la névrose obsessionnelle
A quoi Freud répond d’une manière extrêmement judicieuse : « C’est dans la nature des choses ». Ce qui est dans la nature des choses, c’est que l’affect soit surmonté, et le plus souvent, dit-il pour rassurer Lanzer, « pendant le travail ».
Evidemment, vous vous rappelez qu’Ernst Lanzer qui n’est pas homme à lâcher le morceau, si j’ose dire, lui dit qu’il est bien possible que ce soit ce qui arrive, mais qu’il n’est pas du tout sûr que cette fameuse mésalliance entre la représentation et l’affect et le principe de la fausse connexion dont lui parle Freud, soit plus qu’un expédient, et assez clairement, je pense que de ce point de vue, on voit bien dans la présentation que fait Freud de cette doctrine comme une interprétation théorique à l’intérieur de la cure, voire une suggestion. Une des conséquences essentielles, dit-il, c’est qu’alors il y aurait un vécu de dissociation, un clivage de la personnalité, il y aurait la mauvaise et la bonne, ce qui met Freud dans l’embarras, puisque vous vous rappelez qu’à ce moment-là il lui dit que ce n’est pas exactement le bon et le mauvais, c’est la conscience morale, contre un refoulé sexuel infantile. Là-dessus, toujours sans lâcher le morceau, Lanzer lui fait remarquer qu’il voit bien ce que Freud veut dire par là, mais il reste un problème : comment à partir de cela expliquez-vous mon obsession que mon père soit torturé dans l’au-delà ?
Effectivement, c’est une excellente question, puisqu’on ne voit pas très bien, une fois qu’on a compris pourquoi il y aurait une représentation qui reviendrait, pourquoi ça aurait cette qualité particulière, de l’obsession que le père soit torturé dans l’au-delà.
Freud répond, avec un courage d'expérimentaliste vraiment admirable : « Associez, vous verrez bien ! »
La pierre de touche de l’analyse de l’affect que je vous proposais, c’est d’essayer quelque chose qui soit un peu moins brinquebalant que ce clivage psychologique qui chosifie la représentation et l’affect, un peu comme le bon et le mauvais, ce qu’a parfaitement perçu Lanzer. Car ce qu’il s’agit de capter, c’est la tension de l’affect se faisant conscient, et son lieu, d’où cette tension peut d’une part – parce que c’est ça l’enjeu d’une théorie de l’affect qui soit un peu moins étrange et un peu moins ad hoc que celle que propose Freud, avec le clivage représentation-affect - rejaillir en une aperception imaginaire du clivage de la personnalité, c’est-à-dire que ça doit pouvoir à un moment expliquer pourquoi il y a cet effet absolument typique qu’il y a en moi quelque chose qui me fait du mal – et je vous avais indiquer ce texte de Séglas dans lequel l’obsédé lui dit : « je suis conscient d’un côté que je suis inconscient de l’autre », formule magnifique dont Séglas avoue qu’il ne saurait mieux dire, c’est exactement cela la personnalité clivée de l’obsédé. Donc il faut essayer de réussir à montrer qu’une théorie de l’affect peut réussir à capter quelque chose de ce genre-là.
Puis la deuxième chose, c’est que ça doit s’intégrer précisément pour être fidèle au programme théorique que s’est fixé Freud de dépasser l’idée naïve qu’ont les obsédés d’être travaillés par des représentations, ça doit s’intégrer à une analyse intentionnelle du désir et du souhait, c’est-à-dire à la grammaire logique de ces attitudes propositionnelles qu’il énumère au début, ces « actes psychiques » de souhaiter, enjoindre, etc., que Freud oppose à l’idée de représentations, lesquelles ne seraient que des sortes d’images mentales décollées de leur indice d’affect.
Ce qui donne à penser qu’on est ici au cœur du problème de la psychanalyse, notamment du problème de l’articulation entre Freud et Lacan, au sens où à la notion freudienne de Vorstellung, de représentation, Lacan substitue l’idée de signifiant, dans lequel il utilise comme un verbe la représentation, au sens où un sujet, c’est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant, donc en déplaçant le rapport particulier capté dans la notion freudienne de représentation : dans une représentation du sujet pour un autre signifiant. C’est ce « pour » qui contient un élément irréductiblement intentionnel, d’une intentionnalité non pas au sens de la volonté ou « d’avoir des intentions », de bonnes et mauvaises, mais ce qui fait que les signifiants sont là pour l’autre - c’est le pro de l’intentionnalité.
Ce que je suis en train de faire en ce moment, en essayant de développer sous cette forme apparemment complexe mais au fond peut-être assez simple, cette idée d’intentionnalité, c’est de répondre à la critique précise que Vincent Descombes a faite du commentaire lacanien de la Belle Bouchère, dans laquelle il indiquait fermement qu’il y a une confusion visible, dans ce commentaire, entre ce qui est un signifiant positionnel, et qui fait jouer le caviar par rapport au saumon, puis le signifiant « caviar » par rapport au signifiant « saumon », donc entre des signifiants positionnels, et des signifiants qui sont, eux, propositionnels, c’est-à-dire un « je désire du caviar » qui se substitue à un « je désire du saumon », et dans une économie particulière puisqu’il s’agit d’indiquer ultimement un « je désire quelque chose d’impossible à avoir », selon un système de substitution particulier. Ce que je voudrais évidemment pointer, c’est que je ne voudrais pas que ma réponse soit purement formelle ou exégétique, mais que ce soit une réponse qui montre qu’il y a une possibilité d’extension conceptuelle de la notion apparemment passe-partout de signifiant positionnel - qui est en général la manière dont chacun comprend S1 et S2 dans ces fameux schémas du discours du maître, etc. -, une extension conceptuelle légitime qui justement réponde à l’objection, et qui permette de passer légitimement du signifiant positionnel au propositionnel.
Je ferais donc remarquer que quand on passe du signifiant positionnel au signifiant propositionnel, on change complètement une vision du désir et de l’affect, qui est présente chez Lacan, puisqu’à partir du moment où on avait cette idée saussurienne du jeu des signifiants, l’affect devenait extra-signifiant, voire extra-verbal, et n’apparaissait plus qu’au niveau du reste-à-jouir, du (a), qui tombe, comme le réel de la pulsion. Or, ce que j’essaie de montrer, c’est que l’articulation intentionnelle de la grammaire logique du désir permet non pas du tout de traiter l’affect comme une sorte de hors-langage, un reste-à-dire, mais qu’en analysant les phrases d’affects, on voit comment elles se configurent et dessinent une relation particulière à l’Autre, qui est en fait incluse dans une dimension transférentielle originale. Donc, lorsque je proposais la dernière fois une étude conceptuelle de ce que c’est que l’affect, et que je vous avais apporté le texte fort intéressant et subtil de Dumouchel, dont je vais reparler aujourd’hui, mon but est de proposer pour l’articulation pensée – représentation – affect – clivage de la personnalité, quelque chose qui soit capable de mieux cerner ce qui est en cause dans les doutes de l’homme aux rats, par rapport à l’explication que Freud lui donne. Non que ce soit dépourvu d’une très réelle difficulté interprétative, puisque ça n’empêche pas l’association ! C’est en effet à la septième séance, le lendemain ou quelques jours après s’être fait dire « associez, vous verrez bien pourquoi le père est torturé dans l’au-delà », qu’il apporte un souvenir qui est tout à fait intéressant, le souvenir dans lequel il dit qu’enfant, pour se faire aimer d’une petite fille, il souhaita s’en faire plaindre, et s’être dit que si son père était mort, il deviendrait quelqu’un auquel elle apporterait tendresse et affection. Ce n’est pas absolument faux, mais c’est quelque chose qui reste très énigmatique, et très énigmatique en général dans la psychanalyse : pourquoi faudrait-il mon dieu qu’une fois que l’affect est détachée de la représentation, par quel miracle extraordinaire, en recollant l’affect et la représentation, se produirait un effet thérapeutique ? Comment, quand on en arrive à des dissociations de ce genre, n’y aurait-il pas un clivage de la personnalité entre la conscience et le mal refoulé, tel qu’au fond on n’arriverait jamais à restituer cette fameuse « intégrité de la personnalité » promise par Freud ? Et puis, comme Lanzer le dit si bien, d’où viendrait cette chose extrêmement étrange, tout de même, qui est qu’il craint que le père mort serait châtié par les rats ?
