Pierre-Henri Castel – 5ème séance
(27 mars)
Je vais profiter du tableau pour remettre, pour ceux qui ne les ont pas en mémoire, les deux schémas auxquels je vais me consacrer. Ce sont les deux schémas de Kant avec Sade.
Et puis il y a un deuxième schéma obtenu par quelque chose que Lacan appelle un quart de tour, pour des raisons un petit peu obscures.
Ce sont des schémas particulièrement difficiles, parce que les interprétations que j’ai pu lire dans la littérature de ces schémas sont peu concordantes. Chacun les voit à sa manière, donc je ne vois pas pourquoi j’irais mieux faire, sinon les voir à ma manière aussi, en les rapportant au texte de La philosophie dans la boudoir qui les soutient – en tout cas à l’intérieur du commentaire de Lacan. Ce qui n’est pas très agréable, n’est-ce pas, parce que l’idéal, ce serait de pouvoir y repérer un transfert et inscrire les coordonnées de quelque chose qui a une signification clinique. Or, par beaucoup d’aspects, ces schémas ne font que présentifier ce qui rend précisément impossible l’établissement d’un cadre analytique dans le traitement d’une perversion qui serait simplement un peu pure, en quelque sorte. C’est donc une écriture de ce qui met dans un impossible la relation analytique. C’est pour ça finalement qu’on peut repérer ce qui fait obstacle à la névrose de transfert sur laquelle on peut s’appuyer d’un point de vue analytique, et donc c’est assez compliqué de discerner exactement quel est leur enjeu. Je ferai des hypothèses à la fin là-dessus.
Je vais maintenant connecter ces deux schémas avec le travail que j’avais fait la dernière fois, où j’avais introduit deux choses sur lesquelles je voudrais revenir. La première chose que j’avais introduite, de façon un peu spéculative, c’était cet opérateur logique ou signifiant de la Verleugnung que j’avais appelé " l’opérateur nec " - qui en latin signifie et non : " et ne pas " - que je voudrai mettre en relation avec le vel – " ou bien " en latin – de Lacan. Cet opérateur du déni, je vous le rappelle, fonctionne dans un des éléments centraux de la thèse de Freud : la mère a un phallus et elle ne l’a pas. C’était une manière pour moi, en parlant de cet opérateur nec - sur lequel je dirai encore d’autres choses plus tard -, de faire valoir quelque chose de capital du signifiant dans la configuration du fétiche, en particulier dans ce que j’avais appelé l’a-pas – le fait que la mère ne l’a pas – lié à la séduction pervertissante, la mère ne s’avouant pas manquante de ce qui reste d’un autre côté intégralement reconnu au père. Et j’avais essayé de pointer la présence de cet opérateur, non pas simplement dans sa texture imaginaire, avec ses effets sur l’association libre, pointant que le discours complet, le discours lisse si frappant dans les gens chez qui la perversion est au premier plan, ce discours sans fuite métonymique, c’est-à-dire sans échappée phallique, soutenait un propos dont on avait assez vite perçu – et de tout temps, bien avant même la psychanalyse – les phénomènes de combinatoire et de code.
Et ça m’avait permis de relier ça à un point qui vous avait fait je crois rire, mais je n’ai pas trop compris pourquoi, cette histoire du pervers à qui, pour qu’il arrête de cogner, il faut dire " loup-garou ". J’en ai quand même déduit quelque chose d’assez important, c’est qu’à ma connaissance, les mots qui sont utilisés pour dire " arrête ! " - arrête de me faire mal, arrête de me faire souffrir, etc. - ne sont jamais des mots négatifs. Ce sont toujours des mots qui ont un contenu qu’il est évidemment difficile d’explorer, mais les stop, etc., sont interprétés comme des " plus fort ! ". Ils ont comme signification de code " cogne plus fort ! ", " tire plus fort ! ". J’avais suggéré – c’est une hypothèse qu’on peut invalider si vous me trouvez un exemple de scénario pervers où ce code ne fonctionne pas -, c’était que justement ce qui faisait le caractère de code de ce dispositif combinatoire du néo-langage pervers, comme dans le contrat par exemple -, c’est que le signe y valait pour un appel. C’est-à-dire qu’on efface la fonction de l’appel (" arrête ! ", " stop ! ", etc.) et on lui substitue un signal, un signe, qui est quelque chose qui justement est investi d’une tout autre fonction que celui de faire appel à l’autre comme sujet au moment où il est l’agent du tourment. Alors, j’avais complété cette première élaboration d’une autre, à ma fantaisie. Je ne sais pas si vous vous rappelez de ce que j’avais fait comme schéma… C’était un peu onirique d’ailleurs comme séance, je ne sais pas très bien si ça ne vous a pas laissé un peu perplexe, mais enfin… C’était ce que j’appelle le schéma Sades, sur lequel je vais dire encore quelque chose :
Ce n’est pas du Lacan ça, c’est du pseudo-lacan. Vous savez que Sade s’écrivait en général avec un s, j’avais donc joué là-dessus. J’avais essayé d’élaborer dans cette séance l’idée que le problème du pervers est un problème avec la Chose. Le rapport à la Chose, c’est ce qui donne l’impression, en tout cas dans la perversion, de tenir lieu d’inconscient. Et il était question de concevoir le petit (a) comme une sorte de bouchon qui est à la fois ce qui jaillit de la Chose, ce qui vient de la Chose, et ce qui est retourné contre la Chose, ou ce qui met das Ding à la question. Si j’avais dessiné ceci en pointillé, c’est parce que bien évidemment, ce schéma et les représentations d’intersection qu’on voit couramment chez Lacan visent à conjoindre des choses par définition impossibles à conjoindre. C’est un schéma de l’impossibilité de la conjonction, puisque c’est de das Ding, de la mère originaire, que le sujet est expulsé.
J’avais essayé de suggérer en ce sens, que le mouvement particulier de rapport à la Chose dont la Nature, chez Sade, est une présentification extrêmement forte… Cette espèce de nature immanente qui est inspirée des représentations que les gens du 18ème siècle se faisait de la substance chez Spinoza - c’est-à-dire de cette espèce de grande chose immanente équivalente à Dieu sous certains rapports, dans lesquels toutes les parties de la matière, enchaînées par des lois déterministes se remplacent les unes les autres, et dont toutes les formes vivantes en quelque sorte sont le produit -, vous en avez une interprétation classique, une interprétation vitaliste, de cette substance de Spinoza, chez Diderot. C’est le même type de métaphysique naturaliste qu’il y a chez Diderot dans lequel les parties de matière sont en fait des molécules vivantes qui s’attirent, et de façon tout à fait infinie créent toutes les formes possibles d’êtres vivants qui puissent exister. Chez Sade, cette théorie qui chez Diderot a une fonction positive et même d’exaltation onirique, puisque c’est dans Le rêve de d’Alembert que Diderot développe cette conception, est prise véritablement dans le sens du cauchemar, et non pas du rêve. Le rêve de d’Alembert serait plutôt comme un cauchemar, chez Sade, autrement dit comme une succession de destructions permanentes dans laquelle on ne peut jamais isoler – et c’est le point qui paraissait important à pointer, pour Lacan – un acte. Il n’y a pas d’acte, puisque tout acte est en réalité une étape de ce processus causal sans début ni fin, où on ne peut jamais marquer une coupure en disant là, il y a vraiment un acte, qui est le mouvement infini de la nature. Le même problème se posait dans l’interprétation contemporaine du 18ème siècle de Spinoza : si tout est lié par un enchaînement nécessaire de causes et d’effets, alors à quoi ressemble ce qu’on peut expérimenter comme liberté subjective, puisque dans ce processus infini rien n’a jamais commencé et rien ne finira jamais ? En ce sens, le sujet, s’il est mis en relation avec cette nature, s’éclipse. Et cette éclipse subjective - c’est pour ça que je n’ai pas mis de barre sur le S - est tout le point de la perversion.
J’avais essayé de façon beaucoup plus concrète de montrer finalement que ça indiquait quel était l’horizon, l’ultime image franchie telle que Lacan la pointe dans La philosophie dans le boudoir dans l’activité perverse. Cette ultime image, c’est celle d’obturer le sexe de la mère, et le sexe de la mère entendue au sens de ce d’où sort tout, au sens de " l’origine du monde ", en quelque sorte. C’est cette espèce de point où il s’agit d’empoisonner, et de retourner la mort contre la mort, le néant contre le néant, qui est le point d’aspiration en quelque sorte de l’écriture même de Sade. Vous savez par exemple que là où Lacan clôture son commentaire de Kant avec Sade sur la mère interdite, puisque avant de coudre le sexe de la mère d’Eugénie de Mistival, elle est vérolée par l’un des valets de Dolmancé, et elle part avec sa mort en elle, refermée sur sa propre mort. Ce qu’on sait aussi, par Restif de la Bretonne, c’est qu’il manque un chapitre. C’est-à-dire que ce n’est pas du tout la fin ; c’est la fin de l’état actuel du manuscrit. Restif en a lu un autre, et c’est à partir de ce point de franchissement que le texte de Sade devenait de plus en plus cruel, où il se mettait en fin de compte à tuer de plus en plus de gens et à basculer dans une férocité de moins en moins sexuelle. Ce qui fait qu’il y a toujours cet espèce de point chez Sade où l’écriture tient le fantasme jusqu’à un certain point, puis c’est comme dans les 120 journées de Sodome, là où ça commence vraiment à franchir un certain point limite - que je crois être la couture du sexe maternel dans lequel on a installé la mort -, les choses sont prises dans une aspiration vers l’atroce qui fait tomber même la possibilité d’écrire.
