la névrose obsessionnelle

8ème séance (21 avril)

 

Je voudrais essayer de resserrer mon propos ce soir, pour bien montrer quel est l’enjeu qui est en cause dans la lecture que je vous propose de ces passages particuliers (et des tensions diverses qui les habitent) où Freud, à la fois, aborde Ernst Lanzer dans un certain cadre théorique, et, en même temps, propose ce cadre théorique au patient pour que lui, le patient, en fasse quelque chose.

Vous vous rappelez qu’il développe sur cette dissociation de la représentation et de l’affect des considérations dont le contexte est fort large : division du moi, référence à Nietzsche, etc., tout un dispositif qui n’a absolument rien à voir avec ce que nous, spontanément, nous irions lire en bonne orthodoxie, que cette dissociation de l’affect et de la représentation, c’est un pilier de la psychanalyse. Or, je vous rappelle que le point de départ de ma lecture de L’homme aux rats cette année, c’est la contradiction tout à fait frappante, criante, qu’il y a entre la partie clinique et la partie théorique du cas, dans la mesure où la partie théorique du cas souligne à quel point on ne devrait pas parler de « représentation » de contrainte, combien on devrait parler de « pensée » de contrainte, et combien cette différence entre représentation et pensée est effacée dans le travail même avec le patient, au point justement que lorsque Freud parle de l’homme aux rats, il parle systématiquement de ses « représentation »s de contrainte, et c’est ça qui lui sert à séparer la représentation de l’affect. Tandis que le penser de contrainte serait quelque chose dans lequel l’« acte psychique » est directement affectif, a un contenu affectif propre, et c’est d’un tout autre ordre. Le moment clé de la cure, le moment où on fait jouer cette division, c’est au moment où, dans mon édition p.152, Freud dit ceci :

« Comme il raconte que seules l’avaient alors soutenu les consolations de son ami qui repoussait toujours ses reproches comme fortement exagérés, je profite de cette circonstance pour lui donner le premier aperçu des présuppositions de la thérapie psychanalytique. S’il y a une mésalliance entre le contenu de représentation et l’affect, donc entre la grandeur du reproche et la circonstance occasionnant ce reproche, le profane dirait que l’affect est trop grand par rapport à la circonstance, donc exagéré, et que la conclusion tirée du reproche « être un criminel » est donc fausse. Le médecin dit au contraire : non, l’affect est justifié, la conscience de culpabilité n’a plus à être critiqué, mais elle appartient à un autre contenu qui n’est pas connu, inconscient, et qui doit d’abord être recherché. Le contenu de représentation connu n’est venu à cette place que par fausse connexion. Nous sommes habitués à éprouver en nous de forts affects sans contenu de représentation et c’est pourquoi, lorsqu’un contenu fait défaut, nous adoptons comme succédané un autre contenu qui convienne d’une façon ou d’une autre, comme par exemple notre police, qui lorsqu’elle ne peut attraper le vrai meurtrier en arrête un autre à sa place qui n’est pas le bon ».

Notez que c’est quand même un meurtrier, celui qui est arrêté, mais ce n’est pas le bon. Ce n’était pas très bien traduit je crois auparavant, on avait l’impression que c’était un innocent qui était arrêté. Mais en fait, c’est un autre meurtrier que le meurtrier. C’est un peu curieux, comme image…

« De même, seul le fait de la fausse connexion explique l’impuissance du travail logique face à la représentation tourmentante. Je conclu alors en avouant que cette nouvelle conception découle au premier abord de grandes énigmes, car comment devrait-il donner raison à ce reproche d’être un grand criminel envers son père, alors qu’il doit bien savoir qu’il n’a véritablement jamais commis quelque chose de criminel envers lui ».

Donc, ce qui est proposé à l’obsessionnel, c’est très précisément de loger son auto-description et son auto-analyse à l’intérieur même d’un dispositif dont la partie théorique soulignera… les limites radicales ! Ce qu’il faut alors bien voir, c’est que Freud parle ici de « représentation » de manière qui est néanmoins tout à fait compréhensible, puisqu’il s’agit, comme il le dit plus loin, d’expliquer la transformation - dans la petite note au début de la partie théorique – d’un « contenu représentatif » dans un autre, et comment il peut se faire que l’affect ressenti ne soit pas tout à fait congruent, puisque lorsqu’il dit qu’on remplace un criminel par un autre criminel – et non par une personne innocente -, c’est ce qui fait la différence entre ceci et des dispositifs phobiques, par exemple, pour lesquels on peut vraiment se demander pourquoi un objet qui n’est pas en lui-même terrifiant, un ballon par exemple, ou qui l’est de manière accidentelle – parce qu’il peut éclater – peut déclencher une phobie aussi importante et massive que dans l’histoire d’enfant que je vous avais racontée. Ici il s’agit d’un autre criminel, c’est donc culpabilité pour culpabilité. On est bien embêté parce qu’il faut en quelque sorte que soit associée avec la représentation une pensée de quelque chose dont la dangerosité extrême et le caractère culpabilisant « colle » quand même à cette représentation ; en somme, c’est meurtrier pour meurtrier, justement, et non innocent pour meurtrier, ou Dieu sait quoi, plâtrier pour meurtrier, ou meurisier, que sais-je ?

Donc, ce qui fait problème, et ce que je cherche à cerner, c’est l’idée que Freud se fait d’une telle « pensée » de contrainte, en sorte que le patient et son analyste doivent recoller les pièces d’une « représentation » de contrainte avec un affect, mais aussi d’une représentation de contrainte qui est donc toujours, en tant que représentation, déplacée et transformée par un travail équivalent, voire identique au travail du rêve. Car il n’existe jamais de représentations de contrainte qui soient de « pures » représentations de contrainte, et qui ne soient pas déjà entraînées (sous l’action du processus primaire) dans un processus de transformation de type onirique. Et on arrive à cette question du rêve, car c’est le modèle que Freud va tout de suite donner pour ce qui se passe au niveau des représentations. Mais pour qu’on sache comment recoller la représentation (déformée) et l’affect, il faut bien (tout est là) avoir une idée de la pensée, une idée de la pensée qui est en quelque sorte déformée et engagée dans le processus du déplacement et de la fausse connexion représentative. D’un autre côté, est-ce qu’on peut avoir une idée de cette pensée-là sans justement partir de cette étrangeté qui est que nous n’avons de représentation de contrainte que d’une manière déformée, qu’étant toujours déplacée sur une autre pensée, une pensée accessoire, comme on a attrapé un second criminel à la place du premier ? Il y a là une dépendance entre la notion de pensée et la notion de représentation qui est tout à fait troublante. Voilà pourquoi Freud pense au rêve, et il explique très bien p.195 :

« Si on affirme que les pensées de contrainte ont connu une déformation semblable à celles que connaissent les pensées de rêve avant qu’elles ne deviennent contenu de rêve (le contenu de rêve étant un ensemble de représentations qui sont justement celles du rêve manifeste, les pensées de rêve étant celles qui expliquent le contenu de sens de désir qui est la dimension latente de ce qui apparaît dans le rêve manifeste), la technique de cette déformation est en droit de nous intéresser. Rien n’empêcherait d’exposer les divers moyens de cette technique sur une série d’idées de contrainte traduites et comprises (« idées », c’est ici Ideen, mais ça vaut pour représentation, je suppose). Mais de cela aussi, je ne puis donner dans les conditions de cette publication des échantillons isolés ».

Ce qui me paraît le plus intéressant dans cette histoire, c’est que la pensée de rêve dans la Traumdeutung est toujours une pensée normale. C’est même un des éléments fondamentaux de la Traumdeutung : la pensée latente, c’est une pensée normale. Le rêve manifeste qui joue analogiquement le rôle de la « représentation » de contrainte, ici, est lui aussi éventuellement désaccordé de l’affect (puisqu’on peut rêver de la mort de son père sans se réveiller angoissé, par exemple, tandis qu’on peut au contraire éprouver dans un rêve un état d’angoisse extraordinairement violent devant un contenu de représentation dans le rêve manifeste qui n’aurait, si on le rencontrait dans la réalité, ou par les connotations qu’il a normalement, strictement rien d’angoissant). En tout cas, l’opposition entre la pensée du rêve et le rêve manifeste, tout comme l’opposition entre la pensée de contrainte et la représentation de contrainte, passe par une transformation qui est précisément celle du travail du rêve. Du coup, on arrive à cette situation amusante : si c’est le cas, si on va jusqu’au bout de cette logique, alors les pensées du rêve, on peut les exprimer, on peut arriver à dire – puisque ce sont des pensées normales, dit Freud – quelles sont les pensées du rêve, les pensées de souhait dans le rêve. On devrait par conséquent réussir à les exprimer. Mais on se heurte à un ennui qui oblige Freud d’ailleurs à modifier la Traumdeutung : c’est que si vous les exprimez, vous employez du langage, et si vous employez du langage, alors vous ne pouvez pas y appliquer la logique des manipulations du processus primaire sur les représentations de mot, puisqu’il ne s’agit pas de simples représentations de mots, mais d’une pensée « pure » qui s’énonce ! Lorsque Freud, ainsi, s’aperçoit que l’homme aux rats, dans ses rêves, est capable de dire, d’articuler, de parler le contenu de ses pensées de contrainte, lorsqu’il les énonce, il passe pourtant bien par des représentations ! Comment est-ce pensable ? Eh bien, il ne faut pas que ces représentations verbales qui dans le rêve énoncent le contenu de la pensée de contrainte, il ne faut que ces représentations-là soient soumises aux processus de la transformation, soit aux processus primaires.