Je vous rappelle parce que c’était quand même assez dense, et que c’était dans la deuxième partie de ce que je disais, quelques points essentiels de l’analyse de l’affect que j’avais empruntés à Hobbes, qui considère les émotions dans une perspective anti-cartésienne. Je vous rappelle qu’il fait valoir contre Descartes que les affects ne sont pas des sortes d’états cognitifs, des sortes de représentations internes que j’aurais des modifications de mon corps, comme ce que décrit Descartes dans le Traité des passions de l’âme, ce ne sont pas des états cognitifs relatifs à des modifications privées de mon corps, et que moi seul pourrait connaître. En effet, dit Hobbes, non seulement je peux mentir sur mes affects – ça, Descartes ne le nie pas -, mais je peux aussi me tromper à leur sujet, et la raison pour laquelle je peux me tromper, c’est qu’en fait la manière dont l’autre juge du contenu de ce qui est l’affect, est tout aussi légitime que ce dont moi je juge. Il y a un nominalisme relativiste puissant, chez Hobbes, qui fait qu’il n’y a pas plus de raisons de croire, lorsque je suis dans un état de rage légitime, que je ne suis pas pour celui qui me regarde de l’extérieur, dans un état de vaine indignation. Il n’y a pas de raisons de considérer lorsque je suis, pour moi, en pleine hilarité, que je ne suis pas aux yeux d’autrui dans un état de complaisance idiote. Un des critères de cette situation, c’est que les autres ne rient pas, et alors je m’aperçois de mon idiotie et de ma complaisance au fait que ce dont je ris n’est aucunement réjouissance où l’autre serait entraîné avec moi, mais manifestation plutôt isolante de ma sottise – autrement dit, au fait que les autres se désaccordent de mon humeur supposée (et que leur suppose). J’aime cet exemple, parce qu’il montre que la vérité du contenu de mon propre affect est tout autant chez l’autre qui en juge que chez moi, et s’en est même à un tel point que je peux m’apercevoir que je croyais que j’étais en train de rire, mais en fait je n’étais pas en train de rire d’une joie sincère, mais en train de me ridiculiser et d’étaler ma sottise. Et pour cela, la médiation de la façon dont l’autre est affecté par la manière dont je l’affecte, est absolument essentielle.
Cette thèse du relativisme du contenu des affects est étendu chez Hobbes à l’idée qu’en réalité, ce contenu est toujours déterminé dans des rapports de force : le contenu des affects est relationnel, au sens où il est pris dans une relation de pouvoir et de domination. Cette relation de pouvoir et de domination, est certainement extrêmement limitative, mais ce qui est certain, c’est qu’une analyse hobbesienne des émotions aboutit à poser l’extériorité sociale, l’extériorité profonde de ce que c’est qu’un affect, là même où nous avons l’impression cartésienne irréductible que nos affects sont en nous, et dont le sens n’est connu que de nous seuls, au sens où je sais bien que je suis en colère, ou joyeux, ou triste. Cette extériorité substantielle de la notion d’affect, qui est un peu le cœur de ce que je voulais apporter la dernière fois, a deux dimensions. La première, sur laquelle insiste évidemment Dumouchel, c’est qu’il y a au niveau de la vie affective une coordination quasiment animale entre moi et les autres. Et je l’avais rapporté à un objet qui me fascine, et sur lequel il se trouve que Lionel travaille dans sa thèse sur Pinel, c’est comment peut-il se faire qu’on ait vu au début de l’histoire de la psychiatrie l’idiot, le dément, l’autiste, et certaines personnes que nous classerions aujourd’hui comme des schizophrènes avec un émoussement affectif – avec l’incapacité de s’accorder à l’ambiance, les rires immotivés qui viennent de manière perplexifiante interrompre l’entretien -, dans le même sac ? J’y ajouterai d’ailleurs la manie, parce que justement il y a dans l’épisode maniaque franc, quelque chose comme une sorte de dysrégulation de l’humeur, un trouble affectif pur, toujours mixte ou toujours réversible, on peut au bout de quelques minutes réussir à faire pleurer un maniaque qui entre en crise, avec ce sentiment que cette jubilation ou cette tristesse est entièrement désaccordée de l’ambiance. C’est quelque chose de tout à fait spécifique. Ça montre bien qu’on n’a pas besoin de savoir de la psychiatrie, pour percevoir ce désaccord, et ce désaccordage émotionnel radical. On n’a pas besoin de savoir de la psychiatrie pour sentir un malaise profond en présence d’un autiste, d’un oligophrène profond ou d’un schizophrène émoussé, etc. C’est un élément je crois important, parce que je crois d’abord qu’il y a lié à cela des effets de groupe extrêmement particuliers, puisqu’en général on fait cercle autour de la personne qui commence à témoigner d’un trouble profond de cet accord émotionnel avec autrui, et assez singulièrement, il n’y en a qu’un par groupe, dans une position qui a beaucoup inspirée certains psychiatres cognitivistes, et qu’on appelle la « centralité » - chez Grivois par exemple, dont je parlerai un jour -, cette centralité liée à un désaccordage sur lequel il n’y aurait pas besoin de connaissance théorique pour savoir que l’autre est fou. Nous ne savons pas dire non plus en quoi l’étrangeté du regard, du mouvement, de l’affect qui nous affecte, est si étrange. Cette coordination-là, substantielle, qui fait qu’on a l’impression d’être avec quelqu’un même n’a rien à voir avec le fait « d’être d’accord » ou de ne pas être d’accord sur le contenu de ce qui s’échange. L’émoussement affectif, c’est d’abord l’impression vécue que l’autre n’est pas avec les autres humains. Même si on n’est pas d’accord avec quelqu’un, il y a des coordinations affectives profondes qui se nouent entre nous.
Je dis que c’est quasi animal parce que, et Dumouchel en est d’ailleurs embarrassé dans sa perspective naturaliste, on est obligé de recourir à des analogies tirées du langage pour décrire cet état affectif, et en particulier de manière très profonde, il y a une analogie entre un affect et un acte de langage, un speech act, un performatif.
Cette analogie se marque à deux traits. Le premier point d’analogie entre un affect et un acte de langage, c’est qu’on ne peut pas dire qu’un état affectif serait vrai ou faux, mais simplement qu’il est heureux ou malheureux, c’est-à-dire qu’il a du succès, ou qu’il échoue, dans une réalisation qui justement dépend fondamentalement de celui qui est convoqué et appelé dans ce dispositif, donc du contexte, dans la mesure où il y a un feed-back essentiel, et que je ne peux par exemple avoir un affect que dans la mesure où le fait que j’ai un affect vous affecte. Pas du même affect – ce qui peut arriver -, mais que ça vous fasse quelque chose que je sois affecté d’une certaine manière. Et à mon tour, réagissant à l’affect de celui qui s’affecte de mon affect, je vous affecte en retour. C’est ce dispositif-là, qui est cet accordage fondamental, qui fait que l’affect a une caractéristique formelle propre au speech act, exactement comme quand vous dites « la séance de ce soir commence » : la séance de ce soir ne commence que si les autres sont d’accord pour autour de moi la faire commencer, si j’ai l’autorité nécessaire à la faire commencer parce que c’est moi qui suis conventionnellement sensé donner le départ, etc. Et c’est un trait d’analogie profond, bien que ce soit difficile d’en expliquer la profondeur, mais que je trouve très juste et que Dumouchel a très bien pointé, car du coup les processus impliqués sont des processus incomplets, c’est-à-dire qu’ils nécessitent la collaboration de l’autre. Comme par exemple de donner un ordre. Donner un ordre nécessite la collaboration de l’autre, parce que ça n’a lieu que si l’autre soit vous obéit, soit vous désobéit. Si l’autre ni ne vous obéit, ni ne vous désobéit, vous n’avez pas donné d’ordre.
C’est intéressant, et j’avais développé l’idée il y a quelques années qu’au fond, la plupart des contresens qu’on fait sur la notion de suggestion, c’est la croyance que lorsqu’on dit à quelqu’un de faire quelque chose, on a une action causale sur cette personne, c’est-à-dire qu’il y aurait une influence mystique, qui fait que si j’adoptais une certaine voix – un peu comme dans Dune de Frank Herbert où les sorcières parlent d’une manière telle qui fait qu’il y a une action causale telle que ça oblige l’autre a faire ce qu’on lui dit de faire. Le critère qu’un ordre est donné, c’est que quelqu’un obéit ou désobéit, et s’il n’y a pas l’autre, s’il n’y a pas l’obéissance ou la désobéissance, il n’y a pas d’ordre donné. On peut faire peur, on peut faire sursauter, mais on ne peut pas faire agir. C’est un point très important.
Ce qui est amusant dans ce dispositif-là, c’est qu’au fond, ce que fait apparaître une analyse de l’affect parallèle à l’acte de langage, c’est qu’il y a un archi-contexte des actes de langage, il y a un contexte caché, un contexte tellement évident, d’une certaine façon, que nous oublions ce contexte : celui des similitudes radicales de nos corps et de nos conditions. Il y a des évidences telles qu’on n’a pas à réfléchir, et qui sont en deçà du seuil du langage explicite, et qui sont tout simplement liées au fait que vous êtes mes semblables. Et vous êtes mes semblables au sens où justement je ne cesse de négocier avant même d’avoir dit quoi que ce soit, une modalité de la coordination affective qui fait que vous pouvez ensuite être d’accord ou pas avec moi, à condition que ça vous fasse quelque chose … que ça me fasse quelque chose … que ça vous fasse quelque chose. Et ce quelque chose-là n’est justement pas spécifié. Mais cet élément d’adresse et cette dépendance au feed-back que l’autre va pouvoir donner est une dépendance qui repose sur une supposition absolument permanente que ça vous affecte, éventuellement que ça vous plaît, que ça vous déplaît. Mais même si ça vous déplaît, c’est encore une coordination. C’est ça qui est un peu subtil à percevoir. C’est la différence qu’il y aurait entre parler à un autiste et parler à quelqu’un qui n’est pas d’accord.
