Les perversions, la sexologie et le mal

Pierre-Henri Castel – 5ème séance

(27 février)


Je vais aujourd’hui essayer de caractériser comment je comprends le pas que Lacan fait au delà de Freud sur la question des perversions, c’est-à-dire de voir quelles sont les coordonnées d’une approche lacanienne de la perversion.

Si vous vous rappelez l’introduction que j’avais donnée à cette recherche, j’étais resté sur quatre points litigieux qu’on trouve dans la littérature lacanienne sur les perversions, qui concernent bien sûr l’histoire de la psychanalyse, mais aussi la clinique. Et d’une certaine manière, il y a une énigme du pas que Lacan ferait au delà de Freud, dont la difficulté du texte même de Kant avec Sade - qui est vraiment un texte qui n’a vraiment plus rien à voir avec un travail clinique psychanalytique inscrit dans l’histoire de la théorie des perversions -, l’énigme même du texte est là pour témoigner qu’il y a là quelque chose d’autre qui est entrain de se mettre en place. Il y a une véritable rupture en quelque sorte dans cette histoire de la théorie psychanalytique des perversions. Et un grand nombre des commentaires de Kant avec Sade que j’ai pu lire, ou des analyses qu’on peut trouver de ce que Lacan dit de la perversion, se vouent en quelque sorte à revenir sur un terrain plus solide et plus balisé, et à retrouver en fait comment on peut retrouver Freud dans Lacan.

Je vais revenir sur ces quatre points litigieux en les réénumérant, et en les commentant.

Le premier, c’est ce que j’avais épinglé dans les textes de Dor sur la perversion, c’est la fausse rupture avec cette série que vous trouvez très bien mise en place sur chez Fénichel, une série d’aggravations quantitatives de la solution perverse à l’angoisse de castration, où il y aurait une sorte de continuité entre l’hystérie, l’homosexualité, le fétichisme, le transvestisme. Et plus ça devient grave, plus on arriverait à cet extrême que pourrait être le transsexualisme (chez Dor, pas chez Fénichel). Chez Fénichel, c’est quantitatif, c’est-à-dire que manque l’énergie psychique pour faire face à cette espèce de progressif enfoncement du psychisme du sujet dans ces extrêmes de perversion. Ce qui m’a beaucoup frappé quand j’ai lu Dor – et pas seulement Dor, mais aussi beaucoup de lacaniens -, c’est que, bien sûr, comme la notion d’énergie psychique et de quantité ça fait moche sur un plan épistémologique, on la remplace par une sorte de théorie de la " confusion " entre le pénis et le phallus. Plus on s’enfonce dans les degrés de la confusion - à prendre le phallus pour le pénis, le phallus symbolique pour le phallus imaginaire, et même au comble, dans le transsexualisme, pour le pénis réel -, eh bien on reparcourt exactement la même série. C’est-à-dire qu’il y aurait l’hystérie - premier germe de perversion -, de là on s’enfonce dans l’homosexualité, plus on devient plus pervers et l’on rejoint le fétichisme, puis on s’enfonce progressivement par le biais du sous-vêtement qui n’est plus l’accessoire de masturbation mais devient porté continuellement contre le corps – dans le transvestisme – jusqu’ au transsexualisme. Avec le transsexualisme, dans cette série-là, ce n’est plus n’est-ce pas le pénis de la mère, c’est carrément l’organe réel qui serait mis en cause. Ce n’est sûrement pas faux. Dans le texte des Ecrits consacrés à Schreber, il ne faut pas oublier que le moment crucial qui est si difficile à articuler – est-ce que le transsexualisme est du côté de la perversion ou de la psychose -, Lacan met des guillemets à " perversion ". C’est-à-dire qu’il le prend comme ça, il le prend comme c’est analysé. Et il ne faut jamais oublier que pour la plupart des cliniciens qui ont assisté aux premiers cas de transsexualisme, la distinction entre le transvestisme et le transsexualisme n’a pas été du tout de ces distinctions qui font évidemment sens. C’est pour la plupart un transvestisme aggravé par un recours à l’opération chirurgicale, et il a fallu beaucoup de temps pour prendre les choses autrement.

Voyez que la question ici est toujours de savoir si l’on peut avoir une théorie du pénis ou du phallus plus sophistiquée que celle de Freud en introduisant le registre de RSI dans l’analyse des perversions. C’est d’autant plus plausible, que dans le commentaire que Lacan avait écrit avec Wladimir Granoff du cas Harry de Lorand, qui est le cas type de fétichisme chez un enfant, il introduit cette idée qu’on va intervenir dans la question de savoir ce que c’est que chez un enfant, un fétiche, ou un objet transitionnel – puisque c’est l’époque de la polémique entre Winnicott et Phyllis Greenacre, en disant qu’on va ajouter cette analyse en terme de RSI, et, par là, montrer qu’il s’agit bien de tout autre chose. Néanmoins, on est simplement dans l’ajout de la dimension symbolique.

Le problème que ça pose, si on veut aller un petit peu plus loin, c’est que c’est rabattre la question du signifiant et de l’objet (a) sur ce qui est empiriquement contrôlable à partir d’un matériel freudien qui fait une large part à la contribution sexologique et psychiatrique. Ça aboutit, comme toujours, à importer dans la conception psychanalytique qu’on se fait, une notion déficitaire de la perversion. C’est-à-dire que quand, si peu que ce soit, on commence à dire de quelqu’un qu’il prend le phallus pour le pénis, c’est dire que c’est quelqu’un qui n’a pas les yeux en face des trous, quelqu’un chez qui il y a quelque chose qui ne va pas. On se centre alors tellement sur l’anormalité et le caractère déficitaire de la perversion, qu’on a énormément de mal, du coup, à considérer l’autonomie créative, comme l’historicité sociale du phénomène, dans toutes ses dimensions. C’est ça qui paraît extrêmement frappant. C’est une perversion envisagée toujours à travers des catégories qui restent psychiatriques – celles de Krafft-Ebing : celles du déviant. Mais la productivité de cette déviance – celles qu’après tout la catégorie du signifiant a permis de penser, parce que c’est une théorie qui cède, par exemple sur le plan de la psychose, le moins possible à l’idée que le délire serait quelque chose de déficitaire -, la même chose devrait pouvoir me semble-t-il s’appliquer aux perversions, et même encore plus. Parce que si on veut penser le rôle de la perversion dans la culture, il est évident qu’on ne peut pas se contenter d’une phénoménologie des perversions rangées au titre des monstruosités pathologiques à la Krafft-Ebing.

Voilà le premier point litigieux. Si l’on veut rendre – ce qui est le propre de Kant avec Sade – à la production perverse cette espèce d’autonomie subjective dans la création de phénomènes qui ne sont pas déficitaires par rapport à la névrose – ce ne sont pas des hystériques qui ont mal tourné, les pervers -, alors il faut rompre avec ce type de présentation.

Le deuxième point litigieux, c’est qu’évidemment, dans la théorie de la perversion le poids de la psychogenèse - caché en général dans un recours à l’anamnèse qui reste envahissant dans les récits des lacaniens -, le poids de la psychogenèse est extrêmement important. Forcément, parce que selon l’idée même que tout gravite autour du phallus, et qu’on va donc partir d’une explication lacanienne à partir du phallus de la question du fétichisme chez Freud – et d’un fétichisme qui est vraiment l’objet qui remplace le phallus manquant de la mère -, chez Lacan, le problème de " l’assomption de la castration " ne pourra bien évidemment être représenté que comme un échec infantile, un déficit infantile particulier. Autrement dit, dans les textes que j’ai pu lire sur la question des perversion, il est étonnant de voir combien l’opérateur signifiant phallique est étroitement superposé à la question du " stade phallique ". Il est là véritablement pour éclairer ce qu’il en est de la question du stade. Donc, en réalité on se de déprend jamais de toute cette psychogenèse, on ne donne jamais à l’opérateur phallique – dans la théorie lacanienne de la perversion – l’autonomie dont il est capable, en ne faisant que s’en servir pour éclairer des obscurités de ce qui se jouerait au stade phallique, ou au stade qui précède le stade phallique, le stade anal. De la même manière que Lacan s’est efforcé de dépasser le problème du phénomène élémentaire en psychiatrie - en montrant dans la psychose que ce phénomène n’est pas un événement mais un " motif " qui se retrouve à l’intérieur du délire et qui est comme une sorte d’élément dont on retrouve à différents points de charnière le motif se répétant sous des formes déguisées -, de même faudrait-il penser le scénario pervers comme un agencement du sujet avec l’objet qui a une dimension abstraite, une généralité propre, une capacité, en fait, à devenir à sa manière un " motif " particulier qui n’est nullement l’effet historique d’une crise, serait-ce une crise infantile. Y aurait-il dans l’anamnèse du sujet tous les éléments qu’on veut pour dire que sa mère lui a fait ceci à tel âge, etc. C’est ce qui donnait je vous le rappelle sa force – et c’est pour ça que j’avais très longuement analysé sa position – à la thèse de Chasseguet-Smirgel. Parce qu’évidemment, faute d’accepter complètement la théorie des stades – c’est-à-dire de supposer de l’anal avant le phallique -, elle a beau jeu de dire que les lacaniens jonglent sur le phallus imaginaire et le phallus symbolique, et qu’on finit par trouver des textes de psychanalystes qui s’imaginent commenter Lacan ou le transformer en un dogme, où la femme est définie comme étant ce qui est sans phallus. Mais, cette opposition du plus et du moins est, comme elle le fait remarquer, précisément l’idée du pervers sur la femme. Elle décèle ainsi une ambiguïté où ce " plus ou moins phi " qui a une fonction opératoire dans la théorie lacanienne peut parfaitement être interprétée au niveau du stade comme précisément l’échec de l’enfant à assumer le fait qu’il y a une assymétrie qui est autre chose qu’une assymétrie imaginaire.

Or, il y a deux choses qu’on doit ici marquer, d’ailleurs mises par Lacan en tête de son analyse de Kant avec Sade. C’est que du prégénital en psychanalyse, on ne sait rien que dans la mesure où c’est du pré-oedipien. Et que de ce pré-oedipien on ne saura jamais rien - cette fois de manière logique et non pas psychologique - que par rapport à ce qu’on peut inférer rétrospectivement de la constitution de l’Œdipe. Autrement dit, ce qu’on appelle le prégénital, ou les phénomènes sur lesquels on va capitaliser, sont découpés dans la réalité de l’histoire psychologique de l’enfant, à partir d’une logique de lecture qui est œdipienne. Bien sûr, l’anal qui a l’air d’être plus visible, ou palpable, que l’oral, par certains aspects, est tout à fait, en réalité, du même ordre : inféré et défini a posteriori. C’est par rapport à sa mise en fonction dans une certaine combinatoire signifiante, que la notion de régression va pouvoir prendre son sens. Le stade phallique – même le stade phallique, au sens du stade -, n’émerge dans la névrose que comme un témoignage, dans le symptôme, de l’angoisse de castration.

Le problème, dira-t-on, est que si l’on essaie de se passer de cette psychogenèse, on va se priver de ce qui donne sa réalité - presque son inertie et son invincibilité -, à la perversion, soit l’appui formidable que lui donnent les fameuses " fixations infantiles ". On a l’impression qu’on ne peut se passer de la théorie des fixations infantiles, et qu’on est obligé d’être sinon freudien, totalement développemental dans sa conception de la psychanalyse, quand on aborde la perversion. C’est la deuxième chose que je voulais remarquer pour mettre en cause cette " évidence " de la référence psychogénétique dans la théorie des pervesions. C’est celle que je voudrais attaquer aujourd’hui à la racine.

