Les perversions, la sexologie et le mal

Pierre-Henri Castel – 1ère séance

(26 septembre)


Cette année le séminaire va porter sur les perversions, c’est dire que je vais essayer de trouver un moyen d’approcher le problème des perversions de la manière dont certains d’entre vous ont pris l’habitude avec moi, qui est une discussion de type épistémologique. De quelle façon peut-on plus ou moins objectiver les choses, en rendre compte, en rendre raison, etc. Avec, cette année, sûrement, une question qui se pose à moi de plein de manières, c’est que ce sont pas simplement des questions épistémologiques sur la sexologie, mais des questions de philosophie morale, de philosophie politique, portant sur le statut des normes, de ce que c’est qu’une loi, c’est-à-dire du contexte à l’intérieur duquel on peut utiliser les idées canoniques de transgression dans la clinique comme dans l’appréciation de ce que chacun d’entre nous porte sur ce qui est bien ou mal dans les conduites qualifiées de perverses – surtout mal. Mais il ne faut pas oublier aussi les contributions importantes des pervers à la culture, également. Donc comment ces questions peuvent être articulées d’une manière rafraîchissante par rapport à ce que je crois être la grande pauvreté, non pas de la production psychanalytique sur les perversions, mais la grande pauvreté du contexte à l’intérieur duquel on se sent tenu de les situer : le contexte juridique, le contexte médical, le contexte sexologique, etc… de façon à ce que ce contexte - auquel nous appartenons -, apparaisse plus nettement et décrispe un certain nombre de positions qui reconduisent à l’intérieur de la psychanalyse, malgré les gens qui le dénient, des préjugés auxquels nous ne sommes pas liés par l’analyse.

Alors commenter mon titre, ça va être tout simple. Je vais essayer de vous parler de quelques problèmes sur les perversions telles qu’elles se posent dans l’analyse. Ensuite je vous dirai quelque chose de la raison pour laquelle la sexologie paraît être un point d’appui essentiel pour comprendre ce que c’est, historiquement, que la conception psychanalytique des perversions. Et puis comme j’ai promis cette année de me livrer à un commentaire de Kant avec Sade, qui est un des textes de Lacan les plus difficiles et peut-être souvent les moins bien compris, et qui n’est pas exactement un texte sur la perversion, mais un texte plutôt sur le sujet, dans la mesure où le sujet peut être pervers, ma question va être aussi : comment se pose la question du mal. Question centrale même dans la phénoménologie la plus élémentaire du pervers.

Sur le premier point, je voudrai essayer d’organiser les questions sur les perversions autour de la question controversée de l’existence d’une " structure " perverse. Vous savez que moins il y a de pervers en analyse et plus le discours psychanalytique sur les pervers prolifère, puisque ce sont quand même des gens qui ont un rapport très particulier avec l’analyse, et que même Lacan a présenté comme programmatique l’idée que la psychanalyse pourrait même faire quelque chose pour le pervers. J’y vois en filigrane l’aveu qu’en réalité nous sommes extrêmement embarrassés devant ce type de gens. Alors comme l’idée de structure perverse a même carrément donné son titre à des ouvrages bardés de références lacaniennes qui se présentent comme des introductions pédagogiques à Lacan, par exemple chez Joël Dor, je voudrai vous apporter déjà quelques raisons de douter de l’existence d’une structure perverse.

D’abord, les perversions sont accueillies dans ce genre de travaux cliniques à travers le filtre de la sexologie d’avant la guerre de 14, qui avait recensé un certain type de comportement. Qui les avaient même recensé d’une manière qui n’était pas mal du tout, qui est relativement exhaustive, dans son genre, et qui avaient traité les perversions comme les espèces d’un genre. Il y a le pervers, et puis vous avez diverses sortes de pervers. Alors vous avez le pédophile, le transvestiste, ça peut aller à des choses extravagantes, n’est-ce pas, comme ceux qui ne peuvent jouir qu’en s’étouffant dans un sac en plastique (ça s’appelle l’asphyxiophilie, avec des mots grecs on fabrique comme ça toutes sortes de choses !). Et puis c’est menacé à l’intérieur même de la sexologie comme vous le savez, d’une menace très importante en psychiatrie, qui consiste à définir une maladie par un symptôme. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on définit comme une perversion le fait de ne pouvoir arriver à l’orgasme que quand on s’étouffe à l’intérieur d’un sac en plastique, on n’a pas franchement dépassé l’idée des phobies, n’est-ce pas. Identifier par exemple par l’agoraphobie ou telle phobie particulière au point où on fait éclater le champ de la compréhension structurale : il y a autant d’espèces d’un genre qu’on trouve de situations, finalement, bizarres. On compose sans difficulté des mots en -philie comme on les compose en -phobie. Mais rien n’est expliqué.

Je trouve très frappant que même les textes psychanalytiques dans lesquels on commence toujours par dire " regardez comme c’est affreux la sexologie, comme elle est impuissante, etc… ", acceptent, brutes de décoffrage, des catégories comme le transvestiste, le pédophile, etc… en les utilisant comme si cela ne posait aucun problème. Je veux dire par là que dans les sciences, ce n’est jamais acquis qu’on puisse faire une taxinomie. Autrement dit, il n’est jamais acquis qu’on ne puisse pas plutôt avoir affaire, pour classer un certain nombre de comportements, à des choses qui ressemblent, selon l’expression de Wittgenstein, qui remonte en fait à Bentham, à un simple air de famille. Un air de famille, ça consiste à dire qu’un objet A a un certain nombre de traits communs avec un objet B, qui a un certain nombre de traits communs avec un objet C, qui a un certain nombre de traits communs avec un objet D, simplement l’objet A n’a pas tellement, voire pas du tout, de traits communs avec l’objet D. Autrement dit, lorsque vous regardez les visages des gens qui appartiennent à une famille, vous pouvez identifier qu’ils appartiennent bien à une famille, mais vous seriez bien en peine de construire des critères discriminants qui vous permettent de dire que tel trait est spécifique de la famille et marque l’appartenance à un genre. Il se pourrait tout à fait que les perversions, à l’intérieur même des situations cliniques dans lesquelles elles se ressemblent, que vous puissiez avoir des traits par exemple de transvestisme, des traits d’homosexualité, des traits de ce que vous voulez, sauf que les regrouper à l’intérieur même d’une catégorie soit déjà problématique. Nous ne sommes donc pas du tout asservis en psychanalyse à ne pas revenir à l’idée même de la classification de la taxinomie et d’accepter comme ça que par exemple il y aurait des transvestistes. A l’intérieur même de ces situations-là, il est délicat, même dans la description d’un cas clinique, de dire jusqu’à quel point quelqu’un est plutôt fétichiste que transvestiste. Il y a eu des efforts, par exemple pour essayer d’identifier la différence entre un transvestiste par exemple aux sous-vêtements par rapport à un fétichiste. On va dire comme ça qu’en général le transvestiste ne transforme le sous-vêtement en un fétiche qu’au moment où il le porte contre son corps, tandis que le fétichiste – il y a des distinctions de ce type dans la littérature – les considère comme des objets d’investissement érotique même lorsque ça n’est pas contre son corps. Mais tout ça, c’est du pipeau, parce que nous savons bien que la même personne à tel ou tel moment de son existence peut avoir un rapport à ces fameux sous-vêtements tout à fait différent, tout à fait mobile. L’air de famille qui fait que comme ça il y a des comportements qui d’un individu à l’autre permettrait une classification est en réalité extrêmement délicat. Il fait plutôt signe vers le besoin de les classifier et de les ordonner d’une autre manière. C’est d’autant plus sensible que par exemple dans la sexologie statistique américaine, la question du rapport aux sous-vêtements a fait évidemment l’objet d’enquêtes, avec évidemment écarts-types, moyennes, et tous les calculs que vous pouvez imaginer pour savoir combien les mettaient contre leur corps, combien de fois par jour… jusqu’à aboutir au fait qu’en fait on n’en savait pas grand-chose, et que si ces catégories étaient très parlantes, elles étaient peut-être plutôt parlantes sur nos propres simplification de névrosés touchant ce que c’est qu’un rapport pervers au corps et à l’objet, que sur ce qu’est à proprement parler, chez le pervers lui-même, ce rapport au corps et à l’objet. Vous noterez en passant que je ne crache pas sur la sexologie statistique. Lorsque des psychanalystes, après avoir vomi comme " normative ", " périmée ", etc., la sexologie de Moll, de Krafft-Ebing, acceptent ce type de taxinomie, on commence à avoir quelques raisons de se demander où nous en sommes.

Alors, je voudrais signaler quatre difficultés problématiques de la notion de structure, dans la mesure où elles partagent un certain nombre de conditions qu’il faudrait peut-être un peu explorer et remettre en jeu. C’est pour ça que j’opposais n’est-ce pas l’idée d’une évidente classification des pervers en " espèces " à celle par " air de famille " qui est quand même plus souple.

La première, c’est que dans tous les textes explicitement consacrés au pervers que j’ai lus dans la tradition psychanalytique (j’en ai lu un certain nombre, évidemment pas tous), je crois que ce sont des textes qui finissent par vous expliquer ce qu’il y a de pervers, dans un certain nombre de conduites, mais qui échouent certainement à vous expliquer qu’il y a des pervers, ce qui fait qu’il y a des pervers. Lacan, de son côté, c’est attelé à cette question de savoir pourquoi il y a des sujets pervers, et non pas à la question de savoir ce qu’il y a de pervers dans telle ou telle conduite. Et que la pente difficile, la pente ardue, c’est certainement celle qu’il adopte dans Kant avec Sade : tenter d’élucider ce que c’est que le rapport du sujet à la perversion dans ce sens-là. Alors l’échec que je vois, c’est qu’il suffit d’en avoir fréquenté – je parlerai de deux pervers cette année, de quelqu’un que je vois à l’hôpital et de quelqu’un que je vois en privé – c’est qu’évidemment, ces considérations sur ce qu’est un pervers sont transnosographiques. Au fond, c’est extrêmement peu spécifique ce qu’il y a de pervers dans une conduite. Et on peut parfaitement imaginer, quand on regarde les descriptions qui sont prétendument structurales, on peut tout à fait voir qu’il y a des gens qui traverseraient alors c’est un peu problématique, des moments où ils seraient des pervers, et des moments dans leur vie où ils seraient par exemple psychotiques.

