la névrose obsessionnelle
Je voudrais revenir sur quelques points du dernier séminaire, puisque, autant en parlant j’avais l’impression d’être clair, autant en me lisant, je me trouvais particulièrement confus.
Car c’est une chose quand même stupéfiante, que l’homme aux rats, qui vient suite à une obsession aussi virulente, demander une ordonnance à Freud pour pouvoir rembourser le lieutenant David, et que dans cette première séance, il n’en soit tout simplement pas question – ça a été soufflé, en quelque sorte. Et c’est seulement dans cette deuxième séance qu’il dit : « je vais dire pourquoi je suis venu ».
Donc, j’avais essayé de montrer que la place en creux des rats – évidemment, c’est une activité assez spéculative que de refaire l’analyse de quelqu’un sur des notes ! – y figurait sous la forme de ce que j’avais appelé un phallus immonde, dont en tout cas le trait est absolument constant dans toute névrose obsessionnelle, et dont les figures se déclinent de manière différente dans toute l’histoire de la psychanalyse des obsessionnels. J’essaierais de discuter un jour le statut de ce phallus immonde dans la névrose obsessionnelle féminine. En tout cas, de lui, au moins – de ses érections, de choses comme ça, quand il est petit -, il peut parler. Ce sont des souvenirs d’enfance conscients, exprimés dans un vocabulaire qui, vous pourrez le vérifier chez les historiens, était relativement courant dans le jargon sexologique et la Vienne d’avant 14. Ce phallus immonde a une propriété importante que je mettrai plus tard en lien avec ce qui se passe dans l’hystérie : c’est que ces traits de précocité sexuelle, Ernst le raconte, quand il a ses érections étranges, il dit « je vais mal », et quand il va bien, ou pas trop mal, au moment de l’adolescence, ça disparaît complètement, puisque, semble-t-il, les épisodes de masturbation chez lui commencent tardivement, vers la vingtième année. J’avais coordonné cette notion de phallus immonde à l’œil du père, en vous rappelant la chose qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que le désir qu’il a de regarder sous les jupes, ça ne lui vient pas de ses gènes, ça ne vient pas de l’intérieur, c’est à proprement parler le désir de l’Autre : un désir comme ça est parasitique, il est attrapé par le gosse dans un paysage autour de lui, chez les hommes de la maison, etc. Et sous les jupes des bonnes, si ça me regarde, c’est parce qu’il y a eu auparavant un adulte pour regarder. Le caractère parasitique de ce désir, c’est celui d’un désir qui ne devrait pas figurer à cet endroit-là, c’est essentiel.
J’ai eu quelques échos du passage qui a paru à certains plus étrange, sur le « pénis creux anal ». Je reviendrai sur cette question de l’analyse des enfants obsessionnels. Je voulais dire ceci : c’est qu’à partir du moment où se ballade dans la nature, si j’ose dire – dans la famille -, un œil comme ça, et un pénis dont l’érectilité est quand même plus un embarras, une source d’excitation étrange, dépressiogène – il y a toujours une petit note dépressiogène chez les adolescents ou les adultes qui sont en état de se rappeler leurs masturbations d’enfant, il y a toujours un malaise associé à ces masturbations, quand bien même elles seraient frénétiques, données en réponse à des situations d’angoisse - ce sont des morceaux de corps qui se promènent. Et donc ce que j’avais essayé de construire, c’était l’idée que lorsque nous nous situons dans du pré-oedipien, il faut considérer qu’à la différence de l’analyse des adultes, le complexe de castration, qui est une telle butée dans l’analyse des adultes, est au contraire ici un achèvement. Ce que je vous avais amené, c’est que l’ennui avec la castration est qu’elle fait du père quelque chose que Lacan appelle un « agent » ; mais cet agent a une propriété essentielle, c’est que c’est une personne. Dans la castration, pour prendre ce motif winnicottien classique, le père est sauvé en tant que personne, au prix d’être l’agent de la castration. Il est sauvé en tant que personne, constitué comme personne et non plus comme ce paquet fluctuant d’objets errants, en morceaux, qui rendent la sexuation extrêmement problématique. Il est sauvé comme « personne totale » suivant la problématique kleinienne au prix de la faute à quoi on s’expose, comme exposée désormais au couteau du père. L’enfant cesse d’être parasité par ces objets cause du désir, qui se greffaient sur son corps, comme ici l’oeil du père aventuré sous les jupes des bonnes, ou par un pénis érectile qui ne se détache plus, parce qu’il se détache désormais sur le fond unitif de l’imago paternelle.
A ce moment-là, le moment crucial, celui qui articule fondamentalement la phase sadique-anale et la phase phallique, le moment où on arrive parfois dans l’analyse des adultes par « régression », peut effectivement apparaître dans certaines analyses d’enfant comme donnant l’impression d’une psychogenèse. Pourquoi ? Parce que j’avais essayé de vous montrer que ce fameux pénis anal creux, qui est une des grandes inventions non freudiennes des années 20, ce pénis anal creux est le lieu où, à l’intérieur du corps, est préservé, sous sa forme négative (au sens d’un négatif photographique), le don phallique du père. La fameuse introjection du pénis paternel sur laquelle Ferenczi a tant travaillé, survient un moment avant qu’il soit authentiquement et complètement symbolisé. Il est alors introjecté et préservé, dans l’orifice anal, sous une forme négative. Et c’est précisément parce que le rectum et la marge anale deviennent dépositaires de cette empreinte phallique originaire que la fameuse extorsion maternelle des excréments devient effectivement dans la fantasmatique qu’on connaît chez l’adulte, l’extorsion de quoi ? de ce don du père ! Ce qui fait problème avec la fameuse surveillance des soins, dont l’enfant futur obsédé se plaint, c’est que ce que la mère demande, c’est ce qui est proto-symbolisé sous une forme introjectée comme pénis du père. S’il n’y avait pas cette valorisation exceptionnelle du pénis du père, qu’on voit bien dans le rêve des enfants (des garçons comme des filles, parce que justement il est avant la différence sexuelle), on se demanderait pourquoi se joue à cet emplacement-là quelque chose qui peut avoir une telle valeur symbolique. Donc ce qui fait barrage dans l’analyse des adultes – il est extrêmement rare, sauf par construction ou des rêves très spéciaux, qu’une analyse d’adulte puisse franchir la barrière constitutive de l’Œdipe, ce serait-ce que parce qu’il y a la phase de latence – on peut l’appréhender de l’autre côté, par la médiation de certaines d’analyses d’enfants devenant obsessionnels. Alors, bien sûr, pas la petite Erna de Melanie Klein qui est une enfant qui va évoluer vers la paranoïa, mais un certain nombre d’autres dans La psychanalyse des enfants pour lesquels on voit bien comment se constitue ce type de transitions — et ça alimente beaucoup le psychogénétisme kleinien.
Je voudrais bien pointer une chose sur ce moment charnière, parce que c’est celui auquel on va avoir affaire avec la fameuse sexualité infantile de l’homme aux rats. Vous savez qu’on dit toujours qu’il y a chez tous les enfants un moment phobique plus ou moins naturel, que tous les enfants traversent. On n’insiste pas suffisamment à mon goût sur une dimension qui est pourtant extrêmement visible dans la phénoménologie, c’est les pratiques obsessionnelles des enfants, ces fameux rituels qui ponctuent les couchers, les repas, les adieux, qui peuvent à un certain moment devenir relativement denses et attirer l’attention des adultes. Je crois que ce sont pourtant des endroits qui, si on ouvrait l’œil, en allant au-delà du petit Hans, et en allant vers des cas plus pathologiques, on s’apercevrait que ces points de phobie et de rituels sont justement des points où le point d’angoisse n’a pas encore été phallicisé, et pour dire les choses de façon très crues, qu’ils n’aient pas encore été phallicisés veut dire que l’enfant n’a pas été normalisé. C’est probablement l’endroit où on voit le plus l’affinité structurelle de la phallicisation et de la normalisation, la capacité à pouvoir aller se coucher, pouvoir se lever, sans rituels extrêmement longs.
Or, à chaque moment, ce phallus, ce Φ qui pose problème pour saisir le point d’angoisse, ce n’est pas à l’enfant qu’il manque, c’est dans l’Autre qui s’occupe de l’enfant (à qui s’adresse la demande). C’est uniquement ce qui manque dans l’Autre qui peut à nouveau être le régulateur de ce rapport.
Je vais vous donner, à l’appui, deux petites vignettes d’analyses d’enfant, que j’ai faites il y a un bon nombre d’années. Car cette normativation phallique pose le problème de savoir si le point d’angoisse n’est pas voué en fin de compte à anéantir l’enfant qui s’en approcherait un peu trop.
On m’avait comme ça conduit une enfant qui avait une phobie des ballons, elle craignait horriblement qu’on pique un ballon, que le ballon explose, et l’angoisse était paroxystique à cette simple idée, c’est-à-dire qu’il fallait prévoir pour les petites fêtes avec elle, qui avait à l’époque quatre ans, qu’il n’y ait pas de ballon. J’ai mis un temps considérable à comprendre qu’il y avait sur la porte des toilettes du domicile des parents une photo de la mère enceinte dont le père avait coupé le ventre de façon à ce que n’apparaisse que le ventre proéminent de sa femme, enceinte de huit ou neuf mois. L’affinité entre ce ventre, le regard du père qui posait sa main sur le ventre et regardait la personne qui était entrain de faire pipi sur la lunette – ils avaient installé un système pour que la petite fille puisse uriner sur la lunette des adultes – faisait que la gamine avait donc le regard étrange du père, qui s’était lui-même photographié et affiché comme ça, et la ressemblance toute imaginaire du ventre avec le ballon faisait qu’une sorte de fragilité extraordinaire se mettait à rayonner autour de cela. Il se trouve que c’est une famille où il y avait des risques de mort subite du nourrisson, et tous les enfants successifs étaient imprégnés de cette espèce d’angoisse que lorsque les parents s’endormaient, peut-être qu’un petit frère ou une petite sœur allait décéder. Vous savez que les familles où il y a des morts subites du nourrisson, je ne vais pas rentrer dans les détails, mais ce sont des familles pour lesquelles on peut dire des choses au niveau psychologique. En particulier la mère était une femme dont j’ai appris très tardivement qu’elle avait changé son prénom parce qu’elle ne voulait pas du prénom qu’on lui avait donné, et dans sa jeunesse, elle ne parlait jamais de sa mère, mais elle parlait à son père en disant « ta femme ». Il y avait comme ça un dispositif extrêmement complexe de fragilisation, qui s’était cristallisé dans ce symptôme phobique. Voyez, le risque d’anéantissement pouvait comme ça, faute de cette régulation phallique du simple fait d’exister, d’être né, d’être inscrit de façon stable dans des appuis identitaires et des nominations consenties, être très présent.