Ce type de réponse qu’ensuite je modifie le type de discours que je tiens au fur et à mesure est une sorte de strate profonde qui soutient l’acte de langage. Il le soutient et il fait même corps avec lui. C’est ça à mon avis que Dumouchel n’arrive pas à dire, parce que ça l’obligerait à réintroduire trop de langage, alors que son but est d’enlever le plus possible de langage pour arriver à des coordinations de type biologique - ce qu’il appelle une coordination « intraspécifique » -, mais il se trouve que chez nous, il y a ce dispositif.
Je laisse ouvertes les perspectives que ça laisse sur ces troubles dits du stades du miroir, ouvertes par cette idée du réel qui est impliquée dans le fait que nous sommes semblables. Il n’y a pas que de l’imaginaire, dans le fait que nous sommes des semblables. Il y a le fait que nous sommes accordés les uns aux autres à un niveau profond du traitement de l’information émotionnelle niveau non seulement pas conscient au sens de l’inconscient psychanalytique, mais qui est inconscient au sens de l’inconscient biologique – ou probablement en tout cas lié à des traits de notre biologie. Par exemple, je vous ferais remarquer qu’on perçoit qu’un singe ne va pas bien, que les animaux perçoivent les malaises des êtres humains, et dans certaines proximités animales/hommes, il y a possibilité de communication. En revanche, le malaise des huîtres nous reste impénétrable ...
Il y a en
tout cas quelque chose dans l’affect qui est adressé, et qui dépend donc pour
ses déterminations de la réponse. Je vous avais donné, vous vous rappelez, en
exemple, une autre analyse que celle que Lacan donne dans L’angoisse,
une autre analyse de l’émoi, que je vous avais décrit comme un état émotionnel
qui se décide lorsqu’une attente se résout, comme dans le spectacle qui s’achève.
Il y a alors ce temps de suspens dans lequel va se décider, en fonction d’un
mystérieux accordage émotionnel avec autrui, si on trouve ça horrible, ou sublime,
magnifique, odieux, etc., et où par un effet d’après-coup, il y a la coordination
dans l’émotion esthétique, le contenu de cette émotion esthétique peut se jouer
sur le premier qui applaudit, le premier qui crie, etc. Je pensais que cette
image du spectacle donnait une appréciation plus juste de la métaphore de la
catharsis, comme dit Aristote, puisque, effectivement, le propre de la
catharsis comme purgation des passions dans le spectacle tragique, par
la crainte et la pitié, est un réaccordage sur les
symboles fondamentaux, lesquels dans les sociétés antiques ont d’ailleurs une
fonction civile. Dans la tragédie grecque c’est bien connu, ça l’est moins peut-être
dans d’autres spectacles qui ont pourtant une valeur civique du même genre,
comme les mystères médiévaux par exemple, dans lesquels le spectacle vise un
réaccordage autour des symboles fondamentaux, et où, surtout,
les symboles fondamentaux se justifient par les effets de réaccordage dont ils permettent l’expression signifiante.
Mais ce réaccordage est charnel, j’insiste sur le fait que nous n’avons pas séparé le corps
ou l’affect de la représentation. Au contraire, nous le prenons de façon substantielle
dans le réseau même des représentations.
*
C’est lié à quelque chose de très simple.
L’action a toujours comme dimension fondamentale la coordination avec autrui : dans la plupart des langues du monde - je reprends l’exemple latin Caesar fecit pontem, qui signifie non pas « César fait un pont », mais « César fait faire un pont » - il y a l’idée qu’une action est toujours coordination sociale. S’il y a une action de César qui consiste à construire un pont, il va de soi que ce n’est pas César qui porte les pierres du pont ni ne bâtit le tablier, ce sont les soldats, et néanmoins ce caractère de l’action révèle que l’action est essentiellement quelque chose de coordonné. Cette idée de co-action, qui est l’idée fondamentale de l’action en tant qu’elle va plus loin que le geste qui commence à mon corps et s’arrête à mon corps, suppose pourtant aussi une co-affection et s’articule fondamentalement à une co-affection.
Ce problème-là est un problème qui apparaît je crois dans toute son ampleur lorsqu’on s’est posé il y a une quinzaine d’années la question de savoir comment résoudre les problèmes paradoxaux (que les lacaniens connaissent), comme le dilemme du prisonnier, problèmes qui se posent à un niveau sophistiqué pour des questions de calculs économiques, entre autres. Parce qu’il y a une question de coopération, à savoir comment des agents peuvent maximiser les effets de leur coopération, ou au contraire préférer agir en faisant défection et en poursuivant leur propre stratégie au détriment de celle des autres. Dans ce genre de chose, la question est souvent de savoir pour quels motifs les agents vont entrer dans un jeu de coopération, ou à l’inverse, dans un jeu dans lequel ils vont jouer plutôt la défection que la coopération.
C’est un problème dont l’origine remonte une fois de plus à Hobbes, pour une raison très simple qui a d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre chez les exégètes. Lorsque nous sommes dans l’état de nature, le fameux état de nature où homo homini lupus – l’homme est un loup pour l’homme -, où tout le monde peut être à tout moment tué par n’importe qui, le calcul de la raison ne suffit pas, parce que le calcul de la raison pourrait me dire que je pourrais m’allier avec quelques-uns pour triompher de quelques autres. Le moment où le pacte va se produire et le moment où tout le monde va se dire qu’au fond, si chacun essaie de faire des alliances locales, tout le monde finira par perdre, parce qu’il n’y a pas dans la nature de puissance qui ne rencontre une puissance plus grande, et que de toute façon ma fragilité est toujours beaucoup plus importante que ma capacité de nuire à autrui – le plus puissant, un rien le tue : une petite pierre, et il meurt, comme dit Rousseau, hobbesien, à cet égard. Or, la question s’est toujours posée chez les exégètes de savoir pourquoi et comment les hommes rentraient dans le pacte. Il y a ainsi deux lectures de Hobbes : il y a les gens qui disent que c’est sous l’effet de la peur, d’une émotion, donc, et ceux qui disent que c’est sous l’effet d’un calcul rationnel, puisque les hommes, dans l’état de nature, se comparent et disposent de la raison. Or, très clairement pour Hobbes, il n’y a pas de différence entre les deux, et c’est cela qui est important. Il n’y a pas de différence entre choisir de s’allier parce qu’on a fait un calcul rationnel, et choisir de s’allier parce que la peur entre en compte et détermine les modalités de ce calcul rationnel.
Soit la peur de la mort.
Pourquoi est-ce que j’insiste sur cette dimension ? Mais parce que cette peur de la mort a la caractéristique d’un affect qui nous importe dans l’analyse et qui est l’angoisse – encore que je ferais tout à l’heure une distinction précise là-dessus -, parce que justement avec la peur de la mort à l’aube du pacte, y a la question d’une coordination du calcul des représentations, ou du calcul comparatif des avantages avec une dimension affective qui est un ingrédient nécessaire à rentrer dans le pacte fondamental. Comment est-ce que la peur peut devenir un des ingrédients de la décision rationnelle ?
Je vous avais cité cette phrase terrible de Hobbes, n’est-ce pas : « il n’y a eu qu’une seule passion dans ma vie : la peur », phrase impressionnante effectivement pour quelqu’un qui n’a connu que la guerre civile. Mais c’est que cette articulation de la peur et du calcul doit pouvoir se reconduire en toute circonstance sociale, puisque nous devons à tout moment pouvoir sentir la peur que nous causerait le retour à l’état de nature pour justifier le calcul qui nous fait abandonner tous nos moyens de nuire entre les mains du souverain. Et je suppose même que nous devons, une fois le pacte social conclu, avoir peur de la peur qu’ont les autres qu’il puisse être remis en cause, comme si cette peur devait jouer le rôle d’un signal.
Or, c’est en ce sens que Hobbes, je crois, anticipe la théorie des jeux, et le problème du dilemme du prisonnier. C’est notamment quelqu’un de très important, qui s’appelle Axelrod, un philosophe de la théorie des jeux, qui a attiré l’attention sur le fait qu’au fond, Hobbes pose le problème d’une matrice de préférence dans laquelle il s’agit de savoir s’il vaut mieux que chacun suive une stratégie individuelle, chacun choisissant la défection (D), ou chacun choisissant la coopération (C). Il y a une manière de lire le texte de Hobbes, qui est au fond de dire que le choix pour la coopération - qui est un choix conditionnel, puisqu’il n’a d’effet positif que si tous les autres choisissent en même temps la coopération -, que ce choix qui est une préférence conditionnelle, comme on dit, puisqu’il est conditionné par la préférence des autres, implique le recours à une émotion. S’il n’y avait pas une émotion radicale, un affect (qui est la peur de la mort), alors ça ne suffirait jamais à convaincre rationnellement chacun (si cette peur n’était pas une peur absolue, le pire pour tous), que la préférence conditionnelle de l’autre est aussi pour la coopération. Et ce n’est pas une conviction acquise de manière théorique, c’est une donnée du jeu, c’est ça qui est important. Ce n’est pas parce que je me dis qu’il doit avoir peur, c’est parce que de fait il a peur, que le message qu’il me donne au moment où il fait le calcul, où il se demande si j’ai peur, ce message qu’il m’adresse sans s’en douter, c’est justement qu’il a peur. Il a peur que je n’ai pas peur, très précisément. Voilà pourquoi il calcule. Et donc c’est précisément en montrant qu’il a peur, qu’il donne une information à l’autre, qui fait que l’autre va savoir que s’il a peur, alors la préférence est bien chez l’autre régie par l’affect d’angoisse de mourir, et ainsi, les préférences conditionnelles peuvent s’articuler aux préférences conditionnelles. C’est ça qui est très intéressant : le simple fait d’aller solliciter chez l’autre une réponse à la question de savoir s’il a peur montre qu’on a peur, et c’est cette peur-là qui garantit à l’autre que la préférence conditionnelle que j’aie est une préférence conditionnelle placée sous l’empire de cet affect.