La deuxième chose extrêmement problématique avec les théories psychanalytiques, c’est à nouveau la façon dont on prétend avoir surmonté les impasses de la théorie freudienne orthodoxe en faisant référence à Lacan. Je vous rappelle que dans les années 30, au moment où Fénichel publie son grand article sur le transvestisme dans l’International Journal of Psycho-analysis – et puis il y a dans le même numéro une description, je vous en parlerai, d’un pervers enfant, où on voit ce que c’est que l’amour des chaussures chez un petit garçon -, la solution que les gens retenaient, c’est une solution de type énergétique. C’est-à-dire qu’il y avait des gens qui étaient plus ou moins prédisposés, et pour expliquer comment dans cette prédisposition on pouvait passer de façon relativement homogène comme on le voit dans la clinique, de l’hystérie à l’homosexualité, de l’homosexualité au fétichisme, du fétichisme au transvestisme, du transvestisme éventuellement au transsexualisme, et puis même encore au delà quelque chose qui serait une explosion de type purement psychotique, eh bien c’était tout à fait simple. Il suffisait de dire que l’énergie psychique disponible fait que ça pousse plus ou moins fort. Alors il y a des individus qui franchissent le pas de l’homosexualité vers le fétichisme, certains vont au delà du fétichisme jusqu’au transvestisme, etc… C’est clair chez Fénichel. Chez Fénichel, c’est une question qui est réglée d’entrée de jeu par la pression de l’énergie psychique. Il n’y a que cette pression qui peut expliquer comment on peut glisser du choix d’objet à l’identification. Seule une pression quasiment organique peut expliquer ça. C’est évidemment la capacité du sujet à résister à quelque chose qui est explicitement nommé comme la castration, l’angoisse de castration, et alors moins il résiste, plus il clive, et vous avez comme ça des degrés définis. Lorsqu’on prétend avoir surmonté cette énergétisme, je suis frappé du fait qu’on continue à conserver l’échelle. Dans le texte de Dor sur la structure perverse, on a substitué à la poussée de type quasiment biologique des degrés de " confusion entre le phallus et le pénis ". C’est-à-dire que plus les gens confondent leur phallus et leur pénis – les pauvres, n’est-ce pas ! – plus ils glissent, alors de l’hystérie jusqu’à… on conserve le fait qu’il y a une gradation. Cliniquement, ce n’est franchement pas évident, cette idée, qu’il puisse y avoir comme ça une gradation vraiment continue et qui donnerait l’impression de quelque chose d’observable à force d’expérience avec les patients, entre quelque chose comme l’hystérie et l’homosexualité, je veux bien jusqu’à un certain point, mais est-ce que c’est le même type d’homosexualité que celle qu’on va trouver chez un fétichiste ? C’est déjà plus compliqué ! Est-ce que du fétichisme au transvestisme la question est vraiment de confondre beaucoup plus… c’est obscur de savoir ce que ça veut dire " confondre beaucoup plus le phallus symbolique avec le pénis ". Et lorsqu’on va de plus en plus loin, ça devient très énigmatique, n’est-ce pas, jusqu’à une représentation où l’on prend un raccourci clinique qui nécessite énormément d’attendus avec le transsexuel, qui en vient lui alors carrément à supprimer l’organe ou à se faire fabriquer une prothèse, comme un emblème de confusion, entre le pénis et le phallus. Alors, c’est toujours le même motif : les gens, face à l’angoisse de castration, ont un certain type de réaction. Mais je ne vois pas ce qu’on a gagné à substituer à une problématique de la confusion (intellectuelle ? affective ? représentationnelle ?) d’un flou bizarre entre le phallus et le pénis, d’avoir substitué cette problématique-là à la bonne vieille poussée énergétique dans un appareil psychique à l’ancienne.

D’autre part, cette question de la gradation à l’intérieur de laquelle on essaie de concevoir comment on va à la perversion à partir de situations qui seraient cliniquement celles par exemple de l’hystérie, de l’homosexualité hystérique ou des choses comme ça, me semble aboutir à des impasses, à la charnière de la perversion et de la psychose. D’abord parce qu’il est difficile dans un grand nombre de cas, face à de grands pervers, de dire qu’on a affaire à des pervers, et pas à des psychotiques. C’est d’autant plus difficile qu’on le sait aujourd’hui, et pas simplement en France, dans le monde entier : les gens qui ont été internés pour avoir commis des actes pervers extrêmement graves, une proportion qui s’évaluerait entre 50 et 70% finissent par délirer en prison, et manifester des hallucinations auditives, ou des phénomènes de ce genre. C’est inquiétant, parce qu’évidemment ils ont été condamné comme pervers, et qu’on pourrait tout à fait imaginer – ce n’est pas une solution que je vais adopter comme ça – mais qu’on puisse parler d’un " étayage pervers " protégeant un certain nombre de sujets contre un déclenchement psychotique. Mais c’est une chose dont on parle, et à mon avis, ça vaut le coup d’en parler. S’il y a bien un étayage pervers, vous voyez bien que " le choix " d’être pervers peut représenter quelque chose comme une prothèse, authentiquement, qui vient à un moment ou à un autre, juguler telle ou telle manifestation beaucoup plus inquiétante. Alors il y a des phénomènes sur lesquels j’ai beaucoup travaillé, des situations dans lesquelles les gens vivent 30 ans transvestistes, avec apparemment des habitus pervers, et puis un beau jour et (out of the blue ?), quelque chose se casse, il se passe quelque chose que moi j’aurai tendance à interpréter comme un authentique phénomène élémentaire ; et votre transvestiste de toujours se transforme en un transsexuel qui se fait mutiler, qui traverse une bouffée maniaque, etc. Ce qu’on appelle le " transsexualisme secondaire ", dans les nosographies psychiatriques contemporaines. C’est difficile de savoir si ce sont des pervers ou sont des psychotiques. Avec les criminels, c’est à nouveau une difficulté. Alors je pensais à cette question des criminels, parce qu’on entre là dans la zone difficile qui est celle de la responsabilité du pervers, une question dont je trouve le traitement psychanalytique souvent bêtement de gauche. C’est-à-dire qui consisterait à dire : " on ne laisse pas assez de liberté aux gens, etc… ", et au fond on va supposer, par une sorte de sympathie pour les aspirations libertaires des pervers, que la psychanalyse ne devrait rien dire. C’est vrai, par certains aspects, la question de l’obligation de neutralité (je vous donnerai cet exemple avec un patient que j’ai en privé), se pose dramatiquement, car il y a quand même des choses qu’on ne peut pas laisser faire, sauf que si on les fait, bien sûr (c’est le dispositif pervers lui-même), toute possibilité de suivi psychologique est aboli. Ce n’est pas d’ailleurs le propre de ce qui se passe en privé, ça marche aussi bien à l’hôpital. Il ne faut pas s’imaginer que ce serait le propre du cadre psychanalytique d’être fragile de ce point de vue-là. Tout cadre peut être mis en péril par un pervers. Alors sur la question de la responsabilité du crime, du délit et du mal en général, parce qu’il y a des manières tout à fait gentilles et pas punies par la loi de bousiller l’existence de ses semblables avec méthode, ordre et efficacité (dans sa famille, etc…). Voilà qui me met en grande difficulté devant ce qu’écrit Clavreul qui a des velléités anarchistes bien connues, ou Dor qui considère que la psychanalyse n’a rien à prescrire ou des choses comme ça : c’est qu’ils en traitent néanmoins le déni, la Verleugnung, comme une sorte d’acte. C’est-à-dire que même dans la façon dont ils écrivent, ils écrivent des phrases du type " le pervers dénie la castration ", qui sont des phrases qui ne peuvent être entendues que comme des phrases où un sujet qui peut faire un certain type d’acte et le fait, est donc une sorte d’agent du processus dans lequel il s’engage. C’est extrêmement difficile de parler du déni et de ce dont il s’agit dans le déni en ne remettant pas à l’intérieur du sujet déterminé par la structure, à l’intérieur de ce sujet, un nouveau petit " individu libre " qui pourrait choisir de dire oui ou non à la castration comme on dit oui ou non à la glace à la fraise ou à la glace à la pêche, en fonction de préférences insondables. La manière dont on écrit la théorie en parlant des pervers pose un grave problème. Parce que si la théorie analytique doit être une interprétation, si elle doit valoir comme interprétation, c’est-à-dire qu’elle est susceptible de toucher quelque chose chez les gens qui l’entendent de leur propre position et y compris pourquoi pas des pervers, des gens qui sont là, qui comme vous le savez lisent abondamment la littérature psychanalytique – ce sont peut-être les derniers, d’ailleurs, sur les perversions ! – et donc ces pervers, est-ce qu’on peut leur écrire des choses de manière qui fasse entendre autre chose que ce qu’à la fois ils revendiquent – une certaine forme de liberté, ou plus exactement le fait de ne suivre qu’une seule loi, la leur, qui est leur conception en tout cas de leur volonté – et puis le fait que nous n’avons pas forcément à participer à cette auto-représentation que le pervers peut favoriser et qui est celle du fait que chez lui, la volonté prime.

Néanmoins, néanmoins il y a une volonté chez le pervers. Ce n’est pas pour rien que Lacan va employer le mot. Il y a une question de la volonté. Et que Lacan, ce qu’il va essayer de faire, c’est d’attraper cette question de la volonté dans une constellation particulière où elle est susceptible d’un jeu structural, où vous pouvez en identifier la place. Mais en respectant le fait qu’il y a cette dimension de la volonté. Alors, le vocabulaire du choix - vous savez que c’est difficile de parler du choix de la névrose ou des choses de ce genre – qui dans la névrose est relativement acceptable dans la mesure où nous pouvons motiver d’une certaine manière dans le langage ordinaire (c’est même un des effets psychothérapeutiques de la psychanalyse, où rétrospectivement on peut se dire " Oui, voilà ce que j’ai choisi, en un certain sens "), parce que vous pouvez vous appuyer sur un lexique moral et jouer sur la ficelle du traitement moral. Il est évident que lorsqu’il s’agit de perversion, le vocabulaire du choix, du choix de la perversion par exemple, du choix de la castration, est éminemment risqué et dangereux. Pourquoi c’est moins dangereux dans la façon dont on peut décrire la névrose ? Tout simplement parce qu’on peut en appeler chez le névrosé à la responsabilité à l’égard du désir. Allez vous amuser à appeler un pervers à de la responsabilité à l’égard de son désir… C’est très précisément là où on va vous sourire de façon très gentille… On peut appeler à la responsabilité du désir un névrosé, tout simplement parce que son désir est soumis à castration et refoulement. Parler de la responsabilité du désir à un pervers, chez qui par clivage il se pourrait bien que toute une partie du sujet soit, non pas peut-être pas hors castration mais en tout cas quelque chose qui y ressemble, où en tout cas ce n’est pas le refoulement qui opère, c’est une autre paire de manche. Et je crois qu’on ne cesse de méconnaître la position du pervers à partir du moment où on entre dans ce vocabulaire qui ne s’applique pas à la perversion. C’est pour ça je crois que la question de la responsabilité du pervers n’est pas une vieille lune, et que ça n’est pas une question qu’il faut maintenir hors-psychanalyse en l’abandonnant aux juges, aux médecins hospitaliers, aux… en l’abandonnant, en tout cas.