Le point de départ de la lecture que je vais proposer des schémas qui sont au-dessus, que je vais essayer d’articuler avec ce que j’ai dit la dernière fois, c’est d’entrer dans une interprétation de cette non réciprocité absolue du sujet et de l’objet, qui devant la représentation que Lacan estimait à l’époque nécessaire de détruire, de la symétrie entre le sadique et le masochiste, que vous trouvez par exemple chez Sartre – pour qui il y a une véritable symétrie imaginaire entre les deux positions -, il y a l’idée de construire une forme de dépendance logique et de position logique qui ne sont justement pas des positions en miroir, et qui ne font pas du sadique le complément imaginaire du masochiste. Pour ce faire, c’est le deuxième point, moins que de pratique, il s’agit de discours. A chaque fois que vous avez – c’est l’hypothèse qui va me guider, même assez loin ce soir – ce quadripode chez Lacan, c’est pour indiquer qu’il s’agit d’un discours dans lequel on articule un sujet à un objet, mais aussi une loi et une jouissance. Peut-être que dans ces années d’écriture de Kant avec Sade, à mon avis se met en place – je ne dirai pas la théorie des quatre discours -, mais en tout cas la notion fondamentale de discours. Je me demanderai même à la fin si ce n’est pas l’analyse de la perversion qui est une sorte de contre-épreuve clinique de la validité et de l’importance pour l’analyse de cette notion de " discours ". Puisque c’est un peu plus tard mais pas tellement plus tard que la notion des quatre discours va émerger chez Lacan. Puis il y a un troisième point, qui est un point à la fois de clinique et de théorie assez délicat, dont je ne sais pas si je suis bien venu à bout, c’est d’indiquer justement la place du réel dans ce type de discours. Parce qu’une des choses les plus étranges et les plus troublantes dans Kant avec Sade, vous vous rappelez, c’est que pour maintenir la division d’un sujet, il n’est nullement besoin que cette division soit comme dit Lacan " réunie en un seul corps ". C’est très curieux parce que c’est vraiment ce qu’il y a de plus contraire à notre anticipation psychologique, à l’anticipation du moi selon lequel la division du sujet est quelque chose qui a lieu dans un corps. Or, à partir du moment où cette division subjective exige qu’il y ait plusieurs corps, on se demande un petit peu de quels corps il s’agit. Et vous savez que tous ces dispositifs exigent plusieurs participants ; comment sont découpés ces participants dans le flux ininterrompu des parties vivantes de la nature ? C’est-à-dire : combien y a-t-il de corps dans la nature ? C’est une question qui remonte à Spinoza et à l’interprétation vitaliste de Spinoza au 18ème siècle. Combien y a-t-il de corps ? C’est-à-dire : où commence mon corps et où s’arrête-t-il, comment communique-t-il avec les autres, etc. ? Là elle est posée aussi je crois d’une manière extrêmement aiguë, dans la continuité de la question de l’acte que j’évoquais tout à l’heure.
Alors évidemment, s’il n’y a pas de castration, c’est-à-dire s’il n’y a " pas de perte symbolique sur un seul corps d’un objet imaginaire ", eh bien on est tenté de penser que vous avez symétriquement " une perte réelle sur plus d’un corps d’un objet symbolique ". Une sorte de dépendance entre les coordonnées de ces deux constructions, qui a l’air forcée. J’insiste sur cette dimension : c’est un corps réel. Parce que la plupart des textes sur la clinique du fétichisme insiste beaucoup, et à juste titre, sur des tas d’effet de miroir qui sont en général retracés jusqu’à l’origine des troubles du pervers dans sa petite enfance. Et ça c’est tout à fait avéré. Il y a de nombreux récits cliniques dans lesquels, positivement – ce n’est pas le stade du miroir au sens de Lacan -, des jeux de miroir sont pratiqués. Il y en a dans le cas princeps qu’analyse Henri Rey-Flaud qui est extrêmement impressionnant, d’une mère avec deux enfants, un garçon et une fille, mais je vous parlerai d’autres cas que je peux connaître ou que j’ai trouvés dans la littérature. Mais ce n’est pas parce qu’il y a jeu de miroir qu’on est dans l’imaginaire. Il y a une manière de se servir du miroir pour disloquer grâce au miroir l’identité imaginaire, pour faire apparaître des rapports tout à fait particulier de corps à corps, où justement la fonction du tiers qui ça symboliquement qu’il y ait une identification de soi et de son reflet, où des jeux dans lequel on peut éventuellement se demander qui on est quand on se regarde dans le miroir, avec une défection du tiers qui va beaucoup plus loin je dirai qu’une simple relation du symbolique à l’imaginaire, ou du tiers au reflet, du tiers au double. Et qui va au point de fixer derrière l’enveloppe imaginaire de ce qui apparaît dans le miroir, une sorte d’être réel du corps qui entre en jeu dans la division subjective, et qui se retrouve dans ces asymétries particulières que sont celles par exemple du bourreau et de sa victime, du sadique et de sa victime, ou bien du masochiste et de son tourmenteur. C’est un point que je peux juste soulever, mais qui va certainement infiniment plus loin que ce qu’on peut capter au simple niveau de variations de l’imaginaire.
Voilà comment je propose de lire ces schémas. Je pense que ces schémas sont étalés dans une sorte d’espace qui est extrêmement ressemblant à l’espace qui sera celui des discours, quelques années après. Ressemblant et en même temps extrêmement différent. Je pense que quand vous prenez ces schémas et que vous les divisez en quatre positions, il y a assez clairement d’un côté ce qui est de l’ordre du sujet pervers, et de l’autre côté ce qui est du sujet de l’Autre.
Avec cette espèce de chose qu’il ne faut pas perdre de vue, que cet Autre, c’est l’Autre Chose, qui tient à la fois du néant - cet espace qui est visé – et que ce n’est certainement pas le sujet des quatre discours, ni l’Autre des quatre discours où l’Autre est l’Autre de l’adresse. Ce n’est pas un Autre de l’adresse ici, c’est un Autre qui se trouve en arrière de l’Autre de l’adresse, et qui serait ce sur quoi l’Autre assure sa prise, ce que nous n’appréhendons finalement que comme la Chose la plus étrangère - d’où l’idée d’Entfremdung chez Freud - et qui est celle de l’Autre Chose. Ensuite, ce que je dirai, c’est que dans l’autre dimension, dans ce qui est dans la chaîne du dessous, dans les éléments qu’il y a dans la chaîne du dessous, il y a ce qui est de l’ordre du dénié ou du démenti par opposition ce que je n’appellerai pas exactement la conscience, mais ce que j’appellerai la surconscience, ou pour prendre un mot à Bataille, la conscience souveraine. Ce n’est pas une modalité de la conscience, où on opposerait la conscience et l’inconscient où l’inconscient est l’équivalent du refoulé. Dans les quatre discours, non seulement vous avez des barres qui indiquent le refoulement, mais ce qui est chu dans le dessous, c’est ce qui est refoulé, c’est cela même qui est l’inconscient :
Alors ici, je n’ai pas mis l’inconscient, j’ai mis ce qui est dénié. Et je ne l’oppose pas simplement à ce dont on n’a pas exactement conscience, mais à cette conscience souveraine, cette surconscience qui est un mode de rapport extrêmement particulier du sujet pervers à ce qui l’oriente et le vectorise :
Alors je vais remplir les cases. Il y en a un, Lacan dit directement à quoi ça correspond dans ces schémas, c’est le point d’application du désir - d’ailleurs il met une petite flèche dessus -, et ici il y a l’effet dans la réalité. Ici, il y a la référence absolue, et là l’idéal invoqué. Cet idéal invoqué étant quelque chose de tout à fait particulier, parce que c’est un… je n’ai pas trouvé vraiment d’expression… c’est l’idéal invoqué, entre parenthèse " de jouissance ".
Evidemment, non seulement il n’y a pas de barre de refoulement, mais la circulation même des flèches est exactement opposée :
Et c’est d’autant plus important à pointer qu’évidemment, même s’il y a des éléments qui préfigurent la logique des discours, ce n’est pas exactement un des quatre discours que ce discours pervers. Puisque ce qui est mis en cause du côté de l’Autre, ce n’est pas l’Autre de l’adresse, ni l’Autre d’une interpellation, ni l’Autre d’une prière, c’est l’Autre de l’origine réelle, devant lequel l’expérience de l’étrangeté est portée à son comble, et cet Autre-là qu’il s’agit d’apprivoiser. Alors pourquoi est-ce que je pense qu’il s’agit là d’un discours ? Parce que chez Lacan, l’idée même de discours renvoie à une fonctionnalité particulière dans sa théorie. L’idée de discours est quelque chose qui sert à référer, à fixer dans un savoir, dans une grammaire, dans une syntaxe, de quoi il s’agit, autrement dit ce qui est en cause quand on parle. C’est une certaine manière de faire avec l’objet. Alors évidemment, l’illusion que nous avons d’habitude, c’est que lorsque nous parlons, lorsque nous tenons un certain discours, ce qui est " en cause " dans notre discours, c’est ce qu’il y a " dans la réalité ". C’est-à-dire que le modèle ordinaire du discours, c’est le modèle réaliste du discours, autrement dit, ce qui stabilise les énoncés, c’est ce à quoi je peux constamment me référer, qui est dans la réalité et qui nous permet de parler de la même chose. Bien évidemment, l’idée de référence est hantée, dit Lacan, d’un fantasme, c’est le fantasme intrinsèquement porté par le langage de maîtriser ce dont on parle. Parler de référence, avoir l’idée même d’un signe ou d’un ensemble de signes ou d’un discours se référant à quelque chose, fait penser qu’on a réussi à fabriquer avec du signifiant quelque chose qui maîtrise l’objet même dont on parle. Lorsque vous ne prenez pas les choses sur le plan du sujet connaissant s’ajustant à l’objectivité des choses – et c’est ça l’articulation paradoxale du discours chez Lacan –, mais du sujet désirant, alors c’est l’effet de référence propre à certains agencements signifiants qui est capté, comment est-ce que certains agencements signifiants opèrent cette espèce de stabilisation à l’intérieur de notre langage, qui fait que nous avons ainsi une maîtrise qui est une illusion – mais si c’est une illusion, alors c’est une " illusion transcendantale ", elle va avec la position même de la subjectivité -, une maîtrise de l’objet. L’idée de Lacan, c’est d’indiquer deux horizons dans sa théorie des discours. L’un des horizons est ce qu’il appelle le " discours de la science " qui est présent dans tous les discours mais qui est le point où il n’y a plus de sujet du tout, et donc effectivement ça réfère – mais pas au sens de la maîtrise -, au sens où ça dénote. Et l’autre discours qui est investi d’une fonction importante, c’est ce qu’il appelle le discours de l’analyste, qui a l’objet (a) en position maître, étant le discours qui révèle, qui met en évidence qu’il n’y a pas du tout un sujet connaissant s’ajustant à une objectivité dans la réalité, mais un sujet désirant qui fait feu de tout bois à partir d’une détresse primaire en lui. C’est lui qui révèle un petit peu les effets de semblant attachés aux autres discours. Donc le discours analytique, dit Lacan, a cette particularité d’apparaître à chaque fois qu’on passe d’un discours à l’autre. A chaque fois qu’on passe d’un discours à l’autre, il y a cet espèce de réagencement qui s’opère entre les points d’appui de ce discours, où le fait qu’il s’agit de désir et non de connaissance de la chose dans la réalité apparaît en toute lumière.
