la névrose obsessionnelle

6ème séance (17 février)

 

Je vais essayer ce soir quelque chose d’un peu plus risqué que ce que j’ai fait la dernière fois en lisant avec vous L’homme aux rats où j’ai eu l’impression de laisser échapper nombre de choses que je veux apporter cette année.

Je voudrais essayer de montrer ce soir en quoi ce que je raconte de l’affect est congruent ou non avec ce que raconte Lacan.

La dernière fois j’avais beaucoup insisté sur cet aspect particulier qui fait qu’il y a tout une part du concept freudien de représentation qui est récupérée dans la notion lacanienne de signifiant, et je voudrais essayer maintenant de voir ce qu’il en est du côté de l’affect, de façon à ce qu’on puisse s’interroger sur ce principe, qui devient un principe explicatif dans le cadre de la névrose obsessionnelle, et qui est la fameuse disjonction de l’affect et de la représentation, laquelle inscrit la névrose obsessionnelle dans une espèce de continuité avec la phobie, l’hystérie, etc. Donc, ce soir, deux choses.

Le premier point sera, en m’appuyant sur un texte récent que m’a remis Serge Cottet, et en suivant un peu son plan, de vous exposer une lecture particulièrement radicale de Lacan qui débouche sur toutes sortes de conséquences impressionnantes, je dois dire, mais bien déduites car on voit bien comment ça prolonge un certain nombre de tendances très présentes dans le dernier Lacan portant sur le concept d’interprétation, sur le statut de la pulsion, et déterminant ce que sont les « fins » de l’analyse, c’est-à-dire à la fois de son but et de sa terminaison, dans la mesure où justement la mise au centre de la problématique de la pulsion, de l’objet pulsionnel – qui est je vous le rappelle ce qui est en cause dans l’affect, au sens fort de « ce qui est en cause » -, est profondément refondu chez Lacan, au point que certains ont pu dire qu’il n’y avait plus d’affects à un certain moment. C’est la façon, en particulier, dont Lacan décompose l’articulation freudienne entre pulsion et affect – le quantum d’affect est une des dimensions économique de la pulsion -, c’est la façon dont Lacan va travailler ça, à partir du séminaire XI en particulier, de la pulsion temporelle, de la répétition et de l’objet. Ce qui est intéressant dans cette analyse millérienne, c’est qu’elle est portée par une conscience philosophique extrêmement aiguë du fait que la psychanalyse ne peut pas être une théorie de l’esprit, qu’on ne peut pas retraduire les concepts psychologiques utilisés par Freud dans des termes intentionnalistes comme ceux qui sont utilisés dans les sciences cognitives, et cette approche qu’a défendue Miller et Cottet est directement et explicitement tournée contre tout usage de la notion d’intentionnalité.

Deuxième chose - que je commencerai ce soir parce que c’est assez long, et qu’en plus ce sont des choses dont vous n’avez pas forcément entendu parler parce que ce n’est pas purement de la psychanalyse, mais des analyses de concept et de la philosophie -, c’est d’entamer par un autre biais que celui de la grammaire logique des concepts psychologiques que j’avais faite, une élucidation de l’essence de l’affect. Et pour ça je m’appuierai sur Emotions de Paul Dumouchel [1] , un essai qui a eu son importance il y a une dizaine d’années, et qui a eu de profonds développements dans ce qu’on appelle la théorie des émotions sociales et dont Dumouchel est un des promoteurs. Ce qui fait la différence entre ce que je vais vous raconter des affects et du concept d’affect, par rapport aux fois précédentes, c’est que je ne vais pas suivre cet abord logico-linguistique de l’intentionnalité qui procédait du jeu des prépositions et des constructions grammaticales prépositionnelles avec « de », « pour », « à », « devant », etc., auxquelles j’ai essayé de vous habituer, mais partir de quelque chose qui est un peu différent, quelque chose qui est à la fois fonctionnel et étiologique, sur le statut de l’affect, c’est-à-dire cette définition très particulière qui est je pense aujourd’hui relativement acceptée, selon laquelle les affects sont des « moments saillants » dans des « processus de coordination » entre agents humains, entre soi-même et tout autre qui nous environne. Cette théorie sociale des émotions a deux sources. D’une part, d’un certain nombre de problèmes relevant de la théorie des jeux, et de l’impossibilité de rendre compte de nombre de choses en théorie des jeux si on n’intègre pas la composante émotionnelle et si l’on a pas une théorie de ce que sont les affects. C’est d’autant plus intéressant que vous vous rappelez que le dilemme du prisonnier chez Lacan est investi d’une fonction démonstrative extrêmement importante pour la temporalité propre dans la supposition de ce que les autres pensent, etc., et si vous le relisez, en fait on s’aperçoit bien que dès qu’on fait une description soigneuse de ce qui se passe psychologiquement dans une situation du type du dilemme du prisonnier, on est obligé d’inclure une composante émotionnelle, ne serait-ce que la perplexité ou l’angoisse liées à la situation même des prisonniers. La coordination entre les différents prisonniers dans le dilemme a une composante émotionnelle. Evidemment, à l’époque où Lacan emprunte ce paradoxe au livre de Morgenstern sur la théorie des jeux et le comportement économique, ce n’était pas des questions discutées, mais il est intéressant de voir comment fonctionne un raisonnement en théorie des jeux, et ce qu’on peut en tirer, c’est une élucidation tout à fait étonnante de ce que c’est que la fonction même de la vie affective dans la possibilité de décider — laquelle affaire est un des grands trucs d’actualité, l’idée que la plupart de nos analyses de type purement rationnel en théorie de la décision, celles qui régulent les choix économiques, les stratégies militaires, et donc, aussi étrange que cela puisse paraître, qui déterminent fortement nos vies – comme la dissuasion nucléaire, les anticipation sur les taux d’intérêt, les calculs de bourse, qui régulent en cela de plus en plus profondément je crois notre vie quotidienne -, sont l’objet de réflexions épistémologiques qui incluent une dimension affective. Y compris d’ailleurs, je vous donnerai des exemples, dans tout ce qui est de l’ordre de la manipulation psychologique et des techniques employées pour faire parler les gens sans les torturer – ce qui est un des usages très intéressants d’ailleurs de la psychologie et de la théorie des jeux. En travaillant sur cette notion de vie affective, ce que je voudrais faire, c’est d’une certaine manière revenir – à partir du moment où vous avez cette idée de coordination où l’affect est défini comme un moment saillant dans un processus de coordination entre agents – sur ce qui pourrait s’en récupérer au titre de ce qu’on appelle l’empathie, et éventuellement, la « co-pensée » de Widlöcher et le contre-transfert, parce qu’il est tout à fait possible qu’il y ait un sens acceptable – parce que c’est ce qu’il y a, et pas parce qu’on est content que ce soit là -, qu’il y ait des phénomènes affectifs qui aient une signification profonde, et qu’il soit justifié d’inclure dans notre champ de recherche.

Un des éléments que j’apporterai, c’est qu’assez curieusement, cette théorie à la fois fonctionnelle et étiologique de la vie affective montre qu’il y a une homologie structurale importante, et qui est entièrement méconnue et pourtant intéressante pour définir ce que c’est qu’un affect, entre un affect et un acte de langage. Il y a là une homologie conceptuelle tout à fait étonnante, et je m’appuierai sur cette homologie conceptuelle pour des raisons que vous verrez.

Bien sûr, en conclusion, ce que je vais essayer de mettre en évidence, c’est que lorsque j’amène comme ça une analyse originale du concept d’affect, mon but est, si vous voulez, d’enrichir la grammaire logique des concepts psychanalytiques.

*

De quoi s’agit-il ?

Le point de vue ordinaire, qui est un point de vue qui est chez Freud et qui est conservé chez Lacan, est que les affects sont des sortes d’états psychiques intra-individuels. C’est-à-dire que c’est moi qui suis en colère en moi-même c’est moi qui suis ému, c’est moi qui suis déprimé, etc. Il y a en quelque sorte l’idée qu’au fond, le lieu de manifestation de l’affect est intrapsychique et intra-individuel, et que cette intériorité de l’affect épuise tout ce qu’on aurait à en penser. Or, c’est cela – et c’est le cœur de ce que je vous amènerai dans la deuxième partie de la soirée, c’est ce que je veux carrément réfuter. L’idée profonde de Dumouchel, qui a eu en ce sens beaucoup d’importance dans l’histoire du développement de la philosophie et de la philosophie de la psychologie, c’est que ce qui m’affecte affecte autrui, et qu’autrui ne s’affecte que de ce qui m’affecte. Autrement dit, on ne peut pas être affecté sans être affecté par ce qui affecte quelqu’un d’autre, ni s’affecter soi-même sans avoir un effet affectif sur autrui. Et ceci, cette coordination-là, cette coordination très particulière, dont Dumouchel dit que ce n’est pas quelque chose de spécifiquement humain, mais qui caractérise aussi divers animaux sociaux, s’appuie sur des bases biologiques, qui sont celles d’une coordination intraspécifique, qui fait que les animaux à l’intérieur d’une même espèce peuvent effectivement coordonner un certain nombre de leurs états affectifs les uns avec les autres, que nous pouvons nous coordonner avec certains animaux supérieurs mais pas avec d’autres, etc. – ce n’est pas uniquement cantonné à notre espèce -, mais ça implique un certain nombre de signaux, d’usages biologiquement déterminés de notre physionomie, de notre gestuelle, de toutes sortes de choses.

Cette coordination intraspécifique n’est pas quelque chose qu’on peut réduire à de purs phénomènes mimétiques. A la limite, les phénomènes purement mimétiques qui reposeraient uniquement sur l’image ou la coordination kinesthésique par simple reflet en miroir, sont des marques de l’incapacité à faire fonctionner une coordination émotionnelle forte. Du coup, à partir du moment où l’affect cesse d’être quelque chose qui est comme un pur effet de sens ou un effet imaginaire, enfermé à l’intérieur d’un individu, lorsque l’affect lui-même devient quelque chose qui implique la présence matérielle d’autrui, l’existence d’autres corps humains autour de nous, il n’est plus évident que ce serait une fausse piste, c’est-à-dire quelque chose qui perdrait ce qui est intrinsèquement socialisant, et qui serait le dire, le langage, et la manière dont les êtres humains s’adressent les uns aux autres, qui serait la seule source de notre co-existence en tant qu’êtres affectés et s’affectant mutuellement. En même temps, et c’est ça qui est intéressant, c’est qu’après avoir montré ceci, s’il existe une affinité structurale fondamentale entre ce que c’est qu’un affect et ce que c’est qu’un acte de langage – j’essaierai de vous montrer que la grammaire logique du concept d’affect implique, qu’en fait ça fonctionne comme des sortes d’actes de langage sans langage – c’est ça qui est en fait assez étonnant -, il semble qu’il y ait comme ça des possibilités d’emboîtement très particuliers qui rendent compte d’un certain ajustement du sujet à l’autre, impliquant le corps sur un mode je crois profondément différent de ce à quoi on s’attendrait au départ en en restant à l’orthodoxie freudienne et lacanienne.