Voilà qui oblige Freud, dans la deuxième édition de la Traumdeutung, dans un petit recoin caché consacré aux néo-formations de mot, à corriger sa première idée. Sa première idée était celle-ci, c’est page 347 du volume IV :

« Là où apparaissent dans un rêve des paroles qui en tant que telles se différencient expressément des pensées (on ne voit pas très bien comment des paroles, en tant que telles, peuvent se différencier expressément des pensées…), la règle qui prévaut alors sans exception est qu’une parole du rêve provient de la parole remémorée dans le matériel du rêve (en général des restes diurnes qui sont recyclés, et en quelque sorte retravaillés par la condensation, des choses comme ça). L’énoncé littéral de la parole est soit conservé intact, soit légèrement déplacé dans son expression. Fréquemment la parole du rêve est faite de pièces et morceaux à partir de différents souvenirs de paroles. L’énoncé littéral y restant semblable à lui-même, le sens se modifiant éventuellement selon une autre signification ou selon plusieurs, il n’est pas rare que la parole du rêve serve de simple allusion à un événement lors duquel survint la parole remémorée ».

Et en note, ajoutée en 1909 :

« Chez un jeune homme souffrant de représentation de contrainte, aux fonctions intellectuelles par ailleurs intactes et hautement développées, j’ai trouvé récemment l’unique exception à cette règle. Les paroles qui survenaient dans ses rêves ne provenaient pas de paroles entendues ou tenues par lui-même, mais correspondaient à l’énoncé littéral non déformé de ses pensées de contrainte, qui à l’état de veille, ne lui venaient à la conscience que sous une forme modifiée ».

Voyez la double opération ! Il y a des paroles chez l’obsessionnel qui sont prononcées en rêve et qui ne sont pas des restes diurnes, qu’il ne faut pas traiter comme des représentations verbales faites de pièces et de morceaux, qui peuvent se condenser ou se séparer. Il y a ici une analogie absolument remarquable entre pensée du rêve et pensée de contrainte, et il faut bien marquer la difficulté sur laquelle butte ici Freud, parce que cette difficulté est la difficulté qui conduit à l’interprétation du processus primaire et du travail du rêve par Lacan en termes de déplacements signifiants.

C’est littéralement ça qui pose le problème.

C’est pour ça que la névrose obsessionnelle est si délicate à appréhender. Ce qu’on est obligé de reconnaître comme statut aux paroles qui sont les pensées de contrainte et les souhaits, les « actes psychiques » au sens fort tels qu’ils sont définis au début de la partie théorique de l’homme aux rats, c’est un souhait parlé, un souhait qui parle. Ce à quoi on pourrait toujours objecter que, dès que ce souhait est parlé, qu’est-ce qui prouve qu’en fait il n’est pas fait de pièces et de morceaux rapportés de discours diurnes – puisqu’après tout c’est fait avec des mots qui ont déjà été entendus - et soumis à un processus de déformation ? Qu’est-ce qui fait que du sens va faire lest, et échapper au processus de recomposition permanent des représentations de mot qui sont soumises, comme les représentation de choses, à tous les effets du processus primaire ? Le contexte de cette conclusion de la section sur les néo-formations de mots, comme ils disent sur le travail du rêve, c’est que, vous l’avez tous remarqué, il y a dans les rêves des concrétions verbales particulièrement bizarres et exotiques, et on voit très bien que le rêve peut très bien fabriquer des mots bizarres, comme « Norekdal », par exemple, dans la Traumdeutung. On voit aussi parfois des mots écrits, n’est-ce pas, qui prennent des formes bizarres, qui se déforment. On a vraiment l’impression que la représentation de mot en tant que représentation est capable de subir ce type de déformation. Mais quel est le critère qui va faire que telle phrase prononcée dans un rêve d’obsessionnel, comment pouvons-nous savoir qu’elles sont différentes expressément des pensées ? Quel est le critère pour savoir que c’est la formule d’une pensée et pas un ensemble d’objets verbaux déformés par le rêve ?

Ces déformations sont évidemment traitables en termes de métaphore et de métonymie, je crois que ce n’est pas trop contestable, c’est même le lieu où ça s’applique le plus facilement. Mais si vous rapportez cette difficulté dans l’aller-retour que je vous propose, à la question de la névrose obsessionnelle, comment fait-on pour identifier la pensée de contrainte par opposition à la représentation de contrainte ? Même principe : qu’est-ce qui fait lorsque vous avez construit cette opposition entre pensée et représentation, vous n’avez pas, s’appliquant dans la névrose obsessionnelle, le même problème que dans le rêve ? Pourquoi, lorsque quelqu’un se fait une représentation d’une interdiction de type religieux, un tabou quelconque du toucher ou une contrainte au lavage, quand il se dit : « Tu dois te laver ! », comment est-ce que je peux savoir que « Tu dois te laver » n’est pas la formulation justement d’une pensée ? Pourquoi est-ce que j’irais supposer que c’est un déplacement par rapport à une autre représentation, qui est lui-même un déplacement par rapport à une autre représentation, et que c’est la loi de ce déplacement qui va, une fois que je l’aurai pensé, permettre de rapporter cela aux véritables affects anxieux, qui n’est pas du tout une angoisse de contamination, mais une angoisse – comme pour Lady MacBeth – une angoisse du meurtre (et du Père, pour faire bon poids !) ?

*

La solution de Lacan, vous la connaissez.

La solution de Lacan, si bizarre vu le texte exact de L’interprétation du rêve, c’est qu’il ne doit pas y avoir in fine de différence entre la pensée et la représentation. La pensée-désir est systématiquement, dans le Lacan des années 50-60, comprise comme l’effet de traîne, si j’ose dire, du déplacement du signifiant. Autrement dit, ce que cette solution évite, c’est la solution psychologique qui très manifestement tente Freud. Parce que, s’il y a de la pensée « normale » dans le rêve, alors on est très tenté de dire qu’au fond, le travail du rêve, c’est un parasite qui se contente simplement de déformer l’expression possible de cette pensée. Nous aurions des pensées de désir, des pensées désirantes, et il y aurait tout ce dispositif opacifiant qui aboutirait à morceler et travailler cette pensée de désir pour aboutir aux représentations du rêve manifeste. A ce compte, et c’est pour ça que c’est intéressant, on voit bien – dans mon bouquin sur la Traumdeutung c’est ce que j’avais défendu comme thèse - que pour Freud, une interprétation peut être vraie ou fausse, dans la mesure où elle est, ou non, l’interprétation de ce désir qui se tient à l’arrière-plan. Il y a quelque chose de quoi l’interprétation est vraie ou fausse : c’est de ce désir, de cette pensée de désir qu’il s’agit de mettre au jour, et le critère de la vérité ou de la fausseté de l’interprétation, c’est l’échec ou le succès dans la guérison du symptôme. Ce qui aboutit – voyez, c’est tout un courant de la psychanalyse qui est engagé là – à dire qu’au fond, une psychanalyse, c’est une sorte de gnôthi seauton socratique, de « connais-toi toi-même », mais élargi à ce que tu ne veux pas connaître de toi-même, à ce qui est ton désir et que tu ne veux pas connaître. Vous vous trouvez là dans une psychologie de la pensée - étroitement en affinité ici avec le travail même du névrosé obsessionnel - qui est aux antipodes de l’interprétation qu’a radicalisé un certain courant du lacanisme, et qui vise au déplacement des signifiants eux-mêmes, au carrefour stratégique de leur résonance métaphorique et métonymique, en sorte que leurs effets de sens qu’on voudrait mettre « avant » (au titre des pensées « normales »), soient eux-mêmes complètement modifiés, et cela, en introduisant, soit par des opérations de coupures, soit éventuellement par des opérations de raboutage, comme en nommant les choses, en introduisant une métaphore dans l’interprétation, bien sûr une nouvelle métaphore qui vient de l’Autre dans l’interprétation, à un moment stratégique de la cure, en essayant de mettre en circulation dans le réseau un autre signifiant. Ce qui a pour effet, finalement, de faire que cet effet de traîne qui est le sens et le désir – puisque c’est la même chose chez Lacan, le désir est l’élément même du sens –, que ce désir en soit modifié.

Ce qui me fascine dans ce dispositif, c’est à quel point il est difficile d’avoir une lecture lacanienne de la Traumdeutung, puisque la Traumdeutung au contraire, semble lourdement mettre l’accent sur l’idée que les pensées du rêve sont entièrement normales, et qu’on est donc inéluctablement conduit à penser que le travail du rêve est une défiguration contingente. D’un autre côté, il ne fait aucun doute pour Freud, que ce qui est important, ce ne sont jamais les pensées normales, ce qui est important pour lui, c’est bien le processus de transformation. Et il le dit d’ailleurs extrêmement bien dans la petite note où il parle de représentation de contrainte et de pensée de contrainte, lorsqu’il dit, dans la note 3 de la page 291, de L’homme aux rats :

« Les souvenirs revivifiés et les reproches formés à partir d’eux, n’entrent pourtant jamais dans la conscience sans être modifiés (c’est extraordinaire : même quand vous en prenez conscience, ils n’entrent dans votre conscience que modifiés ! Mais modifiés par rapport à quoi ? Voyez le type de différences à soi qu’introduit cette idée ? Même quand vous prenez conscience de ce qui entre dans votre conscience, c’est déjà modifié… L’Entstellung est de départ, en quelque sorte, le déplacement est de départ). Mais ce qui devient conscient comme représentation de contrainte et affect de contrainte (observez la séparation des deux, à ce moment-là), ce qui pour la vie consciente se substitue au souvenir pathogène, se sont des formations de compromis entre les représentations refoulées et les représentations refoulantes. Dans la définition (et c’est sur cela que Freud s’appuie pour dire qu’il ne s’est pas totalement trompé dans sa première définition) l’accent doit donc être spécialement mis sur le mot ‘transformé’ ».