L’idée que je vais développer pour analyser le premier schéma sur cette base, et traiter le premier schéma dans l’ordre du discours, et non pas je dirai dans la phénoménologie de l’univers sadien, c’est de le traiter justement comme fixant le fantasme sadien à un endroit particulier, celui où Lacan a mis le petit poinçon traditionnel du fantasme, et en articulant cette place du désir articulé à un fantasme à l’intérieur de toutes les autres choses non apparentes qui vont avec et qui permettent de construire un parcours, une " ordination subjective " comme il nous est dit, dans ce schéma.
Ce qui me semble extrêmement congruent avec quelque chose que dit La philosophie dans le boudoir. La philosophie dans le boudoir semble-t-il, a été écrite au moment de la convention montagnarde, pour une bonne part, c’est-à-dire 93, c’est-à-dire l’époque de tout le débat politique sur le " droit d’insurrection ". Vous savez que c’était un énorme problème dans la constitution de 93, de savoir exactement s’il existe un droit d’insurrection contre les tyrans, si on peut définir comme un droit le droit à s’insurger. Bien évidemment, la convention thermidorienne ayant exécutée les Montagnards va supprimer cette mention du droit d’insurrection – pas d’une manière stupide d’ailleurs, en disant, non pas que le peuple ne doit pas se révolter, mais en disant que cette révolte ne peut pas être un droit à l’intérieur même de l’ensemble des droits. Ce n’est donc pas aussi purement réactionnaire que ça va l’être dans la deuxième formule de la déclaration des droits de l’homme complétée de la " déclaration des devoirs " des citoyens, en particulier le respect de la propriété privée. Ce n’est pas aussi stupide, ça indique bien qu’il y a une vraie réflexion sur la question de savoir si l’on peut faire du droit à l’insurrection quelque chose de légitime dans un corps politique. Tout ce type de débat - qu’on retrouve à l’intérieur de La philosophie dans le boudoir, quand Sade dit que l’état fondamental sur lequel tout ordre se détache, c’est le droit à l’insurrection, et que le droit à l’insurrection est ce qui assure la vitalité de la liberté dans une République -, ce sont des arguments que vous trouvez dans les libelles de l’époque.
Mais il n’y a pas simplement cette théorie de l’agitation ; il y a une conscience forte chez Sade que le problème est de construire un nouvel ordre du discours. Et j’ai été très frappé par une phrase qu’il y a page 143 dans la Pléiade ; c’est la question " n’avons nous pas acquis le droit de tout dire ? " Question tout à fait frappante, parce que ce contexte révolutionnaire n’existe pas lorsque Sade écrit les 120 journées de Sodome. Il n’existe qu’après la Révolution. Et le droit de tout dire, c’est-à-dire ce que ça pourrait être qu’une utilisation effectivement jusqu’au bout – et ce n’est pas simplement une question de la liberté de la presse, mais d’organisation subjective – en sorte que l’on puisse faire de la liberté révolutionnaire quelque chose pour qui tout dire soit possible. Restif de la Bretonne qui est à la fois l’alter-ego, le commentateur et le concurrent sur le marché pornographique de la production sadienne, puisque Restif de la Bretonne sait qui est l’auteur de toutes sortes de textes de Sade, il en a lui-même des copies - on n’a jamais trop su comment il avait pu se les procurer -, et il écrit sur Sade. Bien sûr, dans un type de dialogue extrêmement particulier dont nous avons les traces - certaines sont dans les biographies de Sade, d’autres dans la Pléiade -, il y a la question qui est de savoir comment s’organise, comment se structure ce pouvoir de tout dire, ce pouvoir d’arriver par une émancipation par la parole qui atteigne jusqu’au niveau du désir, du désir sexuel, des conventions sociales, etc., et qui est opposé d’une manière dialectique à la position de Sade. Puisqu’il y a une chose que Rétif de la Bretonne n’arrive jamais, absolument jamais à admettre, c’est qu’on puisse trouver un plaisir fort dans le mal. Qu’on puisse trouver du plaisir dans le mal, il le sait, mais il est très important pour lui de maintenir qu’on trouve autant de plaisir dans le mal que dans le bien, et que c’est pour ça qu’on peut tout dire, et qu’il n’y a pas lieu d’interdire les productions érotiques. En tout cas, la question de savoir quel discours est adéquat à une authentique émancipation révolutionnaire est une question qui se pose sérieusement. Il ne s’agit pas simplement de produire une rhétorique du discours érotique. Il s’agit de voir si l’on peut modifier les positions subjectives dans ce contexte révolutionnaire. J’ajouterai un commentaire sur la mode. Les déshabillés les plus vertigineux de l’histoire de la mode sont ceux de cette époque. Vous connaissez ce qu’on a appelé à la chute de Robespierre les " Incroyables " et les " Merveilleuses " ? Je ne sais pas si vous avez déjà vu les costumes des Merveilleuses ? Ce sont… d’ailleurs on ne les voit pas parce qu’ils sont à peu près inexistants : ils sont totalement transparents ! Tout le motif rhétorique que vous avez chez Sade de la " gaze ", était quelque chose dont on sent bien à la fois que dans l’imaginaire et dans une certaine pratique sociale – qui est interprété en général comme un soulagement après les années de plomb de la Terreur, cette espèce de grande émancipation – mais c’est une période d’émancipation sexuelle dont il n’y a je crois pas d’équivalent dans l’Histoire. Le fait de se considérer tous les unes les autres comme des objets sexuels librement disponibles aurait eu, pendant ces quelques mois qui ont suivi la chute de Robespierre, une réalité historique. Effectivement, les tissus dans lesquels les femmes pouvaient être enveloppées, les juste-au-corps ajustant les sexes des hommes de façon à ce qu’ils soient parfaitement visibles de l’extérieur, c’est extrêmement frappant dans la provocation qu’il y eut à ce moment-là. Et ça a été évidemment complètement englouti avec la nouvelle convention thermidorienne.
Je me permets de vous donner un petit contexte de façon à ce qu’on n’ait pas l’impression que c’était un discours dans le vide. Ce n’est pas un discours dans le vide. Il y a des gens qui lisent ça, et qui se rendent tout à fait bien compte qu’il s’agit d’une position subjective, que l’expérience de la Terreur, le rapport à la vertu, le rapport à la loi morale présentée comme principe de gouvernement politique et d’extermination de tout ce qui résiste à la volonté du peuple a bougé certainement quelque chose chez les lecteurs. Il faut se mettre dans cet esprit pour entendre bien ce que veut dire une phrase comme : " n’avons-nous pas acquis le droit de tout dire ? " C’est beaucoup plus que : " on a le droit d’écrire des cochonneries ".
Alors, quelques remarques sur le schéma 1.
Je crois que pour que le schéma 1 fonctionne, il faut au moins deux corps. Comme dit Sade, il faut un corps dont la souffrance chatouille vivement l’autre, et un autre corps dont le plaisir est de torturer en détail le premier. Il faut vraiment que j’éprouve des délectations et des titillations à voir se tordre de douleur de la façon la plus atroce possible le corps de ma victime, tandis que le corps de ma victime m’impressionne de façon toujours plus agréable parce que son sentiment de douleur excite, remue en moi un sentiment de plus en plus fort. Le comble de ce type de relation, c’est ce que je vous avais cité, ces passages des 120 journées de Sodome - qui sont quand même moins explicites parce que ce n’est pas aussi barbare parce que c’est lié à des expériences de sodomie ou de défloration dans La philosophie dans le boudoir - où l’union charnelle parfaite, c’est que l’un expire de douleur au moment de l’orgasme de l’autre. Cette espèce de conjonction est parlante. Et pourquoi est-ce que je crois que c’est plus frappant dans les 120 journées ? Parce que c’est quelque chose du réel du corps qui est atteint en deçà du partage des sexes. En deçà du fait qu’il y ait un homme et une femme, ou qu’il y ait quelque chose qui ait trait à l’identité sexuelle. Ce qui est visé comme expérience, ce sont les stimulations que pourraient échanger les corps en deçà de leur individualisation en tant qu’organismes sexués.
On en a une trace indirecte négative dans le texte de Sade : c’est que je ne connais pas un seul endroit du texte de Sade où la question de la supériorité de l’intensité de la jouissance des femmes sur la jouissance des hommes soit posée. Jamais. S’il y a bien quelque chose qui est complètement absent du mode même de pensée de Sade, c’est l’idée que les femmes jouissent plus fort que les hommes. Or, je le rappelle, c’est un topos non seulement de la littérature érotique de l’époque, mais c’est un topos qui remonte à la littérature latine. Quelqu’un comme Sade ne peut pas ignorer les textes d’Ovide en particulier commentant le mythe de Tirésias. C’est par Tirésias que nous savons que les femmes jouissent 2, 7 ou 10 fois - ça dépend des versions des poèmes - plus fort que les hommes. C’est un point je crois très important, parce que le fait qu’il s’assoie dessus complètement me paraît être un point presque organisateur de ce dont il s’agit avec la jouissance chez Sade.
