P.-H. Castel : Vous avez dit
« signifiant » ? ¾ 3ème séance
Je
me propose de faire plusieurs choses ce soir. Je ne sais pas si je vais tenir
le programme parce que ça fait beaucoup de choses. Je vais reprendre comme je
l’avais promis la dernière fois l’étude du cas de monsieur D. en mettant en
particulier l’accent sur un point de lapsus dans une de ses séances, parce que
ce point de lapsus me paraît propre à préciser un certain nombre de choses
touchant ce que Lacan a pu essayer d’attraper avec cette distinction du
signifiant et de la lettre, qui est une distinction sur laquelle vous pouvez
trouver toute sorte de renseignements dans les dictionnaires qui se multiplient
aujourd’hui du lacanisme, mais dont peut-être la pertinence clinique n’est pas
forcément absolument évidente. Et c’est un petit peu mon propos aujourd’hui de
montrer qu’il s’efforce par cette distinction et par d’autres qui lui sont
associées de saisir quelque chose d’assez délicat, et qui en fait a besoin d’un
contexte sur lequel la névrose obsessionnelle fournit je crois toute sorte
d’éléments. Comme évidemment c’est quelqu’un, mon patient, que j’ai continué à
voir depuis que je vous en ai parlé régulièrement, c’est vraiment quelqu’un que
je vois comme on dit à l’ancienne ¾ 5 fois par semaine, 45 minutes ¾ je vais vous donner quelques éléments du progrès
de cette cure, avec toujours ce phénomène intéressant : c’est que les
éléments les plus récents, rétroactivement, modifient le sens et l’accentuation
des éléments que je vous avais apportés la première fois. Et puis, je vais
essayer, puisque c’était une question que m’avait posée Claude B. sur mon mail,
de m’appuyer là-dessus justement pour vous dire quelque chose sur lettre et signifiant, sur la question de savoir ce qu’est un graphème et la question de savoir ce
qu’est une lettre chez Lacan. Comme
j’ai promis évidemment de travailler cette fois-ci d’une façon un petit moins
freudienne, au sens scolaire, c’est-à-dire en n’adoptant pas la présentation
psychogénétique développementale, qui est propre à l’exposé du cas de L’homme
aux rats, par exemple, où il y a vraiment une sexualité infantile, une
adolescence, et les symptômes chez l’adulte. Je vais essayer de présenter un
certain nombre d’éléments dans la synchronie. C’est effectivement à mon avis le
seul critère de… comment dire… oui, de lacanisme qui tienne, c’est-à-dire
qu’effectivement, ce n’est pas parce qu’on a repéré des éléments linguistiques
que pour autant on entre dans le point de vue que Lacan essaie de faire valoir.
C’est lorsqu’on s’efforce de traiter la séance, comme je vous l’expliquerai
tout à l’heure, et le transfert dans la séance, non pas comme un ingrédient
étiologique dans le progrès d’une cure, ce qui est la manière dont Freud
classiquement l’aborde, mais comme le cadre formel à l’intérieur duquel les
éléments qui sont pertinents pour définir les concepts psychanalytiques ¾ l’inconscient, etc… ¾ prennent
du sens. Le problème, c’est qu’évidemment, on n’est pas dispensé d’attendre que
les éléments sur lesquels on va travailler, ceux sur lesquels une synchronie
s’esquisse, s’étalent dans le temps et que la succession des séances est
indispensable, avec des effets de rétroaction qui ne sont pas simplement ceux
qui sont liés au texte des séances ¾
si j’ose dire ¾ sur lesquelles je travaille, mais qui sont liés
aussi au fait qu’à mesure qu’on avance, le patient lui-même reconsidère le sens
de ce qu’il a dit. Double effet de rétroaction ; il ne faut pas les
mélanger dans l’analyse. La construction de ce dispositif de synchronie vise en
quelque sorte uniquement à cerner cet effet de rétroaction, cet effet
d’après-coup. Et là encore, c’est quelque chose de très important, puisque ce
que je vais vous soutenir tout à l’heure, si je vais jusqu’au bout de ce que
j’ai prévu, c’est qu’un trait absolument caractéristique de la névrose
obsessionnelle, qui en fait je crois… qui est peut-être un de ces traits de
structure au niveau du signifiant les plus intéressants, est le fait que c’est
un évitement de l’après-coup. C’est une névrose que j’ai envie de caractériser,
à partir des différentes analyses que je poursuis, comme étant un évitement de
l’après-coup.
Je
vais vous donner donc des nouvelles de monsieur D., dont dire qu’il va mieux
serait un petit peu rapide, c’est-à-dire que c’est toujours extrêmement
difficile d’apprécier ce que c’est que cet aller
mieux, et sa fonction quand il le déclare par rapport à ce qui ne va pas
bien. Donc je voudrais juste vous rappeler un peu l’impasse dans laquelle on se
précipite quand on se lance dans une entreprise comme celle de la séance
précédente, qui est celle de donner un exposé complètement labyrinthique,
absolument labyrinthique, dans la mesure où justement, il faut réussir à passer
d’un exposé labyrinthique, à la saisie d’une structure. C’est un peu le projet,
pas simplement de Lacan, mais je pense de toute personne un petit peu
raisonnable en psychopathologie, sans oublier évidemment cette dimension du
labyrinthe. Vous savez que dans ce texte perdu de Freud qui est la conférence
sur L’homme aux rats, les témoins ont dit que Freud a exposé le cas
pendant 8 heures. C’est-à-dire qu’il a commencé pendant 4 heures, ils sont
allés prendre une tasse de café, et il a recommencé 4 heures. Peut-être que
c’est de la piété mal placée, mais je considère que c’est une indication.
C’est-à-dire que quelqu’un comme Freud qui a fait largement la preuve de ses
qualités scientifiques, ne trouvait pas absurde de s’engager dans une
entreprise de ce genre. Qu’est-ce c’est que penser en labyrinthe ? C’est
déjà penser quelque chose de structuré, au sens où dans un labyrinthe, il y a
un motif architectural. Pour que vous puissiez vraiment égarer quelqu’un, vous
regarderez… quand on veut égarer quelqu’un, et qu’on veut construire un
labyrinthe, on est obligé, pour éviter justement, soit qu’il n’y ait aucune
entrée, aucune sortie, aucun point d’accès, etc… de suivre une logique de
construction. Si bien que le motif du labyrinthe obsessionnel, celui que
j’appellerai celui du désir en chicane,
pour jouer un peu sur le mot, ce dispositif du piège à rat, qui est je crois
absolument constitutif de la névrose obsessionnelle, ce n’est pas tellement
comme l’étymologie le dit le fait que quelqu’un est assiégé, c’est pas
tellement dans cette métaphore-là, c’est dans le fait que le principe de construction
du labyrinthe est obscur. Ce que je voudrais pointer, c’est que l’effet de
piège à rat, dans lequel quelqu’un peut se trouver engagé dans une névrose
obsessionnelle, c’est le fait qu’il va toujours au bout d’un couloir, qu’il est
toujours obligé de retourner en arrière parce que c’est pas le bon, qu’on
tourne comme ça absolument sans arrêt. Et beaucoup plus, je dirai profond, et
important à saisir, c’est je crois le point essentiel d’une démarche comme
celle de Lacan, que les effets d’auto-accusation, qui dans une dimension
imaginaire du transfert règlent la relation. C’est-à-dire que ces effets
d’auto-accusation sont liés au dispositif qui fait qu’on s’engage dans un truc,
et que c’est sans issue ; on revient en arrière, on ne sait plus si on est
repassé par le même couloir où par un autre, etc, et on tourne en rond dans cet
espèce de motif d’enfermement. Ce qui est difficile, c’est d’avoir ce point de
vue du dessus, pour comprendre que c’est toujours un certain type de carrefour
auquel on se retrouve, auquel on est inéluctablement reconduit, et de ne pas
courir après la signification dans le labyrinthe où entraîne le patient. C’est
ça, je crois, je dirai comme ça métaphoriquement, l’idée d’aller chercher dans
la névrose obsessionnelle et dans son caractère labyrinthique l’exigence la
plus forte de construire une théorie psychopathologique, de comment ça marche
au niveau où ça s’énonce.
Alors,
je m’étais arrêté sur des impasses, c’est le cas de le dire, dans l’exposé du
cas de monsieur D. La première de ces impasses, c’est que je ne comprenais pas,
ou je n’avais aucune théorie – ce n’est pas parce que j’ai une théorie
aujourd’hui que je comprends mieux, mais enfin j’ai une théorie aujourd’hui –
je ne comprenais pas comment les « paroles creuses » dont se plaint
le patient, avaient pu comme ça franchir, ce qu’on pourrait appeler
imaginairement la barrière des
générations dans l’Œdipe. C’est-à-dire comment en fait, ces paroles creuses
qui font le texte des obsessions absolument permanentes dans lequel il est
baigné pouvaient être celle d’une grand-tante et d’un grand-oncle, et non pas
comme on voit plus classiquement, des propos tenus par la mère de
l’obsessionnel. Alors il y a un fait qui est apparu à cette occasion, c’est que
j’ai appris que dans la scène du crime, lorsque les Allemands exécutent le
grand-père paternel de monsieur D, ainsi que sa fille, sa fille était
enceinte. Ça a donné lieu à une dispute d’autant plus terrible entre la
mère du père de Monsieur D. et sa sœur pour récupérer la fille survivante de la
femme qui venait d’être assassinée par les Allemands. En particulier parce que
la grand-tante et le grand-oncle considéraient comme leur fille la jeune femme
qui avait été assassinée. Et notamment la grand-tante qui a comme ça, je
trouve, un petit côté de la « mauvaise » dans la constellation
familiale, était elle-même sans enfant. Tout ceci est évidemment aperçu à
travers un halo de sens diffus, qui a la texture du sous-entendu, texture
absolument effrayante, parce que c’est très difficile de se protéger du
sous-entendu, que glane progressivement monsieur D. enfant, dans sa famille de
province. Avec la construction de ce sens-là, que je n’ai pas communiqué au
patient, mais que j’infère un petit peu du dispositif : si mes parents à moi meurent, alors je serai
voué à devenir l’enfant de ma grand- tante. C’est-à-dire que le fait d’être
un enfant à ses parents, par rapport à l’avidité affective gigantesque
manifestée par la grand-tante et la grand-mère semble avoir immédiatement
déclenché, alors ça il le dit très clairement, un souci
« d’hypersécurité » familiale, directement articulée à la peur du
rapt. C’est-à-dire qu’il lui arrive ce qui a failli arriver à sa cousine
adorée, auquel il s’identifie et qui est d’ailleurs un de ses premiers objets
d’amour. Voyez donc qu’ici, il y a peut-être au moins, je dirai dans l’image
d’Epinal de l’Œdipe, une violence intergénérationnelle extrêmement profonde qui
va se cristalliser dans l’émergence de quelque chose dont je vous dis pourquoi
je considère que c’est un des signifiants fondamentaux de ce sujet.