C’est pour ça justement je voudrai qu’on procède cette année comme les années précédentes, en contextualisant le type de culture socio-politique, de conceptions que nous pouvons avoir des normes, des structures juridiques, des pratiques juridiques devant un certain nombre de perversions, et pas seulement d’ailleurs de perversions, pour apprécier dans quelle mesure – alors je ne dirai pas que nous sommes dans le même bateau que… oui, nous sommes embarqués dans le même bateau qu’un bateau qui portent aussi des pervers et qui fonctionne dans une certaine économie, dans un certain appareil juridique, etc, qui fait que les possibilités, les occasions et la réalité de ce que c’est que la transgression quotidienne dans une société libérale, capitaliste comme la nôtre, par exemple, la réalité de la transgression, c’est une réalité partagée. En ce sens on ne peut faire comme si la question de la revendication libertaire ne se posait pas, ou se posait de façon parfaitement farfelue quand tous les gens demandent à ce qu’on avalise un certain nombre de pratiques ou qu’on ne les condamne plus pénalement, et puis d’un autre côté nous cacher derrière notre crayon, en disant que finalement de toutes façons les perversions qui posent vraiment problème sont tellement rares et tellement tératologiques (pour les pédophiles assassins d’enfants ou les nécrophiles ou les tueurs en série), que la question ne se poserait pas. Ce n’est pas vrai parce que je crois que nous participons à un ordre qui n’est pas simplement symbolique, c’est un ordre réel de contraintes économiques, de transgressions réelles, de violences réelles, de lois tout à fait réelles qui définissent quelque chose.

Trois exemples.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme a été amené a statuer l’an dernier à Strasbourg sur une affaire de sadomasochisme où deux sadomasochistes ont porté plainte contre le gouvernement anglais parce que c’était un acte de libre consentement – il y avait eu un contrat signé qui faisait que l’un s’exposait aux sévices que voulait lui infliger l’autre. Le bourreau a été arrêté par la police, après avoir accompli un certain nombre d’authentiques sévices corporels contre sa victime (j’essaierai de vous apporter les discussions qui ont eu lieu, puisque ce sont des sessions contradictoires à la CEDH, vous avez des juges qui rendent, chacun, un avis). Le gouvernement britannique n’a pas été condamné, mais le problème est de savoir dans quelle mesure les attendus qui ont permis de ne pas condamner le gouvernement britannique et donc de dire qu’on ne peut pas faire n’importe quoi à quelqu’un même s’il a signé un contrat pour dire qu’on peut lui arracher les oreilles, le brûler avec des cigarettes et le fouetter jusqu’à une hémorragie et une infection (c’est allé jusqu’à la septicémie je crois d’ailleurs, leur affaire)… est-ce que c’est compatible avec d’autres mesures que la CEDH admet ? Par exemple : la légitimation des opérations des transsexuels. Jusqu’où va passer la limite dans les discussions entre ce qu’on appelle la selfownership (la propriété de soi) et la privacy (c’est-à-dire le droit à avoir une existence dans laquelle autrui n’interfère pas avec mes valeurs) ? Et est-ce qu’il y a une selfownership du corps humain ? Le self ownership et la privacy sont les deux concepts fondamentaux qui sont en question dans cette situation. Un deuxième exemple qui est assez récent et que vous avez vu, c’est que je crois qu’il y a vraiment un problème de savoir s’il ne faut pas trouver les moyens de résister à la haine qui peut se déchaîner contre certains pédophiles. Lorsqu’effectivement un avocat de la défense dans un procès récent fait valoir que quand même, sept ans de prison pour deux fellations obtenues d’un adolescent de 16 ans, ça fait beaucoup la fellation, les parties civiles ont invoqué l’idée de réseau. Il y a authentiquement des réseaux, et ça c’est une question intéressante psychopathologiquement, de savoir que les pervers ça peut fonctionner en réseau. C’est moins imaginable par exemple avec un grand nombre de psychotiques. Et cette notion de réseau, qu’est-ce qu’elle évoque ? Elle évoque le fait qu’on n’est pas pervers tout seul. Sauf qu’on a toujours un problème avec le réseau, c’est ce qui se passe à la périphérie : comment est-ce qu’on inclut ou exclut certains… Et si par malheur on commençait à se dire : mais c’est curieux, parmi les adolescents en question, il y en a un qui avait 17 ans et qui a servi à rabattre les autres. Mais qui lui-même était victime. Voilà véritablement le besoin de définir les choses de manière un petit peu plus serrée. Notez également que les mêmes qui dénoncent l’inefficacité du suivi psychiatrique en font une astreinte. C’est-à-dire qu’on dit à la fois que le suivi psychiatrique est inutile, et on le rend obligatoire, ce qui est encore une manière j’ose dire perverse d’utiliser la médecine à l’intérieur du dispositif. J’ai oublié de vous mentionner quelque chose : sept ans de prison pour deux fellations, c’est la peine moyenne en France pour le meurtre quand on a des circonstances atténuantes. Ça soulève une question importante, venue de quelqu’un dont j’ai parlé l’an dernier et dont je parle depuis longtemps, Ian Hacking. C’est qu’il faudrait peut-être aussi se demander dans quelle mesure nous sommes pas en train de tomber victimes d’une représentation du mal absolu, qui est une représentation purement contingente, mais qui est extrêmement fortement soutenue autour de nous, qui est l’idée que les sévices sexuels contre les enfants sont le mal absolu. C’est-à-dire qu’égorger les grands-mères c’est moins grave qu’égorger les enfants, par exemple. Et que nous fabriquons comme ça une idée du mal absolu, et que nous le fabriquons et y cédons d’une manière aveugle. C’est quand même extrêmement impressionnant de voir que les crimes sexuels peuvent finir par être considérés comme les équivalents, en terme de sanction, d’un meurtre. Alors cette question du mal, sur lequel je vais revenir, cette question du mal me fait penser à un argument célèbre de John Money sur les fameux traumatismes des enfants qui sont les victimes des pédophiles. Il fait remarquer que ce qui traumatise les enfants, ce ne sont pas les pédophiles, c’est la réaction des adultes. C’est la réaction des adultes à leur plaisir sensuel, et le fait que les adultes qu’ils ont fait quelque chose de mal, qu’il s’est passé quelque chose de mal. Money est à mon avis un très grand pervers. Ce raisonnement qui consiste à dire que ce qui fait que les enfants vont très mal, ce n’est pas à cause de ce qu’il leur est arrivé entre les mains des pédophiles mais de la réaction de leur famille, des enseignants et de la justice devant ce qu’ils ont fait, il est remarquablement pervers, et comme toutes les choses perverses, remarquablement juste. Car c’est tout à fait possible… Ça fait effectivement partie du tableau. Il suffit d’avoir simplement reçu des enfants victimes d’agissements pédophiles pour voir à quelle vitesse ils peuvent interpréter les questions qu’on leur pose comme une imputation de fautes que eux ils ont commises, et à se rétracter de plus en plus et à s’enfoncer dans des phénomènes qui ressemblent même carrément à la névrose post-traumatique. C’est un raisonnement pervers que le raisonnement de Money, mais c’est quand même un raisonnement qui mérite d’être considéré. Troisième question bateau quand on parle des perversions : les homosexuels sont-ils des pervers ? C’est une question qui à mon avis n’a de sens en réalité que par rapport au type de normes et au type de transgressions qu’on veut bien envisager à cet égard. C’est vrai par exemple que la question de l’homoparentalité est bien faite – d’ailleurs c’est ce qui se passe – pour réveiller l’idée que l’homosexuel est un pervers. L’intéressant avec ce type de chose, c’est qu’on ne peut à mon avis bien poser la question qu’en articulant la question de l’homosexualité à la question du lien à une certaine universalité sociale. Est-ce que ça peut prétendre à une universalité ? Alors évidemment, il y a peu d’homosexuels qui disent que tout le monde doit être homosexuel, ce n’est pas ça que je dis. Mais il y a un certain nombre d’homosexuels qui ont par exemple la conviction militante, avec des effets tout à fait réels, qu’il peut exister quelque chose comme une culture gay. Une culture gay qui ne soit pas exactement une sous-culture, mais qui soit un élément structurant, particulièrement vivant et indispensable à l’existence même de ce qu’on appelle la culture. Il y a un féminisme séparatiste lesbien dont on connaît certaines illustrations caricaturales (les communautés retranchées dans les Appalaches avec des barbelées autour, dont effectivement on peut sourire. C’est quand même une question de savoir s’il n’y a pas des types de communautés humaines, que les femmes pourraient avoir entre elles, qui seraient soudées par un certain type d’homosexualité bien particulier qui est l’homosexualité féminine. Ce n’est pas une chose sur laquelle Lacan a craché. Il examine tout à fait cette question, sauf que lui il la considère comme réglée par le fait que ces communauté ne peuvent pas vraiment exister. En tout cas, la question de la perversion et de l’homosexualité ne se pose bien que si l’on admet qu’une partie non négligeable de notre vie intellectuelle critique – oui, critique – est assumée par des gens qui par ailleurs disent que c’est lié à leur homosexualité. Et là, on ne va pas se choisir un grand Autre comme dirait Lacan à notre mesure, n’est-ce pas, c’est ce qu’il y a, que ça nous plaise ou pas. Ça, ça pose quand même une question. Ces trois exemples sont gênants du point de vue de l’application clinique d’une sorte de théorie de Freud et de Lacan aux perversions, parce qu’elles montrent qu’on ne peut pas penser dans ce type de recherches en refusant de se mouiller dans le débat sur ce que c’est qu’une norme, parce que je crois que si on refuse de se mouiller dans le débat sur ce que c’est qu’une norme, une règle, une loi, etc., par angélisme, qu’est-ce que nous faisons ? Nous cédons immédiatement, sans combat, au libertarisme le plus pur. C’est-à-dire que ceux qui refusent de dire quelque chose sur la norme, ce n’est pas qu’ils refusent de dire quelque chose sur la norme, c’est qu’ils disent quelque chose, ils disent que les individus font ce qu’ils veulent. Voilà, c’est une position. Si même apparemment au niveau de l’énoncé c’est de l’abstention, au niveau de l’énonciation, c’est de l’adhésion. Il faut donc attendre à mon avis, et c’est vraiment ça pour moi le… je serai bien incapable cette année de vous offrir une théorie de la perversion, mais en tout cas c’est quelque chose qui devrait un petit peu nous éveiller à ce qu’on peut lire.