Donc le primat de la transformation est établi.

Ça a donné lieu à une polémique anti-lacanienne dans les années 70, quand on a reproché à Lacan de confondre travail du rêve et pensées du rêve. Lacan a eu beau jeu de répondre, avec Freud, que l’essentiel, c’est le travail du rêve. Non qu’il n’y ait pas de pensées normales, mais parce que ce qui est important, c’est leur processus de transformation, à condition de bien entendre ce paradoxe extraordinaire : lorsque je prends conscience de ce qui est déformé dans ma conscience, en prendre conscience c’est à nouveau – à nouveau ! - prendre conscience de quelque chose de déformé. Et c’est cette opération de transformation, ce fait qu’il n’existe jamais de « pures » pensées ni de « pures » paroles portant la motion de souhait et de désir, la pensée de contrainte ou la pensée de rêve n’existent jamais à l’état pur, mais existent toujours entrées dans ce processus de déformation. C’est pour ça que c’est tout à fait frappant : peut-on citer de pures paroles qui ne soient pas déjà emportées dans le processus de déplacement ?

Ce qui est curieux, c’est que dans L’homme aux rats, les deux fragments de rêve cités, « ma mère est morte » – la mère de Freud, mais Freud l’écrit sous la forme « ma mère est morte » - et les « plaques de merde dans les yeux de la fille de Freud », les deux rêves en question ne comportent aucun argument en faveur de cela, puisqu’il n’y a pas de paroles qui y soient mentionnées... Il faut donc se rapporter à un passage particulier du Journal d’une analyse, p.129, où il y a des paroles, et à l’endroit précis où Freud dit que ce sont justement des paroles qui n’ont pas le statut qu’il croyait dans la première édition de la Traumdeutung. Je vous lis ce passage :

« Il fait ensuite en long et en large l’historique de ses rapports avec la dame. Le lendemain du jour où elle l’avait refusé, il fit le rêve suivant, en décembre 1900. Je traverse la rue. Il y a une perle par terre. Je veux me baisser pour la ramasser, mais chaque fois que je veux le faire, elle disparaît. Tous les deux ou trois pas, elle reparaît. Je me dis : « c’est vrai, tu n’as pas le droit ».  Il s’explique cette interdiction par le fait que sa fierté le lui défendrait, puisqu’un jour, elle l’a refusé. En réalité, il pourrait bien s’agir d’une interdiction venant de son père, remontant à son enfance, et incluant le mariage. Il se rappelle effectivement une remarque de son père qui avait une résonance semblable : « ne va pas là-haut si souvent ! ». Une autre  formule de mise en garde était : tu te rendras ridicule. A propos du rêve (ce n’est pas trop important pour nous), il avait vu un collier de perles, et c’était dit que s’il avait de l’argent, il le lui achèterait. Il l’appelait souvent la perle des filles, façon de parler courante chez les siens. En outre, selon lui, « perle » lui convient bien, c’est un joyau caché qu’il faut d’abord chercher dans sa coquille ».

Là, phrase de Freud :

« Je soupçonne qu’il est venu à la sexualité par l’intermédiaire  de ses sœurs, peut-être pas de lui-même, mais ayant été séduit (qu’est-ce qu’il a bien dû dire ?). Ces discours dans le rêve ne se réfèrent pas nécessairement à des discours réels. Les idées inconscientes en tant que voix intérieures ont la valeur de discours réels qu’il n’entend qu’en rêve ».

Je répète : « Les idées inconscientes en tant que voix intérieures ont la valeur de discours réels qu’il n’entend qu’en rêve ». C’est ça qui est dans les notes de Freud, le point de départ de son idée selon laquelle il y a une particularité avec ce jeune homme, avec Ernst Lanzer, particularité si importante qu’il la met dans l’édition de 1909 de la Traumdeutung, que chez lui, ce sont les énoncés littéraux non déformés – ce qui est impossible, comme il vient de l’expliquer ! – que l’obsessionnel entend dans son rêve.

Je trouve frappant que ces rêves qui sont énumérés dans toutes ces séances p.125 à 130, ce sont presque toujours des rêves prémonitoires. Il y en a un aussi qui est prémonitoire sur un autre mode, qui permet de comprendre un peu mieux de quoi il s’agit. C’est un rêve que le patient considérait comme « son plus beau rêve », p.111, c’est le rêve de Reserl :

« Reserl est chez nous, elle (c’est la morte) se lève comme hypnotisée et pâle, se place derrière ma chaise et m’entoure de ses bras. C’était comme si j’avais voulu me libérer de son étreinte, comme si chaque fois qu’elle frôlait ma tête, il arrivait à la dame quelque dommage, un dommage dans l’au-delà aussi ».

Vous savez qu’une des figures de son obsession, c’est que même mort, ça continue avec la dame aussi, alors que dans le cas publié, on a l’impression que ça concerne surtout le père. « Cela se passait automatiquement, comme si le dommage avait déjà été produit par la caresse ». Et là, note de Freud : « on n’interprète pas le rêve, car il n’est précisément que l’idée obsédante plus nette dont il n’ose pas se rendre compte pendant la journée ». Voilà qui fascinant : la seule manière en réalité de dire ce que c’est que ces désirs non transformés dont l’énoncé est littéral, c’est d’attraper quoi ? C’est d’attraper ce qui dans ces pensées se réduit à des désirs parlants. Car c’est absolument parlant : il n’y a pas besoin d’interpréter, de défaire le travail du processus primaire, de défaire des déformations, etc., car c’est parlant par soi, par soi-même, en quelque sorte. Et c’est parlant en sorte que finalement, même lorsque vous revenez à l’exemple de : « C’est vrai, tu n’as pas le droit », « C’est vrai tu n’as pas le droit » est lui aussi pris dans une logique de transformation puisqu’il se colle avec la résonance de la voix du père, qui dit : « Ne vas pas là-haut, tu te rendras ridicule ! etc. ». Freud se rend compte que si dans le travail de l’association, c’est parlant, c’est parce que c’est parlant dans le travail de déplacement, d’association et de métonymie avec une autre représentation (de mot), qui est apparemment l’interdiction verbale du père de rendre visite à la dame. Les pensée de contrainte, qui sont ici comme le « Tu n’as pas le droit » modifient le rapport qu’on a au rêve, et on est sur une crête extrêmement ambiguë où on voit bien quelle est l’opération à laquelle Lacan s’est livrée, et lorsqu’on lit les interprétations orthodoxes de la psychanalyse, on voit bien quel est le type de tension qui se dessine autour.

Déchiffrer un rêve, ça peut être rendre le message parlant, c’est-à-dire faire parler le message chiffré. C’est ça qu’on pourrait considérer de plus orthodoxe et de plus freudien : on fait parler le message chiffré, on libère la pensée qui est en quelque sorte parfois pure, mais en général déformée par le processus primaire. C’est tout à fait différent de ce travail interprétatif que Lacan a introduit, pour justement faire en sorte qu’on n’aille pas pousser cette première stratégie jusqu’à faire du sens caché le lest de l’inconscient – il y a un sens caché et c’est ça qui devrait servir à normer l’interprétation. Pour empêcher ça, qu’a fait Lacan ? Il propose des réarrangements littéraux qui fabriquent avec le même matériel un autre effet de sens.

C’est le patient qui rêve d’un cou de poulet, et son analyste lui dit : « oui, encore un coup de loupé ! », par inversion de la lettre. Alors, ça n’est pas sans effet, ça n’est pas sans effet de sens. La question est de savoir si, quand vous êtes passé à « encore un cou de poulet, troisième fois que j’en rêve ! » et que l’autre vous répond « encore un coup de loupé ! », la question est de savoir s’il y a là un déchiffrage qui rend parlant quelque chose qui était là caché, ou bien si c’est quelque chose qui fait parler autrement le matériau onirique ? Et donc l’articulation des « pensées » et des « représentations » est tout à fait cruciale, ici. Elle engage une question qui est directement celle de l’éthique de l’interprétation, et c’est pour ça qu’il y a des positions irréconciliables, sur la nature de l’interprétation. Est-ce que vous allez dire qu’il faut normer ça sur la révélation du vrai moi, du sujet qui serait le vrai moi, dont le désir serait de réussir et qui serait étouffé par un déplacement – il rêve d’un cou de poulet, mais si on met un coup de loupé, alors on met le doigt sur une certaine volonté de réussir quelque chose ou d’échouer quelque chose qui serait en jeu dans le vrai moi du patient, dans son véritable Ich - ou bien est-ce que vous considérez que, de toute façon, un sujet c’est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant, et qu’en intervenant ici par un métaplasme (une inversion littérale), vous créez ex nihilo par un acte, une coupure, autre chose à un endroit stratégique ? C’est pour ça que le problème éthique et le problème conceptuel, c’est tout à fait ça.

J’insiste beaucoup sur cette distinction entre pensée et représentation et sur les deux lectures possibles, selon que vous mettez l’accent sur la pensée, sur la représentation, sur la transformation des représentations, vous décrivez en quelque sorte les options éthiques mêmes du travail de la psychanalyse. Parce que l’interprétation la plus lacanienne à visée déplaçante n’a pas du tout pour critère (de vérité) une quelconque adéquation de l’interprétation. Si le sujet est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant, le sujet désirant n’est pas la norme préexistante, ce qu’il faudrait libérer du carcan des représentations égarantes dans lesquelles il est pris, et il n’y a pas de norme de l’adéquation de l’interprétation. Mais alors, c’est le débat que vous connaissez certainement : on voit assez mal en quoi n’importe quel forçage ne vaut pas n’importe quel autre forçage ! Pourquoi le « coup de loupé », et pas le « loup de coupé », etc., on peut en faire comme ça… Pourquoi pas un loup de coupé, hein, par exemple ? On pourrait imaginer un contexte, n’est-ce pas, par exemple, ce serait « l’homme aux loups de coupés » !

