avec Isaac est pris dans un double-bind : soit il pêche en tuant Isaac, soit il pêche en désobéissant à Dieu. Tout ça est intéressant, parce que c’est mis au service d’une peinture de Kierkegaard qui en fait une vie obéissant aux contraintes des TOC selon Cottraux, et ça montre comment on peut prendre la vie des gens, et en en restant à des caricatures ou des approximations complètement incroyables, la tordre et la modifier en tout sens pour que ça vienne coller à une représentation des choses. Ce qui prouve, contrairement à ce qu’on raconte, que ce n’est pas du tout le propre des psychanalystes de tordre totalement les communications cliniques, c’est quelque chose qui atteint aussi leurs adversaires déclarés. On cite dans ce livre un épisode que je n’avais jamais lu – et pour cause -, celui des tasses. Il y avait, dit Cottraux, cinquante tasses et soucoupes dans le bureau de Kierkegaard, chaque paire correspondait à un style différent car Kierkegaard était superstitieux et n’aimait pas boire deux soirs de suite dans une tasse du même modèle. Quant aux visiteurs, ils devaient choisir le style de tasse et de soucoupe qu’ils souhaitaient pour prendre un café, et ensuite justifier leur choix. « L’histoire amère de Kierkegaard », conclut Cottraux, « combine tous les éléments de scénario de vie obsessionnelle : pensée magique, indécision, angoisse, culpabilité, et finalement enfermement dans la contrainte du rituel ». J’ai cherché désespérément où Cottraux avait pu trouver cette histoire. Il y a en effet un témoignage. Une histoire de ce genre nous est connue par une personne qui a dû subir ce rituel, c’est Israël Levine, qui était le secrétaire de Kierkegaard entre 1844 et 1846, et qui a laissé toutes sortes de notes biographiques qui ont ensuite été transformées par les gens qui écrivaient sur Kierkegaard. Et c’est Levine qui dit nous dit qu’avec les tasses Kierkegaard collectionnait les cannes, et il y en avait paraît-il tellement qu’on pouvait à peine circuler dans son entrée, et d’après ce que j’ai trouvé dans Graff, mais il n’est nullement question de superstition, ni de ne pas boire deux fois de suite dans la même tasse, ni de cinquante tasses. En revanche, ce que décrit de façon très impressionnante Levine et qui me paraît quand même être le vrai rituel, c’est la confection de ce café mêlé d’une quantité absolument énorme de sucre et de cognac - puisque Kierkegaard était violemment alcoolique -, qui soutenait l’écrivain très tard dans la nuit et assurait le brillant d’une conversation que Levine était censé prendre plus ou moins à la volée - car Kierkegaard a été longtemps très riche, et il payait Levine à cela. Cottraux d’ailleurs, curieusement, ne mentionne pas les symptômes qui vont, eux, plutôt dans son sens, comme la fameuse pyrophobie : Kierkegaard ne supportait pas l’idée qu’il puisse y avoir une allumette, quelque chose qui brûle en sa présence. Cottraux ne mentionne pas non plus ce qu’on sait aujourd’hui avec une quasi certitude, c’est que Kierkegaard dissimulait à ses proches une épilepsie, probablement une épilepsie temporale, avec de redoutables accès dont Levine avait été témoin, sur lesquels Kierkegaard lui avait fait jurer un secret absolu. Et de même, Cottraux ne mentionne pas – mais on comprend pourquoi, parce que c’est un témoignage trop freudien -, ce témoignage de Levine qui restait stupéfait de la façon dont Kierkegaard pouvait évoquer avec une précision nauséeuse les pires turpitudes sexuelles, les pensées les plus obscènes, sans qu’aucune expression autre que dûment châtiée lui pince les lèvres.

Hélas, même l’idée d’une obsession de Kierkegaard est largement répandue, je crois que le premier diagnostic psychanalytique porté sur Kierkegaard est de 1938, et il est déjà qualifié d’obsessionnel. On en a totalement oublié le destin final de Kierkegaard, sa façon de se construire comme le persécuté de la chrétienté de son époque, l’individu rejeté en rébellion publique face aux autorités religieuses, qui cadre infiniment mieux avec le sérieux et la persécution du martyr volontaire et ce tableau de mélancolie où les manies obsessionnelles de Kierkegaard ne sont en fait qu’un détail perdu dans l’ensemble où elles restent de simple manies, puisqu’à aucun moment on ne voit dans ces rituels quelque chose qui serait de l’ordre de la lutte anxieuse, du secret ou de la honte, à la différence bien sûr de ce qu’on lit dans son journal.

En tout cas, beaucoup d’études sur Kierkegaard - d’un point de vue psychanalytique, comme l’excellente étude qu’ont faites Adam et Depelsenaire avant lui -, sont centrées sur Régine, sur la séparation de 1840. Je vais me porter, pour changer, sur la fin, d’autant que j’ai beaucoup parlé de Crainte et tremblement et du Concept de l’angoisse, et je vais donc parler du Traité du désespoir.

Pour introduire ça, je vais essayer de repérer dans la vie de Kierkegaard un certain nombre d’éléments. C’est grâce à la magnifique biographie de Joakim Garff qui a été traduite en anglais pour ceux d’entre vous qui d’aventure ne sauraient pas bien le danois, que j’ai repéré ces histoires[4].

Il faut savoir que Kierkegaard est né de la deuxième femme de son père, et il est né assez vraisemblablement d’un viol domestique, puisque sa mère était la servante de son père et que le mariage a été aussi inattendu que précipité. On ne sait rien d’ailleurs de cette femme qui semble avoir été analphabète, et n’avoir connu que ce qui était nécessaire au culte sévère en vigueur dans la famille. Mais il semble bien que d’après les conditions du mariage et de la date de naissance de Søren, il y ait eu réparation. En tout cas, il était né sinon d’un viol, au moins d’une faute. Dans son enfance, Kierkegaard était un enfant insupportable, gâté, affreusement moqueur, et il était surnommé « la fourchette », parce qu’il disait qu’il aurait voulu être une fourchette pour être le premier à piquer la nourriture qu’il y avait dans le plat, et lorsqu’on lui avait dit « mais si on t’en empêche ? », il avait répondu – ça avait suffisamment frappé les gens de la famille pour qu’ils s’en rappellent bien des années après sa mort – qu’il aurait piqué les gens qui l’en auraient empêché. Vous avez là un tableau tout à fait frappant d’un enfant qui était vécu comme insupportable par les autres, tellement il était d’une ironie mordante et piquante.

Le père de Kierkegaard était un personnage extrêmement intelligent, très psychorigide et tatillon, parcimonieux, qui s’est retrouvé être l’un des hommes les plus riches du Danemark, d’une fortune immense, suite à des spéculations tout à fait heureuses. Et sa mélancolie, Tungsind en danois, se traduirait plutôt par « lourdeur d’âme ». Et lorsqu’en 1847 dans un des plus beaux textes de Kierkegaard que je vous recommande – Le jugement sur mon œuvre d’un point de vue d’auteur – lui-même se définit en relation avec son père comme un « enfant déguisé de façon assez folle en vieillard mélancolique ». Vous avez là une sorte d’expression directe de la superposition de deux images qui ne se mélangent pas, de deux images idéales, sans nulle symbolisation. Pendant l’enfance, le père partageait la chambre de ses fils, parlait en dormant, à ce que conjecture Graff, laissant les enfants dans l’effroi de ce que le père pouvait dire. Et si le père partageait la chambre de ses fils, c’était semble-t-il, d’après ce que nous savons par des références explicites du frère aîné de Søren - qui lui était un obsessionnel de zoo - dans le but d’empêcher de toutes les manières possibles la masturbation de ses fils. Tout ceci étant décrit dans une analyse qui fait une très forte part à une théorie de la faiblesse de la volonté qui est explicitement utilisée par Kierkegaard, pour mettre dans sa forme logique la torture de la pente au péché et de l’angoisse. Le frère aîné, qui finira évêque, codait ses rêves érotiques dans son journal, et c’est à travers le déchiffrage de ce dispositif qu’on a compris quel était le degré effarant de répression sexuelle qui était infligée aux enfants dans cette famille. Ce frère terminera de manière stupéfiante en demandant au roi non seulement de le démettre de sa charge d’évêque, mais de lui retirer les droits attachés à la majorité civile, de façon à ce qu’il soit traité comme un enfant, qu’il perde son statut d’adulte, et soit ainsi dépossédé de tous ses biens, de toutes ses responsabilités civiles, etc. Il semble que c’était une mesure possible au Danemark, à l’époque on pouvait renoncer à sa majorité civile.