Quittons maintenant l’état de nature et ses horreurs pour nous retrouver dans la cuisine, où un couple nouvellement installé décide de savoir qui va faire la vaisselle. Comment construire un joli dilemme du prisonnier avec la question de la vaisselle ?
Je vous ai mis au tableau une matrice de préférence très simple, que propose Dumouchel. J’ai noté –1 le fait qu’on se fait complètement avoir, puisque non seulement on fait toujours la vaisselle, mais l’autre ne la fait jamais, j’ai noté 5 le cas où on fait jamais la vaisselle et où c’est l’autre qui la fait toujours. Puis 1 le cas où personne ne fait la vaisselle, mais alors elle s’empile dans l’évier, ce qui est quand même désavantageux pour tout le monde. Et enfin les deux se mettent d’accord pour faire la vaisselle, auquel cas elle est à la fois propre et personne n’est victime de l’abus de l’autre. C’est un cas typique de dilemme du prisonnier, puisque comme vous pouvez le voir, il est plus rationnel de ne pas faire la vaisselle, puisque quand vous rangez en gradation les préférences, au fond quand on ne sait pas ce que l’autre va faire, le meilleur choix, c’est de ne pas la faire : 1/1 est le moins désavantageux. Du coup, les agents (et c’est tout le sel de la chose) gagnent moins en raisonnant égoïstement que ce qui leur serait accessible en fonction des possibilités rationnelles intrinsèques de la situation, par le jeu des préférences conditionnelles. Si vous voulez, c’est un peu, par rapport à Hobbes, comme l’état de nature à la Rousseau : pourquoi s’associer, puisqu’on peut s’éviter. Du coup, on « rate » les opportunités de l’état social (le développement de l’intelligence, toutes ces belles choses), mais on évite aussi ses risques. Chez Rousseau, il y a un cas d’équilibre inférieur. Pas chez Hobbes : chez Hobbes, on ne s’évite pas. La collision et la guerre sont immanquables.
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B lave |
B ne lave pas |
A lave |
- 1 / 5 |
3 / 3 |
A ne lave pas |
1 / 1 |
5 / -1 |
Quand donc on se contente de la raison, on se trouve dans une situation où on a moins d’avantages de la situation que celle qui peut être rationnellement construite d’après la matrice de préférence.
Alors beaucoup de gens pensent, et ça a été un peu le début des analyses sur ces questions-là, que les émotions servaient précisément à corriger cela. C’est-à-dire que quand on est sympa avec l’autre, eh bien l’autre se dit qu’il va faire la vaisselle parce que demain, ce n’est pas lui qui la fera. La tentative a été faite de faire servir l’affect comme un « supplément » complètement extérieur au calcul rationnel, en sorte que ce supplément (de gentillesse) va causer chez l’autre le fait qu’il fasse la vaisselle (causer, car ce n’est pas un argument : ce n’est pas en raison du fait je suis gentil avec elle qu’elle devrait l’être avec moi, c’est parce que je l’aurais bien disposée par ma gentillesse qu’elle va raisonner autrement).
Or c’est faux et tout le monde le sait bien avec ce que c’est qu’une conduite perverse dans un couple ; car on peut parfaitement accepter que l’autre soit gentil, et ne pas pour autant faire la vaisselle ! Parce que si vous augmentez les valeurs, vous déplacez toute l’échelle sur laquelle se fixent les préférences, en sorte que vous n’avez pas une différence de –1 à 5, mais, disons, de –1 à 7 (avec le supplément de gentillesse), et vous conservez le rapport global des deux. Donc, on risque de maximiser l’avantage de celui avec qui on aura été très gentil, et qui ne fera toujours pas la vaisselle. Au bout d’un certain temps, le choix rationnel restera donc toujours de ne pas faire la vaisselle.
Ce raisonnement est important, parce qu’il montre un problème : on se rend bien compte qu’il y a une dimension de l’affect dans la condition même de la détermination de la matrice des préférences, qu’être hostile ou amical va décider quelque chose, mais on ne sait pas comment la faire rentrer.
La jolie solution que propose Dumouchel consiste à dire qu’au fond, l’affect ne permet pas du tout de résoudre le dilemme du prisonnier. Il permet de ne pas s’y engager, et c’est tout autre chose. Il crée des conditions de coordination et d’ajustement des agents les uns avec les autres - non pas des actions, des agents -, qui sont telles, qu’on ne va s’engager dans la question de savoir qui va faire la vaisselle que sur la base de l’idée qu’on s’aime bien, et qu’on va donc, bien évidemment, la partager. Mais si on ne s’aime pas bien, on ne va pas entrer dans ce calcul, qui fait que les préférences conditionnelles pourraient produire un dilemme du prisonnier, et si on ne va pas s’engager dans ce calcul, c’est tout bêtement parce qu’on ne va pas s’installer en couple.
Comprenez comment on s’engage dans ce jeu-là : exactement comme on sort de l’état de nature. C’est-à-dire que lorsque je collecte de l’information sur l’état émotionnel de l’autre, sur ce qui affecte l’autre, je le fais aussi en l’affectant d’une certaine manière. C’est tout simplement que je souris pour voir si l’autre sourit, et s’il sourit en retour, c’est que je souriais vraiment. Et si je souris vraiment, l’autre va s’apercevoir que son sourire en retour était vraiment un sourire. Par ce dispositif de coordination-là, je vais choisir un jeu dans lequel la possibilité d’un dilemme du prisonnier ne se posera pas, parce que les conditions du jeu dans lequel j’entre sont telles que nous partagerons, du moins tendanciellement - parce qu’il faut un certain temps d’ajustement -, la responsabilité d’une coordination affective positive. Ou au contraire, n’est-ce pas : s’il ne répond pas à mon sourire, mon sourire joyeux m’apparaîtra comme une grimace ridicule et une tentative hypocrite de séduction, moyennant quoi l’autre verra que sa réaction m’a déplu, et que ça me déplaît que ça lui déplaise, et que ça lui déplaît que ça me déplaise que ça lui déplaît, et nous ne nous installerons pas ensemble parce que les problèmes de vaisselle ne seront que le début de nos ennuis.
Je vous ferais remarquer que c’est là une manière particulière de penser et d’articuler le jeu des affects dans la séduction. La dimension de la vérité et de la simulation, et de la dépendance de la vérité de mes sentiments par rapport à la façon dont l’autre va les juger, montre bien dans la séduction la dépendance radicale – tout acte de séduction est un acte de langage en ce sens-là – comme une promesse, qui a la structure d’une promesse. Il n’y a pas de séduction qui ne soit une promesse ouverte à la promesse en retour de l’autre. Et ce type d’articulation n’est pas du tout je ne sais quel transitivisme imaginaire ou effet mimétique plus ou moins délirant. C’est au contraire un ajustement des conditions mêmes à l’intérieur nous pouvons rentrer dans un jeu, en évitant autant que possible que ce soit un dilemme du prisonnier (ou un mauvais mariage). C’est là qu’on est au cœur d’une analyse substantielle de ce que c’est que le désir, parce qu’au fond, c’est là qu’on voit que si le désir de l’homme est le désir de l’Autre, c’est parce qu’il est le désir du désir de l’Autre. Pourquoi est-ce que Lacan s’est servi du dilemme du prisonnier et de la théorie des jeux dans les années 50 par exemple quand il introduit cette notion de sujet ? Mais c’est tout simplement à cause de la logique des préférences conditionnelles : mes préférences sont conditionnées par les préférences des autres. Et selon Morgenstern, quand il s’agit du calcul économique, il est bien évident que les préférences de tout agent sur un marché sont conditionnelles aux préférences des autres : il ne va préférer investir qu’en fonction de ce que les clients potentiels d’une entreprise peuvent acheter dans l’industrie dans laquelle il a investi.
Ce que je voudrais maintenant regarder un peu de près, c’est la manière dont Dumouchel montre comment fonctionne le dispositif, et le rapporter au cas princeps dans les Ecrits d’utilisation du dilemme du prisonnier chez Lacan, dont Lacan n’a pas exploité précisément la dimension affective, parce qu’il a utilisé autre chose dans ce dilemme. Aujourd’hui, comme on relit de manière très différente la question du dilemme du prisonnier dans son travail avec les affects, on peut relire aussi ce dilemme du prisonnier chez Lacan, en voyant comment il y a chez lui quelque chose de très différent de la simple exclusion du signifiant d’un côté et de l’affect de l’autre.