Alors évidemment, à quel point ça permet d’étendre ou de dépasser ces points de vue, c’est à voir, mais le but que je vais poursuivre aujourd’hui et la prochaine fois peut-être en essayant de préparer par là une compréhension plus fine de la difficulté que Freud a eu avec l’homme aux rats, c’est qu’il y a deux choses.

C’est que non seulement, je vais l’exposer, il y a chez Lacan la tentative de rectifier avec la notion de signifiant quelque chose qui serait psychologiquement trompeur dans le concept freudien de représentation – au niveau de la représentation, il y a un souci à rectifier, et je vais vous expliquer soigneusement lequel -, mais il faudrait également à mon avis rectifier quelque chose d’autre, qui est une idée qui est philosophique naïve de l’affect, et qui est maintenue aussi bien chez Freud que chez Lacan, qui est l’idée que les affects seraient des états psychiques internes, des choses comme des sensations qui seraient des « sentis » en quelque sorte, enfermés en chacun de nos organismes, et qui ne seraient pas en quelque sorte déjà eux aussi des éléments de coordination et d’articulation avec d’autres personnes autour de nous. Lacan l’avait bien vu, avec sa fameuse phrase comme quoi « les sentiments sont toujours réciproques », qui avait fait beaucoup sursauté les gens : si tout d’un coup je me mets à haïr l’un d’entre vous, je vais non pas déclencher nécessairement de la haine, mais en tout cas le sentiment que vous allez me voir exprimer va déclencher chez vous un autre sentiment. Il n’y a pas de sentiment qui ne déclenche pas de sentiment chez les autres, d’une certaine manière. Il y a quelque chose comme une réponse affective qui est essentielle à la détermination de ce que c’est qu’un affect. Il n’y a pas d’affect qui se détermine sans réponse affective. Mais quand Lacan a eu mis ceci sur la table, il s’est aussi arrêté en se disant qu’au fond, on en restait par là à quelque chose de purement imaginaire, et son analyse du sentiment se termine comme souvent sur un jeu de mot, en disant que le « senti ment », et que vous n’avez pas à ce niveau de possibilité d’articuler quelque chose. C’est là je crois que je vais essayer d’avancer, en montrant que là, il se pourrait bien qu’en réalité une analyse plus profonde de la notion d’affect dépasse cette limitation.

Je commence, en vous rappelant ce que j’avais dit de ce qui à mon avis est un moyen d’articuler L’homme aux rats et L'homme aux loups. Dans le moment de résolution du délire des rats, c’est le point où Freud est mis en échec, là où lui qui était supposé savoir ne sait pas, qu’il y a une efficacité véritablement thérapeutique, puisque c’est à ce moment-là que le patient ressort avec l’histoire de l’ovariectomie bilatérale de Gisela le thème de la castration, et que la dernière pièce du puzzle vient s’emboîter dans le reste. Ce qui est intéressant dans ce qui se passe en acte dans L’homme aux rats, c’est que la représentation refoulée manque chez Freud. C’est ça qui m’a paru intéressant : c’est un point de non-savoir qui manifeste le moment opératoire de la conclusion de ce fragment de cure. Ce qui est intéressant là-dedans, ce n’est pas quelque chose à quoi Freud s’attendait, ce n’est pas tellement l’idée qu’il y aurait une représentation qui effectivement aurait été refoulée et en tant que savoir pourrait effectivement se retrouver là comme la dernière pièce du puzzle, mais c’est que le manque d’une représentation qui apparaît comme le dernier terme du refoulement, et que c’était autour de ce manque d’une représentation que gravitaient les rats et leurs équivalents. Ce que dira plus tard Lacan, c’est que ce qui norme cette représentation dans la névrose, c’est Φ, c’est le phallus symbolique qui norme cette défaillance du représentatif. Dans L’homme aux rats donc, Freud met en œuvre, ou en acte, cet échec à suivre l’obsédé jusqu’à une représentation ultime qui serait celle finalement, manquante, qu’on aurait besoin de produire pour résoudre le symptôme. Dans L’homme aux loups, ce n’est pas simplement quelque chose qui se passe, c’est quelque chose qui avec l’idée de refoulement originaire, thématise explicitement ce qui se joue du manque de la représentation : il y a quelque chose qui manque, quelque chose qui ne peut pas être représenté, qui en tant que tel ne peut pas être représenté et qui est en cause dans le problème de l’homme aux loups, et qui est l’espace, le trou à l’intérieur duquel se glisse la fameuse scène primitive de Pankeieff, qui vient occuper quelque chose où il y a de l’irreprésentable. Mais là, dans l’homme aux loups, que Freud va recevoir quasiment quelques mois après que l’homme aux rats quitte son cabinet, ce qui était opératoire mais sans qu’il en ait une conscience thématique – pour parler comme Husserl qui oppose l’opératoire et le thématique – va devenir thématique, avec l’idée que le grand virage de l’analyse de l’homme aux loups est l’idée qu’il y a un refoulement originaire, et que ce ne sont pas des représentations perdues qu’il faut aller chercher comme au fond du sac où elles sont cachées, mais c’est dans la représentation même qu’il y a un manque, qu’il y a un trou, et c’est dans ce trou-là que se mettent à pulluler tantôt les rats, et tantôt dans l’analyse de l’homme aux loups, sur un mode un peu différent, les loups – c’est ce qui fait probablement dans l’esprit de Freud l’homologie des deux titres de ces histoires de cas.

La façon dont Lacan a construit – je l’ai remis au tableau – « un sujet, c’est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant », avec ce reste qui est l’objet (a), ce qu’il essaie de capter, c’est que lorsqu’on utilise le terme de représentation, le fait qu’un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, ne signifie pas du tout que le sujet est représenté, bien au contraire ! Ça veut dire qu’il y a une défaillance à représenter, qui fait qu’il y a un reste qui est l’objet (a), qui est l’irreprésentable de cette défaillance à représenter, qui indique précisément dans la représentation le trou lui-même, le manque de représentation absolue. Voilà pourquoi « l’objet petit rat », comme dirait Lacan, vient s’insérer au point où, chez l’autre, se complémentant, Ernst Lanzer se retrouve avec un type d’objet qui a quelle fonction ? Qui a pour fonction justement de faire en sorte que cette même défaillance du système de la représentation puisse quand même être récupérée d’une manière où d’une autre dans un circuit de signes qui s’échangeraient : les rats valent pour l’argent, pour les enfants, bref, pour un certain nombre de choses (et réciproquement, les enfants pour des rats, etc.), et en dernière analyse, dans sa figure anale, l’objet viendrait essayer de construire une sorte de continuité entre le sujet et l’autre, une sorte de trait d’union ultime, assurant la continuité d’un circuit clos, que Lacan pense d’ailleurs comme le circuit de la dette, et le rapport aux parents, d’un trait d’union en quelque sorte radical dont la figure angoissante — vous vous rappelez les fantasmes d’Ernst Lanzer que Freud n’a pas osé publier —, revient à ces rubans de merde qui unissent les corps d’Ernst et de ses maîtresses, et où leurs organes génitaux, leurs bouches et leurs anus sont liés par des rubans d’excréments. Alors, « l’objet petit rat », comme je m’amuse à l’appeler ce soir, cet objet (a) vient indiquer précisément le trou dans le système de la représentation qu’on ne voyait pas dans le premier Freud.

Le premier Freud, en effet, pense vraiment que ce qui est refoulé, c’est de l’ordre d’une représentation, qu’on peut reculer un peu en arrière, et encore un peu en arrière, à partir finalement du système de l’association libre et de l’idée que si on se livre à cette association, eh bien en dernière analyse, on va trouver la représentation manquante. Or, découvre Freud quand il adopte précisément cette méthode d’association à la Jung, il n’y a pas d’obsessions princeps, il n’y a pas de représentations qui seraient absolument refoulées, dont les autres seraient purement des déplacements, et auxquelles on pourrait remonter. Il y a un trou. Ce dont prend conscience Freud et qu’essaie d’extraire avec son mathème que j’ai mis au tableau Lacan, c’est qu’il n’y a pas de quoi représenter la cause du désir. L’objet de la pulsion, on ne peut pas (se) le représenter.

Je rappelle que cet objet cause du désir, chez un sujet, c’est l’objet du désir de ses parents oedipiens. Pour chacun d’entre nous, c’est l’objet que nous sommes dans le désir de nos parents oedipiens qui est pour Lacan cet objet cause du désir que nous ne pouvons pas nous représenter, pour lequel la représentation manque. Et c’est en ce sens que par exemple, Ernst Lanzer se trouve asservi dans la chaîne signifiante à payer la dette fantasmatique qui a présidée à son existence, et qui fait que son existence même est un des effets de l’union du père avec « la femme pauvre », avec toutes sortes de conséquences qui font de l’obsédé celui qui paie, dans son symptôme et sans le savoir, une dette contractée à la génération précédente, dette symptomatique.

Ce qu’il faut voir, qui n’est pas absolument évident, c’est que Freud se trouve à cet égard dans l’homme aux rats, aux prises avec une difficulté, parce que la psychologie et la philosophie de l’esprit qu’il déploie dans la Traumdeutung était une philosophie incapable de penser ce trou dans la représentation. C’était toujours un savoir, puisque Freud ne se considère pas comme supposé savoir, mais il pense qu’on va réussir effectivement à savoir quelle est la représentation qui manque, et c’est une attitude tout à fait différente que celle de s’apercevoir que le transfert repose sur le fait qu’au fond, c’est au moment où il va être en pleine faillite devant l’obsédé, que cette faillite, ce trou dans l’Autre va permettre précisément la résolution du symptôme. Donc, la « philosophie de l’esprit inconscient » de la Traumdeutung, qui posait comme refoulé un savoir, sur le mode de quelque chose que « je ne veux pas savoir », mais que je sais sans vouloir le savoir, et qui traitait donc toutes les associations comme des Hintergedanken, des pensées de derrière – le sujet a des pensées de derrière, il fait comme s’il ne savait pas, et ça évoque la possibilité d’interpréter la psychanalyse comme Sartre l’a fait, comme une sorte de dévoilement de la mauvaise foi : je sais tout en ne sachant pas que je sais -, toute cette philosophie de l’esprit qui est présente dans la Traumdeutung qui fait qu’on a l’impression qu’on peut savoir au fond en déchiffrant quel est le savoir caché sous le savoir, toute cette problématique du latent et du manifeste, s’effondre. Parce que précisément quand le refoulé en tant que représentation fait défaut dans l’Autre, c’est-à-dire dans les conditions même du sujet, eh bien on ne sait plus ce qui peut être l’objet de la psychanalyse, ça ne peut plus être un objet psychologique.