C’est
qu’il y a évidemment une dette imaginaire qui est en train de se dessiner à
l’horizon, certainement de se dénouer, mais en tout cas de s’esquisser à
l’horizon de cette cure. Je l’appelle dette imaginaire, parce qu’elle est liée
à l’imaginaire d’un lien symbolique qui a été, par les passions de la
génération du dessus, complètement tordue au milieu de cette irruption de réel,
qui est le crime commis par les Allemands. C’est que l’expression « lien du sang » va frapper tout
enfant, tout jeune, monsieur D., comme ayant une signification propre.
C’est-à-dire qu’il y a du sang sur les liens. Qu’il y a du sang sur les liens
de famille, et que ce sang qu’il y a sur les liens de famille, c’est le sang
qu’ont fait couler les Allemands. Ce qui plonge l’enfant dans une perplexité
extrêmement profonde. Parce que, évidemment, j’appelle ça un signifiant en
insistant bien sur le fait que c’est fixé dans un imaginaire infantile comme un
objet de perplexité. Que veut dire, en réalité, cette expression qui revient
sans arrêt : un tel, par exemple la nouvelle femme du père de la cousine –
puisque comme la cousine était petite, le père, je vous le rappelle, s’était
remarié beaucoup trop rapidement au goût de la belle famille, et avait été à ce
titre expulsé – eh bien, elle ne pouvait pas revenir parce que « c’est pas
les liens du sang », disait-on chez lui. Ce qui est fixé dans cet
imaginaire infantile, avec son point d’interrogation, fonctionne comme un
élément d’une langue secrète. Littéralement, d’une langue secrète, qui apparaît
à travers, justement, les expériences de mots qui sont employés d’une façon
tout à fait commune, mais dont la signification est absolument différente.
Comme une doublure privée du langage commun. L’argument que je voudrais vous
donner, pour vous dire en quel sens on peut considérer que c’est bien un
signifiant, au sens où en parle Lacan, c’est que lorsque j’interroge très
directement Monsieur D., sur ce qui l’aurait aussi troublé que ça, dans les
expressions ou les formules employées, il me dit immédiatement : « Ah
oui, il y a une autre chose qui m’a complètement toujours laissé perplexe,
c’est la formule on ne travaille pas
pour ses parents, on travaille pour soi, qui, me dit-il, elle aussi
m’a laissé dans la même perplexité ». C’est pas du tout quelque chose qui
a le moindre rapport de sens, je veux dire on ne voit pas du tout…, ce ne sont
pas des transformations phonétiques d’un terme dans l’autre ; c’est
construit à partir du déplacement d’une difficulté, qui est vécue comme
relevant de quelque chose de tout à fait comparable, concernant dans son noyau
le plus palpitant le patient, mais qui pourtant ne présente pas d’affinité
particulière sur le plan langagier avec la formule lien du sang. Ça n’empêche pas qu’ensuite, un petit peu comme vous
savez dit Freud dans la Traumdeutung, on puisse, à un second niveau, et
c’est là qu’interviennent chez Freud les représentations par ressemblance et
contiguïté, fabriquer des liens. Et ces liens viennent en plus ; et ces
liens ne sont pas exactement les liens aussi structurants, les liens aussi
fondamentaux que ceux qui se pensent comme le déplacement d’une contradiction,
le déplacement d’un contraste maintenant le sujet dans un état de perplexité
qui est la fragilité de sa position subjective. Celle dont à nouveau, dans une
phrase qui m’est venue hier, et que je n’ai pas relevé, parce que je ne l’ai
pas entendue, où il m’a dit : « mais j’ai l’impression que je suis
quelqu’un… n’importe qui avec très peu de choses peut me faire beaucoup de
mal ». Pour un patient qui évidemment se plaint considérablement, ce n’est
pas le genre de chose, n’est-ce pas, sur lequel on s’arrête. Et en fait, il a
passé une nuit absolument épouvantable, et il revient aujourd’hui, et il me
dit : « c’est terrible ce que je vous ai dit hier, cette phrase-là,
c’est quelque chose que je me dis depuis très longtemps » etc., et qui à
nouveau, dans cette espèce de transparence du langage ordinaire, fonctionne
comme une doublure qui reconduit à nouveau une doublure privée de ce langage
qui reconduit quelque chose qui le concerne subjectivement. Ça n’a rien a voir…
c’est pour ça que la névrose obsessionnelle pose ce problème, c’est qu’on peut
parfaitement se mettre à discuter des énoncés en perdant complètement la valeur
énonciative de ces énoncés dans une économie qui ne nous est absolument pas
apparente. Alors, pourquoi je privilégie cette formule : « on ne travaille pas pour ses parents, on
travaille pour soi » ? C’est parce que dans le bruit de fond, la
cacophonie, des préceptes contradictoires qui peuvent à chaque moment faire le
texte des inhibitions et des obsessions, ça a une couleur tout à fait
particulière, c’est un foyer affectivement investi, et beaucoup des obsessions
qui préoccupent Monsieur D. sont des conséquences logiques de ce terme
signifiant. Ce sont des conséquences logiques, mais leur foyer, le point sur
lequel il est susceptible de résister, de fondre en larmes, c’est ceci.
Pourquoi est-ce tout à fait contradictoire ? Parce que ¾ ce n’est pas une contradiction en soi, c’est une
contradiction dans le sujet, ça met en scène une contradiction du sujet ¾ c’est que si on travaille pour ses parents, il
est impensable de ne pas leur faire plaisir. Et ce qui se manifeste là, c’est
le statut de l’acte de parole qu’est cette phrase. La perplexité qu’il éprouve
devant, c’est la question de savoir : est-ce que c’est un constat ?
est-ce que c’est un reproche voilé ? ou est-ce que c’est un ordre ?
Autrement dit, quand on a cette phrase-là qui traîne dans le paysage, que veut,
quelle est l’intention et quelle est l’agent aux intentions éventuellement
mystérieuses et complètement interrogatives, dont je n’attrape, dont je ne
saisis que ce truc-là qui émerge dans ma tête, et qui s’écrit comme, je dirai à
peu près…, c’est aussi désincarné que de voir la phrase écrite sur un
panneau, comme autrefois, je me rappelle, quand j’ai traversé l’Union
Soviétique en train, il y avait des panneaux, sur lesquels il y avait écrit
« oui, nous réussirons cette année
le plan pour les pommes de terre ». Alors le train passe, et les gens
peuvent comme ça s’interroger … On a un peu l’impression que cette phrase
apparaît essentiellement dans un contexte de ce genre. Je vais à partir de ce
point… j’y reviendrai tout à l’heure, parce que je voudrais essayer de
travailler sur cette idée d’acte de
parole et sur le statut de l’obsession, telle qu’elle apparaît ici, et
telle qu’il l’interroge en terme d’acte de parole.
Une
troisième difficulté, que j’avais laissée en suspens faute de matériel, ou
faute d’avoir compris exactement ou entendu ce qu’il fallait entendre, c’est la
question de la sexualité infantile. Il n’y a pas de manuel sur la névrose
obsessionnelle qui ne vous raconte pas que les névrosés obsessionnels sont
d’épouvantables masturbateurs précoces. Il y a toute une littérature sur la
répression précoce de cette sexualité. Monsieur D. n’est pas quelqu’un de
particulièrement prude, on peut lui poser des questions sur la masturbation
adolescente auxquelles il a répondu des choses significatives. La sexualité
infantile, non. Elle est apparue de manière extrêmement particulière, dans des
évocations qui concernaient non pas l’angoisse mais la colère. Puisque, il
commence un petit peu, il a des phénomènes de bruxisme (c’est une contraction
des masséters qui est un symptôme que les dentistes connaissent bien, il peut
provoquer dans certains cas une usure des dents ; c’était autrefois un des
grands symptômes névropathiques au 19ème siècle, ça faisait des gens
qui avaient les mâchoires complètement crispées), et sur l’interprétation de
l’origine de ce symptôme qui était lié à des bagarres avec son grand frère,
puisqu’ils s’étranglaient mutuellement ¾
le grand frère, en général, craquait, parce que lui avait trouvé le truc qui
consistait à serrer ses mâchoires et à les enfoncer dans les épaules, ce qui
faisait qu’il échappait à l’étouffement ¾
et progressivement, il s’est mis à donner du sens à cette phrase absolument
étrange de sa mère : « mais
quand tu étais petit, tu aurais tué ton frère ». Avec l’apparition
d’un frère aîné, qui a littéralement sadisé son petit frère, provoquant des
bouffées de haine de mon patient pour son aîné. Et à l’occasion de cette
discussion sur la colère, sur la rage ¾
il se dit toujours « mais peut-être que je vous en dit trop, peut-être que
j’exagère » ¾ lui vient un souvenir, c’est que son objet
favori, c’était un petit vélo. Et il se souvient de traverser l’appartement en
long et en large sur son petit vélo, et d’avoir été absolument humilié et vexé
d’avoir été obligé de prêter ce petit vélo à un autre enfant, alors qu’il
décrivait avec une fluidité tout à fait frappante, l’excitation extraordinaire,
physique, qu’il ressentait à pédaler à toute vitesse dans cet appartement.