Le deuxième point que je voulais vous faire remarquer, c’est qu’on peut trouver tout à fait charmantes les considérations de Lacan sur l’apathie et sur la comparaison qu’il fait entre l’apathie sadienne et l’apathie kantienne, mais La philosophie dans le boudoir montre qu’il s’agit – il ne faut pas le perdre de vue -, d’une pure invention de Lacan. L’apathie chez Sade ne veut absolument pas dire la capacité à ne pas être affecté par l’objet pathologique, c’est-à-dire l’objet d’amour comme chez Kant, c’est un équivalent de l’antipathie. Il y a deux usages d’apathie chez Sade : l’usage je dirai stoïcien pour lequel l’apathie est le fait de ne sentir ni de bien ni de mal - que les stoïciens interprètent en réalité comme de l’ordre du plaisir -, et il y a l’antipathie, c’est-à-dire le plaisir pris à faire souffrir. Par exemple, page 156-157 de mon édition, il y a tout un travail sur l’apathie où on voit bien que ça n’a rien à voir avec le sujet apathique au sens de Kant. Si on peut trouver dans Les infortunes de la vertu quelques passages que citent aussi Adorno et Horkheimer sur une apathie qui ressemble beaucoup chez Clairwill à l’apathie kantienne, ce n’est nullement un concept opératoire chez Sade. Néanmoins, ce qu’il faut en revanche reconnaître à Lacan c’est le mot, pas le concept. Il y a bien cette idée, qu’on retrouve d’ailleurs joliment dite, n’est-ce pas : " je ne peux que pardonner des principes qui mènent à de tels égarements ", dit à un moment Eugénie à Dolmancé qui refuse de la déflorer parce qu’il est uniquement sodomite. On voit bien que pour que ça jouisse maximalement, il faut suivre de façon inflexible et sans se laisser tenter ou détourner par le plaisir, quelque chose de l’ordre d’une loi, comme celle par exemple des contrats que je vous avais passés. Mais ce n’est pas cela que Sade appelle l’apathie.
Alors, je reviens à ce problème énigmatique, de l’apathie/antipathie, du plaisir à faire mal, parce que j’ai dit qu’il faut deux corps. Mais évidemment, tout le problème est de savoir s’il faut deux corps, ou si ça n’est pas tout simplement parce qu’il n’y a qu’un seul corps, que ce corps est tout simplement coextensif dans toutes ses directions avec tous les autres corps formant le grand corps unique de la Nature, que ce qui se passe de façon complètement ponctuelle et finalement dérisoire dans le corps de cet individu, interagissant avec le corps de tel autre, n’est pas un épiphénomène, un point comme ça de jouissance-douleur, ou de douleur-jouissance ponctuel à l’intérieur du vaste corps de la Nature. En réalité, ils ne sont deux que si vous commencez à donner une signification un petit peu trop psychologique, un petit peu trop individualisante à ce que sont le plaisir et la douleur. Mais si vous les prenez dans le sens de cette jouissance coextensive au corps réel et infini de la Nature, eh bien ces deux corps ne sont deux que parce qu’il n’y aurait deux individus – on n’ose pas dire deux sujets – que dans la subjectivation ponctuelle, en ébauche, d’un semblant d’acte, où l’un fait souffrir l’autre, où l’un est l’agent et l’autre le patient. Semblant d’acte. Mais ce semblant d’acte s’abolit dans la continuité immanente du processus de la Nature qui construit et déconstruit sans cesse les mêmes particules de matière les unes avec les autres sur le mode de la destruction – parce que ce qui intéresse Sade à l’envers de Diderot c’est la destruction – et c’est cet espèce de semblant d’acte qu’on peut ponctuellement isoler, mais qu’on ne peut isoler que dans le moment où finalement il n’y a pas eu d’acte parce qu’il n’y a pas eu de véritable commencement ni de véritable point d’application mais simplement un épiphénomène dans la continuité matérielle, c’est à ce moment-là que vous voyez apparaître quelque chose de l’ordre du sujet.
Ce qui fait qu’on a d’acte que comme crime, chez Sade. Par définition, le seul acte, c’est le crime, puisque c’est le vide qui va réussir en faisant émerger ces deux points d’intensité qui sont l’envers et l’endroit de la même jouissance, autrement dit extrême douleur-extrême plaisir, que le crime d’ailleurs n’arrive jamais à être assez criminel pour être aussi criminel qu’il le devrait et être aussi créateur d’actes, et où en même temps on affirme que de toute façon c’est dans la Nature et comme tout est dans la Nature, il n’y a pas de crime. Par de crime parce que tout s’abolit dans la nécessité de l’ordre des choses. C’est je dirai un commentaire sur cette lettre célèbre de Spinoza, sur la négation du problème du mal – une lettre à Blyenbergh, je crois -, dans laquelle Spinoza a cette formule choc, que pour Néron abattre son poignard sur la poitrine de sa mère n’est jamais qu’un acte intégralement déterminé par l’ordre des causes, et que c’est toute la puissance naturelle du bras de Néron qui se manifeste, et qu’il se trouve que c’est le sein de sa mère Agrippine dans lequel il plonge le fer. On voit comment l’acte peut être – précisément pour quelqu’un comme Spinoza - présenté comme quelque chose qui ne pose de problème qu’aux gens qui croient au sujet libre. Mais dans l’ordre de la Nature le sage n’a pas, d’aucune manière, à se sentir concerné par ce que notre imagination vient découper là comme quelqu’un qui fait du mal à quelqu’un d’autre. Ce sont là des choses qui relèvent de l’imagination, d’une connaissance imparfaite des causes.
J’ajouterai que s’il n’y a d’acte que dans le crime – et c’est ça l’ombre frappante du propos lui-même dans le fantasme sadien -, si c’est un discours, il est quand même adressé à un Autre, il est adressé au lecteur. Le seul moment où on a véritablement une adresse au lecteur, c’est au tout début des 120 journées de Sodome, où Sade a cette phrase qui en dit long sur la manière juste de le lire : " Lecteur, ce livre te coûtera du foutre !"
" Lecteur, ce livre te coûtera du foutre ", je crois que c’est quelque chose qui montre bien combien ça vise l’Autre au-delà de toute présence d’un lecteur. Ça vise l’Autre au-delà des temps et des époques. C’est-à-dire qu’effectivement, que ces textes soient des textes qui par moment sont horribles et par moment pornographiques – qui sont des incitations à la masturbation – c’est, je dirai, l’envers au 18ème siècle de cette fameuse phrase de je ne me rappelle plus quel personnage sur les livres érotiques : ces livres qu’on ne lit que d’une main - je crois que c’est la marquise du Deffant qui avait dit à d’Alembert que l’Encyclopédie n’était certainement pas de ces livres qu’on ne lit que d’une main. Vous avez tout à fait cette espèce d’idée qu’il y a un type de dialogue avec le livre et la lecture qui est extrêmement particulier dans l’adresse au lecteur. Donc j’ai pensé qu’il y avait là une sorte de symétrie dans laquelle l’humour noir de Sade pointait quand même quelque chose de plus fort. Autrement dit l’Autre de l’adresse, c’est un Autre de l’adresse qu’on va faire rentrer sur la scène, qui va être dans l’un des coins, et qui va se masturber pendant que la scène se passe. Mais n’allez surtout pas croire, que du fait d’être le lecteur en dehors du livre, vous allez sortir de l’immanence absolue de la Nature : les images qui passent par les signes doivent traverser l’impression qu’on est en train de lire une fiction de façon à aller attaquer à la racine la position extérieure du sujet qui pourrait comme ça en dernière analyse se mettre au dessus de la scène et la juger.
Voilà la première chose que je voulais faire sur le schéma 1. La deuxième chose dans ce qui est visé, c’est que l’intelligence classique de ça que j’ai lue partout, c’est que vous avez un tourmenteur (l’objet (a) du schéma 1) qui se met au service d’une volonté de jouissance (le V du schéma 1), laquelle s’abat sur le sujet (le S barré), le barrant au point de le réduire à un état de désubjectivation qui est non seulement mortel mais au-delà de la mort – ce qu’il s’agit de viser, dans cette volonté de jouissance, n’est pas simplement que l’autre crève, c’est qu’il crève et continue à mourir au-delà même de sa propre mort, par exemple de tuer quelqu’un dans une situation où il est sacrilège et où donc il va être damné : le sodomiser avec une hostie dans l’anus de façon à ce que quand il meurt, il soit damné, ce genre de chose un peu étrange assurément mais qui semble avoir eu beaucoup de force pour Sade – de manière à en extraire ce sujet pathique (le S du schéma 1), ce sujet qui est de l’ordre du présymbolique dans lequel le réel même du sujet, avant qu’il ne soit appelable, pure sensibilité, pure jouissance, pur pathein, pur " souffrir " en quelque sorte comme capacité à être affecté, serait enfin complètement libéré. Alors, ce qui est visé ici (le sujet pathique), c’est que pour réussir à faire sauter la barre du sujet, pour réussir à l’atteindre - Lacan le pointe extrêmement bien dans le texte de Sade -, il faut réussir… je n’irai pas lui faire mal – je crois que c’est la partie la plus faible du texte de Lacan, la croyance comme ça qu’il y a un point d’éclipse dans la douleur, je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit ça. Je dirai plutôt ceci : il s’agit de surprendre la pudeur du sujet.
Ce qui est véritablement le point dans lequel le discours, et pas la pratique, nous inscrit, c’est qu’il y a des manières de parler et des manières de pervertir où il s’agit de surprendre la pudeur, autrement dit, d’aller déloger dans le sujet ce point de recel intime d’où il se cacherait sa condition réelle, d’où il pourrait en quelque sorte reculer à l’intérieur de lui-même dans sa propre intimité de façon à échapper à ce qui est sa condition réelle. Et comme vous savez, sa condition réelle, comme on l’apprend d’ailleurs à Eugénie de Mistival, pour une femme, c’est qu’elle " est née pour être foutue ". Le problème, c’est de réussir à atteindre le point où une femme va prendre conscience du fait qu’elle est née pour être foutue. Cette pudeur, tout ce qui pourrait la protéger de la révélation de ce point ultime, doit être surprise.
Il y a un joli petit passage dans La philosophie dans le boudoir, c’est ce que répond Eugénie de Mistival à ses interlocuteurs : " D’après les maximes qui me sont inculquées ici, puis-je donc refuser quelque chose ? Je ne demande grâce que pour ma surprise. C’est la première fois que j’entends toutes ces lubricités, il faut d’abord que je les conçoive. Mais de la solution du problème à l’exécution du procédé, je crois que mes instituteurs doivent être sûrs qu’il n’y aurait jamais que la distance qu’ils exigeront d’eux-mêmes ".