La troisième chose qu’on oublie, c’est que Freud, toutefois, ne s’y est pas laissé prendre. On oublie que dans ces années 1910 avec toute sa correspondance avec Karl Abraham que cite Chasseguet-Smirgel, Freud dans L’homme aux loups dit qu’il ne s’intéresse pas du tout à l’éternelle question de savoir si l’homme aux loups est un psychotique ou un névrosé (ou un borderline, comme on voudra déduire plus tard de ce qu’on juge être chez lui une incertitude). Je vous ferai juste remarquer que dans L’homme aux loups, ce qui fait régresser l’homme aux loups, ce ne sont pas les fixations prégénitales infantiles, mais le choc de la scène primitive. C’est-à-dire que c’est la rencontre du sujet avec la scène primitive est l’élément central du cas. Et ce qui se passe dans cette rencontre avec la scène primitive a une autonomie propre pour laquelle Freud se passe finalement extrêmement bien d’avoir à aller chercher autre chose dans la préhistoire prégénitale du sujet. En particulier, nulle explication développementale sur les fixations antérieures du sujet. Autrement dit, même Freud dans L’homme aux loups – c’est un aspect qu’on ne devrait pas oublier -, se pose en terme de position subjective devant l’Œdipe la question du destin de l’homme aux loups, et d’une manière extrêmement peu développementale, surtout si vous pensez à l’immense concession à la psychogénétique qu’on peut trouver dans l’édition qui venait de paraître l’année d’avant, des Trois traités sur la théorie sexuelle.

La dernière chose, ou le quatrième point de litige, c’est qu’il conviendrait peut-être, dans cette perspective, de poser au moins d’une autre manière la question du développement. Parce qu’il y a une remarque que j’ai trouvée très fine chez Joyce McDougall - qu’elle n’est pas la seule à se faire mais à laquelle elle donne une certaine ampleur bienvenue -, c’est comme vous savez sans doute la fréquence des affections psychosomatiques chez les pervers. Joyce McDougall fait à ce sujet une hypothèse qui se trouve coïncider avec les quelques cas que je connais – les rares cas de gens qui ont bien voulu me causer un peu en détail. Elle l’associe à quelque chose que je trouve de très particulier, qui serait à ses yeux le fait que dans son matériel, elle trouve très régulièrement qu’il n’y a pas eu de masturbation infantile normale chez les patients qu’elle a vus. Il se trouve qu’un des pervers que j’ai examiné – sur lequel d’ailleurs je me suis vraiment trompé quand je l’ai reçu, parce qu’il se trouvait que cet homme était lui-même victime d’un scénario pervers, ce qui fait que j’ai eu beaucoup de mal à voir que par ailleurs c’était, lui, un pervers -, avait été victime d’une très grave affection dermatologique pendant son enfance, et avait passé toute son enfance gainé dans une armure de carton qui visait à empêcher qu’il puisse se toucher la peau et provoquer des lésions irréparables. Entre l’âge de 3 ans et l’âge de 7 ans, il avait passé quatre années de sa vie dans des armures de carton, avec du scotch qu’on enlevait uniquement pour qu’il fasse ses besoins. Elle suggère que ce type de phénomènes, de maladies très graves de l’enfance, intervenant comme des perturbations de la masturbation infantile, frayent d’autres voies vers le plaisir. Alors dans le type de conception qu’il y a chez Joyce McDougall, on retrouve quelque chose qui ne me paraît nullement à négliger. C’est que c’est à peu près le même matériel qu’on trouve chez Kohut et les kohutiens sur la perversion.

C’est l’idée que ce qu’il y a dans la perversion, c’est un problème - comme disent les kohutiens -, du self au self-object. Autrement dit, dans la théorie du self de Kohut, le noyau ultime du narcissisme, est un noyau dans lequel la question n’est pas simplement d’être soi, mais d’être à soi. C’est-à-dire que c’est la question du confinement originaire de la jouissance dans le narcissisme qui est pensé chez Kohut de la façon suivante : c’est la question de savoir comment pour être à soi, le narcissisme doit s’articuler autour d’un objet perdu. D’un objet perdu qui a une caractéristique particulière, c’est qu’il n’est aucun objet particulier sinon le soi lui-même, et que cet objet perdu, ce self-object originaire est pour le sujet la promesse de retrouvailles subjectivement et narcissiquement gratifiantes. Car Kohut – et c’est ce en quoi il s’est mis complètement en porte-à-faux avec l’ego psychology -, distingue dans le soi deux types de clivage. Au clivage traditionnel - qu’il appelle le clivage " horizontal ", qui est le clivage des investissements objectaux œdipiens qui permet de retrouver dans le vocabulaire de la relation d’objet la théorie classique du refoulement -, il oppose un clivage tout à fait différent, spécifique, qui est le propre de la self-psychology – qui est un clivage " vertical ". Ce clivage vertical est un clivage dans lequel le self-object – ce n’est pas la moitié, si vous vous représentez ça comme une sphère coupée en deux, du self-object, c’est la ligne qui les divise et qui permet comme opérateur de rapporter la moitié du sujet à lui-même en sorte que le sujet soit à soi. Et, tous les théoriciens kohutiens de la perversion font remarquer qu’un trouble de la constitution à ce niveau-là particulier du narcissisme est un trouble qui a fort peu de rapport avec les troubles de la relation d’objet. J’ai très envie à ce sujet de dire que ce que vous avez chez Kohut au titre de la relation du self au self-objet est littéralement le type de question qui est posée par Lacan dans la relation du sujet à l’objet (a). Ce qui au contraire est posé comme problématique au niveau du clivage horizontal et des investissements objectaux, c’est au contraire la question de savoir comment le moi et son idéal, le moi idéal avec (a), ce petit (a) peut être rempli dans le i (a) par les objets œdipiens de la relation d’objet. Kohut a beaucoup insisté sur le fait que lui aussi trouvait à la source de toute sorte de comportements pervers réputés inanalysables dans l’ego psychology - voire comme contre-indication formelle à l’analyse ! -, des problèmes " d’enveloppement paradoxal " précoce. Des problèmes tactiles, des problèmes dermatologiques, auxquels l’érotisme adulte continuait à répondre par toutes sortes de solutions qui visaient dit-il à rétablir à l’intérieur du narcissisme - au sens du self plus exactement – quelque chose comme la possibilité pour le sujet d’être à soi et de confiner la jouissance dans un registre qui demeure subjectif. C’est pour ça que je parlerai volontiers à l’égard de Sade - pour faire un petit jeu de mot – du " fétichisme de l’à-soi ", pour faire écho à cette pratique curieuse qu’avait repéré Clérambault et qui est extrêmement fréquente dans les comptes-rendus que j’ai pu lire d’enfants dits transsexuels, qui font d’ailleurs en général non pas des transsexuels adultes mais des homosexuels – et qui est l’appétence pour les tissus soyeux, pour les tissus qui enveloppent la peau, et qui en la caressant, créent un sentiment de plaisir inextinguible chez ces enfants, qui font qu’ils peuvent rester comme ça pendant des heures à s’envelopper dans du satin, ou du nylon de bas, etc. Kohut, je crois, dans quelques observations, notait également cela.

Où est-ce que je veux en venir ? Je voudrai en venir à faire une différence entre le Lacan qu’on peut traiter de cette manière-là, comme quelqu’un qui explicite des difficultés qui se trouvent dans la lancée freudienne de la théorie de la perversion - celui qu’il y a encore dans l’article avec Granoff sur le cas Harry -, et puis le Lacan de l’objet (a), qui met au cœur de sa problématique la question du masochisme, qui se pose la question de l’objet à partir du statut de l’objet du masochiste, et qui, à partir de cette théorie du masochisme, revient ensuite sur la question du fétichisme, et par là s’aventure au delà de Freud.

Ce que je vais essayer de faire aujourd’hui, pour montrer en quoi il s’aventure au delà de Freud, c’est de prendre les choses – je ne dirai pas de la fin – mais en tout cas d’une forme extrêmement avancée de la théorie lacanienne, en partant du principe que c’est ce qui est le plus développé qui explique le moins développé.

Je vais me rattacher maintenant à ce que je disais précipitamment à la fin de la dernière séance, en vous proposant que le questionnement du pervers, c’est beaucoup moins qu’il dénie l’absence de pénis, soit de la mère soit de la femme, mais que le déni pervers porte électivement sur la jouissance féminine. Equiper la femme, ou la mère, du phallus ou du pénis dans le fantasme, tout ça se serait – c’est mon hypothèse – la petite monnaie imaginaire d’un déni dont la teneur radicale est infiniment plus profonde et qui est déni qui porte sur un concept qu’on ne pourrait trouver à la limite que chez Lacan, qui serait l’affirmation de la spécificité irréductible de la jouissance féminine à la jouissance phallique. Alors la dernière fois vous vous rappelez - à chaque fois qu’on parle de jouissance féminine, immédiatement, ça suscite la question que vous avez posée…

Z : J’avais mal compris. Je me suis rendu compte que j’avais mal interprété justement…

P-H. Castel : Je ne suis pas sûr que vous ayez mal interprété ! Je vais prendre votre question comme ça : et si la jouissance féminine était un fantasme masculin ?

Car, un des problèmes majeurs de cette fameuse jouissance féminine, c’est qu’elle est muette, par certains aspects. N’étant précisément pas articulée à quelque chose qui est de l’ordre du phallus, en dire quelque chose est extrêmement obscure, et il n’est pas exclu d’ailleurs que ce soit tout à fait impossible. Donc je continue à spéculer, je vous dis un petit peu quelles sont les intentions que j’ai derrière la tête, et je pose que la théorie lacanienne de la perversion n’opère que sur la base de l’idée qu’il y a une jouissance féminine non phallique, et que c’est précisément cette jouissance féminine non phallique qu’il faut entendre comme l’objet d’une négation extrêmement particulière dans le scénario pervers. C’en est – pour vous dire le fond de ma pensée – une des contre-épreuves cliniques centrales.

