P.-H. Castel : Vous avez dit « signifiant » ? ¾ 3ème séance

 

Je me propose de faire plusieurs choses ce soir. Je ne sais pas si je vais tenir le programme parce que ça fait beaucoup de choses. Je vais reprendre comme je l’avais promis la dernière fois l’étude du cas de monsieur D. en mettant en particulier l’accent sur un point de lapsus dans une de ses séances, parce que ce point de lapsus me paraît propre à préciser un certain nombre de choses touchant ce que Lacan a pu essayer d’attraper avec cette distinction du signifiant et de la lettre, qui est une distinction sur laquelle vous pouvez trouver toute sorte de renseignements dans les dictionnaires qui se multiplient aujourd’hui du lacanisme, mais dont peut-être la pertinence clinique n’est pas forcément absolument évidente. Et c’est un petit peu mon propos aujourd’hui de montrer qu’il s’efforce par cette distinction et par d’autres qui lui sont associées de saisir quelque chose d’assez délicat, et qui en fait a besoin d’un contexte sur lequel la névrose obsessionnelle fournit je crois toute sorte d’éléments. Comme évidemment c’est quelqu’un, mon patient, que j’ai continué à voir depuis que je vous en ai parlé régulièrement, c’est vraiment quelqu’un que je vois comme on dit à l’ancienne ¾ 5 fois par semaine, 45 minutes ¾ je vais vous donner quelques éléments du progrès de cette cure, avec toujours ce phénomène intéressant : c’est que les éléments les plus récents, rétroactivement, modifient le sens et l’accentuation des éléments que je vous avais apportés la première fois. Et puis, je vais essayer, puisque c’était une question que m’avait posée Claude B. sur mon mail, de m’appuyer là-dessus justement pour vous dire quelque chose sur lettre et signifiant, sur la question de savoir ce qu’est un graphème et la question de savoir ce qu’est une lettre chez Lacan. Comme j’ai promis évidemment de travailler cette fois-ci d’une façon un petit moins freudienne, au sens scolaire, c’est-à-dire en n’adoptant pas la présentation psychogénétique développementale, qui est propre à l’exposé du cas de L’homme aux rats, par exemple, où il y a vraiment une sexualité infantile, une adolescence, et les symptômes chez l’adulte. Je vais essayer de présenter un certain nombre d’éléments dans la synchronie. C’est effectivement à mon avis le seul critère de… comment dire… oui, de lacanisme qui tienne, c’est-à-dire qu’effectivement, ce n’est pas parce qu’on a repéré des éléments linguistiques que pour autant on entre dans le point de vue que Lacan essaie de faire valoir. C’est lorsqu’on s’efforce de traiter la séance, comme je vous l’expliquerai tout à l’heure, et le transfert dans la séance, non pas comme un ingrédient étiologique dans le progrès d’une cure, ce qui est la manière dont Freud classiquement l’aborde, mais comme le cadre formel à l’intérieur duquel les éléments qui sont pertinents pour définir les concepts psychanalytiques ¾ l’inconscient, etc… ¾  prennent du sens. Le problème, c’est qu’évidemment, on n’est pas dispensé d’attendre que les éléments sur lesquels on va travailler, ceux sur lesquels une synchronie s’esquisse, s’étalent dans le temps et que la succession des séances est indispensable, avec des effets de rétroaction qui ne sont pas simplement ceux qui sont liés au texte des séances ¾ si j’ose dire ¾ sur lesquelles je travaille, mais qui sont liés aussi au fait qu’à mesure qu’on avance, le patient lui-même reconsidère le sens de ce qu’il a dit. Double effet de rétroaction ; il ne faut pas les mélanger dans l’analyse. La construction de ce dispositif de synchronie vise en quelque sorte uniquement à cerner cet effet de rétroaction, cet effet d’après-coup. Et là encore, c’est quelque chose de très important, puisque ce que je vais vous soutenir tout à l’heure, si je vais jusqu’au bout de ce que j’ai prévu, c’est qu’un trait absolument caractéristique de la névrose obsessionnelle, qui en fait je crois… qui est peut-être un de ces traits de structure au niveau du signifiant les plus intéressants, est le fait que c’est un évitement de l’après-coup. C’est une névrose que j’ai envie de caractériser, à partir des différentes analyses que je poursuis, comme étant un évitement de l’après-coup.