On voit que c’est une tête froide quand même, Eugénie de Mistival. Parce que c’est assez curieux qu’elle réussisse à avoir ce type de distance. Mais je trouve ça extrêmement fin, c’est-à-dire l’idée " je ne demande grâce que pour ma surprise. C’est la première fois que j’entends toutes ces lubricités, il faut d’abord que je les conçoive ". Ça, c’est la marque du libertin. C’est-à-dire que c’est très bien la surprise, mais elle est faite pour être émoussée et pour étant émoussée, pour qu’on délègue à l’Autre la fonction, comme il le dit très bien, de raccourcir la distance qu’il y a entre la " solution du problème, dit-elle, et l’exécution du procédé ". C’est à l’Autre, aux " instituteurs ", qu’est abandonné ce pouvoir. Je crois que Sade a tout simplement parfaitement bien exploité la pente hystérique à ce devenir femme-objet, qui fait qu’évidemment les partenaires de pervers sont si souvent des femmes hystériques. Mais ça va beaucoup plus loin.
Ça va beaucoup plus loin parce que ça montre quelque chose qui est inapparent dans la clinique ordinaire du fétichisme. Quand vous lisez les descriptions psychiatriques du fétichisme, il y a presque toujours une chose qui manque alors qu’elle est facilement repérable en analyse, c’est que le fétiche doit être imposé. Il faut que la femme soit mal à l’aise avec le fétiche. Il faut qu’il y ait quand même cette dimension de contrainte qui fait que quelque chose lui est imposé, et qu’elle sache que ça lui est imposée. De façon à ce qu’il y ait cet espèce de forçage de l’amour où il y ait littéralement cette dimension-là. On lit les descriptions psychiatriques standard, qui sont souvent des descriptions de pratiques de bordel – chez Kraft-Ebbing, chez Moll ou Havelock Ellis – dans lesquelles évidemment les femmes sont payées pour ça. Donc la question de la réticence ne se pose pas. Mais dans les récits qu’on peut avoir, c’est une des nuances je crois les plus importantes, et à mon avis, c’est une des nuances qui marque la différence entre le fétichisme pervers et les pratiques fétichistes qu’il peut y avoir d’ordinaires. Il faut qu’il y ait quelque chose de forcé, il faut que la pudeur soit violentée.
J’ajouterai une autre chose qui à la fois complète et se décale un peu par rapport à ce que dit Lacan. Lacan souligne largement, en reprenant des considérations sur Antigone dans son séminaire sur Sade dans L’éthique de la psychanalyse, que la victime doit rester ineffablement belle. Qu’il y ait eu un tel fantasme agissant chez Sade, ça ne fait pas le moindre doute. Parce que Sade s’est beaucoup plu à l’idée farfelue que la fameuse Rose Keller qu’il a failli tuer – ce qui lui a valu ses premiers ennuis -… on a dit que c’était parce qu’il essayait une pommade magique qui réparait les blessures, donc il avait besoin de la battre extrêmement vigoureusement pour essayer ensuite sa pommade et voir si ça réparait bien la peau ! - La pauvre Rose Keller a failli y laisser sa peau, et Sade a eu des ennuis avec la police. Elle y a laissé sa peau, d’ailleurs, au sens strict. Mais je ne suis pas du tout sûr que ça ressemble à cet espèce d’imeros enargès de Sophocle commentant la beauté particulière d’Antigone, parce que ce trait d’ineffable beauté de la victime oublie une chose, c’est que quand Eugénie est initiée, Eugénie est une libertine - ça ne l’empêche pas d’être multiplement violée, d’être fustigée, etc. Il y a une dimension d’initiation dans le rapport à l’Autre qui fait que c’est vrai qu’elle résiste extrêmement bien aux violences qui lui sont faites, mais on n’est pas obligé de penser le S barré qui est là (cf. schéma 1) comme étant purement et simplement une victime. N’est victime que celle qui ne résiste pas à l’initiation. Mais il y a une dimension d’initiation. Une victime, c’est une initiation ratée, si j’ose dire. J’aime bien cette idée d’initiation parce que ça montre bien que le sujet pervers se construit une certaine relation à un Autre sur le mode de l’initiation. Il s’agit d’initier quelqu’un, c’est-à-dire de rencontrer dans le parcours, l’ordination subjective, quelque chose dans lequel il y a un cheminement dans lequel un Autre peut être emmené avec soi. Et pas nécessairement sur le mode de l’anéantissement et de la destruction. Il ne reste pas moins que franchies certaines limites criminologiques, Lacan souligne – il appelle ça la monotonie de la figure de la victime - ce qui fait la monotonie de la figure de la victime, c’est effectivement que ce qui est visé, c’est la pudeur surprise d’un chacun, c’est-à-dire de n’importe qui. " Un chacun " étant " n’importe qui ". De tout sujet en tant que sujet. Et si ce qui est visé, c’est surprendre la pudeur de tout sujet en tant que sujet, il est vrai que vous avez simplement besoin, pour avoir ce sujet-là dont on va surprendre la pudeur, des traits les plus impersonnels. C’est-à-dire qu’effectivement, il suffit qu’elle soit éternellement belle, éternellement ronde, potelée, " faite à peindre ", etc. " Faite à peindre " autrement dit on ne la peint pas parce c’est une effigie. Le syntagme " faite à peindre " ne cesse de se décliner avec des clichés empruntés à la description… on dirait pratiquement les catalogues de l’Académie royale de peinture dans les tableaux des orgies de Sade, c’est-à-dire du langage le plus conventionnel qui signale que là, il y a une superbe belle femme. Mais on s’en fiche, de toutes façons, le but c’est de la passer à la moulinette.
Quelques mots sur V, la volonté de jouissance, maintenant. C’est une volonté qui a quand même une particularité, c’est qu’elle a besoin d’un instrument. C’est en cela que ce n’est pas exactement la volonté divine. C’est une volonté qui a besoin d’un instrument, c’est une volonté qui doit être en quelque sorte " élue ". C’est une volonté investie de toute puissance par celui qui s’en fait l’instrument. Vous savez, c’est une différence clinique sensible entre les enfants pervers et les enfants psychotiques, c’est qu’on a souvent tellement l’impression que ce sont les enfants pervers qui ont institué la toute-puissance de leur mère, qui ont institué leur mère comme toute-puissante. Tandis que les enfants psychotiques, on a beaucoup plus l’impression inverse, que c’est la mère dont la toute-puissance s’est exercée en sorte que, sans qu’il y ait aucune espèce de loi, leur enfant soit pris dans le flot de l’exercice de leur caprice. Et c’est je crois une différence très importante, que derrière V il y a la mère phallique. D’ailleurs la biglerie de la mère phallique qui est capable de dire que c’est bien l’emblème du père qui compte, sauf que le père est impuissant et nul, et que c’est la mère elle qui détient en fait le pouvoir de faire la loi - le V désignant cette diplopie particulière du regard séducteur de la mère. Derrière V donc, vous avez cette mère. Mais cette mère est construite, est élue comme toute puissante par celui qui s’en fait par la même opération l’instrument. Alors il y a deux degrés n’est-ce pas de l’instrument. Il y a le sujet qui prend le fouet, et puis il y a le sujet qui se fait le fouet. Ce qui est important dans l’analyse de lacan, qui va au-delà des descriptions strandard du fétichisme – c’est-à-dire la " psychanalytisation " si j’ose dire des descriptions psychiatriques du fétichisme -, c’est d’indiquer qu’en dernière analyse le sujet peut se pétrifier dans cette position d’agent-instrument. Se raidir, en tant lui-même qu’exécutant de cette volonté toute puissante.
Je crois que – j’en avais mentionné quelque chose au début de ce séminaire - je vous avais cité des textes de la sexologie contemporaine, en particulier des textes de John Money. Money a bien vu qu’une version vraiment libérée de la vie sexuelle, vraiment libérée, est en fait l’accomplissement du message libertaire de l’époque moderne. C’est-à-dire : je suis l’instrument de mon bon plaisir, et j’ai toute liberté de disposer de moi en vue de ce que je veux. Et que si le point d’application de ce que je suis moi, l’instrument de mon bon plaisir, ça ne va pas jusqu’à la vie sexuelle, ça n’a simplement été nulle part. Et ça resterait, dit Money - qui est un personnage tout à fait impressionnant à cet égard – la complicité avec la version je dirai libertaire-réactionnaire, libertaire-capitaliste, qui réduit chacun des êtres humains à n’être que l’instrument du plaisir de la classe dominante, d’être bafoué dans son droit au plaisir, dans son droit à l’orgasme, dans son droit à la jouissance, tout ceci étant subordonné, finalement, à des plaisirs qui ne sont goûtés que par ceux qui bénéficient du système. La sexologie, qui aux Etats-Unis est une discipline qui a une importance tout autre qu’en Europe, a été véritablement un des aliments, surtout dans sa version sexologie humaniste à partir des années 70-80 -, de l’émancipation sexuelle vécue comme phénomène de masse et comme usage de la liberté opposé au thème du libéralisme économique et du moi tel que l’humanisme compatible avec le capitalisme le développe à tous égards. En tout cas, je crois là qu’il y a quelque chose de fort. Parce que quelqu’un comme Sade, qui a vu la transformation, au moment où il écrit La philosophie dans le boudoir, de la devise de la convention liberté égalité fraternité en liberté égalité propriété - ce n’est quand même pas rien que la devise de la République bascule de ce côté-là, que l’on remplace la fraternité par la propriété ! - ne pouvait avoir comme idée, me semble-t-il, que la défense d’une fraternité qui soit prise au pied de la lettre, inceste compris. C’est-à-dire qu’on peut tous coucher avec tout le monde, ou alors sinon la liberté n’a pas été jusqu’au bout, jusqu’à son terme. La liberté n’est que la privatisation politique du rapport à la jouissance des biens marchands, et à aucun moment on a réussi à retrouver cet état de nature qui est vrai, et que l’état civil doit juste retrouver de manière rationnelle, et qui est le point où nous avons la jouissance des uns des autres.