Vous voyez bien que pour économiser l’idée qu’on va chercher un vrai moi, et pour insister sur la dimension productive du travail du rêve qu’on réfère à quelque chose comme un processus, quelque chose comme un procès autonome de la chaîne signifiante, eh bien on peut en même temps, à force de les avoir éloignés, le moi et le sujet divisé de la chaîne signifiante, ne pas s’apercevoir qu’en fait ils se touchent, mais dans votre dos ! Autrement dit, on peut avoir une pratique de suggestion du moi entièrement brutale sous couvert d’acte interprétatif prétendument lacanien. Pourvu que ça fasse des vagues et que le sujet en soit tout ébranlé, que ça remette le sujet enlisé sur son erre, on peut aussi d’une certaine manière considérer qu’on a entièrement suggestionné le patient par une opération de cet ordre.

Lorsque Lacan pense à ce type de choses, on est bien, il ne faut pas l’oublier, dans le contexte althussérien des « procès sans sujet », cette espèce de dialectique non téléologique, dans laquelle la négation de la négation n’est pas un processus qui vise toujours à produire une totalité avec un sens. La différence entre le matérialisme marxiste et l’idéalisme hégélien, c’est que justement chez Hegel, cette négation de la négation est une téléologie du processus, c’est même la fin absolue du processus, tandis que chez Althusser, il y a la tentative de dégager chez Marx les conditions d’une dialectique dans laquelle le jeu des contradictions n’est pas un jeu des contradictions qui porterait à l’origine sa propre solution, et qui ne ferait que se rejoindre lui-même au terme d’un processus qui serait en quelque sorte entièrement idéal. Voyez donc combien dans cette idée puissante de traiter le processus primaire comme un procès sans sujet, où il y a du sujet qui émerge et qui apparaît, mais dans les interstices et dans les coupures du dispositif, on est tout à fait dans l’esprit de l’époque. Mais en même temps, le danger est qu’à force de vouloir justement ne pas faire du tout, n’avoir aucune espèce de rapport normatif à un sujet du désir préexistant, on finisse par avoir une pratique de pur forçage. Non seulement c’est le forçage le plus suggestif, mais en plus c’est l’empirisme le plus brutal, parce que, qu’est-ce qui prouve que c’est toujours de la psychanalyse ? Eh bien c’est que, quand on transforme « cou de poulet » en « coup de loupé », voilà, il y a un symptôme qui s’en va ! C’est afficher le discours d’une certaine logique, voire scientificité, et puis, en fait, s’en remettre à l’empirisme le plus brutal. Vous connaissez tous les menaces qui pèsent sur ce type de choses, qui fait que la question – comme je peux le sentir, quand vous vous demandez où je veux en venir – de cette opposition entre pensée et représentation enveloppe des enjeux les plus considérables. C’est pour ça que la névrose obsessionnelle est un casse-tête chinois absolument infini dans la théorie analytique : il y a de la représentation, il y a de la transformation, on a besoin du concept d’acte psychique, on a besoin d’une pensée de contrainte qui ne soit justement pas la représentation de contrainte, qui sert à l’obsédé à tout intellectualiser, qui lui sert à creuser l’écart à l’affect, mais en même temps, comme Ernst Lanzer le montre, il y a quelque chose qui est intrinsèquement correct, dans la position obsessionnelle et qui fait qu’on ne peut pas la contrôler.

Je pense que ce qu’il faudrait entendre de façon décisive, c’est à quel point chez Lacan, la formule « un sujet est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant » est une formule extraordinairement négative. C’est une formule qu’il faut vraiment entendre sur le mode d’un garde-fou. Ça n’est pas du tout ce que vous pouvez voir aujourd’hui affiché, ce qui a été très vite affiché par exemple par Jacques-Alain Miller au tout début de l’index des Ecrits, ça n’est pas du tout une conception positive du sujet comme étant le sujet d’énonciation ou le sujet désirant, ou Dieu sait quoi, qu’on opposerait au vilain moi. Dire qu’un sujet est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant, c’est une manière d’empêcher le lest de l’inconscient de se constituer du côté d’une sorte de sens caché, qui serait une sorte de cogito désirant caché, lequel serait, le pauvre, enseveli sous des nappes de déformations par le processus primaire matérialisé dans le travail du rêve, ou bien dans les distorsions qu’on trouve dans le mot d’esprit, par exemple, et qui sont souvent au principe de la production des rituels ou des obsessions. Je dis tout cela contre la mystique de l’énonciation subjective, c’est-à-dire de ce qu’on pourrait rêver lorsqu’on dit qu’on va du « ça parle » au « je parle », comme si c’était la parousie, une sorte de processus téléologique dans lequel on aurait enfin retrouvé… le vrai moi, forcément ! Qu’on le veuille ou non, et même si on emballe tout cela de précautions oratoires, si vous dites que «  là où ç(a)’était, je dois advenir », vous êtes dans une dimension, manifestement, de retrouver du vrai moi. L’opposition donc et la tension entre « pensée » et « représentation » la concentre toute.

Je me résume : pas de pensée qui ne soit contaminée par la représentation, pas de représentations qu’il ne faille référer à la pensée qu’elles font entrer dans l’Enstellung et qu’elles déforment. C’est pourquoi tout cela est assez derridien, fondamentalement. C’est ça qui est fondamentalement derridien, c’est cette contamination, c’est qu’il ne saurait exister de pensée de désir pur, non interprétable, ou plus exactement, non interprétée. Dès que vous donnez l’exemple du « C’est vrai, tu dois… », bien sûr on retrouve la représentation surmoïque ! Tout arrive : le père, « Tu n’iras pas coucher avec elle », la voix, etc. Mais ce n’est pas « pur » : c’est dans ce processus métonymique où il se dit – dans le texte - que sa fierté le lui défendrait parce qu’un jour elle l’a refusé – « C’est vrai, tu n’as pas le droit » -, puis de là il va à son père qui lui dit qu’il n’a pas le droit d’épouser cette femme, et donc il y a un déplacement d’un point à un autre. Par conséquent, tout le dogmatisme du sujet de l’énonciation peut aboutir – vous l’avez sûrement observé dans le paysage lacanien -, quand vous voulez absolument opposer le sujet et le moi, eh bien ceux qui opposent le plus le sujet et le moi aboutissent finalement à quoi ? A faire du sujet de l’énonciation un perroquet qui valide mécaniquement les forçages interprétatifs de son psychanalyste, et qui à cet égard peut parfaitement ressembler à quelqu’un d’entièrement hypnotisé, c’est-à-dire quelqu’un dont l’aliénation moïque, dans les effets de groupe que ça déclenche, peut devenir maximale. Ça peut être tout à fait subtil, d’essayer de maintenir – et c’est ça qui est extrêmement fin chez Derrida – ces polarisations. Si on polarise trop le sujet et le moi, comme des opposés, en fait on les identifie, fondamentalement on les identifie. Et soit on aboutit à une pensée où finalement la psychanalyse est une démarche socratique approfondie – la filiation herméneutique américaine contemporaine, une sorte de Connais-toi toi-même même dans ce que tu n’as pas envie de savoir et dans ce cas-là, il est extrêmement facile de rabattre tous les discours que vous voulez sur Freud, Nietzsche, Marx, etc. – et puis à l’autre bout, une position ultra-dogmatique qui en les distinguant radicalement, identifie en fait, pense avoir du sujet pur de l’énonciation, et ce sujet pur de l’énonciation, c’est curieux, mais il dit exactement la même chose que le sujet pur de l’énonciation qui est juste à côté ! Et en fait, ils disent tous la même chose que le premier qui a interprété pour les autres, avec ces effets sidérants de groupes qui sont constitués dans la dénégation du fait qu’ils sont tous hypnotisés par Un qui parle pour les autres.

Il est tout à fait frappant que le jeu de ces concepts conduise à ceci. Ce tremblement est ici essentiel. On ne peut pas mettre en mot de pures pensées du rêve, ni des souhaits, ni les désirs et les contre-volontés de l’obsession ; on ne peut que les travailler. C’est essentiel pour apercevoir de quoi il s’agit : l’obsédé, on ne trouvera pas ce qui le cause au fond du sac, on ne le trouvera jamais au fond du sac ! La chose qu’il veut et la chose qu’il ne veut surtout pas vouloir : ça n’existe pas, cette chose au fond du sac ! Le processus ne peut être qu’un processus de transformation de ce dispositif du désir et de la contre-volonté. Mais on ne peut pas non plus, ou alors on aboutit à ce qui fait le plus peur à Freud dès le départ, on ne peut pas non plus abandonner les représentations à ce jeu de connexions de hasard, de coq-à-l’âne, qui est précisément le détour névrotique qui sert à l’obsédé à dire : « J’y ai pensé par hasard, n’allez pas y chercher quoi que ce soit », pour reporter à l’infini l’acte psychique effectif, le désir interdit, le commandement, qui en est la vérité.

Voilà ce que je voulais mettre en place pour resituer le travail que nous faisons, et maintenant, vous allez voir pourquoi je reviens sur ce lieu problématique, en essayant de voir ce qu’on peut faire d’autre, et comment peut-être on peut essayer de serrer les choses de manière un petit peu différente.