Une autre gamine, un peu plus âgée, qu’on m’avait confiée, n’arrêtait pas de tanner ses parents. Elle se masturbait un peu trop de l’avis général - du mien aussi - en disant tout le temps à tout le monde « j’ai pas de zizi, j’ai pas de zizi, j’ai pas de zizi ! », et ça envahissait l’école, et ça commençait à poser un problème un peu difficile. Alors on lui disait : « mais si tu n’as pas de zizi, tu as une foufoune, et tu auras des bébés dans ton ventre, etc. », bref vous imaginez le désarroi de l’entourage. De la mère, notamment, qui n’avait jamais eu de fils, et qui trouvait ça insupportable, parce qu’elle était la dernière de 4 ou 5 filles. Cette gamine était littéralement intraitable, elle ne savait dire qu’une seule chose dans la séance, c’était « j’ai pas de zizi ». Jusqu’à ce qu’elle m’ait conduit au point crucial, qui fut une explosion de colère, où j’ai dit à cette gosse qu’elle n’allait pas nous faire ch… comme ça pendant des mois, que moi je n’avais pas de foufoune et que je n’en faisais pas une maladie ! ». Et alors là, la guérison a été ins-tan-ta-née ! Le fait que dans l’Autre, tout d’un coup, ça commence à dire qu’il y en avait complètement marre, et que ne aps avoir de quelque chose ça l'em.. tout autant, a eu une sorte d’effet de sidération thérapeutique sur l’enfant qui a été exactement l’effet que les parents n’arrivaient pas à imposer, en quelque sorte. Dans cette ambiance très gentille, il n’y avait surtout pas d’Autre qui puisse témoigner que ça faisait butée pour lui, Φ ... Que l'Autre était castré.
Il faut évidemment prendre ces choses-là avec précaution parce que les enfants guérissent en général tout seul, mais là, il y avait plein d’éléments qui donnaient à penser que c’était très précisément cette explosion de colère et d’énervement, et de frustration - ce dont les parents étaient dans ce cas précis incapables. Je dis « frustration » pour maintenir la chose à son niveau imaginaire, et ne pas extrapoler. Car c’est le grand problème avec les enfants, c’est que les effets suggestifs sont d’autant plus puissant que l’organisation symbolique est précisément en train de se mettre en route, et qu’ils sont très sensibles à la suggestion, non pas parce qu’ils sont, comme raconte Deleuze, les pauvres victimes de pratiques de forçage de la part des parents (Ah! Si seulement!), mais parce que justement, pour avoir accès à autre chose qu’à du suggestif, encore faut-il réussir à coincer quelque part les appuis nécessaires. Donc la question immédiatement mise en position par la sexualité infantile, et qui je crois est très bien mise en place dans l’articulation du petit Hans et de l’homme aux rats, c’est : « Est-ce que Φ manque dans l’Autre ? », pour dire les choses en termes lacaniens bien brutaux.
Toute la première séance, et c’est ça que je voulais vous avoir pointé, est réductible, me semble-t-il, en structure, à cette question, dans la mesure où seule une barre portée sur l’Autre peut séparer le sujet de cet objet (a) que j’avais mis au centre du schéma en came, et qui est organisé autour d’une régression aux figures les plus anciennes et les plus archaïques de la demande, d’un appel adressé à des imagos, et qui installe Freud – c’est le cas d’employer le mot – en position du « lieutenant » de l’Autre. Puisque c’est dans cette enfilade-là, dans la question adressée – est-ce que Φ manque à l’Autre ? – que Freud est pris dans cette enfilade, avec Galatzer et les autres.
Et comme vous savez, du lieutenant au capitaine, c’est une question de grade…
Donc avec la deuxième séance, on aborde directement la question des rats. Le capitaine cruel, selon la terminologie consacrée, est rencontré à la halte où Ernst perd ses lorgnons – ou son pince-nez, j’ai vérifié, c’est équivalent. Ce capitaine cruel, évidemment, on peut – il faut se méfier de ces choses-là - en faire une figure relativement proche du père angoissant du fantasme, dans la mesure où il a l’air de se présenter comme partisan de la restauration de la bastonnade – alors qu’elle avait été abolie quelques années avant – et que c’était un débat qui avait agité la troupe à cette époque, nous dit-on en notes. Ce capitaine cruel lui raconte un supplice oriental – vous pourrez vous procurer le texte en ligne, supplice qui est – c’est Shengold qui l’aurait repéré, mais je suis étonné qu’on dise que c’est lui, car on n’a pas besoin d’être Shengold pour repérer que c’est du Jardin des supplices, ce supplice des rats, c’est très curieux cet usage de l’érudition ! – qui est bien évidemment un supplice du Jardin des supplices, et c’était un livre fort connu. Je fais d’ailleurs quelque fois remarquer que c’est un peu embêtant de dire que c’est là une des démonstrations typiques du sadisme anal, puisqu’en réalité Mirbeau était un des diffuseurs clandestins des textes de Sade, et à travers un certain nombre de textes de Mirbeau, ce sont de manière cryptée et à titre de clin d’œil des textes de Sade, qu’on n’avait pas le droit de publier à l’époque, qui circulent. Donc ce n’est pas du tout par un rapprochement spéculatif et intellectuel, mais c’est bien par une tradition littéraire de textes cryptés qu’une continuité s’était établie à l’époque. C’est aussi à ce moment que Iwan Bloch, le sexologue, va retrouver le manuscrit des 120 journées de Sodome, en 1904 je crois, et que vous avez donc un intérêt réel pour ce type de littérature. Il ne fait donc aucune espèce de doute qu’une personne cultivée de l’époque avait entendu parler de tout ça.
Ce qui est plus intéressant, c’est qu’on ne peut pas tout à fait savoir ce qu’a été raconté en détail, puisque la confusion du récit fait partie de la résistance du patient, et je propose de pousser le bouchon un peu loin, en disant qu’il lui a raconté le récit en entier, ou du moins avec un certain luxe d détails, et que l’homme aux rats a retenu simplement certaines portions du récit, avec un petit complément de son cru, à un moment. Il faut en effet se représenter les choses suivantes, chez Mirbeau.
Ce qu’on fait donc, c’est qu’on prend les fesses du condamné, et on met un rat dans un pot de fleur, troué au fond, avec une tige brûlante qui sert à exciter le rat. Autrement dit, ce n’est pas juste un rat qui rentre dans l’anus du condamné, c’est un rat qui est lentement affolé et menacé lui-même – menacé lui-même ! – d’être brûlé, percé et empalé, peut-on supposer, par la tige brûlante, et qui n’a d’autre solution, la pauvre bête – c’est ça qui est intéressant – que de rentrer dans l’anus du condamné comme se sauver. Avec deux notations tout à fait subtiles du bourreau chinois qui raconte ceci : bien évidemment, il ne trouve pas tout de suite l’anus. Il commence par un mélange de chatouillements et de morsures qui a pour propriété de rendre fous d’excitation le condamné, puisqu’il le griffe, le mord, le gratte, un mélange de choses variées, visant bien sûr l’érotisation maximale. Deuxième chose : le rat, pénétrant dans l’anus du condamné, est supplicié aussi, il vient y mourir étouffé par l’hémorragie même qu’il cause à l’intérieur du corps du condamné ! Petit détail qui m’a beaucoup frappé : l’expression du visage – la fameuse expression d’une « horreur à elle-même inconnue » que cite Freud en jetant un coup d’œil sur le patient – c’est aussi celle qui se répartit entre la femme à qui le supplice est raconté et le brave Chinois qui se réjouit de déclencher cette horreur. C’est-à-dire qu’elle se partage entre celui qui écoute et celui qui raconte, et elle est l’expression même qui est calculée dans le raffinement du supplice. Donc je suppose un peu audacieusement qu’en réalité c’est tout en conglomérat de représentations qui est là comme compacté dans le récit insoutenable que l’homme aux rats fait à Freud - et bien sûr, comme Mahony, vous pouvez y reconnaître une allégorie exemplaire du pénis creux anal -, mais en réalité il y a deux suppliciés l’un « dans » l’autre. Et l’on peut aussi bien au fond se mettre à plaindre le rat que celui dont le rat est victime. Je crois que cela est très important pour l’identification même du patient au rat. Ce n’est pas simplement un objet qui est extrinsèque, un instrument entre les mains du bourreau, comme le petit (a) pervers dont j’ai parlé il y a quelques années dans l’analyse de Kant avec Sade. C’est le petit (a) comme lui-même se représentant comme traqué et n’ayant d’autres solutions pour échapper à la mort, à la brûlure, et à cette tige phallique qui pénètre par le trou à l’arrière du pot de fleur – qui est une représentation matricielle je crois dont tout le monde voit la signification, une sorte de ventre maternel dans lequel pénètre un pénis dangereux et mortel -, c’est une manière aussi de voir que Ernst est le rat coincé, et qu’en réalité il y a toute une complexité structurelle d’associations possibles qu’il ne faut pas perdre de vue dans le dispositif. Car l’homme aux rats, c’est littéralement celui qui est là sur le divan, et que Freud asticote…
Il passe à la dame, et dit dans un moment crucial pour la compréhension théorique du cas, et c’est ce sur quoi j’ai fait mon introduction cette année, il dit : « Il y a une représentation qui me vient », et aussitôt il précise que cette représentation n’est pas une représentation, mais un souhait : « La dame est punie - mais de façon impersonnelle, ce n’est pas moi qui la punis - de ce supplice-là ». Ce « elle est punie » sonne un peu comme « on bat un enfant » : on est là dans une sorte de pâte de l’impersonnalisation où il s’agit d’effacer les acteurs de la scène. Et dans le Journal d’une analyse, un élément frappant est que le récit est transformé par deux petits détails : c’est que d’une part il n’y a pas un rat, mais qu’il y a deux rats, et que ces rats pénètrent « en vrille ». Je me suis demandé si ce n’est pas une source de l’épouvantable supplice dont est menacé Winston dans 1984 de George Orwell, où pour l’obliger à collaborer avec le parti totalitaire qui contrôle la société de 1984, on le menace de l’enfermer avec des rats affamés sur son visage, et les rats apercevant le visage sans défense, pourraient lentement le lui dévorer. Je vais laisser ces choses, parce qu’elles me donnent l’impression très souvent que le cas de l’homme aux rats (alors que Freud ne cesse de dire qu’il ne faut pas le penser en termes de représentations mais en termes de souhait) donne lieu à des interprétations qui ne font rien d’autre que saisir chacune petite anomalie de la retranscription pour renforcer l’idée qu’on va rajouter des représentations, et qu’en rajoutant de plus en plus de représentations, à la Mahony, on va comprendre de quoi il s’agit.