Ça c’est le premier point sur cette volonté de jouissance, dont je crois qu’on serait bien mal inspiré d’imaginer que ce serait un pur fantasme qui n’a pas ses coordonnées politiques bien inscrites. La deuxième chose, c’est que la volonté de jouissance - c’est un mot rare volonté, dans la psychanalyse – est je crois tout à fait affine dans ce que je vous avais appris il y a quelques années à repérer dans la première topique, qui est toute la dialectique de la " contre-volonté " chez Freud. Vous savez que le critère d’identification du désir, c’est que mon désir, c’est ce que je ne veux surtout pas. Mais alors, surtout pas. Précisément, c’est ce désir qui monte… Eh bien le moment où on peut réussir à faire sauter la contre-volonté, et à transformer ce que je ne veux surtout pas, ce qui me fait horreur, en ce que je veux d’autant plus, mon désir est entièrement passé du côté de la volonté de jouissance. Ce qui sert en quelque sorte à construire la division de la contre-volonté du sujet névrosé, chez qui les désirs sont indésirables, est transformé au contraire en espèce de stimulation redoublée dans laquelle c’est précisément l’indésirable qui est la trace de ce qui est véritablement bon, et qu’en m’émancipant des règles de la morale, en écoutant " la voix du cœur " - dit Sade qui subvertit les motifs rousseauistes dans La philosophie dans le boudoir - je vais enfin accéder à cette volonté de jouissance. Il faut bien voir que cette volonté de jouissance est en même temps accès à une réalité particulière. Puisque c’est la volonté de la Nature, c’est ce que veut la Nature. Et comment accède-t-on à ce que veut la Nature ?
C’est le deuxième point que je vous apporte, parce que ce n’est pas dans les commentaires ce que je vous dis. J’ai été très étonné que Jean Deprun qui pourtant est à bien des égards un excellent connaisseur du contenu du livre du Sade, et un très bon philosophe, ne l’analyse pas. C’est que c’est une discussion de Sade avec Malebranche, tout simplement. Puisque dans la polémique avec Restif de la Bretonne, dans la question de savoir après tout pourquoi on n’aurait pas de plaisir à faire le bien, et pourquoi on aurait un plaisir spécial à faire du mal, Sade rencontre cet obstacle. Le fait est que la Nature donne du plaisir à ceux qui font du bien. La Nature récompense d’une certaine quantité de plaisir les gens altruistes, les amants qui ne sont pas féroces, cruels, barbares, mais des amants ordinaires, etc. Elle veille à la reproduction de l’espèce, etc. Ce que fait Sade, en parlant des " premières intentions de la Nature ", c’est qu’il reprend cette distinction fondamentale de la théologie du 17ème siècle. Malebranche est, si vous voulez, celui qui assure la transition – on peut présenter ça grossièrement – entre le rationalisme classique et les philosophies du 18ème, c’est celui qui est entre les deux, celui que lit le plus Rousseau, et qui est quand même un héritier de la tradition cartésienne, du débat avec Leibniz. Eh bien Malebranche distingue les lois générales qui sont celles que veut Dieu, par exemple que tout corps continue en ligne droite, selon le principe d’inertie sa trajectoire dans l’univers, dans le vide, et puis ce qu’il appelle les causes secondes. Les causes secondes, c’est ce qui naît de l’application des causes générales à la matière : une fois que les causes générales ont lancé le mouvement de la matière, il y a des tas de choses qui se passent – des collisions, des chocs, etc. - mais qui ne sont pas voulues en tant que telles par Dieu – Dieu ne voulant que du général -, puisque chacun de ces événements sont des événements singuliers. Or, il y a bien une causalité d’un second rang qu’il appelle la causalité seconde. Donc Dieu ne veut que le général, mais les événements particuliers sont causés par ce que Malebranche appelle la causalité seconde qui est une conséquence de la première causalité que seule sa volonté infiniment simple veut. Or, ce que dit Sade, c’est que tout ce qu’on avance du côté de l’ordre de la propagation de l’espèce, du fait qu’il y a du plaisir à faire du bien, c’est du côté de la causalité seconde. La véritable causalité première dans la Nature, est tout simplement – comme il le dit page 144-145 dans La philosophie dans le boudoir – de fournir de la matière à la construction perpétuelle du monde. Qu’elle ait toujours de la matière. Alors ensuite qu’il y ait des gens à qui ça fasse plaisir, qui soient contents d’être altruistes, etc., ça ce ne sont que des conséquences totalement dérivées. Le seul point où nous sommes véritablement fidèles aux " premières intentions " de la Nature, c’est quand nous suivons ses lois. Dont vous voyez pourquoi elles sont intrinsèquement générales : pourquoi les concevoir exige l’activité de la raison et non pas l’obéissance superficielle à des principes causaux qui sont ceux qu’on observe comme ça, il y a des gens qui aiment faire le bien, etc. ? Oui, mais tout ça ce ne sont que des conséquences accidentelles - de même que la perpétuation de l’espèce humaine -, d’une intention tout à fait différente, qui est le mouvement perpétuel de la Nature. Alors, c’est ce qui fait évidemment sourire Lacan, qui dans d’autres textes que je pourrai vous montrer est tout à fait au courant et connaît bien cette distinction de Malebranche -, puisque fournir de la matière à cette construction perpétuelle est comparée n’est-ce pas à l’activité de M. Verdoux et à son four qu’il faut constamment alimenter en femmes, parce que sinon il va s’arrêter de brûler. Et donc le pauvre M. Verdoux est toujours obligé d’aller égorger de nouvelles femmes pour pouvoir alimenter son four. Alors, c’est exactement ça que dit Sade - l’humour de Lacan en moins ! - c’est qu’il faut tuer pour fournir de la matière à cette loi générale absolue de la reconfiguration permanente. C’est là où l’argument du plaisir dans la sexualité non reproductrice prend une fonction essentielle. C’est que cette volupté qu’on rencontre dans la sexualité alors même qu’on ne se reproduit pas est le signe que l’on atteint son " intention première ". D’où les longues dissertations sur le fait que justement, si la Nature avait voulu qu’on se reproduise, elle ne nous aurait fait jouir que quand nous nous reproduisons, qu’on aurait pu se reproduire beaucoup plus facilement, etc. Ces longues dissertations n’ont pour fonction que de mettre en évidence la fonction de signe du fait que la volupté n’a absolument rien à voir avec ce que nous nous imaginons pour une raison superficielle être la volonté organisatrice de la Nature.
C’est du coup autour de cette volupté sexuelle que la volonté et la jouissance cessent d’être, si vous voulez, deux mots. C’est la volonté-jouissance en un seul mot, et donc la " volouissance ", ce dont il s’agit. Les deux mots ensemble sont ramassés en un dans cette idée de " violence " – considérée d’ailleurs par Sade comme un antidote à l’inertie – seul l’élan de la cruauté pouvant faire toucher du doigt l’existence que je qualifiais tout à l’heure de présymbolique, voire de présexuel, du pur pathétique, du pur sujet sensible. Pur sujet sensible qui est Chose, qui est l’Autre-Chose qui subit ces empreintes initiales du signifiant. C’est dans cette espèce de volonté-jouissance que l’acte est remplacé par ce que Sade appelle aussi agitation, la turbulence intrinsèque de la Nature s’agitant, agitant ses liqueurs piquantes à l’intérieur des corps dans la douleur comme dans la jouissance, comme dans le plaisir, et qui se manifeste par la rage spasmodique et blasphématrice du libertin.
Alors, c’est là qu’on pourrait retrouver le thème de l’apathie. Là vous voyez pourquoi il est parfaitement fondé en raison de sacrifier l’objet d’amour. Pourquoi sacrifie-t-on l’objet d’amour ? Pour reconquérir le support réel de la vie : " Es ". Là il y a une quête devant laquelle évidemment on peut participer au vertige de Lacan, mais qui est une quête dont on a beaucoup de mal à dire qu’elle met le pervers en dehors de l’humanité. Barbarie de la pratique, stupidité de tout ce que vous voulez, mais il y a quelque chose dans la condition du pervers en relation à ce support ultime de la vie qui fait partie du jeu de ce que l’on peut faire avec les signifiants qui sont distribués aux êtres humains et qui font qu’ils sont des êtres humains. C’est là que vous voyez le fonctionnement de cet argument.
Je vous ai commenté longuement Malebranche, parce que vous voyez que lorsque Lacan commentant son schéma 1 parle du poids de la " causalité ", le problème de la causalité est là, c’est que la causalité de l’objet (a) ce n’est pas la causalité seconde dans la réalité où l’espèce humaine se reproduit et où on fait l’amour avec des gens qu’on aime bien, à qui on veut du bien et dans les bras de qui on a du plaisir - ça, c’est la petite monnaie de la jouissance bonne pour les naïfs. La vraie causalité, c’est celle qui s’exerce justement au niveau d’une pure loi signifiante, loi de recombinaison. Loi qui ne définit ce que sont véritablement les objets, les véritables " particules " authentiquement matérielles et vivantes de la Nature, que par les règles de leur recombinaison absolument permanente. Le petit (a), c’est à la fois un objet et la coupure, la coupure réelle. Et c’est à partir du recours à cette coupure-là que vous pouvez voir se découper les éléments qui se recombinent les uns dans les autres et qui aboutissent à la Nature. Il y a là une référence évidemment majeure non seulement à Spinoza, mais bien sûr au libertinage érudit, c’est-à-dire à l’épicurisme. Ce sont les atomes de Lucrèce dans lesquels vous reconnaissez ici les trois principes du mouvement chez Lucrèce : il y a le mouvement en ligne droite - la chute des atomes -, il y a le choc des atomes les uns contre les autres quand ils rebondissent dans le livre II du De Rerum Natura, et puis la volupté, ce pur écart, le clinamen, qui n’est pas du tout la liberté – et d’ailleurs le manuscrit est trafiqué parce qu’on ne comprend pas ce que veut dire le texte, mais dans le texte latin de Lucrèce, c’est extrêmement clair, le clinamen, c’est " là où la volupté me mène ", c’est-à-dire que c’est cet écart toujours possible et en tout temps qui fait que selon le principe du tetrapharmakon, le quadruple remède des épicuriens, le plaisir n’est jamais loin. Il y a toujours un minuscule écart possible qui me rend accessible le plaisir. Ça c’est la troisième cause du mouvement dans la Nature, et cette cause de l’écart qui a toujours été parfaitement repérée par les libertins du 17ème siècle, vous la retrouvez magnifiée non pas dans le " libertinage érudit ", mais dans le grand libertinage pervers du 18ème siècle, à travers la reprise de cette problématique d’une Nature une, dont les particules s’agitent les unes avec les autres et où la puissance d’écart, la puissance de la volupté, est ce qui affranchit et libère chacun.