C’est une situation dans laquelle deux prêtres, raconte Dumouchel, se font arrêter par la police, qui pratique la technique traditionnelle d’interrogatoire, celle qu’on pratique quand on torture psychologiquement les gens. C’est une technique d’interrogatoire utilisée dans tous les pays du monde, qui consiste à séparer des gens qui connaissent un secret, et à essayer de miner leur solidarité. On mine leur solidarité de la manière suivante : on dit que si A dit où est la cache où sont les armes des terroristes, et que B le dit en même temps, ils iront tous les deux 10 ans en prison. Si ni l’un ni l’autre ne parle, on ne peut rien prouver contre eux, mais comme ils ont trempé dans quelque chose de louche, on les mettra 5 ans en prison. En revanche, s’il y en a un qui parle tandis que l’autre se tait, il y en a un qui est libre, et l’autre meurt. Il est important qu’ils soient amis, et il est important qu’ils soient en suffisamment bon état pour raisonner sur ce que l’autre va faire. C’est de la psychologie expérimentale : il faut leur laisser un certain temps, il faut qu’ils soient confortablement installés pour réfléchir, parce qu’il faut qu’ils construisent une matrice de préférence du type de celle que j’ai mise au tableau avec l’affaire de la vaisselle. Or, cette matrice de préférence fait qu’il vaut mieux que je fasse défection et que l’autre soit condamné, mais encore, que cette supériorité de la défection (D) par rapport à coopération (C) pour chacun des deux est supérieure à coopération / coopération, qui est enfin supérieure à défection / défection, qui est évidemment supérieure à coopération / défection :
D / C > C / C > D / D > C / D
Simplement, ce que fait remarquer Dumouchel, c’est que c’est une croyance tout à fait illusoire que les deux prêtres vont parler en faisant chacun dans leur coin leurs calculs, et en hâte, pour devancer le cas défavorable où leur partenaire pourrait le acculer, vouloir chacun parler le premier. C’est illusoire, parce la valeur affective de l’amitié entre les deux est telle qu’au fond, s’ils se taisent, ils iront peut-être cinq ans, mais leur amitié vaut peut-être bien ces cinq ans, et sans doute aussi que la honte d’avoir trahi son ami. Moins vite, en outre, on les tire l’un ou l’autre de leur cellule (pour les exécuter), davantage l’un et l’autre vont supposer que c’est bien le choix du silence qu’a fait l’autre ; et le temps qui passe les renforcera dans cette certitude, brisant l’étau de la manipulation. Ce qui est construit du dehors par celui qui n’est pas pris dans la relation affective où sont les deux prisonniers, par le sinistre policier qui les interroge, c’est une chose fausse. C’est la croyance que D/C est supérieure à C/C. A cause de la manière dont les deux agents sont coordonnés en tant qu’agents affectifs (des amis qui ont des valeurs auxquels ils tiennent affectivement), en réalité C/C a une valeur supérieure à D/C. Et il ne peut donc les faire parler.
D / C > C / C > D / D > C / D
C / C >
D / C
Alors le policier les envoie à l’évêque,
un évêque pervers – ça se passe en Amérique latine, bien sûr – et l’évêque construit
un dispositif légèrement différent qui a semble-t-il la même matrice objective
de préférence, mais qui à cause du contexte émotionnel est une matrice légèrement
biaisée, et de façon décisive. C’est la suivante. Il leur dit « si
l’un de vous deux parle, il est libre, mais l’autre, je vous assure que je le
fais expulser de l’Eglise, que je le déclare anathème, et qu’il perdra son âme ! En
revanche, si aucun de vous ne parle, je ne pourrai rien faire pour vous, mais
ce que je pourrai faire, c’est vous faire payer cela en vous enfermant cinq
ans dans un monastère. Si vous faites défection tous les deux, si vous parlez
tous les deux, vous serez expulsés du pays ». Et de façon intéressante,
même s’ils ont une préférence absolue pour la coopération, les 5 ans de monastères,
c’est beaucoup moins pénible que les 5 ans de prison : c’est même ça la
ruse du dispositif, c’est d’avoir tordu les choses en sorte que la coopération
dans la résistance – ni l’un ni l’autre ne parlent - est objectivement beaucoup
plus tentante avec l’évêque qu’avec le policier. Mais en réalité, il y a beaucoup
plus à craindre, ici de la défection de l’autre.
Car la peur de perdre son âme est intense. Et plus ça dure, plus, à cet égard,
le risque augmente que l’autre craque. Et cette préférence absolue qui est une
préférence rationnelle, qui est bien mise en évidence par le fait que 5 ans
dans un monastère, c’est quand même moins épouvantable que 5 ans de prison,
est minée par ce biais, et au bout d’un certain temps – par le fameux mécanisme
de la hâte anticipatoire décrit par Lacan -, ils vont se dénoncer, et l’un des
deux va craquer : comme il y a beaucoup plus à perdre que ce soit lui qui
craque que moi, je vais craquer le premier. En effet, ma préférence pour la
coopération est conditionnée par la préférence de l’autre pour la coopération.
Mais je ne peux jamais m’assurer, à cause de l’enjeu qu’est le salut, et de
mon ignorance, vu que je suis isolé, de la façon dont l’autre est affecté par
la façon dont je suis moi affecté par ce dilemme entre le salut et l’amitié,
autrement dit, je ne peux pas m’assurer de la préférence de l’autre pour la
coopération, ni que lui, il fait en réalité le même calcul, et qu’il préfère
que moi je coopère. B
parle B
ne parle pas A parle 10
ans pour les deux [expulsés] Libre
/ mort [Libre
/ perd son âme] A ne
parle pas Mort
/ libre [perd
son âme / libre] 5
ans de prison pour les deux [5
ans de monastère pour les deux] Ce n’est pas
quelque que fait Dumouchel, mais je voudrais marquer une chose ici. C’est qu’en
réalité, la différence entre le premier et le deuxième dilemme, c’est que dans
là vous avez de l’angoisse. Vous avez de l’angoisse à l’état pur. Vous avez
de l’angoisse parce que dans le premier vous avez la peur, la peur de la défection
de l’autre, la peur de perdre la confiance que l’autre a en vous. Tandis que
dans le deuxième cas, c’est de l’angoisse, parce que la conditionnalité est
beaucoup plus importante : c’est l’angoisse de perdre la confiance que
l’autre a dans la confiance que j’ai en lui. C’est là-dessus que joue l’évêque.
Il ne joue pas sur la peur que l’autre n’ait pas confiance, il joue sur le fait
que ce qui va me déstabiliser, c’est l’angoisse de perdre la confiance que l’autre
a dans la confiance que j’ai en lui. C’est par là que se présentifie dans cette
préférence conditionnelle, le désir du désir de l’Autre, quelque chose de l’ordre
de l’objet (a), jusqu’à ce que je lâche, que je fasse dans mon froc, et que
la seule possibilité de tenir serait évidemment que je préfère le salut de l’âme
de l’autre au salut de la mienne. Or ça, finesse proprement diabolique, c’est
impossible ; tandis que je peux bien sûr préférer ma mort à celle de mon
ami. Voyez-vous
la façon dont les choses ont été biaisées ? Je fais cette
conjecture, mais je suis presque persuadé que c’est ça : c’est une des
raisons pour lesquelles on n’a pas besoin de torturer les gens qui sont à Guantanamo.
On n’a pas besoin de les menacer de la mort. La mort, ils veulent bien, et peut-être
ne demandent-ils que ça. En revanche, les humilier selon leur conviction religieuse,
ça c’est quelque chose de plus rusé. Par là, vous vous évitez de faire des choses
trop sales avec les corps des gens, déjà, puis vous les séparez les uns des
autres, et vous faites dépendre des préférences des uns et des autres les possibilités
de leur extorquer des renseignements en les menaçant de ce qui peut mettre leur
salut en péril. Et il faut réussir à trouver comme ça dans la matrice de préférence
subjective des individus les leviers qui ne sont pas forcément comme vous pouvez
le voir, les leviers de la terreur brute. Car ce n’est pas avec la terreur qu’on
fait parler les gens, c’est avec l’angoisse, et précisément en leur laissant
la possibilité – ce qui montre la dimension perverse de la chose – de construire
des matrices de préférence qui les feront se déshonorer eux-mêmes irrésistiblement
dans un passage à l’acte qui est induit quasi de force, parce qu’il vise à anticiper
précisément le passage à l’acte (l’aveu) de l’autre. Ce qui m’importe
aussi beaucoup là-dedans, c’est qu’on ne peut pas calculer le temps qu’il y
faut. Il faut un certain temps pour que l’angoisse monte.
Quand vous introduisez de l’affect, vous introduisez une temporalité dans ce
qui est apparemment pure matrice combinatoire de préférences conditionnelles.