Il faut attendre d’une authentique recherche clinique et théorique sur la perversion des éclaircissements sur un certain nombre de choses. Sur le désir, sur ce qu’on appelle le désir bien sûr, mais surtout sur ce qu’on appelle la volonté. Et, risquons le mot, sur ce qu’on appelait au 19ème siècle l’essence de la liberté humaine, pour reprendre le titre du traité de Schelling. L’essence de la liberté humaine, c’est-à-dire de la liberté humaine des gens qui ont des corps et qui meurent. Qui ont des corps, un sexe, et qui meurent. Lorsque nous prenons tout à fait au sérieux ce qu’est le désir humain, ce n’est pas du tout une chose drôle mais une chose qui éventuellement est contradictoire, une chose qui n’implique nullement que nous appartenions tous idéalement à une communauté dans laquelle on va bien s’entendre, et ça divise bien plus largement les Hommes qu’à l’intérieur de l’humanité les hommes et les femmes, ce caractère radicalement conflictuel du désir. Ça veut dire qu’un des critères de force d’une conception correcte du désir comme celle que les pervers appellent à avoir, c’est de savoir ce qu’elle pèse contre l’angoisse qui est le corrélat de ce désir s’il est correctement dénudé dans sa structure.

Et que ça c’est à nouveau quelque chose qu’il ne faut pas perdre de vue. Je m’appuie pour ça sur un texte que je vous recommande de lire, qui est le très beau texte d’Annie Lebrun sur Sade qui sert de réédition chez Pauvert, où cette femme, d’une façon que je trouve très impressionnante, très impressionnante même si on peut contester tout ce qu’on veut, essaie de ne pas perdre le fil de ce qui a pu se passer comme ça chez Sade dans l’ordre de la révélation d’un rapport du désir au néant qui est complètement bouleversant. Et qui est d’une fraîcheur, en tout cas elle le met en scène dans sa préface, d’une fraîcheur incontestable, et qui s’entend dans la voix même de cette femme et dans ce qu’elle veut bien dire de l’effet que ça lui a fait de lire comme ça ce " bloc d’abîme " qu’est Sade.

Deuxième éclaircissement qu’on doit chercher, eh bien c’est sur la notion de norme et donc sur la notion de normalité. Il paraît qu’en psychanalyse, il ne faut pas dire ce qu’est la normalité. A la fois oui et non. Toutes les raisons invoquées pour ne pas définir ce que c’est que la normalité, sont tout à fait justes. Maintenant, quand on se trouve devant quelqu’un qui a baisé ses propres mômes, et qui est pourtant capable, sans aucune hallucination verbale, etc., de vous dire ce qui s’est passé et de tenter de voir jusqu’à quel point vous allez le signaler au procureur, voire le livrer à la police, c’est une autre paire de manches. Alors cette question de la norme et de la normalité que pose le pervers, elle oblige à nous demander si nous n’avons que des idéaux paternalistes à opposer au pervers. La réponse est certainement non, mais ce n’est pas parce qu’on dit non que pour autant on a autre chose que des idéaux paternalistes à proposer. La raison pour laquelle – la raison, pas la passion ou la réaction névrotique devant le choc qu’on peut avoir devant le mal que font certains - … c’est qu’un pervers a besoin précisément de ces idéaux, c’est-à-dire par exemple de la façade de l’excellent père de famille, de la façade du religieux aimé par les jeunes gens qu’on lui confie, pour armer d’autorité et de prestige ses pires manœuvres. Ça c’est quelque chose qui nous laisse toujours complètement désarçonnés une fois que le pervers est démasqué. Autrement dit, autrement dit, si nous ne croyions pas tous si fort au bon père de famille, les enfants monteraient peut-être moins vite dans les Porsche des quinquagénaires désintéressés. C’est précisément pour ça, s’ils montent si facilement dans la Porsche du quinquagénaire qui a servi de rabatteur chez les autres pédophiles dans le réseau dont on parlait récemment. C’est parce que nous croyons tous au bon père de famille.

J’en viens à quelque chose maintenant qui est l’instrument que je vais essayer de déployer pour que ces exigences de clarification se rapprochent un petit peu des débats dont on ne parle absolument jamais dans le milieu analytique, et qui pourtant conditionnent très concrètement le réel de ce que c’est que les discussions des juristes et des gens qui réfléchissent à la façon dont on peut faire le droit, l’enseigner, en défendre la valeur tout autour de nous.

Il y a une articulation complexe à élaborer entre ce que nous appelons la loi symbolique, la norme morale et la loi positive. Dans la mesure où on peut interpréter les trois comme ayant quelque chose comme la structure d’une règle. Alors, est-ce qu’il y a une autonomie de la règle ? Est-ce qu’il y a une véritable autonomie des règles ? C’est un problème insondable sur lequel énormément de gens discutent. Ou bien est-ce que la loi, est-ce que ce que nous appelons la loi – en un sens très général, parce que ça peut être aussi bien la loi morale, la loi positive, que même éventuellement certains éléments de ce qu’on appelle la loi symbolique – est-ce que cette loi n’est en réalité que commandée en sous-main par quelque chose de parfaitement réel qui serait par exemple la réalité économique ? Par exemple, le calcul de l’utilité rationnel qui serait en fait en dehors des règles que nous suivons, la cause efficiente de la loi, qui fait que la loi est la loi, qui fait que la morale est la morale. Il y a un représentant de cette façon de penser, qui est un des principaux idéologues de la droite américaine, qui est Richard Posner, qui est une des grandes références du débat là-bas, et qui dit qu’au fond les seuls critères fondamentaux qui assoient l’efficacité de la loi positive, c’est sa compatibilité avec la rationalité utilitaire et le choix des agents rationnels. Autrement dit : il y a des règles économiques qui sont quasiment des règles naturelles, et ces règles économiques sont celles auxquelles tout juge est obligé de recourir pour comprendre en quel sens la loi qu’il fait appliquer, il la fait appliquer à bon escient, et dans le bon cas. Et s’il se privait de cet appui de ce que c’est que la maximisation de l’utilité des individus et de la collectivité, eh bien il ne saurait pas en réalité comment appliquer la loi. Et la loi n’est rien d’autre que la manifestation légale de cette efficacité réelle à l’intérieur de laquelle nous sommes tous pris, conditionnés et déterminés, sans aucune espèce d’échappatoire. Le grand adversaire de Posner dans le débat américain, c’est Dworkin. Dworkin est quelqu’un qui au contraire pense que la loi ne suffit pas effectivement, la loi positive telle qu’elle est ne suffit pas, mais que pour en expliquer le fonctionnement et le caractère opératoire, ce n’est pas à l’économie ni aux lois d’une économie libérale qui tient d’un équilibre de Pareto, à quoi on doit se référer, c’est à la philosophie morale. Et en particulier aux exigences de maintenir l’aspiration de l’humanité à la communauté. Alors ça c’est un des premiers débats qui je crois est important. C’est ce qu’on appelle le scepticisme légal. Le scepticisme légal, ça consiste à dire que le droit positif ne suffit pas, et que le droit positif a besoin d’un supplément. Vous avez donc la version de gauche, la version de Dworkin - il faut une interprétation morale qui fonde la justice, qui justifie la justice de l’extérieur -, et puis vous avez l’interprétation de droite, l’interprétation de Posner qui dit qu’en réalité, ce qui est opératoire, c’est le fonctionnement même de l’économie que le droit ne fait que matérialiser.

Pourquoi je trouve la thèse de Posner si intéressante ? C’est parce qu’évidemment, elle donne un statut à ce que c’est que la transgression. Et l’univers de transgression dans lequel nous sommes pris est extrêmement important. A partir du moment où l’avantage de chacun… nous sommes placés immédiatement dans une situation où notre avantage ne se définit que dans une situation de compétition. Les transgressions dans lesquelles nous sommes pris sont permanentes, absolument permanentes. C’est-à-dire que le simple fait de recopier plus vite que l’autre un numéro de téléphone pour avoir un emploi ou d’obtenir une information non illégale pour agir sur le prix d’un marché, d’un produit, etc… tout cela met fondamentalement dans une position de transgression. Si vous fondez par une sorte de mécanisme réel l’efficacité de tout ce que nous appelons les règles sociales, la loi, les règlements que nous suivons, si vous les fondez sur quelque chose qui est un mécanisme de ce type-là, bien sûr nous sommes dans la transgression permanente, à tout moment, dans le forçage. Et ça c’est un point de vue extrêmement important. D’autant plus que vous en voyez les implications auprès des conseillers de la présidence américaine, n’est-ce pas, vue la façon dont ils se représentent ce que c’est que le droit international dans sa connexion à l’économie de marché. Vous le voyez, ce sont des élèves de Posner, les conseillers de Bush. Littéralement.

Cette querelle renvoie à une plus ancienne, entre deux personnages, dont un au moins doit vous être connu, qui sont Kelsen et Hart. Kelsen, qui est bien connu en France parce qu’il y a beaucoup d’élèves, est quelqu’un qui dans La théorie pure du droit s’intéresse à ce qu’est la normativité de la norme. A quelles conditions il y a-t-il une normativité d’une norme ? Qu’est-ce qui fait qu’une norme est normative ? Et il ordonne une construction déductive extrêmement brillante, dont je vous parlerai, dans La théorie pure du droit, qui l’a amené à un conflit radical avec un anglais qui s’appelle Hart dont le livre le plus connu est The concept of law. Hart qui est je dirai le chef de file du positivisme juridique. Autrement dit ce qui intéresse Hart, et il a des mots extrêmement fort pour dire qu’il n’y a rien d’autre d’intéressant en droit, ce n’est pas la norme telle qu’elle norme, c’est la norme telle qu’elle est. Ce n’est pas le caractère normatif de la norme dont on doit déduire un certain nombre de choses sur ce que les normes doivent être, même sur le système qu’elles forment, c’est le fait qu’il y a des normes qui en lui-même, en lui-même, est le point de vue indépassable. On doit donc s’intéresser aux lois telles qu’elles existent, et non pas au fait que ces lois sont des lois (ou qu’elles font loi).

