la névrose obsessionnelle

9ème séance (19 avril)

 

Je reprends ce tâtonnement un peu exploratoire, concernant les difficultés de la névrose obsessionnelle, en essayant, de manière je l’espère pas trop artificielle, de vous faire valoir comment elle a toujours été quelque chose susceptible d’ébranler, de défier l’intelligibilité psychanalytique.

La dernière fois j’avais pesé sur ce moment où Freud apporte à Ernst Lanzer dans une sorte d’interprétation qui est en même temps une intervention extrêmement directive, cette question de la séparation de l’affect et de la représentation, alors même que dans la partie théorique, il en récuse le bien-fondé. Il entraîne en quelque sorte Lanzer dans ce dispositif, dont il est le premier à dénoncer la non pertinence. J’avais apporté quelque chose à propos de la révision de la théorie du rêve que commande un certain nombre de choses que Lanzer lui apporte lors de cette analyse, et quelque chose qui portait justement sur la distinction entre les pensées de contrainte et les représentations de contrainte, puisqu’en 1909 il reprend la discussion du travail du rêve sur les représentations de mot en rêve, en expliquant qu’il y a une situation qu’il n’avait pas vue jusque là, mais que Lanzer – même s’il ne le cite pas, c’est de lui qu’il s’agit -, une situation dans laquelle il y a bien des pensées de contrainte qui sont des paroles qui disent la contrainte telle quelle, dans le rêve. Il ne donne pas d’exemple, et on est obligé d’aller chercher dans le Journal d’une analyse, pour trouver le moment où Freud prend conscience que sa théorie du rêve ne marche pas avec les rêves d’Ernst. Et ce qui était tout à  fait frappant à ce moment-là, c’est que la théorie du rêve dans L’interprétation du rêve en 1909 maintient cette idée qu’il y a des pensées normales, qui ont une forme normale, et qui se distinguent du travail du rêve proprement dit. Et une sorte d’analogie est construite à ce moment-là par Freud, entre d’un côté le rêve et l’obsession, où ce qui correspond à la pensée normale dans le rêve correspond à la pensée de contrainte (qui est un acte psychique complet, qui a une forme qu’on peut entièrement expliciter), et un travail s’opère sur la pensée normale comme sur la pensée de contrainte, avec des opérations qui sont celles qui spécifient l’action de l’inconscient - de la condensation, du déplacement, de la figurabilité, etc. -, et cette pensée normale qui est la motion de souhait latente aboutit au rêve manifeste, et la pensée de contrainte elle-même déformée par un certain nombre de processus, aboutit à ces représentation de contraintes et ces rituels (puisque la motricité n’est pas inhibée dans la veille), cette motricité déformée qui reproduit dans un geste ou un système d’action de la manière impressionnante que vous avez vu j’imagine, dans les rituels obsessionnels, ces mouvements enchaînés qu’on est obligé de répéter à tout moment, sur le modèle tout simplement des rituels des enfants qui s’endorment. Evidemment, ce qui rend très sensible chez Freud cette analogie dont il tient compte dans l’édition de 1909 de la Traumdeutung, entre rêve et obsession, c’est qu’il n’est pas le premier à s’apercevoir que la névrose obsessionnelle a ce caractère de cauchemar éveillé, voire de rêve d’angoisse, dans lequel dès que la situation clinique devient un petit peu chaude, les gens peuvent être pris d’angoisses et d’idéations d’une intensité incroyable comme si c’était un cauchemar les yeux ouverts.

Plus subtil, et je vais y revenir plusieurs fois ce soir, déjà dans L’homme aux rats, Freud repère bien même s’il n’en fait pas grand-chose dans le cas publié, l’importance des rêves prémonitoires.

J’ai eu tout récemment dans mon cabinet une difficulté très particulière à cet égard avec un patient qui a une névrose obsessionnelle carabinée, qui est tout à fait d’accord pour faire la différence – c’est un autodidacte, il sait beaucoup de choses et il est très intelligent, et il n’accepte pas ce qu’il n’a pas compris par lui-même -, et il me fait valoir que parmi les rêves qu’il rapporte, une partie du rêve est « pour moi », qu’il appelle le « rêve freudien », et une autre qui n’est pas « pour moi », qui est le rêve vraiment prémonitoire. Il se trouve qu’il appartient à une culture dans laquelle le rêve prémonitoire est tout à fait courant et banal, et il me rapporte implicitement des expériences qui relèvent quasiment de communication de la Providence divine. J’ai assez peu de goût pour les tables tournantes et les choses comme ça, si bien qu’il y a immédiatement une sorte de moment de suspens, d’autant que je dis que c’est une névrose obsessionnelle, mais qui vivra verra… Cet homme qui raconte ses rêves en faisant une distinction aussi claire et aussi nette, c’est très immédiatement ce que vous avez dans les notes de Freud - pas dans le cas publié, mais dans les notes de Hawelka - où l’homme aux rats insiste bien pour dire qu’il y a des rêves qui ont une valeur prémonitoire telle, qu’ils n’ont pas le même statut que ses autres rêves. Cette espèce de découpage dans l’espace du rêve d’un certain nombre de rêves prémonitoires, sont des rêves dans lesquels le contenu de ce qui est promis au sujet – et j’insiste sur le mot de « promesse » - est clair et transparent. Autrement dit, le sujet n’a pas la possibilité à ce moment-là, de se dire que ce à quoi il rêve, c’est au fond ce qu’il désire au sens où vous avez l’homologie grammaticale ordinaire qui consiste à dire « j’en rêve » pour « je le désire », car ce n’est pas du tout ça : ce n’est pas ce que je désire mais ce qui m’est promis. C’est là qu’il y a une difficulté qui est liée à la culture à laquelle appartient ce patient, qui comme dans beaucoup de cultures d’origine paysanne fait du rêve prémonitoire quelque chose qui est consubstantiel à certaines pratiques, à certaines saisons, certains cycles de la vie, de la sexualité, de la succession des temps de l’année, qui encadrent en quelque sorte dans un temps mythique et qui valident les contenus d’un certain nombre de représentations symboliques. Mais quelqu’un comme Ernst Lanzer, qui est un urbain du 19ème siècle viennois, lui aussi donne en particulier à ce qu’il appelle « son plus beau rêve », une valeur prémonitoire qu’il lui est absolument impossible, à l’intérieur du transfert – et Dieu sait si le transfert est vif sur Freud ! -, de prendre comme un souhait qu’il aurait, lui. C’est je crois extrêmement important, parce qu’il me semble, et je le propose comme une donnée clinique très importante, que dans toute névrose obsessionnelle, il est inévitable qu’un certain nombre de rêves ait une valeur prémonitoire sur laquelle il n’est pas nécessaire de solliciter le sujet : il ne peut pas céder. Et il ne peut pas céder pour une raison très simple : c’est que c’est le cœur même de son aliénation radicale à ce que l’Autre dit en lui. Je prends ici le terme d’aliénation comme dans la paire aliénation – séparation dont j’avais parlé l’an dernier et dont je vais reparler aujourd’hui, le fait qu’il y a un ordre des choses dans lequel nous sommes pris, qui sont dites sur le mode de la promesse, auquel il n’est simplement pas question de pouvoir répondre en disant que c’est là mon désir. Ce n’est pas mon désir, c’est qu’il y a de l’Autre qui me promet quelque chose qui va arriver. Le rêve prémonitoire n’est pas comme un phénomène de « paroles imposées », mais j’emploierai quand même cette expression : c’est ce qui nous fait mesurer notre absolue incapacité, à un certain point, d’échapper au fait que tout discours vient de l’Autre, et lorsqu’il vient de l’Autre, il vient sur un mode tel qu’on ne peut pas appliquer à cet Autre, on ne peut pas rejeter sur cet Autre une barre, on ne peut pas le soumettre lui à l’ordre du langage, c’est-à-dire à l’ordre d’une certaine incomplétude. Ce qui fait que dans l’Antiquité par exemple, ces rêves prémonitoires sont très bien individualisés dans la panoplie des rêves, avec un détail qui m’a toujours frappé : lorsqu’un dieu porte un rêve et communique par le songe aux mortels – comme dit Virgile je crois, c’est quand ça rentre non par la porte de corne mais par la porte d’or – le dieu dépose en général dans la chambre un objet que le rêveur trouve à son réveil, et qui est le signe du passage du dieu. Chose assez curieuse, il y a toujours ce petit objet, cette trace objective, du passage du dieu dans le songe.