Ça a une conséquence évidemment grave et importante, c’est que du coup on ne sait plus comment objectiver ce à quoi a affaire un psychanalyste, parce que vous n’allez pas pouvoir disposer d’une représentation du manque pour penser le manque dans la représentation elle-même, l’irreprésentable.

On a l’impression là de franchir le seuil complètement désarmant sur le plan de l’élucidation rationnelle. Il faut bien se rendre compte que lorsqu’on pousse des hauts cris devant la nullité des psychanalystes des années 50, qui prenant conscience des conséquences impressionnantes de l’analyse de l’homme aux loups, ont commencé à mettre en circulation la notion de contre-transfert, il faut bien se rendre compte qu’à défaut d’avoir une représentation qui, psychologiquement, permette d’objectiver ce qui manque dans la représentation, la tendance est immédiate et tout à fait naturelle d’aller supposer que le vécu « en réponse » du psychanalyste, dans quelque chose qui est une two bodies’ psychology, une relation duelle en quelque sorte, que ce vécu en réponse peut quand même servir de cadre pour avoir une certaine intelligence du refoulé. Et à défaut de pouvoir dire que quelque part, il y a une représentation (quand même !) de la représentation qui manque, on passe à l’idée qu’il y aurait des contenus mentaux purement relationnels dont la base en quelque sorte serait l’empathie, qui permettrait quand même d’avoir connaissance de l’inconscient. Par le biais du contre-transfert, dans une certaine empathie, je reconstruis un objet, quelque chose qui est une sorte d’objet auquel j’ai un accès immédiat –mon contre-transfert -, et qui me permet quand même d’attraper quelque chose de ce qui est en train de se passer, là où au fond la chose terrible avec l’histoire du refoulement originaire, c’est d’avoir à penser le rien, le manque, là où l’objet ne va pas du tout pouvoir se penser dans les catégories de l’objet de la réalité, ou de l’objet comme corrélat d’une représentation que j’aie de lui, quelque chose qui est là, objectivé.

C’est ce qui a contribué fortement, chez Lacan, à s’en prendre à la problématique du contre-transfert, parce qu’au fond, ce que la problématique du contre-transfert fait, c’est de ne pas endurer jusqu’au bout l’idée qu’il y a quelque chose qui, dans la représentation au sens freudien, finit en défaillance de la représentation, et en un évanouissement de tout ce que je pourrais objectiver comme objet et comme représentation de cet objet caché au fond, à l’arrière-plan, mais qu’on pourrait quand même faire ressurgir.

Il y a un lieu où Lacan explique sa tentative de tordre complètement les concepts freudiens pour conserver ce qu’il juge le cœur de la pensée de Freud, cette défaillance dans la représentation, l’idée de refoulement originaire, c’est une polémique que vous avez peut-être lue, c’est une polémique contre Lyotard, sur la formule « le travail du rêve ne pense pas ».

Qu’est-ce qui se passe dans cette polémique ? Si ce qui compte c’est la substitution des signifiants les uns aux autres, et ils se substituent dans la chaîne précisément parce que la représentation est défaillante, chaque signifiant supplée un autre signifiant mais, et c’est le paradoxe de la notion de suppléance, sans jamais être suffisamment bon pour effectivement y réussir. Quand nous employons le terme de suppléance, c’est une manière de désigner un remplacement, en pointant en même temps l’échec de ce remplacement : ça supplée mais il en faut toujours un autre pour suppléer les suppléants, on passe ainsi de S0 à S1, de S1 à S2, de S2 à S3, avec justement dans cette défaillance permanente, la faille de la défaillance, c’est cet objet (a) inscrit en bas du mathème. Et les effets de sens en dérivent. Alors ce que dit Lyotard, c’est que si vous ouvrez la Traumdeutung – c’est aussi ce que j’avais montré en détail dans mon commentaire -, dans le cadre de la traumdeutung, c’est un contresens sur ce que dit Freud. Parce que ce que dit Freud, c’est qu’il y a des pensées du rêve, il y a des Traumgedanken, qui sont en plus des « pensées normales » – il insiste sur ça. Il y a donc des pensées du rêve qu’on peut exprimer sous forme de phrases, et qui ont une structure normale, et ce sont ces pensées qui sont ensuite soumises au travail du rêve et qui sont déformées par le travail du rêve. Ce que fait Lacan, c’est quoi ? C’est de réinterpréter ces moments sur le travail du rêve et les pensées du rêve à partir de la découverte du refoulement originaire dans l’homme aux loups. Ça consiste à dire qu’au fond, ce n’est pas comme ça que ça se passe, car le travail du rêve est l’essentiel de ce qu’il y a dans le rêve, il y a toujours ce travail de substitution et de suppléance, et on ne peut pas dire qu’il y aurait avant cette déformation par le travail du rêve, des pensées du rêve, au sens du moins où ces pensées-là seraient le savoir caché au fond du savoir. Les pensées normales du rêve ne sont jamais que des effets de sens de ce processus de substitution, et voilà pourquoi Freud dit à l’occasion que ce qui compte, le plus important dans le rêve, c’est le travail du rêve. Pour ça, il faut mettre le processus de substitution au départ, et il faut donc pour cela dire que les signifiants suppléent les uns aux autres sur la base d’une défaillance originaire.

Là où Freud pose qu’il y a des pensées de désir, lesquelles ne sont pas en soi des défaillances, ce sont des choses qu’on peut exprimer de manière normale, Lacan dit qu’en réalité, ce sont déjà des effets d’un refoulement originaire qui procède d’une défaillance du représentationnel en tant que lui-même. Ce déplacement, qui fait que d’une certaine manière Lacan relit la Traumdeutung au prisme de L’homme aux loups, produit un effet d’anachronisme, mais ça montre bien le pas incroyable qui est franchi avec L’homme aux loups dans l’élaboration freudienne, et comment justement il s’extrait de la psychologie.

Cette notion est capitale, parce vous en voyez immédiatement les ravages dans l’embarras de Freud avec L’homme aux rats. Lorsque vous pensez cette fameuse homologie entre le rêve et la névrose obsessionnelle, qui est un des classiques de Freud jusqu’en 1914. Quel rêve ? Est-ce que c’est le rêve de la Traumdeutung, auquel cas il y a bien des pensées de désir en amont des représentations de contrainte, les représentations de contrainte ne font que mobiliser le processus primaire comme une sorte de travail de distorsion et de déformation qui rendent incompréhensibles les pensées de désir du sujet en en faisant des formations de compromis, etc. Vous êtes dans le paradigme de l’interprétation des rêves au sens classique, celui que j’ai expliqué dans mon bouquin sur la Traumdeutung, et puis vous dites : mais que sont au fond les actions compulsives ? Les actions compulsives, c’est exactement comme Freud le décrit dans la Traumdeutung : c’est des pensées de souhait déformées par le processus primaire, sauf que comme le sujet ne dort pas, il n’y a pas d’inhibition motrice, et donc il agit de manière motrice ses désirs, et ses désirs déformés, dans des rituels plus ou moins incompréhensibles. A ce moment-là, vous êtes au cœur de la phénoménologie ordinaire de la névrose obsessionnelle, qui est que c’est un cauchemar éveillé : les grands obsédés vous décrivent leur existence comme littéralement quelque chose de l’ordre du cauchemar, mais un cauchemar les yeux ouverts dans lequel l’angoisse, la culpabilité, les sentiments d’être traqué, d’être sous une pression d’anxiété absolue avec des affects extrêmement violents qui les traversent et apparaissent et disparaissent, coïncident parfaitement avec le paradigme onirique de la Traumdeutung.

Soit vous prenez le rêve au sens que propose de lire Lacan en repensant le rêve comme il le fait dans les Ecrits à partir du primat du travail du rêve, c’est-à-dire du primat de la substitution et de la suppléance signifiante (Entstellung), et dans ce cas-là, comme on est dans la névrose, ce manque originaire est normé par Φ, ce manque originaire est normé par la castration symbolique – ce n’est pas n’importe quel trou, c’est un trou qui est à un endroit spécifique, et qui est réglé par ce signifiant qui est donc le signifiant phallique -, et que se passe-t-il si vous le prenez comme ça ? Les suppléances qui viennent affluer au fur et à mesure que le délire des rats s’amplifie, c’est le trou de la castration qui est en jeu : ces rats sont ces espèces d’objets « pleins » qui viennent occuper, ou du moins tenter de saturer le trou du représentable. Et en ce sens le sujet répond à ce que j’ai dit tout à l’heure : le sujet répond à ce qui fut la névrose des parents, et paie les dettes de leur union désaccordée dans sa propre sexualité.

Si vous prenez les choses sous cet angle, on voit le gain clinique et épistémologique : ça respecte certainement beaucoup plus la sauvagerie pulsionnelle des symptômes de l’obsédé. C’est-à-dire que si c’est dans la défaillance du représentable, si c’est l’incapacité de ses obsessions à endiguer et à canaliser en quelque sorte la poussée pulsionnelle et qui fait qu’elle se multiplie, comme des systèmes de couches et de remparts successifs dont vous avez l’illustration constante dans la névrose obsessionnelle, on apprécie bien le fait que justement quelque chose de l’objet pulsionnel ne se laisse pas coincer dans ce dispositif. En revanche, tout ce qu’on a accordé et qui est cliniquement sensible à cette sauvagerie pulsionnelle, cette défaillance radicale que le sujet se voue à suturer à chaque instant par le mécanisme même des obsessions, si vous donnez trop au pulsionnel, vous perdez d’un autre côté la détermination du système des représentations qui sont mises en défaut, parce que c’est le défaut d’un système de représentation, et c’est ce système de représentation qui permet lui-même de cerner la forme du trou, si j’ose dire, le contour du reste à représenter. Pour que vous ayez un débordement, encore faut-il qu’il y ait un bord à déborder ! Ce bord ne va pas vous être donné par la pulsion elle-même : ce bord va vous être donné par ce que la pulsion met en défaut. Donc on ne peut pas non plus totalement se passer du système représentationnel, des S1 et des S2 : on ne peut pas définir le (a) indépendamment des S1 et des S2 (et des S3 et S4 , etc., qui se décalent au niveau du moi, comme je vous avais dit la dernière fois).