Je ne vais pas épiloguer, je l’ai dit tout à l’heure, il est bien connu que par moment Kierkegaard était extrêmement alcoolique mais il a sans doute beaucoup exagéré les années de débauche qu’il aurait passé dans sa jeunesse. En tout cas, le père meurt en 1838, et apparaît dans les journaux de Kierkegaard à ce moment-là, le deuxième secret. Le premier secret, sur les conditions de sa conception, il n’est pas évident qu’il l’ait connu, mais il est probable qu’il ait fait les calculs que les enfants font sur leur date de naissance. Le secret que Søren et son frère connaissaient, c’est que le père, qui venait d’une famille extrêmement pauvre et misérable du Jutland, zone désolée du royaume du Danemark de l’époque, dans un moment de désespoir, de froid, de faim et d’abandon, avait maudit Dieu. Et le père était intimement persuadé que le châtiment de cette malédiction adressée à Dieu pour son sort de petit garçon abandonné de tous, c’était qu’il aurait, adulte, tous les signes extérieurs du succès, mais que tous ses enfants mourraient de son vivant à l’âge de 33 ans, c’est-à-dire l’âge de la mort du Christ. Etait-ce une croyance délirante du père, nous ne le saurons pas, en tout cas ce qui est certain c’est que l’induction sur le fils a été radicale, puisqu’en 1847, on a un témoignage très clair que Kierkegaard n’arrive pas à croire qu’il a 34 ans, et va vérifier dans les registres paroissiaux qu’il est bien né l’année qu’on lui a dit. Il y a là un moment de perturbation subjective saisissant, tellement la malédiction semble s’exercer (et de fait, la fratrie de Kierkegaard est horriblement décimée par la maladie, les unes et les autres décédant en nombre avant la date fatidique). Ce qui vous éclaire ce que Kierkegaard veut dire quand il intitule un de ses essais Les papiers d’un homme encore en vie ; il n’est pas du tout évident que ce soit une métaphore…

Sur la relation avec Régine tout me paraît dit dans une note que j’ai trouvée dans le Journal, je vous la cite parce que je la trouve très belle et d’une précision à laquelle il n’y a rien à rajouter :

« Un individu qui souhaite, espère, cherche, ne peut jamais être ironique. L’ironie, en tant qu’elle constitue une existence entière, consiste en l’exact opposé, de situer sa douleur au point précis où les autres situent leur désir. L’incapacité à posséder sa bien-aimée n’est jamais ironie, mais la capacité à la posséder tout à loisir au point qu’elle supplie et implore de devenir vôtre, et là être incapable de la posséder, voilà l’ironie ».

C’est dans le huitième volume. Qu’est-ce que vous voulez ajouter ? « Situer sa douleur au point précis où les autres situent leur désir »…

Je vais plus directement aux années finales, celles qui m’intéressent, en rappelant des épisodes dont je n’ai pas trouvé mention chez Adam, et qu’on ne connaît avec certitude au fond que depuis la grande biographie de Joakim Garff, c’est que le virage catastrophique de la vie de Kierkegaard vient en 1846, lorsqu’un jour un journal publiant aussi des caricatures qui s’appelle Le corsaire publie des dessins de Kierkegaard, le représentant de différentes manières, avec sa bosse, et en particulier avec un détail qui semble avoir été absolument intolérable à Kierkegaard, avec une asymétrie dans la taille des jambes de pantalon. Ça, ça fait complètement psychotique, car il y a vraiment là quelque chose, dans l’asymétrie des jambes du pantalon, qui est très subtilement soulignée dans les caricatures, qui va plonger Kierkegaard dans un état de dépression intense, avec des somatisations de toutes sortes, le sentiment de sa mort sociale, le sentiment que désormais il ne peut plus être celui qui derrière ce pseudonyme est au fond quiconque, il est absolument identifié comme une des figures caractéristiques de Copenhague, et il sombre dans une dépression paralysante traversée de phénomènes persécutifs discrets mais tout à fait clairs, puisqu’il se sent constamment regardé par tout le monde dans la rue, et en particulier il a l’impression que tout le monde vérifie que les pantalons sont taillés de manière inégale, puisque suite à une chute dans son enfance, il avait eu une blessure mal remise, d’asymétrie touchant aux jambes l’image de son corps, et qui était très élégamment masquée par les vêtements de dandy que Kierkegaard s’offrait sans réserves.

Ce qui se met alors en place dans son journal puis dans sa production littéraire, c’est l’idée d’un homme qui serait aujourd’hui comme Abraham, et peut-être même comme le Christ, au risque qu’on le prenne pour un fou. Et autour de 1847, Kierkegaard commence à penser que c’est sa mission – il commence à penser en termes de mission… – d’individu que d’être le témoin-martyr de sa propre époque. Kierkegaard est quelqu’un qui a médité de faire graver sur sa tombe « cet individu singulier ». Juste ça. Un pur déictique. Il faut bien entendre que quand il parle de sa mission d’individu, « l’individu » fonctionne dans un registre néologique quasiment comme un Nom-du-père, puisque c’est un point de suture qui vient permettre à l’individu de rester singulier dans un caractère absolument existentiel pointé par ce déictique qui aurait été finalement la seule chose qu’on aurait mise sur sa tombe, se symbolisant comme ça à travers sa propre mort. Et il envisage avec beaucoup de douleur, de sortir de l’anonymat.

C’est alors que fait retour le commandement terrible du père à l’enfant : « Souviens-toi bien d’aimer Jésus-Christ ! ». Phrase inoubliable qui a imprimé l’esprit de l’enfant, le père donnant pour consigne radicale d’aimer Jésus-Christ, qui s’inverse projectivement à partir de 1847 en critique sur les chrétiens de son temps, pas vraiment de ce qu’on appelle les chrétiens au sens de citoyen, mais de cette chrétienté qui n’est pas vraiment chrétienne, celle des églises officielles où la foi est une affaire d’habitudes, et éventuellement de justifications rationnelles, faisant tomber les choses de la foi dans le registre de la rationalisation quotidienne. Le modèle de ce martyr-témoin, est dans une figure peu connue mais essentielle à la spiritualité danoise de l’époque, qui est le portrait du Christ chez les frères moraves – groupe piétiste extrêmement important à l’époque – qui est la face du Christ couverte de crachats, qui cependant accuse ceux qui la regardent. La face du Christ couverte de crachats dont le regard accuse les hommes, c’est une icône - si j’ose dire - essentielle de la prédication des plus grands pasteurs contemporains de Kierkegaard, et c’est cette figure dans laquelle vient se glisser progressivement Kierkegaard en prenant cette posture du persécuté de son temps, du martyre – « martyre » veut dire « témoin » -, comme le Socrate du christianisme qui est en même temps un Christ. Et ça va l’entraîner dans un progressif retrait hypercritique et politiquement dangereux de l’Eglise officielle jusqu’à sa mort en 1855. Avec plein de gens qui ont autour de lui senti la radicalité de sa sincérité, puisque je crois que c’est son beau-frère qui protestera contre le fait que Kierkegaard soit enterré par l’Eglise officielle du Danemark, et qui pour avoir protesté en criant lors de la mise en terre, sera puni et devra payer une très forte amende pour s’être ainsi rebellé contre cet ordre étatico-religieux contre lequel avait combattu Kierkegaard.

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Voilà le contexte dans lequel en 1849 Kierkegaard écrit ce Traité du désespoir dont le titre original – je ne sais pas comment ça se prononce en danois : Sydommen til doden -veut dire en réalité, et c’est mieux en anglais, c’est le sickness unto death, c’est-à-dire la « maladie à la mort » qui est une référence au premier épître aux Hébreux dont je vais parler tout à l’heure.