C’est cette excitation motrice, à part le fait comme je vous l’ai dit, son
sport favori quand il était tout petit, c’était de grimper aux tuyaux, c’est
cette excitation motrice qui va être absolument brutalement interrompue
lorsqu’il va avoir 9-10 ans. Un petit peu comme si vous avez, dans la classification
d’Abraham, cet arrêt à l’excitation motrice du stade sadique-anal, pour appeler
les choses comme ça, qui est véritablement un truc hyperintense, qui s’évanouit
de façon mystérieuse, et il ne sait pas du tout pourquoi, dans son enfance. Un détail
important de cette haine pour le frère, c’est qu’il appelait régulièrement sa
mère pour qu’elle le protège, et sa mère refusait absolument, absolument, de le
protéger. Or, je ne vais pas vous tirer les larmes, mais le gamin était sadisé
par son aîné. Tout ceci évidemment m’arrive après 5 mois d’analyse, dans une
petite phrase, dans un détour, si bien qu’on ne sait plus à quoi s’attendre
puisque des choses complètement cruciales, complètement structurantes, émergent
de façon impromptues. Et c’est uniquement si on a un point d’interrogation sur
des cases vides, et qu’on est obligé de réfléchir au fur et à mesure sur ce qui
est en train de se faire, qu’on peut essayer de poser une question. En tout
cas, ça a eu une fonction ravageante, parce que ça a commencé à me persuader
que l’idée que j’ai selon laquelle l’angoisse du frère s’est transformée en angoisse pour le frère, selon cette modification intentionnelle de cette
attitude émotionnelle qui s’appelle l’angoisse – cette espèce de capacité qu’a
l’angoisse quand on la traite, non pas comme un affect physique simplement,
mais comme une structure intentionnelle à se décliner sur deux modes :
angoisse de / angoisse pour – , eh bien que cette idée pourrait être juste. Et
du coup, cela pourrait montrer un petit peu mieux comment l’introjection de la
mère surprotectrice rêvée est exactement ce qui se passe dans le fait
que : « maintenant que mon frère ne fiche plus rien, alors c’est
absolument épouvantable, je m’angoisse totalement pour lui. Et je suis en train
de me dire – c’est ce que dit le patient – à partir de 10-11 ans, j’avais
constamment à l’esprit l’idée de : qu’est-ce que j’allais faire de lui
quand mes parents seraient morts ? » Là vous voyez très bien, bien que ce
soit extrêmement difficile, comme c’est une arme interprétative que je crois
assez bonne mais que je garde pour le moment où je pourrai éventuellement
essayer d’en faire usage, cet espèce de retournement qui consiste à sur-aimer
celui qu’on a haït, nous remet exactement dans la description de ce qui se
passe avec L’homme aux rats de Freud. Je rapprocherai ce point d’un
point qui est souvent méconnu, que j’avais essayé, mais brièvement, de mettre
en évidence dans ma lecture de Totem et Tabou, c’est qu’il y a un moment
des frères, il faut jamais oublier, qui est le moment où ils confient le
pouvoir aux femmes, le moment du matriarcat dans l’histoire de l’humanité dans Totem
et Tabou. Et ce moment de matriarcat, il faut jamais oublier que Totem
et Tabou s’est construit à l’ombre de la névrose obsessionnelle, comme Moïse
et le monothéisme, et comme une manière – c’est un peu l’hypothèse que
j’avais dans ma lecture de Moïse et le Monothéisme et de Totem et
Tabou – comme une manière de travailler en regardant ce qui se répète
absolument, de façon structurale,
dans l’humanité, à partir du meurtre du père. Et ce moment-là, il y a
véritablement un moment essentiel, c’est l’appel au matriarcat pour tenter de
résoudre le conflit entre les frères. Alors évidemment, la question que je me
pose maintenant, la nouvelle énigme, c’est : comment s’emboîte l’une dans
l’autre la crise générationnelle, c’est-à-dire cet attentat contre un certain
« ordre symbolique » de la parenté qui est lié aux crimes commis par
les Allemands, au fait que la grand-tante n’avait pas d’enfant, qui provoque
toute cette espèce d’insécurité imaginaire dramatique chez mon patient, et
puis ce qui a trait à proprement parler à sa relation avec son père et sa
mère ? Puisque dans les faits, il a été élevé, non par la grand-tante,
mais bien par son père et sa mère. Ici, le conflit avec le frère m’a donné un
petit levier. Alors, ce qui… il y a une modalité d’emboîtement qui est
évidemment simple à repérer, c’est sa fixation à la sécurité familiale, je vous
avais dit qu’il voyait le monde à travers un vitrail ¾ il y avait papa maman son frère et lui, avec ce
symptôme¾ je ne sais pas s’il est toujours présent ¾ qui fait qu’il incapable de raconter une pièce de
théâtre où il y a plus de quatre personnages, au-delà ça se brouille, car ça ne
rentre pas dans ce dispositif ¾
qui est l’autre point de raccord, c’est le traumatisme de la mort annoncée, qui
se répète, puisqu’évidemment avec le père de 96 ans et la mère de 87,
l’anticipation de la mort est terrifiante. Et c’est tout à l’heure, tout à
l’heure, que j’ai appris ¾ à nouveau, une petite phrase, comme ça ¾ que jusqu’à l’âge de 20 ans, lorsque mon patient
était « fatigué », à peu près tous les jours, il s’endormait la tête
sur les genoux de sa mère…
Je
vais maintenant essayer de répondre à la question de Claude B. sur ce qui peut
distinguer ce qui peut motiver une réflexion comme celle de Lacan sur signifiant, écrit, lettre, etc… Je
vais dans un détour, un détour un petit peu technique, essayer de montrer
pourquoi ça correspond à quelque chose d’extrêmement subtil qui est une
question que pose fort bien ce patient, et pour laquelle on peut mobiliser
quelques moyens techniques si on veut essayer au moins de comprendre la
question qu’il pose. Je vais partir de : « on ne travaille pas pour ses parents mais pour soi ». Alors
évidemment je ne sais pas quelle est la suite, je ne sais pas quels signifiants
- outre les liens du sang, outre celui qui est en train apparemment d’émerger
ces derniers jours - je ne sais pas évidemment quel est le signifiant suivant,
et donc j’ai du mal à dessiner à partir de ceux que je commence à repérer, ce
que j’appellerai la raison subjective du
déplacement de la contradiction vitale du désir, du fait que le désir se
déplace à travers un dispositif de contradiction. Qui est a sur b, b sur c, c
sur d, etc, il y a un déplacement instable de quelque chose. La seule chose
dont on est sûr, c’est qu’il y a un objet qui choit au bout, qui a une texture
anale absolument patente. Mais, qu’est-ce qui va apparaître ? Ça je
n’en sais rien. C’est typiquement, ce « on ne travaille pas pour ses parents, mais pour soi », un
proverbe. Ce que le patient appelle les « paroles creuses », et qui
font le texte et la matière de son mentisme. Et il ne se développe pas
simplement que comme une contradiction. C’est-à-dire que si on traduisait par
exemple une phrase de ce type-là dans certaines langues, on emploierait des
choses qui ne ressemblent pas du tout à l’indicatif présent du français, qui
conserve certaines apparences imaginaires ambiguës, d’un contexte avec un
indicatif présent, un locuteur, un sujet, une énonciation, etc. Si par exemple
on traduisait ça en grec ancien, on emploierait une tournure particulière qu’on
appelle l’aoriste gnomique qui est une variante
très particulière, ça ressemble à un aoriste
parce que c’est un passé, mais qui est dit gnomique parce qu’il est utilisé
spécifiquement pour faire sentir que quelque chose a été vrai de tout temps et
sera vrai toujours. Et l’aspectualité
particulière de l’aoriste gnomique est présent
dans certaines formes littéraires, dans certaines modalités de pensées, qui
sont les grands ancrages d’une culture. En particulier en grec, les Sept Sages
de la Grèce sont les auteurs d’un certain nombre de propos dont certains
étaient écrits sur le fronton du temple de Delphes (Mêden agan : rien de trop, Gnôthi
seauton : connais-toi toi-même), et qu’un certain nombre de ces
formules se dirait, s’écrirait en employant cette modalité verbale particulière
qu’on appelle l’aoriste gnomique. Qui donne une
valeur aoriston,
ça veut dire illimité, éternelle, non fini (parce qu’il n’y a pas de notion
d’infini actuel dans la Grèce ancienne) de l’aspectualité
du processus. Je souligne ce point, parce que c’est une manière que c’est une
manière de dire qu’il n’y a rien de plus expulsant pour un sujet qu’une phrase
dont la modalité ne laisse à aucun moment entendre qu’elle s’adresse ici et
maintenant à quelqu’un. Mais qui au contraire fait valoir son caractère de
transcendance – « omnitemporelle » comme dirait Husserl, n’est-ce
pas, cette omnitemporalité de la phrase. Evidemment, c’est une phrase qui,
prise comme ça, pose une question. C’est-à-dire : que peut-on
répondre à une phrase de ce genre ? Si vous commencez à l’entendre sur ce
mode-là, est-ce qu’on peut s’engager subjectivement à faire ce que cette
phrase, quoi ? dit, constate, commande, énonce, menace ?