Tout le problème, qui est celui que va se poser Lacan, et qui est à mon avis lié au sérieux qu’il donne à la notion de refoulement originaire, c’est comment inclure cette jouissance qui est un non-sens, à la structure même du déplacement signifiant. Ce (a), comment l’inclure comme exclu, comment l’inclure comme exclu dans ce déplacement signifiant qui est adressé à un Autre ?

Voyez toutes les choses qu’il faut faire tenir ensemble pour réussir à attraper les choses par les bons bouts !

Alors Jacques-Alain Miller a proposé une solution qui fait qu’à ses yeux, il y a à un moment chez Lacan une prise de conscience de ces difficultés fondamentales, qu’il indexe lui dans les textes que j’ai lus, aux milieux des années 60, au séminaire XI en particulier, qui joue le rôle dans sa représentation qui est très « années 60 » de ce que c’est que l’évolution d’une pensée, il prend ça comme une coupure épistémologique, c’est-à-dire au moment du séminaire XI, il y a vraiment une prise en considération de ce genre de chose, et de la question de savoir comment on va pouvoir inclure du non-sens, un non-sens qui n’a de « sens » que par rapport à la structure du langage. Cette jouissance pulsionnelle à la fois n’est pas tout dans le langage, elle ne se détermine que par le langage, mais en même temps en venant travailler justement le reste de l’irreprésentable, de ce qui ne se représente pas dans le système de la chaîne signifiante.

Lacan effectivement, dans le séminaire XI, comme vous le savez, présente comme un renversement du cartésianisme sa nouvelle approche de la subjectivité comme étant essentiellement une subjectivité divisée, une subjectivité refendue, marquée par ce qu’il appelle le « désêtre », ce n’est pas du tout le « je pense donc je suis », c’est le « ou je pense, ou je suis ». C’est-à-dire que ou bien je suis dans l’être et dans ce cas là je ne pense pas, ou bien je pense mais déplacé du coup dans cette chaîne signifiante, je ne suis plus. Alors, ce qui me paraît intéressant, c’est qu’au moment où il tire les conséquences de ce que peut être le refoulement originaire comme désêtre faisant « l’être » du sujet, il parle d’un renversement du cartésianisme - c’est sûr que c’est un renversement du cogito -, mais tout en conservant quand même une notion cartésienne absolument essentielle, qui est l’affect, puisqu’à aucun moment il ne met en cause l’idée que l’affect est quelque chose que moi seul connaît - je sais quel est mon affect -, que j’éprouve de manière intrapsychique, intra-individuelle, comme un état en quelque sorte où je suis affecté d’une manière entièrement passive et éventuellement entièrement seul comme un effet précisément de cette division.

Ce sujet qui est en proie au désêtre - ou il pense ou il est, dit Lacan -, permet de renoncer à ce qui est quand même le pilier de la psychanalyse orthodoxe, qui est l’idée que qu’est-ce que c’est qu’une interprétation ? C’est de donner le sens inconscient d’un symptôme, puisque pour dire quel est le sens inconscient d’un symptôme, il faudrait supposer que justement, il y a du sens caché, que ce qui est refoulé est de l’ordre du sens, donc du savoir, de la représentation, de l’effet de signifié, de quelque chose de cet ordre-là. Et comme je vous l’avais expliqué l’an dernier en détail, c’est au contraire un point de basculement dans lequel ce qui est la clef de voûte de cette conception, c’est que c’est l’acte qui est signifiant. Que l’acte soit signifiant, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on n’est plus du tout dans le domaine épistémique de savoir ce qu’y s’y passe : on s’intéresse à ce qui dans l’acte se répète, au réel qui se répète dans l’acte, et de ce qui se répète comme un retour insistant d’un réel, d’un réel, et non d’un sens, et on pense le symptôme comme ce retour insistant d’un réel, et non pas comme cet espèce de sens caché qu’il faudrait réussir à exhumer, en rendant au patient la représentation qui lui manque, le sens qui lui manque, lui dire la vérité de ce qui l’accablait, et faire s’évanouir ainsi le symptôme. Du coup, la question thérapeutique ne devient plus du tout celle de réussir à trouver quelle est la fichue représentation que le patient ne veut pas savoir. La question thérapeutique devient celle d’une altération du style de vie, du dépassement des coordonnées des actes dans lequel quelqu’un se subjective. Autrement dit, ce qui est visé, ce n’est pas la révélation d’un sens caché, c’est un déplacement pulsionnel. Ce qui fait la clef de voûte et le critère d’une analyse, ça n’est plus du tout comme le Freud première manière sur le modèle de l’hystérie « je vais vous montrer quel est le souvenir dont vous ne vous souvenez plus », c’est que vous allez vous déplacez pulsionnellement, c’est votre vie pulsionnelle même qui en sera affectée, de sorte qu’elle sera modifiée : le régime de la jouissance sexuelle, de la pulsion scopique, quelque chose comme ça. On met en cause la pulsion en tant que justement elle n’est pas de l’ordre du savoir, qu’elle empêche la psychanalyse d’être en quelque sorte une théorie perfectionnée de la connaissance, qui inclurait aussi l’inconscient.

Lacan pense la pulsion, et comme il la coordonne à l’acte, il la conçoit dans le Séminaire XI, en terme de pulsation, d’ouverture et de fermeture, ce qui est le fondement du recours à la topologie des nœuds, des surfaces, etc., des ouvertures et fermetures paradoxales, des cross-caps et de tous ces dispositifs. Il y a une pulsation de la pulsion, qui connaît deux registres : il y a un temps d’ouverture et un temps de fermeture. Le temps d’ouverture est celui où justement l’interprétation est toujours possible, le temps de fermeture est le moment où justement, ce qui enclenche la répétition, il y a obturation en quelque sorte du dispositif, causant la répétition du signifiant, c’est-à-dire de l’acte, qui se répète de nouveau. C’est cette pulsation de la pulsion, la façon dont l’objet (a) vient coincer, ouvrir selon qu’il se laisse couper ou pas, la chaîne associative, qui fait que vous mettez l’objet (a) au cœur du dispositif. Ce cœur, c’est le trou, c’est ce qu’on met au lieu de traiter l’objet (a) comme un reste, et comme un reste constamment positivé, inéluctablement positivé, vous traitez l’objet (a) comme un trou, et c’est dans ce sens-là que l’intelligence de la psychanalyse devient une intelligence non plus en termes de chaîne signifiante, mais déjà une intelligence de nœuds, et de surfaces paradoxales, möbiennes.

Le problème - et c’est pour ça que ces moments sont des moments-charnières chez Lacan -, c’est que quand on a lâché l’objet (a) dans la chaîne signifiante, et quand on lui a donné cette valeur de trou, de déhiscence, de défaillance radicale dans le représentationnel, l’objet (a) a les dents très aiguisées ! L’objet (a) va tout manger ! Il va manger les signifiants. Qu’est-ce que je veux dire par là ? C’est que tout le langage, tous les signifiants deviennent inéluctablement un appareil à jouir pulsionnel, puisque tout est ordonné finalement par ce trou, et toutes les suppléances ne deviennent rien d’autre que des suppléances qui elles-mêmes relancent ce plus-de-jouir qui est l’ordonnateur, le nouvel ordonnateur de la chaîne. Il est la cause même du battement différentiel des signifiants, l’objet (a), c’est lui qui en ordonne la sériation, la différenciation. Donc tous les signifiants deviennent des caresses, des griffures psychiques, des plaies, des cicatrices au bord d’orifices palpitants. J’insiste  : ce sont les années deleuziennes ! Il y a là une sorte de surenchère sur les « machines désirantes », c’est que vous débouchez inévitablement dans le fait que vous transformez l’appareil de langage en un appareil de jouissance, à partir du moment où il est ordonné à tout ceci ! Et cet appareil de jouissance, c’est évidemment « lalangue », qui surgit sous nos idéalisations logico-grammaticales, sous nos mathèmes, etc., c’est qu’au fond de quoi s’agit-il ?

Il ne s’agit de rien d’autre que de jouissance, de jouissance dont la petite monnaie, le plus-de-jouir, ne cesse à tout moment, par le biais du voisement des signifiants, de nous rappeler au fait que le blabla est toujours essentiellement de l’ordre du principe de plaisir, et d’un déchaînement de ce qui autrefois était la chaîne, le dispositif déterministe, et dont l’objet (a) n’était qu’un reste. Le reste, en passant en première position, dévore intégralement au service de la jouissance pulsionnelle, l’exercice même, la verbalisation signifiante.

Ça a beaucoup de conséquences.

La première, c’est que tout ceci est porté par un souci fort d’authenticité de l’expérience analytique. En allant très loin dans le refus de la solution par le contre-transfert, en allant très loin dans l’idée qu’il y a quelque chose de l’ordre du trou dans la représentation qui doit être accepté en tant que trou dans la représentation, et ne jamais donner lieu à une sorte de psychologie au second degré dans laquelle on essaierait de se représenter le trou, en allant au point de dire que s’il y a un trou ce n’est pas du sens, si ce n’est pas du sens, il ne va rester que de l’acte, on arrive à quelque chose d’extrêmement radical, mais qui dans les dernières années, pour faire des raccourcis comme je fais ce soir – mais c’est pour vous raconter un peu comment la problématique de l’affect a fini par ne plus être une problématique du tout, dans la psychanalyse lacanienne -, c’est que l’authenticité oblige à sacrifier l’exactitude, parce qu’il n’y a plus au fond que deux affects : soit la jouissance, soit l’angoisse. Soit la jouissance qui est liée au déferlement, au déchaînement littérale, joycien, qui dans lalangue, le blabla de la langue, est toujours en cause, soit l’angoisse dans les moments de présentation de l’objet (a) en tant que tel, pure présentation de l’objet (a), angoisse. Et donc la jouissance et l’angoisse sont comme la continuité et la discontinuité du réel de lalangue. Et tout affect à proprement parlé, tout affect déterminé, l’attendrissement, la colère, la détresse, la dépression, etc., ce n’est pas tellement leurs qualités en tant que telles qui sont analysées, c’est leur rapport à la jouissance et à l’angoisse. Ce qui intéresse Lacan, c’est l’affect en tant qu’affect joui, ou en tant qu’affect angoissant, mais la spécificité extrêmement particulière de ce que pourrait être la colère, la tristesse, tout ce qui était mobilisé par des analyses de type éthique, par exemple, comme celle que vous avez dans les grands séminaires à la fin des années 1950 sur Antigone, sur l’éthique de la psychanalyse, toute cette subtilité de l’analyse des affects par exemple à ce niveau-là, n’a plus tellement de sens par rapport à ce qu’il essaie de préserver. Et évidemment, l’angoisse a un point central : c’est que l’angoisse devient convertible avec l’acte. Je rappelle cette formule dont j’étais parti l’an dernier : « l’acte, c’est la certitude que le sujet extrait de son angoisse ». c’est une formule kierkegaardienne que propose Lacan. Le point de suture, il est là : c’est acte, présentation de l’objet (a) dans l’angoisse, certitude.