Pour l’étayer, je voudrais vous donner deux indications. La première, c’est celle que j’avais faite en distribuant ces deux contrats pervers la dernière fois, concernant le deuxième contrat, quand on s’était demandé si c’était un contrat pervers, ou un jeu littéraire. En tout cas, ce qu’on peut remarquer et ce qui est d’observation commune, c’est que la partenaire du pervers est souvent, sinon dans l’immense majorité des cas, une hystérique. Et une hystérique en un sens extrêmement épuré de l’aliénation de la femme à l’idéal phallique de la jouissance qui s’énoncerait du côté homme. En ce sens, si ce symptôme hystérique fait aliénation pour la femme, si ce n’est donc pas une fatalité mais une pente pour le féminin que de coïncider avec l’hystérique, alors il y a bien, pour la femme, ce type d’espace en retrait. C’est intéressant de voir dans la lecture du texte du deuxième contrat – celui du " sadique " à l’égard de la " masochiste ", mais pas au sens clinique rigoureux, au sens de la relation duelle SM, au sens informel – qu’il y a là l’aspiration à valoir comme un fantasme féminin, tel qu’on pourrait se le représenter si la femme n’était que ce que j’ai appelé un " complément d’objet phallique ". Alors, il y a quelques cas intéressants dans la littérature – je vous en signale un qui s’appelle Serge André dans L’imposture perverse, où il a eu l’occasion de suivre à sa grande surprise un couple dans lequel une des femmes est une homosexuelle mais du côté de la perversion, et l’autre sa partenaire, hystérique. C’est au fur et à mesure de l’analyse qu’il réalise qu’en fait elles vivent ensemble, et il observe en quelque sorte les deux trajectoires divergentes diverger, puis les deux types très différents de construction auxquels on assiste dans cette double analyse. Pour insister sur ce point, je vous ferai remarquer que dans le deuxième contrat - c’est pour ça que je trouve qu’il n’est pas inutile à examiner, quelles que soient les réserves sur son statut – où la femme fonctionne comme complément d’objet phallique, on retrouve des intuitions qui sont courantes dans la clinique de la perversion, dont la plus importante, c’est qu’au moins, la femme, là, on sait quoi en faire. Ce que je veux dire, par " on sait quoi en faire " – c’est qu’au fond les questions anatomiques, les questions d’orifice, les questions de techniques érotiques, etc., sont précisément dans les clauses du contrat retraduites de manière à n’être que des détails techniques. C’est ce qui fait que si vous lisez ce contrat avec un œil acéré, c’est qu’au fond, une anatomie réduite à un empilement de détails techniques en vue de la combinatoire des moyens d’orgasme, est extraordinairement désexualisante. C’est-à-dire qu’on ne voit pas bien pourquoi – et c’est pour ça que les deux contrats, l’homosexuel et l’hétérosexuel, me paraissent avoir une telle ressemblance formelle – une femme réduite à une telle fonctionnalité érotique ne pourrait pas être remplacée par un homme. Ce n’est pas du tout une désexualisation qui va nier sur le plan de la conscience ou de la perception qu’il y a une différence entre les hommes et les femmes. C’est l’insertion de la fonctionnalité érotique à l’intérieur du dispositif d’ensemble qui fait penser ça.

Si l’on creuse dans cette direction, il me semble qu’en considérant le fait d’énoncer ce genre de contrat – c’est un exercice impressionnant auquel je me suis livré cet après-midi, qui consiste à énoncer à voie haute les clauses d’un tel contrat -, les thèses successives qui sont en fait des thèses sur la féminité, font apparaître ce qu’il y a à endiguer dans une succession aussi minutieuse de prescriptions à suivre. Ce qu’il y a littéralement à endiguer, ou mieux, l’effort fondamental, vise à liquider la tentation subjective chez une femme, qui s’en trouverait – si j’ose dire, de façon équivoque, " soulagée ". Ce reste, à endiguer, c’est tout ce qui pourrait chez la partenaire qui irait se prêter à ce genre de chose, être une jouissance qui ne serait justement pas de l’ordre de la soumission intégrale à l’ordre phallique.

Je ne sais pas si vous avez vu la différence des deux contrats. Il y en a un qui consiste simplement à dire que ton seul droit c’est de n’avoir aucun droit, tandis que l’autre est bien plus détaillé, sinon proliférant. L’extension de ces clauses montre alors, à mes yeux - non forclose peut-être, mais en tout cas activement déniée dans les interstices du contrat - la présence de cette jouissance Autre. C’est pour ça que c’est un trait sur lequel je vais essayer de revenir tout à l’heure, pour essayer de venir corriger un certain nombre de choses qu’on pourrait dire sur l’association libre dans le problème de la perversion, c’est qu’il n’y a rien de métonymique dans ce second contrat (hétérosexuel). C’est en le prononçant à voix haute que je me suis demandé pourquoi on irait dire qu’il y a là une sorte de signification fuyante qu’on essaierait quand même de capter dans un effet de réalisme, des prescriptions qui viendraient augmenter le caractère réaliste de ce qui est manqué ? C’est tout à fait autre chose, si ce qui est raté, que le phallus métonymique de la comédie, le phallus de ce " qui laisse à désirer ". Ce grillage de prescriptions surimposées à une conduite érotique équivaut à un vaste Tais-toi ! écrasant à l’intérieur duquel on peut parfaitement imaginer qu’une hystérie se laisse séduire et cantonnée. Dire qu’il s’agit dans le deuxième contrat de faire taire un indicible au-delà, c’est tout à fait autre chose que de présenter les choses sous la forme du pervers qui " transgresse ". Il ne s’agit pas du tout de se représenter la transgression sur le mode d’un au-delà fuyant. Non, il s’agit véritablement de faire taire l’indicible au-delà. En tout cas, ce n’est accessible je pense que dans une position d’énonciation, parce qu’en fait, si vous vous rappelez, dans les schémas de la sexuation, vous avez cette espèce de division extrêmement particulière du côté femme, qui reflète la division dont on est porteur :

Avec justement comme effet, l’effet d’exposer - ce qui est je crois une évidence clinique connue -, la partenaire du pervers à la question de sa folie - à elle - de participer à un pareil dispositif. En particulier la question de la folie d’amour dans la rencontre avec un pervers est une question qu’on peut voir tout à fait mise sur le tapis par certaines femmes. Ce que je veux dire par là, c’est que dans le court-circuit qui amène au phallus, de la femme est prélevé simplement ce qui va servir de complément d’objet phallique, avec un effet d’énucléation qui chez certaines femmes lorsque la question de l’amour se pose – pourquoi elle marche là-dedans ? – pointe vers le registre de la folie.

Je conclue sur ce point. Si le déni est déni de la jouissance féminine, alors je crois qu’il y a un certain nombre d’éléments connus et problématiques dans la version orthodoxe freudienne des perversions qui s’éclairent un peu.

Le premier, c’est que la fameuse idée d’une jouissance qui serait au-delà de l’angoisse de perversion - jouissance qui dans les textes freudiens classiques sur la perversion, apparaît comme une jouissance au-delà de l’angoisse, hérite quand même d’un trait de l’angoisse, c’est qu’elle ne trompe pas. Il y a l’idée que c’est une jouissance qui doit passer d’abord par l’angoisse de castration comme un préalable parce que c’est une jouissance qui est investie de la fonction ordinaire de l’angoisse qui est de ne pas tromper, d’être absolument certaine. C’est la vérité de la vérité, cette jouissance. Il me semble que le propre de cette jouissance, installée au delà de l’angoisse de castration, c’est qu’elle est toute. C’est une jouissance littéralement toute. Qui est la vérité de la vérité, et qui en ce sens, ne peut se présenter que sur le mode de l’unicité impérative. Mais précisément, c’est la couverture phallique du champ du tout qui pointe l’angoisse résiduelle du pervers, celle que nous ne pouvons peut-être que supposer chez lui en construisant d’une certaine manière le cadre. Cette angoisse résiduelle pourrait lui ouvrir la possibilité surangoissante d’une jouissance qui ne soit pas-toute phallique. Dans le livre de Serge André, il y a un autre cas très impressionnant, le cas de Dany, dans lequel Serge André pointe je crois – même si on peut ne pas être tout à fait d’accord avec lui – un élément intéressant chez son masochiste, qui est qu’il veut que la femme qui le martyrise avère que son fantasme – le fantasme qu’il met en acte dans ces scènes masochistes - est un fantasme de femme. C’est ça, et rien de plus, qu’il demande à cette femme. Et ce qui lui importe, c’est que c’est un fantasme de femme phallique. En ce sens vous voyez apparaître derrière la question du masochisme, l’idée qu’être battu(e), etc., s’alimente à l’idée que ça devrait être en fait un fantasme de femme, et de femme phallique. D’où un levier clinique tout à fait essentiel, dans la prise en charge du pervers, c’est que si ce que je vous dis n’est pas complètement absurde, alors il doit y avoir quelque chose de spécial qui se passe dans une conversation particulière entre un pervers et une femme non hystérique. Evidemment, une femme non hystérique ne peut peut-être pas en dire quoi que ce soit, mais elle pourrait dans une dimension particulière du transfert ne pas être entièrement avalée dans la mécanique de sa transformation en femme phallique, et pourrait effectivement introduire un coin dans ce mécanisme subjectif, non pas pour le dissoudre, mais en tout cas instituer cette espèce de distance intérieure (subjective ?) qui pourrait permettre à l’auto-évidence du rapport à la jouissance incastrable du pervers, une distance, si je puis dire, qui éventuellement pourrait permettre de l’interroger ou de faire une place à un questionnement ponctuel sur sa jouissance.

C’est pour ça qu’à mon avis, la conduite perverse est sans doute chez Lacan l’appui clinique le plus difficile à considérer, et un des plus ferme, de son idée d’une jouissance autre que phallique.

Alors l’objection que vous pouvez me faire tout de suite, c’est l’homosexualité féminine. On ouvre à nouveau un gigantesque chapitre. Je ne vais pas l’ouvrir beaucoup, je rappellerai juste les deux positions minimales sur l’homosexualité féminine qu’on trouve chez Lacan. La première, c’est qu’il s’agit d’y suivre Jones et de le dépasser, en retrouvant ce trait particulier qu’a identifié Jones, qui est le problème du témoin invisible dans le couple lesbien. Sauf que le tiers paternel en question n’est pas un objet d’identification imaginaire, mais un tiers auquel est adressé un " défi ". C’est le rival de l’exploit de l’amour pur dans la conception que Lacan s’en fait, et c’est ça qui a été raté par Jones, même si Jones isole très bien la dimension du tiers invisible dans le couple lesbien. Alors, je compléterai ceci d’une référence assez précise à ce qu’on peut avoir par exemple dans la littérature contemporaine nord-américaine des amours lesbiennes. C’est que comme vous l’avez sans doute remarqué, si vous lisez ce genre de littérature, les amours lesbiennes sont un des derniers témoignages actuels et vivants de l’amour courtois, où littéralement la fonction de la Dame joue le rôle de cet aimant de l’amour pur, aimant qui focalise un amour pur. Avec comme prix payé de façon asymptotique par le partenaire masculin (butch, dans l’argot de circonstance, femme, tel que en français, désignant la partenaire féminine) - partenaire souvent d’ailleurs très masculinisé dans son apparence (on parle alors de stone butch) -, la renonciation totale au contact charnel. C’est-à-dire quelque chose de précis – il ne faut pas du tout croire que c’est la même chose que la folie du toucher chez l’obsessionnel qui craint le contact de l’autre -, cette angoisse du contact charnel est en fait l’angoisse de l’écho de jouissance que la sexualité pourrait éveiller dans le corps même de la femme qui occupe le rôle de l’amant (Butch). Ça s’est une chose extrêmement sensible quand on lit Minnie Bruce Pratt, ou leslie Feinberg, c’est cette idée que le problème est qu’il ne faut pas se sentir, qu’il ne faut pas que la jouissance corporelle vienne d’une certaine manière rappeler à sa spécificité quelque chose qui pourrait être soupçonné comme intrinsèquement féminin dans le rapport. Car ce n’est pas la peur de toucher l’autre, de toucher le corps de l’autre, c’est la peur d’être en contact avec soi dans ce rapport. Dans le grand roman Transgender de Leslie Feinberg, dans Stone Butch Blues, en particulier, vous avez toutes sortes de descriptions parlantes à cet égard du statut de l’amour courtois dans un couple lesbien, et sur le problème du contact.