Et
un aspect je crois très important de ça, c’est ce que je vais appeler en
employant le mot de Derrida dans Illimited inc., que vous avez ici, dans
la polémique terrible qu’il a eu avec Searle, ce qu’on pourrait appeler la citationnalité intrinsèque de cette
phrase. Je veux dire par là, c’est le on
dit que : « on ne travaille pas pour ses parents mais pour
soi ». Autrement dit, il y a quelque chose qui est essentiellement détachable
et citable, dans les énoncés de ce genre, qui fait que la question « que
veut celui qui la prononce ? », et « que doit vouloir celui qui
l’entend ? », devient absolument problématique. Alors quelques mots
pour éclaircir cette idée de citationnalité, et pourquoi je vous ai apporté ces
bouquins d’Austin, de Searle et Derrida que je fais circuler. C’est qu’un point
essentiel, beaucoup plus fort d’ailleurs chez Searle que chez Austin lui-même,
de la théorie des speech acts, des
actes de langage, c’est que les cas purs de promesse, n’est-ce pas : je
promets de faire ceci ou cela qui sont les prototypes de ces actes performatifs
qui font… qui créent la situation même qu’ils énoncent – « je promets de
terminer à l’heure », « je baptise ce navire Queen Elisabeth II », « la séance est levée », etc –
ces performatifs, qu’analyse, en particuliers ceux-là, Austin, sont censés
témoigner de l’intentionnalité pleine et entière de l’agent de l’acte de
parole. Dans un texte que je ne vous ai pas apporté, que je n’ai pas
photocopié, il y a un truc extrêmement bien où Searle explique que le seul
accès que nous avons à l’intentionnalité subjective ¾ ça n’est absolument pas évidemment dans sa
tradition, celle de la conscience husserlienne, de la conscience de ses objets ¾ c’est la pratique des actes de langage. La seule
manière d’indiquer ce que c’est que l’intentionnalité subjective, c’est
l’analyse des actes de langage. Et dit-il, il n’y a pas plus de formes
d’intentionnalité qu’il n’y a de types de performatifs, et l’analyse des
performatifs donne des indications de structure sur la construction de
l’intentionnalité subjective. Tout ça est pensé évidemment dans le cadre où un
acte de langage est une action, et cette action est une action comme un
mouvement. C’est-à-dire qu’elle est pensée sur le même mode, et que
l’intentionnalité qu’il y a dans un acte de langage éclaire dans un registre,
celui de la parole et de la pensée, la même intentionnalité que celle que vous
trouverez dans l’intention d’un acte libre ou dans l’intention d’un mouvement,
dans la pensée de Searle. Evidemment, le problème… ce qui fait qu’en relisant
ce texte il est très mal à l’aise ¾
le texte de Derrida ¾ parce que je pense qu’il a raison sur des points
simples, mais qu’évidemment la façon dont il s’y prend pour parler de Searle
pose problème, parce que quelqu’un comme Searle n’a pu que se sentir
cruellement blessé de voir que le raffinement extrêmement fin qu’il apporte à
l’analyse d’Austin, qui consiste essentiellement dans Speech acts à
montrer que la référence est un acte de langage, et que prédication et
référence sont deux actes de langage distincts, eh bien ce raffinement-là passe
à l’as. Il supposait une très belle démonstration ; c’est extrêmement
subtil sur le plan de l’analyse logique. Evidemment, quand vous lisez le texte
de Derrida, il ne reste rien du tout de ce type de distinction qu’on peut faire
à travers des termes idéalisés. Ce que Derrida dit, c’est… il s’en prend
justement au fait que tout, tout performatif peut être malheureux. C’est-à-dire que
je peux dire : « la séance est levée », mais je n’ai pas le
pouvoir de lever la séance, et donc ça ne marche pas. Je peut promettre quelque
chose, et en fait, les gens qui me regardent peuvent toujours se demander si je
l’ai vraiment promis ou si je me suis simplement contenté de citer le texte du
serment qu’on me fait lire. Alors ce n’est pas un exemple que donne Derrida,
mais c’est un exemple qui m’avait été donné par Antoine
Culioli qui est un très grand linguiste, et qui avait beaucoup réfléchi
à ces questions, et qui connaissait bien le monde anglo-saxon. Quand vous
prêtez serment devant un tribunal américain, on vous apporte le texte du
serment « je jure de dire la vérité », etc., et ensuite il y a
quelque chose qui n’est pas écrit dans le texte du serment, et que vous devez
dire vous-même, mais qui n’est pas écrit dans ce qu’on vous fait lire, parce
qu’il faut qu’on vous le fasse dire pour être sûr que ça a bien comme on dit la
valeur sacramentaire en droit ; c’est « So help me God ! » Et donc que Dieu m’aide. Alors ce
« So help me God ! »,
c’est absolument indispensable, parce que c’est la seule manière d’essayer de
contrôler le fait que lorsque quelqu’un fait une promesse, quand on lui dit de
faire une promesse, on lui dit le texte de ce qu’il doit promettre. Et donc il
pourrait dire : « ah mais moi j’ai rien promis ! on m’a dit de
lire ce truc, j’ai lu ce truc ! ». C’est-à-dire que ce n’est pas parce que
j’ai lu ce truc, que j’ai promis. Donc dans le dispositif juridique
anglo-saxon, vous avez cet espèce de supplément non écrit qui atteste que je m’engage devant une instance
absolument transcendante, qui n’est justement pas celle à laquelle je promets
de dire la vérité dans le texte du serment qu’on m’a demandé de lire. C’est un
trait que je vous apporte parce que ça me paraît plus parlant que cent mille
analyses de détail.
C’est
un trait qui me paraît extrêmement impressionnant, parce qu’un rêve de mon
patient va vous l’éclairer un petit peu. La question, c’est effectivement de
savoir quand on parle, est-ce qu’on parle, ou est-ce qu’on cite, je dirais, les
agglutinations de non sens littéraux qui forment le texte de ce qu’on est en
train de dire ? C’est une représentation que Quine a eu… que toute une
école en logique qu’on appelle… qui travaille sur la notion d’inscription a
beaucoup marqué, et qui a eu une grande importante d’ailleurs en épistémologie
des mathématiques, c’est qu’un énoncé, ça peut être : « j + e + p + r
+ o + m + e + t + s » : « Je promets », ça peut être
simplement décliner ceci, citer ceci, en montrant qu’en fait ce qu’on a dit, ça
n’est qu’une accumulation de non-sens, et que personne n’y est pour rien… et
que personne n’y est pour personne. Or, dans un de ses rêves, après avoir
essayé maladroitement… ¾ enfin maladroitement… ¾ oui, maladroitement, de secouer un petit peu ce
patient sur un point qui me paraissait quand même mettre en péril diverses
choses, il me dit : « voilà, j’ai rêvé cette nuit que vous essayiez
de me faire bouger, et que vous étiez en train de crier ». Les
cris (l’écrit), entendez ça comme vous voulez, ont une grande importance
dans l’économie de cette personne. « Alors je vous voyais, vous étiez en
train d’articuler, vous articuliez très très bien, mais j’entendais les sons,
mais ça ne voulait rien dire. Mais vous articuliez très très bien. J’entendais
les sons, les syllabes, mais ça ne voulait rien dire ». C’est-à-dire qu’on
peut tout à fait imaginer qu’un rapport au langage, qui n’est pas un rapport
faux, qui n’est pas un rapport de dément, soit ici présent. Alors ce n’est pas
un rêve sur lequel j’ai beaucoup insisté, parce que ça fait partie je crois de
ces rêves qui sont des rêves pour le transfert, c’est-à-dire que ce sont des
rêves qui sont là pour signaler qu’il y a des choses, qu’on est là, etc. Donc
je n’ai pas trop fouillé les associations qu’il pouvait avoir à ce sujet. Mais
en tout cas, je crois que le fait que ce soit de l’écrit n’a pas ici tellement
de… ce n’est pas de l’écrit, c’est ma voix, ce sont des syllabes prononcées,
mais elles peuvent être morcelées sur ce mode, qui fait que tout texte est une
citation des lettres qu’il emploie. Ce qui fait que lorsqu’on lève la main
en disant « So help me
God ! », il ne faut pas n’importe quel autre pour garantir que le
sujet a bien promis en disant qu’il promettait, met en évidence ce supplément
de présence à ce qu’on dit, nécessaire à conjurer le fait que tout acte de
langage, en réalité, tout acte de langage comme dit Derrida, est de structure contaminé par sa réitérabilité.
Parce qu’évidemment, le fait qu’il soit écrit, le serment, c’est que je peux
jurer, vous pouvez jurer, tout le monde peut jurer, on a pu jurer comme ça et
on pourra jurer comme ça devant les tribunaux pendant… Le fait que ce soit
écrit rend le serment réitérable ; c’est-à-dire qu’il faut que le même
serment, absolument le même, puisse être prononcé dans des circonstances
différentes par des personnes différentes. Et donc, contrairement à ce que dit
Searle qui ne comprend pas ça, Derrida ne dit pas que l’intention est
inexistante parce que tout peut être faux. Il dit qu’il n’y a d’intention
possible qu’à l’intérieur de cette structure de réitérabilité qui exproprie, en
quelque sorte, la formule du ici-maintenant dans laquelle elle prendrait sens
avec toutes les valeurs de la conscience que Searle attache à
l’intentionnalité. Autrement dit, c’est ça qui est tout à fait paradoxal, c’est
que tout acte de langage est fait pour justement échapper à ses circonstances
d’énonciation. Echapper à ces circonstances, hors desquelles pourtant ¾ c’est le paradoxe que veut pointer Derrida ¾ il ne voudrait rien dire. Puisque c’est seulement
quand vous êtes au tribunal, dans ces circonstances-là, que vous pouvez
dire : « je promets de dire toute la vérité, etc… ». Alors, ce
que Derrida appelle « écriture », et dont il pointe ici la
manifestation, c’est cette réitérabilité structurelle qui est non pas un fait,
mais une potentialité, un possible, un possible de pathologie qui affecte les
valeurs de conscience attachées au caractère déclaratif de l’intentionnalité
dans le speech act. Autrement dit,
cette réitérabilité structurelle habite et mine le dire.