C’est pour ça qu’on note en général sur ce supplice plusieurs choses. On remarque que dans le contexte verbal, en allemand, de tout ceci, il est question de ratten – les rats -, il est question de raten – penser -, il est question de erraten – deviner – et on a l’impression dans ce passage-là, entre l’homme aux rats et Freud, circulent des signifiants phoniques qui évoquent les rats. Et on en fait tout un fromage – ce qui est bien normal ! La deuxième chose, c’est qu’on associe l’attitude de Freud qui dit « je ne veux pas être cruel » à ce patient qui sert littéralement de cobaye à la méthode d’association libre, qui n’a aucune idée de la cruauté de l’association libre, et qui la traite pas du tout comme nous nous la traiterions - c’est-à-dire en laissant dire -, mais au contraire, avec une technique de « pression » qui consiste à dire : « Vous vous arrêtez, mais comment ! C’est de la résistance ! Essayez encore ! », c’est de l’association libre, mais légèrement contrainte, quand même, auquel est soumis Ernst Lanzer, comme un rat coincé sur le divan. C’est important, puisque parmi les figures transférentielles qui vont émerger, vous voyez bien que Freud et le capitaine cruel ne peuvent être qu’amenés à coïncider. D’ailleurs la séance se termine par quelque chose qui aujourd’hui serait considéré comme la sanction d’une erreur technique : le patient est confus, et dit « mon capitaine » à Freud ! Vous avez une idée de ce que peut être une sévère névrose obsessionnelle, mais pour rendre un obsession confus à ce point, il faut vraiment avoir appuyé sur la pédale. Il y a là une déstructuration du rapport qui est quand même extrêmement puissant. Donc, on associe à cette cruauté, la cruauté du supplice. Et puis, d’autre part, Freud le note d’ailleurs dans le Journal bien qu’il ne le mette pas dans le cas publié, il dit « ce n’est pas étonnant son histoire de rat, de toute façon il y a de l’homosexualité dans l’air ! ». Et c’est vrai qu’il y a un érotisme anal qui va être tellement débordant et angoissant, que Freud va bien se garder de raconter les scènes absolument dantesques des fantasmes sexuels d’Ernst, avec un étron circulant entre les corps, ces espèces de recombinaisons effarantes, des scènes de bordel en quelque sorte – pensez à la seconde des parties des 120 journées de Sodome, n’est-ce pas ! – qu’il est capable de déballer.
Or tous ces éléments que je viens de vous livrer, ce sont justement des associations de représentations. C’est-à-dire qu’on dit de l’homme aux rats qu’il parle de « représentations » et qu’il ne parvient pas à parler de « souhaits », et que fait-on pour expliquer ces représentations ? On en rajoute ! C’est dire que d’une certaine manière le délire des rats, non seulement est une co-production, si j’ose dire, de Freud et l’homme aux rats, mais encore que lorsque vous ouvrez des commentaires autorisés, celui de Mahony par exemple, vous avez l’impression que sa seule manière de comprendre les choses, c’est d’aller chercher de plus en plus de détails en quelque sorte, emplissant et multipliant les possibilités d’association sur ce qu’est le contenu de ce grand délire des rats. Autrement dit, à aucun moment, la texture subjective, le caractère profondément intentionnel de ce qui est là organisé, le fait que c’est bien une vie mentale et pas une espèce de kaléidoscope d’images s’entrechoquant les unes les autres, mais qu’elles forment bien un continu existentiel, eh bien tout ça y manque.
Ce qu’on devrait noter, à mon avis, dans ce passage, c’est ceci. C’est tout d’abord que ce que l’homme aux rats reçoit du capitaine cruel, c’est non pas l’ordre de ce supplice, mais l’idée de ce supplice. D’ailleurs la formule qui est employée – traduction possible, sur laquelle je reviendrai – c’est : « Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qui te viens à l’idée ? » Au moment où il pense à la dame et au père, il est saisi par l’idée que l’idée qu’on lui a donnée est en train de se reporter sur quelque chose qui l’attaque, « entre » la représentation qu’on lui communique, et un désir qui ne s’est pas encore formulé. C’est pour ça que j’emploie l’expression « qu’est-ce qui te viens à l’idée ? », parce que nous savons bien que quand quelque chose nous vient à l’idée, ce n’est pas seulement une preuve de nos capacités représentationnelles, c’est la preuve que nous sommes titillés quelque part par ces représentations. Autrement dit c’est vraiment la composante idéique de l’émergence du désir qui lui paraît effrayante alors que cette idée lui vient du dehors.
C’est cette composante idéique de l’émergence d’un désir qui déclenche le geste apotropaïque qu’il mentionne à Freud, en disant « aber ! ». Vous voyez bien que ce geste n’est pas ajouté associativement comme un nouvel élément au précédent : il est motivé par l’élément précédent ! La raison du « aber », la raison de ce geste lui est coordonné non pas comme une association où les idées se succéderaient de façon indépendante et mécanique, mais est coordonnée comme un rituel, comme un mini-rituel de conjuration à l’émergence de l’idée qui motive et rend raison de ceci. Là, nous ne sommes pas dans l’association. Voilà le point sur lequel je veux insister. Rendre compte de cette coordination-là, ce n’est pas du tout faire appel aux ressemblances de mots, aux contextes des images, etc.
Or, « aber », il n’y a pas moyen de savoir ce que c’est. Vous savez qu’en allemand, « aber » ça peut être trois choses. Ça peut être un adverbe qui signifie « mais », en général on le traite comme ça. Ça peut être aussi, et c’est bien malheureux, une conjonction, qui veut dire « à nouveau », « derechef ». Et ça peut être également un nom. Comme il n’a pas dit en parlant s’il y mettait une majuscule ou pas, on ne peut pas savoir si ce n’est pas « Aber » au sens de « réserve », de « restrictions », comme lorsque vous dites en allemand : « Es ist ein Aber dabei » - « Il y a un hic ! ». Et quand vous mettez ensemble ces acceptions complètement elliptiques, vous y trouvez déjà infiltré dans la défense, le défendu, puisque c’est une manière d’empêcher la chose, et en même temps il y a déjà la notion que ça va revenir, du « de nouveau ». Donc le mot même, dans son équivocité, comporte déjà, selon qu’il est traité comme conjonction, comme adverbe ou nom, il comporte des dimensions qui sont relativement incompatibles : la réserve, le retour, et l’opposition, le contraste.
Quelles sont les conséquences de tout cela ?
Les conséquences de tout cela, c’est que si je fais le pas qui est le pas qui guide toute mon analyse de l’homme aux rats cette année et qui la connecte à ce que j’ai appelé la grammaire logique des affects comme développement ou extension de la théorie du signifiant, c’est que dans ce cas – Freud ne le dit pas dans le cas publié mais dans le Journal -, on s’arrête, parce qu’une obsession comme ça, c’est quand même quelque chose qui nécessite un minimum de clarification avec le patient.
Et donc il s’arrête pour parler de la nature des obsessions, et pour interroger le patient sur ce qui se passe. Et le patient, il dit trois choses. Il dit d’abord qu’elles sont toujours étrangères et hostiles, toujours. Autrement dit, lorsque Wagner von Jauregg qu’il a été voir va trouver que l’obsession de présenter ses examens à la cession d’après était une obsession « salutaire », il en fait un critère du fait que Wagner von Jauregg n’a rien compris, que toute obsession est nécessairement mauvaise et cruelle. La deuxième chose, c’est qu’il est frappé par la rapidité foudroyante du déroulement de tout ce qui se rattache à l’obsession. Autrement dit, il y a là un ensemble de conséquences logiques qui se développent d’une manière complètement intense et en très grande quantité, et qui sont justement tout ce qui s’oppose dans son esprit comme Verbot ou Gebot, comme interdiction ou ordre. Je crois qu’à partir du moment où vous avez ces deux notions d’une extrême richesse, où c’est tout un monde d’implications qui vient avec une obsession - il ne faut pas le négliger alors que ça l’est souvent cliniquement, c’est que quand quelqu’un a une contre-pensée, cette contre-pensée illumine un monde, c’est tout un ensemble de choses qui est en même temps supposé, et le pouvoir irradiant du sémantisme du contrordre ne doit jamais être négligé et rabattu sur une sorte de pur écho sonore inversé où on mettrait simplement un ne… pas…à la place de l’ordre ou quelque chose comme ça : il y a tout un sémantisme qui se déploie autour, et qui évidemment mobilise psychologiquement l’angoisse.