C’est l’approfondissement ultime du concept de l’angoisse, dans la mesure où le concept de l’angoisse avait fait du péché une particularisation radicale de l’existence. Le concept de l’angoisse était une manière de penser non pas le contenu dogmatique, mais le contenu psychologique du péché originel, en faisant de l’innocence même un état angoissé, et de l’angoisse le point de bascule de l’innocence dans le péché. Le Traité du désespoir radicalise et approfondit considérablement cette problématique, en faisant du désespoir l’expérience qui, au-delà de l’angoisse, dévoile le fond inconscient de la conscience, c’est-à-dire le désespoir par excellence chez Kierkegaard étant de désespérer de soi. La possibilité qu’on puisse soi-même désespérer de soi, fait émerger ce rapport que le soi a à lui-même, ce rapport qui pose la conscience morale dans le désespoir. En toutes lettres, le but que poursuit le Traité du désespoir comme traité d’édification, c’est la délivrance de ce qu’il appelle à cet égard « l’obsession », qui est l’état du désespoir.

Dans la théologie traditionnelle, l’obsession est un état intermédiaire entre la tentation et la possession. La tentation est la disponibilité de la créature finie à commettre le mal. L’obsession est le moment où le démon siège devant l’âme et tente de l’investir, l’attaque de tout côté. La possession comme son nom l’indique est le moment où il s’empare non de l’âme – jamais il ne s’en empare, car dans la possession l’âme spirituelle au sens religieux est laissée indemne alors que tous les organes du corps sont possédés par le démon. La manière dont Kierkegaard pense l’obsession et la possession est un peu différente, parce que vous avez toute la logique de la tentation héritée du concept de l’angoisse, mais il a pensé l’obsession dans son rapport non pas à la possession au sens de l’exorcisme, mais au sens des possédés de l’Evangile - en particulier de ces possédés de l’Evangile qu’on voit dans Marc lorsque le Christ chasse les démons et les enferme dans les troupeaux de porcs qui vont se précipiter dans l’abîme -, en insistant sur une dimension extrêmement importante de la possession démoniaque, qui est l’angoisse du bien.

Le comble de l’angoisse, c’est l’angoisse du bien au sens où les possédés crient au Christ : « Ne t’approche pas ! ». C’est-à-dire que non seulement ils désespèrent d’eux-mêmes, mais ils désespèrent quant à leur propre salut. C’est ce désespoir quant à son propre salut qui fait que l’approche de la délivrance est vécue avec angoisse, qui donne une mesure de ce que c’est que cet espèce d’enfermement et d’hermétisme diabolique, qui dans la théologie chrétienne s’indexe à ce péché ultime, dit « péché contre le Saint-Esprit » dont vous avez une description dans Mathieu, chapitre 12, versets 25-37, qui recoupe d’ailleurs dans la première Epître aux Hébreux, l’idée qu’il y a là une maladie « à la mort ». C’est difficile à traduire, je pense que c’est une histoire de grec qui est assez spéciale. C’est un péché pour lequel on ne peut même pas prier pour qu’il soit pardonné, puisqu’il consiste à récuser même la possibilité que les péchés soient pardonnés. C’est le point où l’angoisse du bien que serait la délivrance du mal, atteint un tel degré qu’il est inimaginable dans le raidissement démoniaque, dans le défi jeté au salut, dans la récusation radicale jetée au salut, de vouloir de ce salut. C’est-à-dire que c’est positivement joindre son crachat comme dans le récit de la passion, aux crachats de la foule sur le passage du Christ, et non seulement cracher mais recracher en connaissance de cause, en sachant que c’est sur le Christ qu’on crache. Voyez ainsi que l’obsession n’est plus quelque chose qui va être vécu sur le mode d’être assiégé par des tentations diaboliques, c’est carrément être à ce point posséder qu’on est investi par le mal et qu’on se barricade intérieurement contre le bien. C’est-à-dire que le bien est un persécuteur qui est passé au dehors.

Je crois qu’on ne peut mieux exprimer ce qu’est la projection dont parle Abraham, c’est-à-dire : « Ils me haïssent » - et c’est ce qui est en encore plus terrible – « de vouloir du bien ». C’est ça le point extrême auquel on a affaire dans la mélancolie auto-accusatrice : vouloir du bien au mélancolique auto-accusateur est quelque chose qui provoque, dans le registre de l’angoisse du bien, une réaction de souffrance absolue. C’est en ce sens qu’on voit littéralement ici les moments logiques de l’obsession et du rapport au démoniaque, à l’hermétisme comme dit très bien Kierkegaard. On voit bien l’épure de la projectivité dans les termes de l’hermétisme démoniaque : c’est la mélancolie auto-accusatrice enfermée à l’intérieur de son propre dispositif, et donc si elle a un salut, ne pouvant le trouver que de l’intérieur d’elle-même, là même dans ce dont elle désespère. Ce qui est impossible.

Là, vous reconnaissez toutes les  figures de la mélancolie exprimées avec une simplicité dans la dialectique morale qu’on aurait du mal à trouver dans aucune description psychiatrique ou psychanalytique.

Tout d’abord : le figement du temps. Le figement du temps puisque ce qui fait l’essence réelle du désespoir, explique Kierkegaard, c’est que tout le possible qui étant passé est perdu, est porté à chaque instant à la conscience comme un présent qui n’en finit jamais. Ce figement du temps, c’est d’être paralysé dans un instant de désespoir qui condense et anéantit tous les possibles du passé, mais aussi, bien sûr, tous les possibles du futur. Car le seul remède au désespoir, c’est le possible, mais le possible c’est justement ce qui est perdu, et le rapport à l’éternité du désespoir est un rapport entièrement négatif, puisque seul Dieu, comme dit très bien Kierkegaard, à qui tout est possible à tout instant, serait précisément le salut, et que plus profond est le désespoir, plus c’est de Dieu en tant que Dieu est celui à qui tout est possible et par qui tout est possible à tout instant, que le divin apparaît en quelque sorte dans l’exclusion logique impliquée par la position du désespéré. Et ainsi, je vous cite Kierkegaard, « être malade à mort, c’est ne pouvoir mourir, mais la vie ici ne laisse pas d’espoir, et la désespérance, c’est le manque du dernier espoir, c’est le manque de la mort ». Dimension extrêmement sensible dans toute mélancolie grave : ce qui manque, c’est la mort ! Sans aller aux extrêmes de ce qu’on appelle le syndrome de Cotard : l’immortalité de douleur à la conscience délirante extrêmement aiguë et abominable que vous avez dans certaines description, que le sujet ne mourra jamais, que cette douleur ne sera jamais interrompue par aucune mort, qu’il est devenu immortellement souffrant. Ce n’est pas du tout ici je crois à mettre dans le registre d’une bizarrerie cénesthésique. Ça fait partie, justement, de la grammaire logique du désespoir, que d’impliquer ce type de position. Une grammaire logique du désespoir, qui affecte littéralement le sujet. Qu’est-ce qui donne au désespoir ce caractère d’immortalité anéantissante, comme le dit extrêmement bien Kierkegaard à nouveau ?

C’est que le désespoir de soi, ce qu’il a de particulièrement désespérant, c’est qu’il n’arrive jamais à faire disparaître le soi. Le rapport de soi à soi, qui permet à soi-même de désespérer de soi-même, qui permet de s’envisager soi-même avec désespoir, c’est-à-dire d’être déchu comme soi du soi qu’on aurait voulu être, de ce possible passé qui a été aboli dans le désespoir, eh bien ce rapport de soi à soi dépasse et déborde toujours le soi que le soi envisage, le soi qu’il est pour soi-même. Et ce rapport de soi à soi qui pose le soi est éternellement douloureux, et donne justement ce caractère de souffrance infernale de l’expérience du désespoir ultime, qui est le désespoir de soi.