C’est
bien évidemment quelque chose qui éclaire beaucoup sur le rapport de monsieur
D. à ses mentismes. Dans la mesure où monsieur D. est quelqu’un qui est
beaucoup plus sensible que vous et moi au non-sens littéral comme menace,
infiltrant littéralement la matière même de tout ce dans quoi se manifeste sa
subjectivité. Et comme un certain nombre de ces obsessionnels qu’on voit comme
ça, qui ont cette espèce de capacité à manipuler les lettres de façon
étonnante, penser, n’est-ce pas, pourrait être quelque chose comme la
manipulation d’un non-sens littéral avec des combinaisons de lettres qui
permutent sans fin. Du coup, tout ce que nous prêtons comme valeur à la
mémoire, à la remémoration, est pris chez ce patient dans cette espèce de pince
qui écartèle, qui fait qu’il a toujours constamment besoin de son petit
calepin, de son aide-mémoire pour noter… maintenant il se rappelle de mon nom,
avant il fallait qu’il note mon nom, mon adresse, bien qu’il venait tous les
jours, le rang de la sonnette sur laquelle appuyer, le numéro du code pour
entrer, etc, tellement le doute peut être tenaillant. Tandis que d’un autre
côté, vous avez à l’arrière plan, et comme un mécanisme de compensation, cette
surenchère idéalisante, qui lui fait construire véritablement un idéal, qui est
le plus du moins que vous voyez apparaître du côté de l’aide-mémoire. Ce qui
prend la forme chez lui, de l’idéalisation d’une maîtrise qui annulerait en
dernière analyse, réussirait à compenser jusqu’au bout, cette expérience de
déchéance dans l’impersonnalité qu’il fait dès que quelque chose s’énonce
subjectivement. La citationalité des proverbes qui font le mentisme prend chez
lui des proportions complètement affolantes. C’est-à-dire : qu’est ce que ça me veut ? Qu’est
ce que ça me veut ces trucs, qui sont en fait toujours menacés de devenir des
trognons de non-sens, ouverts à toutes les lectures, et mobiles selon les
contextes, sinon quelque chose qui va faire apparaître la figure complètement
grimaçante de personnages idéalisés, éventuellement sous la forme par exemple
d’une grand-tante diabolisée, qui va être le sur-agent garantissant qu’il y a
bien quelqu’un qui dit ça à quelqu’un d’autre ? Et que tous les
dispositifs d’idéalisation que vous voyez par exemple à mon avis, dans la
névrose obsessionnelle, qui sont liés à la question du plagiarisme… J’ai un
autre patient en cure, qui pensait avoir terminé sa cure, et puis qui est
retombé dans une histoire de plagiarisme, qui a fait complètement explosé ce
qu’il croyait avoir assuré quand il m’avait quitté. C’est-à-dire que le
problème ce n’est pas simplement comme on dit que les idées n’appartiennent à
personne ¾ comme si ça avait jamais consolé un obsessionnel
de savoir que les idées n’appartiennent à personne ¾ c’est que dire,
c’est être exproprié d’avance comme auteur de ce que l’on dit. Et on peut tout
à fait considérer que c’est une sincérité que nous nous évitons, et dont
l’obsessionnel fait preuve, en mesurant ce type de réalité. Je ne suis pas
absolument certain, par exemple, que le mentisme se présente… enfin quand il se
présente sous forme d’impératif, je veux dire qu’en faire un impératif une
menace de quelque chose, est tout à fait lié à cette suridéalisation de l’agent
qui pourrait être l’énonciateur enfin maître du contenu de sens qu’il y aurait
dans ce mentisme, ce qui permet au sujet de s’offrir en sacrifice pour
l’apaiser. Et cette espèce de double construction n’est possible que parce qu’à
un certain niveau il y a une perception extrêmement vive et d’une justesse que
je ne conteste pas, chez l’obsédé, de quelque chose qui se passe avec la
texture langagière de son mentisme. Alors évidemment s’offrir en sacrifice est
l’une des options. Ça c’est l’option dans la direction de l’amour. Dans la
direction du désir, c’est d’y voir une contradiction, c’est-à-dire les
contredire les uns par les autres. Mais on est toujours menacé, et je ne suis
pas absolument comme ça certain que ce soit forcément… il y a des tentatives de
suicide chez les obsédés, et pas forcément chez les plus graves. Il y a des
choses comme des tentatives de suicide lorsqu’effectivement un mentisme peut à
un moment, tout à fait ponctuel, comme ça, exiger un sacrifice. Ce n’est pas du
tout un suicide sur le mode d’un passage à l’acte, je dirais, dans lequel le
sujet n’y est pour rien. Ça peut être effectivement, qu’il se met à s’engager
dans une conduite de type suicidaire en réponse à cette demande d’amour, à
cette offrande de sacrifice apaisant ce que je pourrai appeler comme ça le sur-agent énonciateur du mentisme, qui
est ici bien sûr (je crois) la grand-tante rapteuse d’enfant.
Je
vais laisser ça en suspens, parce que c’est un petit peu la manière dont
j’essaie de me débrouiller avec la qualité descriptive tout de même frappante
que ce patient donne de ce qui se passe, pour essayer de montrer comment ce
fond-là se distingue très bien, enfin très bien… sauf en un point précis, d’une
question qui concerne non pas l’écriture au sens de Derrida, mais le graphisme,
le graphème, au fait qu’il y a des marques qui soient écrites, etc. Puisqu’un
des points que souligne Derrida, c’est que rien n’est plus impersonnel que je. Puisque tout le monde dit je, et qu’effectivement, la réitérabilité
de la marque fait que c’est une difficile question de logique et de sémantique
que de savoir si je est un terme
référentiel. Ça mène à des considérations d’une sophistication extrême. Derrida
ne rentre pas du tout là-dedans, et dit : mais il y a des signatures. Et
que la signature, c’est à la fois cette chose paradoxale qui doit attester que
quand je signe là, ici maintenant, mon chèque, comme dit mon patient, je
m’engage à le payer, et en même temps, pour que je puisse m’engager à le payer,
c’est le drame de ce patient, il faut que ma signature soit répétable. Si je
fais un paraphe trop compliqué, je ne pourrais pas le reproduire, et donc je
vais devoir déposer 25 modèles de signature à la banque. Mais si je fais un
paraphe trop simple, n’importe qui va pouvoir signer comme moi. Chose qui a
une… vous vous rappelez la dernière fois lorsque je racontai un peu ce cas, ce
qui se passe à l’hôpital, c’est que cet homme-là doit signer des listings qui
l’engagent, d’une certaine manière, juridiquement. Alors, il dit que pour
signer ses listings, il fait ce qu’il appelle joliment un « petit
zizi », une sorte de z comme zorro qu’il appelle un « petit
zizi ». Et puis alors évidemment, c’est pour signer vite. C’est en même
temps, vous voyez, dans cette espèce de tension qui est la sienne, pour n’être
pas vraiment celui qui a quand même signé et qui assume la responsabilité ¾ éventuellement gravissime ¾ de ce qu’il signe tous les jours et que lui
crache l’ordinateur de façon absolument insupportable. Je ne lui nie pas du
tout que son métier devient quelque chose de destructeur. C’est vraiment
quelqu’un qui apporte aussi un témoignage sur ce peuvent devenir certains
métiers. Cette répétabilité de la signature fait que du coup, qu’est-ce qu’il
reste ? Il reste à écrire son nom, c’est-à-dire son patronyme, et essayer
d’ajouter une espèce de petite marque pour le distinguer de son père. Mais la
marque la moindre possible, parce que sinon la signature ne deviendrait pas
répétable. Et tout ceci – j’espère ne pas vous lasser à peu près autant que moi
ça peut me lasser – tout ceci… ¾ d’heure tous les jours, n’est-ce pas, la
question de savoir si la signature se répète… Le graphème a une face
imaginaire, ce graphème identifiant qu’il appelle un « petit
zizi » ; et c’est là qu’il y a une espèce de point de convergence
avec la question « Qui suis-je, si
mon nom s’écrit ? » qu’un
obsessionnel est parfaitement capable de repérer avec une sensibilité qui à mon
avis donne une indication thérapeutique, donne une indication pour la conduite
de la cure, puisque comme je vous disais je crois que c’est quand même une
facilité de se dire qu’on va hystériser l’obsessionnel. Je crois qu’il faut
respecter sa structure, et essayer de voir un petit peu comment à l’intérieur
de ce dispositif, il peut construire quelque chose.
J’en
viens à ce lapsus étonnant, qu’a fait donc le patient et que je vous avais dit
la dernière fois. Il écrit une carte de vœux – alors ça c’est un exemple
admirable, que Lacan a déjà donné je crois, je ne sais plus très bien où – …
pas une carte de vœux, une carte de condoléances… oui, voilà… c’était
exactement ça : c’était une carte de vœux, hein, dans laquelle il écrit,
suite à l’annonce du décès de la mère d’une de ses relations : « je
pensais souvent à votre maman, je ne vous en ai pas parlé, j’ai toujours eu
beaucoup de mal à dire ce que je ressens ». Et à ce moment-là, son crayon
se soulève : « ressens » : « s » ?
« ts » ? « s » ? « ts » ? Alors,
je dis : « TS » ? Et là, association, évidemment. Il pense
à sa compassion pour un certain nombre de jeunes filles suicidées qu’il avait
pu rencontrer comme ça dans sa profession. Il pense à la passion du Christ, à
tous ces phénomènes imaginaires très anciens, que j’avais débattu la dernière
fois. Et puis il pense aussi à ce qui l’avait traumatisé, qui était le plaisir
absolument sadique que prenaient les soignants ¾ je ne suis pas tout à fait d’accord, ce n’est pas toujours comme ça,
mais enfin… c’est parfois un peu ça. Vous savez quand on se suicide, dans un
hôpital, dans un service d’urgence, on n’est pas malade ; on l’a bien
cherché, et donc on va attendre son tour. Et il meurt rarement des gens, parce
que les tentatives de suicide ne sont pas trop graves, mais il y a dans les
services d’urgence une division très claire : si vous avez pris des
médicaments, vous attendrez votre tour. Et même si votre cœur se met à battre
et si vous vomissez, et si vous êtes dans une situation absolument
épouvantable, etc., vous l’avez voulu. Vous n’êtes pas malade. Et évidemment ¾ ce qui a peut-être été plus vrai dans d’autres
contextes ¾ ce qui apparaissait à mon patient comme
littéralement du sadisme. Lui, il comprenait très bien qu’on puisse avoir envie
de se tuer, et cette espèce d’attitude médicale qui consiste à dire que le
suicide n’est pas une maladie, ça lui paraissait terrible. Et il associe
là-dessus sur le bizutage. Et sur un bizutage merveilleux, qui est la
« totémisation » chez les scouts. Et voyez comment le
« ts » va rejoindre les choses… il y a des gens qui ont été totémisés
ici ? Non ? Pour ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’avoir été
totémisé : c’est une cérémonie scout dans laquelle on vous donne un
nouveau nom. Ce nom est en général celui d’un animal complété d’un adjectif.