Freud, comme tous à l’époque, comme Löwenfeld dont il adopte le cadre descriptif , est parfaitement conscient que la contrariété, la contradiction et l’opposition auxquelles il a affaire sont de nature logique — avec la question qui était aussi très classique à l’époque, qui était de savoir quel était le statut psychologique des marqueurs logiques. C’est-à-dire : comment faisons-nous l’expérience mentale de la négation ou de l’implication logique ? Ce qui donnait lieu à toutes sortes de considérations. Je laisse ce point qui est tout le problème de la distinction du logique et du psychologique qui n’est pas propre à Freud mais qui est propre à toute la génération de gens qui le lisent, qui l’ont lu, etc., pour insister quand même sur ce point, c’est qu’il ne saurait de toute façon y avoir de contradiction sans une sémantique, c’est-à-dire sans qu’on puisse dire d’une des deux alternatives qu’elle doit être vraie ou fausse. C’est bien la différence entre un rebond ou un écho, ou une polarité du champ magnétique, et ce qui se passe dans l’esprit avec des significations : c’est que là où il y a des oppositions de significations, vous êtes obligés de mobiliser une sémantique, vous ne pouvez pas simplement vous contentez de construire une polarisation pseudo-matérielle du champ mental avec du plus et du moins. Ça ne sera jamais du plus et du moins, ça sera toujours quelque chose pris dans les coordonnées du vrai et du faux, éventuellement du permis et de l’interdit, ou de toutes les complications sémantiques que vous pouvez donner à ce type de logique dite déontique.
Deuxième point, c’est que ce que le patient décrit est bien l’explosion mentale d’un certain nombre d’implications : si il ne faut pas rendre les 3 couronnes 80, alors tout un ensemble de choses coordonnées se présentent de façon fulgurante, créant un univers de contradictions et de blocages, de paralysies réciproques, au sein même des actions rationnelles et des décisions possibles. Ces deux choses sont importantes, parce que ce n’est pas au motif que le signifié serait en saine doctrine lacanienne secondaire par rapport au signifiant, qu’ici il faut manquer une dimension qui n’a rien à voir avec le signifié, qui est celle de la signification, et dont la structuration interne est logique : il y a là un opérateur de négation, et il y a des implications possibles. Et c’est ça qui structure le développement de ce signifié, qui nous permet d’entrer dans un autre espace de motivation par des raisons des actions là où vous auriez simplement une pulvérulence imaginaire de différentes images comme ça, où mouvements kinesthésiques qui se mélangent, et qui produiraient un effet purement psychologique sur l’image du corps propre. Il y a une architecture en cause, c’est bien ça le problème de l’obsession : il y a toute une architecture, il y a une bataille logique qui se livre à l’intérieur de la pensée de l’obsédé, y compris quand il a l’air d’avoir très peu de choses à dire : c’est parfois parce qu’il est pris dans un monde de pensées et de contre-pensées extraordinairement proliférant.
Troisième remarque que fait le patient, c’est que ce qu’il appelle la « Sanktion », et qui est relevé comme tel, est immédiate : dès qu’il y a la pensée, il y a la contre-pensée sous forme de Sanktion. Or Sanktion est comme en français « sanction » - j’ai vérifié dans un dictionnaire -, ça a la même ambiguïté. Cela peut être aussi bien la punition que la confirmation, ça peut être aussi bien ce qui interdit que ce qui met en valeur, au sens où on parle d’apporter sa sanction à quelque chose. Si bien que vous avez à la fois les deux dimensions de la sanction : Tu y as pensé, salaud, tu ne peux plus t’échapper ! Et ce que tu as pensé est d’autant plus souligné par le fait même qu’on va y appliquer la punition.
Si vous vous représentez ça comme quelque chose d’imaginaire, le fait que ce soit à la fois mis en valeur pour être spécifiquement puni, c’est-à-dire détaché du fond et mis en saillance pour être spécifiquement tranché et écrasé, vous vous apercevez que ce double mécanisme tient lieu du paradoxe du phallus, qui à la fois castre, découpe, mais en même temps et par là même fait changer de statut et légitime une jouissance qui ne pourra jamais avoir lieu que dans la faute. Ce n’est une jouissance dans la faute qu’à cause justement de cet espèce d’effet de sanction propre au signifiant phallique, comme quelque chose qui à la fois réprime, mais réprime en mettant en valeur et fixant ainsi la jouissance par cette opération tout à fait frappante, en fait en quelque sorte le don, en donne l’autorisation, sanctionne l’usage du pénis dans l’ordre oedipien.
Si bien que – et c’est un point qui est assez intéressant dans le Journal qui n’est pas repris dans le cas publié -, lorsqu’il dit qu’il a affaire à « deux idées », il parle d’abord de la dame, puis il parle du père, mais le père, il faut à nouveau que l’autre qu’est Freud avec son tison aille le chatouiller à l’intérieur de son pot de fleur, il faut que Freud en rajoute un peu un petit coup, pour qu’il avoue que non seulement il y a la dame, mais qu’en plus, horreur des horreurs, il y a son père ! Ce que ne sait pas Freud, qui à force de chatouiller le rat va se faire mordre aussi, c’est que c’est encore plus fou, c’est que le père est mort, et qu’il est en train de pousser le patient à lui dire quelque chose d’absolument fou, c’est-à-dire qu’il a pensé que ce supplice des rats s’appliquerait à son père dans l’au-delà ! Du danger de pousser la résistance de l’obsessionnel en appelant ça, « association libre »… Vous voyez bien pourquoi il va réussir à faire que le patient va se lever du divan, va hurler dans le cabinet, va marcher de long et en large en s’agitant et en se protégeant la tête des coups qui pleuvent ! Et à aucun moment Freud ne s’aperçoit que Ernst Lanzer est son rat, qu'il traque dans les derniers recoins (Associez donc, mon cher! Dites ce qui vous vient à l'esprit!) et les trous les plus répugnants.
Il ne se rend pas compte que ce dispositif-là concentre l’art de faire exploser l’obsessionnel.
J’arrête sur ce point, mais c’est crucial. Le point de résolution de la cure va être justement le moment où Freud va se retrouver au bout de tout cela. Et qu'il va laisser tout simplement au patient une petite marge, si j'ose dire, où se réfugier.
Je reviens au texte.
Dans le Journal, quand il dit qu’il y a « deux idées » obsédantes, en fait, il y a deux « sanctions », dit l’homme aux rats. Ce n’est pas par les idées elles-mêmes que ça lui apparaît, c’est par la sanction, par la contre-pensée punitive que la chose lui apparaît. C’est intéressant, parce que ça veut dire qu’il est très difficile de compter les obsessions. Combien y en a-t-il ? Quand elles se présentent, elles se présentent toujours comme étant bifaces. Mais non seulement elles se présentent de manière biface, mais en outre ces faces sont entre elles coordonnées, puisque lorsque vous passez de l’une à l’autre, c’est par une sorte d’aggravation, qui fait que la suivante est la punition de la précédente : non seulement c’est la dame, mais c’est encore plus horrible que ça, qu’ai-je pensé là ! oh non… c’est le père ! Il y a comme ça une sorte d’enfoncement progressif dans l’horreur qui fait qu’on ne sait plus exactement combien il y a d’obsessions, parce qu’elles se répartissent dans une sorte de division et d’articulation réciproques qui fait que l’aveu global fait qu’on s’aperçoit qu’on a tout un monde d’horreur qui émerge, que la petite monnaie des associations successives qui sont extorquées au patient donne l’impression qu’on peut les couper les unes après les autres, et les distinguer. Au prix de quoi ? Au prix de perdre, en nous fascinant sur les « représentations », qu’il fournit en réponse à la demande d’association, de perdre justement tout l’ensemble et le système intentionnel de la tragédie qu’il est en train de vivre.
Alors à mon tour de me demander pourquoi Freud accorde un si grand privilège à la phase associative purement mécaniste et pas à la co-motivation de ce qui vient à l’idée, de ce qui s’oppose, et de l’acte qui s’en conclut – en particulier au moment de « aber » suivi d’une ellipse, de ce « mais » (supposons) après quoi rien ne vient. Pourquoi cette fascination pour une théorie des représentations, alors même qu’il est parfaitement conscient cliniquement qu’il ne s’agit pas de représentation, mais bien de souhait et d’attitude ?
Je crois que la réponse est simple. Il le dit au début de son exposé : il accepte ses anciennes conceptions de l’obsession. Or, si vous vous reportez au texte de 1895, Obsessions et phobies, qui est écrit en français, où il discute de ce qu’on appelle à l’époque le syndrome phobo-obsessionnel qui va être à partir de ces années et jusqu’en 1904 largement développé par Janet au titre de la psychasténie. Ce texte montre bien que Freud conçoit en fait l’obsession comme un cas de phobie. C’est un type de phobie, c’est une phobie de pensée, c’est-à-dire que l’obsession c’est la pensée dont je suis phobique. Ça lui sert à penser quelque chose de très particulier, qui est le fait qu’il y a d’un côté la représentation, et de l’autre de l’affect, et que dans la phobie, il y a une représentation qui est arbitraire, on peut être phobique d’à peu près n’importe quoi, mais qu’il n’y a qu’un seul affect, un affect dominant, qui est l’angoisse. Les obsessions, en revanche, sont des phobies de pensée – c’est mon interprétation, qu’il les traite comme des « phobies de pensée » sur le modèle structural de la phobie. Une représentation arbitraire - et il est important qu’elle soit arbitraire -, avec de l’autre côté un affect, et il est important qu’elle soit arbitraire, parce que c’est parce qu’elle est arbitraire qu’on a l’impression que tout est « détachable », en quelque sorte. Simplement dans l’obsession, la représentation est associée à d’autres affects que l’angoisse. Il y a l’angoisse, mais il peut y avoir du remords, de la colère, et il dit même que le doute, qui pour moi est un état cognitif, est un affect qui peut moduler la représentation obsessionnelle… Je laisse ce point, je n’ai jamais compris pourquoi le doute est un affect, peut-être qu’en allemand, le mot désigne quelque chose qui n’est pas exactement ce que nous appelons le doute. Mais ce qui est fort singulier, c’est que si vous dites que l’obsession doit être conçue sur le modèle de la phobie de pensée par soudure contingente entre une représentation et un affect, et que les obsessions sont des phobies plus complexes dans lesquelles il peut y avoir beaucoup plus d’affects et des représentations qui ont l’air plus liées, je ne vois pas pourquoi on ne peut pas renverser le raisonnement, je ne vois pas pourquoi on ne peut pas faire de l’obsession une « phobie frustre ». On peut aussi bien dire que l’arbitraire du choix de l’objet de la phobie, est un cas de dislocation extrême entre une représentation et l’affect, et que les obsessions qui modulent les affects d’une gamme plus large que la pure angoisse, par exemple, sont le cas central. Voyez-vous le renversement que je propose ?