Je vais vous donner donc des nouvelles de monsieur D., dont dire qu’il va mieux serait un petit peu rapide, c’est-à-dire que c’est toujours extrêmement difficile d’apprécier ce que c’est que cet aller mieux, et sa fonction quand il le déclare par rapport à ce qui ne va pas bien. Donc je voudrais juste vous rappeler un peu l’impasse dans laquelle on se précipite quand on se lance dans une entreprise comme celle de la séance précédente, qui est celle de donner un exposé complètement labyrinthique, absolument labyrinthique, dans la mesure où justement, il faut réussir à passer d’un exposé labyrinthique, à la saisie d’une structure. C’est un peu le projet, pas simplement de Lacan, mais je pense de toute personne un petit peu raisonnable en psychopathologie, sans oublier évidemment cette dimension du labyrinthe. Vous savez que dans ce texte perdu de Freud qui est la conférence sur L’homme aux rats, les témoins ont dit que Freud a exposé le cas pendant 8 heures. C’est-à-dire qu’il a commencé pendant 4 heures, ils sont allés prendre une tasse de café, et il a recommencé 4 heures. Peut-être que c’est de la piété mal placée, mais je considère que c’est une indication. C’est-à-dire que quelqu’un comme Freud qui a fait largement la preuve de ses qualités scientifiques, ne trouvait pas absurde de s’engager dans une entreprise de ce genre. Qu’est-ce c’est que penser en labyrinthe ? C’est déjà penser quelque chose de structuré, au sens où dans un labyrinthe, il y a un motif architectural. Pour que vous puissiez vraiment égarer quelqu’un, vous regarderez… quand on veut égarer quelqu’un, et qu’on veut construire un labyrinthe, on est obligé, pour éviter justement, soit qu’il n’y ait aucune entrée, aucune sortie, aucun point d’accès, etc… de suivre une logique de construction. Si bien que le motif du labyrinthe obsessionnel, celui que j’appellerai celui du désir en chicane, pour jouer un peu sur le mot, ce dispositif du piège à rat, qui est je crois absolument constitutif de la névrose obsessionnelle, ce n’est pas tellement comme l’étymologie le dit le fait que quelqu’un est assiégé, c’est pas tellement dans cette métaphore-là, c’est dans le fait que le principe de construction du labyrinthe est obscur. Ce que je voudrais pointer, c’est que l’effet de piège à rat, dans lequel quelqu’un peut se trouver engagé dans une névrose obsessionnelle, c’est le fait qu’il va toujours au bout d’un couloir, qu’il est toujours obligé de retourner en arrière parce que c’est pas le bon, qu’on tourne comme ça absolument sans arrêt. Et beaucoup plus, je dirai profond, et important à saisir, c’est je crois le point essentiel d’une démarche comme celle de Lacan, que les effets d’auto-accusation, qui dans une dimension imaginaire du transfert règlent la relation. C’est-à-dire que ces effets d’auto-accusation sont liés au dispositif qui fait qu’on s’engage dans un truc, et que c’est sans issue ; on revient en arrière, on ne sait plus si on est repassé par le même couloir où par un autre, etc, et on tourne en rond dans cet espèce de motif d’enfermement. Ce qui est difficile, c’est d’avoir ce point de vue du dessus, pour comprendre que c’est toujours un certain type de carrefour auquel on se retrouve, auquel on est inéluctablement reconduit, et de ne pas courir après la signification dans le labyrinthe où entraîne le patient. C’est ça, je crois, je dirai comme ça métaphoriquement, l’idée d’aller chercher dans la névrose obsessionnelle et dans son caractère labyrinthique l’exigence la plus forte de construire une théorie psychopathologique, de comment ça marche au niveau où ça s’énonce.