Cette dimension du désespoir, c’est donc une grammaire logique qui la révèle ici, c’est une analyse qui fait que comme vous savez sans doute, le seul philosophe que Wittgenstein qualifie de « grand philosophe », c’est Kierkegaard. Et c’est très clairement de Kierkegaard que procède un certain nombre d’analyses de jeux de langage, c’est le premier à mettre ceci en évidence dans sa portée réelle, la portée existentielle de ces combinaisons de termes où la direction intentionnelle des mots (désespoir de soi) spécifie complètement leur valeur. Je vais y revenir.

Le point de convergence de tout, en tout cas, c’est la foi en Dieu. Dieu qui est à la fois celui qui pose l’individu comme conscient et comme libre, et qui pose donc ce rapport éternel qui permet au soi de s’envisager soi-même et de désespérer de soi-même, en sorte que même si je désespère de moi-même, je n’abolis pas ce rapport. Ce rapport est celui qui est posé de manière transcendante par le Dieu même qui m’a créé comme sujet conscient et libre, notamment libre de désespérer de soi-même. Vous avez donc ce Dieu comme objet de foi qui constitue le rapport, et qui est en même temps ce Dieu par qui tout est possible à tout instant, et qui est précisément celui dont le désespéré désespère, puisque c’est lui qui au comble du démoniaque, va considérer Dieu dans un défi ultime comme ce qu’il est absolument intolérable d’admettre : ce bien qui est son salut l’angoisse trop.

La distinction cruciale, essentielle qui structure le Traité du désespoir et qui m’intéresse ce soir, se trouve page 137 dans une petite note, et je vous la lis parce que c’est je crois une des analyses logico-grammaticales les plus profondes qu’on puisse trouver en philosophie :

« C’est pourquoi la langue a raison de dire « désespérer du temporel » quant à l’éternel, mais de soi-même, parce qu’ici encore c’est exprimer l’occasion du désespoir qui pour la pensée est toujours désespoir quant à l’éternel, tandis que la chose dont on désespère est peut-être archi différente. On désespère de ce qui vous fixe dans le désespoir, de son malheur, du temporel, de la perte de sa fortune, etc. Mais quant à ce qui, bien compris, nous délie du désespoir, on désespère quant à l’éternel, quant au salut, quant à nos forces. Avec le moi, parce qu’il est doublement dialectique, on dit aussi bien « désespérer de soi », et « quant à soi ». De là cette obscurité inhérente aux formes inférieures du désespoir, mais présente d’ailleurs dans presque toutes, voire avec tant de clarté passionnée de quoi l’on désespère, mais tout en ne voyant pas quant à quoi. Pour guérir, il faut une conversion de l’attention, il faut qu’on tourne le regard du de quoi au quant à. Et ce serait un point délicat au pur point de vue philosophique de savoir s’il se peut vraiment qu’on désespère en sachant pleinement quant à quoi on désespère ».

Je crois que ce « déplacement de l’attention » entre les deux modalités intentionnelles du désespoir, les deux modalités du rapport à l’objet intentionnel du désespoir – « désespérer de sa fortune » et « désespérer quant à ses forces » où le quant à indique la position du sujet dans le désespoir par rapport à son objet, tandis que le de quoi on désespère indique l’objet sur lequel on se fixe pour désespérer en ignorant la position subjective dans laquelle on est installé lorsqu’on désespère à l’égard de cet objet, je crois que c’est l’expression la plus radicale de l’autothérapie mélancolique, par « virage », cet espèce de renversement si singulier qu’on observe couramment en clinique, des points paroxystiques de mélancolie qui tout à coup atteignent un point incroyable puis s’évanouissent, comme si la mélancolie avait détruit la mélancolie en allant au comble de la mélancolie – surtout dans la mélancolie auto-accusatrice qui est une forme particulière, susceptible d’un traitement moral.

Cette mélancolie, vous voyez bien que la compréhension qu’en donne Kierkegaard est une compréhension entièrement intentionnelle. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’y a aucune espèce de différence entre l’état psychique et affectif, cérébral, du désespoir quant à et du désespoir de. L’affect en tant que tel, l’affect du désespoir est complètement le même quand vous désespérez de la perte de votre fortune, et quand vous désespérez quant à vos forces ou votre salut. Donc ce qu’il appelle le « changement d’attention », ce déplacement subjectif, est quelque chose qui porte en soi toute la force de ce qu’on appelle une interprétation. C’est-à-dire que ce n’est rien d’autre qu’une interprétation au sens le plus pur, que ce qui peut ainsi faire basculer la direction intentionnelle du désespoir de vers la direction intentionnelle du désespoir quant à. Et cette directionnalité du désespoir est simplement prise autrement, puisque être désespéré quant à soi, c’est plonger dans le rapport du soi qu’on a « quant à » soi-même. C’est uniquement lorsque vous pouvez désespérer quant à vous-même que vous êtes non pas obnubilé non pas par un des termes du rapport - l’idéal dont vous êtes déchu ou l’idéal que vous ne pouvez pas rejoindre -, mais quand vous êtes dans le rapport lui-même, dans le quant à. Non pas dans ce soi perdu ou inaccessible d’où on a chuté, mais dans le rapport qui pose lui-même le soi quant à soi, et qui le détermine la réflexivité ultime.

Et je vous ferai remarquer à cet égard, bien que Kierkegaard ne le fasse pas, qu’un certain nombre d’affects se décline avec quant à : la honte, le mépris, le respect, l’orgueil, l’inquiétude et leur remède, qui est très intéressant : la tranquillité, puisque la seule construction intentionnelle prépositionnelle que vous pouvez avoir avec la tranquillité, c’est quant à : on n’est pas tranquille de quelque chose, on est tranquille quant à quelque chose. La tranquillité, c’est un état du rapport de soi-même à soi-même, la quietas qu’on traverse comme quelque chose dont on ne cesse jamais de sortir de ce rapport à soi-même qu’on traverse sans cesse en étant pacifié. Par opposition, vous voyez bien que l’angoisse n’est jamais angoisse quant à soi, mais toujours angoisse de soi, et encore moins le deuil : le deuil se décline toujours, me semble-t-il, comme un deuil de, et jamais comme un deuil quant à. Ou alors, et c’est ce à quoi pense Kierkegaard, quand on parle au passé du deuil qu’on a eu, pas de celui qu’on vit : « J’ai fait mon deuil quant à mes illusions de jeunesse », et ce n’est donc pas l’état qu’on souffre qui est en cause,  comme quand on dit : « Je fais mon deuil de mes illusions de jeunesse », mais le deuil dont on s’est extrait, c’est tout l’inverse, donc, c’est la sortie du deuil.

C’est en ce sens je crois que le désespoir est le moyen d’aller au-delà de ces affects que sont l’angoisse et le deuil. De les dépasser, d’en faire un passé. Et c’est seulement lorsqu’on a atteint le désespoir qu’il devient possible de mobiliser le rapport qui pose le soi par rapport (ou quant) à soi-même. C’est-à-dire de sortir de l’idée que le soi serait objet de lui-même, objet de son anticipation, objet idéal d’où le soi qui est image du même serait déchu, et tant qu’on n’est pas arrivé à ce point du désespoir, la possibilité de l’inversion, de l’entrée dans la position même du soi par rapport à soi est inaccessible. Je crois ainsi qu’on peut tout à fait désespérer de son deuil, mais certainement pas faire le deuil de son désespoir. C’est un des éléments très important je crois, qui lorsqu’il s’agit de voir jusqu’à quel point d’intensité dramatique peuvent aller certaines cures, que ce n’est pas le deuil le terminus ultime, contrairement à ce qu’on peut tirer de Freud. Ce n’est pas le deuil le terminus ultime, c’est le désespoir. Le soi ici est un pivot essentiel du dispositif, puisque le soi est la structure qui par excellence peut désespérer de soi et peut désespérer quant à soi. C’est là, où s’opère la conversion. Quand il s’agit de désespérer de soi-même, il me semble que c’est toujours désespérer du reflet où l’on sent ici idéalement, et c’est l’écriture je crois absolument toute simple que donne fréquemment Lacan :

 

i(a) ® m          désespérer de soi

 

Désespérer de soi-même, c’est lorsque le moi s’anticipe idéalement avec la possibilité permanente de la chute de l’objet et de l’image de soi qui l’encapsule. En revanche, lorsqu’il s’agit du désespoir quant à soi, on sent que ce qui est visé, c’est ce rapport qui pose le sujet, c’est-à-dire cette pure différence S1-S2 qui l’appelle à lui-même, au sens où ce qu’est le sujet comme cet objet qui lui échappe et qui le met en cause, s’appréhende précisément dans une pure différence, où il est appelé à être représenté.