Du coup, la fameuse indépendance absolue de l’affect et de la représentation, qu’on nous sert comme un pilier de la psychanalyse, est en fait entièrement dépendante du modèle phobo-obsessionnel de l’article de 1895, qui essaie de penser que l’affect a une source propre et indépendante - par rapport à une expérience de peur des ballons qui éclatent, par exemple -, et une source indépendante qui vient renforcer l’affect et qui va faire de cette représentation de ballon une représentation exprimant une peur d’anéantissement des enfants dans un contexte familial très compliqué. Mais si c’est la phobie qui est une forme d’obsession mentale, où l’arbitraire du choix de l’objet est corrélatif en quelque sorte du fait qu’il y a de moins en moins d’affects, et que finalement ça se réduit à l’angoisse, on peut aussi bien comme je le dis penser que la phobie est une obsession affectivement et cognitivement frustre, et qu’on ne la comprend bien que dans le cadre développé de l’obsession.
Les conséquences sont je crois assez claires. Ceux d’entre vous qui voient des gosses, ne peuvent pas négliger le fait que dans la clinique des enfants, quand est-ce qu’on lève une phobie ? Certainement pas quand on a « réconcilié » - et Dieu sait comment ! – l’affect d’angoisse avec quoi ? Avec la bonne représentation ? C’est obscur. Une phobie n’est levée que lorsque le contexte beaucoup plus vaste des pratiques obsessionnelles qui convergent vers la phobie, c’est-à-dire tous les rituels défensifs qui sont impliqués dans le rapport à la phobie, est complètement déplié, qu’on voit donc dans quel contexte d’obsessions la phobie émerge, et en réalité c’est par amplification collatérale des moyens affectifs et représentationnels de l’enfant – en général ça passe par des dessins, par la capacité à représenter de manière symbolique le fameux ballon, même si avec moi, ça n’avait pas exactement marché comme ça -, en reprenant l’image-source et en la traitant comme une image, en élargissant le contexte imaginaire, que vous faites sauter une phobie. Une phobie d’enfant n’est qu’une saillance sur ce fond extrêmement complexe d’obsessions embryonnaires corrélatives. D’ailleurs, quand les parents acceptent de revenir vous voir, ils vous disent toujours qu’il n’y a pas que la phobie qui s’en est allée, car s’en vont en même temps des facilitations dans les rituels du coucher, de repas, d’adieu, etc. Toujours. Ça n’existe pas une phobie qui part toute seule.
C’est aussi la raison pour laquelle – je vous le répète pour avoir vu des catastrophes - on ne touche pas aux phobies des adultes. Les monophobies des adultes, des parturientes psychotiques par exemple, ce sont des choses extrêmement dangereuses, on ne sait pas ce qu’il y a derrière, la phobie c’est un bouchon d’angoisse, et quand on l’enlève, on ne sait pas ce qu’il y a derrière.
Simplement, si je présente les choses comme ça, si je vais au bout de ce développement et que j’essaie de sortir de la logique des représentations, me voilà obligé de travailler sur une intrication très particulière, sur une intrication d’ordre intentionnel sur un certain nombre de choses qui me permettent de conjuguer de l’affectif et du représentatif.
Je me permets de vous faire remarquer ceci, c’est que si vous vous rappelez ce que j’ai dit l’an dernier sur la grammaire logique du désir, et en particulier le fait que la caractéristique des verbes de désirs - des verbes conatifs en opposition aux verbes cognitifs -, est qu’ils ont des complétives au subjonctif (« je désire que tu sois là », « je désire que tu viennes »), tandis que les verbes cognitifs ont des complétives à l’indicatif (« je crois que tu viens »), vous avez là une architecture qui fait qu’en réalité ça s’explique par des sujets d’énonciation qui sont les mêmes dans les complétives des verbes conatifs.
Lorsque vous dites « je crois anxieusement que le cheval va tomber et agiter les jambes », il est évident que ça ne se construit qu’avec l’indicatif. Autrement dit, si vous traitez l’affectif comme une modalisation d’un verbe cognitif - « je crois anxieusement », « je m’angoisse de croire que… », par exemple – vous allez conserver cette dimension d’indicatif. La complétive sera toujours à l’indicatif.
Pour réussir à préserver une relation subjonctive dans ce type de phrase, il faut employer une formule du type : « je m’angoisse à l’idée que » - « je m’angoisse à l’idée que tu viennes », et non pas « je m’angoisse à l’idée que tu viens ». C’est-à-dire que l’intervention de l’élément représentationnel et cognitif pour ne pas transformer toute la phrase en phrase de cognition, et bien lui conserver sa valeur expressive en tant que phrase conative, suppose une atténuation très particulière de la composante idéative : « à l’idée que ». Il y a bien une idée, c’est la formule qu’il emploie dans la traduction possible « qu’est-ce qui te viens à l’idée ? », il faut une atténuation assez particulière de la composante représentationnelle pour pouvoir construire une phrase conative qui conserve sa valeur propre.
Or je crois que c’est justement cette atténuation et cette subordination des aspects cognitifs qui rend compte de ce qu’on appelle l’arbitraire du choix de l’objet phobique. Arbitraire du choix de l’objet phobique qui n’est rien d’autre que le fait que la référence de ce qui vient à l’idée est nécessairement moins fixée dans cette dimension-là que lorsqu’on a au contraire une orientation spécifique sur l’objet en tant qu’objet. Par exemple, on peut dire : « Je m’angoisse à l’idée fausse que tu viennes », et on peut parfaitement accepter ceci. Mais vous n’aurez pas : « Je m’angoisse de croire faussement que tu viens », parce que si je le crois faussement, je ne peux pas m’en angoisser. Voyez, quand on adverbialise, on fait apparaître cette distinction. Au contraire, même, si je dis : « Je m’angoisse de croire faussement que tu viens alors que tu ne viens pas », je ne m’angoisse pas, je me rassure !
Voyez, la façon dont la position entre la situation d’être angoissé et la situation de ne plus être angoissé permet de cerner exactement le pivot de la position subjective. Lorsque je vous propose de travailler non sur des signifiants mais en termes de grammaire logique, c’est pour cerner précisément ces bascules subjectives, ces niveaux de subordination qui sont inscrits dans la langue à l’intérieur desquels vous pouvez voir où exactement les choses pivotent.
On peut donc parfaitement avoir « je m’angoissais de croire faussement que tu viendrais », au passé. Et d’ailleurs, lorsque l’enfant guérit, lorsque Hans dit qu’il va mieux, il n’y croit plus, à sa bêtise, « Ma bêtise, je n’y crois plus, dit-il, triomphant ».
Notez que le syntagme « à l’idée que », qui ouvre justement un espace de représentations qui n’est pas référentiel, car si on pouvait dire à l’idée de quoi on s’angoisse, si on pouvait pointer l’objet, on aurait basculé dans une désignation référentielle de l’objet de la peur, et il est essentiel à cette notion de « à l’idée » de conserver une dimension de « hantise », ou d’une représentation pervasive en quelque sorte, qui ne réussit pas à se fixer se lester d’une fonction référentielle dans un énoncé cognitif : « Je crois, je sais que p ».
Bien plus, « avoir dans l’idée que », si vous réfléchissez, on pourrait lui substituer « se demander si », et je vous ferai remarquer qu’il y a toute une classe de verbes où l’introduction de la complétive ne se fait pas avec « que », mais avec « si ». On peut « savoir si p », mais on ne peut pas « croire si p ». On croit « que p ». On peut en revanche « douter si p », et « que p », et « se demander si », ce qui introduit dans toute cette classe de verbe la possibilité que ce soit si ou non. Dans notre langue c’est un si indéterminé, en anglais c’est « whether » par exemple, qui est tout à fait distinct de « if », et c’est la même chose dans la plupart des langues indo-européennes. C’est si ou non, et la particularité constante de ce ou non, c’est qu’il n’a pas besoin d’être exprimé. Il est abandonné à l’autre. Dans l’échange, c’est l’autre qui peut dire : « Je me demande s’il va venir », sous-entendu « ou non », ce que l’autre peut entendre comme un souhait implicite. Autrement dit, il y a là un rapport structural avec la possibilité de l’oscillation dans le doute. Les possibilités de l’oscillation dans la détermination du cas, de ce qui va être le cas vrai ou faux dans l’obsession, l’interrogation de l’obsédé quand elle s’amplifie sous la forme d’un doute, est entièrement subordonnée à ce type de verbes, qui peuvent se construire avec si ou non. Ce n’est donc pas une vérité d’ordre psychologique, que ce soit le doute, c’est parce que quand on doute, on doute si…, on se demande si… ou pas, et c’est toujours dans la mesure où vous appréhendez les contenus de pensée attitudinalisés comme on dit par cette attitude particulière qui est « se demander si », « douter si », etc., que vous avez l’espace du doute.
C’est important, parce que nous avons l’impression d’avoir une machinerie psychique qui pourrait osciller ou trembler telle un mécanisme, alors qu’en réalité tout cela est contraint par le recours à des phrases, à des contextes énonciatifs et des structures intentionnelles, comme « se demander, douter, savoir si… », qui disent quel est le juste niveau subjectif au niveau de l’échange ordinaire de là où se découpent correctement les articulations du sujet.