Il faut un certain temps, et bien sûr c’est ce certain temps qui intéressait Lacan dans
« Le temps logique »,
puisque c’est ce battement temporel qui lui importait. De la manière
dont je comprends ce texte difficile, je voudrais aussi vous faire remarquer
deux choses. C’est que d’abord, c’est bien un sophisme, puisque dans la situation
que décrit Lacan, c’est un cas où il ne se passerait rien. Puisqu’en fin de
compte tout repose sur des hésitations relatives à des hésitations, et sur le
fait que les prisonniers ne savent pas quelle est la couleur du disque qui est
dans leur dos, et justement, la dimension de précipitation, de hâte, etc., n’est
pas analysée du point de vue du supplément affectif que représente cet
état, de hâte et d’angoisse, mais uniquement du point de vue du sophisme logique.
Ce qui intéresse Lacan, c’est de montrer qu’en réalité, il faut une scansion,
il faudrait qu’il y ait un temps, un battement, il faut que quelqu’un frappe
un coup de gong pour qu’on puisse décider. Parce que tant que personne ne donne
du dehors cette scansion signifiante, la situation reste totalement indécidable.
Donc la solution proposée – et c’est pourquoi c’est un sophisme -, c’est qu’en
réalité on peut croire intellectuellement qu’on va pouvoir le résoudre, mais
justement, tant qu’on en reste au calcul des représentations réciproques, personne
ne bougera. On ne bougera qu’en faisant intervenir une autre dimension. Cette
autre dimension, c’est l’affect. C’est-à-dire qu’une des conditions du dilemme
du prisonnier, c’est que nous supposions tous que nous sommes également affectés
par la peur. C’est-à-dire que ce soit aussi une valeur suprême pour l’autre,
que la peur de mourir s’il ne bouge pas ! C’est pour ça que je vous faisais
remarquer le cas d’impossibilité qui est de préférer le salut de l’âme de l’autre.
Ça fait bien sentir cet aspect-là. Voilà que le désir de l’autre, ici les préférences
de l’autre, deviennent l’objet même de mon angoisse. Or, tout ceci,
c’est ça qui me permet d’avancer un peu, se fait avec du corps, c’est-à-dire
qu’il faut effectivement que les regards, la tension à l’égard de ce que les
autres peuvent dire, penser, et ce qu’on anticipe sans cesse, et finalement
d’une manière beaucoup plus générale, ce qui se passe lorsque ce fameux lâchage
dans la séparation, dans la défection – défection qui est une défécation, puisque
c’est l’objet (a) qui tombe -, cette défection de l’autre a toujours lieu dans
un moment d’émoi, où c’est du corps qui est en cause dans ce processus de décision,
et où c’est du corps qui fait que de la même manière, lorsque le sujet obsessionnel
dans une oblativité phallique sans fin est par exemple capable de donner l’objet
qu’il désire mais qu’il ne peut pas soutenir, à quelqu’un d’autre, dans une
attitude d’abandon et de lâchage de son objet, c’est étroitement lié à cette
expérience de l’angoisse. Je viens de
spécifier en quel sens l’acte est bien comme je l’avais expliqué l’an dernier
à partir d’une phrase de Lacan, la certitude arrachée à l’angoisse. « L’acte
est la certitude arrachée à l’angoisse », c’est exactement ce qu’on est
en train de décrire ici à travers « l’assertion de certitude anticipée »
dans le texte de Lacan sur le temps logique, mais qu’on peut voir de manière
évidente dans ces matrices de préférence, et dans le rôle de l’affect, qui conditionne
et qui est en quelque sorte l’agent caché qui permet de savoir dans quel type
de matrice on se trouve. L’idée que l’acte est la certitude arrachée à l’angoisse
s’applique tout aussi bien au passage à l’acte psychotique par défénestration
qu’à la décision rationnelle. La seule différence et c’est pour ça que j’ai
mis un tableau comme ça, il y a une graduation des préférences subjectives qui
reste présente dans la décision rationnelle, tandis qu’il y a une valeur infinie,
il n’y a pas de structuration très importante, parce que c’est une structuration
symbolique, signifiante, de l’échelle des préférables, qui est d’ordinaire la
condition de notre décision. Mais s’il n’y a pas de structuration de l’échelle
des préférables, on se trouve dans des situations particulières comme celle
du pari de Pascal, qui est un exemple typique de tentative de résoudre le dilemme
du prisonnier en y injectant quelque chose comme une angoisse qui va induire
le passage à l’acte, et le fait que, sachant ce qui va peut-être se passer si
on ne pariait pas, on va au moins se comporter de manière pieuse, et parier
pour Dieu. Donc voyez, vous avez toute une famille de problèmes, qui ont l’air
extrêmement étrangers les uns aux autres – le pacte social chez Hobbes, le pari
de Pascal, les préférences conditionnelles en théorie des jeux – qui suppose
une analyse fine de l’acte, et une caractérisation de l’espace de préférables
dans lequel la présence d’une valeur infinie, par exemple, va provoquer toutes
sortes de distorsion. Ça vous explique
pourquoi l’angoisse a ce rôle fondamentalement ambigu d’être à la fois une soupape
de sécurité du passage à l’acte (puisque l’angoisse est justement ce qui le
retient) et l’énergie même du passage à l’acte (puisque l’angoisse y pousse).
Tant qu’on est dans l’angoisse on n’est pas dans l’agir, mais quand on est dans
l’agir, c’est tout ce qui était absolument certain dans l’angoisse qui passe
dans l’acte. D’où l’effet de certitude « arrachée » - comme dit très
joliment Lacan qui le reprend à Kierkegaard en fait - à l’angoisse. En même
temps, vous voyez très bien non seulement comment vous avez cette dimension
économique de la soupape de sécurité - qui est un fonctionnement quasiment thermodynamique,
puisque c’est pour ça que l’angoisse est un signal d’angoisse, signal d’une
angoisse encore plus forte : c’est-à-dire quand je m’angoisse, c’est un
signal qu’une angoisse encore plus vive est en train de se mettre en place (je
prends des métaphores de la soupape, ça commence à se soulever, et ça met en
branle un système de régulation), - et comment ce système de soupape est en
même temps une sorte de promesse inarticulée laissée en suspens, puisque
quand les prisonniers s’angoissent, hésitent, doutent et raisonnent sur l’hésitation
des autres en fonction de leurs hésitations propres, selon que les hésitations
des uns s’articulent aux hésitations des autres, vous voyez que l’angoisse est
une expression, mais
même une expression qui trahit, qui dit trop, et qui dit trop (c’est pourquoi
je parle de quasi promesse) parce
qu’elle annonce à l’autre combi,n, par cette expression même en quête de quelque
chose qui soit chez lui aussi expressif (affectivement), on est engagé à son
égard : c’est en montrant mon angoisse que je communique une information
à l’autre qui lui permet de régler lui-même son comportement. Et en même temps,
en se comportant d’une certaine manière, par une sorte de réversion qui est
l’anticipation dont parle Lacan, c’est ma propre angoisse qui peut réagir en
écho à celle de l’autre. Je prendrais
pour ceci l’exemple du premier baiser, parce que j’ai vu une bande annonce
– d’un film qui sera probablement immortel ! - qui pose la question de
savoir, quand on va embrasser quelqu’un pour la première fois, quelle distance
parcourir vers les lèvres de l’autre, de façon à ce que le désir de l’autre
puisse se manifester ? Dans la bande annonce que j’ai vue, le type qui
fait la démonstration dit que c’est les deux tiers du chemin. Il faut
faire les deux tiers du chemin, et puis le dernier tiers serait censé irrésistible
(je crois qu’en fait il faut ralentir aux deux tiers du parcours…),
l’autre étant comme magnétiquement induit à avancer alors ses lèvres à la
rencontre des vôtres. Je vous ferais
remarquer que précisément, dans ce calcul de la séduction, la question de savoir
si c’est les deux tiers ou si c’est un tiers, etc., est très intéressante. Parce
que ça veut dire que dans le moment même où il s’agit de savoir si le désir
du désir de l’Autre est opératoire, en même temps il y a là l’invention, littéralement,
d’une convention. Ce n’est pas qu’on a besoin d’une convention sociale,
comme on essaie de le faire dans ce film où le type dit qu’il faut faire les
deux tiers du chemin ; si c’était ça, si c’était une convention, justement,
ça ne marcherait pas. Il faut assez paradoxalement que la convention soit inventée
dans le processus même dans lequel vous approchez vos lèvres des lèvres de l’autre.
Et c’est véritablement une convention qui montre bien que l’activité de fabriquer
l’échelle sur laquelle les uns et les autres vont étaler les options du préférable
- du « je veux un peu », « je veux beaucoup », et du « je
veux passionnément » -, se décide dans cette anticipation avec le processus de coordination affective.