Vous trouvez « lapin agile », « zèbre bavard », etc…
- akira, kélélu…
Alors moi je ne connais
que la version pseudo-indien... Et qui est accompagné d’un rituel tout à fait
particulier, puisqu’il faut se faire saigner. Et on s’entaille ainsi, au moment
où on reçoit son nom, dans une espèce d’imitation enfantine du choix du nom
dans les rituels indiens. On fait couler du sang. Evidemment à ce moment-là les
choses deviennent beaucoup plus pénibles, puisqu’il s’aperçoit que les lettres t et s
sont des lettres qui dans l’orthographe de son patronyme posent tout à fait
problème. Ce sont des lettres qui sont soit multipliées, soit enlevées, etc.,
parce que ce sont des lettres qui peuvent exister en double, ou bien ne pas
être prononcées dans certaines formes, en français du moins, et évidemment qui
sont les lettres sur lesquelles on fait le plus de fautes d’orthographe dans
son nom. C’est là, vous voyez, où l’entrelacement des différents niveaux… je
pense que la question de la signature est un point d’articulation. C’est à la
jonction entre le problème de la réitérabilité intrinsèque du signifiant ¾ qui peut prendre comme ça toutes ces formes, qui
met en question la nature de l’idéalisation, et comment est-ce que
l’idéalisation peut être ajustée comme ce que je dirai une sorte de
compensation transversale au délitement
scripturaire du signifiant ¾ et puis ce qui d’un autre côté a trait au
graphisme, et peut être investi de manière imaginaire, et à traiter comme un
signifiant. C’est-à-dire comme un graphème qui fonctionne par opposition avec
d’autres graphèmes dans un système graphique et qui pose à un autre niveau la
question. Sauf que les choses sont toujours évidemment complètement emboîtées
les unes dans les autres.
Je
vais en tirer quelques petites conséquences un peu théoriques sur le maniement
du transfert, sur les difficultés que j’ai avec ça. Je vous ai dit que le
propre de la difficulté de penser en synchronie – ce que propose Lacan – c’est
qu’au lieu de traiter le transfert comme quelque fois il le traite
métaphoriquement comme un ingrédient causal, avec la métaphore du ferment
catalytique, dans le processus de la cure, Lacan a largement insisté pour dire
que c’était le cadre formel à l’intérieur duquel l’ensemble des concepts
opératoires en psychanalyse devait être défini. Dans ce cadre-là, la
détachabilité hors-contexte de tout ce qui est dit, le caractère de rémanence
infinie qui habite ses paroles, et qui font que toutes les paroles qui ont du
sens (menaces, promesses) les plus anciennes, celles de l’enfance par
exemple, ne cessent pas, continuent à flotter comme des plaques éparses dans sa
vie mentale, est à traiter sur le même plan que tout ce qui est dit dans la
cure, et en particulier tout ce que je dis dans la cure. Je souligne ce point
parce qu’il y a un certain nombre de praticiens, qui n’hésitent pas à dire,
devant les analyses interminables, humainement interminables (peut-être que si
on vivait des siècles on pourrait les terminer) mais humainement interminables
de certains patients obsessionnels, qu’on est acculé à dire qu’au bout d’un
certain temps, il y a une composante psychobiologique, et qu’il faut aller
mettre dans le réel du corps le fait que si ça prend vingt ans, c’est parce que
les gens sont comme ça. C’est une sorte de rétention des traces mnésiques, et
je ne suis pas absolument sûr que par exemple les traitements médicamenteux,
qui sont en général proposés aux gens qui ont des Troubles Obsessionnels
Compulsifs, qui participent de cette mythologie des antidépresseurs qu’on
appelle recaptage de la sérotonine,
ne soient pas précisément dans le cas de cette espèce de mythologie selon
laquelle il faudrait réussir à ce que l’action se libère. Et alors c’est
toujours associé avec un anxiolytique, parce qu’il faut que l’action se libère,
mais pas trop, de façon à ce que ce ne soit pas sur les thèmes d’angoisse que
l’action se libère. C’est une tentative d’essayer de briser un dispositif de
rétention. Je dis ça parce que j’ai une sorte de théorie ; je soupçonne en
fait tout un imaginaire pharmacologique de s’imprégner de certains types de représentations
qui ont trait à la motricité apparente des patients, et à traiter leurs
productions mentales comme des phénomènes moteurs, et donc à essayer au niveau
de la motricité, d’agir dessus. Ce que j’aime bien dans le texte de Derrida,
c’est qu’il montre au fond que la rémanence, la réitérabilité, n’est pas une
propriété spécialement temporelle ni inscrite dans un temps vivant, mais que
c’est une propriété structurale (ou structurelle comme il préfère dire) du
langage, et qu’il n’y a absolument rien pour personne qui puisse être une
parole qui ne serait pas comme ça reportable et reconductible à l’infini
indépendamment de toute hypothèse psychobiologique. Puisque le propre du
langage, c’est de maintenir ses traces, et que ce n’est pas parce que seulement
que certains peuples ont inventé l’écriture, que les mots de ceux qui n’ont pas
inventé l’écriture n’ont pas cette caractéristique structurale qui les rend a priori inscriptibles, qui est de
pouvoir être ainsi répétés dans d’autres contextes et contre ou de manière
indifférente à l’intentionnalité consciente de celui qui ici ou là l’emploie.
Et donc, je dirai que ça donne un petit peu comme ça une idée de ce qui peut
attirer certains obsessionnels dans certaines directions
professionnelles ; tout ce qui est de l’ordre du redonner vie aux traces sédimentées, pour reprendre un motif
husserlien bien connu, puisque pour Husserl, n’est-ce pas, le but de la
philosophie c’est de réussir à redonner vie aux traces sédimentées. Et c’est
effectivement chez Derrida un point extrêmement évident, qui est de trouver un
moyen de ne pas dire qu’il n’y a ni conscience, ni intention, ni
responsabilité, ni présence, que ce n’est pas bon, etc., mais en même temps de
bien voir que les conditions mêmes de celles-là portent en elles-mêmes la mort,
l’absence, la division, l’altération, etc. En tout cas il y a tout un travail
qui me semble être au fond un travail qui est une des possibilités
particulières que le psychisme de l’obsessionnel avec son rapport réel avec ce
qui se passe dans le langage, pourrait tout à fait suivre. Evidemment, tout ça
a trait à un signifiant fondamental de mon patient, au premier mot qu’il aurait
dit qui est « crotte de bique », et qu’il associe à Bic, avec les pâtés à l’encre.
Et
je vais vous donner une indication de comment ça peut fonctionner dans la cure
et de la spéculation que j’ai là-dessus. Arrive un jour où Monsieur D., à ma
grande angoisse, arrive en retard. Parce que Monsieur D., on règle son horloge
sur son coup de sonnette. Et je commets – c’est quelqu’un de tout à fait
gentil, adorable – je commets cette phrase qui consiste à dire : « ne
vous inquiétez pas, vous pouvez arriver un peu en retard, c’est pas… ». Ce
qui a déclenché, cet espèce de minuscule, de petit dérapage, je dirai dans une
empathie circonstancielle probablement inévitable, ce qui a déclenché
immédiatement la pensée : « eh bien maintenant tu vas en prendre à
ton aise ! ». Et une
explication, qu’il m’a donné plusieurs jours après, comme quoi, pour qu’il ne
s’autorise pas d’autres retards, au nom du fait que j’ai dit : « vous
savez, vous pouvez arriver en retard, un petit peu », il lui faut laisser
passer plusieurs jours, hein, il faut qu’il y ait un espace de temps … Quel est
le statut de ce délai, qui vise à quoi ? Qui vise à isoler la souplesse
que je lui concède de l’interdit qu’il formule immédiatement, et interdit qui
punit par avance, l’intention qu’il se suppose alors de façon complètement
hypothétique, de pouvoir peut-être en profiter. C’est une intention qui n’a pas
reçu le moindre commencement d’exécution et est qui déjà, selon la logique bien
connue chez Freud où ce n’est pas la culpabilité qui précède l’acte, c’est la
punition qui précède la culpabilité qui précède l’acte. C’est vraiment là une
sorte d’accumulation dans laquelle on voit s’étaler ce qu’on ne voit pas
souvent. Je crois que ça dit quelque chose de très fin sur la manière dont
cette personne est prise. Ça veut dire que ce qui caractérise la structure
obsessionnelle, c’est l’évitement de l’après-coup. C’est-à-dire qu’on peut
toujours traduire, me semble-t-il, les phénomènes imaginaires de précaution, de
prévention, d’isolement, etc, comme un moyen d’éviter l’après-coup.
L’après-coup étant à entendre vraiment comme un coup de signifiant, un coup
qu’on peut prendre sur la tête, un coup qui marque. Puisqu’il s’agit
d’anticiper pour prévenir le châtiment promis au désir, mais un petit peu comme
si le S2 devait venir avant le S1. C’est que le S2 doit venir avant le S1,
alors que le S2 ce n’est que le S2 de S1 ; il ne peut pas donc venir avant
S1. Mais si ça marche, si ça marche, alors il se passe un truc… si ça
marche (je vais m’expliquer sur ce que je veux dire par là, parce que ça
marche pas, c’est pas possible) mais si ça marche, si l’autre est prévenu ¾ et ça, le fait que l’autre soit prévenu, ça peut
s’halluciner ¾ alors, ce qui saisit le patient, c’est l’effroi
d’une pensée magique. Si on réussit vraiment à faire que S2 soit avant S1, ou
si on peut lire une situation de cette manière-là, alors il y a immédiatement
pensée magique. C’est-à-dire que ce que je vous avais pointé dans la
phrase : « j’ai gonflé les pneus, j’ai mis l’huile dans la voiture,
etc, comme ça j’aurai(s) tout fait, s’il arrive malheur, j’aurai(s) tout
fait », cet énoncé, je l’avais entendu au futur : j’aurai tout fait.
Cette phrase, elle veut dire quoi ? Elle veut dire : je prends mes
précautions en prévision de la mort de mes parents, mais si je fais quoi que ce
soit, j’accélère cette mort. C’est l’idée que la pensée devient immédiatement
une pensée magique parce que dès qu’elle marche, alors le savoir précède
l’événement dont il est censé être le savoir, le S2 précède le S1, et
immédiatement, je deviens responsable, par le simple fait d’y avoir pensé, de
l’acte même qui va se produire. Et c’est bien en ce sens que le futur antérieur
est cette modalité à laquelle Lacan a consacré beaucoup d’analyses, trahit ici,
tel que je l’avais entendu, le vœu de mort : « j’aurai tout
fait ». Le bon moyen de déclencher une crise d’angoisse chez le patient,
ça aurait été d’interpréter ça. Parce qu’effectivement, si on dénude
immédiatement le vœu de mort dans cette équivoque sur le « j’aurai(s) tout
fait », ça ne pourrait (me semble-t-il) lui revenir que sur le mode
du : j’ai eu une pensée qui va tuer
mes parents.