C’est pour ça que je voudrais franchir un pas sur cette analogie rêve – obsession. C’est que lorsque dans le rêve Freud insiste pour dire qu’il y a une pensée normale, oui, il y a une pensée normale, mais cette pensée, toute normale qu’elle est, vient de l’Autre. C’est essentiellement une pensée de l’Autre. C’est tout autant une pensée de l’Autre que le petit Lanzer n’a pas découvert par intussusception comment on regardait sous les jupes des bonnes. Le désir de regarder sous les jupes des bonnes, c’est le désir des hommes, c’est le désir des adultes, et c’est le désir de son père. Lorsqu’il a cette curiosité pour ce qui se passe sous les jupes des bonnes, ça ne lui vient que du désir de son père. Le désir, c’est littéralement et il faut toujours bien rappeler ce point, c’est ce à quoi nous sommes aliénés, parce que justement c’est le désir de l’Autre qui est notre désir. De la même manière, cette pensée qui vient de l’Autre, cette promesse qui vient de l’Autre et à laquelle on ne peut en aucune manière ni se dérober, ni mettre en cause qu’elle vient de l’Autre. C’est ça qui dans la situation transférentielle à laquelle je faisais allusion mais que Freud voit bien avec Lanzer, fait que le sujet – et bien sûr, comme nous sommes tous très gentils avec nos analystes, bien sûr, nous ne croyons pas aux rêves prémonitoires ! Néanmoins, il y a quand même des rêves, hein, il y a quand même des rêves qui sont quand même prémonitoires ! C’est-à-dire qu’on ne peut pas céder sur quelque chose comme ça…

C’est un trait très important pour apercevoir de quoi il s’agit ici. Qu’est-ce que c’est que l’exemple de rêve de Freud dans lequel une pensée normale se produit ? Il y a le rêve avec la dame, qui est donné, mais le premier exemple qu’il donne, quand il fait cette observation, c’est la voix du père qui énonce : « C’est vrai tu n’as pas le droit ». C’est cette formule, « c’est vrai, tu n’as pas le droit », qui est formulée clairement, qui n’a pas besoin d’être interprétée, qui n’a pas besoin d’être extraite d’un ensemble de manipulations sur les représentations de mot, etc., mais qui dit l’interdit. Je vous fais remarquer que toujours, dans les exemples que je connais moi-même ou que j’ai pu trouver dans la littérature, ça a toujours une qualité performative. Tout simplement pour une raison très simple, qui est qu’en disant « j’interdis », j’interdis ! C’est ça la valeur illocutoire d’une interdiction : c’est en disant « j’interdis que… » que j’interdis. L’illocutoire, c’est ce que je fais en le disant – in locutione qui devient illocutoire -, tandis que le perlocutoire c’est ce que je fais par le fait de le dire – per locutione. Il y a donc un lien intentionnel et ce que je dis et ce que je fais en le disant, qui est entièrement conventionnalisé, c’est à partir du moment où je dis « je vous interdis de faire ceci ou cela », qu’en le disant j’agis et pose cet acte d’interdiction. Je vais maintenir cette dimension en réserve de performativité de cette pensée normale, parce que la dernière fois, j’avais travaillé sur quelque chose d’un peu spécial, qui était l’extrême difficulté in concreto de séparer cette parole imposée directe, de son destin dans l’inconscient qui est d’être travaillée, et pour finir de produire ce mystérieux symptôme obsessionnel, soit sous la forme d’un rituel, soit sous la forme d’un mentisme.

Bien sûr, ce qui intéresse Freud, et il le marque avec beaucoup de force, c’est que dans le rêve, il semble que cette énonciation apparaisse de manière pure, non soumise à la déformation. C’est un « Tu n’as pas le droit » qui présentifie le surmoi. C’est-à-dire que tout d’un coup, le surmoi parle comme la vérité parle, et dit tel que, sans aucune altération, le contenu même de l’obsession. Pourtant, dans la construction du symptôme obsessionnel, qu’il s’agisse d’un rituel, qu’il s’agisse d’un mentisme, on voit bien que malgré tout, cette interdiction va néanmoins être soumise à un certain nombre de déformations, et à un travail extrêmement spécial - se déplacer sur une représentation voisine, passer par des défilés bizarres - qu’il s’agisse par exemple d’un rituel relativement incompréhensible, et rendu compréhensible lorsqu’on arrive à le déchiffrer – il en existe qu’on ne parvient jamais à déchiffrer -, ce qui donne le caractère impulsif à ce rituel, c’est que la compulsion implique que non seulement il y ait l’acte, mais qu’il y ait une sorte de contre-acte, un acte en sens contraire, qui effectue dans l’opération de déformer ou d’inverser l’action, précisément l’action qu’il ne faut pas réaliser. Freud en donne des exemples assez spectaculaire avec les enfants, avec aussi cette femme qui pour commémorer sa nuit de noce ratée, avait tout un rituel incroyable : faire venir une bonne, sortir les draps du lit, et qui était une sorte de commémoration dénégatrice inversée de la comédie à laquelle elle avait dû se livrer en répandant un flacon d’encre rouge sur le lit de noce pour que les domestiques de l’hôtel où elle était descendue avec son mari pensent que la nuit de noce s’était terminée comme elle devait ! (C’est un exemple classique, qui a ceci d’un peu gênant, qu’il est tellement spectaculaire que ça fait partie de ces choses dont on peut se demander si au fond, il y a du refoulement. C’est tellement transparent qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas là de choses où la lutte anxieuse n’est pas si importante que cela, on a plutôt affaire à des sortes de TOCs, et on peut se demander si la personne qui fait ce genre de choses n’obsessionnalise pas des choses qui relèveraient de la psychose, par exemple.) Mais enfin, l’analyse d’enfants qui ont de petits symptômes obsessionnels montre amplement qu’on a affaire assez régulièrement à ce type de déformation. On n’a pas besoin de prendre les exemples tragiques de Freud. De la même manière, le déplacement qui a lieu dans la formation des obsessions, dans l’image que prend Freud et qui la rend curieuse, ce n’est pas qu’on prend un innocent pour un coupable, mais qu’on va arrêter un meurtrier pour un autre meurtrier : le meurtrier d’un meurtre pour le meurtrier d’un autre meurtre. Autrement dit, le déplacement de la faute se fait quand même sur un fautif, sur un fautif quasi identique. Ce n’est pas un innocent, c’est un coupable, qui vient remplacer le véritable coupable, au niveau des représentations et de la ratiocination obsessionnelle, qui fait que nul ne doute qu’on ait affaire à de la culpabilité, mais on est toujours égaré, parce que l’obsessionnel peut donner une raison de sa culpabilité. Il a de bonnes raisons d’être coupable, puisque la représentation fautive qui remplace la représentation fautive est effectivement une représentation fautive ! Ce n’est pas exactement comme ce que je vous avais montré dans la phobie, où entre le ballon et le ventre de la mère enceinte, il n’y a justement pas ce rapport.

Alors, j’avais travaillé un peu sur ce paradoxe, qui a des côtés derridiens.

Pour concevoir ce type de déplacement et de substitution, en effet, il faut conserver à l’arrière-plan l’intentionnalité rectrice, l’acte psychique unitaire, qui est la raison de ce déplacement de représentations, ou bien de cette déformation dans le rituel. Mais inversement, jamais cet acte psychique unitaire, même dans le rêve, n’est tout à fait à l’abri de sa déformation par le processus primaire et le travail du rêve. Même dans les exemples des rêves de L’homme aux rats chez Freud, la façon dont émerge à l’intérieur de l’exemple qu’il a noté dans son carnet le « c’est vrai, tu n’as pas le droit », c’est déjà pris dans un dispositif de déformation. C’est relativement plus clair que ce qui va être déformé, mais on ne peut à aucun moment dire que ça n’a qu’une seule fonction, par exemple, que ce n’est pas la condensation d’autre chose, etc. On est obligé en quelque sorte de dire les deux choses en même temps : c’est qu’à la fois vous avez la présence d’une parole pure performative, qui peut à un moment idéalement passer de façon impressionnante dans l’exemple de L’homme aux rats, par la voix du père qui prononce l’interdit obsédant – on a l’impression qu’on a là la vérité de l’obsession -, mais, en même temps, quelle que soit la manière dont on s’y prend, cette parole pure ne serait jamais si pure, parce qu’elle passe par des représentations de mot à l’intérieur d’un certain nombre de déformations. Sauf que ces déformations, vous pouvez percevoir – et je fais le chemin en sens inverse – qu’elles sont la déformation de quelque chose qui peut apparaître comme étant cette parole interdictrice.

*

Je vais repartir de ce point et vous conduire doucement à un début de réflexion sur lequel je terminerai le séminaire de cette année, sur Kierkegaard.

Mon point de départ, c’est cette pensée obsédante en tant qu’elle se voit en clair dans le rêve : « C’est vrai, tu n’as pas le droit ». Cette pensée normale reste néanmoins une parole qui vient de l’Autre. Et je crois que si vous n’entendez pas dans le « c’est vrai, tu n’as pas le droit », que ce n’est pas une représentation de mot, mais que c’est une injonction, que c’est performatif, vous ne pouvez pas apercevoir à quel degré c’est quelque chose qui serait cité, ou détaché d’un contexte, ou prélevé d’un souvenir de la vie diurne. C’est littéralement quelque chose comme une parole qui s’impose et qui voue le sujet qui la reçoit à une obligation de ne pas faire. Elle est entendue comme un ordre. Ça n’a rien à voir du tout, lorsque vous lisez dans la Traumdeutung le passage que Freud corrige en 1909, avec ces espèces de configurations verbales extrêmement complexes qui sont en fait des morceaux plaqués de la conversation, où on est obligé de comprendre comment ça s’est ajusté d’une manière ou d’une autre, et où la représentation de mot fait que ce sont des arrangements littéraux qui se combinent et qui doivent être interprétés comme on interprète un rébus par exemple, ou une construction avec des pictogrammes ou des choses de ce genre. Et c’est là qu’on accède mieux à la dimension très particulière des phrases du cas, comme « tu rendras 3 couronnes 80 au lieutenant D. ». Charles Melman a beaucoup insisté sur le fait que c’est sans discussion. Au sens où il n’est pas question de dire : « Eh, pourquoi pas 3 couronnes 75 ? ». Autrement dit, la signification est brute, et ce qui revient dans le mentisme obsessionnel – et c’est parfois très difficile et très cruel de le faire apparaître dans un entretien -, c’est qu’on a l’impression que ça peut aller à un tel degré de littéralité, que comme dans l’exemple que je vous avais donné l’an dernier, mon jeune patient qui dit « pouffiasse » à sa prof, voit écrit « pouffiasse » sous ses yeux. C’est-à-dire qu’il a un rapport saisissant, au sens où ce n’est pas « espèce de pouffiasse », « grosse pétasse boudinée », etc. Non ! C’est vraiment un « pouffiasse » qui revient sous la forme d’une signification telle qu’il ne peut pas y avoir autre chose que cette signification-là. C’est une signification littérale, une signification stricte.