Ceci posé, si vous revenez au texte de Freud, voyez bien que lorsqu’il continue à penser en termes de représentations, et non pas comme il propose de le faire lui-même en termes de doute, de souhait, d’interrogation, c’est-à-dire en entrant dans la grammaire logique de ce que sont justement ces attitudes propositionnelles, eh bien il nous fait du comportementalisme ! Et il faut savoir que c’est une source du comportementalisme que de traiter une obsession comme une « phobie de pensée », laquelle phobie se déconditionne. Si vous pensez à ceci, eh bien on va vous envoyer une petite dose de courant électrique pour rendre minimalement désagréable – il ne faut pas que ce soit trop désagréable, ce ne sont pas des tortures, la création de l’aversion c’est toujours à la limite de la douleur, il ne faut justement jamais que ça devienne douloureux – parce qu’au fond, on va considérer que la mécanique psychique est malade à cause d’une sorte d’évitement interne, de la même manière que vous avez dans les phobies ordinaires de lieux ou d’aliments des évitements externes. Vous allez concevoir l’évitement interne sur le modèle de l’évitement externe. Donc un dispositif en termes de représentations, c’est directement une épistémologie propice à l’interprétation cognitivo-comportementale des phénomènes.
Ça me fait donc bien rire quand je vois ces espèces de défenses acharnées du signifiant, qui tant qu’ils sont rabattables sur une théorie des représentations, prêtent le flanc à l’idée qu’on pourrait vous déconditionner du signifiant, ça irait plus vite que l’analyse, et cela commence dès qu’on en parle un peu trop sur le mode de représentation d’une mécanique mentale, d’une interaction causale, etc. Après tout, pourquoi pas ? Sauf qu’on va dire que c’est inaccessible à une telle action ! Mais peu importe, conceptuellement, c’est bien la même chose.
Donc si l’on revient à Freud, c’est tout un ensemble clinique extrêmement complexe que celui que j’essaie de vous ouvrir à travers la grammaire logique de ces verbes conatifs, où la subjectivité se déchire, tandis que l’organisation intentionnelle du dispositif, la capacité à ce qu’ils se motivent les uns les autres – « si j’ai pensé ça, alors je vais faire ça » -, avec une continuité dans l’enchaînement des différentes obsessions, elle, est complètement conservée. Le projet un peu spéculatif que je développe, ça consiste non pas à remplacer une analyse en termes de signifiants, mais lorsqu’on analyse la division signifiante en termes de S1/S barré pour S2/a, la théorie du discours avec la chute de l’objet (a), je propose d’y substituer des analyses logico-grammaticales qui sont plus détaillées et stratifiées que celles qui n’auraient recours qu’à un signifiant qu’on peut trouver ma foi absolument partout, et de façon à entrer dans l’élément, le grain fin de la langue où s’articulent d’une manière qui va évidemment être beaucoup moins facile à logiciser, à mathématiser et topologiser – c’est aussi un abandon à l’égard de cette façon de faire -, en entrant dans la structuration logique interne des choses. Ce que je fais là est donc beaucoup moins une critique de la notion de signifiant, qu’une extension du concept, et ça consiste à prendre beaucoup plus au sérieux la grammaire logique des expressions intentionnelles et des attitudes impliquées de désir, de souhait, de doute, etc. et à la développer pour elle-même.
Je ferme cette longue parenthèse pour montrer pourquoi à mon avis, il y a tout un champ de l’analyse de l’associativité obsessionnelle, qui tourne par exemple chez Mahony – auquel je ne cesse de m’en prendre depuis que j’ai commencé ce séminaire – qui tourne au délire ! Elle consiste à essayer de fabriquer des totalités encore plus complètes d’associations en contextualisant à l’infini au niveau de spéculations de plus en plus abstruses, invérifiables, etc., qui peuvent peut-être avoir de l’effet dans une séance, mais qui ne sont certainement des opérateurs généralisants pour comprendre ce dont il s’agit. Donc, tout ce qui peu ou prou augmente le délire des rats sans cerner ce qui est en cause dans la logique du désir de l’homme aux rats, et dans ce à quoi il atteint, me paraît complètement à côté…
Je reviens au commentaire de la leçon. C’est à ce moment-là que l’homme aux rats va formuler le fameux serment, puisque le même capitaine cruel lui remet le paquet avec les lorgnons et lui dit de rembourser 3 couronnes 80 au lieutenant David. Alors Mahony, avec ce travail de fou qu’il a fait, nous apporte là quand même quelque chose de très intéressant. Il s’est plongé dans l’indicateur des chemins de fer de la Galicie en 1907, il a vérifié les jours, les dates, etc., et il nous dit qu’il est absolument impossible qu’un ordre ait pu partir de cette ville de Galicie, aller à Vienne, qu’on ait pu trouver l’opticien et que les lorgnons aient pu revenir à l’heure dite. Ça ne marche pas avec les trains. Il fallait dit-il, au moins deux jours. Lorsque le patient dit que c’est le même soir qu’il reçoit les lorgnons, il faut bien comprendre que son récit agit sous transfert la même contraction temporelle qui a dû tout simplement l’effacer lui, Ernst, de la scène, et pendant un bon nombre d’heures. Ce à quoi nous assistons là, c’est à l’écrasement psychique d’un certain nombre d’événements de pensées, et il ne réémerge en quelque sorte de la conversation où le capitaine Cruel lui annonce le supplice des rats, qu’au moment où ce capitaine lui apporte les lorgnons et dit : « Il faut que tu payes 3 couronnes 80 à D. ». Autrement dit, je traiterais cela comme une sorte de scansion, avec deux jours de disparition, qui ne sont pas tant une disparition du temps, que très vraisemblablement, un exemple fascinant – la clinique des grands obsessionnels en donnent souvent des exemples – de ruminations ininterrompues avec suspens du temps pendant des heures et des heures.
Car il faut bien penser que Lanzer dit ça à Freud, il essaie toujours de se soigner ; il fait donc de la demande du capitaine cruel une sortie, un réveil d’un état dépersonnalisé, d’un état atroce, d’un état aboli, dans lequel il a appris néanmoins plein de choses. C’est probablement pendant ces deux jours qu’il a appris qu’en fait ce n’est pas au capitaine David mais à la postière qu’il va devoir rendre les 3 couronnes 80, comme il prouvera plus tard à Freud qu’il n’a jamais cessé de le savoir. Ce que nous devons donc accepter, c’est non pas, comme Mahony, qu’Ernst Lanzer se trompe ou que Freud a mal pris ses notes, mais que ce sont deux points d’un processus, où ce qui est compris entre les bornes et qui s’est effectivement passé n’apparaîtra qu’in fine.
Là, arrive la formule : « Ne pas restituer l’argent, sinon ça arrivera ».
Ce qui me paraît frappant dans cette formule, ce n’est pas simplement ce dont j’ai parlé l’an dernier, l’abolition du « je » dans une formule infinitive et quelque chose qui se présente comme une sorte d’instruction – « prendre à droite », qu’on écrit sur des panonceaux sous des formes infinitives -, et je voudrais ajouter des éléments un peu nouveau. C’est que je crois que lorsque le capitaine lui demande de restituer et que l’injonction est « ne pas restituer », bien sûr le « je » n’apparaît pas, mais parce qu’au niveau de l’énoncé, ce « je » qui n’apparaît pas est bien là dans l’énonciation. Autrement dit, en refusant de rendre l’argent, Ernst, s’il était là, se dirait : « je te donnerai tort sur cela », parce que sinon « ça » arrivera. Or Ernst ne peut pas démentir le « ça arrivera », il ne peut rien sur l’apodose, mais sur la protase, il peut quelque chose, sur le « ne pas restituer », il peut dire non.
« Ne pas restituer » est une sorte – et c’est un point qui est très énigmatique et angoissant avec les obsédés –une sorte de réflexe. Ça vient comme un réflexe au moment même où est donné l’ordre, il n’y a pas de pensée, il n’y a pas de délibération, ça vient immédiatement - et c’est un point sur lequel j’avais beaucoup insisté l’an dernier -, ça vient avec une immédiateté qui est de l’ordre de la lettre écrite au fer rouge, qui se substitue à toute parole. L’incapacité de démentir la vision, le « sinon ça arrivera » se déplace donc sur ce que dit le capitaine cruel, (« restitue l’argent ! »), aboutissant à un « Ne pas restituer l’argent ! ». C’est ce qu’il appelle une Sanktion : c’est à la fois réprimé et confirmé dans le même mouvement.
Notez bien encore que c’est différent d’une formule du genre « Restitue l’argent afin que ça n’arrive pas ». Je suis frappé que ça ne se présente pas sur la forme d’un Gebot, mais d’un Verbot, « Ne pas restituer l’argent, sinon ça arrivera ! ».
Pourquoi ?
Parce que « restitue l’argent », c’est exactement ce qu’a dit le capitaine cruel. Si c’était « restitue l’argent », alors quelque chose d’une parole monstrueuse serait avérée, et rendrait fatal le supplice à la dame. J’oserais dire que c’est là un trait pathognomonique qui distingue un mentisme d’une hallucination psychique dans la psychose. C’est que justement, dans la psychose, le message vient sous forme directe, et dans une psychose, on pourrait tout à fait avoir « restitue l’argent ! », c’est-à-dire une injonction qui à ce niveau qui est celui de l’immédiation dans lequel le sujet est entièrement pris et assigné à sa place, à ce moment-là vous pourriez avoir non pas un mentisme, mais une injonction délirante, parce que ça donnerait raison absolument à l’Autre, et que le sujet serait sans force devant l’Autre, absolument. Je dis ça parce qu’il y a des obsédés pour lesquels on peut parfois vraiment se demander si l’on a pas affaire à de la psychose. Il faut apprécier le contexte de validation de l’ordre reçu, et savoir si le message vient sous forme inversée – « Ne pas restituer l’argent ! » - ou sous forme directe.