La grande question, c’est de savoir si on peut être touché. Voilà le pari : le pari serait de déplacer vers l’abstrait la question de l’objet de la perversion. C’est-à-dire de cesser de partir d’un raffinement sur la phénoménologie de l’exhibitionnisme, du fétichisme, etc., et de reprendre ce qui est en fait initié dès le départ par Lacan, qui entre dans la question de la perversion avec une discussion de l’objet transitionnel de Winnicott et du statut de fétiche de l’objet transitionnel, d’aller y chercher non pas f , mais (a), comme étant l’objet autour duquel une conception correcte de la perversion – qui ne serait pas uniquement le prolongement et l’extension de celle de Freud – se jouerait. Avec pour idée de déceler peut-être avec ce supplément d’abstraction un peu difficile, le jeu pervers dans un registre qui serait différent de celui de la sexologie de Krafft-Ebing et du recensement canonique des perversions et des comportements déviants.

Ce à quoi je vois trois intérêts. Il y a un intérêt très pratique et très simple. C’est qu’il me semble que dans toute analyse de névrosé, on peut toujours se poser la question de trouver où est le pervers par qui tout ça est arrivé. Le problème de savoir où est le pervers par qui tout ça est arrivé, c’est que dans un certain nombre de famille, ce qui est pervers ne se présente pas forcément sur le mode du salaud, du violeur, de celui qui a tripoté les enfants, etc. Il y aurait peut-être bien d’autres manières d’être pervers avec les effets psychologiques dommageables que l’on peut imaginer que ceux inscriptibles dans le registre des grandes déviances monstrueuses du 19ème siècle. Deuxième chose que je crois aussi qu’en psychanalyse on ne peut quand même pas ignorer - sauf à adopter des positions politiques réactionnaires par principe -, c’est qu’il y a des liens déviants qui font lien social. On peut raconter ce qu’on veut sur les caricatures de sociétés que formeraient les homosexuels ou les lesbiennes ou les sadomasochistes, on peut y voir avec mépris et en manifestant ses opinions politiques réactionnaires quelque chose comme une dégradation de l’homme. Mais quand, dans ces communautés, sont produits des questions, des textes, des œuvres d’art, qui interrogent avec efficacité le reste de la société, peut-être pourrait-on avoir un autre rapport à ce qui se joue dans l’intersubjectivité ou dans certains liens subjectifs entre ceux qu’on va étiqueter pervers. Et je vous parle de l’œuvre d’art - parce que j’ai évidemment en vous disant tout ça un cas que je cherche à construire pour vous le raconter plus tard -, l’art contemporain est à l’évidence une niche à perversion absolument majeure, au point qu’on peut se demander quelque fois devant une œuvre, si quand elle est produite sur ce mode-là, c’est parce que la dynamique sociologique ou imaginaire de l’art contemporain est telle qu’on ne peut produire que des œuvres de ce genre-là, ou bien si l’art contemporain n’est pas tout simplement un endroit où se socialise un rapport particulier aux pulsions d’un certain nombre de sujets déterminés, qui ne sont pas là pour rien. D’autant qu’il y a des pervers notoires, mais qu’il y en a aussi qui ne le sont pas du tout, notoires, et qui pourraient bien appeler dans le rapport à l’objet – très particulier dans certaines formes de peinture ou d’installations -, quelque chose qui ne laisse pas d’interroger.

Je vais maintenant me lancer dans un truc qui ne tient peut-être pas du tout debout, mais que je vais quand même essayer de soutenir. Si on veut prendre au sérieux ce que je viens de dire sur déplacer la question du phallus vers l’objet (a), eh bien je vais vous proposer une construction un peu bizarroïde qui j’espère se justifiera progressivement, en essayant de prendre la question du statut de la conjonction et de la négation dans la formule freudienne de la Verleugnung.

Je vous rappelle que la formule de la Verleugnung ne consiste pas à dire que la mère n’a pas de phallus ou que la mère a un phallus. Ça consiste à dire que la mère a un phallus et qu’elle n’en a pas. J’avais justifié ça en détail même dans la façon dont Freud écrit et construit les premières phrases de son travail sur le splitting de l’ego, il y a quelque temps, en mettant la question sur le et non, sur le nec, sur le fait que si on dit que la mère a un phallus et n’en a pas, c’est la question de savoir comment ces deux négations – en latin on dirait et non et on le changerait en nec - comment cet opérateur et ne pas qui articule en un mot – nec est une crase en latin -, en un seul bloc, l’idée de conjonction et l’idée de négation. Ce qui évidemment pose un problème quand il s’agit, n’est-ce pas, de refendre l’idée que la mère a le phallus et qu’elle n’en a pas. Cette mystérieuse conjonction disjonctive, qui opère comme une disjonction, est au cœur du problème signifiant de la Verleugnung. Voilà donc ce que je vais essayer de thématiser en essayant de reconstituer en première approche la scène abstraite où la mère, elle l’a et où la mère, elle l’a pas :

Avec la question de savoir comment on peut fabriquer - en suivant cette logique très onirique, cette logique de la conjonction négative -, l’idée de l’appât, ou de l’a-pas - qui a pris très tôt, au 18ème siècle d’après ce que j’ai lu -, la signification de l’attrait féminin.

et non

nec

¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯¯

l’a-pas

Pourquoi est-ce que je joue un peu sur l’appât pour déplacer la question dans un espace un peu plus onirique ? Parce que " appâter " a une particularité vous le savez en français : c’est qu’on appâte le gibier, mais qu’on appâte aussi le piège. C’est le même verbe qui désigne à la fois le dispositif de capture, ce qui est capturé, et même ce qui sert à capturer. Puisque appâter du gibier peut vouloir non seulement faire venir le gibier, mais également mettre du gibier dans le piège pour appâter un autre gibier, c’est-à-dire se servir du gibier du gibier pour le piéger. Or, je crois que ce que j’essaie de capter comme constante, comme dispositif subjectif particulier, c’est dans la fameuse " séduction maternelle " imputée à la si méchante mère du pervers, c’est cette dimension où il s’agit à la fois de forcer à suivre (se-ducere), et de troubler la liberté (car être séduit, c’est s’être laissé séduire). Séduire, j’insiste, c’est troubler la liberté. Parce qu’en fait, ce n’est pas que l’enfant est attiré, c’est que l’enfant est convoqué dans sa propre division au sens où on pourra toujours dire que c’est lui qui a choisi, que c’est lui qui a interprété, et que c’est lui qui a compris là où il n’y avait, peut-être, rien à comprendre que ce que son esprit déjà pervers y a mis. Dans ces dimensions d’anamnèse, je crois qu’il faut faire attention au fait que le paradoxe des fameuses méchantes mères des pervers, c’est que dans la réalité historique, on n’en voit pas beaucoup – enfin moi je n’en ai pas vu beaucoup – et je trouve que sont bien trop montés en épingle les cas où les fameuses mères de pervers sont des mères qui séduisent… On a bien souvent au contraire quelque chose d’assez paradoxal, que c’est la mère qui la première, a traité son gamin de " petit pervers ". Que bien souvent, c’est le mot même de " petit pervers " - dans les deux cas que j’ai suivis – a été prononcé pour la première fois par la mère. Si bien que l’équivoque maternelle est une équivoque essentielle, qui consiste à être à la fois certainement tentatrice, la pauvre, qu’y peut-elle ? et en même temps la première à pousser des hauts cris devant le fait que c’est ce petit cochon qui est allé se glisser dans son lit alors que, n’est-ce pas, que croyez-vous…

Voilà l’espèce de dispositif troublant que j’essaie de mettre en place.

Alors j’ai mis ça au tableau (schéma n°2) - si vous le trouvez délirant, vous allez le trouvez de plus en plus – parce que si on veut sortir de la psychogenèse, il faut prendre le risque d’une certaine combinatoire. Ce que je voudrai faire, c’est essayer de déduire un certain nombre de formes fondamentales de la perversion du schéma que j’ai mis au tableau. Et je voudrais les déduire de la façon suivante : je voudrai vous demander d’imaginer que ce que j’ai mis au tableau – qui est impossible, puisque j’étale le elle l’a et le elle l’a pas par une sorte de diplopie qui fait que c’est la même personne qui est en quelque sorte divisée -, d’imaginer que ce qui existe dans une hypothétique 4ème dimension, une fois plongé dans la 3ème dimension change, s’écrase, se superpose, et provoque un certain nombre de condensation. Ainsi, ce que je décrivais de manière un peu temporelle, dans cette idée d’a-pas, c’est-à-dire d’oscillation, de clins d’œil complice, où le jeune sujet pervers-perverti peut raconter que dans cette complicité, il découvre dans le clin d’œil que le crime est déjà commis et qu’il est complice - avec un effet d’après-coup qui est bien sûr associé à la démonstration de la futilité des hurlements du père ou de sa violence, etc., - cette espèce d’oscillation temporelle où il est pris au piège puisque le simple clin d’œil montre en fait qu’on demande non pas sa complicité dans ce qui est à faire et qui est interdit, mais que la chose est déjà faite. Si, cependant, on ne prend pas les choses de manière temporelle, mais si on prend les choses – je prends cette métaphore - comme un plongement – vous savez qu’en topologie il y a ces choses rigolotes où des nœuds qui sont noués en 3 dimensions sont dénoués en 4, et où d’autres qui sont noués en 4 dimensions sont dénoués en 3, où la co-dimensionalité joue un très grand rôle -, eh bien on a différents objets.

On a le sujet - l’œil -, la mère, l’objet, et la négation – la bizarre négation du nec.

Mon extravagante idée, c’est qu’on ne peut pas tout avoir en même temps, et que, donc, les différentes possibilités de faire exister ce schéma n°2 dans la réalité historique ou psychologique ordinaire, sont en fait limitées. Quand on construit alors la combinatoire, on se retrouve avec 6 cas de figure.

Le premier cas de figure tout simple – que vous allez reconnaître immédiatement -, c’est qu’il n’y a pas 2 mères, mais qu’il n’y en a qu’une. Il y a un œil, qui est celui du sujet, et puis il y a un objet qui est justement un " non-objet ", autrement dit qui n’est jamais l’objet que ça devrait être à cet endroit-là. Cet objet qui est toujours autre que l’objet, c’est je crois une assez bonne définition du fétiche. D’autant qu’il n’est pas simplement dans ce premier cas de figure lié à la coïncidence de l’objet et de la négation - d’un autre objet, d’un non-objet - mais au fait que justement, comme on sait bien, l’aveu du fétiche est extraordinairement difficile à extraire d’une psychanalyse. Le propre du fétiche, d’ailleurs, c’est que quand on interroge le sujet dessus, il vous répond : " ça ne vous regarde pas ". Rappelez-vous de ce trait clinique particulier du Glanz sur le nez, c’est que de toute façon, fait valoir le patient, lui seul, dit-il à Freud, connaît la signification ou sent le caractère absolument particulier dans ce qui se passe dans ce Glanz……

A : il est surtout le seul à le voir.