Vous avez certainement vu, ne serait-ce que dans la rue, quelqu’un qui a des hallucinations acoustico-verbales, discuter avec les voix, répondre aux voix : « Elles me traitent de pédé, je ne vais pas me laisser faire ! Ce n’est pas parce que ça me traite de pédé que moi, je vais me laisser faire ! » On peut donc voir comme ça des gens qui répondent à leurs voix. Ce qui est spécifique du mentisme obsessionnel, c’est que jamais quelqu’un qui a un mentisme ne va répondre. Il n’y a aucune xénopathie, ça ne vient pas d’un Autre réel objectivement extériorisé. L’obsédé a cependant affaire, dans le mentisme, à quelque chose comme une signification indiscutable, un réel, un réel de la signification, qui apparaît comme ça.

J’avais fait l’an dernier, je le rappelle ne serait-ce que pour vous donner le goût d’aller jeter un œil là-dessus, un rapprochement avec un texte célèbre de Donald Davidson sur la métaphore, où Davidson fait cette remarque importante, qui est que pour qu’on puisse dire que la terre est bleue comme une orange, encore faut-il que « terre » veuille dire terre, que « bleu » veuille dire bleu, et que « orange » veuille dire orange. Autrement dit, il y a un niveau de la littéralité de la signification qui est indispensable à son usage métaphorique. Tout ce passe un peu comme si ce qui émergeait comme un réel de la signification, dans le « tu rendras 3 couronnes 80 ! », ou dans le « c’est vrai tu n’as pas le droit ! », ce n’est pas tellement qu’il n’est pas discutable au sens où il n’y aurait quelqu’un avec qui discuter, il n’y a personne avec qui discuter ! C’est le caractère littéral de cette expérience de la signification. C’est par beaucoup de chemins que j’essaie de vous faire entendre de quoi il s’agit, et je trouve que c’est tout à fait compatible avec cet exemple du gamin qui après la lutte anxieuse sent que c’est catastrophique ce qui est en train de le traverser, qu’il ne veut pas le dire mais que ça va se dire, qui dit « pouffiasse » à sa prof, il voit « pouffiasse » écrit sous ses yeux. Tout le circuit insensé que fait l’homme aux rats pour réussir dans une sorte de choses folles dans lequel il perd même le sens du temps, ainsi que le montre la reconstitution de ce qu’il a pu faire et le fait que Freud explique qu’on ne parvient pas à comprendre le circuit tellement c’est complexe, avec les trains qu’il essaie de prendre pour réussir à rendre ses 3 couronnes 80, tout est fait pour effectuer quand même sous l’aiguillon de l’angoisse et de la culpabilité, ce que le mentisme prescrit. Mais je trouve que le terme de prescription s’applique pas mal ici, puisqu’il y a cette signification qui s’impose à la lettre.

Je crois qu’en découle chez Lacan cette idée qui est le cœur de la conception de la névrose obsessionnelle qu’il a développée, c’est-à-dire qu’il y a bien eu une forme d’aliénation, autrement dit c’est l’ordre de l’Autre qui s’impose, le sujet est forclos sur une chaîne signifiante où il est pris, mais s’il y a bien eu ce temps d’aliénation, un signifiant venant marquer et prendre un sujet dans une chaîne où il le forclot et le décale, il n’y a pas eu ou pas complètement, ou bien de manière palliative, le deuxième temps, qui est la séparation. Autrement dit, il n’y a pas ce temps que j’appelle vulgairement de « retour à l’envoyeur », qui n’est surtout pas la libération à l’égard d’une aliénation primordiale, ce n’est sûrement pas quelque chose comme la négation d’une négation. Ça, c’est que l’obsédé est condamné à faire ! Vous vous rappelez du mécanisme d’Ernst Lanzer : c’est « tu ne rendras pas, donc tu rendras ! », vous avez une espèce de retournement où Lanzer se sert de la négation pour essayer de retourner le dispositif en espérant que par une négation de la négation, justement, cette aliénation dans laquelle il est saisi tout entier, soit en quelque sorte annulée. Et je parle bien de l’annulation au sens du mécanisme obsessionnel traditionnel. Mais ce qui manque, c’est justement une chose qui est beaucoup plus complexe qu’une négation de la négation, ou tout procédé d’annulation, d’effacement, etc. Ce qui manque, c’est de réussir à jeter sur l’Autre la barre, sur l’Autre même qui enjoint, de faire de cet Autre qui enjoint quelqu’un qui est pris lui même dans la contrainte universelle du langage. Ce qui manque, c’est la possibilité dans la séparation, d’arriver ultimement à la castration de l’Autre. Et c’est précisément parce qu’il y a cette incapacité typique de la névrose obsessionnelle, d’arriver à concevoir l’Autre comme pris lui aussi dans la castration, que le sujet de manière absolument imaginaire va s’imputer tous les défauts du monde et entrer dans ce mécanisme de culpabilité qui lui permet, de façon sophistiquée, de maintenir cet Autre dans sa plénitude, etc.

Cette incapacité de jeter la barre sur l’Autre et d’arriver à cette castration de l’Autre qui m’enjoint un certain nombre de choses et qui me prend dans cet ordre fondamental du langage, est quelque chose qui avait été repérée par Ferenczi. Dans le fameux texte sur la confusion des langues entre parents et enfants, Ferenczi avait soulevé la question de savoir comment il puisse se faire qu’on ne puisse pas taper sur l’épaule de l’obsessionnel en lui disant : « Mais enfin ! Vous êtes en colère contre votre papa ? Mais dites-lui donc que vous êtes en colère ! Ne vous laissez pas faire ! » Pourquoi justement est-ce que le dispositif traditionnel de ce qui pourrait être l’exhortation psychothérapeutique au sens des techniques de traitement moral qui étaient en vigueur - à la Dubois, etc. -, pourquoi est-ce que la névrose obsessionnelle ne parvient pas à y être sensible ?

Il ne faut surtout pas croire que Ferenczi a été compris. Quand vous lisez toute la littérature psychanalytique freudienne classique, annafreudienne par exemple, sur le moi obsessionnel, par exemple, vous trouvez précisément des discussions de ce genre. Le moi de l’obsessionnel est-il fort, ou est-il faible ? Vous avez tous ceux qui disent : « Il est fort ! », et c’est la théorie classique de sa prématuration et de sa précocité : comme l’enfant a eu ses pulsions brimées par ses parents dans son jeune âge, il a surdéveloppé son moi et a étouffé le développement pulsionnel et les premiers élans pulsionnels, en sorte que vous avez des processus de contrôle complètement excessifs appliqués à ce qui est le désir. Et la chose est si indéterminée, qu’il n’y a évidemment aucun cas clinique qui échappe à cette description-là ! Bon. Et puis vous avez ceux qui disent au contraire : « Mais non, le moi est faible », précisément parce que l’obsessionnel, c’est toujours quelqu’un qui éprouve constamment cette faiblesse de la volonté, cette asthénie, cette impuissance, etc., qui est incapable au sens psychologique, qui vit comme une impuissance psychologique le fait de retourner à l’Autre le fait que lui aussi est castré. Bien évidemment, là encore, la chose est si indéterminée, qu’il est inévitable que tous les obsessionnels qui passent aient l’air d’avoir le moi faible ! On réussit comme ça à fabriquer, et c’est sensible dans la littérature classique sur la névrose obsessionnelle, une sorte de névrose obsessionnelle qui englobe dans son tableau aussi bien les psychasthéniques abouliques, que les révoltés psychorigides, et également ceux qui sont tantôt des psychasthéniques abouliques, tantôt des révoltés psychorigides, et au fond personne n’échappe à cela, parce que si vous abordez la question par ce problème du moi, par cette phénoménologie du moi, jamais vous n’en sortirez.