Elle en est l’émanation. Et ça c’est intéressant parce que c’est véritablement
une échelle : c’est vraiment la question de savoir s’il faut faire la moitié
du chemin, le tiers du chemin, ça se décide dans la coordination. Et on a quand même
bien le sentiment que c’est parce qu’on n’a pas tendu les lèvres trop près mais
en même temps suffisamment près, qu’il va y avoir ce dispositif d’accord, une
convention qui se crée, et crée ex nihilo une
dimension de rapprochement. Bon, comme je connais la moyenne d’âge de la salle
et que je ne voudrais pas créer de perplexités dommageables à l’instant crucial…
- en plus de ça, c’est véritablement un piège obsessionnel ! -, je passe
rapidement sur ceci, pour pointer néanmoins qu’il y a en ce sens-là quelque
chose de l’ordre de l’empathie, dont vous voyez bien que ce n’est pas forcément
un concept informe. Ce que je
veux dire par là, c’est que l’attention au contre-transfert, la tenue de l’angoisse
face à la manœuvre de séduction du patient, devient tout à fait essentielle.
Au sens où justement ce que j’essaie de vous faire valoir, c’est que ce n’est
pas simplement dans le transfert, avec cette espèce de position d’abstinence
radicale et de mépris à l’égard du contre-transfert qu’on affiche quelque fois,
ce n’est pas simplement une demande inconsciente dont il faudrait juste retourner
par une interprétation du transfert la teneur refoulée, c’est que cette demande
impose un accordage affectif au genre de jeu que le patient veut jouer. Avant
même qu’il y ait les signifiants de la demande, il y a là, construction d’une
certaine forme non pas d’empathie identificatoire, mais de résonance, un phénomène
de résonance à un seuil très particulier qui permet à ces fameux signifiants
de la demande d’émerger, et la visibilité de la « mise » du patient,
soit de ce qu’il mise dans le processus transférentiel, est à ce prix. Bien
évidemment, ça veut dire trivialement qu’un schizophrène souffrant d’un émoussement
affectif ne peut pas être analyste, ni analysé, mais ça veut dire plus finement
que même là où il y a possibilité d’être affecté des affects de l’autre, il
y a cette contrainte : s’il n’y a pas cette strate profonde dans laquelle
on peut être affecté des affects de l’autre - et que ce n’est pas une possibilité
abstraite mais une possibilité incarnée, hic et nunc, dans une situation par rapport à des enjeux -, eh bien,
jamais les fameux signifiants de la demande n’émergeront. Et de la même manière
que les lèvres des amants se rapprochent en produisant
la convention de la distance à partir de laquelle ce n’est ni trop près ni trop
loin, les fameux signifiants de la demande émergent là comme des conventions
idiosyncrasiques propre à quelqu’un de l’adresse affective à l’Autre (ce
quasi-acte de langage charnel). Ces signifiants de la demande qui ont ce caractère
si déterminés et si profondément ancrés en chacun d’entre nous, sont intrinsèquement
articulés à l’économie de l’affect qui affecte l’autre qui s’affecte de ce que
je l’affecte. C’est l’échelle
et la construction du préférable, des signifiants qui donnent sa qualité – qui
est une qualité sensorielle particulière à certaines phrases, à certains gestes,
à certaines secousses émotionnelles - que le transfert fait éclater. Je crois
effectivement bien sûr que ce sont ces signifiants là-dedans qui sont les plus
inconscients, parce qu’ils sont les moyens au fond de quoi ? d’apprivoiser
l’angoisse pure devant l’Autre. Et c’est en ce sens-là que l’angoisse pure devant
l’Autre, c’est-à-dire de savoir comment et de quoi est fait le fait que l’autre
s’affecte de ce qui m’affecte, qui éventuellement vient plonger ses racines
dans le premier cri de chacun d’entre nous, c’est-à-dire de cette figure de
la détresse et de l’interpellation qui viendra à jamais marquer comme des empreintes
définitives, des signifiants primordiaux, ce qui a été relevé dans l’Autre comme
ce qui affectait cet Autre. Or, ils vont avec, dans l’émotion - c’est pour cela
que je parlais du regard, de la tension auditive, des excréments -, ils
vont avec la chute de l’objet, l’émoi dans lequel charnellement nous sommes
plongés lorsque nous faisons ce dispositif d’accordage à autrui qui est le soutènement
muet de la demande (ce qui lui donne enfin sa texture vécue comme « régression »,
au point que du coup, en basculant à l’extrême inverse, on finirait par dépouiller
cette régression de ses indices signifiants constitutifs : des degrés
qualitatifs sur l’échelle du désirable, en somme, par quoi s’articulent
pour jamais les formes qu’a prise l’angoisse du sujet dans son jeu avec l’Autre
« affecté » de son existence, et affecté, suppose-t-on chacun vitalement,
de ce que le sujet s’affecte de ce que ça l’affecte). Si vous voulez,
plus précisément encore, l’affect n’est plus ici comme dans L’homme
aux rats et la métapsychologie que Freud mobilise, une poussée, un quantum
psychobiologique articulé à une pulsion qui se trouverait
être (Dieu sait pourquoi) sadique-anale, et que des représentations inadéquates
finiraient par déporter de représentations en représentations successives. Ce
que j’essaie de vous pointer là, c’est qu’on est complètement sorti de ce paradigme
dans lequel Freud essaie de faire entrer ici L’homme aux rats - le modèle que je vous avais expliqué de l’obsession
comme phobie de pensée, par exemple, où on ne veut pas penser à une pensée qui
pourrait faire penser justement à ce à quoi on ne veut pas penser, et par des
stratégies d’évitement mentales, l’Entstellung elle-même, on en vient à se retrouver à des distances infinies de
ce qui est la représentation qui aurait été accordée à l’affect. Pour cet affect
dont je vous parle, on n’a pas besoin de postuler je ne sais quelle mystique
psycho-biologique de quelque chose qui serait de l’ordre
du sadique-anal, et qui expliquerait pourquoi finalement ça se serait fixé sur
la morsure, l’anus, etc. Je crois plutôt que si on entre dans la dimension d’angoisse
que le transfert est en train d’instaurer, et sur un mode dramatique, puisque
vous avez vu que Freud et le père du patient se mettent à résonner dangereusement
l’un avec l’autre, dans ces séances, eh bien ce qu’on voit apparaître dans ce
transfert, c’est ce bricolage qui suspend comme ça peut, c’est-à-dire pas très
bien, le désir d’Ernst Lanzer au désir d’un Autre
bien spécifique qui est son père.
C’est-à-dire, lorsque la question de savoir si son père avait trompé sa mère
émerge lors de l’enterrement, où il prend à partir de sa propre anticipation,
comme destinée à son père la remarque de l’oncle comme quoi « certains
dans la vie se payent du bon temps, et moi qui n’est jamais rien fait, ma femme
est morte ! », il pense que « ceux qui se prennent du bon temps »,
c’est une allusion à son père. Et donc, lorsqu’il est suspendu à cette question
de savoir ce que le père a désiré (entendez : de quoi il s’est affecté)
- pourquoi il a choisi cette mère, pourquoi il ne s’est pas marié avec son premier
objet d’amour, pourquoi il n’a pas payé ses dettes, pourquoi il a triché au
jeu, etc. - cet espèce de rapport du désir de Lanzer au désir de son père, il vient l’interroger justement
au-delà de la présence charnelle de
son père. C’est ça qu’il
objecte à Freud, l’énigme de cette adresse symptomatique : comment puis-je
avoir cette obsession, que si je ne fais pas ceci, en particulier si je ne rends
pas trois couronnes quatre-vingt au lieutenant David, c’est à mon père mort
que va arriver le châtiment des rats ? Il interpelle bien un Autre absolu,
un Autre au-delà de tout père qui pourrait exister, et cet Autre qui est interpellé,
cet Autre mort, c’est véritablement celui auprès de qui l’angoisse primordiale
s’est jouée. C’est lui dont il s’agit de savoir comment il est affecté au-delà
même de sa propre vie, de mes propres affects. Comment ma concupiscence peut
au-delà même de son existence réelle, de son désir pour telle ou telle chose,
peut réussir à le vouer au supplice des rats. Mais en-deçà de ce point, Ernst Lanzer
juge, comme Freud, que son angoisse et sa culpabilité sont en lui, c’est-à-dire que comme nous, il pense que l’affect n’est pas
suspendu en essence à la question de savoir comment un Autre primordial
s’affecte de ce qui m’affecte. Pour Freud, Lanzer
et nous, l’affect, c’est une sorte de charge que je n’arrive pas à décharger
parce qu’il n’y a pas de voie d’éconduction par la
représentation, c’est une charge que j’aie en moi – nous raisonnons en cartésien
finalement, en pensant que les affects sont à l’intérieur de l’individu, et
ne sont pas relationnels. Et comme Lanzer juge que
c’est en lui, cet affect, eh bien la conséquence est directe : il considère
qu’il a en lui une partie mauvaise, un mauvais moi, mais que ce mauvais moi,
hélas, ne lâche pas le bon. Ce n’est pas une expérience du clivage, le mot même
qu’il emploie trahit justement le fait que ça n’arrive pas à se cliver. Le mauvais