P-H. Castel : Oui, mais cette perception est, à mon avis, probablement plus une signification de la perception pour lui – parce que je pense qu’il ne nie pas que Freud pourrait voir aussi un reflet ; c’est une signification qui est je dirai, absolument personnelle (expression maladroite, parce qu’il n’y a rien ici de l’ordre de la " signification personnelle " paranoïaque). Sauf que de toute façon cet éclat, c’est son objet, et l’autre ne peut pas y avoir accès ; sa valeur est sa valeur pour moi. Ce n’est pas l’objet que Freud, de toutes façons, perçoit comme ce que le pervers perçoit. Je pense que ça fait partie de l’emballage même de l’objet que d’être exclusif de toute perception (en ce sens) alternative. Donc cet objet fait corps avec la négation ; c’est aussi qu’il ne regarde personne d’autre. Il y a un deuxième cas d’écrasement de mon schéma au tableau, c’est qu’il n’y a toujours qu’une seule mère, mais une mère qui regarde, c’est-à-dire que l’œil est passé du côté de la mère ; et ce qu’elle regarde, c’est un objet infantile, et qu’il y a un sujet qui n’est pas l’objet extérieur, et qui glisse indifféremment (je dirai tout à l’heure pourquoi je tiens à cette présence de l’indifféremment, qui est déjà la trace du minage intime de l’oépration de la différenciation signifiante), soit dans la position de la mère, soit dans la position de l’objet, soit dans la position de l’œil. Ce que je voudrais marquer, sinon tout à fait déduire ici, c’est beaucoup moins l’homosexualité que la pédophilie.

Curieusement, j’ai vu plus de pédophiles à l’hôpital que de fétichistes par exemple. Or ce qui m’a toujours paru extrêmement frappant dans la pédophilie criminelle – je pense que ce sont en général des gens amenés par la police - c’est que le propre du pédophile n’est pas du tout qu’il ait un rapport qu’on pourrait trouver avec un objet phallique investi chez un jeune homme ou un enfant, c’est qu’il tient absolument à maintenir sauve la jouissance de l’Autre maternel. Ça, c’est quelque chose d’absolument sidérant, de voir qu’il y a une jouissance maternelle qui était dans la possession totale de l’enfant, qui semble être brandie comme un drapeau par le pédophile, au sens où vraiment, que la mère en ait joui est quelque chose qui est tellement absolument au delà de tout ce qu’on peut risquer comme peine de prison ou d’ennuis divers et variés avec sa compagne – puisque ce sont des hommes que j’ai vus -, que plus on glisse vers la jouissance de l’Autre, et moins on retrouve je dirai un schéma œdipien standard de perversion à la Freud, et de plus en plus la dimension criminelle de la pédophilie.

Evidemment, le cas suivant qui se présente, c’est quand vous avez 2 femmes ou 2 mères. Je signale que c’est d’ailleurs ce que Lacan repère dans son étude de Gide, mais je ne vais pas tellement sur ses brisées, ce soir. Alors, ce 2 femmes + 1 œil, + 1 objet qui est tantôt sur l’un ou tantôt sur l’autre, me semble correspondre à une réalité clinique largement connue, qui est la masturbation devant le miroir des transvestistes, qui est un élément sine qua non du transvestisme. Le transvestisme, ce n’est pas mettre des vêtements de femme sur soi, c’est se masturber devant le miroir avec des vêtements de femme sur soi. Il faut absolument l’élément du miroir, il est complètement indispensable à la réalisation du plaisir. Ce fétiche, cet objet qui est souvent un objet porté par une femme – sa femme en général, ou bien sa femme quelque fois, ou sa sœur - que le transvestiste va se mettre de plus en plus longtemps à porter sur lui, entre d’un corps à l’autre, d’un reflet à l’autre, de moi en femme, et de moi en homme me voyant moi en femme dans cette espèce de circularité, comme encore une autre manière d’écraser cette dimension particulière que j’ai mise au tableau.

J’espère que ce n’est pas trop artificiel, mais j’y retrouve le cas de l’exhibitionniste qui est ici très facile à reconstruire, c’est celui qui est un des plus condensé, qui consiste à mettre ici la fillette comme femme-enfant et, en plus, comme œil – à former en somme une femme-enfant-œil – à qui est montré l’objet (objet négatif, positivé hors d’elle) qu’elle n’a pas. Et puis le cas du voyeurisme, qui n’est nullement symétrique – il n’y a jamais de symétrie en vérité dans ces phénomènes-là – c’est un sujet qui est identique à la fente du regard, qui fixe dans cette fente du regard le non-être du sexe de la femme – que ce soit son jet d’urine comme phallus temporaire, que ce soit le dessin présumé cicatriciel des petites lèvres, etc. – et d’une femme qui, surtout, ne sait rien de la séduction qu’elle exerce, ou fait semblant de n’en rien savoir. C’est extrêmement important pour que la scène soit totale, que la femme que le voyeur à travers la fente des toilettes regarde uriner, ne sache rien de la séduction qu’elle exerce, ou du moins qu’elle fasse comme si. C’est le point crucial.

Et puis j’ajouterai un cas plus particulier, rarement noté, mais qu’il ne faut pas oublier à mon avis dans la combinatoire, c’est le cas du triolisme pervers. Vous savez qu’il y a pour moi un trait pathognomonique – le triolisme est très courant dans les fantasmes de névrosés – du triolisme pervers - et là encore je parle d’un malade que j’ai vu examiner à Sainte-Anne il y a des années de ça, qui était un trioliste chez qui ça avait pris des proportions considérables, qui, dans une crise d’angoisse, s’était retrouvé aux urgences parce qu’il était très suicidaire, il s’auto-mutilait et se brûlait sur un radiateur électrique pour endiguer son angoisse -, c’est un triolisme dans lequel peu importe qu’il y ait des hommes ou des femmes. Il faut qu’on soit 3, ça c’est sûr, mais baiser à 3, c’est 2 hommes et une femme, 3 hommes, etc., ça n’a aucune espèce d’importance. Le patient d’ailleurs n’apercevait pas du tout que s’il devait en être, il y aurait au moins un homme. Non, il insistait de façon sidérante sur le fait que les sexes des partenaires n’avaient pas d’importance. C’était le point logique d’élision dans son énonciation (au moins un homme : moi) qui m’avait retenu, à l’époque, dans sa différnce d’avec ce qu’on pourrait avoir dans le cas du banal fantasme trioliste œdipien. Mais dans le fonctionnement pervers d’un tel fantasme, l’essentiel, c’est la fixation sur le 3, la circulation du regard, et la transformation de l’objet phallique en quelque chose qui circule entre les 3. Remarquez que La philosophie dans le boudoir commence par des scènes de triolisme qui sont la première amorce, n’est-ce pas, dans laquelle il s’agit de faire comprendre à Eugénie qu’il n’y a fondamentalement aucune différence, pour ce qui est de la jouissance, entre les différentes positions sexuées (et non sexuelles !) qu’on peut occuper. En tout cas, le triolisme est la toile de fond " indifférenciante " de mon schéma.

Ce que je voudrai marquer, c’est qu’à chaque fois pour ces 6 cas de figures, on pourrait très bien réduire aux accidents de la vie les modalités du plongement possible dans ce que j’ai mis au tableau. Et que ça me paraît rendre compte d’un fait clinique troublant qui devrait beaucoup embêter les freudiens, c’est qu’on sait depuis qu’il y a une sexologie scientifique – ce que ni Freud ni Krafft-Ebing ne savaient – qu’il est absolument faux de croire que quand on est fétichiste ou transvestiste ou trioliste ou exhibitionniste on l’est à vie, et qu’on ne change pas de pratiques perverses. En fait l’un des grands problèmes qui a amené à la mise en question dans la sexologie des années 70 la théorie freudienne des perversions, c’est que ce sont des théories qui vous expliquent pourquoi quand vous êtes fétichiste vous ne pouvez être que fétichiste, alors que la preuve est largement faite par l’épidémiologie que les cas où des gens sont tantôt fétichistes, tantôt voyeurs, tantôt masochistes, etc., sont en fait fort courants. On n’est pas du tout fixé à un type de scénario pervers ; et faute d’abstraction dans la construction de ce qu’est la position perverse à l’égard de l’objet, on risque de prendre la phénoménologie de départ - la phénoménologie à la Krafft-Ebing qui était très ignorant des pratiques effectives des gens, semble-t-il -, pour argent comptant. Je dirai que c’est la même chose quand les gens racontent des parcours de découvertes : " j’ai commencé homosexuel, puis j’ai continué comme fétichiste, etc. ", comme si c’était une trajectoire réelle, comme si ce n’était pas un certain type de rapport à l’objet qui à chaque fois se rejouait.

J’avance un peu avec mes extravagances, en essayant maintenant de serrer toujours plus étroitement cette question du rapport spécifique du pervers à un objet (a) qui a une économie tout à fait particulière. Pour commenter toujours ce problème de la conjonction disjonctive qui est au travail dans la Verleugnung -, qui me semble être quelque chose qui n’est pas possible dans l’imaginaire, car il faut une logique paradoxale, il faut des signifiants pour que soit mis en place quelque chose comme la Verleugnung -, je vous propose un autre schéma. Quelque chose comme ça, on aurait du sujet, puis l’objet (a), et puis là justement, quelque chose qui est das Ding :

schéma : S a D (Es ?)

Das Ding = D

Avec la question de savoir si ça joue, ce qui se joue de l’Autre-côté, du côté de das Ding, le rôle d’un inconscient, d’un Es. Et puis pour ne pas m’éloigner de l’ambiance onirique de cet exposé, je rappelle que le nom du divin marquis est souvent orthographié SADES, avec un s.

Quoi qu’il en soit, vous trouvez partout dans la littérature que l’inconscient du pervers passe par la positivation de la mère perdue. Je dirai que ce qui fait le propre de l’objet (a) dans l’économie du pervers, c’est que c’est ce qui sert de " joint " avec le perdu comme non perdu. C’est quelque chose comme moi et ce que je n’ai pas perdu. Alors ce joint - avec ce qui est perdu, avec das Ding, avec la mère originaire - fait émerger la fonction de l’objet (a) dans les scénarios pervers, comme, et là je m’avance peut-être aussi loin que je peux, ou si vous voulez, au point de me casser la figure, ce joint opère comme un moyen très particulier, un moyen de renvoyer le néant au néant, ou de renvoyer le vide au vide. Quelque chose qui a toujours une fonction essentiellement rétorsive par rapport à ce trou qui reste insuturé, qui est la mère qui a commis ce mal de me mettre au monde. C’est l’instrument de rétorsion qui permet de suturer la mère – le mère entendue comme un trou - qui a commis le mal de me faire littéralement exister. Parce que si ma mère ne m’avait pas engendré, causant le mal, alors " rien " ne se serait passé. Je serai resté dans cette espèce de pureté du vide. Et le fait d’avoir été jeté dans le monde comme une chose - et comme une chose ignoble -, doit être retourné à cette mère et à ce trou répugnant à quoi elle équivaut. Eh bien, les objets (a) du fantasme dans son fonctionnement pervers sont des objets qui se servent de la crasse de néant, de rien, de déchet que je suis, d’avoir été mis au monde, pour le retourner d’une manière rétorsive pour faire souffrir ce qui me fait souffrir, ce qui cause et la souffrance et, paradoxalement, le désir de faire que cette souffrance s’auto-évacue, pour anéantir enfin ce qui m’anéantit depuis l’origine. Vous voyez dans cet élément de la vie perverse, que c’est là et nulle par ailleurs que se dessine fortement l’exigence d’une méthode pour repousser aussi loin que possible dans la gueule de l’Autre - un Autre sans fond, un Autre que nous autres, avec notre lamentable idée névrotique de l’inconscient, nous croyons circonscrire - l’objet lui-même. La subjectivation du pervers est littéralement suspendue à se renfoncer dans le néant dont est sorti l’objet même qui est la crasse que je suis, le déchet mis au monde, à partir de la mère et de ce néant. Ce qui a pour paradoxe suprême, je crois, l’effet de faire exister l’orifice corporel hors de toute mesure, dans la perversion, comme un orifice corporel cloacal, qui est vraiment analisé, a-n-a-l-i

Si vous avez lu ce livre impressionnant de Leo Bersani qui s’appelle Le rectum est-il une tombe ?, vous verrez à quel point vagin, tombeau et rectum sont ici noués de manière à ne laisser au sujet que la position éthique d’être celui qui est capable de faire face au néant.