Or, ce que Ferenczi avait vu, et c’est ça qui est quand même génial, c’est qu’on est quand même obligé de se dire que c’est bien en amont de la constitution du moi, au niveau de ce qu’il appelle la « confusion des langues » entre les parents et les enfants, que la manière dont l’enfant est pris dans l’ordre du monde adulte, dans les rituels – notamment de propreté bien sûr - qui scandent l’organisation de son monde, dans toutes les contraintes symboliques qui régissent la pulsionnalité, et parmi elles, il y a par exemple le regard du père sur les fesses des servantes qui quittent la pièce, ce qui va donner l’idée au gamin qu’il y a sous ces jupes, quelque chose = x, qui est la visée du regard du père. Tout cela, toute cette prise originaire de l’enfant s’est exercée sur un mode qui était originairement dépossédant. Ce qu’on appelle le moi faible ou fort est la petite monnaie très loin en aval de cette dépossession qui est liée à la prise primaire du sujet dans le discours parental.

Si bien que lorsque Lacan avance finalement cette idée qu’une névrose obsessionnelle sera toujours d’une manière ou d’une autre le ratage du temps de la séparation symbolique, il faut y voir à ses yeux une manière de sortir de cette problématique psychologisante de l’obsession comme un mélange entre l’agressivité et l’impuissance, la colère tamponnée, etc.

C’est là où les choses deviennent je crois assez complexes.

Car qui est à la charnière du temps d’aliénation et du temps de séparation ? Le père. Le père devient, et c’est assez sensible dans le rêve « c’est vrai, tu n’as pas le droit ! », le père devient l’énonciateur absolu de l’interdiction – prescription.

Et j’introduis même ici une dimension que les obsessionnels reconnaîtront, qui est celle du père au couteau. Vous savez que le dernier rêve de la Traumdeutung, c’est le rêve de Kronos, Ouranos, etc., il y a une dimension du père au couteau dans la fantasmatique des obsessionnels, en tout cas des gens que je connais pour appartenir à ma propre culture, est tout à fait constante. Qu’est-ce que j’appelle le père au couteau ? C’est cette idée, qu’il y a un agent aliénant, il y a un quelqu’un qui est celui qui énonce l’interdit. Ce n’est pas l’ordre du langage qui est en lui-même l’ordre interdicteur, l’ordre à la fois aliénant et séparateur, c’est à la charnière des deux, une figure bien précise. C’est cette figure précise, cet agent aliénant, qui par son interdit fondateur se trouve à la fois celui qui aliène l’enfant au symbolique, c’est sa parole qui ferait ainsi loi, et en même temps qui s’offre comme celui contre qui va se jouer la séparation, mais contre qui va se jouer la séparation dans un conflit qui sera lui entièrement rabattu sur la dimension imaginaire.

Je reviens alors sur ce que je vous disais du rêve prémonitoire de mon patient. Le caractère exceptionnel à l’intérieur du rêve prémonitoire fait que quelque chose est promis dans le rêve, par un agent = x qui est irrésistiblement identifié à un dieu - soit à Dieu, soit à un dieu. Et qui ne peut pas être identifier à autre chose, parce que là où il y a une énonciation qui est une promesse – dans le rêve il lui est dit que telle ou telle chose vont se passer -, si ça lui est dit, c’est que quelqu’un lui a dit, et qu’il y a un agent énonciateur dans la partie prémonitoire du rêve – il m’accorde tout le reste par rapport aux désirs qu’il pourrait avoir -, mais ça, ce ne sont pas des désirs, ce sont des promesses qui lui ont été faites, par quelque chose qui ne peut être qu’une puissance divine. Vous voyez comment cet énonciateur Autre, dans le rêve, n’a pas du tout le même statut, c’est un Autre imbarrable, c’est un Autre que l’on ne peut justement pas renvoyer à l’ordre commun, c’est quelqu’un qui fait irruption dans le rêve et qui promet quelque chose, en quel sens il peut se mettre à ressembler à une figure du père. Je vais le prendre, cet agent aliénant, non pas simplement comme le dieu du rêve prémonitoire où la puissance suprême qui sait l’avenir et qui promet le destin – le rêve peut être négatif, le rêve prémonitoire peut être un rêve de catastrophes, je ne sais pas du tout comment ce patient qui fait des rêves prémonitoires si intenses, à supposer qu’il soit bien obsessionnel, réagira le jour où ses rêves prémonitoires seront catastrophiques, où ce ne seront pas des promesses mais des menaces, où ce ne sera pas ce à quoi il est promis, mais ce à quoi il est voué, on ne sait pas comment la figure monstrueuse qui risque de se profiler à l’horizon va être prise… En tout cas, pour prendre simplement la voix du père qui dit « c’est vrai, tu n’as pas le droit ! », vous voyez qu’elle est bifide. C’est à la fois ce père symbolique qui fixe l’amour, et en même temps c’est ce père qui est la cible de la volonté de séparation qui n’est rien d’autre qu’une volonté de contre-castration imaginaire venue du fils. Autrement dit, c’est le même père qui est en tant que père symbolique, le père du symbolique, celui qui fixe l’amour, qui est en même temps l’objet dans le registre de l’agressivité, de la visée de séparation la plus féroce.

C’est là une manière je dirais à la fois très freudo-lacanienne et un peu mythique de fixer les choses.

Mais si vous gardez à l’esprit la dimension performative de ce type de paroles qui sont des paroles fondamentales et qui apparaissent comme des paroles tuantes dans la névrose obsessionnelle, il me semble que dans les cas les plus fins, vous voyez comment la répétition, la réitération de ce type de performatif peut les faire basculer constamment sur deux versants. Je prendrais comme exemple le fait que si vous promettez quelque chose à quelqu’un, puis vous le repromettez, puis vous le re-repromettez, eh bien, au bout d’un certain temps, la promesse se change en menace. Quand vous répétez que vous promettez quelque chose, l’autre ne peut finalement prendre cette promesse qui lui est faite que comme quelque chose d’essentiellement menaçant, parce qu’il y a toujours une dimension dans la promesse où celui qui promet s’engage, mais engage l’autre aussi d’une certaine manière, et plus cette promesse est répétée, et plus c’est l’autre qui se trouve engagé, et sous le coup de ce qui lui est promis. De la même manière, une menace qui est constamment répétée - on peut parler d’une punition comme quelque chose qu’on promet, « je te promets de te punir » -, une menace peut être en même temps, dans le fait même qu’on la prononce à plusieurs reprises, une promesse implicite d’amour dans la mesure même où on ne vous punit toujours pas, mais on vous le promet, ce qui est comme vous faire grâce, en l’espèce. Il me semble que la norme, pour chacun d’entre nous de ce que c’est qu’être aimable, se détermine toujours en fonction de ces menaces qui construisent implicitement, dans la mesure où elles ne sont pas réalisées, où elle ne conduisent pas à une punition effective, sont lues et entendues comme des promesses d’amour si l’on fait bien, entre temps, ce qu’on est censé faire. D’un versant à l’autre, je crois que vous reconnaissez très bien pourquoi l’idéal du moi et le surmoi sont complètement contigus, c’est-à-dire comment ce qui se présente comme une injonction idéale ou idéalisante, exaltante est en même temps une promesse de châtiment à la moindre incartade, et comment une promesse de châtiment à la première incartade dessine négativement en creux l’idéal auquel il convient de se mesurer. Or je crois que si on ne dit pas les choses de façon aussi mythologique, en fabriquant ces espèces de guignols grimaçants comme le surmoi ou l’idéal du moi, et si on entend justement que c’est le propre du performatif de dessiner des inversions de sa valeur en fonction de la manière dont il se répète, par exemple, on voit bien comment ces paroles qui s’imposent, et ces paroles originaires, peuvent avoir tous ces effets que l’on attribue dans un langage psychologisant, au surmoi ou à l’idéal du moi.

Je laisse de côté d’autres difficultés, et en particulier une qui est classique, qu’en réalité ce sont des femmes, dans la réalité clinique des patients, les mères, qui semblent porter la responsabilité des paroles tuantes. Je ne crois pas que ce soit une objection, dans la mesure où ce que je veux dire par là, que nos systèmes symboliques font - ou faisaient – du père, dans cette charnière entre l’imaginaire et le symbolique, celui qui est à la charnière de l’aliénation et de la séparation. C’est tout à fait possible, et c’est même certain, que la langue, c’est la langue de la mère. C’est pour ça qu’on parle de « langue maternelle », c’est-à-dire que c’est dans cet espèce de flot verbal maternel que se joue la question de la séparation. Il n’est pas du tout évident que les paroles aliénantes soient des paroles du père. Ce sont plus souvent des paroles de la mère. Mais à la charnière, celui qui justement est dans la position de séparer ce à quoi il aliène, c’est là où la question de savoir si le père est impuissant, où s’il est tout-puissant, offre à l’obsessionnel une figure du père essentiellement contradictoire. C’est même, je dirais, pathognomonique de la véritable névrose obsessionnelle, quand elle est très grave, on peut la confondre avec des formes de paranoïa bien stabilisées, sauf qu’il y a quand même un critère qui ne trompe pas, c’est cette figure ambiguë du père ! Est-il faible, ou est-il tout-puissant ? Parce que justement il y a cette articulation du symbolique et de l’imaginaire, du père auquel va l’amour en tant que c’est le garant de l’ordre symbolique, et du père auquel va la rivalité en tant que c’est lui qui à la charnière est visé pour obtenir la séparation, c’est cette articulation-là qui est je crois absolument essentielle.