 

S1      S2           désespérer

S        a            quant à soi

    

Et c’est bien une manière je crois tout à fait simple de se représenter de ce que Lacan écrit par ce type de formule, en vous montrant que ce qui est capté dans cette analyse du désespoir, ce sont des postures intentionnelles qui autrement ne sont pas absolument claires dans leurs enjeux. Ce que j’appelle la grammaire logique des termes d’affect, ce n’est pas du tout une manière de récuser l’écriture en termes de mathème chez Lacan, c’est une manière de l’attraper dans son immanence, d’observer comment se transforment effectivement nos affects et nos positions subjectives, dans une dialectique immanente de leur parcours, en repérant bien quels sont les points dans lesquels la différence entre de et quant à est plus qu’une simple différence abstraite entre signifiants phonologiques, c’est véritablement une variante sur la directionnalité intentionnelle des affects qui nous constituent. Je le dis en passant, c’est ce qui à mon avis rend tout à fait inopérante la plus réussie des tentatives de naturaliser l’affectivité dans la névrose obsessionnelle, et qui est l’entreprise cognitiviste de Salkovskis, dont je vous ai parlé la dernière fois. Car il est tout bonnement impossible de capter dans les repères psychométriques ordinaires ce qui reste radicalement intentionnel et directionnel dans l’usage de notions comme la honte, l’angoisse, le désespoir, le deuil, la tranquillité, etc. On voit ces notions opérer, en un sens, mais leur entrelacement moral et la réversibilité des positions subjectives qui s’y décident, le champ offert, en un mot, à l’interprétation, tout cela est impossible à capter. En revanche, dans la mesure où il s’agit toujours des mêmes vécus affectifs (quels que soient leurs objets intentionnels), rien ne s’oppose à ce qu’on agisse brutalement ou chimiquement contre ces affects. Après tout, mon analyse logico-grammaticale ne fait que confirmer qu’il n’y a pas de différence matérielle, neurobiologique, tout ce que vous voudrez, entre le désespoir de et le désespoir quant à, entre la honte de et la honte pour, etc. Tout est affaire ici de contexte ou de circonstances.

En revanche, si vous prenez les choses dans leur finesse d’articulation intentionnelle, on voit aussitôt émerger deux figures possibles du transfert.

Ces figures du transfert reposent je crois sur l’idée que l’interprétation donne une idée à la fois du transfert et de la nature de l’interprétation dans la cure de l’obsessionnel. Pourquoi ? Parce que ce qui caractérise la première plainte obsessionnelle, c’est toujours le désespoir de, c’est un désespoir de soi-même, lamentation sur l’impuissance, doute sur la thérapeutique, angoisse du bien qui délivrerait en dépossédant le sujet de son auto-position dans le malheur, etc. Ce qui est difficile, là, c’est de percevoir qu’en réalité le silence analytique est une manière de mettre en cause, contre cette plainte sur le désir englué dans le symptôme, une interrogation sur ce quant à quoi désespère le sujet. Il faut bien discerner que l’objet du désespoir de n’est rien d’autre qu’un objet métonymique. Tandis que l’objet du désespoir quant à, c’est ce que Lacan appelle l’objet-cause du désir. Puisque cet objet cause du désir, il est dans l’Autre, c’est-à-dire dans ce lieu où l’objet est perdu, tandis que l’objet métonymique est cet objet essentiellement fuyant dans la chaîne, qui quand bien même le procurerait-on au sujet, serait repoussé pour être remplacé par un autre dans cette logique de l’Entstellung, du déplacement permanent, qui caractérise la mobilité des objets du doute, de la plainte, etc. Or, sans la dialectique du désespoir, on n’arriverait pas à ce point où le sujet obsessionnel atteint le virage et le point culminant de ce désespoir qui va le mettre en cause dans son rapport subjectif à l’objet, c’est-à-dire quel est l’objet-cause de son désir, du moins dans le transfert, bien au-delà de ce qu’il estime être les objets sur lesquels se fixe son symptôme - l’impuissance ou la honte. Et tant que le sujet n’en n’est pas venu à désespérer quant à soi, c’est-à-dire à désespérer de son désespoir orienté sur l’objet métonymique, rien n’est décidément opératoire.

Comment se passe cette dialectique du désespoir ? Je suis frappé de voir que de l’entreprise d’autothérapie radicale à laquelle se livre Kierkegaard, il distingue trois degrés : le désespoir-faiblesse - la plainte ordinaire de l’impuissance et du doute -, le désespoir de sa faiblesse, qui met déjà plus en cause le sujet, puis ce moment absolument essentiel, dialectique, qui est le désespoir-défi, c’est-à-dire le moment où le sujet étant mis en cause ne peut plus rien faire d’autre pour se protéger de la révélation de l’objet perdu, que de se raidir dans une posture radicale, qui est le refus de se perdre pour se retrouver. Ce refus de se perdre pour se retrouver, c’est le moment nécessairement démoniaque de la dialectique du désespoir, le moment où l’hermétisme de l’obsédé s’oppose dans un raidissement total à toute tentative de lui vouloir du bien, à toute tentative thérapeutique. Dans ce désespoir-défi, l’obsédé rencontre au moment où effectivement il est mis en cause et où le rapport tel qu’il est posé de soi à soi lui dérobe la possibilité de sa plainte obsessionnelle, quelque chose qui culmine dans une réaction thérapeutique négative, qui est exemplairement mise en œuvre, comme vous savez, dans la névrose obsessionnelle. S’il y a bien quelqu’un qui présentifie dans le transfert le fait que le bien qu’on lui veut l’angoisse, c’est l’obsédé, dont la réaction va être un mutisme, un hermétisme, un défi, un raidissement catastrophique dans le symptôme : une répétition du pire, et je crois que c’est à cela que Freud fait référence quand il parle lui aussi de la dimension « démoniaque » de la compulsion de répétition.

Ce que j’institue donc ici, à travers l’analyse de la grammaire des affects, de ses formes intentionnelles, c’est la charge éthique réelle et immanente de la position du sujet obsédé.

Vous entendez en filigrane que je suis en train de commenter ce que Lacan appelle la dialectique de la castration, de la symbolisation, c’est-à-dire ce problème : comment peut-il se faire que le sujet obsessionnel se crispe sur sa posture phallique, c’est-à-dire se crispe sur cet indicible objet phallique infantile quasi-spirituel, dont on ne peut même pas dire qu’il jouit, qui est comme dans les érections de l’homme aux rats, cette espèce de trace infantile qu’il refuse absolument d’effacer, et qui lui barre tout accès symbolique - dans le cas trivial - à la puissance ou à la paternité, ou au succès social, toute la série des échecs que nous connaissons ? Comment ? C’est le moment où la castration comme mise en cause radicale provoque ce temps de raidissement. Plus vous allez vouloir que l’autre franchisse le dernier pas, tant il a fait de chemin pour arriver à ce point où la question de la castration se pose, que sur cette limite de la manière la plus frappante se produit un défi avec un enfoncement catastrophique, une réaction thérapeutique négative - car les obsédés sont capables de faire des choses qui ressemblent à des passages à l’acte, des expériences hermétiques qui donnent l’impression qu’on a affaire à quelque chose de démoniaque qui tient le névrosé, et qui fait que là où est sa délivrance, eh bien là est sa plus grande angoisse. C’est à ça, à cette rage qui se cramponne à l’érotisation précoce qu’on mesure ce qu’est l’identification phallique dans la névrose obsessionnelle.