Parce que ce qui vient ensuite dans le même mouvement, la forme exprimée, c’est qu’il va dire : « Il faut (et il le prononce à voix haute) que tu rendes les 3 couronnes 80 au lieutenant David », et à ce moment-là, en réponse au premier réflexe, et comme une réappropriation inversée, mais en un temps second, il prononce et se lie par serment à cet espèce de scénario fou qui va l’emmener à essayer de les faire se rembourser l’un l’autre dans un truc incroyable. Ce qui est exactement ce qui dit le capitaine cruel : « Il faut rembourser, il faut rendre les 3 couronnes 80 au lieutenant David », et l’on peut parfaitement penser que c’est qu’a dit textuellement le capitaine Cruel. Mais par les moyens complexes du mentisme de la Sanktion, sous la forme infinitive à laquelle réagit dans un temps second la répétition, vous voyez la différence avec une hallucination psychotique. Le sujet n’a pas du tout disparu, le sujet s’est révolté, puis s’est révolté contre sa révolte en faisant quoi ? En acceptant entièrement un ordre qui le lie de manière folle désormais à la parole de l’Autre. Mais dans ce moment-là, par l’opération complexe du mentisme sous-jacent, « Ne pas restituer l’argent sinon ça arrivera », il reste justement une subjectivité.
L’an dernier, j’étais entré en détail dans l’architecture de ces choses-là, et peu de patients sont enclins à livrer ce type de jeu. J’avais donné deux cas avec lesquels j’avais osé pousser l’interrogatoire aux limites auxquelles on peut les pousser dans un entretien préliminaire, parce qu’évidemment, ça devient paroxystique, rapidement le sentiment de folie submerge un patient qu’on interroge trop sur l’architecture interne de son mentisme - sauf quand il est si mal qu’il est prêt à tout tellement la panique le gagne.
C’est ce que Lacan appelle la logique de l’aliénation et de la séparation. C’est-à-dire que vous avez bien un temps d’aliénation puisqu’il y a bien un sujet, il y a un sujet d’énonciation, caché inchoativement dans le « ne pas restituer », il y a une possibilité pour le sujet d’être en exclusion de l’Autre, à qui il dit non, mais ce qu’il ne peut pas atteindre, et qui fait le symptôme lui-même, c’est le temps de séparation, c’est-à-dire de retourner à cet Autre que cet Autre lui-même est barré, et que « Je rendrai les 3 couronnes 80 au lieutenant David si j’ai le temps, mon coco ! », dans sa tête… Or comme le temps de séparation au niveau signifiant, dit Lacan, fait défaut, alors effectivement, « sinon ça arrivera » insiste, on ne sait plus comment s’y prendre. D’ailleurs, je me faisais l’expérience tout à l’heure, si vous vous dîtes : « Ne pas restituer l’argent sinon ça arrivera ! », qu’est-ce qu’il faut faire ? On peut hésiter un moment, on peut hésiter à se demander s’il faut le rendre ou pas pour que ça n’arrive pas. Essayez avec quelqu’un : « Ne pas rendre l’argent sinon ça arrivera ! », il faut rendre l’argent ou pas, pour que ça arrive ? Voyez, il y a un moment de trouble. C’est très spécifiquement le moment de retour - puisque ça se passe à un niveau quasi-réflexe - où le « ça arrivera » revient avec violence. Et voilà l’homme aux rats embringué dans le paiement d’une dette obscure entre militaires, qui le tient et le lance dans des manœuvres folles de remboursement, et sur lequel évidemment l’association va faire venir les dettes de son père, la dette qu’il n’a pas payée, etc.
C’est à ce moment-là, dit le cas publié, qu’il plonge dans la confusion et commence à appeler Freud « mon capitaine », c’est que là, vraiment, Freud a poussé le bouchon trop loin.
Il y a cependant quelque chose que je voudrais marquer assez précisément, c’est que dans le cas publié, il manque un grand bout des notes. Vous l’avez sûrement remarqué si vous avez comparé les deux éditions, tout un morceau est sauté sur Wagner von Jauregg et sur les autres obsessions. Sur Wagner von Jauregg, il faut le dire, les remarques de Hawelka sont ineptes, parce qu’elle explique que c’est parce qu’il parle du lieutenant David, alors David c’est le David apprenti des maîtres chanteurs de Nuremberg, et donc comme il pense, etc. Elle invente un pont, quoi... Or on ne peut pas inventer des ponts ! Vous prenez n’importe quel mot, vous pouvez toujours trouver des ponts associatifs, c’est entièrement gratuit et ça montre bien dans le mode de pensée associatif ce qu’il a de corrupteur pour la réflexion psychanalytique. Tout à coup, on est en train d’imaginer que c’est un David qui le fait penser à l’apprenti des Maîtres chanteurs, et en fait c’est Wagner qui vient après, et donc – et donc - Wagner von Jauregg …
En revanche, il y a quelque chose de juste, c’est qu’Ernst Lanzer dit que Wagner von Jauregg n’avait rien compris. Je pense qu’il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour saisir que lorsqu’un patient dit à son analyste que les autres analystes qu’il a vu n’ont rien compris, c’est mauvais signe, c’est-à-dire qu’il est en train de lui dire qu’il pousse le bouchon tellement loin, qu’il comprend tellement trop, que cela le met lui, le patient, dans une position intenable. Freud réussit à lui faire dire, au pauvre homme, que le supplice des rats s’applique à son père dans l’au-delà. Il y a vraiment de quoi décompenser ! C’est ça qui compte, ce n’est pas du tout l’association : dans la structure de transfert, Freud est en train de lui extorquer un aveu terrible, c’est la technique de la pression, et Freud fait le fouille-merde, c’est la pratique de l’analyse comme une technique de fouille-merde. Et ça s’enfonce de plus en plus… Je ne crois donc pas du tout que la gentille et courtoise remarque : « Vous savez, Wagner von Jauregg n’avait rien compris », soit à ranger de l’ordre d’une sorte d’association mécanique, parce qu’il y aurait une sorte de proximité psychique locale, chez ce bonhomme, entre David, les maîtres chanteurs, Wagner, et Wagner von Jauregg. Tout cela me paraît complètement aberrant ! C’est parce qu’au contraire il y a une intentionnalité globale de l’adresse que tout ceci se situe et qu’il est entrain de dire : « Vous êtes le capitaine cruel, vous êtes un fouille-merde, et vous êtes dans l’axe de l’Autre auquel je m’adresse ».
A ce moment-là, Lanzer fait une deuxième chose, il parle d’une obsession que Freud n’a pas relevée. Cette obsession, qui est une des obsessions les plus fascinantes de l’homme aux rats, à mon goût, c’est l’obsession anti-obsession. C’est un procédé qui avait été notée par des cliniciens au 19ème siècle sur les techniques des obsédés pour se protéger de leurs obsessions, mais là, dans toute la littérature, c’est le cas le plus pur. C’est : « Que se passerait-il si un jour me venait à l’esprit l’obsession : tu ne cèderas à aucune obsession ? ». Alors, il rejette cette idée en disant qu’il veut être libre, même de se protéger des obsessions !
Ce qui est déjà je trouve un truc obsédant… C’est-à-dire qu’une fois qu’on a mis le doigt dans un truc comme ça, si on a un jour l’hypothèse d’une auto-référence pareille, c’est fichu, c’est-à-dire que quand il se dira qu’il veut être libre de se protéger, ça va commencer à l’obséder : est-ce que je suis bien libre de me protéger des obsessions ? Voyez l’ amplification en réseau de ce machin-là ! Or, à un moment d’horreur et à un point d’épuisement, cette idée s’empare justement un jour de lui et elle le plonge dans un désarroi absolu.
Je crois que ce point d’épuisement est quelque chose que vous avez peut-être vu, c’est ce que j’appellerai la « normalité hébétée » de certains obsessionnels. C’est un moment où on a l’impression que le mentisme et les ruminations se sont tues. Elles se sont toujours tues, me semble-t-il, sur un mode tuant pour le sujet, elles finissent dans une aliénation radicale où c’est la forme pure de l’obsession qui a envahie le psychisme. Et la forme pure de l’obsession, ça consiste à robotiser entièrement le sujet, dont la pensée se vide, et où « tu ne céderas à aucun moment à une idée obsédante », équivaut à tu feras absolument tout ce qu’on te dira de faire sans rien penser. Ce sont des situations qu’on voit dans des moments d’effondrement neurasthénique, de très grandes dépressions, chez les obsessionnels en bout de course.
J’avais parlé d’un homme qui en était arrivé là, un point tel qu’il ne pouvait même plus avoir d’angoisse, et qu’il n’y avait que de la fatigue. Le mentisme s’est effondré sur lui-même - c’est quelqu’un à qui il a fallu plusieurs années de divan pour comprendre ce que c’était qu’une rumination, tellement il était au bout du bout de la trajectoire de la névrose obsessionnelle -, et vous n’avez plus que le phénomène pur de l’aliénation totale à la parole de l’Autre, sans l’ombre d’une séparation. C’est un de ces cas, j’en parlais récemment encore avec un collègue psychiatre, pour lequel vous pouvez franchement vous demander si un pareil obsessionnel n’est pas en fait un schizophrène. Parce qu’on peut atteindre un tel point d’apragmatisme et de soumission, d’effacement formel de la position subjective dans l’aliénation sans séparation, que ça confine à un tableau d’apragmatisme schizophrénique, avec mutisme, fermeture, routinisation absolue. Le sujet, pourtant, est là, il est bien pris dans l’Autre, mais il ne peut y inscrire le défaut qui le libérerait comme sujet.
C’est extrêmement sensible, parce que ces efforts d’autothérapie - ce qui fait la rareté des très grands obsessionnels en cure, et pas seulement chez les analystes, mais aussi bien dans les thérapies comportementales, etc., il faut vraiment attendre d’être dans un état catastrophique pour aller voir un analyste pour un certain nombre de gens, ou un thérapeute comportemental, qui leur fait du bien, d’ailleurs -, eh bien je crois que ces efforts d’autothérapie dessinent le cercle de l’étranglement progressif et effroyable de la névrose obsessionnelle jusqu’à ce point d’aliénation ultime, qu’est l’aliénation de l’auto-thérapie elle-même : « Tu n’obéiras plus à la moindre de ces injonctions paradoxales et destructrices qui te ravagent ».