Alors, je m’étais arrêté sur des impasses, c’est le cas de le dire, dans l’exposé du cas de monsieur D. La première de ces impasses, c’est que je ne comprenais pas, ou je n’avais aucune théorie – ce n’est pas parce que j’ai une théorie aujourd’hui que je comprends mieux, mais enfin j’ai une théorie aujourd’hui – je ne comprenais pas comment les « paroles creuses » dont se plaint le patient, avaient pu comme ça franchir, ce qu’on pourrait appeler imaginairement la barrière des générations dans l’Œdipe. C’est-à-dire comment en fait, ces paroles creuses qui font le texte des obsessions absolument permanentes dans lequel il est baigné pouvaient être celle d’une grand-tante et d’un grand-oncle, et non pas comme on voit plus classiquement, des propos tenus par la mère de l’obsessionnel. Alors il y a un fait qui est apparu à cette occasion, c’est que j’ai appris que dans la scène du crime, lorsque les Allemands exécutent le grand-père paternel de monsieur D, ainsi que sa fille, sa fille était enceinte. Ça a donné lieu à une dispute d’autant plus terrible entre la mère du père de Monsieur D. et sa sœur pour récupérer la fille survivante de la femme qui venait d’être assassinée par les Allemands. En particulier parce que la grand-tante et le grand-oncle considéraient comme leur fille la jeune femme qui avait été assassinée. Et notamment la grand-tante qui a comme ça, je trouve, un petit côté de la « mauvaise » dans la constellation familiale, était elle-même sans enfant. Tout ceci est évidemment aperçu à travers un halo de sens diffus, qui a la texture du sous-entendu, texture absolument effrayante, parce que c’est très difficile de se protéger du sous-entendu, que glane progressivement monsieur D. enfant, dans sa famille de province. Avec la construction de ce sens-là, que je n’ai pas communiqué au patient, mais que j’infère un petit peu du dispositif : si mes parents à moi meurent, alors je serai voué à devenir l’enfant de ma grand- tante. C’est-à-dire que le fait d’être un enfant à ses parents, par rapport à l’avidité affective gigantesque manifestée par la grand-tante et la grand-mère semble avoir immédiatement déclenché, alors ça il le dit très clairement, un souci « d’hypersécurité » familiale, directement articulée à la peur du rapt. C’est-à-dire qu’il lui arrive ce qui a failli arriver à sa cousine adorée, auquel il s’identifie et qui est d’ailleurs un de ses premiers objets d’amour. Voyez donc qu’ici, il y a peut-être au moins, je dirai dans l’image d’Epinal de l’Œdipe, une violence intergénérationnelle extrêmement profonde qui va se cristalliser dans l’émergence de quelque chose dont je vous dis pourquoi je considère que c’est un des signifiants fondamentaux de ce sujet.

C’est qu’il y a évidemment une dette imaginaire qui est en train de se dessiner à l’horizon, certainement de se dénouer, mais en tout cas de s’esquisser à l’horizon de cette cure. Je l’appelle dette imaginaire, parce qu’elle est liée à l’imaginaire d’un lien symbolique qui a été, par les passions de la génération du dessus, complètement tordue au milieu de cette irruption de réel, qui est le crime commis par les Allemands. C’est que l’expression « lien du sang » va frapper tout enfant, tout jeune, monsieur D., comme ayant une signification propre. C’est-à-dire qu’il y a du sang sur les liens. Qu’il y a du sang sur les liens de famille, et que ce sang qu’il y a sur les liens de famille, c’est le sang qu’ont fait couler les Allemands. Ce qui plonge l’enfant dans une perplexité extrêmement profonde. Parce que, évidemment, j’appelle ça un signifiant en insistant bien sur le fait que c’est fixé dans un imaginaire infantile comme un objet de perplexité. Que veut dire, en réalité, cette expression qui revient sans arrêt : un tel, par exemple la nouvelle femme du père de la cousine – puisque comme la cousine était petite, le père, je vous le rappelle, s’était remarié beaucoup trop rapidement au goût de la belle famille, et avait été à ce titre expulsé – eh bien, elle ne pouvait pas revenir parce que « c’est pas les liens du sang », disait-on chez lui. Ce qui est fixé dans cet imaginaire infantile, avec son point d’interrogation, fonctionne comme un élément d’une langue secrète. Littéralement, d’une langue secrète, qui apparaît à travers, justement, les expériences de mots qui sont employés d’une façon tout à fait commune, mais dont la signification est absolument différente. Comme une doublure privée du langage commun. L’argument que je voudrais vous donner, pour vous dire en quel sens on peut considérer que c’est bien un signifiant, au sens où en parle Lacan, c’est que lorsque j’interroge