Cette rage démoniaque, je crois que Kierkegaard, du point de vue qu’il a franchi du côté de la mélancolie, en donne une description extraordinaire :

« Car escompter une chance de secours, surtout par cette absurdité qu’à Dieu tout est possible, non ! non ! il ne le veut pas. Ni pour rien au monde en chercher chez un autre, aimant mieux, même avec tous les tourments de l’enfer, être lui-même qu’appeler au secours […]. Un désespéré, qui veut être lui-même, endure de mauvais gré quelque état pénible inséparable de son moi concret. De toute sa passion il se jette alors sur ce tourment même, qui finit par devenir une rage démoniaque. Et s’il se pouvait maintenant que Dieu au ciel avec tous ses anges lui offrît de l’en délivrer, il refuserait : trop tard ! Naguère, il eût gaiement tout donné pour en être quitte, mais on l’a fait attendre, à présent, c’est trop tard, il préfère enrager contre tout, être l’injuste victime des hommes et de la vie, rester celui qui veille justement à bien garder sous la main son tourment pour qu’on ne lui ôte pas - sinon comment prouver son droit et s’en convaincre soi-même ? Cette idée fixe lui pousse tellement en tête, qu’à la fin une tout autre raison lui fait craindre l’éternité, craindre qu’elle ne lui ôte ce qu’il croit démoniaquement sa supériorité infinie sur le reste des hommes, et sa justification d’être celui qu’il est ».

Je crois que lorsque Kierkegaard interpelle ici un Autre, c’est beaucoup moins un Dieu père ou même un Dieu vide que vraiment un Autre qui n’existe pas – regardez ces passages pp.153-154 -, c’est Régine ! C’est la femme qui serait le bonheur, le salut, qui se donnerait absolument sans contrepartie. C’est ça qui suscite la réaction démoniaque, c’est-à-dire que c’est le don d’une femme à l’obsessionnel, qui déclenche la réaction d’hermétisme, d’une manière je dirai presque automatique, mais c’est un mot vulgaire pour désigner ça. Là je crois qu’on est vraiment tellement au cœur de la constitution de l’économie de ce que c’est que l’obsession dans son virage démoniaque, que je crois qu’on en est quelque fois un peu baba. Et je termine sur une dernière citation :

« Tandis que le désespoir-faiblesse se dérobe à la consolation qu’aurait l’éternité pour lui, notre désespéré démoniaque n’en veut non plus rien savoir, mais pour une autre raison : cette consolation le perdrait, elle ruinerait l’objection générale qu’il est contre l’existence. Pour rendre la chose par une image, supposez une coquille douée de conscience – qui n’en serait peut-être pas une au fond, mais, à tout prendre de très haut, un trait intégrant de l’ensemble – et qu’en révolte alors contre l’auteur elle lui défende par haine de la corriger et lui jette, dans un défi absurde : non ! tu ne me bifferas pas, je resterai comme un témoin contre toi, comme un témoin que tu n’est qu’un piètre auteur ! ».

Je crois qu’on peut difficilement mieux dire pourquoi la présence du phallus dans la névrose obsessionnelle c’est celle d’une lettre qu’on ne peut effacer. Ce qui est absolument accablant dans la symptomatologie des rêves, des actes manqués, à quel point la littéralité de ce qui est ici décrit est saisissante ! On a l’impression, dans la lumière du pur surmoi mélancolique, de voir se décomposer les moments logiques exhumés à grand-peine de l’analyse de la névrose obsessionnelle! Pourquoi ça apparaît, du point de vue de la mélancolie, en pleine lumière ? Parce qu’à la fin du texte que je vous ai lu tout à l’heure, il y a cette remarque absolument angoissante, si vous y réfléchissez, qui est : « Ce serait un point délicat au pur point de vue philosophique (quand il dit « au pur point de vue philosophique », c’est ce qui fait que Kierkegaard est bien un philosophe, contrairement à ce qu’on dit quelquefois) de savoir s’il se peut vraiment qu’on désespère en sachant pleinement quant à quoi on désespère ». Parce que, dit Kierkegaard, si je sais quant à quoi je désespère, j’ai accès à ce qui me pose, et je reprends ma place dans l’éternité. C’est-à-dire que je reprends ma place dans cette différence à l’intérieur de laquelle je suis appelé, dans cet ordre qui est porté par la figure ici de l’éternité divine que Lacan capte à travers la différence de S1 et de S2, et une fois remis dans cet ordre-là, se produit la séparation.

Mais en est-on si sûr ?

Voilà l’angoisse mélancolique : ne pourrait-on pas désespérer quant à soi-même ? Désespérer quant à soi-même, c’est être exposé à la question de la foi chez Kierkegaard. Vous savez que dans le christianisme, le péché ne s’oppose pas à la vertu, le péché s’oppose à la foi. C’est être païen que de croire que le péché et la vertu s’opposent. Ça c’est valable pour les Grecs. Pour les chrétiens, la seule chose qui s’oppose au péché, c’est la foi. Il y a des propos de Paul extrêmement clairs, pour qui tout ce qui n’est pas foi est péché. L’opposition est construite ainsi. Si bien que la question de fond, de savoir si quand on désespère quant à soi, est-ce qu’on atteint bien ce point d’involution qui fait que le désespoir se dissout, se retourne contre lui-même, ce n’est possible que si effectivement il y a une position dans l’Autre, c’est-à-dire si on est posé dans l’Autre, si l’Autre fait place à cette position du sujet. Et là, la question est d’aller inventer par sa foi un Dieu qui nous aime, c’est d’aller inventer un grand Autre qui nous fait place par l’opération de la foi. C’est là où ce que Kierkegaard appelle foi, c’est l’antidote ultime à l’Unglauben paranoïaque, c’est-à-dire que c’est l’idée qu’il pourrait y avoir quelque chose en quoi, dans l’Autre, je serais accueilli, où je ne serait pas acculé à demeurer une objection à tout-autre par ma seule existence. La difficulté se radicalise, parce que pour cet acte de foi-là, dit Kierkegaard, être l’individu ne suffit même plus. Il faut, dit-il, être l’isolé. Seul l’isolé est capable de cet acte de foi qui construit dans sa foi absolue la place que l’isolé croyant va trouver dans l’Autre, et va construire dans sa foi le Dieu qui est capable de lui pardonner ses péchés. C’est seulement donc la plus haute conscience spirituelle du péché qui peut amener au démoniaque, et c’est seulement la conscience la plus profonde du démoniaque qui donne l’occasion à la foi de sortir le pécheur de sa condition. Avec évidemment, et c’est la fin du Traité du désespoir, le paradoxe ultime, du péché qui serait impardonnable, qui est « le péché de ne pas croire à la rémission des péchés ». Car si vous ne croyez pas à la rémission des péchés, vous abolissez l’acte de foi radical, qui est de poser par votre foi ce Dieu à qui tout est possible à tout instant, y compris de vous sauver, et éventuellement même de vous sauver, aussi invraisemblable que ça paraisse, du péché contre le Saint-Esprit, c’est-à-dire de vous sauver d’avoir craché en connaissance de cause sur le visage du Christ.

Or, c’est le scandale par excellence, dit Kierkegaard, parce que si vous réfléchissez, non seulement la rémission des péchés est un objet de foi, mais doit être un objet de foi. C’est-à-dire que le « Crois-y ! », le « Crois à la rémission de tes péchés ! », c’est l’impératif spirituel absolu, celui en dehors duquel nous ne posons pas l’Autre à l’intérieur duquel nous pouvons croire, nous pouvons avoir la foi. Ce « Crois-y ! » a quelque chose d’absolument scandaleux, parce que ça confronte la finitude humaine à sa propre position dans l’extrême du désespoir. Est-ce qu’on peut aller dans l’extrême du désespoir au point d’aller jusque-là ? Or, celui qui porte cet énoncé, celui qui oserait en témoigner, que la foi et la croyance en la rémission des péchés, c’est ce en quoi on doit croire, ne serait-il pas, dit Kierkegaard, l’objet ultime du scandale ? N’est-il pas le fou, celui qui dit que seule l’injustifiable justifie ? Ne serait-il pas le Socrate chrétien, celui qui va être voué à la mort par la foule, puisque cette foi est totalement persécutive, comme le souligne Kierkegaard. Elle persécute les prétendus chrétiens, qui ne peuvent la récuser que comme une folie ! Puisqu’il n’y a plus de raison qui puisse être avancée, plus aucune justification de type moral…

Et ce sera évidemment la position finale du sujet Kierkegaard, la façon dont il assure cette suture de l’Unglauben, c’est d’être le persécuteur de l’imposture qu’est la prétendue foi des hommes. C’est ce sur quoi il terminera sa vie, comme ce dénonciateur scandalisé de l’imposture qu’est la prétendue foi des hommes, qui ne vont pas jusqu’à cet extrême du démoniaque, jusqu’à cette angoisse du péché contre le Saint-Esprit.