C’est pourquoi, en creux, la dynamique de ce fragment de cure, c’est que lorsque quelque chose dans l’Autre, soit dans Freud et le lieutenant, doit un moment opérer par le transfert, eh bien c’est un des supplices exquis de l’analyse des obsessionnels, que ce n’est qu’après vous avoir mené au fond de l’impasse, c’est-à-dire avoir fait ravaler à l’Autre et ses lieutenants le privilège qu’ils pouvaient avoir d’être l’Autre, après les avoir enfoncé dans l’impuissance thérapeutique la plus radicale – plus la névrose obsessionnelle est grave et plus on va jusque-là -, qu’à ce moment-là, éventuellement, l’Autre peut consentir à se fissurer assez pour qu’apparaisse le temps de séparation, temps de séparation qui peut parfois, c’est terrible à dire mais ça se voit tous les jours, être la renonciation de l’analyste à traiter la névrose obsessionnelle, sa capitulation. Et c’est dans ce temps de renonciation (l’Autre y est institué comme sujet de renonciation, si j’ose dire !) qui est extrêmement complexe à mettre en place à l’intérieur des coordonnées transférentielles et de la montagne d’associations qu’on a eues du patient, que l’Autre, donc, doit être amené à se fissurer.
Cette analyse de l’homme aux rats, qui n’est pas une analyse mais une expérience avec un cobaye – on va prendre l’association libre, et on va lui sortir ses contenus mentaux un par un de la tête, on va les mettre sur la table, et on va voir à quoi ils ressemblent – c’est ça cette chose terrible que fait Freud, et ça va avoir cet effet thérapeutique qu’une fois qu’on aura tout mis sur la table, eh bien rien n’aura changé ! Freud se retrouve dans l’impasse de la structure. L’autoréférence « tu ne céderas à aucun moment à une idée obsédante », cette autoréférence autodestructrice était quoi dans sa forme épuisée ? Elle était une manière de réduire l’Autre à l’impuissance, c’est-à-dire une façon de lui donner tout pouvoir, moyennant quoi il est totalement impuissant parce qu’il n’a plus aucune prise sur le sujet qui contrôle ce contrôle qu’il a cédé sur lui-même. Au moment où justement on semble s’en désaliéner magiquement, de l’Autre, par cette autoréférence même, on s’y soumet donc absolument…
J’arrête ici mon étude pour conclure sur la progression de ce qui se passe dans L’homme aux rats, et sur les renseignements qu’on va avoir en plus dans la troisième séance. C’est que Freud, je vous l’avais dit la dernière fois, est insensible au fait que le transfert n’est pas qu’un ingrédient causal de la thérapie. Pour le moment, il ne pense pas que c’est la forme même à l’intérieur de laquelle l’articulation des représentations va avoir ce contenu intentionnel et exprimer un désir. Il serait – et c’est bien le but que je poursuis ici – extrêmement dangereux de se faire une représentation pseudo-cognitive de ce qu’on appelle le signifiant, qui ne ferait que reprendre sous le vocabulaire du signifiant chez Lacan la même chose que la théorie de la représentation chez Freud, et donc toutes ces espèces de théories avec des lois qui ressemblent à des lois physico-mathématiques du signifiant, imitant une représentation de l’ordre des représentations, qui est une représentation causale et naturelle. Même à l’imiter ! Il y a cette tendance à une sorte de positivation techniciste de l’analyse en termes de signifiants – avec la chaîne de Markov, avec l’idée que les signifiants seraient des choses qui auraient une action causale sur la conduite, le cerveau, des choses de ce genre. Alors que ce qui est essentiel, c’est que Freud lui-même mesure dans des circonstances cruciales qu’il ne s’agit pas de représentations mais d’attitudes, et que cette intentionnalité des attitudes, cet ordre qui fait la densité du tissu psychique, ne se traite pas en termes de lois. Il y a une sorte de fascination je crois vaine, c’est ce que j’essaie de montrer au niveau de la névrose obsessionnelle et des problèmes qu’elle ne cesse de poser pour alimenter la théorie, une fascination vaine pour tout ce qui consisterait à remplacer par la logique du signifiant une logique des représentations dont Freud montre bien en quoi elle est absolument impuissante, même s’il s’enfonce dedans, à élucider les caractères de son cas.
Merci.
On a peut-être le temps d’une ou deux questions, si vous voulez.
X :
Quand vous parlez de la place que Freud occupe avec l’homme aux rats, qui est
celui du fouille-merde, il y a une autre façon de la caractériser, qui est le
style inquisitorial de la psychanalyse que dénonce Lacan dès le début de son
travail, dès son premier séminaire, sauf qu’il l’applique à l’ego-psychology.
Et d’ailleurs comme par hasard, dans l’ego-psychology,
il y a une attention aux significations alors que Lacan promeut lui une analyse
centrée sur l’aspect formel du signifiant.
P.-H. Castel : C’est vrai. Mais je crois qu’on commence à avoir ce genre d’attitudes quand on s’imagine que les gens ont des contenus dans la tête, et qu’il faut les leur faire sortir.
X :
les deux aspects sont solidaires, en fait.
P.-H. Castel : Les deux aspects sont étroitement solidaires. Vous avez des collègues qui vous disent : « il te faut attendre que ton patient te sorte ses signifiants …! ». J’en vois bien l’usage, je l’ai entendu de quelqu’un qui m’a rapporté ça d’un contrôle qu’il avait fait. Il me semble que c’est une représentation qui enveloppe une attitude essentiellement inquisitoriale, et qui montre qu’il y a quelque chose qui n’a été compris, quand même, dans ce que c’est que l’analyse du désir. Il y a plein de petites expressions comme ça qui circulent dans notre milieu, qui sont en fait très peu hygiéniques sur le plan épistémologique, si j’ose dire – s’il y a une hygiène de l’épistémologue ! – parce qu’au fond, ce n’est pas parce qu’on n’est plus freudien, mais lacanien, qu’on a fait autre chose que changer de jargon – c’est tellement une industrie de montrer que tout Lacan est dans Freud et qu’il suffit de remplacer tel truc par tel autre… -, et on n’arrive pas à saisir qu’un cas comme l’homme aux rats, ça crée la clinique de la névrose obsessionnelle, et ça la créée aussi en montrant l’impasse du dispositif. Ce n’est pas parce qu’on a dit qu’on n’était pas inquisitorial parce qu’on est lacanien, et que pour autant on ne va pas avoir cet usage de la notion de signifiant, qui va par la force des choses, se mettre à dire que dans le patient, il y a du signifiant, et qu’un jour il va nous le sortir. Vous voyez ? Tout ça a bien des effets, jusque dans la politique lacanienne, la croyance qu’il y a des sujets qui sont régis par des mécaniques signifiantes, que ces mécaniques signifiantes sont susceptibles d’être tordues par la méchante société, que le Symbolique n’est plus ce qu’il était, ces sortes de représentations complètement étranges de l’architecture du Symbolique, comme d’un truc qui pourrait se tordre si on lui tape trop dessus, si on lui fait des sales coups, au Symbolique !
Y :
Dans un passage du séminaire IV, Lacan à un moment évoque des groupes syntaxiques
et il dit – je ne sais plus exactement la formulation – qu’il s’agit de ne surtout
pas les naturaliser, ces groupes, c’est-à-dire de supposer qu’ils seraient quelque
part dans le sujet, et d’une certaine manière naturalisés. Ce qu’il dit là concerne
le petit Hans, c’est vers la fin du séminaire.
P.-H. Castel : Oui, mais de toute façon, Lacan n’accorde pas – d’ailleurs comme tous les structuralistes de l’époque – un primat particulier au signifiant phonologique. Il s’en sert de modèle parce que c’est le plus connu, mais il analyse des phrases, etc. Il y a plein d’analyses de type logique : « Je ne pense pas où je ne suis pas », ce sont des dispositifs qui n’ont rien à voir avec la logique du famillionaire, il y a toute une ampleur de champ, chez Lacan dans ce qu’il appelle le signifiant, et finalement la lettre, et des choses comme ça. Ce n’est donc pas si hétérodoxe, ce que je raconte. Mais ce que je voulais souligner, c’est de montrer comment en fait entre ces différentes dimensions – celle des métaplasmes, des jeux de mots comme on dit en phonologie - et puis des choses extrêmement raffinées sur « je ne pense pas où je ne suis pas », il y a une extension réglée qui suppose de nouveaux moyens. C’est en quelque sorte comme on passe de S1/S barré S2/a, à une grammaire logique des verbes d’affect qui est entièrement à faire, et qui pourrait donner lieu à autre chose qu’à nos conceptions standard de la pulsion, de son intentionnalité, de son objet ou son but, etc., si on appliquait ces catégories à ce qui est effectivement le vocabulaire affectif et ce dans quoi nous sommes pris, ce dans quoi nous parlons ordinairement. Ça pourrait également donner lieu à des observations sur les usages singuliers que l’on peut faire quand ils sont réguliers dans la psychose, par exemple, de certains traits syntaxiques, référentiels, etc. Ce que j’ai fait sur le transsexualisme, ça consiste à interroger ce qui se passe quand quelqu’un a un usage référentiel du pronom personnel je. Et quand il dit je, il sait de qui il parle, et son je, ce n’est pas votre je à vous. Ça a toutes sortes de conséquences, mais c’est invisible phoniquement ; ça concerne la structure pure de l’acte, son intentionnalité et même, si je l’ai correctement montré, le rapport au moi et au corps. On ne peut pas attraper ça avec des anomalies verbales asémantiques. Mon travail, c’est un essai de construire tout cet espace-là en utilisant des moyens qui sont en général récusés dans notre petit milieu, qui sont ceux de la philosophie du langage et de la philosophie de la logique.
Bon, j’ai dit ce que je voulais faire, peut-être qu’on peut arrêter là ?