Ce sont des outils que je vais utiliser, en particulier pour essayer de montrer comment nous nous battons, avec le problème du désir, et avec le fait que le désir humain, ça peut être le désir du pire. C’est-à-dire comment est-ce que les théories politiques, qui essaient de déduire la démocratie sont toujours confrontées à ce problème, par exemple, de l’égoïsme radical, de la volonté du mal, qui est pourtant une donnée de base. C’est pour ça bien évidemment que Kant avec Sade nous intéresse, puisque c’est typiquement une tentative de rappeler que quelque soient les bonnes intentions qu’il peut y avoir derrière l’idée de déduire, " en équilibre réfléchi et tout bien pesé " comme dit John Rawls, ce que doit être une démocratie, nous avons réellement affaire à des gens méchants, vicieux, cruels, pour qui faire du mal est quelque chose d’immédiatement présent comme leur raison d’être - et qui sont néanmoins des êtres humains. Ils ne sont pas en dehors de l’humanité. Alors voilà un moyen également, je termine sur ce point, d’essayer d’enraciner la psychanalyse, surtout dans l’optique lacanienne que je soutiens, dans autre chose que le préchi-précha sur le déclin du Nom-du-père, qui est devenu comme vous avez remarqué, la religion civile des sociétés psychanalytiques, parce que ce qui existe autour de nous, c’est-à-dire les nouvelles manières de nous représenter ce que c’est que la norme et les transgressions, eh bien ça n’existe pas sans raison, et que ces raisons nous trament subjectivement. Elles décident tout à fait d’un certain nombre de positions où nous sommes en infraction, où nous sommes pris dans des mécanismes pervers qui nous touchent dans le réel de nos subjectivités. Et que s’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas négliger, c’est-à-dire qu’il y a du symbolique et de l’imaginaire, mais c’est le réel même des sujets qui sont mis à telle ou telle place et qui donc peut-être dans certaines circonstances n’ont peut-être rien d’autre à faire que se comporter de manière perverse.

D’autant plus que le propre de la loi positive, c’est très crûment comme on le disait chez les romains, de répartir les jouissances : ceci est à toi, ceci est à moi. Une répartition des jouissances y est directement impliquée. Alors, comme on ne choisit pas son Autre, on ne choisit pas son Autre, ça veut dire qu’on ne va pas se fabriquer un monde tout autour de nous qui serait par exemple un monde dans lequel le Nom-du-père décline, n’est-ce pas, ça fait tellement longtemps qu’il décline qu’on ne sait même plus dater ces choses-là… je voudrais essayer de donner comme contexte à ces réflexions sur la perversion autre chose que la sempiternelle plainte à l’égard de l’ordre symbolique qui n’est plus ce qu’il était, qui enveloppe purement et simplement le refus de comprendre, le refus de s’atteler à des tâches descriptives à l’égard de ce qui fait la condition réelle des sujets, aussi bien d’ailleurs de l’analyste que du patient. La perversion me paraît être un bon moyen d’y accéder.

Je passe à mon second point dans le commentaire du titre de cette année – rassurez-vous les deux autres sont nettement plus courts – pourquoi la sexologie ?

Pourquoi la sexologie ? La première raison, simple : c’est un contre-point théorique indispensable, dans la mesure où ça nous permet de poser la question : mais qu’est-ce qui se passe quand on parle du sexe en excluant réellement et totalement le sujet ? Qu’est-ce que ça produit ?

Ce n’est pas n’importe quel discours qui peut être dans n’importe quelle circonstance. Le psychanalyste par définition c’est quelqu’un qui va faire de la différence sexuelle les cadres fondamentaux de ce que c’est que la subjectivation. Qu’est-ce qui se passe quand on cause avec des gens qui prennent les faits du sexe et qui les décrivent de manières objectives au sens des sciences naturelles, avec des procédures d’argumentation de ce genre-là - la statistique et la physiologie -, en excluant positivement la subjectivité ? Alors vous avez toute une série de zones conflictuelles bien connues, qui ne sont pas des zones empiriques, mais qui sont des zones méthodologiques de conflit entre la psychanalyse et la sexologie. Evidemment, c’est l’objectivité contre les préjugés, c’est la raison, et plus exactement une raison relativiste, une raison positive, contre l’illusion. Vous savez que le positivisme, au sens noble du terme, ça consiste à penser des relations, à dire qu’il n’y a pas d’essence des choses, il n’y a que des relations entre des choses. C’est de dire qu’effectivement, il y a des conventions sociales, des règles qui sont suivies, qu’on peut décrire les raisons, qu’on peut motiver les règles, mais qu’il n’y a pas à proprement parler d’ancrage ultime qui ferait qu’il y aurait une manière intrinsèquement normale de se comporter en manière de sexualité. Alors, ça m’amène à une question que j’aborderai et que je mentionne juste comme ça parce qu’elle suppose de grosses explications, c’est que la sexologie repose sur un préjugé ou… enfin non pas un préjugé, c’est un mauvais mot. Il y a quelque chose qui ne va pas, qui fait que c’est parce qu’on n’a pas correctement analysé le concept de convention qu’on ne peut pas dire que tout est convention. Et ça m’amènera à une des choses les plus risquées de cette année - je ne sais pas d’ailleurs si j’en parlerai tellement que je la trouve risquée - qui est une sorte de réhabilitation d’une certaine forme de bon sens à l’égard du rapport du corps aux conventions, et effectivement à la variété culturelle. Il y a des sociétés qui ne vivent pas comme nous, ça c’est sûr. Il y a, me semble-t-il, une manière non naturaliste, non essentialiste, non conservatrice, de dire que tout n’est pas convention, et d’inclure dans cet horizon de bonnes raisons de penser qu’il y a des choses qu’on ne doit pas faire, et pour des raisons qui ne sont pas parce que ce sont les conventions de ma culture, et qu’on pourrait leur opposer des conventions d’une autre culture. Mais je reste évasif, parce que je ne sais pas comment vous présenter de façon convaincante cette idée de normalité non normative, échappant à l’argument traditionnel que c’est juste une convention qui essaie de se faire passer pour naturelle…

Un des autres des fils rouges classiques de l’opposition entre la sexologie et la psychanalyse, c’est qu’il y a un rôle considérable de la contrainte externe et de la contrainte sociale et psychologique, sur l’apprentissage de ces dites règles et de ces dites conventions, dans la sexologie. Ceci dès le départ. Il faut savoir que les premiers utilisateurs de l’hypnose thérapeutique, ce sont les sexologues, en 1890, en Allemagne. Il ne faut pas s’imaginer que c’était pour soigner les hystériques, ça c’est l’histoire de la psychiatrie à la petite semaine. Ça a été véritablement utilisé, directement et immédiatement par les sexologues. Et ça c’est très important, parce que ça vous explique toute l’hostilité des gens que cite Freud dans les Trois traités sur la théorie sexuelle : Moll, Havelock Ellis, etc. C’est avec eux que se pose le problème de la suggestion, de la nature suggérée des contenus mentaux sexuels, et de leur labilité ¾ comme si en fait, le subjectif n’était intrinsèquement sexuel, mais que l’hypnose telle que la pratique les sexologues démontrait en réalité la non-spécificité du sexuel dans l’esprit. Il y a véritablement là quelque chose qui pose problème, et autrement plus qu’avec les querelles sur l’hystérie.

Et puis évidemment, la sexologie n’est envisageable comme corpus scientifique, que sur la base d’une endocrinologie. S’il n’y avait pas eu les hormones, il n’y aurait pas eu de sexologie. Mais d’une endocrinologie très particulière dont je vous parlerai, qui est ce qu’on appelle le " behaviorisme endocrinologique ". Qui a deux versions, qui consistent à dire qu’au fond ce qui explique le comportement, les réponses aux stimuli, ce sont des conditions de balances hormonales dans l’organisme. Deuxièmement, quand on a commencé à s’intéresser à ce qui se passe dans le cerveau, à l’idée que ce sont finalement les imprégnations hormonales du cerveau, qui expliquaient le comportement sexuel. Ce corps-là, le corps des hormones, est un corps indispensable à la rationalité sexologique, et s’oppose de façon absolument massive au corps propre, dans la psychanalyse, si vous prenez ce corps propre comme la base qui ce qui est objectal pour un sujet, ce qui sert d’objet à un sujet.

Pour vous faire un raccourci très simple qui montre bien le type de problème auquel on va avoir affaire, on peut distinguer trois phases dans l’histoire de la sexologie. Une première phase, je dirai de 1890 à 1914, où il est difficile de distinguer les travaux de la sexologie des travaux psychanalytiques parce que même Freud se demande si les hormones ne fournissent pas une base biologique à la libido. Il se pose sérieusement la question. Donc vous avez comme ça une sorte de modus vivendi entre sexologues et psychanalystes, lié au fait que vous auriez une base biologique et puis une sorte de superstructure psychique. Le moment de la vraie rupture, c’est celui des années 20, des 40 années qui vont des années 20 aux années 60, où ce qui va prévaloir, c’est donc ce qu’on appelle le behaviorisme endocrinologique. Le behaviorisme endocrinologique est anti-mentaliste - il ne se passe rien dans la tête – et sur le plan politique, il est explicitement libertaire. Il faut savoir que la première sexologie est ultra conservatrice, et que Moll par exemple, était un farouche adversaire de Hirschfeld. Ce qu’on appelle la sexologie, de nos jours, c’est en réalité l’héritage exclusif de Hirschfeld. Ce n’est pas l’héritage de Krafft-Ebing ou de Moll. Le problème que pose ce behaviorisme endocrinologique, c’est la part de la nature et la part de la culture. Et enfin dans les années 60, des années 60 aux années 90, vous avez ce basculement qui est significatif, parce que je crois qu’il est lié à l’essence même de la perversion, le basculement d’une sexologie scientifique extrêmement rigide, vers des thérapies humanistes. Qu’est-ce que c’est que ces thérapies humanistes ? Ça consiste à dire que la demande prime sur tout. C’est le moment où la demande définit le champ de la sexologie. La malaise vécu est pris en tant que tel comme ce qui doit orienter le champ même de la recherche. Et alors, c’est ce qui fait de la sexologie une discipline médicale extrêmement intéressante, parce que comme vous le savez elle est totalement marginalisée, il n’y a rien de plus loufoque que de lire le programme d’un congrès mondial de sexologie, c’est ahurissant ce qu’on y trouve. Et donc on ne se rend pas compte du fait que la sexologie est peut-être le prototype du futur rapport entre soignant et soigné en médecine. Dans la mesure où justement la satisfaction est intégralement privatisée et mise du côté du patient. Et qu’il n’y a pas de normes objectives de ce que c’est qu’être soigné, de normes indépendantes du médecin et du patient, de ce que c’est qu’une guérison, etc… Ce n’est que le critère de la satisfaction, et de la satisfaction telle qu’elle est évaluée par le demandeur qui est la norme de la guérison. Donc là vous avez une sorte de court-circuit tout à fait extraordinaire, qui se produit en peu de temps, dans les années 60-70, entre une description scientifique exhaustive, statistique, physiologique, etc… et l’instrumentalisation de ce savoir scientifique entre les mains du demandeur de soin. C’est pour ça que quel que soit le mépris dont les médecins et les historiens de la médecine enveloppent la sexologie, je crois qu’il s’y passe des choses significatives. La sexologie est une espèce de loupe.