Le péché contre le Saint-Esprit est un des points fondamentaux, je pourrais vous développez ce point, de l’articulation mélancolie-névrose obsessionnelle, en particulier si vous lisez – c’est un des plus beaux textes qu’on puisse lire -, Grace Abounding To The Chief Of Sinners, de Bunyan, qui est un des très grands mystiques puritains du 17ème siècle anglais, qui est traversé d’une obsession abominable, qui est que le démon lui chuchote : « Christ : vends-le ! vends-le ! », sans arrêt, jour et nuit, pendant des mois et des mois. A un moment, il s’enfonce les doigts dans les mâchoires pour empêcher sa bouche de s’ouvrir et de dire « Yes, I will sell him ! ». Mais sa bouche s’ouvre quand même, et il prononce les mots maudits. Ensuite, il se demande, dans des affres et des tortures épouvantables, s’il a commis le péché contre le Saint-Esprit, c’est-à-dire le péché pour lequel on est damné, quand bien même on ferait le bien. C’est le moment où vous voyez le mieux s’articuler autour de la question du péché capital, la symptomatologie obsessionnelle la plus florissante – chez Bunyan, elle est beaucoup plus florissante encore que chez Kierkegaard -, et la mélancolie.

Il y a beaucoup de choses encore dont je n’ai pas parlé, comme la très longue discussion que Kierkegaard consacre à ce dont je vous ai parlé cette année - le problème de la faiblesse de la volonté, de l’akrasia -, et j’aurais aimé le rapporter au thème fondamental du calvinisme, qui est que la volonté est corrompue. Car la volonté corrompue, c’est ce qui fait que vous avez cette idée que les œuvres ne sont rien, puisqu’elles sont voulues, et que seule la foi sauve. Là, vous avez une dialectique extrêmement profonde que Kierkegaard déploie à ce sujet.

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Comme il est tard, je voudrais surtout insister sur deux ou trois points cliniques, qui me paraissent engager très fortement la manière dont sont construites nos représentations traditionnelles de la cure de la névrose obsessionnelle, et qui je crois ne sont vraiment bien visibles que sous l’angle de la mélancolie, c’est-à-dire sous l’angle d’un surmoi dont l’irrésistibilité façonne le tableau obsessionnel, mais d’un au-delà. Il pourrait lui donner un caractère encore plus dramatique dans la mélancolie.

Le premier point est une chose que fait observer Kierkegaard, c’est que le péché n’est pas la dette.

La question que le point de vue mélancolique vous permet de clarifier dans le rapport obsessionnel à la dette, c’est que la dette ne s’accroît pas sauf si vous vous endettez à nouveau, tandis que le péché, du simple fait à chaque instant de ne pas y porter remède, il s’accroît ! C’est-à-dire que chaque instant qui passe augmente le poids du péché. Tandis que la dette a quelque chose de structural. Rapporter à l’obsessionnel uniquement ce qu’il y a de synchronique dans la dette, c’est donc perdre le temps et la torture du temps qui s’accumule, qui fait qu’il remet toujours au lendemain le moment où il va commencer son analyse, qu’il remet toujours au lendemain qu’il va enfin dire ce qu’il avait à dire. Et dans cet accroissement du péché, il fait l’expérience du démoniaque. Car comme dit le proverbe, pécher est humain, mais persévérer est diabolique. Et la persévérance commence à partir du moment où on attend au-delà du temps de l’instant, où l’on attend un instant au-delà de l’instant. Ça fait apparaître quelque chose je crois qui doit démystifier ces opérations un peu magiques par lesquelles, dans notre milieu, on prétend quelque fois résoudre par une interprétation de la dette comme Lacan l’a fait dans les années 50 par exemple, le réseau dans lequel l’obsessionnel est pris. Car il y a un temps qui est absolument incontournable, dans lequel se fait l’expérience démoniaque. Et en particulier, je ne crois pas qu’on puisse considérer aucune cure d’obsédé sans ce moment très particulier qui est celui de la réaction thérapeutique négative, qui n’est rien d’autre que le temps que ça prend, à ce que le péché devienne démoniaque, et à ce que la névrose obsessionnelle arrive à son point ultime d’hermétisme et de clôture. Sans ce temps de réaction thérapeutique négative, il manque le temps de la subjectivation du processus. C’est la première remarque que la fameuse question de la longueur des cures de névrose obsessionnelle, sur la fonction du temps réel, et sur le fait que les obsessionnels rigolent bien quand on interprète le type de dettes dans lequel ils seraient pris. Ils en savent de toute façon tellement plus long que nous là-dessus, que ça n’est pas la peine. Il y a donc vraiment une question qui porte sur le temps, sur le sentiment de s’enfoncer dans le temps, dans une résistance absolument majeure, qui bien sûr ne se produit pas dans la cure, mais qui se produit en général avant la cure, c’est-à-dire avant que l’obsessionnel, d’aucune manière, ose simplement s’ouvrir à autrui, sortir de son hermétisme qu’il se cache à lui-même, et commencer à demander justement du secours. Cette ouverture qui contraste avec l’hermétisme, c’est justement ce qui rend démoniaque le cœur de la névrose obsessionnelle. Et ce n’est pas pour rien que c’est ce mot que vous trouverez dans la compulsion de répétition chez Freud, c’est-à-dire le fait qu’il y a des gens qui restent figés dans la répétition catastrophique d’un certain nombre de scénarios.

Deuxième chose que je voulais dire, c’est que j’aimerais bien que vous sentiez qu’on n’a pas ici affaire à un modèle, dans ce que je vous raconte, ce n’est pas un modèle au sens où on viendrait plaquer un dispositif systématique. C’est une dialectique qui est tout à fait immanente, et qui est prise dans une analyse dans laquelle on prend vraiment au sérieux ce qu’est la texture signifiante du langage, et les dispositions dans lesquelles les différences s’organisent, comme dans la grammaire logique des affects, répartis pour nous sans du tout que nous ayons à inventer des dispositifs quelconques qu’on va plaquer sur les choses pour faire apparaître en pleine lumière comment ça marche, comme s’il y avait un mécanisme caché. Ce n’est simplement que l’analyse des positions imposées par la façon dont nous parlons nous oriente sur des objets intentionnels, sur des affects, sur des positions dans la haine, la honte, le désespoir, l’angoisse, etc., pour prendre ces affects tristes auxquels nous avons affaire. Je dirais même à la limite que ce sont les mathèmes qui viennent exemplifier cette dialectique, les noter en abrégé, on peut repérer ce dont au fond il est question dans le discours clinique avec ces notations abrégées, et ce n’est certainement pas ce que je suis en train de vous raconter sur la grammaire logique des affects, qui est une exemplification en langage ordinaire d’une sorte de vérité transcendante ou « mathématique ». Nous sommes ici immédiatement pris dans quelque chose qui est ce que nous disons et ce que nous expérimentons.