*

J’ai remonté dans les séances précédentes de l’affect à l’acte, en utilisant ces remarques intéressantes que fait Dumouchel sur la vie affective, sur l’analyse de la relativité des émotions, l’affinité fondamentale que les émotions peuvent avoir avec les performatifs, ce qui est quelque chose de tout à fait subtil qu’avait pointé Dumouchel, et ce que je vais amorcer aujourd’hui, eh bien c’est l’opération inverse ! C’est-à-dire essayer de descendre de l’acte de langage vers l’affect. Non plus de monter de l’affect vers l’acte de langage mais l’opération inverse.

Bien sûr, ce qui paraît tout à fait fondamental, c’est d’arriver à cerner les deux bords d’une coupure, de quelque chose qui permet une séparation, un glissement, puisque ce dont il faut rendre compte, c’est du fait que la petite fille qui a la phobie des ballons, par exemple, se pose une question sur le ventre ballonnée de sa mère enceinte. On est obligé quand même de maintenir une espèce de décalage, de déplacement, de glissement, sauf qu’au lieu d’essayer d’inventer une métaphore comme la métaphore du « point de capiton » – qui est si importante chez Lacan – pour essayer quand même de tenir compte du fait que ça n’est « pas sans rapport », tout en étant structurellement indépendant, le signifié imaginaire et le symbolique…

(Comme vous l’avez remarqué, le point de capiton, c’est la première forme du nœud borroméen, tout simplement, puisque c’est ce qui permet de tenir ensemble le symbolique et l’imaginaire, et ce point de capiton est bien sûr quelque chose de réel, il ne faut pas l’imaginer comme une métaphore. Je ferme la parenthèse ici. Si on veut sortir à l’origine, au départ, de la problématique des nœuds, c’est-à-dire de ne surtout pas s’y engager comme le fait Lacan – avec les résultats superbes que vous pouvez lire dans Le sinthome – il faut bien voir à quoi on est commis. Si on ne veut pas s’engager dans cette direction, c’est radicalement la différence du signifiant et du signifié et du capitonnage entre les deux, cette couture, qu’il faut mettre en cause.)

L’émotion - lisez Dumouchel - ne se pense pas autrement que comme expression de l’émotion. Pas d’émotion qui soit autre chose qu’expression d’émotion, et cette expression, dit-il, a des traits qui sont quasi-performatifs. Pourquoi est-ce quasi-performatif ? Parce que ça dépend de la façon dont l’autre s’affecte de ce qui m’affecte. Vous vous rappelez qu’une émotion est quelque chose comme un acte de langage, du genre : « Je promets », dans la mesure où ça n’a pas des conditions de vérité, mais des conditions de succès. Soit c’est heureux, soit c’est malheureux ; soit ça marche, soit ça ne marche pas. Et ça marche ou pas en fonction de choses qui ne dépendent pas seulement de celui qui promet, mais du contexte dans lequel il promet, et bien évidemment, ce contexte-là, c’est comme quand je dis que je vous enseigne quelque chose sur la psychanalyse ce soir… Je vous enseigne quelque chose sur la psychanalyse moyennant un certain nombre de choses : que vous compreniez, que je sois effectivement compétent, etc., lesquelles choses ne dépendent pas de celui qui dit « Je vous enseigne quelque chose sur Lacan ou sur Freud ». C’est absolument essentiel.

Les émotions sont du même ordre : il y a analogie structurale, au sens où une émotion est une manière d’affecter l’autre, mais on ne sait pas si l’autre est affecté, tant que l’autre n’est pas affecté de la façon dont on l’affecte, et tant qu’il ne s’est pas affecté de notre affect, on ne sait ni le contenu de l’affect, ni si l’on a réussi dans ce qu’on était en train d’exprimer émotivement. C’est ça l’analogie assez fine que fait Dumouchel, entre émotion et acte de langage. Dans l’émotion, dit Dumouchel, le caractère brut de l’émotion chez celui qui s’affecte, c’est d’être « émoi » : il s’émeut. Et c’est finalement en fonction de comment l’autre va s’émouvoir de comment lui il s’émeut, que dans une sorte d’après-coup, cet émoi se spécifie. Ça introduit une dimension de relativité radicale dans l’émotion. C’est pourquoi que ce qui me paraître être de la colère, pour un autre, est une manifestation de forfanterie ou d’orgueil, voire quelque chose de risible. Et c’est dans cette espèce d’articulation subtile de comment l’autre reçoit et comment moi je m’affecte de la façon dont mon affect l’affecte, c’est dans cette négociation permanente où l’Autre réel joue toujours un rôle essentiel que se détermine à la fois le succès expressif et l’identification cognitive après-coup de l’émotion.

Toutefois, et c’est un point que je vais développer assez longuement, cette coordination-là n’obéit à aucune règle conventionnelle : je n’ai aucune espèce de moyen de déclencher par exemple en vous une émotion par un procédé convenu d’avance. Cette coordination-là, qui est antérieure à l’espace des règles, donc à celui du langage, et donc aussi à celui du symbolique,  est essentielle, et Dumouchel dit que c’est le fond même de la vie sociale, c’est l’interaction avec les autres réels, et c’est même une coordination d’ordre biologique, « intraspécifique » (à l’intérieur d’une espèce). Il dit que tout ce qui est conventionnel « survient » au sens de la supervenience, c’est-à-dire que c’est une relation asymétrique – on appelle ça la survenance en logique : on ne peut pas avoir de convention sociale sans coordination émotionnelle, mais on peut avoir de la coordination émotionnelle sans convention sociale.

Ce que je vais donc essayer de faire, c’est de suivre dans l’autre sens la lecture que Cavell propose d’Austin, dans le texte sur la passion qui m’a valu un échange avec Sandra Laugier, qui a écrit, je vous le signale, un papier très intéressant sur ce qu’on peut dire sur la notion d’acte à partir de Cavell [1] – parce que je crois avec Sandra que le but d’Austin est moins de s’intéresser à l’acte de langage qu’à l’acte tout court, ce que c’est qu’un acte et une action, mais je laisse ce point…

L’idée de Cavell dans sa lecture d’Austin [2] , c’est de réhabiliter quelque chose qu’Austin met systématiquement à distance. Et ce qu’Austin met systématiquement à distance, c’est cet élément irrationnel et non conventionnel de l’acte de langage, qui est son aspect perlocutoire. Quand je disais tout à l’heure que certains désirs (ou contre-volontés) sont « parlants », je veux dire par là qu’ils sont parlants indépendamment de ce qui est dit, indépendamment de ce qui est énoncé. Et ce que je vais essayer de faire à travers cette notion de perlocutoire tel que Cavell la reprend chez Austin, c’est essayer de préciser, lorsque quelqu’un parle - et pourquoi dans le transfert c’est si spécifique et que ça saute aux yeux immédiatement -, c’est cette dimension du perlocutoire. Cette dimension perlocutoire qui fait que bien qu’on parle d’autre chose, c’est néanmoins fort parlant, et on ne peut référer ce qu’on appelle la pensée de désir qu’à ce qui est parlant dans la situation, dans l’interaction et la manière dont je suis affecté, et ceci parlant dans l’acte de langage pris complètement, pas simplement dans sa dimension d’illocutoire, mais aussi dans sa dimension perlocutoire ! Autrement dit, comme nous sommes des êtres qui parlons, même si vous pouvez isoler une dimension d’empathie ou de sympathie ou d’antipathie qui est tout ce jeu de la coordination intraspécifique  - je vous rappelle que l’antipathie est un mode de coordination, ce à quoi Dumouchel fait référence quand il parle d’un trouble de la coordination, ce n’est pas au fait qu’on ne s’entend pas affectivement, c’est au fait que l’autre ne réagisse pas affectivement : émoussement de l’affect, autisme, débilité, etc., des phénomènes de ce genre-là dans lesquels il y a un désaccordage émotionnel primitif.

Mais, nous parlons ! Autrement dit, il est intéressant, je pense, d’essayer d’interpréter toute cette dimension émotionnelle du jeu des passions comme étant précisément expressive et liée à ce qui est parlant dans les conduites humaines. Cet « expressif », on pourrait tout à fait le remplacer chez Dumouchel par « ce qui est parlant », et se demander dans quelle mesure si ce qui est parlant n’est pas massivement des effets perlocutoires du langage.