Les problèmes que se pose la sexologie mettent directement au cœur du problème des perversions. A cause de ces postulats, dont évidemment je sous-entend, à charge pour moi de le prouver, que ce sont des postulats pervers. Littéralement.

Premier postulat pervers de la sexologie : la standardisation des expériences sexuelles quel que soit le sexe. C’est-à-dire que la jouissance sexuelle est définie comme quelque chose auquel les deux sexes ont accès. Ce qui peut aller par exemple, quand vous lisez Master et Johnson, par exemple les descriptions de l’orgasme chez l’homme et la femme, par une tentative d’homogénéiser, de mettre en parallèle, de trouver autant de stades par exemple de la montée de l’orgasme chez la femme qu’il va y avoir de stades de la montée de l’orgasme chez l’homme. C’est-à-dire une symétrisation complète des jouissances corporelles, où on utilise les instruments de mesure les plus objectifs - les trucs qui mesurent la pulsation du sang, la dilatation des pupilles, la circulation du courant galvanique à la surface de la peau - pour construire des parallèles qui permettent de représenter en fait ce que c’est que la jouissance comme étant une jouissance hors-sexe, et à laquelle chacun des deux sexes accèdent. En essayant le plus longtemps possible de maintenir cette espèce de symétrie. Et ceci n’est pas si vous voulez un fantasme, je dirai comme il peut y avoir comme ça des fantasmes de jouissance hors-sexe dans un délire psychotique, pas du tout. C’est le mode même de construction d’une discipline qui objective les conduites sexuelles, qui les fait rentrer à l’intérieur d’un certain nombre de cases, et qui se sert de la preuve expérimentale pour alimenter, pour justifier, les différents parallélismes. Ça c’est typique chez Master et Johnson.

La deuxième chose, c’est le problème de l’usage des statistiques, pour traiter comme des déviances, et non pas comme des perversions, des conduites sexuelles qui sont du coup naturalisées, au sens épistémologique. C’est-à-dire que ce sont des objets qu’on traite de manière hypothético-déductive comme les sciences naturelles, avec des hypothèses, des vérifications expérimentales, etc. C’est tout une affaire de traiter la perversion comme une déviance. Parce que je vous rappelle la distinction en sociologie entre un comportement " déviant " par rapport à un comportement " anomique ". Un comportement anomique, c’est un comportement qui exclut un individu d’un groupe social – c’est un concept durkheimien, l’anomie -, dans la mesure où justement le fait de ne pas pouvoir fonctionner avec les autres, en fait un individu qui sort du groupe et qui est abandonné, mais qui en lui-même ne suit plus aucune règle, puisqu’il est expulsé du monde de règles, du monde de normes auquel il appartenait. On pourrait dire par exemple qu’un dément devient anomique, ou un schizophrène devient anomique. La grande découverte, qui est contemporaine dans les années 60, de la sociologie américaine, la sociologie des déviances en particulier, de Gary Becker, de Garfinkel, d’Erving Goffman, etc., c’est l’idée qu’il y a des déviants. Autrement dit, c’est qu’à l’intérieur de la société, le fait de ne pas suivre les règles de la société, cela même suit des règles. Le marginal, le jazzman par exemple, pour prendre l’exemple classique de Becker qui vient d’être récemment réédité, le jazzman vit en marge de la société, mais la manière de vivre en marge de la société continue à suivre des règles. Des règles qui sont les règles que suivent les gens qui ne sont pas dans la société. Autrement dit, il n’y a pas de choix entre l’individu qui est complètement immergé dans le holisme durkeimien, dans la société et puis s’il en sort c’est cuit, c’est l’idée qu’il y a des manières d’être hors-société qui continuent à suivre des règles. D’où l’intérêt de Goffman pour les asiles : à l’intérieur de ce qui paraît être le lieu, l’entonnoir final dans lequel tombe la dernière goutte de dégoût de la société, les gens dont ne veulent ni la police, ni les médecins, etc. - les fous -, à l’intérieur de l’asile, il y a des règles, des règles extraordinaires qui se construisent et qui sont des règles sociales. L’idée est d’utiliser le concept de déviance pour parler des homosexuels (c’est vraiment un des grands acquis de l’école de Chicago, cette école de sociologie), et à partir de cette idée de traiter les homosexuels comme des déviants, ça sert de matrice à inclure de plus en plus tous les pervers comme au fond suivant des règles, comme n’étant pas du tout en dehors de la société, et donc comme relativisant les règles même de la société.

On dit toujours que si la psychanalyse a disparu des Etats-Unis, c’est parce que les psychanalystes étaient nuls. C’est bien possible, mais c’est parce que leurs adversaires étaient excellents et qu’il y avait de l’offre à côté. Vous n’avez aucun psychanalyste intéressant dans les années 60, mais il suffit d’ouvrir Goffman ou Gary Becker, ou Garfinkel pour s’apercevoir qu’il y a d’autres manières de se représenter ce que c’est que des comportements bizarres, anormaux, etc… que les ritournelles naturalistes des élèves de Hartmann sur l’inconscient.

La troisième chose, je l’ai mentionnée très simplement, c’est cette crise paradoxale qui fait qu’en répondant à la demande de satisfaction des patients, en instrumentalisant donc la scientificité de la sexologie, on détruit la scientificité de la sexologie. Au moment même où finalement c’était la satisfaction des patients qui servait de normes au succès des thérapies humanistes en sexologie – on peut enfin avoir des rapports sexuels, etc. -, immédiatement, ça devient quelque chose qui dégénère dans le cri primal, la thérapie de groupe où l’on est tous nus dans une baignoire, et toutes les extravagances que vous pouvez voir fort sérieusement défendues par des gens qui vous expliquent par ailleurs qu’il y a des statistiques qui montrent que… Or, je crois que pour la psychanalyse, ça explique pourquoi la non-réponse à la demande est la condition sine qua non de la rationalité de la démarche. C’est-à-dire que pour moi, c’est une sorte de révélateur inverse. Je le redis : la non-réponse à la demande du patient est la condition sine qua non de la rationalité de la démarche. Ce n’est pas simplement parce que ce serait un truc pour amorcer le transfert ou je ne sais quelle sottise, c’est parce que sinon, nous faisons n’importe quoi. La sexologie, c’est vraiment ça, c’est le moment où la médecine, prenant la satisfaction du demandeur comme norme de son succès, abolit sa propre rationalité. C’est ça qui fait que dans cette espèce de relation subjective très particulière, la seule distance possible implique la non-réponse à la demande. La non réponse à la demande n’est pas un truc thérapeutique, une attitude éthique, c’est littéralement ce qui fait que c’est un objet consistant, la psychanalyse. On voit admirablement dans ce genre de situation, par rapport à la sexologie, ce qui se passe.

Et puis le quatrième problème, qui est moins connu en France mais qui aux Etats-Unis a occupé des kilomètres d’articles de journaux, c’est qu’évidemment la sexologie repose sur l’idée qu’il y a du désir sexuel. Le problème de la sexologie des années 90, comme vous le savez peut-être, c’est qu’il y a des gens qui venaient se plaindre de ne plus avoir de désir. Alors ça, ça a été une sorte de révolution, parce que les thérapeutes humanistes, n’est-ce pas, ils avaient bien affaire à des gens qui avaient du désir et qui n’avaient pas à l’exprimer - alors ils les mettaient tous dans une baignoire tout nus, et puis les choses finissaient par s’arranger. Mais quand ils sont arrivés devant des gens qu’on pouvait mettre dans la baignoire tout nus, et à qui ça ne faisait plus rien du tout, le problème c’est que le désir était mort, ça leur a posé des problèmes majeurs. C’était même une crise gigantesque, parce que les gens considèrent, dans cette ambiance-là, que le désir sexuel est vécu dans le cadre d’un droit au plaisir. Parce qu’à partir du moment où on est dans une logique d’échange, qu’on est dans une logique libérale d’achats d’un service, il y a par définition, on est en train de construire l’idée qu’il y a un droit au plaisir. C’est ce droit au plaisir qui fait que le bon thérapeute, c’est celui qui va me donner ce à quoi j’ai droit. Ce sont des questions qui intéressent les meilleurs sexologues, les moins fous, les gens qui font un excellent travail, qui se sont posés la question : qu’est-ce qu’on fait devant ce type de patient ? Et ça a aboutit à l’une des choses les plus croquignolettes sur le plan épistémologique, qui est le " retour à Freud " des sexologues des années 90, sur lesquels je ne m’acharnerai pas cruellement.

La question que je pose finalement, c’est : est-ce que la sexologie est une science perverse ?

C’est une autre question de savoir si la sexologie a isolé la perversion comme objet. Alors si oui, vous voyez que ce n’est pas un problème de personne. Ce n’est pas parce qu’il y a des sexologues qui abusent des examens sur leurs patients pour faire des choses inimaginables que la sexologie est une science perverse. La sexologie est une science perverse pour des raisons qui sont alors là sont peut-être des raisons de structure, de construction, de façon dont on élabore ce que c’est que la jouissance, la demande, ou le rapport au sujet. Ça montre bien qu’il peut y avoir de la perversion dans les sciences. Et puis la question qui se pose évidemment, c’est est-ce qu’on va dire que c’est un mal ? C’est difficile de dire que c’est un mal, dans la mesure où ça semble au contraire une nécessité interne de la raison quand elle s’attaque à quelque chose comme le sexe. Si vous avez une raison qui objective les phénomènes, ce n’est pas parce que ce sont des gens qui raisonnent de travers ou qui ont des intentions mauvaises, parce que le dispositif même à l’intérieur duquel est construit l’objet et le rapport aux gens et le rapport aux demandes produit ça. Donc dire que c’est un mal, ici, ça n’a aucun sens. On pourrait également se demander après tout, quelles expériences alternatives cette sexologie est capable de promouvoir.