D’où mon problème : je vois ce que Lacan veut préserver contre toute psychologie, toute connaissance qui aurait besoin d’objectiver l’inconscient, et qui cherche d’où le représenter. Mais alors on radicalise dans ces années 70, le montage surréaliste à partir de l’acte, cette idée surréaliste, qu’avant le connaître, il y a l’agir. Il y a là une sorte de primat de l’acte sur tout ce qui pourrait être connaissance, contre quoi ? Eh bien ce montage sacrifie les différenciations fines que la grammaire logique des affects met en place.

Deuxième conséquence qui a beaucoup intéressé les millériens ces dernières années, dont vous avez peut-être entendu parlé si vous n’allez pas puiser la bonne parole uniquement ici, c’est que si la substance de lalangue est ce que Lacan appelle la « j’ouï-sens », si lalangue c’est ça, le déchiffrage analytique devient dans et par l’interprétation du psychanalyste une sorte de « relance » de l’inconscient. Ce n’est pas tant que l’inconscient et l’interprétation sont en continu, c’est que là où il y a une jouissance dans l’inconscient, il y a une jouissance dans l’interprétation, et l’interprétation rend par là la psychanalyse interminable. Plus vous en rajoutez du côté de l’interprétation, plus la relance de la jouissance interprétative – sauf à ce qu’il y ait des coupures réelles : « maintenant c’est fini ! », ce sont des pratiques qui vous feront moins rire quand vous verrez qui les a -, fait que sauf à ce qu’il y ait des coupures réelles, on a bien l’impression qu’effectivement, dans ces termes-là, on ne voit pas très bien pourquoi l’interprétation ne ferait pas autre chose que de relancer la jouissance même de l’inconscient. C’est donc le plaisir que vous pouvez avoir – ce n’est pas d’ailleurs un plaisir, parce que la jouissance ce n’est pas de l’ordre du plaisir -, en tout cas, ce type de pratique consiste à faire pulluler dans les énoncés des patients les collisions littérales comme une sorte de jouissance, qui quelque fois s’arrêtent dans le ridicule le plus total, mais le ridicule ne tue pas, le ridicule fait jouir, dans cette optique-là, de ces collisions littérales qu’on déchaîne dans lalangue, ce qui soulève d’ailleurs le problème de savoir ce que c’est que la jouissance de l’interpréter, de pouvoir en venir à demander de l’interprétation, précisément pour relancer une jouissance de l’inconscient.

C’est cette interprétation, n’est-ce pas, que « je la Sors-bonne et que tu l’à-Val de Grâce », qui a transformé des revues professionnelles en équivalents épistémologiques de l’almanach Vermot, comme une preuve de l’authenticité - ce que je ne conteste pas, en aucune manière -, de l’authenticité de la saisie de ce dont il s’agit avec l’inconscient.

Le paradoxe final, donc, pour la question de l’affect, me semble être ceci : c’est que quand tout dans lalangue est censé affecter, et que chaque affect est distinct dans sa fonction analytique dans la mesure où il est soit angoisse, soit affect « joui », on se retrouve devant une impasse qui n’est pas qu’une impasse théorique, qui est aussi une impasse pour la direction de la cure. Parce qu’évidemment, vous pouvez trouver une solution de l’interprétation qui est une solution par le Witz, Witz qui est d’ailleurs lui-même rapidement écrasé sur le métaplasme, sur des manipulations littérales et phonématiques primitives, qui ne sont pas très respectueuses en plus de ce que Lacan a pu dire de l’équivoque. (Car Lacan distingue deux types d’équivoques : il distingue les équivoques de type grammatical, phonique, et il distingue des équivoques de type logique, comme par exemple les alternatives prépositionnelles que je vous ai proposées pour l’intentionnalité. Quand quelqu’un dit que ce qui a gâché sa vie, c’est l’amour de sa mère, il peut mettre dix ans à entendre qu’il a un génitif objectif, mais qui pourrait être aussi bien subjectif. Ça n’a rien à voir avec de l’équivoque phonique, ça suppose au contraire une construction intentionnelle du rapport à l’objet, et on est là dans des équivoques logiques). Mais si vous prenez comme paradigme Finnegans Wake, on est un peu embêté. D’autre part, je vous ferai remarquer que le modèle littéraire de Finnegans Wake est un modèle littéraire dans lequel il y a quand même un problème : quel est la palette d’affects que vous ressentez lorsque que vous lisez Finnegans Wake, pour ceux d’entre vous qui savent suffisamment l’anglais et le reste pour déchiffrer ce genre de choses. Elle est extrêmement pauvre ! Il y a une jubilation du type de Witz, mais on ne peut pas comparer cette jubilation-là avec Proust, par exemple.

Je conclurai sur ce premier point en disant qu’on a l’impression qu’au fond, on revient dans les années 70, au paradigme du famillionnaire. C’est comme si on revenait un peu en arrière, et c’est un retour paradoxale à l’autonomie radicale du signifiant, qui est construit à partir du Witz, par le détour de ce jeu de l’être et de la j’ouï-sens que Lacan va découvrir chez Joyce pour construire une autre pensée. Il n’y a évidemment pas de retour au point de départ, mais il y a là quand même quelque chose dans l’émancipation du signifiant en tant que signifiant par le biais de la lettre, qui fait qu’on a l’impression que le moment crucial, celui qui m’intéresse particulièrement, celui de l’acte et de l’affect, a été éliminé dans une modification de sa conception de ce que c’est que la psychanalyse, précisément pour en préserver l’authenticité, et fait qu’on revient finalement de Finnegans Wake au famillionnaire.

C’est pourquoi quand j’insiste sur l’acte, sur l’angoisse, sur l’analyse du dispositif fantasmatique au moment où Lacan par exemple les conçoit comme des phrases, que je mets en relation avec les pensées de souhait, et que donc la névrose obsessionnelle, la bonne vieille névrose obsessionnelle, où la question de l’acte, de l’angoisse, des phrases avec la question de savoir quelles sont les pensées de souhait, se posent je dirais d’une manière empirique et clinique, devient me semble-t-il un point de bascule important pour voir entre quels extrêmes Lacan nous promène.

D’autre part, on sent bien à mesure que Lacan avance, que la question de l’authenticité amenée par cette autonomisation radicale du signifiant dans lalangue, sacrifie quelque chose de l’exactitude des structures cliniques, aussi bien d’ailleurs de l’immanence des structures signifiantes, des relations formelles qui étaient indexées par les mathèmes dans le transfert, que comme je vous disais tout à l’heure, la grande difficulté de saisir le grain éthique de ces symptômes, les affects différenciés que vous aviez dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, extrêmement subtiles : l’analyse de l’amour, du respect, de la haine, de la culpabilité, toutes sortes de choses qui sont là en cause. C’est un problème pratique pour les lacaniens qui ont suivi ce déplacement : incontestablement, il y a une force clinique immense à la théorie initiale, celle qui avec Φ, le nom-du-Père, l’autre et l’Autre, S1 et S2, et puis il y a en même temps cette question de ce que c’est que la dernière pensée de Lacan, celle qui mobilise la notion de sinthome, par exemple, celle qui pense l’objet (a) comme coincé dans un nœud, et non pas comme le résultat d’une coupure, et avec tout ce qui est de l’ordre de la lettre, de la jouissance, etc.

Par exemple, quand Lacan parle de Joyce, il emploie des mots comme Verwerfung, etc., mais il ne dit pas si Joyce est psychotique ou pas. A partir du moment où vous êtes dans une problématique du sinthome et plus du Nom-du-père, c’est assurément un problème. Dès fois il dit qu’il est sûrement du côté de la schizophrénie, et c’est vrai que sa fille était schizophrène, et d’autres fois, dans la séance d’après, on se dit qu’il ne traite absolument pas Joyce comme quelqu’un où il y a la forclusion du Nom-du-Père. Le fait même qu’il puisse produire son fameux sinthome, fait qu’on n’arrive plus à attraper le même type de pureté des structures cliniques où tout tombe droit et juste comme chez Schreber, avec des forclusions, etc. Et c’est ça qui est délicat, et c’est un vrai problème dans le milieu des praticiens qui essaient de trouver leur référence chez Lacan, c’est qu’incontestablement, ce type d’outil qui est proposé au titre du sinthome, il y faut beaucoup de doigté pour lui donner un usage cliniquement pertinent, il y a tout à fait des cas originaux, des cas qui ne tombent pas dans la problématique schrébérienne classique de la forclusion du nom-du-Père, ou de la métaphore qui n’a pas prise, pour lesquels la notion de sinthome et tout ce qui est attrapé au niveau du nœud a du sens, mais en même temps, les mêmes notions peuvent soutenir la pire confusion à la fois clinique et éthique dans l’idée qu’au fond, il n’y a plus de différence entre la psychose et la névrose, et n’importe quoi.

Voyez, lorsque je vous reconstitue comme ça ce parcours de Lacan, le moment à mon avis où il faut savoir au juste de quoi et sur quoi repose les choses, c’est le moment que j’avais essayé de mettre en évidence l’an dernier, c’est le moment de l’analyse de l’acte, de l’analyse de l’angoisse, c’est-à-dire des concepts qui sont au cœur de la problématique de la névrose obsessionnelle. Parce que c’est là où on devrait pouvoir puiser quelques critères. Il n’est pas évident que tout le monde doit être logé à la même enseigne, il y a probablement un certain nombre de gens chez qui une direction de cure qui accepte ces concepts délicats comme la notion de sinthome, par exemple, est certainement beaucoup plus profitable que des directions de cure « style premier Lacan ». Mais les critères ne sont pas du tout transparents.