Alors, le point de résistance extrême que présente mon patient, avec ses rêves prémonitoires, qui fait qu’on a tout à fait clairement le sentiment que ce n’est pas la peine d’aller lui dire « mais mon vieux, les rêves prémonitoires, ça n’existe pas ! », parce qu’avec un autre patient on pourrait se laisser aller à s’étonner du caractère prémonitoire de ces rêves, mais je crois que ça nous fait mesurer ce qu’est la radicalité de l’aliénation, et la radicalité de ce fait que nous forgeons un agent aliénant, nous forgeons un père, un dieu, une puissance supérieure précisément là où c’est le langage, le langage lui-même, en personne, prétend Lacan, qui nous plonge dans cet ordre séparant et aliénant. Est-ce que c’est une fatalité, est-ce que c’est un symptôme social, est-ce que c’est le symptôme de notre culture ? C’est une question. Je crois malheureusement que ça ne peut pas être une question théorique générale dans la conduite de la cure des obsessionnels.

C’est là où je vais essayer doucement d’aller.

La question de savoir si on doit valider ou non ce rapport au père devient extraordinairement complexe dans la direction de la cure d’obsessionnel, parce que si peu qu’on la valide, on risque de verrouiller deux fois plus le dispositif. Réconcilier l’obsessionnel avec son père, n’est-ce pas, c’est le tonneau des Danaïdes ! Et puis surtout, c’est peut-être ça précisément ce que la névrose obsessionnelle met en cause en le poussant à son paroxysme, c’est-à-dire en mettant d’une façon qui peut-être n’est pas que symptomatique pour l’individu mais symptomatique pour l’ensemble du rapport que nous avons culturellement au langage, et à l’ordre dit symbolique : la façon dont le père fait verrou.

*

Ce qui m’amène tout doucement à Kierkegaard. Parce que ce que je suis en train de vous décrire, c’est le nœud de la religion, c’est en particulier le nœud des religions monothéistes qui commencent toutes avec la figure d’Abraham, dans l’ordre d’une interpellation radicale. Puisque Abraham, c’est le père de la foi pour les trois monothéismes. Puisque c’est le père d’Ismaël qu’il a eu d’Agar dans l’Islam, et l’Islam je vous le rappelle, veut dire « sujétion », « obéissance », c’est véritablement le temps de l’aliénation en tant que soumission à la littéralité effective de la parole de Dieu telle qu’elle est dictée à partir de la matrice du Coran dans l’oreille du prophète et retranscrite avec un soin littéral qui fait que cette communication par l’archange Gabriel qui lit au prophète le Coran, nous renvoie à ce rapport particulier qu’il y a avec le Livre lui-même, dont vous avez vu les effets récemment. Il y a des pays du monde dans lesquels la profanation d’un Coran, un livre que vous achetez dans le commerce, peut être puni de la peine de mort : en Afghanistan, au Pakistan, c’est le cas, c’est dans le code pénal. Voyez pourquoi : c’est la lettre, c’est la signification interpellante dans sa forme radicale qui est construite autour de ce dispositif. Ceci nous paraît de l’obscurantisme, mais un peu d’attention aux dimensions dans lesquelles nous sommes pris par la lettre et le langage devrait nous y rendre attentifs. Les gens ne sont pas nécessairement construits comme nous, à l’égard de ce que c’est que la lettre. Donc Abraham, le judaïsme, puisqu’évidemment c’est dans cette tradition que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est introduit, et puis dans le christianisme aussi, et c’est ce qui m’a beaucoup intéressé dans la lecture de Crainte et tremblement, c’est que justement Abraham y est qualifié par Kierkegaard de « père de la foi », et de second père du genre humain après Adam. Pourquoi ? Tout simplement parce que Abraham a reçu une promesse. C’est une chose frappante : ça commence, dit l’Histoire sainte, par une promesse : « Tu auras un fils, et ta descendance sera aussi nombreuse que les grains de sable du désert et les étoiles du ciel » - je ne me souviens plus de la formule exacte. Or, après avoir fait cette promesse – j’insiste bien, parce qu’on est à nouveau dans le monde du performatif -, Dieu dit la Bible, « tente » Abraham. Notez bien ce verbe tenter, parce que c’est quelque chose qui dans le christianisme, et en particulier dans le christianisme protestant, est très riche et paradoxal, puisque dans l’épître de Jacques, Jacques précise bien que Dieu ne tente ni n’est tenté. En fait, la tentation que Dieu fait à Abraham, c’est une tentation qui a un caractère exceptionnel. Pourquoi le tente-t-il ? C’est un usage du terme « tentation » qui n’est pas courant et qui a sa densité conceptuelle en théologie. Il le tente, parce qu’il lui dit de prendre son fils et de le lui sacrifier au mont Moria. Le père au couteau apparaît à nouveau ici, je crois, à sa place dans la constellation. Et la question qui est posée à Abraham n’est pas celle de nous autres modernes, de savoir si Dieu existe. Ce n’est pas le problème de la croyance en l’existence de Dieu ; c’est la foi en la promesse de Dieu. Ce qui est tout à fait différent ! A aucun moment Abraham ne se demande si Dieu existe, s’il faut qu’il croie en Dieu. Abraham se demande s’il peut avoir foi en la promesse de Dieu.

Kierkegaard déplie dans toutes ses dimensions, dans Crainte et tremblement, l’organisation d’une réponse à cet appel - et d’une réponse dont je crois qu’il suffit de lire et le texte et de connaître le contexte religieux dans lequel il est formé pour l’appréhender correctement -, c’est une réponse qui est presque nécessairement une réponse obsessionnelle, et qui nous fait réfléchir à ceci, qui est la question de savoir à la fois comment la religion discipline et tempère de l’intérieur cela même qu’elle dénude, et à quoi elle expose de manière radicale la subjectivité, qui est la question de savoir comment peut-on savoir si c’est vrai. Comment peut-on être sûr, comment surmonter le doute ? La question du doute est une question qui porte sur la foi dans la promesse, dans ce que cette parole primordiale pose. Et je veux par là sortir du cercle magique : est-ce que c’est la névrose qui cause la religion, ou est-ce que c’est la religion qui cause la névrose ? Parce qu’au fond, le dispositif de ces monothéismes et en particulier celui que je vais essayer de travailler avec Kierkegaard, met le père à la charnière de cette chose-là. C’est-à-dire qu’il y a un commandement – tu prends ton fils et tu vas me le sacrifier au mont Moriah -, et il faut faire avec l’agent existant et réel de ce commandement, qui est Dieu lui-même. Alors, pourquoi vais-je travailler sur cet espèce d’enreligieusement du nœud obsessionnel, qui est me semble-t-il le moment où ce n’est pas la question de savoir si c’est la névrose obsessionnelle qui vient de la religion ou l’inverse, mais le fait que vous êtes aux prises avec une sorte de cercle qui produit à la fois la cause de doute la plus radicale – ai-je la foi ? – et qui en même temps tempère ce doute en l’organisant dans la religion elle-même, dans sa ritualisation, dans tout un dispositif théologique et moral qui permet à ce qui prend les aspects d’une grande névrose obsessionnelle – il suffit de lire le projet de confession générale d’Ignace de Loyola par exemple, c’est complètement dément, jusqu’à quel point il faut descendre pour trouver les derniers péchés que j’aurais pu faire, et quel est le statut de ma culpabilité par rapport aux péchés dont je ne me souviens plus ? Et la question : quelle est la preuve que je suis sincère quand je suis sincère ? Toutes ces problématiques qui paraissent celles d’une névrose obsessionnelle complètement folle, mais sont consubstantielles à une certaine organisation symbolique gravitant autour du problème du père, de l’amour du père, de la promesse du salut, de la question de la confession et du salut personnel, etc.

Donc je voudrais, par rapport à ce sur quoi je vous avais laissé l’an dernier, avancer d’un pas. L’an dernier, j’avais évoqué la seule allusion de Lacan à l’issue de la séparation, et Lacan ne parle pas du tout d’Abraham – donc ce que je vous apporte, c’est un peu à mes frais. Il parle d’Empédocle. Vous vous rappelez que l’an dernier, j’avais commenté ce passage des Ecrits où finalement la figure de celui qui retourne aux dieux jaloux la loi même qu’ils imposent aux hommes, c’est Empédocle se jetant dans l’Etna. Au sens où dans ce sacrifice, qui est comme un suicide, d’une certaine manière, ce qui est une figure exceptionnelle dans l’Antiquité, il accède au vouloir. Il y a là un jeu de mot de Lacan sur vel qui veut dire ou en latin et qui est le signe de l’aliénation « v », et sur velle en latin qui veut dire vouloir, et Lacan procède en disant qu’Empédocle, trouvant abri dans son nom, se rangeant ainsi symboliquement, suggère Lacan, à la fois totalement sous la loi du signifiant – de son propre nom propre d’Empédocle -, dans un mouvement d’aliénation consentie, apaise totalement la jalousie des dieux. Par là, en effet, par ce sacrifice qui le range sous la marque signifiante de son nom, il accède mythiquement au vouloir et à une liberté entière qui n’a plus aucune espèce de différence avec la soumission la plus totale à l’ordre symbolique, autrement dit, dans le langage du mythe, au Destin. C’est là l’opération qu’évoque Lacan dans les Ecrits.