très directement Monsieur D., sur ce qui l’aurait aussi troublé que ça, dans les expressions ou les formules employées, il me dit immédiatement : « Ah oui, il y a une autre chose qui m’a complètement toujours laissé perplexe, c’est la formule on ne travaille pas pour ses parents, on travaille pour soi, qui, me dit-il, elle aussi m’a laissé dans la même perplexité ». C’est pas du tout quelque chose qui a le moindre rapport de sens, je veux dire on ne voit pas du tout…, ce ne sont pas des transformations phonétiques d’un terme dans l’autre ; c’est construit à partir du déplacement d’une difficulté, qui est vécue comme relevant de quelque chose de tout à fait comparable, concernant dans son noyau le plus palpitant le patient, mais qui pourtant ne présente pas d’affinité particulière sur le plan langagier avec la formule lien du sang. Ça n’empêche pas qu’ensuite, un petit peu comme vous savez dit Freud dans la Traumdeutung, on puisse, à un second niveau, et c’est là qu’interviennent chez Freud les représentations par ressemblance et contiguïté, fabriquer des liens. Et ces liens viennent en plus ; et ces liens ne sont pas exactement les liens aussi structurants, les liens aussi fondamentaux que ceux qui se pensent comme le déplacement d’une contradiction, le déplacement d’un contraste maintenant le sujet dans un état de perplexité qui est la fragilité de sa position subjective. Celle dont à nouveau, dans une phrase qui m’est venue hier, et que je n’ai pas relevé, parce que je ne l’ai pas entendue, où il m’a dit : « mais j’ai l’impression que je suis quelqu’un… n’importe qui avec très peu de choses peut me faire beaucoup de mal ». Pour un patient qui évidemment se plaint considérablement, ce n’est pas le genre de chose, n’est-ce pas, sur lequel on s’arrête. Et en fait, il a passé une nuit absolument épouvantable, et il revient aujourd’hui, et il me dit : « c’est terrible ce que je vous ai dit hier, cette phrase-là, c’est quelque chose que je me dis depuis très longtemps » etc., et qui à nouveau, dans cette espèce de transparence du langage ordinaire, fonctionne comme une doublure qui reconduit à nouveau une doublure privée de ce langage qui reconduit quelque chose qui le concerne subjectivement. Ça n’a rien a voir… c’est pour ça que la névrose obsessionnelle pose ce problème, c’est qu’on peut parfaitement se mettre à discuter des énoncés en perdant complètement la valeur énonciative de ces énoncés dans une économie qui ne nous est absolument pas apparente. Alors, pourquoi je privilégie cette formule : « on ne travaille pas pour ses parents, on travaille pour soi » ? C’est parce que dans le bruit de fond, la cacophonie, des préceptes contradictoires qui peuvent à chaque moment faire le texte des inhibitions et des obsessions, ça a une couleur tout à fait particulière, c’est un foyer affectivement investi, et beaucoup des obsessions qui préoccupent Monsieur D. sont des conséquences logiques de ce terme signifiant. Ce sont des conséquences logiques, mais leur foyer, le point sur lequel il est susceptible de résister, de fondre en larmes, c’est ceci. Pourquoi est-ce tout à fait contradictoire ? Parce que ¾ ce n’est pas une contradiction en soi, c’est une contradiction dans le sujet, ça met en scène une contradiction du sujet ¾ c’est que si on travaille pour ses parents, il est impensable de ne pas leur faire plaisir. Et ce qui se manifeste là, c’est le statut de l’acte de parole qu’est cette phrase. La perplexité qu’il éprouve devant, c’est la question de savoir : est-ce que c’est un constat ? est-ce que c’est un reproche voilé ? ou est-ce que c’est un ordre ? Autrement dit, quand on a cette phrase-là qui traîne dans le paysage, que veut, quelle est l’intention et quelle est l’agent aux intentions éventuellement mystérieuses et complètement interrogatives, dont je n’attrape, dont je ne saisis que ce truc-là qui émerge dans ma tête, et qui s’écrit comme, je dirai à peu près…, c’est aussi désincarné que de voir la phrase écrite sur un panneau, comme autrefois, je me rappelle, quand j’ai traversé l’Union Soviétique en train, il y avait des panneaux, sur lesquels il y avait écrit « oui, nous réussirons cette année le plan pour les pommes de terre ». Alors le train passe, et les gens peuvent comme ça s’interroger … On a un peu l’impression que cette phrase apparaît essentiellement dans un contexte de ce genre. Je vais à partir de ce point… j’y reviendrai tout à l’heure, parce que je voudrais essayer de travailler sur cette idée d’acte de parole et sur le statut de l’obsession, telle qu’elle apparaît ici, et telle qu’il l’interroge en terme d’acte de parole.