moi mord par derrière le bon, littéralement. Il ne lâche pas, on n’arrive pas
à le cliver, le mauvais moi. Dans l’expression même, de la division du bon et
du mauvais moi, vous avez cette idée que le mauvais ne lâche pas et mord par
derrière le bon. Ce qui permet à Freud d’introduire cette idée que c’est la
sexualité infantile qui est en cause, et non pas le mal moral, ce qui va aboutir
dans une série d’associations ultérieures, à préciser ce qu’est exactement cette
morsure. Ce que je
voudrais pointer, c’est qu’en fait cette scission, ce clivage du moi, imaginarise
quoi ? Ça imaginarise l’impossible séparation
de l’Autre. C’est cette impossible séparation du grand Autre, ce qui serait
consommer le deuil du père, qui est impossible. Ce qui fait que le pauvre Lanzer est voué à tuer un père mort, et c’est ça qui
fait le caractère pathologique du deuil : il ne peut absolument pas se
séparer de cet Autre dont la manière dont il est affecté de ce qui l’affecte
lui, Ernst, est la clef de voûte du dispositif. Le remords d’avoir attaqué le
père, d’en avoir souhaité la mort, et de continuer par là à l’affecter au-delà
de sa propre vie, le voue à un deuil infini qui l’oblige dans cette constellation
particulière de L’homme aux rats,
à devoir tuer un mort … pour s’en défaire. Cette espèce de poursuite comme ça,
ravageuse, dans laquelle il imaginarise cette séparation
de l’Autre à l’intérieur de son enveloppe moïque,
produit l’effet de scission. L’effet de clivage dans le moi est la petite monnaie
imaginaire de la séparation qui échoue, à l’égard de l’Autre, de celui qui est
l’adresse fondamentale du vœu d’amour d’Ernst Lanzer,
et de la perplexité dans laquelle il s’est trouvé de voir cet idéal de père
se fissurer dans ses différentes imperfections. J’arrête sur ce point, j’aimerais
que ce que j’ai raconté soit assez clair. Je crois que
là, j’ai vraiment dit quelque chose sur l’affect, que personne n’a jamais dit…
Ça me paraît relativement bien tenir, et montrer ce qui je crois pose un problème
dans l’auto-présentation imaginaire de l’obsédé, comme clivé, comme
coupable parce qu’il porte en lui quelque chose, et sur la manière dont au fond,
un certain ajustement transférentiel implique une forme d’empathie. X :
Par rapport au passage de tout à l’heure, sur la logique du prêtre, est-ce qu’on
peut imaginer que sa manœuvre consiste à mettre en scène un duel, de manière
à ce qu’on passe de la peur à l’angoisse, c’est-à-dire que la seule crainte
soit que l’autre se manifeste avant moi, en fait ? Pierre-Henri Castel : je ne sais
pas si c’est un duel. Ce qui fait la différence entre la peur et l’angoisse,
c’est que la peur a un objet absolu : c’est la mort. Et le contour de la
mort est quelque chose que je peux mettre en balance avec la trahison. Tandis
que l’art de susciter l’angoisse, c’est de faire porter sur les conditions même
de la coopération, l’angoisse. X :
ça renvoie à un face-à-face ! Pierre-Henri Castel : ce n’est pas
exactement un face-à-face, ou alors c’est un face-à-face extrêmement sophistiqué,
puisque c’est un face-à-face qui consiste à essayer de faire perdre confiance
à l’un des deux dans la confiance que l’autre a dans le fait qu’il lui fait
confiance. Ce qui est tout à fait différent – et c’est ça qui est angoissant
et qui fait apparaître l’énigme du pourquoi
je ferais confiance ? -, qui mine au bout d’un certain temps la relation
entre les deux, tandis que le général croit bêtement que la peur de la mort
est un motif véritablement supérieur – c’est-à-dire que D/C est supérieur à
C/C -, mais en vérité ce n’est pas vrai, parce que la mort est quelque chose
dont on peut avoir peur, mais on peut avoir confiance dans le fait que l’autre
ne vous enverra pas à la mort, et a fait le même calcul que vous. Tandis que
la ruse de l’évêque, c’est de faire en sorte que la confiance est minée non
pas dans le fait que l’autre ne m’enverra pas à la mort, mais dans le fait que
l’autre a confiance dans le fait que je lui fasse confiance. C’est de trouver
un dispositif où ce qui est en cause avec le salut de l’âme, fait que la même
matrice sur le plan mathématique a deux lectures subjectives
différentes. Ce qui est très joli dans l’exemple de Dumouchel, c’est de montrer que ce qui se passe s’ils coopèrent
tous les deux, ce n’est pas grand-chose – 5 années dans un monastère -, c’est
beaucoup moins pénible que dans une prison. C’est une analyse vraiment différente
de celle que Lacan donne de l’angoisse distinguée avec la peur, avec l’angoisse
qui n’est pas sans objet. Parce qu’en faisant intervenir cette dimension des
préférences conditionnelles et de la dépendance à l’Autre, et de la manière
dont je me représente les préférences
de l’Autre, et comment c’est articulé de manière immanente à un affect
- c’est-à-dire que l’affect n’est pas un supplément, ce n’est pas quelque chose
dont on saupoudre la représentation pour la compliquer ou la simplifier -, on
entre à mon avis dans une définition plus fine et plus précise de l’angoisse.
En plus de ça, je crois que c’est une définition de l’angoisse qui est beaucoup
plus opératoire, pour ce qui nous concerne, dans le transfert, en particulier
quand on a des pervers en psychanalyse : car la quête fondamentale du pervers,
c’est celle de l’évêque. C’est-à-dire effectivement, de savoir quel est le type
d’angoisse qu’on peut susciter à partir de sa propre angoisse, même virtuellement.
Un pervers peut s’angoisser de manière épouvantable à l’idée d’aller séduire
un enfant d’une famille que vous connaissez, en tâtant jusqu’à quel point votre
sens du secret fera que vous n’irez pas prévenir ses parents qu’il est en train
de penser à séduire leur gamin. Plus il s’angoisse réellement, plus il va vous
angoisser réellement, ce n’est pas du jeu. C’est un jeu dans lequel la manière
de prélever, de faire lâcher l’Autre sur ce qui est son désir, lui extirper
comme ça, est essentiel. Voyez ? Ce sont des angoisses qui sont assez bien
décrites à partir de l’image des préférences conditionnelles en théorie des
jeux. Y :
il y a un plan si j’ai bien compris sur lequel vous faites intervenir le corps,
sur la question de la coordination mutuelle des affects.
Or dans l’exemple évoqué, je ne vois pas trop comment le corps intervient, puisque
en fait les deux protagonistes sont séparés, et s’il y a un lien quelconque
entre les deux, c’est par l’homme d’église… Pierre-Henri Castel : c’est exact.
Il faut ce minimum de corps. Ce à quoi je penserais, à titre de fiction, c’est
alors par exemple de les faire se croiser dans un couloir, en leur interdisant
de se parler, pour voir comment les regards vont interroger les regards. Je
suis tout à fait persuadé que si vous avez une petite bande de pervers dans
tout centre d’interrogatoire, ça fait tout à fait partie de ce qu’ils font :
faire en sorte qu’ils écoutent les cris, qu’ils se demandent quel est le sens
des cris, et qu’ils se croisent de façon à ce qu’ils cherchent quel est le sens
des regards : « Est-ce que tu as parlé ? Est-ce que tu vas parler ? ».
Et ce n’est pas du tout du mimétisme, ce n’est pas du tout un effet de transitivisme :
c’est l’extraction réglée même de l’objet dans la question sur le désir. Voyez ?
C’est bien pour cela qu’on appelle la torture la « question ». Y :
parce que dans l’apologue des prisonniers, ils se voient ! Pierre-Henri Castel : ils se voient,
oui. Mais ils ne se parlent pas. Tout est là. Y :
et en plus ils ont le même cercle dans le dos… Pierre-Henri Castel : ils doivent
s’apercevoir à la fin qu’ils ont le même cercle, blanc ou noir, je ne m’en rappelle
plus. Le but de Lacan, c’est que ces blancs et ces noirs, c’est comme les piles
ou faces de « La lettre volée » : c’est de montrer qu’en fait
ils obéissent à des consécutions de type markovien dans leur choix. Mais c’est
une autre histoire. Or je pense que ça reste un « sophisme » (l’assertion
de certitude anticipée) tant qu’on ne fait pas intervenir justement cette question
de l’affect (celle de l’angoisse : l’acte extrait de l’angoisse quelle
certitude ? Eh bien celle-là ! la certitude anticipée même). Et si vous y regardez
de près, il est impossible de décrire cette situation et d’arriver à ce moment
de conclusion à penser la hâte si vous ne faites pas intervenir l’affect. Je
ne reproche rien à Lacan, car quand il reprend ce fameux modèle à Morgenstern,
jamais personne n’avait pensé que l’émotion était essentielle à caractériser
certains jeux de préférences conditionnelles et le choix d’entrer dans certains
et de refuser d’autres. Il a fallu qu’on s’aperçoive que ce n’est pas parce
que vous ajouter une dimension affective que vous modifierez les matrices. Les
matrices ne changent pas quand on l’ajoute. Donc il faut s’aimer d’abord avant
de s’installer ensemble, parce qu’après, c’est trop tard. On ne s’en rend pas
compte, mais c’est une vérité logique, ce n’est pas du bon sens sentimental !