Alors, je vous avais déjà dit que ce dramatisme mythique me reste extrêmement obscur, et ce que je voudrais essayer cette année avec Kierkegaard, c’est d’explorer une configuration un peu moins mythique, plus personnelle, plus intime, plus moderne, plus proche de notre situation existentielle, en essayant de voire comment, chez Kierkegaard, et par rapport à des formes de représentation de la religion qui nous sont proches, comment ce rapport à l’Autre et à l’aliénation consentie et libératrice à la parole de Dieu, nous offre un dispositif qui donne à réfléchir. Avec évidemment, et ce sera ce sur quoi je conclurai en juin, la question de savoir si la psychanalyse peut mieux faire que la religion – qui est la question à cent mille francs… On peut l’amener, cette question, de manière raisonnable, en se posant la question de savoir si l’Autre divin peut être l’Autre tout court. C’est-à-dire si dans l’opération qui consiste à aller jusqu’au bout de ce dispositif extraordinaire que décrit Kierkegaard, du parcours subjectif d’Abraham dans son angoisse pour échapper à ce qu’il appelle l’Anfoegtelse, en danois (je dirai plutôt Anfechtung en allemand, vous allez voir pourquoi), si, au fond, on peut imaginer un dispositif où l’Autre ne serait pas un Autre qui ek-siste.

C’est bien ça l’enjeu de l’analyse : c’est d’arriver à mesurer les conséquences du fait que l’Autre n’ek-siste pas. Ça ne veut pas du tout dire qu’il compte pour rien ! Au contraire ! Mais que ce pour quoi il compte, ce n’est justement pas ce en quoi il ek-siste : il n’ek-siste pas. Autrement dit, est-ce qu’on peut avoir un rapport à un Autre que ne saturerait pas le divin ? La religion dirais-je, n’arrive à la fois à faire naître inéluctablement dans son sillage l’obsessionnalisation, et en même temps à la tempérer sous forme de religion, que parce qu’elle donne une certaine forme de présence ambiguë au père, et en particulier au père sous la forme d’un Dieu aimant, et terrible par ailleurs, tout-puissant et aimant. Est-ce que lorsque Kierkegaard se garde d’une certaine manière, de parler de Dieu comme ça, et qu’il offre la possibilité philosophique de parler plutôt de l’Absolu – c’est frappant dans le texte, le rapport de l’individu à l’Absolu n’est pas exactement le rapport du chrétien à Dieu, ce n’est pas comme dans Le concept de l’angoisse, où là il y a vraiment une question dogmatique en terme de théologie -, est-ce qu’une lecture de l’Absolu peut être une lecture non théologique ? Et est-ce que la machine mise au jour par Kierkegaard, lui-même comme vous le savez immense obsessionnel, dans un moment de crise puisqu’il a écrit Crainte et tremblement après la rupture avec Régine Olsen - dont j’ai appris qu’elle avait 14 ans quand il en est tombé amoureux -, est-ce que cette notion d’Absolu peut nous apporter quelque chose ? L’Absolu, c’est dans la tradition de l’idéalisme allemand, à la fois l’élément de la nécessité infinie, et en même temps précisément comme cette nécessité est infiniment infinie, en tout sens et par rapport à elle-même, elle est aussi bien l’élément de la parfaite liberté des éléments les uns par rapport aux autres, de leur déliaison et donc de l’absolution. Donc ce rapport de l’individu – Enkelte, en danois, c’est-à-dire le singulier – à l’Absolu, est-ce qu’on peut à partir de Kierkegaard en tirer quelque chose qui soit non seulement la réponse à la question de savoir si la psychanalyse peut faire mieux que la religion – qui est une question d’actualité, mais aussi une question extrêmement pratique, c’est-à-dire : quelles en sont les conséquences pour la direction de cure de la névrose obsessionnelle ?

Si l’on va un peu plus loin que le mythe d’Empédocle que propose Lacan, voilà pourquoi on rencontre donc Kierkegaard.

J’ai dit tout à l’heure que la condition pour comprendre de quoi il s’agit ici, est de bien distinguer le problème métaphysique de l’athéisme classique à la question de la croyance rationnelle en l’existence de Dieu, et quelque chose qui est tout à fait distinct de cette problématique, qui est la question de la foi en sa promesse. Pour Abraham, c’est la question de la foi à avoir en la promesse que sa descendance sera aussi nombreuse que les étoiles du ciel. Pourquoi n’est-ce pas la même chose que la croyance en l’existence de Dieu et la foi en sa promesse ? C’est parce que la foi est du registre de l’acte de foi, tandis qu’une croyance est du registre d’une disposition. Une croyance, en gros, c’est une disposition à assentir. Quand vous croyez quelque chose, ça veut dire que si on vous le dit, vous êtes prêt à être d’accord. Une croyance n’est pas un acte. Croire à quelque chose n’est jamais un acte. Par exemple, vous croyez que vous avez les deux pieds sur terre, et vous n’avez absolument pas besoin pour le croire de vous situer en rien comme l’agent d’un acte mental quelconque. En revanche, ce qu’on appelle la foi implique un registre tout à fait particulier, qui est celui d’un acte. Avoir foi en quelqu’un, ce n’est pas du tout avoir une disposition à assentir à un certain nombre d’énoncés qu’il vous proposerait. C’est un engagement. C’est là un premier élément essentiel, de bien articuler foi, promesse et acte. La croyance ainsi a un contenu propositionnel – car quand on dit qu’on croit « en quelqu’un », sans plus, ça veut dire en fait qu’on a foi en lui -, faites la différence avec croire « quelqu’un », qui exprime la disposition à assentir aux propositions qu’il énonce.

Si bien que la question de l’athéisme classique, de l’athéisme philosophique, qui porte sur la question de savoir si l’on peut justifier la croyance en l’existence de Dieu, est totalement en dehors ici, de la question qui se pose. Le Dieu dans lequel il s’agit d’avoir un acte de foi, c’est justement le Dieu d’une promesse, ce n’est pas le Dieu créateur du monde, auquel il s’agot de savoir si on a des raisons de croire, si les énoncés qui justifient son existence suscitent ou non un assentiement (serait-il naturel, serait-ce un assentiment spontané), mais bien le Dieu d’une promesse personnelle : car il a promis à Abraham, à Isaac et à Jacob, et les noms singuliers comptent, ici. C’est le Dieu non des philosophes et des savants, mais d’Abraham, d’Isaac et de Jacob dont parle Pascal dans le Mémorial, et il ne faut pas oublier que quand il écrit ça, il le coud à l’intérieur de sa veste, il le porte sur lui, on ne le découvre qu’à sa mort. C’est-à-dire que c’est quelque chose qui est lié à un rapport absolument subjectif à Dieu.

Or, dans le monde chrétien médiéval, dès que la conscience claire sait décider des enjeux d’une foi personnelle, d’un salut personnel, donc d’une damnation ou d’une rédemption singulière, c’est-à-dire autour du 13ème siècle, vous notez de manière concomitante à cela, l’apparition de cette fameuse symptomatologie des religieux, qui évoque irrésistiblement ce que nous appelons névrose obsessionnelle. On la voit apparaître dans les grandes sommes théologiques, autour des discussions sur la tentatio chez Thomas et chez Bonaventure. Cette tentatio est évidemment le piège de la foi. Cet acte de foi est si insupportablement difficile en tant qu’acte, que la tentatio particulière de l’homme religieux, c’est de tenter Dieu. C’est de tenter Dieu pour que Dieu se manifeste un peu plus, et que je n’ai pas à poser cet acte de foi, mais que je sois sûr, que je sache, que je sois rempli de quelque chose qui est de l’ordre de la connaissance, dans ma relation à Dieu. Bref, j’attends de Dieu quelque chose qui me dispense de la foi comme acte, et cette figure de la tentatio qui est très intéressante chez Bonaventure par exemple – c’est un saint de l’Eglise catholique -, c’est ce moment où j’ai un rapport à l’Autre où je voudrais par certains actes, mettre Dieu à l’épreuve.