Une troisième difficulté, que j’avais laissée en suspens faute de matériel, ou faute d’avoir compris exactement ou entendu ce qu’il fallait entendre, c’est la question de la sexualité infantile. Il n’y a pas de manuel sur la névrose obsessionnelle qui ne vous raconte pas que les névrosés obsessionnels sont d’épouvantables masturbateurs précoces. Il y a toute une littérature sur la répression précoce de cette sexualité. Monsieur D. n’est pas quelqu’un de particulièrement prude, on peut lui poser des questions sur la masturbation adolescente auxquelles il a répondu des choses significatives. La sexualité infantile, non. Elle est apparue de manière extrêmement particulière, dans des évocations qui concernaient non pas l’angoisse mais la colère. Puisque, il commence un petit peu, il a des phénomènes de bruxisme (c’est une contraction des masséters qui est un symptôme que les dentistes connaissent bien, il peut provoquer dans certains cas une usure des dents ; c’était autrefois un des grands symptômes névropathiques au 19ème siècle, ça faisait des gens qui avaient les mâchoires complètement crispées), et sur l’interprétation de l’origine de ce symptôme qui était lié à des bagarres avec son grand frère, puisqu’ils s’étranglaient mutuellement ¾ le grand frère, en général, craquait, parce que lui avait trouvé le truc qui consistait à serrer ses mâchoires et à les enfoncer dans les épaules, ce qui faisait qu’il échappait à l’étouffement ¾ et progressivement, il s’est mis à donner du sens à cette phrase absolument étrange de sa mère : « mais quand tu étais petit, tu aurais tué ton frère ». Avec l’apparition d’un frère aîné, qui a littéralement sadisé son petit frère, provoquant des bouffées de haine de mon patient pour son aîné. Et à l’occasion de cette discussion sur la colère, sur la rage ¾ il se dit toujours « mais peut-être que je vous en dit trop, peut-être que j’exagère » ¾ lui vient un souvenir, c’est que son objet favori, c’était un petit vélo. Et il se souvient de traverser l’appartement en long et en large sur son petit vélo, et d’avoir été absolument humilié et vexé d’avoir été obligé de prêter ce petit vélo à un autre enfant, alors qu’il décrivait avec une fluidité tout à fait frappante, l’excitation extraordinaire, physique, qu’il ressentait à pédaler à toute vitesse dans cet appartement. C’est cette excitation motrice, à part le fait comme je vous l’ai dit, son sport favori quand il était tout petit, c’était de grimper aux tuyaux, c’est cette excitation motrice qui va être absolument brutalement interrompue lorsqu’il va avoir 9-10 ans. Un petit peu comme si vous avez, dans la classification d’Abraham, cet arrêt à l’excitation motrice du stade sadique-anal, pour appeler les choses comme ça, qui est véritablement un truc hyperintense, qui s’évanouit de façon mystérieuse, et il ne sait pas du tout pourquoi, dans son enfance. Un détail important de cette haine pour le frère, c’est qu’il appelait régulièrement sa mère pour qu’elle le protège, et sa mère refusait absolument, absolument, de le protéger. Or, je ne vais pas vous tirer les larmes, mais le gamin était sadisé par son aîné. Tout ceci évidemment m’arrive après 5 mois d’analyse, dans une petite phrase, dans un détour, si bien qu’on ne sait plus à quoi s’attendre puisque des choses complètement cruciales, complètement structurantes, émergent de façon impromptues. Et c’est uniquement si on a un point d’interrogation sur des cases vides, et qu’on est obligé de réfléchir au fur et à mesure sur ce qui est en train de se faire, qu’on peut essayer de poser une question. En tout cas, ça a eu une fonction ravageante, parce que ça a commencé à me persuader que l’idée que j’ai selon laquelle l’angoisse du frère s’est transformée en angoisse pour le frère, selon cette modification intentionnelle de cette attitude émotionnelle qui s’appelle l’angoisse – cette espèce de capacité qu’a l’angoisse quand on la traite, non pas comme un affect physique simplement, mais comme une structure intentionnelle à se décliner sur deux