Y : Pour se cacher du SIDA.

P-H. Castel : Alors, je pense que le SIDA est quelque chose qui permet de donner – je vais dire peut-être une monstruosité – une épaisseur imaginaire au néant. Mais quand c’était Jouhandeau, qui ne connaissait pas le SIDA, dans De l’abjection, on a effectivement l’impression que cette espèce de spirale n’en a pas besoin pour fonctionner.

Mais je voudrais vous signaler encore autre chose sur ce néant – si vous allez jusque-là, dans la 122ème des passions meurtrières de la 4ème partie des 120 journées. Dans la 122ème des passions meurtrières de la 4ème partie, Sade décrit comme une des abominations les plus atroces ce que nous appelons, aujourd’hui, des opérations de transsexualisation. Le supplice consiste à prendre un sexe d’homme, à l’arracher, à creuser à la place - en cautérisant au fer rouge – un sexe féminin et à violer la personne ainsi transformée en l’étranglant pour qu’elle expire au moment de la jouissance du sadique. Une chose qui m’a énormément frappée avec Sade, c’est que d’abord on y retrouvait le témoignage de nombreux transsexuels qui devaient dans les années 60 réserver leurs prémisses dans " l’autre sexe " au chirurgien qui les avait opérés. Ça faisait partie du prix à payer pour que le chirurgien prenne le risque de les opérer.

Y : On a des preuves de ça ?

P-H. Castel : Oui.

Y : Il y a des textes ?

P-H. Castel : Il y a des textes et il y a Maud Marin qui raconte ça sur son praticien belge, lequel est toujours vivant, je crois.

Y : Et il n’a pas démenti ?

P-H. Castel : Ce n’est pas qu’il n’a pas démenti, c’est qu’il laisse dire, du moment que son nom n’est pas mentionné. Mais la chose m’a été confirmée par des psychiatres et des magistrats belges que j’ai vus à Bruxelles : qu’il était connu pour baiser les malades après l’opération, dès que l’anesthésie était terminée.

Ce qui me paraît très frappant là-dedans - en dehors de ce que ça peut brasser chez chacun d’entre nous de révulsion et d’horreur - c’est le rapport à l’orifice, c’est-à-dire l’idée qu’au fond le caractère " démiurgique " du travail sur l’orifice sexuel fait que peu importe ; l’idée est d’arriver à quelque chose de l’ordre de la liberté de jeu avec le néant que figure le sexe lui-même.

De façon moins imaginaire – parce que là je cède un peu aux séductions de Sade -, je voudrais faire valoir ceci : on met toujours en garde le " jeune analyste ", cette chose fragile, devant le discours tellement lisse du pervers – où il n’y aurait pas de lapsus, où le lapsus serait sans effet sur eux, qu’il ne leur ferait ni chaud ni froid, etc. -, et d’ailleurs c’est pour ça que j’insiste beaucoup sur mon opérateur nec, puisque ce qui se passe au niveau du signifiant dans la Verleugnung, c’est que tout simplement, il est vrai qu’il n’y a pas de métonymie, mais du coup, tout le propos est en fait un perpétuel agencement combinatoire dont la logique est aveugle à celui qui parle. Et le fait qu’il n’y ait pas de métonymie, le fait que le propos ait l’air lisse - par rapport à un propos névrotique dans lequel ce que le sujet essaie de saisir dans sa propre parole de ce qui est son objet et lui échappe, lui revient sur un mode refoulé, etc. - chez le pervers, ce n’est pas du tout parce qu’il échoue à faire à ça ; c’est parce que l’opérateur qui joue et qui joint ces différentes successions n’est tout simplement pas du même ordre. Ce n’est pas un déficit quelconque, c’est une autre logique qui est à l’œuvre.

Et ça joue très certainement sur le grain de l’association libre. Parce qu’il faut quand même voir que cette espèce d’hyperrationalisme ou de maîtrise, c’est du vocabulaire qu’on pourrait appliquer au névrosé. Si on a bien conscience du fait qu’il ne s’agit pas de névrosé mais de pervers, le fait que tout s’emboîte et s’ajuste traduit non pas un sentiment de maîtrise, mais à l’inverse un déchaînement logique extrêmement profond qui fait qu’en réalité, le langage qu’on écoute est un langage qui ne peut fonctionner que s’il est un code, c’est-à-dire s’il code intégralement à un second degré quelque chose qui est un paralangage dans le discours pervers, et dont nous avons la translittération en langage ordinaire, ou en surface, puisqu’il s’agit de jouer avec des briques qui permutent les unes avec les autres.

Si l’on essaie d’imaginer l’effet sur la chaîne parlée de cet opérateur " nec " (et ne… pas) de la Verleugnung, on peut être beaucoup plus tranquille à l’égard de l’apparence lisse du discours. Oui, il y a une apparence de lisse, parce que tout est code, en réalité. Tout est codé. C’est un code qui envoie lui-même des messages de façon à ne jamais laisser place à l’Autre. Mais ce n’est nullement une marque de son triomphe. C’est bien évidemment au contraire la présence de ce déchaînement de la puissance de la négation paradoxale. A ce moment-là, lorsque le pervers produit cette autre chose qui a tellement l’air de l’ordre de la maîtrise - cette impression si forte que son symptôme, " il l’a choisi ", c’est sa liberté - il est extrêmement fidèle au concept fort de la liberté. Le concept fort de la liberté, c’est le concept que Schelling a caractérisé en disant que la vraie liberté, ce n’est pas la liberté de Leibniz qui est la liberté en dernière instance pour le bien et toujours dans le sens de ce que Dieu veut - le reste n’étant qu’accidents temporaires -, la vraie liberté dit Schelling, c’est la liberté pour le bien ou pour le mal. C’est-à-dire qu’il présente toujours cet espèce de choix éthique comme étant réellement une disjonction : ou je fais ceci, ou je fais cela. Il transforme cette division de la liberté entre le bien et le mal, en une division intégralement assumée par la conscience. Mais ce ou… ou…, ce J’aurais pu faire ceci, j’aurais pu faire cela, cette espèce de disjonction qui est la force radicale de la liberté, est-ce qu’elle n’est pas elle aussi - non plus dans le registre linguistique mais dans le registre éthique - une méconnaissance de ce qui est réellement inconscient et opératoire, qui est ce et ne… pas, cette disjonction particulière qui divise le champ de la jouissance maternelle de la manière spécifique que je viens d’indiquer ? Cet opérateur logique caché de la Verleugnung fixe donc la chaîne des disjonctions, et fait que chez le pervers, eh bien, il y a un répété de la répétition. Il y a quelque chose qui est constamment présent et à l’idée, et qui est le retour de ce nec comme étant le lieu même où se rejoue sans cesse la devise : la mère l’a et ne l’a pas.

X : Excuse-moi, Pierre-Henri, je t’interromps, mais sinon je vais oublier… Il y a un certain nombre de lacaniens qui considèrent le pervers comme le maître du signifiant. C’est exactement à l’opposé de ce que tu es en train de dire…

P-H. Castel : Oui. C’est d’ailleurs pourquoi je ne suis pas très rassuré ! Ecoute, je vais encore essayer de donner quelques indices pour suggérer que j’ai quand même raison, et puis ensuite je répondrai à ta question.

Bon. Je vais répondre à un des arguments par exemple, sur cette question de la maîtrise du signifiant. On parle souvent de dimension maniaque dans la perversion. C’est vrai qu’il y a des phénomènes d’humeur qui sont troublants, dans la grande perversion, des phénomènes d’élation de l’humeur et cette espèce de solidité, de maîtrise totale de ces gens qui peuvent - comme le patient dont je vous avais parlé - passer 15 ans de leur vie à dormir 5 heures par jour, à travailler comme des brutes, à résister à absolument tout, à être incassables, etc. Je ne suis pas trop partisan de considérer que la manie est un problème d’humeur, mais est-ce qu’on ne pourrait pas à nouveau le lier au fait que le dire pervers n’a pas de présence métonymique ? C’est-à-dire que ce qui donne le moment d’irruption de la manie chez le pervers, c’est quand vous voyez le pervers en colère. La rage perverse - qui est un de ses phénomènes les plus angoissants pour l’observateur - se manifeste en particulier par un trait – devant lequel on ne saurait longtemps faire le malin - qui est l’éructation insane. C’est-à-dire ces gens qui sont capables tout à coup, percés à jour dans leur complot plus ou moins diabolique, de libérer un océan de hurlements de haine, d’une inventivité et d’un caractère persécutant, d’un caractère monstrueux, d’une violence torrentielle - qui fait qu’évidemment il y a une élation colérique de l’humeur qui fait que souvent on a l’impression d’avoir de la manie. Une des figures en sont peut-être les blasphèmes sadiens qui ont ce trait particulier, qu’au moment même de l’orgasme, ça parle – ce n’est pas un silence ou une extinction, c’est au contraire une ouverture qui libère cette espèce d’éructation insane. Et puis un autre trait que je trouve très impressionnant, ce sont les derniers textes de Céline, Rigodon, Bagatelles pour un massacre, dans lesquels les petits points de suspension, l’inflation apocalyptique de l’écriture transformée en éructation, au moment où il est dans des crises maniaques - chez quelqu’un dont on a toutes les raisons de penser qu’il était dans sa vie privée un pervers -, vous avez cette espèce de dimension de rage perverse de la profanation dont je soupçonne que ce n’est pas un phénomène de libération de l’humeur, mais un phénomène de forçage langagier. S’il y a manie, c’est une manie au sens de l’absence de toute " position dépressive " possible devant l’altérité de la mère. Il n’y a pas de position dépressive possible. L’objet qu’il n’arrive pas à faire réingurgiter à l’Autre, cet objet, il se revomit de par sa propre bouche à lui, le pervers. Si le pervers était le " maître du signifiant ", on le créditerait, au contraire, de ce qu’il ne fait que demander, c’est que son dire est un effectivement acte. Or, quand quelqu’un n’a pour modalité d’énonciation ultime, quand il est poussé à son point de vérité, que le blasphème à la Sade ou ce que j’appelle l’éructation insane, ce dire, ce n’est certainement pas un acte, mais une gesticulation verbale. Au sens où par exemple, dire qu’il y a des " actes " pervers, ça me laisse sceptique… Il y a peut-être un acte pervers du genre suicide, allez savoir ! Mais ce ne sont jamais des actes. C’est en quête d’acte qu’est le pervers. Car qui dit acte, dit castration. Et quand vous voyez l’exaction du pervers – j’appelle ça " exaction " parce que c’est un mot qui étymologiquement renvoie à une tentative de forcer la gesticulation dans le sens du pire, à la recherche de la véritable coupure symbolique -, l’exaction, c’est le signe qu’il n’y a plus d’acte. Dans une rage perverse, dans le caractère insoutenable qu’ont pour certaines personnes les derniers textes de Céline par exemple, je me demande si ce phénomène bien classique de faire crier l’analyste, de le faire littéralement crier – qui est le point où on a enfoncé l’objet dans la gueule de l’Autre, jusqu’à réussir à le faire déjanter -, s’il ne faut pas considérer que c’est tout simplement une tentative de détruire l’appareil psychique en tant que tel. Faire crier l’analyste, réussir à le faire céder complètement, c’est détruire l’appareil psychique. C’est le moment où parler sert à corrompre celui qui écoute. Il s’agit véritablement de faire en sorte qu’il se dégoûte dans sa propre capacité à maintenir ses représentations dans une intériorité, dans un self, etc.