*

Mon idée, c’est qu’on ne peut pas faire bouger les choses, sans revenir à ce que je crois Lacan a laissé tomber un peu vite, qui est sa fameuse analyse anti-cartésienne, non seulement de l’ontologie du sujet, réfutée dans tout ce qui est prétention à la présence à soi, etc., mais aussi de l’affect. Lacan, ce n’est pas difficile à voir et je pense que ça vous a fait sursauté plus d’une fois, Lacan est embêté avec ça, parce que lorsqu’il parle de ces dimensions affectives que sont la jouissance, l’angoisse, etc., il ne cesse de dire que la jouissance est « du corps », que ce qu’on appelle à la fois dans la psychologie ordinaire et la psychologie pseudo-savante – la psychologie savante, mais ce n’est pas une science, la psychologie -, le « psychisme », c’est, au fond, du corps, pour Lacan. Eventuellement, c’est du corps mou, c’est du corps éthéré, c’est du corps qui sent, du corps propre, mais ça reste « du corps ». Et ce qui est assez parlant, c’est que Lacan sait qu’un sentiment ce n’est pas une perception, qu’un affect n’est pas un organe, il dit que c’est du corps, mais il reste en suspens. C’est vrai, puisque comme il ne peut y avoir que du langage ou du corps, ou lalangue ou bien le corps qui jouit en parlant, en blablatant même – il a des propos extrêmement méprisant pour ce langage qui était porté aux nues et idéalisé dans sa première version structuraliste de la psychanalyse -, ça reste du corps.

Or, ce que je crois intéressant, c’est qu’il y a là-dedans un impensé, qui est la croyance que les affects, fondamentalement, restent individualisés dans le corps des individus, que l’affectif, en quelque sorte, le sentiment, le passionnel, tout ça, n’est pas complètement compris comme étant d’essence relationnelle. Lorsqu’il dit que les sentiments sont toujours « réciproques », il voit bien qu’il y a quelque chose de fondamentalement réciproque dans les sentiments, que ça fait quelque chose aux uns que ça fasse quelque chose aux autres, mais il ne va pas jusqu’au bout de cette question de la réciprocité. C’est ça que je vais essayer de développer. Que ça fasse quelque chose aux uns que ça fasse quelque chose aux autres, j’insiste bien car c’est quand même le point troublant : quand on dit que les sentiments sont toujours partagés ou réciproques, ça ne veut pas dire que ce sont les mêmes des deux côtés. Ça ne veut surtout pas dire ça, comme vous avez certainement remarqué pour l’amour. D’ailleurs c’est dans l’amour qu’on voit que si Dieu n’existe pas, c’est assez râlant parce qu’il s’en faut de peu ! C’est pour ça que ça a quelque chose de fin, cette idée que les sentiments sont toujours réciproques : ça fait effectivement voir ce que nous hallucinons dans ce point-là. Mais il me semble qu’on peut aller bien plus loin que cette réciprocité qui est quand même d’observation, toujours relativement péjorative, ordonnée à l’imaginaire, et surtout ordonnée au combat permanent de Lacan contre l’objectivation contre-transférentielle de ce qui se passe dans le processus analytique.

La réciprocité affective dont je vais entamer l’étude, est plus conceptuelle. Je vais essayer de vous en faire valoir certains traits structuraux, avec vraisemblablement d’ailleurs, comme conséquence, une certaine réhabilitation critique – extrêmement critique, mais quand même une réhabilitation - de l’empathie, voire du contre-transfert, c’est-à-dire une réhabilitation de ce qu’intuitivement chacun d’entre nous sent de vraiment juste chez Ferenczi. Vous savez qu’il y a chez Ferenczi quelque chose de ce que peut être la dimension contre-transférentielle qui n’aurait pas dégénérée précisément dans cette psychologie de la réciprocité, de l’intersubjectivité, du vécu en réponse, qui a finalement servi de normes, très rapidement - pas chez Paula Heimann mais en tout cas assez rapidement après chez Paula Heimann -, comme une manière de psychologiser ce qui était une expérience d’une asymétrie radicale.

Et donc, puisqu’il s’agit d’être anti-cartésien sur l’affect, je vais avoir recours à l’anti-cartésien absolu : Hobbes ! Hobbes, qui comme d’habitude, a toujours raison. Il y a peu de philosophes qui ont toujours raison, et Hobbes en fait partie. Ce n’est pas difficile, parce que Hobbes est nominaliste, et évidemment quand on est nominaliste, on a toujours raison, mais c’est quand fort sensible dans sa réfutation de Descartes. Parce que Hobbes est nominaliste et mécaniste, ce qui aggrave son cas, et de ce point de vue, ça lui donne immédiatement sur la vie affective une lucidité sans pareil.

Je vous rappelle que les thèses classiques de Hobbes sur les émotions, les affects, les passions, etc., sont des thèses totalement tournées contre toutes les interprétations cartésiennes de la vie émotionnelle. Descartes soutient comme vous le savez sans doute que les affects ne sont pas des états cognitifs. Autrement dit, lorsque je ressens une passion, je peux mentir sur les passions que je ressens, je peux dissimuler, mais je ne peux pas me tromper sur ces passions : quand je suis en colère, je peux masquer ma colère, mais je ne peux pas me tromper sur le fait que suis en colère. Ce n’est pas un état cognitif, on ne peut pas se tromper dessus. On ne juge pas qu’on est en colère : on est en colère. Il y a ensuite un privilège de la première personne, chez Descartes : c’est celui qui est en colère qui sait qu’il est en colère. Il peut mentir, mais on ne peut pas lui expliquer qu’il se trompe sur son état.

Ce à quoi le nominaliste répond qu’il est totalement faux que nous ayons un privilège à la première personne pour savoir ce que nous éprouvons vraiment. Ce qui est indignation vaine pour l’un, est colère pour l’autre. Ce qui est amour pour l’un, est fatuité exhibitionniste pour l’autre. Lequel a raison ? Qui sait ce qu’est « vraiment » l’émotion ressentie ? Celui qui se dit ému, ou son contempteur ? Bien évidemment, tout dépend de qui regarde cette émotion, et ce que l’un vit d’une certaine manière, l’autre le vit d’une autre : c’est totalement relatif au point de vue. Et comme fait remarquer Hobbes, c’est relatif au point de vue dans un contexte bien particulier : celui des rapports de force. Si je me mets comme ça à avoir une bouffée de haine incoercible pour Lionel, par exemple, et que Lionel est à bonne distance, il peut trouver ça ridicule. S’il est à bonne distance ! Il peut trouver dans les manifestations de ma haine, quelque chose comme un témoignage de ma frustration, ou de ma colère, ou de ma bêtise, ou de mon orgueil, que sais-je ? En fait, selon le type de rapport de force dans lequel nous sommes engagés, la nature même du contenu émotionnel change. Ce n’est pas parce que je le vis comme étant ceci, de la haine, que j’ai raison. Le contenu même peut être beaucoup mieux décrit par celui qui repère d’autres constellations dans lesquelles je suis pris, et parfois à mon insu, et qui connaît les mécanismes qui causent et qui me font éprouver ceci (mon orgueil) comme cela (de la haine).

Voilà pourquoi les nominalistes mécanistes ont toujours raison ! C’est la force extrême de la pensée de Hobbes à cet égard. Ce qui veut dire aussi que toutes ces prétendues différences qu’une analyse introspective phénoménologique hyperfine prétend déceler entre les nuances les plus subtiles de la colère, de la rage, de la haine, de l’attendrissement, de l’amour, etc., sont ridicules pour un hobbesien conséquent. Ridicules, puisque tout dépend de l’interaction dans laquelle vous êtes au moment où vous les éprouvez. Vous ne pouvez pas vous plonger sur vos états émotionnels et affectifs, et comme une sorte de palette, d’échantillons de couleur chez le marchand, constater les différentes nuances et transitions des émotions ou des affects dont vous êtes capables. Ces émotions et ces affects, vous n’en êtes capable que dans une relation avec autrui, en tant que vous êtes affecté, que vous l’affecter lui-même, et qu’il vous affecte en retour (puisque le mépris amusé de Lionel pour ma haine rejaillit en retour sur cette dernière, m’incline à la sentir renforcée, prouvant davantage encore à Lionel qu’il ne s’agit décidément que de fatuité, etc., jusqu’à ce que ma haine vire à l’effroi devant mon impuissance, ou à l’hilarité dans un soudain appel à la complicité, etc., etc.). Autrement dit, il n’y a pas de différences phénoménologiques stables dans les affects en dehors des circonstances d’établissement de nos relations affectives mutuelles.

Ça a un sens important également, puisque heureusement que les choses sont comme ça, puisque pour Hobbes c’est la raison pour laquelle nous sortons de l’état de nature. On se bat tous les uns contre les autres, et au fond, nous pourrions toujours s’il n’y avait que notre raison qui est en cause, nous pourrions toujours faire un calcul des avantages que nous avons à ne pas sortir de l’état de nature, à ne pas contracter ce fameux pacte civil qui va instituer la société, parce qu’on peut toujours par de petits pactes locaux faire des calculs pour l’emporter sur l’autre. Or justement, c’est parce que nous avons peur de la mort, que la configuration générale de notre calcul s’infléchit. Ce n’est pas du tout parce que nous avons fait un bon calcul, un calcul économique en disant qu’on souffrira tous moins si tous on s’unit. Nous entrons dans un tel calcul parce que nous éprouvons d’abord une passion. Pensez à cet exergue terrible de Claude Simon, je ne me rappelle plus où, où il cite la phrase de Hobbes : « il n’y a eu qu’une seule passion dans ma vie : la peur ». C’est extrêmement important, parce que si vous n’aviez pas cet appoint affectif originaire, il nous serait impossible de décider en situation d’incertitude. Ce qui nous fait rentrer dans des jeux de calcul de nos avantages, c’est nos passions. Et suprêmement, pour Hobbes, la peur. Vous verrez que c’est la face cachée du dilemme du prisonnier, puisque la théorie de l’état de nature de Hobbes, c’est en fin de compte la première philosophie de la théorie de la décision sous contrainte affective, puisque c’est un cas de calcul de l’intérêt en fonction des intérêts des autres, quand on a peur : nos intérêts vitaux sont strictement dépendants des intérêts des autres, nous sommes nombreux, et la question est de savoir comment dans cette situation d’incertitude, où chacun est une menace mortelle pour l’autre, nous allons pouvoir résoudre les choses de manière à nous unir plutôt qu’à ne pas nous unir. C’est Hobbes qui le premier - c’est pour ça qu’il est revenu en grâce chez les théoriciens des jeux et de la décision -, qui fait valoir qu’il y a une composante émotionnelle absolument incontournable, et que nous entrons et sortons de certains jeux uniquement parce que nous avons des passions. Sans elle, nous calculerions sans jamais pouvoir décider s’il vaut mieux un pacte général (auquel pousse une peur absolue d’autrui) ou de petits pactes relativement efficaces pour nous protéger chacun (à condition de ne pas avoir trop peur de finir par se faire quand même tuer).