Voilà un peu toutes les coordonnées de cette volonté de la Nature, volonté qui en latin est voluntas, selon le jeu de mot très important de Lucrèce, voluntas et voluptas : il suffit de changer une seule lettre, un seul atome qui bouge, et l’un se retrouve à la place de l’autre - c’est quelque chose de très littéral dans la poésie de Lucrèce. La voluntas et la voluptas se permutent de façon constitutive, produisant l’espace de pensée et d’action du libertin.
Je termine en disant quelques mots du schéma 2. Il y a deux façons de voir le schéma 2. Il y a des gens qui disent que le schéma 1 c’est le fantasme de Sade, et que le schéma 2 est Sade tel qu’il est dans la réalité. Et il est vrai que, d’après ce qu’on peut savoir de lui, il aurait été plutôt masochiste. Mais je crois qu’on peut aller un petit peu plus loin.
On peut essayer de dire que le schéma 2, c’est la vérité du schéma 1. Dans la mesure où y apparaît la vérité de la position masochiste comme étant au cœur de toute perversion. C’est quelque chose qui est bien au-delà du fétichisme, étant quelque chose de beaucoup plus élaboré métapsychologiquement et supposant en fin de compte plus d’arrimages que cette position masochiste radicale qui a une pureté à soi. Position masochiste qui est le rapport enfin restauré, semble-t-il, au narcissisme primaire, c’est-à-dire au support dérobé de la vie, en deçà de toute inscription, y compris peut-être même dans l’Humanité. C’est-à-dire qu’il y a l’idée qu’on irait dans certaines pratiques masochistes radicales, essayer de redescendre en deçà du seuil même de ce qui fait de quelqu’un un être humain. Manger des excréments, se comporter comme un animal, il y a là une tentative de redescendre en deçà du seuil de la coupure humanisante, dans certaines pratiques masochistes extrêmes, qui est une tentative de communiquer avec le support ultime de la vie. Avant d’introduire ce schéma 2, je voudrai faire cette remarque qui est le paradoxe que vous rencontrez de façon permanente chez les gens qui racontent des expériences masochistes extrêmes, c’est que tous sont à la recherche de ce narcissisme primaire sur le mode d’une intensité absolue. Il y aurait une intensité absolue, une intensité pure. C’est très amusant d’ailleurs, parce que Jean Deprun et Michel Delon, commentant Sade ne cessent de faire référence à " l’intensivisme sadien ". Mais le paradoxe de l’intensité, c’est que l’intensité n’existe que dans la différence, que dans l’exacerbation. Il n’existe que si l’on donne en même temps une échelle de mesure où le degré le plus élevé, le plus intense, n’est pas encore réalisé mais à réaliser. Ce qui fait qu’il y a intensité. Autrement dit, le problème c’est qu’il faudrait à la fois quelque chose qui soit radicalement pur, radicalement intense en soi, mais que vous ne pouvez l’avoir que si vous avez une règle graduée qui indique l’échelon où ça va être encore pire. Dans tous les exemples – je relisais le cas de masochisme pervers que de M’Uzan racontait dans l’Art et la mort, cas extrêmement impressionnant -, on pourrait dire que les rares fois où les très très grands pervers masochistes consultent des psychanalystes – en tout cas viennent parler -, c’est toujours, me semble-t-il, dans un des moments où ce paradoxe-là est insupportable. C’est très clair avec le pervers de de M’Uzan, c’est le moment où justement on est allé si loin qu’il faut reconstituer l’échelle du pire, il faut convoquer quelqu’un pour qui le pire n’est même pas encore imaginable, et qui serve je dirai, de surface vierge sur laquelle on va faire une encoche supplémentaire pour se dire : " Ah ! J’irai encore au-delà de ça ! ". Ce qui fait que quand on voit la réaction contre-transférentielle légitime - je trouve, quoi qu’on dise - de de M’Uzan, devant un récit aussi impressionnant, il offre son écoute à ce que quelqu’un vienne déposer une barre sur une surface vierge au-delà de laquelle il va pouvoir faire repartir cette espèce d’intensification. On joue quelquefois en tant qu’auditeur surpris, atterré et terrifié des excès dans lesquels ce très grand masochisme peut aller, on joue le rôle, en tant qu’Autre, d’une surface sur laquelle est indiquée l’étape suivante.
Je ferai quand même remarquer que lorsque Lacan introduit le deuxième schéma, il dit que c’est Sade, mais il dit que c’est Sade dans un contexte bien particulier. C’est Sade, lorsque dans la République idéale de Français, encore un effort si vous voulez être républicain, le droit à la jouissance est étendu à tout autre. Et le prototype de cette extension du droit à la jouissance à tout autre, ce serait que tout le monde puisse se comporter par rapport à moi comme ma belle-mère, la Présidente de Montreuil, se comporte par rapport à moi. Eventuellement, cet espèce de point d’extension, où chacun, selon la règle que je vais vous commenter : j’ai le droit de jouir de ton corps peut me dire quiconque – c’est la partie importante de la formule que Lacan établit du contrat, dans cette République : on ne peut pas dire non à ceux qui veulent jouir de vous. Si on ne peut pas dire non à ceux qui veulent jouir de vous, c’est que, eux, c’est " tout autre ", si je puis dire. En ce sens, le point d’application du désir, c’est bien le sujet barré, le sujet Sade, en tant que ce sujet est le sujet d’énonciation d’une loi qui donne à " tout autre " le droit de le traiter comme l’objet de sa volonté de jouissance. C’est-à-dire : tout autre peut se comporter envers moi comme ma belle-mère, la Présidente de Montreuil : me faire enfermer, etc. Sauf qu’il y a un tour de raffinement supplémentaire dans l’argument de Lacan, c’est que ce schéma est aussi - la Présidente de Montreuil veillant aux bonnes mœurs, veillant à la préservation de la morale - ce schéma est aussi la révélation de ce qu’il y a de fondamentalement sadique dans la loi kantienne. Puisque c’est une loi morale, la loi des bonnes mœurs, des convenances, de la répression du vice, qui s’exerce lorsque la Présidente de Montreuil fait coffrer son gendre. C’est bien en conséquence en tant que règle morale, mais en tant que règle morale qui s’ignore comme volonté sadique de jouissance, que Sade se retrouve victime masochiste de la loi dans cette double opération. Alors, c’est fort connu, puisque c’est comme ça que Kant a été compris tout de suite, quand vous lisez les textes de Schiller, le critère de ma moralité, c’est que ça fait mal. Schiller le dit littéralement comme ça : le seul critère que Kant nous a donné de la moralité, c’est qu’on a mal, quand on est moral, on souffre, c’est horrible… Et il y a une totale abolition dans la tradition post-kantienne de la Selbsbefriedigung, du légitime " contentement de soi ", qu’on éprouve à suivre la loi morale.
Je ferai une parenthèse à ce sujet, parce que ça explique pourquoi Kant a été mis à l’index par les catholiques jusque dans les années, m’a-t-on dit, 50. Il paraît que jusque dans les années 50, il fallait une permission de l’évêque pour lire La critique de la raison pure dans les pensionnats de jeunes filles, parce que c’était à l’index. Parce que s’il y a de la Selbstbefriedigung, ça ne va pas du tout avec la morale chrétienne, parce que s’il y a un contentement intrinsèque au fait de suivre la loi morale, il n’y a plus besoin de la grâce. Et s’il n’y a plus besoin de la grâce, évidemment l’évêque ne donnera pas son imprimatur. C’est un détail qui est intéressant : les catholiques ont très bien compris qu’une théorie kantienne, qui a d’ailleurs été introduite contre eux, pour faire de la morale sans aller à l’Eglise - c’était la morale des hommes le kantisme, et le catéchisme, c’était la morale des femmes sous la IIIème République – cette dimension de la Selbstbefriedigung était véritablement problématique pour l’Eglise, puisque ça introduisait le contentement dans le simple exercice d’une loi morale abstraite qui n’impliquait pas de révélation transcendante, surtout pas de révélation transcendante. Comme on sait, le mérite est à lui-même sa propre récompense…
C’est pour ça que le schéma 2, précisément parce que la Présidente de Montreuil exerce ses effets coercitifs sur le libertin Sade au nom de la morale, révèle la dimension sadique de cette loi morale et le type de position masochiste qu’on peut y occuper.
Je m’explique mieux. En effet, chez Kant, quand vous prenez l’analyse de la loi morale, le même sujet est trois choses : il est l’auteur de la loi morale puisque ce sont les fins de sa raison qui sont le contenu de sa liberté ; d’autre part il est celui qui met en œuvre - l’exécuteur, pour que vous entendiez où je veux en venir -, l’exécuteur des très hautes œuvres des fins de sa raison ; et il la met en œuvre de lui-même sur lui-même – c’est ce qu’on appelle son autonomie : être libre, c’est obéir à la règle qu’on s’est donnée à soi-même, définition à la fois rousseauiste et kantienne de la liberté -, et précisément en tant qu’il est autonome, il s’assujettit à la loi morale, ce qui a un effet d’assujettissement sur l’être phénoménal de l’homme, puisqu’il a ce sentiment négatif, il respecte la loi morale, d’où se déduit le caractère transcendant de la liberté. Or, c’est le même sujet qui est à la fois l’auteur, l’exécuteur, et le sujet de la loi morale.
Mais ce que ce schéma 2 met au tableau - c’est ce que Lacan souligne, correctement repris par Bernard Bass -, c’est que désormais le sujet est éclaté. Celui qui est l’auteur de la loi, celui qui fait exécuter la loi et celui qui est mis sous le coup de la loi sont (idéalement) trois personnages. Trois personnages distincts qui n’ont même pas besoin d’être réunis dans le même corps. Et la division subjective s’exerce de la façon la plus maximale. Or, pourquoi est-ce une division subjective ? Parce que la division du sujet de l’énoncé et du sujet de l’énonciation, qui est normalement à l’intérieur d’un seul corps, ici se retrouve justement éclatée en deux corps. Suivez avec moi la judicieuse analyse de Bass. Dans la phrase j’ai le droit de jouir de ton corps peut me dire quiconque, " me " : c’est le sujet de l’énonciation et c’est celui à qui s’applique la torture. " Je ", c’est l’Autre. Dans le schéma que j’avais fait, " je " est là, et " me " est ici :
" J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque ". Qui c’est me ? C’est moi qui suis en train d’énoncer cette même phrase. Quant au " je ", c’est le " je " qui est énoncé. Or ce " je ", il est de l’autre côté, c’est " tout autre ", c’est quiconque, qui peut me dire ceci.