X : C’est ça être maître du signifiant !

P-H. Castel : Je pense que c’est une maîtrise qui n’existe que de notre point de vue de jalousie névrotique pour une puissance que nous fantasmons.

X : En fait, il me semble que ces auteurs parlent d’une maîtrise du signifiant d’abord parce que le champ du pervers n’est pas le champ du signifiant, c’est un autre champ qui serait plutôt celui de la maîtrise du signifiant, alors que le névrosé passe d’un signifiant à un autre, par exemple. Et ces colères dont tu parles, ces auteurs les considèrent comme des moments de confrontation du pervers avec le phallus, donc un moment d’horreur en fait. Qui ne sont pas compatibles avec le fait de considérer que par ailleurs, le vœu du pervers est de se rendre maître du signifiant. Mais lorsqu’il est confronté au phallus, il ne peut qu’avouer qu’il se trouve effectivement dans ce dont tu parles.

P-H. Castel : C’est vrai qu’il y avait un contexte carcéral dans le déclenchement. C’est quand effectivement ils ne peuvent pas simplement interrompre leur rapport avec autrui. Moi, ce que j’ai vu comme accès pseudo-maniaque dans une perversion, c’était ça, c’était quelqu’un qui était " coincé ". C’est vrai que d’habitude, la confrontation du pervers avec la loi, c’est que simplement il ne vient plus. Sauf que quand il est dans les murs de l’asile…

X : Disons que c’est son vœu, que de se rendre maître. Il n’y parvient pas toujours, lorsqu’il y a rupture du contrat, lorsque son partenaire meurt, il peut se trouver dans des moments d’extrême déréliction.

P-H. Castel : Je vais conclure sur 2 ou 3 choses. Pour essayer de soutenir un peu différents éléments problématiques, sur l’idée de mettre l’objet (a) plutôt que le phallus imaginaire au centre de la question – c’est-à-dire sur le pôle masochiste plutôt que fétichiste. Si c’est le (a), alors il faudrait s’intéresser à la topologie, comme un prolongement particulier de l’objet (a) dans la réalité empirique, pour essayer de s’apercevoir bien sûr qu’il y a le fétiche qui joue le rôle de bordure du sexe féminin et de voile – tout ce qui est de l’ordre de la lingerie, par exemple – qui est un des traits topologiques de l’objet (a) chez Lacan, et pour s’interroger sur certaines œuvres d’art. Se demander s’il n’y a pas des œuvres d’art - qui sont quand même des choses un petit peu plus compliquées que les soutien-gorge - qui jouent en réalité littéralement par rapport au regard, par rapport à la position sexuelle des uns et des autres, le même type de fonction. Si je peux présenter le cas de cet artiste dont je me suis aperçu qu’il était peut-être pervers, j’essaierai de dire quelque chose du type d’œuvres d’art qu’il fabrique. C’est par ailleurs un fétichiste des soutien-gorge, des petites culottes, mais ça va quand même dans une économie beaucoup plus compliquée qui permet de sélectionner dans le monde sensible des objets étranges qui ont des propriétés particulières, visuelles, et qui jouent un rôle là-dedans. Voyez que ça aboutirait à voir bien autre chose dans le fétiche, qu’un remplaçant de cet objet mythique dont personne n’arrive à se faire une représentation, de ce que serait le phallus de la mère. Il ne faut pas oublier que le fétiche, par définition, ne peut pas " ressembler " au phallus de la mère, puisque de phallus de la mère, il n’y a pas.

La deuxième conclusion que je voulais tirer, aussi, à propos du rapport à la loi, c’est que de ce que j’ai dit, je voudrais tirer une réponse à une objection forte à l’interprétation lacanienne de l’apathie sadienne. Vous savez que l’apathie sadienne, quand je commentais Kant avec Sade, il la rapproche de l’apathie kantienne, de l’idée que la loi morale n’a aucun égard pour le pathologique, qu’elle est forme pure de la loi. Mais si vous êtes un freudien orthodoxe, comme Chasseguet-Smirgel, ou une kohutienne cachée comme Joyce McDougall, ce que vous pouvez dire, c’est que l’apathie s’explique facilement : c’est tout simplement la rétention anale de l’orgasme. Dans la mesure où il suffit de considérer qu’au stade anal, la castration, " se lâcher ", c’est tout perdre, pour considérer qu’au fond, rester dans l’absence d’orgasme au moment même où on est en train de provoquer le pire et de s’exciter de la façon la plus intense, c’est tout simplement la rétention anale de l’orgasme. Cette apathie s’explique de façon psychologique de manière très simple. Avec en plus le rôle de poison et d’excitant de la sexualité, qui est à la fois le moyen de faire monter l’orgasme et ce qui menace de déborder le sujet. Si bien que si on en reste à cette interprétation de l’apathie – parce qu’ils n’ignorent pas du tout qu’il y a je dirai cette froideur affective du pervers dans la perpétration de son acte -, si on en reste à cette interprétation anale, on retrouve l’ornière dont j’espère qu’on peut espérer se sortir, qui est l’idée qu’au fond il faut être sympathique avec les pervers, et qu’il faut voir dans la perversion une néo-sexualité. Voilà, une néo-sexualité : si vous avez une théorie des stades un petit peu raffinée, que vous n’êtes pas conservateur, eh bien, il y a d’autres sexualités que génitale.

Ce que j’ai essayé de vous amener aujourd’hui, c’est qu’avec la question de l’objet (a), du rapport au néant, et de la fonction rétorsive de l’objet (a) pour faire rentrer le néant dans le néant, vous avez l’accrochage psychique et subjectif le plus profond de la perversion au mal. Et un mal qui est très particulier, qui est de faire rentrer le mal dans la mère d’où il est sorti, et d’arriver au comble du comble, à annuler le don originaire de l’existence, le don maudit de l’existence. Et ça, ça n’est pas juste comme coudre le sexe de la mère comme à la fin de La philosophie dans le boudoir -, c’est quand même un invariant des textes monstrueux de Sade, comme Les cent vingt journées de Sodome, de se terminer absolument systématiquement par la destruction des fruits des grossesses, par des abominations commises sur la matrice, sur les embryons, etc. Lacan s’intéresse juste à l’idée qu’au fond, c’est un témoignage négatif qu’en dernière analyse " la mère reste interdite ". C’est comme ça qu’il interprète à la fin de Kant avec Sade la couture du sexe de sa mère par Eugénie (la bien-née, étymologiquement !) elle-même. Mais le texte ne dit pas exactement ça. Non seulement on coud le sexe de la mère, mais on commence déjà par la véroler. C’est-à-dire qu’on place à l’intérieur de la matrice quelque chose de mortel, et ensuite on referme la matrice pour que le mal entraîne le néant dans le néant, la naissance dans la mort. Exactement le même fantasme termine les passions criminelles des Cent vingt journées de Sodome, puisque vous y trouvez le fameux supplice du rongeur enfoncé dans le vagin puis du vagin cousu, qui va se trouver chez un grand lecteur de Sade au 19ème siècle – Octave Mirbeau, dans Le jardin des supplices – et de là, dans les bruits de caserne et les conversations d’Ernst Länzer – L’homme aux rats. C’est d’ailleurs Octave Mirbeau, qui dans Le jardin des supplices, transforme et déplace de façon assez mécanique mais assez intéressante les supplices de la dernière partie des Cent vingt journées de Sodome en les habillant dans sa prose décadentiste.

Il me semble que si j’ai raison, que si la question du déni porte sur quelque chose qui a trait à la jouissance féminine, on peut retrouver une idée classique – je ne sais pas si elle est toujours à la mode chez les lacaniens - c’est que chez Freud, le problème c’est le père. Et il y a un grand problème de l’analyse, qui fait du père et de la loi du père le terminus auquel tout le monde descend, c’est que pourquoi on devrait descendre là ? C’est-à-dire qu’il y a quand même une pente qui a été très fortement représentée dans l’histoire du mouvement analytique, qui consiste à dire qu’au fond la castration, non seulement elle nous arrive, mais en plus il faut l’aimer. Il y a idéalisation de la castration. Si on se met dans ce genre de choses, à dire que la castration est un bien, parce que c’est la loi, on créé automatiquement – du simple fait de le dire – l’idée qu’au fond, il n’y a pas de raison pour qu’il en soit ainsi plutôt qu’autrement. Et on se retrouve immédiatement devant la question de savoir si l’on doit être libéral ou pas devant les pervers. Si la question de Lacan n’est pas ultimement la question du père mais la question de La femme, et s’il y a cette jouissance dont Freud n’a pas la notion qui serait une jouissance féminine non phallique, alors la transgression est vaine. Qu’on se soumette à la loi du père ou qu’on ne s’y soumette pas, de toute façon l’échec est au rendez-vous. Du coup, le pervers perd dans cette construction particulière de ce que pourrait être la psychanalyse le privilège d’être le malin qui pourrait faire exception. Dans la mesure où le pervers rate d’une autre manière, mais rate fondamentalement, la jouissance féminine – il ne la rate pas comme l’hystérique, il la rate d’une manière que j’ai essayé d’exposer -, alors sa transgression finalement n’a pas moins de poids, mais n’a pas plus de poids non plus que le sort commun (si la névrose est la norme de cet échec commun). C’est là sur quoi je voulais terminer. Il me semble que c’est une tentative de se défasciner de la question de la perversion, et de la dépolitiser – est-ce que je suis libéral ou pas devant les pervers ?- en disant que si la structure est construite comme ça, alors au fond on n’a pas à se poser des questions politiques à l’égard de la perversion, on pourrait juste dire que c’est une exploration de la condition humaine qui n’a pas lieu de fasciner plus qu’une autre.

X : Je pense qu’on peut le faire aussi en arrêtant la transgression. Par exemple ce que tu amènes sur le rapport à das Ding peut donner quelques lettres de noblesse à la perversion.

P-H. Castel : Je suis fasciné par ce que j’appelle l’amour courtois dans la littérature lesbienne contemporaine. Il y a des trucs qui sont chouettes quand même, chez les anglo-saxons. Oui, il y a des lettres de noblesse, si tu veux.

X : Est-ce que la jouissance féminine n’est pas possible sans la jouissance paternelle ?

P-H. Castel : Je devrais peut-être dire pourquoi je conclus comme ça. C’est parce qu’il me semble que ce qui ne va pas, dans l’histoire de la psychanalyse à propos des perversions, c’est qu’on a l’air d’y valoriser énormément la question de savoir s’il faut être libéral ou pas, s’il faut tolérer l’exception. Mais si le problème de tolérer l’exception ne se pose pas - parce qu’au fond, la transgression est vaine -, ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas lieu d’être comme transgression, mais qu’elle n’arrive pas mieux à quelque chose parce qu’il n’y a pas de mieux.