Ce nominalisme, violent puisqu’il consiste à dire qu’il n’existe pas de contenus accessibles de nos affects en première personne, qu'ils sont entièrement définissables par les relations et les rapports de force dans lesquels nous sommes, ce nominalisme et cette extériorité sociale totale, pose quand même un grave problème. Il y a eu des tentatives célèbres, d’essayer de dire : non quand même, ce n’est pas vrai, il y a un certain contenu cognitif des affects, et on peut critiquer Descartes sans aller jusqu’à l’extrémisme hobbesien. Je raconte des choses que ceux qui ont fait des études de philosophie connaissent peut-être par cœur. L’objection de Sartre, c’est quoi ? C’est une objection intéressante parce qu’elle fait appel à un affect très important dans la psychanalyse, qui est la sincérité, l’authenticité. Je pense qu’on peut tout à fait accepter l’idée que la sincérité est un affect. Mais c’est un affect un peu particulier, parce que c’est un affect qui porte sur les affects. C’est : ma haine est sincère, mon amour est sincère, ça permet de penser – c’est ça qui est essentiel aux yeux de Sartre – que non seulement à la différence de Descartes qui le nie, non seulement je peux mentir sur mes affects, je peux mentir aux autres, mais je peux me mentir sur mes affects, et non seulement je peux me mentir sur mes affects, mais en plus je peux me tromper sur mes affects. La sincérité introduit une sorte de dénivellation à l’intérieur de la vie affective. Il y a des affects qui sont simplement des affects, et il y a des affects qui sont vécus sincèrement, et qui sont vraiment les affects, ce qui fait que lorsque par exemple je dis « il est vrai que je suis affecté d’amour », je ne dis pas une tautologie. Pour un cartésien, c’est une tautologie : si je suis affecté d’amour, alors je suis affecté d’amour, la question ne peut même pas se poser. En revanche, pour un sartrien, dire qu’il est vrai que je suis affecté d’amour, ça veut dire que j’aurai pu me tromper, mais que je ne me trompe pas, ou que j’aurais pu être inauthentique, et que finalement je refuse d’être de mauvaise foi, je suis vraiment affecté d’amour. Ce qui est intéressant avec cette tentative de sauvegarder une forme complexe de subjectivation de l’affect, c’est que je crois que cette analyse de Sartre est fausse. Elle est fausse au niveau simplement grammatical. C’est que lorsque vous dites à quelqu’un : « il est vrai que je t’aime, je t’aime sincèrement », ça ne veut pas du tout dire que vous avez accès à un état interne qui est à vous, et que vous êtes affecté sincèrement par cet état interne, et que vous faites une constatation sur vos états internes. Ça veut dire : soit vous faites une concession, soit vous protestez de la vérité de votre personne. Autrement dit, « il est vrai que je t’aime », ça n’est pas du tout un énoncé descriptif qui peut être vrai ou faux et dont moi seul sait s’il est vrai ou faux, c’est une manière de parler à l’autre. C’est déjà un speech act en soi, c’est une manière de parler à l’autre, qui est de l’ordre de la concession, qui veut dire certainement que dans notre vie émotionnelle il y a des choses qui sont révisables, qu’il y a des stratégies, qu’il y a des ajustements, mais que ça n’est pas du tout quelque chose qui se passe à l’intérieur de nous et qui est une observation que nous validerions par un énoncé qui pourrait être vrai ou faux. « Il est vrai que je t’aime », soit c’est une stratégie de concession, soit c’est une stratégie de surenchère, mais elle est orientée vers l’autre. Et vous ferez très attention au fait, que lorsque nous construisons avec nos affects des phrases qui indiquent la vérité ou la fausseté, ces phrases ont une fonction entièrement pragmatique, elles ne comportent jamais et ne peuvent pas comporter de démonstration de leur condition de vérité, elles n’impliquent pas leurs conditions de vérité. Nous sommes donc toujours dans un processus de négociation radicale avec les autres sur le contenu de nos affects.

Lorsque Lacan par exemple parle de l’émoi, au début du séminaire sur l’acte, vous vous rappelez que l’analyse de l’émoi de Lacan est une analyse qui repose sur l’étymologie du mot, sur « esmayer » sur le fait d’être privé de toute puissance. C’est la racine may- que vous avez dans l’auxilliaire anglais may, ou dans might, la puissance. Et il analyse l’émoi comme étant de l’ordre de l’impuissance, qui est déjà une façon de mettre l’émoi dans son tableau sur l’axe de l’acte, puisqu’effectivement l’angoisse est le point où justement l’angoisse peut se transformer (la certitude qu’on extrait de l’angoisse, c’est l’acte). Or je vous ferais remarquer une chose sur l’émoi, qui n’est pas lacanienne du tout : c’est qu’on peut tout à fait être ému, au sens d’être « en émoi », sans savoir quel est le contenu de notre émotion. Remarquez la quantité de situations où l’on peut être ému, et où nous regardons les autres pour savoir en fonction de non pas ce qu’ils pensent, mais comment eux sont émus ! La modalité des émotions qui va faire de mon émotion quelque chose, dépend non pas de ce que les autres pensent et sur ce que les autres voient, etc., ce n’est pas une coordination sur les représentations mentales, mais sur l’attitude émotionnelle des autres : c’est un ajustement essentiellement collectif. Le frisson qui nous saisit tous, et qui peut selon un jeu de coordination complexe virer – parce que ça vire – à des choses très différentes. Le même frisson peut par exemple virer à des crises de colère collectives, à l’effroi panique, à l’indignation résolue ou à l’enthousiasme délirant. Si vous avez déjà vu des grandes premières à scandale dans un spectacle d’opéra, il y a un moment, il y a un temps, qui peut durer une ou deux secondes, dans lesquelles tout le monde est complètement en émoi, et où se joue le succès ou la ruine d’un spectacle, parce qu’on ne sait pas si c’est au fond les premiers applaudissements qui vont déclencher un tonnerre d’applaudissements, ou les premiers sifflets qui vont déclencher un tonnerre de sifflets, ou l’inverse. Et pour une bonne part, c’est assez terrible à dire, je ne suis pas tout à fait sûr que ce que nous éprouvons comme étant « ah oui, qu’est-ce que j’ai aimé ! » ne soit pas causé en nous par ces phénomènes de coordination émotionnelle collectifs. Et ces phénomènes sont tellement puissants, qu’ils sont, si j’ose dire - et c’est en ce sens que j’aime bien cette vision de l’émoi dans son caractère non spécifique - la preuve qu’au niveau de la vie affective, et pas seulement au niveau du langage et de l’adresse, nous sommes voués à l’Autre. Il y a une couche affective qui fait de nous des êtres sociaux, à un point incroyable, qui est indépendante dans une certaine mesure de cette couche qui fait de nous des êtres sociaux, par l’adresse et le langage.

Il est dix heures et demi. Je vais arrêter là, comme ça si vous voulez poser une ou deux questions, parce c’est quand même un peu difficile ce que je raconte ici aujourd’hui…

 

X : vous pouvez préciser le passage hobbesien ?

Pierre-Henri Castel : la conception réaliste de l’émotion, ça consiste à dire que l’émotion est un état psychique interne, sur lequel non seulement je ne peux pas me tromper, mais qui n’a aucune espèce de contenu cognitif. C’est-à-dire qu’il n’y a que moi qui peut savoir si je suis vraiment en colère. Et lorsque je sais que je suis en colère, je ne peux pas me tromper sur ma colère, j’ai une autorité en première personne pour dire que c’est de la colère. Personne ne peut m’expliquer qu’en fait je me trompe complètement, et qu’en fait c’est de l’indignation ou une joie mauvaise, ou de la vanité, ou tout ce que vous voulez d’autre. L’idée de Hobbes, c’est de dire que ça, que défend Descartes, c’est une illusion totale, que justement, ce qui fait que nos émotions sont fondamentalement sociales, que c’est pris dans une mécanique sociale, c’est que ce qui pour vous est indignation, est pour l’autre (qui vous regarde et qui juge selon les forces en présence le mécanisme social dans lequel tout le monde est pris), joie mauvaise, rage qui se déchaîne sur un faible, etc. Ainsi selon les rapports de force où nous sommes pris, le contenu de ce que c’est que l’émotion est descriptible de l’extérieur ou de l’intérieur en des termes dont il est absolument impossible de dire que l’un serait plus vrai que l’autre. C’est ça l’idée du nominalisme : c’est qu’il faut d’abord penser dans quelle relation on nomme les choses.

X : mais en quoi ça change quelque chose ?

Pierre-Henri Castel : ça change quelque chose dans la mesure où ça permet de faire apparaître que les états affectifs ne sont pas des états psychiques internes purement individualisés, comme des états mentaux que j’aurais exclusivement « dans la tête ». Bien sûr, je les ressens en moi. Mais ce n’est pas du tout un principe de définition « privée », c’est l’indice que moi je suis « en relation » avec un autre dans une co-émotion foncière. Ça permet de faire apparaître que lorsque nous coordonnons nos émotions, avant même de nous coordonner entre agents, nous nous coordonnons entre sujets, en quelque sorte. C’est pour ça que comme le dit fort bien le mot, l’affect « affecte », que je m’affecte toujours de ce qui affecte autrui, et qu’à écouter toujours la langue, on parle à bon droit d’un « sentiment d’indifférence », voire d’une indifférence « affectée » (en fait, non pas affectée, mais affectante, et cherchant à affecter celui qu’elle vise pour accroître son malaise). Plus généralement, on pense toujours qu’on se met d’accord sur quelque chose, mais on ne se rend pas compte qu’avant de se mettre d’accord sur quelque chose, en fait on se met d’accord, point. Il y a une véritable recherche de la coordination, de l’accord pour l’accord.