La troisième chose que je voulais souligner, c’est le scandale de l’inconscient, puisque tout cela repose évidemment sur ce qui fait qu’on fait de la psychanalyse, c’est-à-dire sur ce qui fait que la psychanalyse reste quelque chose d’absolument scandaleux, c’est enfin qu’il n’y a pas que la position de la foi en Dieu qui est rapportée à son authenticité la plus extrême par la posture du calviniste qu’est Kierkegaard, mais bien sur sa lisière le scandale de l’inconscient freudien, qui en relève et en prolonge le tranchant. Je crois que Kierkegaard nous éclaire sur ce qu’est la position juste à l’égard de l’inconscient. Si l’inconscient est quelque chose que l’on pourrait spéculativement ou philosophiquement, ou conceptuellement faire émerger « en tout temps », il n’y aurait nul scandale. On pourrait au fond le transmettre uniquement par explication. Ce qui fait le scandale de l’inconscient, c’est que justement nous rapportons le sujet à un rapport dans lequel il est posé (convoqué, appelé, c’est mieux). Et la psychanalyse est scandale d’abord en ce premier sens, c’est qu’elle affirme non seulement que le sujet est un rapport posé, mais en plus que l’Autre – deuxième scandale fort différent de celui de Kierkegaard – n’est pas réductible à une bienveillance divine ni paternelle. C’est-à-dire que l’Autre qui pose le sujet, cette différence signifiante, n’est habitée d’aucune providence, d’aucune intentionnalité bonne a priori. Et ça n’est pas quelque chose qui est spécifiquement psychanalytique que de penser à l’Autre qui n’existe pas, et en particulier qui n’existe pas comme bonne volonté, comme « plan de salut ». Je crois que les mystiques en ont fait l’expérience à travers quelque chose que je discutais ailleurs à propos d’un exposé que j’ai fait il y a quelques jours, qui est le moment ultime où le mysticisme se détache et s’arrache de la mélancolie. C’est dans le consentement à la damnation, c’est-à-dire le moment où le mystique est capable de dire 0 Dieu : « si telle est ta volonté, alors cela aussi je le veux ». C’est-à-dire : « si tu veux me damner, si tu veux mon anéantissement éternel, même cela, je le veux ! ». Chez les mystiques, ça donne une formule que j’ai trouvé chez Jean-Joseph Surin qui est un contemporain de Bunyan, c’est ce qu’il appelle « l’amour de sa propre abjection ». C’est l’antidote ultime à la mélancolie : l’amour de sa propre abjection ! Qui est tout simplement que si Dieu veut que je sois damné, alors c’est la volonté de Dieu qui passe d’abord. Et c’est la traversée de l’angoisse, la sueur de sang du Christ au mont des Oliviers, qui sachant évidemment qu’il va être arrêté et crucifié et mourir, dit : « Si ce calice, je dois le boire jusqu’au bout, eh bien, que ta volonté soit faite ». C’est je crois dans ce moment très particulier de l’expérience mystique qui est attestée au 17ème siècle chez les plus grands mystiques, l’idée que l’abandon de la créature au Créateur doit aller jusqu’au point où finalement elle consent à sa propre damnation, si Dieu la demande, c’est là qu’on voit très bien que le mystique arrive au point où ce n’est pas forcément un père bienveillant qui sature la place de l’Autre. Et l’expérience ultime, c’est lorsqu’on peut justement se rapporter à l’Autre sans que ce soit cet Autre un Autre bienveillant, un Autre qui veut le bien que je me veux.

Encore une chose qui me paraît très importante à maintenir, et que Kierkegaard rapporte avec force, c’est que ce qui est un scandale tout à fait frappant dans la psychanalyse, et qui est homologue à ce que raconte Kierkegaard sur la religion, c’est qu’elle est totalement historique. De la même manière que c’est un scandale inouï que le Christ se soit incarné un jour et à une heure bien précise, à un moment particulier, en Galilée, à tel endroit plutôt qu’à tel autre, qu’il se soit justement incarné dans un homme quelconque. Il n’y a aucun moyen de calculer conceptuellement, même pour Hegel, que ça devait se passer sous Tibère ! Mais ce scandale se répète à chaque fois, dans chacune de nos analyses, et dans chacune des choses que nous disons, parce qu’il n’y avait évidemment aucune espèce de raison intrinsèque pour que la psychanalyse soit découverte à un certain moment par un type qui s’appelait Freud, ou qu’un certain nombre de cinglés qui l’ont environné se soient mis à trouver que l’expérience avait une certaine signification et que quelque chose se soit construit qui est une transmission qui est formidablement historique ! C’est ce qui fait qu’il n’y a aucune espèce de garantie que si un certain nombre de psychanalystes disparaissent, par exemple, la psychanalyse ne disparaisse pas aussi. Il n’y a pas de garantie, parce que justement, c’est le propre même du type d’expérience auquel nous expose l’inconscient que ça ne se récupère pas spéculativement. C’est que le type de position que l’inconscient dicte, impose, ne pourra pas s’expliquer. On pourra raconter ce qu’on veut, on pourra fabriquer de jeunes analystes, faire des colloques, faire des passes, établir des protocoles, etc., spéculativement, il ne pourra strictement rien qui pourra s’en transmettre si cette transmission n’a pas, réellement, lieu. Elle est d’une fragilité tellement absolue, qu’elle dépend d’une transmission par nom propre : Lacan, Klein, Winnicott, etc. Ce que je veux dire par le fait qu’elle ne se récupère pas spéculativement, c’est qu’elle répugne absolument aux généralités psychologiques. Il n’y a pas plus de rapport entre la psychologie freudienne et la psychanalyse qu’entre la théologie et la foi. Cet espèce de décalage essentiel fait que la foi, comme le disent très bien les chrétiens, c’est un trésor, un dépôt, une tradition. Ce n’est pas du tout un discours idéologique qui est considéré comme venant directement des apôtres. C’est la répétition de ce geste de ce publicain ou de ce pécheur, qui va croire que le bonhomme qui est en face de lui, c’est le Christ, et qui n’a absolument pas plus de moyens de croire que celui qui est en face de lui est le Christ, que moi ou que vous. Parce qu’au fond, le Christ se présente réellement incarné, c’est ça le scandale ! Et donc on n’y croit ou on n’y croit pas ! La question de la foi des premiers apôtres est la même que la foi de Paul qui n’a pas connu le Christ, ou de la foi de n’importe quel chrétien aujourd’hui.

Cette historicité radicale, cette dépendance à quelque chose qu’on ne pourra pas récupérer spéculativement et qui peut se perdre à tout instant, vous explique un peu le côté scandalisé que j’ai essayé de vous faire entendre dans mon travail ces deux dernières années, de la routinisation théorique. Pourquoi est-ce que ça présente un intérêt d’essayer de dire autrement les choses, alors que s’élèvent les cris d’orfraie : « Déjà ce serait beau de comprendre ce que dit Lacan, alors pourquoi vouloir dire autre chose autrement ? ». Vous connaissez cela, et vous en avez lu quelquefois les manifestations à mon égard. De la même manière, je crois qu’il y a une dimension de scandale, à laquelle je tiens beaucoup, qui est une certaine insolence et irrévérence à l’égard de ce qu’on prétend construire comme ce qui se transmettrait de manière non historique, où l’on pourrait supposer que la psychanalyse est faites de généralités psychologiques « applicables » qui ne viendraient pas mobiliser l’individualité irrécupérable des analystes. C’est quelque chose qui me frappe beaucoup : quand un analyste meurt, il y a un pan de la psychanalyse qui meurt, c’est une chose qu’il ne faut pas ignorer. Lorsqu’il y a des analystes qui apparaissent, à chaque fois, rien n’est garanti dans la mesure même où ce qui se passe avec leur apparition n’est pas l’objet d’une description psychologique généralisable a priori.

Le mouvement par lequel j’ai essayé ces deux dernières années en parlant d’un objet métapsychologique extrêmement connu – la névrose obsessionnelle – et en vous proposant une vision des choses un peu décalées, ça n’a strictement rien à voir avec la production de nouvelles généralités psychologiques - même si ça donne lieu à d’autres généralités psychologiques -, c’est vous faire sentir que ça n’était pas dit avant moi, et que sans doute aussi, bien des choses que j’ai dites ne seront pas redites après moi.



[1] Yves Depelsenaire, Une analyse avec Dieu : Le rendez-vous de Lacan et de Kierkegaard, La lettre volée, Bruxelles, 2004.

[2] Rodolphe Adam, Lacan et Kierkegaard, PUF, 2005.

[3] Jean Cottraux, Les ennemis intérieurs : Obsessions et compulsions, Odile Jacob, 1998.

[4] Joakim Garff, Søren Kierkegaard : A Biography, Princeton University Press, 2004.