Je vous rappelle la distinction d’Austin reprise ensuite par toute la tradition, entre ce qui est illocutoire et perlocutoire. Lorsque je dis : « Je vous promets ce soir de terminer à l’heure », il y a là une dimension illocutoire, c’est-à-dire que je viens de m’engager, je viens de faire quelque chose en disant cela, je l’ai fait en le disant, j’ai fait une promesse, et le lien entre ce que je viens de dire et le fait que j’ai fait une promesse est absolument immédiat et ne supporte aucune espèce de dissociation quelconque, selon l’adage : « My word is my bond » (ma parole, c’est ce qui me lie), c’est dans cette opération même de l’illocutoire qu’apparaît que je fais quelque chose en le disant. Mais lorsque je vous dis : « Je vous promets que ce soir, je terminerai à l’heure », on pourrait tout à fait entendre cela comme une pique ironique, comme une menace, ça pourrait avoir un tel effet – vu l’heure à laquelle je termine en général ! – on peut tout à fait considérer que c’est une sollicitation ironique, ou si vous trouvez cela intéressant, ce que je suis en train de vous raconter, une menace. Voyez ? Ce n’est pas déterminé d’avance. Ce n’est pas ce que je fais en le disant, c’est ce que je fais par le fait de le dire, c’est ce que je déclenche, c’est ce que j’occasionne, c’est ce que je cause comme effet, qui a évidemment une teneur affective par le fait même de dire quelque chose. Voyez alors que le lien entre le performatif et sa dimension illocutoire est intentionnel : ça révèle la structure intentionnelle du performatif, puisque vous pouvez me dire : « Tu as promis ! Tu as promis, tu l’as dit ! tu as promis (on va dire) puisque tu l’as dit ! Puisque tu l’as dit, tu promettais, tu as promis ! ». Voyez ? le rapport est « puisque ». Mais si je vous dis, « Ce soir je vous promets que je termine à l’heure », vous pourriez entendre ça de manière tout à fait menaçante:  vous m’emmerdez jusqu’à la garde, vous ne comprenez rien à ce que je raconte, et j’en ai plein le dos, et ce soir, ça termine à 22 heures 30, dernier carat ! ». Et là, vous pourriez me dire : « Tu menaces, parce que tu promets sur ce ton ! ». On pourrait imputer un ton, par exemple, une dimension perlocutoire de ce que je suis en train de dire, qui fait de l’effet. On n’est pas dans le puisque (lien de raison), mais dans le parce que (lien causal). Ce qui est intéressant, dit Austin, c’est bien sûr que le perlocutoire, il ne faut surtout pas s’imaginer que vous allez le coincer avec un simple effet de ton. Il y a des choses qu’on peut prononcer sur tous les tons, et qui sont toujours aussi menaçantes, et qui ont toujours une dimension perlocutoire menaçante. Il y a des manières d’avertir les gens qui sont des menaces, même quand on les avertit de la manière la plus onctueuse. Regardez Ratzinger, par exemple, c’est absolument délicieux les effets perlocutoires stupéfiants que cet homme peut tirer de la bonté du père qui norme de son discours. Ça tremble de partout ! C’est ça, les effets perlocutoires. Et donc, poursuit Austin, même si ça provoque quelque chose, même si ça cause quelque chose, la causalité qui est en cause n’est pas réductible à des lois, à des régularités nomologiques, ça a un effet causal mais il n’y a pas de lien réglé entre l’effet perlocutoire – précisément parce que le ton peut être très différent – et le contenu de ce qui est dit. Ce qui est essentiel dans l’illocutoire, précisément parce qu’il est intentionnel, c’est qu’il est conventionnel. En revanche, comme il n’y a pas de convention sur la dimension perlocutoire, il n’y a pas non plus de normes ! Non seulement il n’y a pas de normes pour « bien » produire un effet perlocutoire, il n’y a pas de manière particulières pour réussir à être menaçant en disant : « Ce soir je termine à l’heure prévue », pas de manière systématiquement prévisible et réglée d’obtenir l’effet perlocutoire de la menace en le prononçant d’une manière ou d’une autre.

Il y a aussi la question – c’est Sandra Laugier qui me faisait cette juste remarque -, qu’il ne faut pas oublier non plus que, du coup, on ne peut jamais être tout à fait sûr qu’on a réussi à menacer. On retrouve un aspect que j’aime bien chez Dumouchel : ça dépend de comment vous allez le prendre ! Certains ont pu le prendre comme une menace, d’autres ont pu le prendre comme de l’ironie, d’autres ont pu le prendre comme Dieu sait quoi, par exemple une preuve hilarante de ma suffisance, mais ça ne peut pas être moi ou moi seul qui suis maître et agent de l’effet causal du perlocutoire. Il y a donc un double niveau d’indétermination. Il n’y a pas de règles conventionnelles, il n’y a pas de lois causales, il n’y a pas de ton qui déclenche mécaniquement lorsque je suis en train de dire quelque chose, un effet perlocutoire de menaces ou d’avertissements. Et il y a un deuxième niveau d’indétermination, c’est que ça dépend de la façon dont vous allez l’entendre, et je ne peux jamais commander votre entente. Or, et c’est là que mon dissentiment est important avec Sandra Laugier, c’est qu’il me semble que ce qu’on appelle la rhétorique, dans sa vraie définition, qui est celle d’Aristote - c’est l’art d’affecter, de causer des passions par le discours -, la rhétorique a toujours été en rêve de règles, a toujours rêvé de règles (et, je dirais aussi, de règles qui soient en plus des lois de l’action causale de la parole sur l’âme des auditeurs). La rhétorique, c’est au fond l’ambition d’avoir un certain contrôle de l'effet perlocutoire : en parlant d’une certaine manière, je vais vous affecter quasi mécaniquement d’une certaine manière. Les exemples d’Aristote sont assez limités. Pour lui, il y a une manière de parler au vieillard qui n’est pas celle de parler aux hommes faits, qui n’est pas celle de parler aux jeunes gens. C’est à la fois très vrai et très faux… Mais on sent bien que s’il y a bien cette dimension-là, celle de l’adresse, n’y aurait-il pas des règles, des contextes ? On en a extrêmement envie ! On est très tenté de spécifier avec quel ton on devrait pouvoir menacer, avec quel geste oratoire. Malheureusement, lorsque dans l’hexis de l’orateur, on lui apprend, pour persuader de sa sincérité, à mettre sa main sur la poitrine, il y a une ritualisation qui fait que la première fois que ça arrive, l’orateur se frappe la poitrine, on se dit que c’est extraordinairement sincère, et puis la deuxième fois que ça se passe, on se dit que c’est déjà devenu une convention, et au moment où ça devient une convention, ça cesse d’avoir un effet perlocutoire, ça devient un signe qui se rajoute aux signes, et il perd sa capacité à avoir un effet perlocutoire. J’insiste, parce que c’est une chose qui travaille Wittgenstein. Nous savons tous que ce n’est pas en frappant sa main sur la poitrine que nous allons persuader l’autre qu’on dit vrai ; mais ça ne nous empêche pas de frapper notre poitrine de la main. C’est quand même un élément qui n’est pas éliminable. Vous sentez bien par exemple que mon ton cherche à contrôler de manière perlocutoire divers effets de mon dire. Mais il suffit de m’avoir entendu parler deux fois pour voir tout de suite la dimension de comédie, la dimension théâtrale. C’est ça qui est très intéressant : est-ce que ça n’est pas ça qui nous fait espérer que le théâtre serait une institution ? Ce n’est pas juste que nous voudrions que la rhétorique ait des règles, c’est que nous sommes en train de fabriquer des institutions à l’intérieur desquelles des effets perlocutoires deviendraient maîtrisables, et pourraient produire des effets réglés sur l’autre. C’est-à-dire que nous voudrions inventer une sorte de contexte quasi-conventionnel d’institution que je constituerais ce soir avec vous, où ma manière de parler pourrait causer par un effet perlocutoire votre adhésion à mon dire.

Mais c’est exactement ça, le transfert ! Le transfert, c’est la définition que je vous propose ce soir, que j’assortis à mon analyse de la notion de signifiant, c’est que le transfert est précisément cette offre qui est faite à un Autre d’une institution perlocutoire, de réussir à essayer de faire que « ça prenne », que cet affect qui est pris dans le discours puisse atteindre l’Autre, l’affecter en ce sens hautement sophistiqué que j’élabore, et pas simplement par le pur contenu illocutoire du discours. Il y a là ce qu’on connaît bien sous la figure caricaturale de la ritualisation de la séance chez les obsessionnels, dont on fait un symptôme – car quand c’est déplaisant, on en fait forcément un symptôme. Mais cette ritualisation n’est peut-être rien d’autre que la tentative d’instituer quelque chose ave l’analyste comme un effet perlocutoire « convenu », selon un procédé qui pourrait causer quelque chose chez l’autre comme une imposition mécanique d’affect.

Autrement dit, l’écoute flottante est une écoute qui est sensible non seulement à ce qui est illocutoire, mais à ce qui a de perlocutoire. Voilà qui me paraît plus correct que de séparer la représentation et l’affect.

Que fait Freud ? Il se rend sensible au fait que tel propos qui a par exemple un contenu constatif ou un contenu illocutoire, ait en même temps un contenu perlocutoire, et c’est dans ce contenu perlocutoire que l’affect vise à affecter l’autre. Et si on ne voit pas quel Autre est sensé être affecter, quel père on agresse, quelle mère on fait pleurer, quel frère on persécute, quelle femme on voue à une mort au-delà de la mort – tout cela en disant que la marquise est sortie à cinq heures, ou bien que deux et deux font quatre -, si on ne perçoit pas justement qu’il n’y aucune règle qui puisse permettre cette manifestation perlocutoire de l’effet passionné, de « l’énonciation passionnée », dit Cavell, pour qu’elle affecte l’Autre, on ne comprend pas ce qu’est ce dispositif étrange du transfert comme tentative d’instituer un lien où ça passerait quand même, et où on aurait réussi, avec toute la rhétorique de l’inconscient qui se développe dans le transfert, à affecter un Autre bien particulier (et un Autre, j’insiste, dont la présence réelle est requise). Cette naissance fait du transfert, entendez-le bien ainsi, quelque chose de fondamentalement inventif. Il est inventif, puisqu’à chaque fois, pour que la dimension affective puisse se manifester dans l’acte de langage, le transfert s’efforce sans pouvoir jamais trouver jamais aucune loi entièrement conventionnelle, de constituer quelque chose, de théâtraliser, de ritualiser d’une certaine manière un énoncé passionné pour interpeller cet Autre auquel justement nous voue le fantasme.