On se situe donc dans cette problématique condamnée dans l’épître de Jacques, que Dieu ne tente pas les hommes, et que les hommes ne tentent pas Dieu. Ça peut aller très loin, n’est-ce pas : est-ce que mon désespoir, mon anéantissement va faire sortir Dieu de son recel, de son secret, en sorte qu’il viendra me cherche dans la misère ou la détresse absolue où je me serais plongé ? Voyez le type de problématique subjective subtile qui est en cause là-dedans, qui fait que l’apparence de l’humiliation, de la sainteté et de l’ascétisme, peut être ce qu’il y a de plus démoniaque, parce que c’est une mise à l’épreuve de Dieu, ou encore, à l’inverse, une manière, en m’enfonçant dans l’indignité et le péché, de faire sortir Dieu de son recel et de le tenter. C’est donc une notion de la tentation particulièrement subtile, qui fait quoi ? Qui ne se comprend qu’à partir du moment où ce qu’il s’agit de lever, c’est justement le poids du doute, le poids du scrupule, de la scrupulositas, et ces effets paralysants de l’unilatéralité du rapport à un Dieu de la foi. C’est-à-dire que l’individu, dans son rapport absolu à l’Absolu, comme dit Kierkegaard, est pris dans une situation où le rapport à l’Autre, le rapport à l’Absolu est tel, qu’il est insupportable, qu’il est ce qu’il y a de plus insupportable, puisqu’il est constamment dans cet acte de foi obligé de s’arracher à toute espèce de symétrisation qui serait celle où Dieu se ferait enfin connaître, et me dispenserait de l’acte de foi. De la même manière, est un péché dans le christianisme, et c’est pour cela que je parlais de l’épître de Jacques, de soutenir l’idée que Dieu tente le croyant ou qu’il met sa foi à l’épreuve. Non, Dieu ne commet cette chose qui serait atroce et à laquelle aucun d’entre nous ne pourrait survivre, d’avoir sa foi mise à l’épreuve. Une des différences fondamentales je crois entre le nouveau et l’ancien Testament, c’est que dans le nouveau Testament, jamais Dieu ne tente, ne met la foi à l’épreuve ! C’est la foi qui se met elle-même à l’épreuve ! Ça n’est jamais que le doute du croyant qui lui fait perdre sa foi, et jamais Dieu qui serait plus en retrait qu’il n’est toujours, qui se reculerait davantage. Non, Dieu ne se recule jamais, ne se dérobe jamais, encore plus loin dans ce qu’il a de caché – [Deus absconditus] – comme dit Pascal. Dieu est toujours là comme l’objet constamment dérobé à la même distance de mon acte de foi. Mais mon doute consiste à croire que c’est Dieu qui se retire et que c’est Dieu qui me met à l’épreuve. Et voyez ainsi comment les deux tentationes s’articulent : le péché qui consiste à tenter Dieu, et le péché qui consiste à croire que Dieu tente ma foi, met ma foi à l’épreuve, cet espèce de croisement des deux opérations qui définit dans le christianisme médiéval une problématique dans laquelle nous allons reconnaître les signes du scrupule, du doute, de la vérification, de l’incapacité à se sentir spirituellement vivant, qui aboutit à ce qu’on appelle l’acedia.

J’avais parlé il y a quelques séances du tremblement célèbre qui prenait la main de Luther lorsque Luther avait à composer un sermon sur la fameuse parole du Christ en croix : « Mon Dieu mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ce tremblement, celui justement de Crainte et tremblement, ce n’est pas du tout un phénomène psychosomatique pour cinglés, c’est une expérience radicale de ce qui est en cause dans cette parole du Christ. Il y a, comme vous le savez peut-être, une version lénifiante pour expliquer pourquoi le Christ en croix s’écrie « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cette version lénifiante consiste à dire qu’il ne fait que citer le premier verset d’un psaume de David, lequel se continue d’une façon qui n’est pas si inquiétante que cela. Mais ce n’est bien évidemment pas ce genre de chose qui va calmer Luther. Si on va au cœur de ce que c’est que la question de la foi, Luther se pose, permettez-moi de spéculer, la question suivante : si l’homme-dieu lui-même peut dire cela, c’est comme Dieu qu’il se tente en tant qu’homme, et c’est comme homme qu’il se tente en tant que Dieu. C’est-à-dire que le Christ lui-même, dans sa double nature, à la fois humaine et divine, produit à l’intérieur de lui cet effet de croisement. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », n’est-ce pas une manière de faire sortir Dieu - qu’il est - de son retrait ? Et si Dieu permet que le Christ, à la charnière de l’ancien et du nouveau, puisse s’exclamer une chose pareille, n’est-ce pas tenter la foi même de l’homme qu’est le Christ ? La question christologique – c’est-à-dire la partie de la théologie dogmatique qui s’occupe du Christ - qui a beaucoup préoccupé les protestants, c’est la question de savoir comment l’homme, pleinement homme qu’est le Christ, a foi en sa nature divine. Evidemment, si vous dites qu’il sait qu’il est Dieu – ce qui est une hérésie qui a été condamné par les premiers pères de l’Eglise -, c’est trop facile ! Et puis il ne serait plus un homme s’il sait qu’il est Dieu. Car quel homme a un rapport à Dieu qui soit de savoir ? Par conséquent, le premier qui se pose notre question de la foi, c’est le Christ lui-même ! Avec cet abîme christologique qui prend les proportions du vertige : c’est l’homme sur la croix et expirant, comment est-ce qu’un homme qui n’est pas plus qu’un homme– c’est ça qui est fascinant dans la construction chrétienne de l’incarnation -, comment donner toute sa puissance à cette idée qu’au fond, lui-même s’écrie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». S’il ne s’écriait pas cela, pourrait-on dire, il ne serait pas homme pleinement homme ! Voyez en quoi ça peut faire trembler ! Ça n’a aucun sens d’être chrétien, si le Christ sait qu’il est Dieu. Ça ne peut pas être un rapport de savoir, ça doit être un rapport de foi, dans lequel toute l’incarnation, tout le temps que le Christ met à avoir foi en sa propre divinité, coïncide avec la totalité du temps de son développement, de sa propre réflexion, des miracles qu’il se trouve faire, des gens qui le suivent, de son assimilation en particulier du savoir rabbinique, etc.

Il ne fait aucun doute – je parle de Luther parce qu’il y a chez lui ce concept d’Anfechtung, ce qui permet de suivre Crainte et tremblement – que Luther arrive au terme, au moment de la Réforme, de tout un mouvement.

Ce mouvement, Jean Delumeau qui est un grand historien de la religion, dans un texte qui est assez beau, qui s’appelle La peur en Occident je crois, date l’apparition de l’épidémie psychologique de névrose obsessionnelle du début du 13ème siècle. Ce moment où les scrupules de conscience, où les précautions, les doutes, la vérification, la paralysie de l’action, l’angoisse de mort spirituelle, tout ce qu’on va ranger dans l’ordre de l’acedia devient un phénomène tel que les confesseurs – parce que c’est à partir de 1215, au Concile de Latran que la confession est devenue obligatoire -, prenant au sérieux la question du salut personnel, de la rédemption ou de la damnation de l’âme personnelle, vont interroger chacun sur ce que c’est que son rapport personnel à Dieu. Et alors, Delumeau dit que l’un des points fondamentaux qui ont suscité cette explosion de névrose obsessionnelle dans le monde occidental, à partir du Concile de Latran, est cette distinction qui n’existe que dans les Eglises occidentales – qui n’existe pas chez les orthodoxes, entre le péché mortel et le péché véniel, entre le péché qui vous damne et le péché d’une importance moindre. Parce que le scrupule de conscience, dit Jean Delumeau, s’est fixé là-dessus. Ce que j’ai fait, est-ce véniel ou est-ce mortel ? Ça va se propager au clergé, dit-il, dans la mesure où au départ les gens vous donnaient l’absolution à la va-vite. Jusqu’à ce qu’on fasse du fait de donner l’absolution à un pécheur, sans avoir absolument la certitude intime qu’il se repentait, un péché, et un péché mortel, dans lequel on était entraîné par le pécheur en le confessant dans le caractère mortel de son péché ! Il y a des textes absolument stupéfiants des grands confesseurs du 16 et 17ème siècle, jusqu’à Alphonse de Liguori, que produit Delumeau, dans lequel on voit très bien que c’est un mode d’organisation du psychisme qui va être complètement structuré par ce rapport au péché et à la faute.

Lorsque vous lisez les inepties de Foucault sur la culture de l’aveu et la psychanalyse, ou bien celle de Tort sur la question de savoir si l’Autre chez Lacan, c’est le père sublimé, une sorte de père évanescent, aucune réponse ne peut être apportée à ces observations, ni sur l’idée totalement farfelue mais populaire, par exemple, qu’au fond la psychanalyse est la conséquence d’une culture de l’aveu, tant qu’on n’a pas mesuré précisément de quoi il s’agit avec l’aveu, ce que l’aveu permet de faire, comment la mobilisation de la foi personnelle dans l’aveu appartient à une constellation extraordinairement riche, qui oriente vers un Dieu tout à fait particulier, ce Dieu de la promesse, et vers une question qui est celle de l’acte. Et la seule manière je crois de décoller définitivement la problématique de la psychanalyse de cet espèce d’historicisme facile, n’est-ce pas, comme quoi le psychanalyste est l’héritier du confesseur et autres foutaises, c’est la question de savoir comment l’aveu a cette forme particulière qui s’oriente autour du père, et sur la question de savoir si la saturation de l’Autre par Un-père est nécessaire ou pas, si on peut autrement que verbalement décoller l’un de l’autre.