J’ai
terminé aujourd’hui l’exposé de ce petit cas de monsieur D. Ce que j’aimerais
avoir marqué, c’est qu’il y a une dimension signifiante et scripturaire qui est
particulièrement patente dans la névrose obsessionnelle, et qui fait que je
crois, que c’est vraiment comme dans beaucoup de grandes théories analytiques,
la ressource, la névrose obsessionnelle, pour essayer de s’interroger en
mobilisant, justement, la question de la texture du mentisme, et de la logique
du mentisme, de s’interroger sur ce qu’on peut en penser et ce qu’on peut en
dire. Et c’est là vous voyez où l’idée de signifiant et l’idée de lettre,
peuvent permettre de considérer qu’on attrape des phénomènes cliniques qui
seraient un petit peu dispersés sinon. Il en ressort aussi, si on est un peu conséquent,
une idée sur la direction de la cure. Qui est peut-être, c’est tout à fait
hypothétique, mais c’est une chose que je me demande parce que comme tout le
monde, je pense que les névrosés obsessionnels posent une difficulté
considérable - … eh bien si la direction de la cure, c’est extraire, comme dit
Freud, un savoir singulier de ce qu’est, chez quelqu’un, son monde de
fonctionnement, on pourrait tout à fait essayer de se dire que c’est quelque
chose qu’on peut amener à s’épurer, que ces dispositifs de suppléance qui
permettent toujours de prévenir l’autre, en sorte que je dirai que de
l’inhibition et de la pensée magique, on puisse essayer de ménager le jeu qui
reste possible, du côté du mouvement possible dans les mots. Le mouvement dans
les mots qui s’écrivent, dans les mots qui se répètent. Il y a peut-être une
autre manière de donner là quelque chose comme une forme de créativité qui
serait certainement singulière, de créativité littérale particulière. La
condition, elle apparaît immédiatement. La condition pour qu’on puisse entrer
dans quelque chose qui serait respectueux du savoir obsessionnel et de sa
structure, c’est qu’il est indispensable de mettre au jour les phénomènes de
surcompensations idéalisantes, ces asymétries imaginaires, qui, à partir de la
matrice du « So help me
God ! », créent la place de l’agent cruel qui prononce les
mentismes : ce surmoi terrible de l’obsessionnel, auquel on pourrait avoir
comme remède, dans le registre de l’amour, de se sacrifier, et dans celui du
désir, de le contredire, de le renvoyer à sa contradiction, en se renvoyant
soi-même à des contradictions qui sont une paralysie progressive de toute la
vie. Evidemment, ces asymétries imaginaires, le problème, c’est qu’elles sont
multiples : le frère aîné, le père, bien sûr, un certain nombre de gens
comme les maîtres qu’on peut rencontrer. De ce point de vue, je suis
extrêmement sensible à l’affinité de structure entre ce que je vous raconte et
ceux d’autres cas auxquels je pense qui sont des cas liés à des déclenchements
par angoisse d’être un plagiaire. Alors, cet appui vers l’idéal, une chose
qu’on peut peut-être essayer d’imaginer, c’est de faire sentir que ce n’est pas
que cet idéal est interdit – c’est pas interdit
d’atteindre cet idéal – c’est que de toute façon cet interdit est impossible structurellement.
C’est-à-dire qu’on ne peut pas être le phallus qui manque sur les genoux de la
mère sur lesquels on s’endort. Ça peut être le bon enfant ; ce n’est pas
exactement ça.
Ce
que je dirai ¾ et ensuite je vais revenir à des choses plus
général sur le signifiant et essayer de parler un petit peu de psychose ¾ c’est que je voudrai avoir essayé de dépassionner
quelque chose qui me paraît être le drame, le grand drame psychanalytique de
l’incurabilité des obsessionnels. Si vous lisez des livres sur les
obsessionnels, je dirai que tout le sadisme des tortures qu’ils ressentent se
reflète dans la description absolument minutieuse du labyrinthe dans lequel ils
sont coincés, avec comme proposition thérapeutique : nib. C’est-à-dire que
ça peut prendre 80 pages de description de toute la logique épouvantable du
machin, et puis au total, tout ça pour constater qu’ils y sont enfermés. Et je
trouve que c’est vraiment le type de patient qui peut nous amener à être
fascinés par le dispositif dans lequel ils sont enfermés. Et puis c’est ponctué
du fait qu’en réalité, quand on a des informations de biais, ce sont des gens
qui en général vont au boulot, qui ont l’air d’aller assez bien, et que ce qui
vous est décrit parce qu’on vous fait confiance n’est pas forcément le reflet
de ce qu’est la vie sociale de ces individus. Ce que je veux dire par là … je
mange mon chapeau… j’ai eu avec cet homme-là le projet thérapeutique qu’il
puisse retourner au boulot, qu’il puisse reprendre une vie un petit peu plus
normale. C’est une manière pour moi de ne pas m’apercevoir qu’après tout, il a
déjà payé : il a 55 ans, il a travaillé comme un damné, pourquoi
devrais-je prendre sur moi de faire partie des gens qui considèrent que c’est
bien pour lui de retourner au boulot ? C’est une chose que je me suis dit
comme ça : le mieux-être que les
gens viennent vous demander est extrêmement difficile à calculer si on tient
compte uniquement de ce qu’il y a chez les gens. Et de ce point de vue, je
crois que ce que j’essaie de faire en vous parlant, c’est de m’amener sous mes
propres yeux une manière plus sobre et plus abstraite de considérer cette
structure – la structure de ce patient – sans vouloir pour lui plus que ce
qu’il y a chez lui. Voilà.
Je
dirai peut-être une petite chose aussi, mais enfin on en parlera peut-être une
autre fois… vous savez que les obsessionnels, ce sont des gens dont on se dit
souvent : si c’était psychotique, il serait paranoïaque. Et avec certains
paranoïaques, on se dit : si ce n’était pas un psychotique, alors ce
serait un obsessionnel. On voit bien que ¾
ça je ne le fais pas apparaître dans la présentation ¾ c’est très cousu chez
lui, le mécanisme : il y a un axe dans lequel il y a le signifiant, avec
son délitement littéral auquel il est particulièrement sensible, et ce
mécanisme de surcompensation idéal, avec un surmoi, une offrande d’amour, etc…
Et tout ça, tout ça est parfaitement noué. Mais on voit très bien aussi que ça
pourrait être, ces espèces de suppléances obsessionnelles qu’on observe dans
les paranoïas sensitives de Kretschmer par exemple, dans lesquelles vous pouvez
avoir des pratiques obsessionnelles, qui sont en quelque sorte des manières de
contrôler l’interprétativité. C’est-à-dire que ce n’est pas noué, les 2 axes ne
se croisent pas en des points précis dans lesquels le sujet finalement est à
son objet à lui. Ça explique bien je crois le rapport du paranoïaque à
l’écriture, par exemple.
- Une question triviale, peut-être :
pourquoi 5 séances de 45 minutes et pas 2 de 10 ? Ça a une fonction
particulière ?
- Je pense que cette personne ne
supporterait pas du tout. D’aucune manière. Je pense qu’il faut vraiment ¾ c’est ce que je vous avais dit au début - … il
est arrivé tellement, tellement handicapé, paralysé, etc, que c’était le seul
moment de la journée où il se sentait vivant…
-
Tu
disais qu’autrement il ne dormait pas…
- Oui, il ne dormait pas, etc… Alors ce qui
est très délicat, c’est qu’évidemment il faut trouver un moyen de bouger, il ne
faut pas que non plus la séance soit… De toutes façons ce sont des questions
techniques sur lesquelles on pourrait discuter, mais enfin je ne suis pas
forcément le mieux placé pour… je n’ai peut-être pas assez d’expérience pour
vous donner ça. J’ai l’impression qu’on ne peut pas trop faire comme ça, je
suis vraiment obligé de donner beaucoup à sa manière de demander à se soigner.
Il y a d’autres personnes avec qui on peut faire autrement. Ce n’est pas une
propriété du tout de la névrose obsessionnelle. Mais il me semble que ce
patient-là, je n’ai vraiment pas trouvé autrement.
- Il y a une raison particulière au fait que
vous lui ayez dit qu’il pouvait arriver en retard ?
- Non. Il est arrivé, il était 19 heures 5 ou
19 heures 4. Et il avait manifestement bondi de taxi en taxi, d’où ces espèces
de fausses fatigues qui font que ce gars soit saisi dans une sorte d’épuisement
psychique permanent. A mon avis il court le 100 mètres en 14 secondes. Quand il
faut sauter de taxi en taxi, c’est complètement psychique. On fait cela quand…
Je me suis si c’était maladroit. Ce que je sais c’est que c’était spontané.
C’est vraiment pas quelque chose qui me gêne, la spontanéité. Pas du tout. Le
fait que je sois beaucoup plus jeune que lui, c’est aussi quelque chose qu’il
aime bien.
- Vous
avez parlé de liens du sang. Et vous avez dit que c’était une sorte de
signification privée que ça avait pour lui quand il était enfant. Il reste
perplexe encore maintenant devant ça, ou c’est du passé ?
- Ce que j’ai beaucoup de mal, c’est de voir…
les éléments d’interprétation que je donne, qui sont des interprétations
freudiennes, ce ne sont pas des interprétations très équivoques. Ce sont des
interprétations qui sont comme des explications, en quelque sorte. Ce sont des
pontages que je fais entre différentes choses qu’il a fait. Je ne sais pas très
bien si ça a de l’effet.
- Mais lui, quand vous dites liens du sang…
Il m’a semblé tout à l’heure que vous aviez l’air de dire que ça avait une
signification très particulière. Elle est toujours présente ou… ?
-
Alors,
maintenant, non. Maintenant, elle est passée.
-
C’est-à-dire
qu’il vous raconte sa perplexité sur…
- Oui. Quand il était petit, il avait pris
ça « au pied de la lettre ». Et maintenant, il s’étonne de l’avoir
pris au pied de la lettre. J’ai déjà vu ça chez d’autres obsessionnels. Des
enfants obsessionnels : « ah, ton frère a pris des couleurs ! »,
et cette jeune femme s’était complètement angoissée, parce qu’elle pensait que
son frère était devenu rouge, bleu, vert, etc, avec des espèces comme ça de
moment où on ne sait pas très bien comment l’image va se décoller du sens.