Ça m’amène à conclure maintenant à la question du mal, la troisième partie de mon titre.

Je crois que la question du mal, de la transgression, que je lie étroitement à la question du mal, elle est liée à ce que j’appelai tout à l’heure le scepticisme juridique, à l’idée que la loi positive ne suffit pas. Il y a des gens qui veulent compléter, rendre efficace ou penser l’efficacité de la loi par rapport par exemple au fonctionnement de l’économie, à l’idée que nous sommes des agents qui maximisons notre utilité. Il y a des gens qui pensent que la loi, pour qu’elle soit vraiment la loi, il faut qu’il y ait une réflexion de philosophie morale qui vienne fonder la loi en disant pourquoi la loi est la loi. Ou qui dérivent évidemment de Kelsen, l’idée que ce qu’il faut penser, c’est la normativité de la norme. A partir du moment où vous pensez à suppléer la loi, vous êtes en train de conjurer le spectre, que la loi ne suffise pas à être la loi. Qu’on y invoque la morale, l’économie ou l’anthropologie, il y a un problème de fondement transcendantal de la loi, une sorte de réflexivité qui viendrait valider de manière critique que la loi est bien la loi et pour les bonnes raisons.

J’introduit transcendantal parce que Kant avec Sade est tout à fait à sa place ici. C’est-à-dire la question kantienne de savoir s’il n’y a pas un sujet qui peut valider pourquoi la loi est bien la loi, et que c’est bien que ce soit la loi comme ça. Voyez aussi la justesse de l’idée de Lacan. C’est qu’on ne va pas s’en prendre à la loi telle qu’elle existe. Mais si on montrait qu’à l’intérieur même du fameux sujet qui est censé valider la loi en tant que loi, il y a précisément tout ce qu’il faut pour faire un Sade, les choses sont nettement plus inquiétantes. C’est que la transgression, ce n’est pas la transgression par rapport à la loi qui existe, la transgression, c’est le fait que la loi ne se suffit pas, et que le sujet qui vient fonder la loi telle qu’elle existe, ce sujet-là peut être pervers, et comporte dans sa structure la possibilité de la perversion. Si bien que le pervers fait apparaître ce besoin que la loi reçoive un petit supplément extérieur pour être vraiment la loi, parce qu’il utilise la loi même à des fins perverses. Le respect dû au bon père de famille, voire toutes les règles légales d’un gigantesque appareil d’Etat, dont le but est l’extermination des juifs, par exemple. Alors je vous ferai remarquer que le truisme que vous trouvez chez Dor, selon lequel le pervers impose sa loi, et refuse de reconnaître que la loi du désir, c’est le désir de l’Autre, est à la fois tout à fait vrai et tout à fait abstrait. Si vous plongez les choses à l’intérieur de ce contexte juridique de ce que c’est que les normes pour nous, qu’est-ce que vous allez trouver ? Qu’est-ce qui fait que la loi peut être utilisée à des fins mauvaises ? Je crois qu’on peut trouver une gradation comme ça. Le premier niveau, c’est qu’on peut utiliser la loi à son avantage. Alors ça c’est un problème bien été repéré par les premiers théoriciens de l’amour de soi, par Adam Smith, c’est qu’il y a la possibilité d’un égoïsme rationnel, où j’utilise à mon propre avantage un certain nombre de disponibilités sociales. Avec ceci en plus, comme l’a remarqué quelqu’un qui s’appelle Mandeville, dans la fable des abeilles, que c’est producteur. La fable des abeilles consiste à dire que c’est très bien qu’il y ait des gens très riches qui se soient enrichis de façon suspecte, parce que ça enrichit les pâtissiers, les constructeurs de palais, etc… Que ça fait circuler l’argent, que ça produit de bons effets. Que l’origine mauvaise de l’argent qu’on dépense n’empêche d’aucune manière le parfait fonctionnement d’une économie qui enrichit tout le monde. C’est la leçon de Mandeville. Ça c’est la première manière d’utiliser la loi de façon perverse ; nous avons tous des taches de boue de ce côté. La deuxième façon, un peu plus perverse, c’est d’utiliser la loi pour nuire à autrui. Ce serait par exemple d’instrumentaliser un certain nombre d’effet pervers dans les procédures civiles. Vous savez qu’il y a des tas de gens qui excellent à utiliser la loi telle qu’elle existe de façon à ce que ça fasse le plus de mal possible aux autres, mais jamais en sortant du cadre de la légalité. Le conflit de procédure en est tout à fait exemplaire. Le troisième degré, encore un peu plus pervers, c’est d’utiliser la loi pour nuire à autrui au nom de ses propres valeurs. Vous ajoutez un nouveau degré. C’est-à-dire par exemple de se servir de la structure interne du rapport de l’autre à la loi de façon à utiliser sa culpabilité pour l’enfoncer encore d’avantage dans la situation pour lui la plus mauvaise. Alors là on arrive dans des choses qui sont tout à fait perverses, par exemple le cas classique du secret. Le secret pervers : on vous met en possession d’un secret qui si il est révélé provoquera des ravages absolument épouvantables, sauf que maintenant vous en êtes le dépositaire. Et la jouissance suprême du pervers, raconte Dor, est bien évidemment ensuite de vous inviter à la même table que la personne sur laquelle vous détenez un secret absolument épouvantable que vous ne pouvez pas révéler, et de faire sentir à tout le monde que tout cela était arrangé, et que l’un détient sur l’autre un secret épouvantable. Un cas qu’on rencontre extrêmement fréquemment en clinique. Et puis alors il y a encore le degré supplémentaire, et là on commence à rejoindre les eaux sadiennes, c’est d’utiliser la loi pour jouir de façon déchaînée. Je vous apporterai cette année un contrat pervers, un contrat que fait signer un pervers, un sadique, à ses victimes. Vous verrez la nécessité du contrat, qui est un contrat dans lequel celui qui est la victime désignée – le " bâtard ", c’est un contrat entre le " maître " et le " bâtard ", et le bâtard c’est quelqu’un qui signe par contrat qu’il n’a aucun droit au contrat -, ça me permettra de faire quelques remarques sur l’humour noir chez les pervers. Et alors l’horizon ultime de ce genre de contrat, c’est d’utiliser la loi pour que la jouissance enchaîne l’autre. Et alors à ce niveau-là, on arrive à cet idéal extrêmement frappant, puisque Kant et Sade utilisent de fait le même mot qui est le mot " apathie ", à l’idée que la jouissance qui enchaîne l’autre est une jouissance qui n’emporte plus aucune espèce de plaisir. C’est-à-dire que pour faire le mal par le mal, il faut ne rien éprouver. Parce que sinon, c’est comme dans les scènes de Sade, n’est-ce pas, la posture va se rompre, le sadique va finalement jouir (au sens d’éjaculer), et tout va s’arrêter. Non, le pire est quand justement il ne se passe rien. Les suprêmes personnages méchants de Sade sont ceux qui ne peuvent justement pas avoir d’orgasme, et à qui ça monte d’autant plus à la tête, et qui peuvent, précisément parce qu’ils ne sont pas arrêtés par le plaisir, franchir toutes les limites de toutes les transgressions possibles. Et aller jusqu’à la dévastation du corps de l’autre la plus effroyable, la plus totale… C’est-à-dire, à ce moment-là, d’imposer la loi comme une loi apathique, pratiquement en un sens paradoxal, totalement désintéressé, qui est l’organisation méthodique du pire. Cette loi, qui va jusqu’à l’organisation méthodique du pire et à l’anéantissement total, radical, du corps même de l’autre, de son élimination, je crois que ce n’est pas possible, analytiquement, de la considérer comme une tératologie réservée à certaines situations. C’est méconnaître complètement ce qui a pu se passer avec le nazisme, tout simplement. C’est qu’on peut tout à fait avoir une apathie – l’apathie ce n’est pas du tout une attitude extraordinaire ou mystique -, une apathie complète qui fait qu’il y a des gens qui décident de faire le pire et qui se gardent bien d’y prendre le moindre plaisir, c’est-à-dire d’en retirer des satisfactions personnelles. Parce que sinon ça ne pourrait pas aller jusqu’à l’absolu du mal auquel ça doit pouvoir aller pour que méthodiquement on consomme le plus épouvantable.

Ce que je trouve sensible dans cette question de ce que la loi pourrait finir par faire, et qui fait apparaître à chaque fois d’autant le besoin de répondre au pervers en supplémentant la loi telle qu’elle existe de considérations morales ou de considérations de tout ce que vous voulez pour que ça ne se passe pas. C’est que vous voyez dans ce dispositif gradué, la loi paraît de plus en plus comme le moyen de la perversion, d’une part, et d’autre part le rapport à la loi comme allant vers le pire, mais sans que nous soyons innocents. Nous avons tous la main dans cet engrenage qui peut éventuellement aller jusque-là.

Donc lorsque je parlerai de Kant avec Sade, que je commenterai le mois prochain, je vous ferai remarquer que ce n’est pas vraiment un texte sur la ou les perversions. On peut tout à fait décrire cliniquement les perversions en utilisant le graphe du désir, voire certains éléments de la question préliminaire, qui n’est pas du tout une sorte de répartition comme ça d’un texte de Lacan qui porterait sur les perversions, et un autre sur les névroses et un autre sur les psychoses. Mais en revanche, c’est un texte sur la loi qui indique la faille perverse du sujet. Et c’est ça que je trouve génial dans ce texte, c’est que ce n’est pas du tout aller nous expliquer ce que nous savons tous très bien, que le désir est pervers. Ce n’est pas parce que le désir est pervers que tout le monde est pervers. Le problème, ce n’est pas d’analyser le désir en tant que pervers, mais d’analyser le sujet en tant que pervers. Ça c’est tout à fait autre chose.

Avec les distinctions qu’on a faites, j’essaierai d’analyser le texte dans 4 directions.