Lorsque la dernière fois je vous avais arraché un sourire en évoquant la question de la distance à laquelle il faut approcher ses lèvres des lèvres de l’autre pour qu’il fasse le dernier mouvement et qu’il ne puisse pas faire autre chose qu’embrasser, je vous avais fait remarquer, dans cette bande annonce du film que je n’ai pas vu et où le comique en titre dit : « C’est très simple, tu fais les deux tiers du trajet, et le dernier tiers, ça vient tout seul », à quel point c’est là une tentative de créer une institution. C’est-à-dire que c’est très performatif, ça a un effet performatif, parce que nous ne pouvons pas faire autrement que de penser qu’effectivement il va se jouer quelque chose dans le mouvement qui est la négociation à un niveau pas encore conventionnel, mais qui aspire à l’être et même à devenir une quasi-institution, de quelque chose où finalement l’autre n’aurait plus qu’à « jouer son rôle » dans le mouvement des lèvres qui se rapprochent. Et à quel point dans la séduction – puisque je parlais tout à l’heure du transfert – c’est d’un dispositif de ce genre dont il s’agit. Car il s’agit de laisser apparaître les repères symboliques fondamentaux qui permettent à quelqu’un de proposer à l’autre un espace de jeu avec lui, et de voir comment  - et c’est là où tombent les éléments constitutifs du fantasme, qu’ils se révèlent, qu’ils se dénudent– à partir de la position de neutralité de l’analyste. Dans la tentative de séduction, c’est une institution espérée, hallucinée, même, qui rêve qu’elle est en train de se mettre en place pour réussir (rhétoriquement) à créer les conditions de son propre succès « nécessaire ». Alors qu’on est en train d’essayer de créer avec les affects les conditions d’un jeu de rôle (pensez aux matrices de préférences que je vous ai montré chez Dumouchel), on fait cependant comme si ce jeu de rôle était institué, et que chacun n’avait qu’à y jouer sa partie, on ne sait pas si on invente ou si l’on découvre, si on suit une impulsion physique ou une règle conventionnelle, si on est seul ou déjà deux, ou d’ailleurs si on est deux ou bien encore une fois seul. Mais ce qui est clair, c’est que dans cet espace remarquable du trans-fert, quelque chose est mobilisé du plus intime et en même temps du plus extérieur (social, culturel…) pour proposer à l’Autre d’entrer dans le jeu, tout en jouant à l’y faire rentrer ; et c’est en ce sens précis que, par « régression », les ancrages ultimes – par exemple oedipiens -, les fameux « signifiants de la demande » du sujet arrivent au jour. Vous voyez pourquoi ils sont si violemment affectifs : ils sont la négociation en acte du perlocutoire.

Je crois que la dimension perlocutoire que je vous apporte aujourd’hui, me permet d’en préciser trois choses.

D’abord, avec le perlocutoire, c’est-à-dire avec « l’énonciation passionnée », comme dit très joliment Cavell en retrouvant Aristote au-delà d’Austin, l’énonciation passionnée vous rappelle le lien substantiel, le lien intrinsèque du langagier et de l’affectif. Il ne faut jamais perdre de vue, que si chez Lacan il y a une dimension mécaniciste de la métaphore et de la métonymie, cette métaphore et cette métonymie restent subordonnées à une rhétorique de l’inconscient, et d’ailleurs c’est extrêmement sensible dans L’homme aux rats et dans le Journal d’une analyse, n’est-ce pas ? La figure de style rhétorique fondamentale de l’obsédé, c’est l’ellipse ! Et c’est une ellipse qu’on appelle en rhétorique hyperbolique, c’est-à-dire « et je ne vous dis pas je que je pense », qui fait exploser en quelque sorte le contenu de ce que l’on ne dit pas. C’est une manière, si vous voulez, de démécaniciser la logique des représentations, en montrant le lien rhétorique, et l’art d’affecter et de s’affecter qu’est la rhétorique au sens aristotélicien. Pour ça, effectivement, la dimension perlocutoire de l’acte de langage, même si elle ne plaît pas à Austin, parce qu’elle n’est pas conventionnelle, etc., parce qu’elle ne répond pas à la dimension de la raison, mais justement à la dimension de la passion, est néanmoins, comme le dit Cavell d’ailleurs, ce qui fait que la psychanalyse est ici en cause. Cavell le dit noir sur blanc : ça relève de la psychanalyse, et pas du tout de la philosophie ! Ou du moins d’une philosophie de la psychanalyse, qui est un peu celle que je vous propose, qui est une psychanalyse qui se comprend philosophiquement.

La deuxième chose, c’est que je réhabilité l’empathie, en faisant ce que je fais. Puisqu’au lieu d’avoir un pur processus de coordination quasi-biologique, en tout cas « intraspécifique », qui est toujours menacé quand on l’applique au transfert, de faire dégénérer le transfert en une sorte d’épreuve éthologique de résonance, entre deux inconscients psychobiologiques – vous vous rappelez de ce que j’avais raconté de Widlöcher, c’est à ça qu’il arrive : ultimement, ce sont des résonances d’images, c’est la « co-pensée », c’est Ferenczi passé à la moulinette de la neuropsychologie cognitive – c’est ce qu’abomine Lacan, c’est la Two Bodie’s Psychology des années 50. Pourquoi est-ce que ça la réhabilite ? Parce que ça la réintellectualise. Parce que le perlocutoire a des propriétés conceptuelles. Je ne vous dis pas lesquelles, mais pensez par exemple à la différence qu’il y a entre dire : « Je vous promets que je vous retrouverai », et dire : « Je vous menace de vous casser la gueule ». Si je vous dis : « Je vous promets que je vous retrouverai », vous entendez – perlocutoire ! – que je vous menace de vous casser la gueule ! Mais si je vous dis : « Je vous menace de vous casser la gueule », est-ce que je vous menace de vous casser la gueule ? Est-ce que menacer, ça a un effet illocutoire, comme promettre ? Non, menacer ne peut pas avoir un tel effet illocutoire ! Ce n’est pas parce que je vous dis que je vous menace, que je vous menace ! En revanche, lorsque je vous dis que je vous promets : My word is my band… Donc vous voyez, il y a des propriétés conceptuelles particulières du perlocutoire, qui sont – j’insiste bien -des propriétés conceptuelles. Autrement dit, ça donne un contour rationnel à ce que Dumouchel ramène à des propriétés analogiques des actes de langage, dans l’émotion et dans l’affect. Il y a des manières, par le perlocutoire, de cerner beaucoup plus précisément le type d’affects que l’on cause par le fait de parler. Et ça se manifeste dans un usage linguistique avec des différenciations particulières.

Troisième et dernier point, vous voyez que j’essaie de bouger en quelque sorte dans cet espace complexe, qui dès que Freud veut le proposer à Ernst Lanzer, l’autre ne se laisse pas faire parce qu’il voit qu’il y a une entourloupe, il ne voit pas pourquoi en mettant l’affect avec la représentation, il va aller mieux, et il a bien raison d’ailleurs, de se demander comment une hypothèse psychologique aussi farfelue peut lui faire du bien, et comment faut-il que Freud se représente les choses pour y croire lui-même. Donc on voit qu’il y a là une difficulté. Je tiens compte en quelque sorte le plus complètement possible de l’idée de ce qu’est un « acte psychique », un acte psychique complet qui s’avère, si vous voulez, être un acte parlant, c’est-à-dire ce qui est en cause dans le dire du dire. C’est vraiment une manière de prendre très fortement au sérieux la dimension énonciative, la dimension de l’acte comme énonciation du désir, comme désir s’énonçant, se parlant, auquel Freud fait référence, et qu’il oppose à cette dégénérescence de la pensée en « représentation » chez l’obsédé. Evidemment, ça ne se réduit pas à cela, sauf que c’est une manière de coudre d’une autre manière le rapport entre pensée et représentation, et affect. Donc également entre pensée, signifiant et affect, en essayant de voir de quelle manière on peut penser plus finement le primat de l’Autre, dans ce genre de dispositif. Le primat de l’Autre, parce que si on est dans le domaine des actes de langage, qu’un acte de langage soit heureux ou pas, ça ne dépend pas de celui qui l’émet, ça ne dépend pas de celui qui l’énonce, mais la moitié du succès est entre les mains de celui qui le reçoit. C’est cette espèce d’articulation à l’Autre qui est incontrôlable dans le perlocutoire par le moyen de la convention – il n’y aura jamais de convention pour réussir du perlocutoire, mais ça n’empêchera pas de théâtraliser, pour essayer de faire comme s’il y avait une convention, c’est ça la rhétorique théâtralisante intrinsèque à la dimension perlocutoire du langage, on essaie de séduire l’autre en faisant comme si on était tous les deux contraint de jouer un jeu où nous sommes déjà d’accord sur les rôles, alors que tout ce théâtre-là est un théâtre où nous essayons de nous mettre d’accord sur les rôles : toi tu vas faire la femme, moi je vais faire l’homme, moi je vais faire les deux-tiers du chemin vers ta bouche, et toi tu feras le dernier tiers, etc. Espace où se déploie finalement quoi ? Au sens propre, le scénario du fantasme. Et d’un fantasme souhaitant bien que ce scénario, ça prenne chez l’Autre. Et il suffit de le laisser se déployer complètement pour voir tomber dans le transfert les composants fondamentaux du fantasme.

Autrement dit, cet acte parlant, je le décortique en sorte que par la dimension du perlocutoire, vous voyez apparaître à l’horizon les composants du fantasme.

Merci.

 

X : Vous évoquez les propriétés conceptuelles du perlocutoire, mais en même temps vous dites qu’il n’y a pas de convention perlocutoire, qu’il n’y a pas de maîtrise causale du perlocutoire.

Pierre-Henri Castel : exactement.