X : Oui, mais il me semble que c’est important de parler de transgression, parce que je pense que c’est le vœu pervers. Un pervers devant un juge est manifestement là-dedans. Donc je crois que ce serait naïf que de ne pas prendre en compte cette transgression. Mais je crois que de toute façon la plus part des très belles œuvres littéraires sont le fait de pervers.

P-H. Castel : Oui oui…

X : Je crois qu’il n’y a pas de problème…

P-H. Castel : Eh bien voilà, je m’en faisais un.

X : Il est clair qu’un certain nombre de très grands auteurs qui sont aujourd’hui au panthéon de la littérature sont des pervers. Je crois que ce n’est peut-être pas la peine de se faire trop de souci.

P-H. Castel : Je ne me fais aucun souci. Je me faisais un souci purement théorique, en fait, sur une autre manière de poser la question. Je m’intéresse à ces questions dans la mesure où il y a la construction d’un point d’appui dans certains transferts, qui pour moi posent problème. Il faut bien un moment essayer d’anticiper l’endroit où on se loge, devant certaines choses, et devant certains propos. Donc ce que j’essayais de faire ce soir, c’était de caractériser le point d’où on pourrait avoir un peu moins peur et être un peu moins fasciner.

X : Oui, alors justement, là il y a quelque chose que je n’ai pas compris. Qu’est-ce que tu dis ? Tu dis en fait que la dénégation ne porte pas sur le fait que la mère ne l’aurait pas, elle porterait sur la jouissance féminine. Parce qu’il me semble que dire que la dénégation porte sur le fait que la mère ne l’a pas entraîne le fait que la jouissance féminine pour un pervers est impossible à prendre en compte, est probablement illisible, insoutenable du fait même que son déni porte sur le fait que la mère ne l’a pas. Ça c’est sûr. Mais tu considérerais qu’il ne s’agirait plus d’un déni du fait que la mère ne l’a pas ?

P-H. Castel : Ce n’est pas la mère ne l’a pas, c’est la mère l’a et ne l’a pas. Ce qui, dans nos sociétés qui insistent beaucoup sur la conscience, permet à des gens qui ont une représentation psychologique de la psychanalyse de dire par exemple que les pervers sont conscients du fait qu’il y a une différence des sexes, mais que dans leur inconscient, il n’y en a pas.

X : Mais la Verleugnung porte là-dessus quand même.

P-H. Castel : Ça c’est un opérateur logique, qui évite de dire que le pervers est quelqu’un qui n’a pas de troubles de rapport à la réalité parce qu’il sait qu’il y a une différence anatomique entre les hommes et les femmes, mais que dans son inconscient, qui est un inconscient, en l’espèce, complètement ad hoc, il ne le saurait pas. Je veux sortir complètement du registre psychologique avec la disjonction " nec ". Je suis conscient, c’est le cas de le dire, des limites d’une telle spéculation, ça je veux bien en convenir.

X : Oui, mais n’empêche qu’un pervers qui est confronté au sexe de la femme peut être saisi d’horreur, donc, c’est bien que là il y a quelque chose.

P-H. Castel : Il y a un texte de Guibert, dans L’ami qui ne m’a pas sauvé (ce doit être Foucault) qui raconte dans un bordel, une boîte de nuit mexicaine, ce type d’expérience.

X : Donc qu’après, la jouissance féminine soit… pour un pervers, c’est évident…

P-H. Castel : Ce qui te saute aux yeux est pour moi l’effet d’une longue réflexion. J’y arrive très doucement…

Y : Moi, j’aurais une autre question. Cette thèse de la Verleugnung de la jouissance féminine, comment l’accorder avec cette connaissance extraordinairement aiguë qu’aurait le pervers du mal qu’il y aurait dans la matrice et dans la mère ? Comment faire le lien entre les deux ? Puisque finalement il y a à la fois cette Verleugnung de la jouissance féminine qui resterait à préciser d’ailleurs, parce que la Verleugnung, ça porte en général sur un signifiant… Donc portant sur une entité qui elle-même se définit négativement, ça pose problème. Et en plus, comment l’accorder avec cette autre détermination que vous avez amenée, qui serait de faire mal au mal ?

P-H. Castel : Oui, c’est l’usage rétorsif du (a). Parce qu’il me semble qu’à nouveau, c’est…

Y : Ça voudrait dire qu’il a une connaissance très aiguë du mal maternel ?

P-H. Castel : Je ne sais pas s’il a une connaissance aiguë. Mais ce qui me frappe beaucoup dans les Cent vingt journées de Sodome, c’est l’accélération vertigineuse du manuscrit. C’est-à-dire qu’on n’a pas du tout l’impression dans les Cent vingt journées qu’il s’agit de ménager son effet pour aller calculer l’horreur. Chez Sade, il est littéralement aspiré par quelque chose vers quoi il y a une surenchère désordonnée. C’est un des rares endroits où il se demande dans la marge s’il n’a pas déjà parlé de tel ou tel supplice à un autre endroit, qu’il faut vérifier, ce qui fait que pour moi il y a un inconscient, il y a un retour de ce truc-là sur le mode d’une accélération, dans le fait qu’enfin on va réussir à parler de ça. Que tout le reste était de l’ordre du maintien encore dans l’économie du plaisir – " Lecteur, je te ferai perdre du foutre " etc. -, et puis à ce moment-là, il y a un déchaînement presque aveugle, maniaque.

Y : " A ce moment-là " de quoi ?

P-H. Castel : Quand il commence à raconter les supplices sur les femmes enceintes.

Y : Oui, ça c’est certain, mais c’est quelque chose qui porte sur la mère.

P-H. Castel : Et ça porte en outre sur la matrice. Aussi, je ne suis pas sûr qu’il y ait là une connaissance. Je crois qu’il y a un point d’aspiration opaque.

Y : Comment vous accordez ces deux thèses ? Parce qu’effectivement, cette thèse-là, Lacan l’a dite d’une manière plus freudienne, quand il dit que le vu ça renvoie à quelque chose au niveau de l’ouverture, de l’orifice, donc de l’anatomie.

P-H. Castel : Ce qu’il y a de contradictoire dans mon propos, c’est que si on dénie la jouissance féminine, alors on ne devrait pas pouvoir se rapporter à la matrice... c’est ça ?

Y : Non, je ne dis pas que c’est contradictoire a priori. Je dis que ces deux thèses que vous mettez l’une à côté de l’autre comme également caractéristiques, quelles relations ont-elles entre elles ?

X : Mais là, il ne s’agit pas de la même femme ! Il s’agit de das Ding d’un côté…

P-H. Castel : Oui, c’est comme ça que je le voyais…

X : …Et de l’autre d’une femme !

P-H. Castel : Dans le deuxième contrat que je vous ai présenté, j’imagine que je peux rendre plausible mon histoire de la transformation de la femme en " complément d’objet phallique ". Effectivement, c’est la femme comme partenaire dont la jouissance, en tant que féminine, est l’objet d’un déni. Voilà ce dont je pars. En revanche, dans ce que je disais plutôt à la fin, c’est une expérience au-delà même de toute incarnation. Parce qu’au fond, il y va de la cause de l’existence, et ce n’est même plus la cause du sexe. Il y a vraiment l’idée de remplacer l’intérieur du corps de la mère par quelque chose de destructeur, que ce soit le rat ou la vérole. C’est préparé d’ailleurs par une pente de supplice où en particulier le trait commun est de prendre les intérieurs masculins et de les mettre à la place des féminins. A un moment, un des héros éventre un garçon et une fille et ils changent leurs boyaux de place, puis il les recoud l’un sur l’autre et les laisse expirer. Il permute les choses. Là, c’est l’espace de néant où ce jeu surgit qui m’a semblé s’imposer, par delà la différence sexuelle.

Z : que pensez-vous du lien qui pourrait exister entre le nazisme et la perversion ? Par exemple, …… parle d’une sorte de nécrophilie qui existerait chez Hitler…

P-H. C. : Je vais vous dire, je n’en pense rien, mais effectivement, il est certain que ce n’est pas avec une théorie des perversions inspirée de Krafft-Ebing, ou avec une théorie freudienne de la perversion partant du fétichisme ou quelque chose comme ça qu’on peut le moins du monde poser la question de savoir quel est le genre de sujet qui est pervers dans un phénomène comme le nazisme, et quel est le type d’objet qui est en cause là-dedans. Il y a une question d’abstraction.

V : Hitler n’était en aucun cas pervers…

P-H. C. : Il semble qu’il ait été psychotique.

V : Oui…

P-H. C. : je ne sais pas si on peut dire la même chose de Himmler ou d’un certain nombre de gens comme…

V : Je crois que …… a très bien répondu à cette question. Il dit très clairement qu’il faut arrêter de confondre le nazisme avec la version du fascisme…

P-H. C. : Dans les systèmes paranoïaques, cependant, il y a toujours place pour un pervers.

Z : Je ne crois pas que Lacan mette l’accent sur la question du déni tel qu’il était proposé par Freud, mais il me semble que le pervers n’entre même pas dans la logique du déni. Ce qui est forclos n’est pas arrivé, c’est sur – f comme lieu du virtuel. Et si on parle du déni, le déni porterait plutôt sur ça, sur – phi, et le trait distinctif de la perversion serait justement dans la préoccupation du phallus. C’est-à-dire que si toute la psychanalyse est basée sur la castration justement donnant accès à ce virtuel, créant justement le désir, la perversion serait le contraire de ça.

P-H. C. : J’entend bien ce que vous dîtes. Tout mon propos ce soir, c’est en quelque sorte de changer le point d’appui qu’il convient de trouver dans cette doctrine, qui est, je l’accorde tout à fait, la doctrine standard, sinon l’orthodoxie. C’est que ce ne soit pas justement + ou - phi, mais que ce soit (a). Le cas que je vais essayer de vous raconter pour terminer l’année, c’est un truc incroyable parce que c’est, pour une part, celui du petit Hans. C’est quelqu’un qui a a eu affaire aux culottes de sa mère, et qui à la différence du petit Hans qui a fait " pouah, c’est dégueulasse ! " et a jeté le truc, lui a réagi comme ce que Freud calculait. C’est-à-dire qu’il n’a pas été dégoûté. Je ne nie pas du tout qu’il y ait des phénomènes de ce genre-là qui soient incroyablement prégnants, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à la question de l’assomption du + ou -phi . Le problème est que le même bonhomme est aussi artiste. Et que les objets qu’il produit, ce sont ces objets-là qui ont commencé à me mettre la puce à l’oreille. C’est plutôt en revenant sur le statut de ces objets d’art, que ce qui se jouait en fait avec ces petites culottes - avec la nature d’objet de ces culottes, avec le type de choix subjectif qui a pu s’opérer - s’est opéré pour moi. C’est pour ça que je prends le risque de prendre la partie la plus abstraite, celle justement qui met l’objet (a) au centre des choses, pour voir ensuite comment ça améliore ou change l’intelligence de ce qu’est la question de la folie ou de la non-folie chez quelqu’un qui va s’avérer être non seulement fétichiste, mais en plus, artiste. Ce qui fait par exemple que la production des œuvres d’art de cet homme n’est pas l’idéalisation de la pulsion mais l’idéalisation de la pulsion de mort. Ce n’est pas l’idéalisation de la pulsion, genre 1920, Freud, les Trois traités sur la théorie sexuelle.