Ce en quoi je ne suis pas d’accord avec Delumeau, si j'ose m'exprimer ainsi, c’est qu’il me semble que la question de la foi personnelle est précisément ce contexte à l’intérieur duquel la question de la confession et de la production du scrupule dans la confession prend son sens. Parce que, est-ce que je fais acte de foi dans la promesse du salut ? C’est ça, la véritable question. Ce n’est pas de savoir si mon péché est mortel ou véniel, c’est que les conséquences de la damnation posé cet acte de foi ? D’ailleurs, Delumeau n’y tient pas tant que cela, puisqu’il fait remarquer qu’au 17ème siècle, il y a une disjonction claire entre les deux types d’idéologie religieuse qui sont mobilisées, entre les riches et les pauvres. La scrupulosité, c’est un privilège des riches, et en particulier de la spiritualité des femmes dans la bourgeoisie urbaine et dans l’aristocratie. La scrupulosité – est-ce que je me suis confessée jusqu’au bout ? – c’est spécifiquement réservé aux femmes de la classe aisée. L’idéologie religieuse dispensée aux pauvres, c’est ce qu’on appelle le dolorisme – vous souffrez en ce monde, mais vous serez récompensé dans l’autre. On voit bien du coup que seules sont accessibles à la scrupulosité avec ces phénomènes invraisemblables, quand vous lisez ces textes de Duguet, cet oratorien qui écrit un Traité des scrupules, qui est un véritable lexique des TOCs à l’âge classique, et qui d’ailleurs été republié par les gens qui vendent l’Anafranil© – Oui ! A l’époque, vous achetiez deux palettes d’Anafranil©, vous aviez un traité de théologie morale en prime ! Ça donne un peu de relief au commerce, non ? L’Anafranil©, c’est le premier médicament, pour ceux qui ne le savent pas, qui fut actif contre les troubles obsessionnels compulsifs -, on voit dans le texte de Duguet, qui est proche des jansénistes mais pas lui-même janséniste, que cette scrupulosité ne vise qu’une catégorie particulière de gens qui peuvent se poser la question de la foi. Ailleurs, le dolorisme a une fonction de consolation.

La deuxième chose que je voudrais faire remarquer touchant le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est que ce n’est pas un Dieu bêlant (si j’ose dire). Ce n’est pas un Dieu d’amour. Il n’est un Dieu d’amour que dans la mesure où il a promis le salut. Ce qui est premier, c’est un Dieu de la promesse, et c’est d’avoir foi dans cette promesse qui est en cause. Et on n’aime Dieu que parce qu’il y a d’abord foi dans cette promesse. C’est extrêmement important au 17ème siècle, parce que ça vous fait comprendre pourquoi on a pu s’étriper sur la question de savoir si Mme Guyon et Fénelon sont des hérétiques. Parce que l’effusion mystique, l’amour pur, n’est concevable que s’il y a d’abord eu cet acte de foi, avec cette ambiguïté qui est constante chez Fénelon et chez Mme Guyon : la confiance est-elle de l’ordre de l’abandon, et donc d’une pure passivité, ou bien est-elle la forme la plus pure de l’acte ? Lorsque finalement Mme Guyon et les quiétistes vont être condamnés, c’est toujours au sens où justement il ne saurait y avoir de pure passivité dans le rapport à Dieu. On ne peut pas s’abandonner purement à l’effusion mystique de la grâce. Il doit y avoir – c’est extrêmement important dans la théologie catholique et protestante également, mais le mysticisme des protestants est beaucoup plus tardif, c’est plutôt un mysticisme romantique – quelque chose qui a trait à l’acte de foi. Et un acte de foi fondamentalement répété. La confiance, ça a toujours une dimension d’abandon et de passivité qui n’est pas suffisante pour que ce soit justement cette foi qui est l’acte dans lequel chacun est attendu.

Alors, la question de Kierkegaard, une fois situés ce dispositif et ce contexte, c’est comment Abraham partant sacrifier Isaac contre toute évidence mondaine, et traversant l’angoisse de l’acte de foi en la promesse divine, est-il par là devenu justement « le père de la foi », et même comme dit incroyablement Kierkegaard, « le second père du genre humain » ?

Il le dit incroyablement, parce que l’autre, celui avec qui Abraham est construit en position symétrique, c’est Adam, l’Adam du Concept d’angoisse, autrement dit celui qui a lui aussi a traversé l’angoisse et a connu pour la première fois l’angoisse en faisant verser l’angoisse du côté du péché. Tandis qu’Abraham est le premier qui va faire faire verser l’angoisse du côté de la possibilité du salut. C’est sur cette crête de l’angoisse, que s’articulent Abraham et Adam, et si le premier père du genre humain, le père de l’humanité, est celui du péché et de l’angoisse, le second père du genre humain est celui qui va apporter par rapport à l’angoisse cette solution particulière qui est celle de la foi.

Bien sûr, un des principes de la philosophie de Kierkegaard, comme vous savez, est d’accepter totalement la contingence historique : il faut absolument qu’Abraham comme Adam ait été un homme existant en un temps déterminé, parce que sinon, si ça n’est qu’un père lointain ou éloigné, ou un symbole, on ne pourra jamais faire plus que de trouver une sorte d’homologie de structure entre ce qui lui arrive et ce qui m’arrive. Or, ce n’est absolument pas du tout ce qui intéresse Kierkegaard, puisque ce qui l’intéresse dans l’histoire d’Abraham, c’est dans quelle mesure je peux moi, Kierkegaard, répéter exactement l’épreuve qu’a traversée Abraham. Il faut bien se rendre compte que si la main de Luther tremble quand il doit écrire ce sermon sur la dernière parole du Christ, c’est parce qu’il est non dans une situation analogue, mais dans la même situation que le Christ crucifié ! La nature de la répétition, ce n’est surtout pas cette espèce d’analogie logique ou d’identité de configuration formelle, qui rend la théologie pensable en termes de rationalité éthique. C’est quelque chose qui a trait à une dogmatique, donc à un acte de foi, où à chaque temps de ce qu’on est en train de prononcer, et de dire, on est engagé radicalement subjectivement. Autrement dit, c’est dans la forme du sermon que ça s’énonce, pas dans celle du cours. Un homme parle à un autre homme, singulièrement, et non des généralités passent par un individu pour se transmettre et prendre la forme d’autres généralités.

La pointe de cette répétition, et qui est d’ailleurs je trouve une observation magistrale de Kierkegaard, c’est que justement, une fois que toute l’affaire se termine bien, qu’un bélier apparaît, qu’on sacrifie le bélier et qu’Abraham repart avec Isaac, c’est qu’Isaac rendu peut être à tout moment redemandé par Dieu. C’est-à-dire que ce dans quoi Abraham entre, après le sacrifice du bélier à la place de son fils, c’est dans une situation où l’acte de foi ne vaudra qu’infiniment répété. Le même Isaac qui lui a été rendu, à tout moment peut lui être redemandé - à tout moment. Et le chemin vers le mont Moriah, et les méditations et la question de savoir s’il va ou non sacrifier Isaac, si Dieu prendra Isaac ou pas, doit pouvoir se poser de nouveau, éternellement. En dehors de cet éther complètement anxiogène, il n’y a pas de fin. C’est cette dimension, sur laquelle pèse Kierkegaard.

Ce qui fait qu’il y a deux niveaux d’impossible. Il y a le premier niveau d’impossible auquel on se confronte manifestement, c’est que ce que demande Dieu est intolérable, insupportable, c’est contre toute évidence du monde. Il ne peut pas dire à Sarah qu’il emmène Isaac pour le sacrifier. A proprement parler, c’est peut-être un meurtre, ce qu’il croit être un sacrifice. Et en tout cas, selon l’ordre de l’éthique, selon l’ordre de la loi, il n’y a aucun doute que c’est un meurtre. Il le tue. La question de l’appel de Dieu, ne se comprend donc dans sa finesse qu’à partir du moment où on comprend bien que ce qui est demandé à Abraham, c’est d’aller au-delà de l’éthique, non pas en deçà – qui serait la régression dans le mal -, mais un au-delà de l’éthique.

Je mets ceci en réserve, mais voyez pourquoi c’est essentiel pour la question de la névrose obsessionnelle : c’est que le problème de savoir comment emmener quelqu’un – et si l’on peut l’emmener – au-dessus de ce qui est la loi la mieux fondée, l’ordre de la loi la mieux fondée, est une question permanente. Lorsque l’obsessionnel est capable de dire qu’au fond il ne fait que son devoir, il ne fait que ce qui est le devoir, la question de savoir au nom de quoi il peut aller au-delà, au nom de quoi il « doit » aller au-delà de ce qu’il « doit », voilà la question née d’Abraham. La réponse religieuse – voyez pourquoi la religion peut être un véritable dépassement de la névrose obsessionnelle, une manière de la tempérer comme à l’intérieur d’elle-même, c’est qu’effectivement ça donne le cadre dans lequel vous faites votre devoir, mais en même temps il y a quelque chose d’au-delà, un point au-delà du devoir, et de la contrainte, et de l’obligation morale.

Puis deuxième niveau d’impossible, c’est justement le moment où cet impossible par le fait de la répétition – c’est-à-dire que Isaac qui a été rendu à Abraham peut à tout moment lui être redemandé -, au lieu d’être ce seuil angoissant, devient carrément un élément, au sens d’un éther, devient ce dans quoi respire la foi. C’est qu’à tout moment, je peux devoir sacrifier mon fils. Et c’est à ce moment-là que la parole de Calvin est si impressionnante – credo qui absurdum, je crois parce que c’est absurde ! – prend tout son relief. Cet « absurde » n’est pas un absurde qui va être ponctuel, comme une transgression, c’est un absurde qui devient l’élément à l’intérieur duquel se joue l’existence.

Il est 11 heure moins le quart, je vais m’arrêter, ça peut au moins vous donner une idée de ce vers quoi nous allons la prochaine fois, et j’essaierai d’amener cette réflexion sur Kierkegaard jusqu’au point de savoir si la philosophie, l’analyse de l’angoisse qu’il y a chez Kierkegaard et l’articulation qu’il fait avec la religion peut nous donner quelques idées sur ce qui est en cause dans la psychanalyse.