X : Mais je trouve ça contradictoire…

Pierre-Henri Castel : j’en ai dit un mot, de la propriété qui m’intéresse. C’est que lorsque vous avez un effet perlocutoire, vous ne pouvez pas le dire à la première personne. Par exemple, je peux vous dire : « Je vous donne rendez-vous mercredi prochain à 10 h 30 », vous pouvez entendre que je vous menace de me fâcher très fort parce que ça fait longtemps que je ne vous ai pas vu, mais je ne peux pas dire l’énoncé littéral « je vous menace de me fâcher etc. ». C’est-à-dire que le contenu perlocutoire, vous ne pouvez le construire qu’à la troisième personne. Vous allez vous dire : « il me menace de m’engueuler parce qu’il ne m’a pas vu depuis longtemps ». Mais moi, je ne peux pas avoir le perlocutoire et le performatif à la première personne en même temps. C’est aussi incompatible qu’avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est troublant, parce que ça vous montre la personnaison, le je et le il, la place de l’Autre comme étant celui qui justement va s’affecter de la dimension perlocutoire de mon acte de langage, est asymétrique. Et c’est ça qui est je crois tout à fait fascinant, parce que c’est une conséquence du fait qu’il n’y a pas de règle pour menacer par la parole. C’est parce qu’il n’y a pas de règle que je ne peux pas me proposer explicitement, en utilisant un procédé, de vous menacer en parlant. Et si j’utilise un procédé conventionnel, par exemple en prenant une très grosse voix, vous pouvez toujours vous dire que c’est un procédé rhétorique qui est théâtral. Vous verrez que vous êtes menacé, ça pourra vous faire peur, peut-être, mais ça n’est pas parce que vous voyez que vous êtes menacé que ça devrait vous faire peur, ni que vous êtes actuellement menacé (comparez avec : « Je vous promets de vous voir mercredi prochain à 10h30 »). Ça n’a pas le même effet, si vous voulez, que l’effet perlocutoire en question ici. L’inconvénient de la chose, c’est donc que je ne peux pas être sûr de parvenir à vous menacer, puisque comme la causalité n’obéit pas, en l’espèce, à une régularité nomologique, hurler ne suffit pas – il suffit d’avoir une expérience minimale de la vie de famille… Oui, la première fois, ça fait de l’effet, mais ensuite on n’arrive pas à créer cette régularité nomologique ! Les enfants baillent, après un certain temps, quand on leur crie dessus. Alors soit ça verse dans la théâtralisation académique, et c’est l’essentiel de la littérature latine des orateurs – c’est-à-dire que le malheur, c’est qu’il n’y a pas de règle pour être bon orateur ! Dans le De oratore de Cicéron, par exemple, c’est le grand problème : comment fait-on pour former le bon orateur ? Si on lui donne des règles, c’est théâtral, c’est académique, ça n’a pas d’effet. Et pourtant, le fait est qu’on a quand même toujours le sentiment qu’il y a une certaine compréhension du contexte qui fait qu’à l’instant t, il y a une manière de dire qui va avoir l’effet qu’il faut.  

Y : Justement, je pense par rapport aux orateurs, aux phrases d’évidence. J’aimerai savoir si le fond du perlocutoire, ça ne peut pas être de remporter la conviction, et à quel point le fait d’énoncer des évidences qui sont connues, n’est pas une règle du perlocutoire.

Pierre-Henri Castel : c’est une tentative, mais ça peut aussi provoquer l’ennui ! Je crois que comme disent Austin et Cavell, on peut toujours trouver suffisamment de situations déviantes, parce que c’est lié je pense à la théâtralisation, à la ritualisation de la vie sociale. Pour provoquer un effet d’évidence, je peux parler comme Sancho Pança dans Don Quichotte, qui ne parle que par proverbes. Au bout de cinq lignes, vous êtes absolument tordu de rire, tout est absolument vrai, c’est le bon sens à l’état pur, et ce bon sens ressemble à la dernière des folies, n’est-ce pas, et au truc le plus farfelu qui soit ! Mais l’effet comique révèle alors que la tentative de déclencher par une telle « règle » (imaginaire) une impression de sagesse sur l’interlocuteur (en n’énonçant que des truismes) aboutit à l’effet inverse.

Y : (inaudible)

Pierre-Henri Castel : ça a des effets, mais au bout d’un certain temps, les effets s’émoussent. Vous ne pouvez pas les contrôler. Non seulement ça n’a aucun rapport avec le type de lien nécessaire qu’il y a entre : « Je promets » et le fait que j’ai promis, ou bien « Je déclare la séance levée », et si je suis le président, et si toutes les conventions sont respectées, et ça n’a évidemment pas le même effet que le coup de canon brutal. Vous savez ce qui est écrit sur les canons du Roi-soleil ? « U.R. » : Ultima Ratio… C’est l’aspiration de toute violence d’être le dernier argument, comme du dernier argument d’être la première violence ! De forcer les choses ! Mais on ne peut pas ! Ce n’est pas le discours qui peut, c’est ce qui l’accompagne dehors, à la rigueur. Vous avez un passage absolument effroyable, dans Thucydide, lorsqu’un discours sophistique est prononcé devant les habitants, je crois, de [Chio]. On leur explique qu’il faut qu’ils capitulent, « parce que le plus fort dans la nature a toujours raison ». Il y a là un discours d’un ambassadeur athénien, fascinant, parce qu’il s’efforce de prononcer un discours pour « convaincre » ceux qui l’écoutent. Mais en fait, le cynisme absolu de la chose, c’est qu’il y a aussi, dehors, les trirèmes avec 10000 hoplites à bord dans la rade ! Alors oui, dans la nature, « les plus forts auront toujours raison » ! Vous n’êtes pas convaincus ? Le discours, là, pèse son poids de bronze, si vous voulez…

Z : Il y a quand même, comme tu viens de le dire, des institutionnalisations, des situations de perlocutifs. Il y a des positions asymétriques qui autorisent le perlocutoire !

Pierre-Henri Castel : Tu vois, par exemple, une des choses qui ne va pas dans le fameux argument à la Butler : « Je suis une femme, donc je suis une femme », l’utilisation du performatif dans les théories du genre – ça je ne l’aurai pas dit il y a quelques années, mais c’est ce que je suis en train de suggérer -, c’est qu’il y a une tentative chez les butleriens, de jouer précisément sur la dimension perlocutoire. Mais ce qui s’y oppose, c’est le fait que lorsque certaines personnes disent : « Je suis une femme », on pouffe de rire ! La tentative de dire qu’on va jouer sur les conventions et modifier politiquement les conventions à l’intérieur desquelles un discours est recevable, rentre dans le mur au niveau de l’effet perlocutoire. C’est qu’on ne peut pas la contrôler par convention, cette dimension perlocutoire ! Il y a des gens avec qui ça marche, ils vous font cet effet – un transexuel s’assoit, on dit : « Bonjour madame », et puis en fait vous apprenez dix minutes plus tard qu’il s’est fait opérer ! – mais le perlocutoire agit, et qu’il ait agi, c’est fondamental dans le transfert. Si vous le prenez sur l’angle illocutoire avec toute la ratiocination à la mode, comme quoi il faudrait modifier les institutions, modifier le discours, ironiser dans le discours pour y introduire un déplacement de l’articulation intentionnelle du référent et du signe, je veux bien, moi, tant qu’on veut… Ce qui est fondamentalement naïf, c’est l’oubli de la dimension perlocutoire. C’est qu’il y a des gens qui vous disent : « Je suis une femme », et vous éclatez de rire, alors que pour d’autres, il n’y a aucun problème. Et il n’y a pas de règles ! C’est ça qui est insupportable, c’est que les gens voudraient qu’on puisse modifier la société pour que… Ce qui vous donne d’ailleurs une idée de la dimension totalitaire masquée derrière cette ambition d’altérer le langage de sorte que certains performatifs puissent réussir, ou du moins, qu’ils soient légitimes d’en revendiquer le succès. Voilà pourquoi je disais que dans le transfert, lorsque je propose comme supplément, comme codicille à la règle de l’attention flottante d’articuler l’illocutoire et le perlocutoire, c’est très exactement à une situation de ce genre que je pense. Combien on peut entendre dans les propos d’un obsessionnel coupable, des vœux de mort absolument abominables, combien on peut se sentir envahir par la haine qui suinte…

Y : Quelle est la différence au niveau perlocutoire entre « je suis une femme » et « je suis là » ?

Pierre-Henri Castel : « Je suis là », c’est constatif. Ce n’est pas la revendication d’un statut. Ce n’est pas comme : « Je déclare la séance terminée », ou bien : « Je promets ». Ça ne me fait pas changer de statut, « Je suis là ». Tandis que ce qu’il y a dans l’énoncé qu’on voudrait rendre performatif : « Je suis une femme », et je produis par des modifications sur mon corps le contexte dans lequel ça pourrait plier le réel à cette auto-déclaration, si on le conçoit comme un performatif, on pourra toujours aller raconter des tas de trucs sur la dimension illocutoire de la chose – on crée une institution où il y aurait un lien, comme ça -, on peut rêver ! Mais ce sur quoi on butera toujours, c’est la dimension perlocutoire ! De même, lorsque vous avez appris que quelqu’un est un transexuel, il peut ressembler à toutes les femmes les plus parfaites que vous avez vu, vous direz : « C’est un transexuel ». Ça peut marcher, « Je suis une femme », mais ensuite c’est toute une industrie pour le rester, c’est tout un travail menacé d'échouer à tout instant, qui n'arrive pas à créer une connexion stable, impermanente. C’est ce qui se passe avec la féminisation d’Agnès chez Garfinkel, mais c'est une autre histoire...

 



[1] « Actes de langage et pragmatique », dossier Usages d’Austin, in Revue de métaphysique et de morale, 2004.

[2] « La passion » in Quelle philosophie pour le 21ème siècle ? L’organon du nouveau siècle, collectif chez Gallimard, 2001.