C’est un point que je voulais fortement marquer, parce que c’est une expérience clinique très simple : pourquoi, Lionel, les premiers psychiatres ont mis dans le même sac des choses que nous mettrions au contraire au registre différencié de l’autisme, de la débilité mentale, ou de la schizophrénie ? Pourquoi est-ce qu’il a fallu les distinguer ? Parce que fondamentalement, l’émoussement affectif, la non-réponse, la non-communication émotionnelle, est un fait de nature : l’oligophrène, sans qu’on ait aucune théorie, c’est ça qui est extrêmement important, sans avoir aucune théorie, on est mal devant lui, comme devant l’autiste. Physiquement, vous ressentez du malaise face à quelqu’un dont le regard, le rythme, la gestuelle, etc., sont désaccordés par rapport à vos anticipations de coordination affective. On n’a pas besoin d’être psychiatre pour être mal en présence d’un paranoïaque, ce n’est pas un savoir, et sans pouvoir spécifier en termes langagiers, en termes psychologiques, en termes de vocabulaire clinique, le malaise dans lequel vous met quelqu’un dont la coordination affective avec vous n’est pas correcte. C’est-à-dire que vous ne savez pas s’il cherche à vous angoisser, s’il cherche à vous faire peur, s’il est malheureux, etc. Beaucoup de phénomènes sont de ce type-là. Ce qu’on appelle les états mixtes, ce n’est pas des choses qui se passent à l’intérieur des gens : ça veut dire simplement qu’entre nous on n’arrive pas à s’ajuster émotionnellement. Ces gens qui passent du rire aux larmes, ou ces manières de faire tomber les maniaques, les plus excités en leur disant : « mais c’est terrible ce que vous me dites ! », au moment où ils sont dans la jubilation, ce procédé des vieux psychiatres qui consiste à dire au moment où le type est dans la jubilation « mais c’est épouvantable ce qui vous arrive ! », il y a toujours une dimension mixte. Ce sont des problèmes qui ne sont pas dans la tête de la personne, c’est cette coordination affective avant même qu’on ne parle des choses, qui est en cause. Voyez ? c’est ça qui est intéressant, et je crois que ce caractère social, radicalement social des émotions, permet de penser ce que c’est que cette extrême complexité. Il est tout à fait normal que si quelqu’un vous crie dessus, que vous soyez énervé, par exemple. C’est une coordination qui marche, c’est une réponse qui marche. Ce qui ne va pas, c’est quand vous êtes devant un schizophrène, que vous avez énormément de mal à décrire. L’impression que rien ne lui fait rien, au schizophrène, c’est là que revient l’affect d’angoisse, qui fait que c’est une question subtile de savoir quelle place donner dans ce qu’il faut bien appeler le contre-transfert, lorsque vous êtes angoissé devant un psychotique. Tout à coup vous êtes saisi d’une angoisse, pas parce que vous êtes incompétent, c’est au contraire parce que justement là il y a quelque chose qui est en train de se désaccorder radicalement, parce que l’autre qui est en face de vous ne fonctionne pas dans le même registre. On peut tout à fait avoir un rapport à ce senti, à cette réponse émotionnelle qui ne soit aucunement une preuve de déficience de votre analyse. Peut-être même qu’au contraire, votre analyse devrait vous mettre bien plus à disposition les affects que vous éprouvez, de façon à ce que vous puissiez vous en servir comme signal.

Cette histoire de nominalisme, n’est pas la seule dimension. L’autre dimension est le fait qu’il y a une coordination, qui elle est réelle. Seulement cette coordination réelle, vous n’allez pas pouvoir – c’est la thèse de la théorie sociale des émotions – la caractériser par des moyens verbaux. Au contraire.

Y : …………

Pierre-Henri Castel : oui, elle en a une. Mais ce que j’essaie de montrer, c’est de décrire la vie affective sans jamais rentrer dans la problématique du mimétisme, du stade du miroir, etc. Les phénomènes de transitivisme sont tout à fait réels, par exemple chez les schizophrènes. Il se pourrait bien que ce qu’on appelle les phénomènes de transitivisme soient des tentatives déficitaires, littéralement, de s’accorder là où il n’y a pas de coordination affective. Pas au au sens simplement où ce serait des effets forclusifs dans le symbolique avec une utilisation de l’imaginaire. Je parle vraiment du réel, du réel de l’affect. Mais je ne veux surtout pas qu’on en vienne à penser que la notion d’affect que je suis en train de mettre en se réduit à des phénomènes de mimétisme. Au contraire, parce que ce n’est pas le schizophrène qui va se mettre à rire parce que vous riez, ce qui est un signe de non coordination. C’est quelque chose de tout à fait différent. C’est cette congruence pour laquelle nous n’avons pas de mots, et qui est en même temps entièrement ordonnée à l’Autre, et à l’Autre en tant qu’Autre, c’est ça qui est tout à fait particulier, dans l’idée d’affect que je vous donne…

Z : et pourquoi ces moyens verbaux seraient déficitaires ?

Pierre-Henri Castel : ce ne sont pas tant des moyens verbaux, ce sont des moyens symboliques. Ce n’est pas parce qu’il y aurait un déficit dans le symbolique que la réponse devrait être transitive. Il pourrait y avoir d’autres raisons.

Z : donc on ne peut pas se décentrer ou les saisir ?

Pierre-Henri Castel : il me semble qu’il y a des tonalités affectives désacordées, par exemple, où la suppléance à cette tonalité désaccordée, c’est du mimétisme. En particulier dans certaines formes d’oligophrénie, ou chez certains schizophrènes. C’est chez eux qu’on observe ce type de choses étonnantes, au point que de manière un peu précipitée, on l’impute à des déficits neurologiques, tellement ça peut être spectaculaire : vous levez la main, il lève la main ! Ce qui est extrêmement impressionnant dans ce qu’on appelle l’héboïdophrène, et c’est pour ça que ce n’est pas une catégorie si bête que ça, c’est qu’on éprouve un affect très particulier devant quelqu’un qui vous donne l’impression d’être soit dans la réticence, soit dans le passage à l’acte : c’est qu’ils sont follement angoissants ! Dans un service, vous avez un type comme ça qui ne dit jamais rien, et la seule chose qu’il fait, c’est qu’il étrangle son voisin ou qu’il attrape une chaise et qu’il commence à tabasser un malade qui ne peut pas bouger. Et puis quand on l’arrête, on lui pose des questions, et il se montre à nouveau réticent. Une clinique fine de la psychose ne veut pas dire que les héboïdophrènes, ce n’est que ça, ce n’est pas simplement cette alternance, mais néanmoins, il faut bien se rendre compte que nous ne pouvons pas ne pas repérer ces gens-là comme étant extrêmement particuliers. Et on n’a pas besoin de théorie. Il faut essayer de se placer dans la situation où nous sommes affectés par les autres, et avant même d’avoir une théorie, il y a des tas de choses qui sont décidées, au niveau de cette coordination affective, ici ratée, donc angoissée, et c’est tout à fait autre chose que ce qu’on nous raconte sur le traitement moral et qu’on suppose qu’il y a du sujet, etc. Une clinique psychiatrique part de l’effet que nous font les fous ! Comment les fous nous affectent-ils ? Ce n’est pas de la naïveté ou des préjugés sentimentaux ! Ça a une extrême régularité, je vous assure que si quelqu’un parmi nous qui fait une bouffée délirante, on va tous le sentir au même moment ! Je vous ferais remarquer aussi un fait d’observation qui est très courant, c’est qu’on ne voit jamais deux personnes au même endroit faire une bouffée délirante au même moment : c’est toujours un avec le groupe autour. C’est extrêmement frappant. Dans une section écrasée par les bombes - et c’est un fait de psychiatrie militaire bien connu – dès qu’il y en a un qui déjante, c’est le seul de sa section, les autres font bloc autour. Il y a des phénomènes comme ça, des processus naturels, dans notre espèce, d’ajustement affectif permanent.

Z : par rapport à l’exemple du théâtre, ce moment où le public a été remué par ce qui s’est passé, on ne pourrait pas penser que c’est un moment de jouissance justement, indéterminé, et qui va basculer soit parce qu’il y en a un qui va applaudir et que ça va lancer le truc, soit parce qu’un autre siffle et que tout le monde va siffler derrière ? Est-ce que finalement ce n’est pas une façon de réinjecter du signifiant ?

Pierre-Henri Castel : tout à fait, absolument ! Et je pense qu’en fonction de la batterie plus ou moins riche de terminologie émotionnelle dont nous disposons, ça va se spécifier. Mais ce qui est important, c’est de saisir le moment juste avant. Et au fond, on s’aperçoit que ça dépend de l’Autre, en un sens où ça n’est pas « dépendre de l’Autre » comme le trésor des signifiants, mais où ça dépend de l’Autre réel ! Et c’est en ce sens que l’on peut dire que s’il y avait un contenu, le message vient de l’Autre, au moment où ça va se spécifier comme telle ou telle émotion. C’est ça qui fait que nous parlons sans cesse un langage affectif, et nous sommes bien obligés à un moment de considérer que c’est de l’ordre du réel, du réel de notre espèce, de la façon dont fonctionne nos saccades oculaires, nos gestes, nos mimiques, etc. Et là ça se dérègle d’une manière extrêmement fine, par exemple lorsque quelqu’un se met à faire une bouffée délirante, ou une crise d’angoisse, ou quelque chose comme ça, nous sommes tous co-affectés : il n’est pas le seul à être affecté ! Il y a un ajustement permanent. Ça se précisera beaucoup quand je vous raconterai le dilemme du prisonnier, en se demandant quel est le rôle que joue la peur dans l’anticipation purement rationnelle. Ce n’est pas seulement un calcul. Interrogez-vous sur l’angoisse qui est au principe de la décision que prennent les différents partenaires !

Z : il y a un enjeu pour eux !

Pierre-Henri Castel : mais bien sûr, il y a un enjeu ! Quand vous écrivez purement la matrice des choix, c’est ça le dilemme des prisonniers : chacun des prisonniers finalement, s’il n’y avait pas les affects, de la façon dont on peut construire le dilemme, la non coopération est plus efficace que la coopération !

Z : il est question de hâte, aussi…

Pierre-Henri Castel : mais oui. Mais on ne se rend pas compte à quel point ce que toute cette pulsation temporelle et l’introduction de la scansion signifiante doivent à une dimension de l’affect qui n’est pas à mon avis complètement exploitée.



[1] Paul Dumouchel, Emotions : Essai sur le corps et le social, Les empêcheurs de tourner en rond, 1995.