En revanche, lorsque vous prenez la forme impérative - c’est là où j’explique ce passage peut-être un peu obscur du texte, mais qui est assez parlant je trouve -, de l’impératif catégorique kantien : Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir comme loi universelle, quand vous utilisez l’impératif, il y a une sorte de manœuvre " subreptice ", dit Lacan, qui sous l’apparence d’un Agis de telle sorte que où une voix vient " de l’intérieur " de moi-même me rappeler ce que je dois faire, on a l’impression que c’est quelque chose qui vient de l’intérieur de moi, de l’intérieur de mon moi. Mais en réalité, cet intérieur de mon moi, c’est ce qu’il y a de plus extérieur, c’est même la voix la plus extime qui puisse exister.
Ça n’a pas échappé à Hegel, mais je laisse ce point…
Ce que je voudrai vous montrer, c’est que si vous êtes capable grâce à ce schéma – c’est le but du moins de Lacan, je ne sais pas trop ce que ça vaut, je ne pourrai pas le défendre, mais ce n’est pas le projet ici -, mais quand on dissocie les deux choses, le sujet de l’énoncé qui est ici (le V du schéma 2) qui se retrouve l’objet de ce " je " placé de l’autre côté (le S barré) - de ce tout Autre -, que devient la phrase de l’impératif catégorique ? Ça fait apparaître un point d’angoisse, c’est que la voix qui dit en nous Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir comme loi universelle dans la nature apparaît comme hors-sujet. Elle apparaît comme quelque chose qui justement est masqué dans l’impératif – c’est en moi, c’est une figure de mon autonomie -, elle apparaît comme une hétéronomie absolument radicale. Elle apparaît autrement dit comme une voix persécutive. D’où le rapprochement que fait ici Lacan, entre cette voix comme un objet psychotique émettant une injonction du type de l’injonction psychotique comme dans l’hallucination auditive qui prend quelquefois la forme comme vous le savez, n’est-ce pas, dans les expertises médico-légales, d’un ordre atrocement impérieux. C’est la voix qui donne un ordre auquel on ne saurait absolument pas se dérober. Qui fait comme ça qu’il y a des gens qui disent " la voix m’a dit de tuer ", et qui est ce précisément qui est complètement enveloppé dans la fausseté ou je dirai la lâcheté presque d’une certaine manière de la formulation kantienne du rapport à la loi morale.
Aussi, vous voyez ce qu’est ce (a). Ce petit (a) qui est ici, c’est sous une forme qui n’a plus rien à voir je crois maintenant avec le fétiche, c’est la voix, c’est le hurlement déchaîné du surmoi archaïque - jouis ! - à qui on ne peut, selon le jeu de mot connu de Lacan, répondre que : j’ouïe, j’écoute. J’aime bien souligner ce point d’angoisse qui apparaît à partir du moment où on vous montre que la voix de la conscience est par toute sorte de dispositifs dans la névrose vécue comme une voix intérieure dans laquelle je me reconnais parce que c’est moi-même qui me donne à moi-même ma propre règle. Quand elle est révélée en étalant sur ce schéma comme profondément hétéronome, comme procédant éventuellement d’une volonté de jouissance atroce, alors le point un peu hallucinatoire de cet impératif torturant et persécutif émerge en pleine lumière.
Ce point d’angoisse est tel que je me demande si la douleur - dont on s’étonne parce que c’est vrai, les gens se font extrêmement mal, ça peut saigner beaucoup et ça peut aller très loin la douleur physique – n’est pas au service de l’angoisse. Si ce n’est pas quelque chose comme dans certains dispositifs de torture bien mis au point de nos jours, où justement, comme il ne faut pas à cause des journalistes montrer des corps abîmés, des techniques particulières d’angoisse et de production de l’angoisse qui ne laissent aucune cicatrice sur le corps et qui permettent de ne même pas y toucher à la limite, mais de menacer d’y toucher, suffisent à déclencher ces effets qui parfois induisent des espèces des pseudo-psychoses – les pseudo-psychoses des torturés qu’on voit chez les réfugiés politiques, par exemple, dans lesquelles il y a vraiment des phénomènes de névroses traumatiques dont on ne sait pas très bien s’il ne faut pas les appeler des psychoses traumatiques.
Barthes n’a pas hésité à dire que d’une certaine manière la voix est un fétiche. Je crois que c’est ça qui me paraît le plus important.
Je voudrai terminer sur le schéma 2 et sur la manière d’arriver au S non barré. Parce que c’est plutôt obscur ce que dit Lacan. Pour Lacan, sa femme, son valet, etc., tous les gens qui avec " dévouement " " ont servi Sade, que viennent-ils faire ici ? En un mot, comment est-ce que Sade résout le problème de la symétrie ? C’est-à-dire que si je peux jouir de vous, vous pouvez jouir de vous ; si quiconque peut jouir de moi, je peux jouir de quiconque. Qu’on ne dise pas qu’il y a véritablement un problème de symétrie. Lacan dit que justement, il n’y a pas de symétrie dans le rapport d’un sujet qui traite comme objet l’autre sujet. L’intersubjectivité de cette symétrie est toujours une construction qui fait appel à de l’imaginaire.
Comment Sade pare-t-il à cette difficulté ?
Je vous lis le texte page 133 : " Qu’on ne dise pas ici que je me contrarie, et qu’après avoir établi que tous que nous n’avions aucun droit de lier une femme à nous, je détruis ces principes en disant maintenant que nous avons le droit de la contraindre. Je répète qu’il ne s’agit ici que de la jouissance et non de la propriété. Je n’ai nul droit sur la propriété de cette fontaine que je rencontre dans mon chemin, mais j’ai des droits certain sur sa jouissance. J’ai le droit de profiter de l’eau limpide qu’elle offre à ma soif. Je n’ai de même aucun droit réel sur la propriété de telle ou telle femme, mais j’en ai d’incontestables à sa jouissance, j’en ai de la contraindre à cette jouissance si elle me la refuse par quel motif que ce puisse être ".
La solution à la réciprocité dans la République de Sade, passe donc par la distinction de l’usufruit et de la nue propriété. Des corps des autres, j’ai l’usufruit. La seule chose qui reste à l’autre, c’est sa nue propriété. C’est la nue propriété de son corps, tandis que l’usufruit – c’est-à-dire tout ce qui est moyen justement de jouir de ce corps -, je peux en profiter. Je rappelle, pour ceux qui n’ont jamais hérité la différence entre l’usufruit et la nue propriété. Quand on hérite, en France, si vous perdez par exemple votre père, votre mère est la nue propriétaire d’un appartement, mais les loyers, et tout ce que produit ce bien en tant que tel, est touché par les enfants. ils ne peuvent pas vendre l’appartement sans l’accord de la mère, et la mère ne peut pas toucher à l’usufruit qui est entre les mains de ses enfants. Autrement dit, ça consiste à diviser le corps en deux : il y a la partie du corps dont on est l’usufruitier, et puis le reste, ce qui n’est pas objet de jouissance, ce qui apparaît alors évidemment comme tout ce qui est un peu mieux que le cadavre, on peut en jouir. La limite ultime, c’est là où apparaît le réel de ce corps en dehors de ce dont je peux jouir : le réel de ce corps, c’est ce qui reste en nue propriété à la femme que j’ai le droit d’asservir à ma volonté de jouissance.
C’est très important d’avoir mentionné la belle-mère, je suppose, parce que l’usufruit est totalement fondamentale dans l’aristocratie du 18ème siècle : c’est ce qu’on appelle le douaire, tout simplement. C’est-à-dire que lorsqu’une femme se marie, elle apporte en dot des biens. Le bien, le mari n’en a que l’usufruit. La nue propriété reste à son épouse. Par exemple, les terres restent entièrement à la femme, mais tous les revenus de ses terres vont au mari en tant que chef de famille. C’est ce qui était censé assurer la transmission du patrimoine aux enfants du couple. Ce que fait tout simplement le ménage Sade, c’est que Sade considère me semble-t-il précisément – et c’est là qu’on arrive à ce point là, eh bien il considère sa femme (et tous les autres de la série) comme étant ce dont il a la jouissance complète en tant qu’usufruitier. La Présidente de Montreuil peut bien faire tout ce qu’elle veut, l’usufruit, sa femme même – l’épouse dévouée de Sade - est justement réservée à sa jouissance, ainsi que tous ceux, comme il dit, qui furent " complaisants à ses excès " (la complaisance n’est pas forcément acquise, mais du moins elle n’aurait pas dû être acquise par force !). En quelque sorte, cette théorie du douaire qu’est l’autre être humain relativement à la jouissance, me donne droit chez lui, à tout ce qui en fait un tout petit peu plus qu’un cadavre. C’est ça ce que je veux essayer de pointer. Et donc il désigne négativement la nue propriété comme l’objet humain une fois qu’il n’y a plus rien à en tirer.
Alors, c’est ça qui est un peu obscur, j’avoue ne pas bien savoir comment l’expliquer mieux, mais c’est ce qui fait que la jouissance qui se trouve ici amenée n’est pas exactement celle du sujet Sade qui se supprime, qui veut même en tant que sujet n’être plus rien, c’est une espèce de " collabation " entre ce qu’il est comme sujet, et ce que sont tous ceux qui au-delà de ses contraintes exercées sur lui se sont voués et dévoués à… à l’aimer… Car s’il y a bien quand même quelque chose d’étrange dans le dispositif, c’est que l’amour de la femme de Sade, de son valet et de ses serviteurs ne s’est étrangement jamais démenti dans la mesure même où la révélation du fond pathétique de sa propre existence semblait avoir suffisamment de valeur et de sens pour que des gens aimantés par cette expérience y sacrifient, eux aussi, littéralement leur existence. Ce sacrifice de l’existence – que j’avoue ne pas comprendre, mais c’est peut-être l’obstacle que fait la névrose à la compréhension de ce dont il s’agit -, il est très difficile de dire pour moi de dire que ce n’est pas de l’amour…