Le premier, c’est de revenir à ce qu’à mon avis Lacan a bien vu, c’est que le problème c’est la question du problème transcendantal de la loi. C’est-à-dire de ce qui fait que la loi est bien la loi, et de tout ce que nous essayons éventuellement de construire pour le justifier, qui met en jeu un sujet, un sujet qui réfléchit critiquement sur la loi. Avec ce problème, c’est que c’est précisément ce sujet qui réfléchit critiquement sur la loi qui trouve les moyens d’augmenter le pire, de passer au pire. Il y a ainsi un joli paradoxe, que je me suis amusé à proposer dans… - parce que je participe à un programme de recherche sur cette question des normes, où j’ai proposé de travailler sur la question des perversions, qui a laissé stupéfait et perplexe un certain nombre de mes camarades et que j’ai osé appeler le " paradoxe de Lacan ", parce que j’ai trouvé que c’était un hommage à lui rendre -, c’est que toute loi impliquant sanction, elle ouvre toujours la possibilité d’un crime qui profite plus que ne nuira la sanction. Sur le modèle que discute la critique de la raison pratique, n’est-ce pas : " irez-vous passer une nuit auprès de votre bien-aimée si c’est le gibet qui vous attend le lendemain ? ", demande Kant. Non ! Et Lacan de commenter : " oh, si c’est le gibet qui m’attend le lendemain, peut-être que je pourrais la couper en morceau ". Là il y a effectivement toujours cette espèce de bifurcation absolument impossible à juguler, et qui fait entrer dans la balance quelque chose qu’aucun système politique ne peut économiser. C’est le fait que la jouissance n’est pas de l’ordre du plaisir ou de la peine. S’il n’était question que de plaisir ou de peine, bien sûr, peu de gens iraient pour une nuit auprès de leur belle risquer le gibet. Mais si c’est une question de jouissance, si tant qu’à faire, on peut la couper en morceaux, le pouvoir même de la loi devient problématique. Je vous ferai remarquer que c’est une question que seuls les modernes peuvent se poser. Les Grecs ne pouvaient pas se la poser, pour une raison très simple, c’est que lorsque vous voyez ce qu’Aristote appelle les gens qui se comportent de façon perverse, il appelle ça de la bestialité. C’est-à-dire qu’à partir du moment où vous vous comportez comme ça, vous êtes hors-humanité. La bestialité, c’est ce que nous nous appellerions faire le mal pour le mal, et nous, qui ne sommes pas Grecs, nous trouvons cela humain.

La deuxième direction dans laquelle je voudrais interroger le texte, c’est la question de la volonté chez le pervers. Parce que je veux bien qu’on dise de façon approximative que le pervers suit la loi de son désir et qu’il dénie que la loi du désir, c’est toujours la loi du désir de l’Autre. Mais la notion de volonté est plus forte. En particulier, elle participe à une construction politique, à une définition de ce que c’est que l’individu. Ce n’est pas une sorte d’indication clinique qui sert à désosser les situations sociales pour les faire coïncider avec les concepts de Lacan. Là, la question de la volonté du pervers me paraît essentielle.

La troisième direction que je suivrai, c’est de soulever quand même la question de savoir si le parallèle entre Kant et Sade est un parallèle factice, s’il ne concerne ni Kant ni Sade, ou bien s’il y a véritablement quelque chose à en tirer. Et je comparerai cela avec un autre paradoxe célèbre en philosophie morale, en philosophie de l’action, le paradoxe du " nazi raisonneur ", d’Elizabeth Anscombe qui était une élève de Wittgenstein, et dont vous pouvez lire le texte récemment traduit qui s’appelle Intentions. Le nazi a mis des enfants juifs dans un petit enclos, il dispose d’un mortier et il commence à raisonner sur ce qu’il doit faire, sur les différences prémisses pratiques de son action : " Un bon nazi doit exterminer les juifs, or j’ai de quoi exterminer des juifs, donc je vais tirer avec mon mortier pour les massacrer ". Anscombe se demande ce qu’on peut dire au nazi. Et ce qui est très important avec la question d’Anscombe, c’est qu’elle déplace la question sur le plan de l’action. Ce n’est pas pour elle un pur problème moral. C’est la très grande originalité, la très grande profondeur de la question d’Anscombe, c’est qu’il est acquis que c’est un méchant, et il est acquis que c’est un acte mauvais. Maintenant, si on pose la question comme ça sans se poser la question de ce que c’est qu’une action, avant de se poser la question de savoir ce que c’est qu’une action morale, si on se pose la question de ce que c’est qu’une action, comment est-ce qu’on peut faire ou dire quelque chose sur cette action ? Ce qui est frappant chez Anscombe, c’est qu’elle montre bien que ce n’est pas en répondant sur le plan moral qu’on peut bouger la position du pervers. C’est en l’attaquant au niveau même du raisonnement même qui permet à son action d’être une action intentionnelle. Vous verrez ce qu’Anscombe propose, qui me paraît profond et dont à mon avis on devrait tirer quelques conséquences sur la manière de parler à un pervers en faisant autre chose que lui opposer justement la loi morale dont il a besoin, en s’intéressant à ce que c’est qu’un acte, et à la fragilité de ce que c’est qu’un acte. Et puis je terminerai, c’est un des 2 autres axes que je voudrai finalement aborder en lisant Kant avec Sade, c’est la question de la sublimation. Parce qu’il y a un rapport extrêmement étroit, je pense, entre la façon dont la notion de sublimation peut être travaillée chez Freud, la façon dont la sublimation joue un rôle dans la perversion, un rôle tout à fait important, et la notion kantienne de sublime, qui est une certaine relation des idées morales à la sensibilité. C’est l’autre voie que j’essaierai d’explorer, à partir d’impasses qu’on trouve facilement dans la littérature analytique sur les pervers, pour qu’on puisse essayer de se demander s’il y a une prise en charge de ces patients qui pourrait éventuellement être un petit peu autre chose que ce qu’on a proposé jusqu’ici, et qui retrouve des intuitions je crois extrêmement fortes, qu’on trouve déjà amorcées chez Lacan. Dans la mesure où – et c’est ce sur quoi je vais terminer ce soir - nous pouvons certainement beaucoup moins facilement que dans les années 60, faire du pervers quelqu’un qui est hors-champ. Je crois au contraire, aussi bien dans le champ de la culture que dans le champ de la politique, que dans le champ du droit, que le pervers est dans le jeu. Il fait partie des données qui sont dans le champ de l’Autre. Ce n’est pas simplement comme je vous le disais tout à l’heure que nous modernes, nous avons des pervers parce que nous ne pouvons pas considérer ces gens-là comme des bêtes ; c’est tout simplement parce que nous n’avons plus d’esclaves. Donc nous ne pouvons plus les faire basculer, les pervers qui commettent des choses absolument monstrueuses, du côté de l’esclave, du côté de l’andrapodon grec, de " l’homme-pied ", de la chose. Mais encore plus profondément parce que, ce qui me paraît l’une des choses les plus troublantes, y compris pour l’exercice de la psychanalyse, ce à quoi on est malheureusement relativement fréquemment exposé à voir, ne serait-ce qu’à l’hôpital, c’est que la perversion, elle fait effectivement de plus en plus partie, explicitement, du fonctionnement social quotidien. Acet égard, la distanciation psychiatrique, la stigmatisation psychiatrique pose tout à fait des problèmes. Elle n’est plus vraiment aussi facilement possible, parce que l’Autre auquel nous avons affaire est un Autre qui a des fonctionnements pervers explicites. Et que ce qui se passe au niveau de l’économie, ce qui se passe au niveau du droit, ce qui se passe au niveau des revendications libertaires les unes aux autres, a les plus grands effets sur la manière dont nous sommes tramés subjectivement, et dont nous formons éventuellement une communauté.

Voilà, j’ai terminé pour ce soir. Et puis la prochaine fois, je viendrai avec Kant avec Sade, et puis je commencerai à dépiauter un peu le texte.

- J’aimerai parler du rôle qu’a pu jouer Reich dans l’articulation entre la sexologie et puis quoi… 

- …au moment où il en était l’inspirateur, il était déjà passé de l’autre côté, il était passé au delà…

- C’est vrai, je suis d’accord, tout à fait. Par exemple, le virage des thérapies humanistes est un virage qui revendique une certaine forme d’irrationalisme reichien. Le problème, c’est de savoir si c’est significatif. Moi, ce que je connais de l’histoire de la sexologie… Vous savez, il y a très peu de travaux, je dis ça comme ça pour ceux d’entre vous qui sont à l’université, des histoires sérieuses de la sexologie où on sait ce qui c’est passé, comment ça c’est passé, qui a fait quoi, il y en a peu, très très peu. Il y a un travail en cours… mais même de rassemblement d’archives, de savoir comment ça c’est articulé au problème de l’hygiène sociale. C’est Edouard Toulouse qui a été un des créateurs de l’hygiène sociale, etc… On ne sait pas très bien. Aux Etats-Unis, il semble que le côté hippie libertaire qui fait de Reich un personnage très en vue ne doit pas cacher le fait que les thérapies humanistes sont vraiment me semble-t-il au contraire des idéaux communautaires et je dirai post-socialistes de Reich, des idéaux totalement individualistes et mercantiles. En fait c’est la situation de l’offre et de la demande sur un marché du droit au plaisir sexuel qui serait aux antipodes des revendications reichiennes. Cela dit, pour vendre, un petit peu d’orgone et de cosmogonie délirante avec des machines à accumuler de la libido cosmique me paraît moins peser sociologiquement. Cela dit, j’en sais rien parce qu’on n’a pas suffisamment de travaux. Et ce n’est pas mentionné dans les histoires que j’ai lues sur la sexologie américaine. En revanche, quelqu’un comme John Money, qui est infiniment moins connu, John Money a vraiment pesé d’un poids colossal sur la révolution sexuelle américaine . On n’imagine pas le nombre de thèses soutenues, de postes universitaires, de thérapeutes formés par Money. Avec tout l’appareillage du behaviorisme, de l’endocrinologie, des spécialistes… Le problème de Money, évidemment comme tous les pervers, c’est qu’il finit par se faire rattraper. Un certain nombre de choses reposait sur des fraudes, des fraudes très graves, avec des manipulations de données, des pressions directes sur les gens. Mais jusqu’à sa retraite de Hopkins dans les années 85-86, c’était un véritable pape.

- Il était dans la partie médicale de Hopkins ?

- Oui. Ce qu’on appelle la psychologie médicale. C’est lui qui a fixé les normes pour opérer les enfants intersexuels. C’est lui qui a créé les premières unités de suivi pour les transsexuels, le transsexualisme étant l’une des productions du behaviorisme endocrinologique américain de ces années-là. L’idée qu’on va opérer des centaines de personnes, qu’on va organiser des suivis sur des années, qu’on va mener des comparaisons de dosage d’hormones… Ça a vraiment un statut tout à fait particulier. Et avec une idéologie libertaire tout à fait prononcée, à la Hirschfeld.