- Ça pose quand même la question de la
structure, ce genre de…
-
Au
sens où ça vous paraît un phénomène élémentaire ?
- Au sens où un schizophrène est capable de
se retourner quand on lui dit de surveiller ses arrières.
- Je ne pense pas… d’abord ça ne se traduit
pas par des actes. Il n’y a déjà cette dimension de l’acte. D’autre part, ce
n’est pas une perplexité impossible à dialectiser. Au contraire, c’est une
perplexité qui se déplace, qui est riche, etc. C’est quand même quelqu’un qui
s’est intéressé à la transfusion sanguine, qui a parfaitement anticipé les
choses, et qui est capable de commenter. L’idée que « je me suis dit qu’il
devait y avoir un rapport avec le sang qu’on fait couler les
allemands » ; voyez, c’est quand même… « comment est-ce que j’ai
pu penser à cette chose-là ? » Ça lui paraît étrange. Pour qu’un
phénomène comme ça puisse être considérer comme un phénomène élémentaire, il
faut que ce soit dans 3 registres : un Réel, un Imaginaire et un
Symbolique. Il faut que vous puissiez appréhender quelque chose qui a trait au
corps, par exemple. Dans ce dispositif-là, l’acte sur le corps a une image qui
elle-même doit par certains aspects se détacher de la continuité perceptive
ordinaire. Le fait que vous ayez une aspérité dans le Symbolique ne suffit pas
à faire de quelque chose, a priori,
un élément délirant. Ni même un néologisme. Parce que c’est vrai qu’il y a des
néologismes qui sont des mots de tous les jours, ce n’est pas du tout forcément
des mots bizarres, qui ont cette fonction néologique. Et puis l’autre
chose qui me paraît très importante, c’est : est-ce qu’il y a oui ou non
un contexte de refoulement, une amnésie ? Est-ce que c’est pris dans une
relation de remémoration, d’amnésie, de déplacement ? Parce que sinon, on
peut se mettre à soupçonner de la psychose chez n’importe quelle personne qui a
comme ça… Alors je pense que ce que Lacan ¾
on verra ça la prochaine fois ¾
a très bien montré, c’est quand ça prend la forme du mythe individuel. Ça
économise une contradiction particulière qui me semble être là tout à fait…
Pour construire un mythe individuel, il faut plus que 2 éléments. Je pense que
je n’ai pas assez d’éléments pour entrer complètement dans la texture de la
chose. Mais c’est un peu ça que je cherche, c’est-à-dire comment ces
contradictions finissent pas privilégier certains éléments, par leur faire
jouer des fonctions qui ont un but réparateur, mais pas réparateur d’une forclusion :
réparateur d’un traumatisme. Il y a un traumatisme qui a traversé les
générations avec quelque chose qui s’est joué à un moment ou à un autre, qui ne
s’est pas forcément renouvelé, mais enfin une économie traumatique dont on peut
reconstituer les choses, et qui n’est pas du tout vécu comme persécutif ou fou
par le patient… Je pense… on peut toujours se gourer ; évidemment, s’il me
fait un phénomène élémentaire demain, j’aurai l’air fin, mais… je crois
vraiment que c’est un obsessionnel. Ça m’étonnerait que ce ne soit pas un
obsessionnel. Non ?
-
On
vous fait confiance…
-
Oui…
Ça ne vous paraît pas être un obsessionnel ?
- Mais alors, c’est jusqu’à preuve du
contraire ? Ou est-ce qu’il n’y a pas une façon de le déterminer d’une
manière définitive ?
- C’est-à-dire, que jusqu’à preuve du contraire…
Je pense que ça engage le choix de la cure. Moi, il me semble que non, il ne
fera pas la preuve du contraire, dans la mesure où ce vers quoi il évolue,
c’est la recomposition de plus en plus savante et complexe – savante en un sens
pas du tout péjoratif : savante au sens où il y a une ingéniosité de
l’inconscient, d’un certain nombre de choses qui me paraissent être des
contradictions. Je prends ça au sens de Lacan dans « Le mythe individuel
du névrosé ». Il y a quelque chose qui se déplace et qui est une
contradiction. Ce ne sont pas des analogies qui se mélangent toutes les unes
les autres. Tout dépend de sa capacité à produire quelque chose avec. Mais il
me semble que ce n’est pas impossible que de mettre la main sur la petite
machine qui effectivement n’aura peut-être pas tout le rapport que la société
pourrait souhaiter avec le retour au travail de Monsieur D. Mais qui fait qu’on
aura quand même fait un travail authentiquement thérapeutique. Je me suis dit,
un type comme ça, quand il vous raconte sa vie… s’il s’arrête quelques années
avant la retraite, où est le mal… Il en a fait 3 fois plus tout le monde autour
de lui !
- Pourquoi, lui, il veut retourner
travailler ?
- Non. Il ne veut pas mais pour des raisons qui
sont symptomatiques. Qui ne sont pas des raisons du type toutes choses bien considérées…
-
A
cause de la dame…
-
A
cause de la dame qui lui fait peur, et puis à cause des signatures. Tout ça
n’est pas encore suffisamment…
-
Les
signatures, c’est ancien déjà, non ?
- Oui, mais le problème… On ne peut pas le
nier. Cet homme-là est très fin. Il s’est mis dans la transfusion sanguine 10
ans avant tout le monde. Il a parfaitement compris que le métier allait devenir
un truc où tout ce que vous faites, vous pouvez être fliqué. Et gravement,
gravement puni pour quelque chose que vous avez signé. Ils en sont à signer des
papiers extrêmement importants avec une signature électronique. On appuie sur
un bouton et on valide des résultats qu’aucun esprit humain ne pourrait avoir
parcourus et vérifiés comme il le faudrait. Alors vous imaginez, pour quelqu’un
qui est consciencieux et scrupuleux, ce que ça peut devenir... Et là, il n’a
pas tort de ne pas vouloir trop charger la barque en retournant se mettre le nez
dans un truc pareil. Alors c’est toujours accompagné par exemple de
références d’actualité: « vous savez, cet arrêt, cet arrêt qui a condamné
des médecins parce qu’ils avaient… l’arrêt… »…
-
Perruche.
- Et le mot ne venait pas : « uche
uche uche… ». Tout ça est bien cousu sur un mode névrotique… Et ça, je
trouve que c’est une question éthique. Parce qu’en même temps, si l’on veut
renvoyer ce bonhomme, alors là il faut une psychothérapie de choc. Il faut le
déconditionner. Je ne sais pas ce qu’il faut faire ; il faut revenir sur
50 ans…
-
Faire
abstraction de ce qu’il y avait avant, c’est-à-dire le reconditionner…
- Enfin, je dis ça - ce
n’est pas très intéressant - c’est juste que la dernière idée que j’ai eu,
comme ça, en me disant qu’il fallait que je fasse attention à certaines choses,
c’est de vous justifier qu’on fait quelque chose analytiquement, et qu’en
réalité, si on fait analytiquement quelque chose qui a trait à la structure de
quelqu’un, ça peut vraiment ici ne pas satisfaire à des canons d’objectivité du
soin. Qu’il aille mieux, subjectivement mieux, ça ne veut pas dire qu’il va
retourner au boulot. Ce n’est pas seulement d’aller mieux. La demande d’aller
mieux, comme toute demande d’aller mieux, elle fait partie des symptômes. Il
suffit de demander aux gens ce que serait leur guérison pour qu’on voit de quoi
ils sont malades. Il est vraiment pris comme tout le monde là-dedans. La
construction que j’essaie de vous proposer, c’est : qu’est-ce qu’elle donne
comme je ? C’est à cet homme,
indépendamment de ce qui pourrait par ailleurs être un idéal thérapeutique.
C’est difficile, puisque dans son milieu, les idéaux thérapeutiques – puisque
c’est quelqu’un qui fait profession de santé ¾ ce n’est pas rien.
- Lacan faisait usage de la linguistique, entre
autres, pour appliquer un problème à un problème. Vous, vous faites appel - les
ouvrages dont vous nous proposez la lecture en attestent – à la philosophie du
langage. Alors… quelle fonction… ?
- Pour moi, ce n’est pas la linguistique. Je pense qu’en fait ce que Lacan a fait, ce n’est pas du tout même un usage détourné de la linguistique. C’est de la philosophie du langage. Ce qu’il appelle « linguisterie », ce sont des spéculations parfaitement banales en philosophie du langage. En philosophie du langage, on peut s’autoriser, à l’égard de ce que c’est que justifier une hypothèse sur le langage, des spéculations tout à fait fortes. C’est pour ça que Derrida ne s’est pas gouré en attrapant le point d’Austin, et de Searle. Car ce que Searle veut faire, c’est une « science » des speech acts. Ce n’est pas du tout la même chose, de faire une science des speech acts, et de faire une grammaire générative transformationnelle qui a sa consistance propre, avec des fonctions récursives, et dont on peut penser que ça peut se construire comme un dispositif expérimental. On ne peut pas s’en prendre comme Derrida s’en prend à Searle, à Chomsky. Pas sur ce mode-là en tout cas. Alors, ce qui est un peu problématique, c’est que comme Derrida ne tient pas compte de l’articulation interne du point de vue de Searle, qui est très différente du point de vue un peu primesautier qu’il y a chez Austin, il oublie que Searle a quand même dit des choses fortes sur la prédication, la référence, ce que c’est qu’un nom propre, etc, au sens logique. Mais… je crois qu’il faut lire de la philosophie du langage. De toutes façons, il faut lire ce que l’Autre avec lequel on vit fait, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas vous mettre à lire Hjelmslev et les linguistes des années 60… C’est historique, tout ça. Les gens qui sont contre la psychanalyse, ils font de la philosophie de l’esprit. Parler de signifiant, ça ne fait pas appartenir à une communauté de discussion scientifique ou même philosophique vivante. Il faut attraper ce qu’est l’objet que Lacan a essayé de saisir en termes de signifiants, et puis essayer de voir comment il s’y est pris, et pourquoi à mon avis ça reste parfaitement pertinent. C’est un peu dans cet esprit-là que je fais les choses. La philosophie de l’esprit c’est la seule discutable, à la limite. C’est la seule avec laquelle on a des discussions métaphysiques de fond. C’est la seule où il y a des arguments qui méritent qu’on se marche dessus.