modes : angoisse de / angoisse pour – , eh bien que cette idée pourrait être juste. Et du coup, cela pourrait montrer un petit peu mieux comment l’introjection de la mère surprotectrice rêvée est exactement ce qui se passe dans le fait que : « maintenant que mon frère ne fiche plus rien, alors c’est absolument épouvantable, je m’angoisse totalement pour lui. Et je suis en train de me dire – c’est ce que dit le patient – à partir de 10-11 ans, j’avais constamment à l’esprit l’idée de : qu’est-ce que j’allais faire de lui quand mes parents seraient morts ? » Là vous voyez très bien, bien que ce soit extrêmement difficile, comme c’est une arme interprétative que je crois assez bonne mais que je garde pour le moment où je pourrai éventuellement essayer d’en faire usage, cet espèce de retournement qui consiste à sur-aimer celui qu’on a haït, nous remet exactement dans la description de ce qui se passe avec L’homme aux rats de Freud. Je rapprocherai ce point d’un point qui est souvent méconnu, que j’avais essayé, mais brièvement, de mettre en évidence dans ma lecture de Totem et Tabou, c’est qu’il y a un moment des frères, il faut jamais oublier, qui est le moment où ils confient le pouvoir aux femmes, le moment du matriarcat dans l’histoire de l’humanité dans Totem et Tabou. Et ce moment de matriarcat, il faut jamais oublier que Totem et Tabou s’est construit à l’ombre de la névrose obsessionnelle, comme Moïse et le monothéisme, et comme une manière – c’est un peu l’hypothèse que j’avais dans ma lecture de Moïse et le Monothéisme et de Totem et Tabou – comme une manière de travailler en regardant ce qui se répète absolument, de façon structurale, dans l’humanité, à partir du meurtre du père. Et ce moment-là, il y a véritablement un moment essentiel, c’est l’appel au matriarcat pour tenter de résoudre le conflit entre les frères. Alors évidemment, la question que je me pose maintenant, la nouvelle énigme, c’est : comment s’emboîte l’une dans l’autre la crise générationnelle, c’est-à-dire cet attentat contre un certain « ordre symbolique » de la parenté qui est lié aux crimes commis par les Allemands, au fait que la grand-tante n’avait pas d’enfant, qui provoque toute cette espèce d’insécurité imaginaire dramatique chez mon patient, et puis ce qui a trait à proprement parler à sa relation avec son père et sa mère ? Puisque dans les faits, il a été élevé, non par la grand-tante, mais bien par son père et sa mère. Ici, le conflit avec le frère m’a donné un petit levier. Alors, ce qui… il y a une modalité d’emboîtement qui est évidemment simple à repérer, c’est sa fixation à la sécurité familiale, je vous avais dit qu’il voyait le monde à travers un vitrail ¾ il y avait papa maman son frère et lui, avec ce symptôme¾ je ne sais pas s’il est toujours présent ¾ qui fait qu’il incapable de raconter une pièce de théâtre où il y a plus de quatre personnages, au-delà ça se brouille, car ça ne rentre pas dans ce dispositif ¾ qui est l’autre point de raccord, c’est le traumatisme de la mort annoncée, qui se répète, puisqu’évidemment avec le père de 96 ans et la mère de 87, l’anticipation de la mort est terrifiante. Et c’est tout à l’heure, tout à l’heure, que j’ai appris ¾ à nouveau, une petite phrase, comme ça ¾ que jusqu’à l’âge de 20 ans, lorsque mon patient était « fatigué », à peu près tous les jours, il s’endormait la tête sur les genoux de sa mère…

Je vais maintenant essayer de répondre à la question de Claude B. sur ce qui peut distinguer ce qui peut motiver une réflexion comme celle de Lacan sur signifiant, écrit, lettre, etc… Je vais dans un détour, un détour un petit peu technique, essayer de montrer pourquoi ça correspond à quelque chose d’extrêmement subtil qui est une question que pose fort bien ce patient, et pour laquelle on peut mobiliser quelques moyens techniques si on veut essayer au moins de comprendre la question qu’il pose. Je vais partir de : « on ne travaille pas pour ses parents mais pour soi ». Alors évidemment je ne sais pas quelle est la suite, je ne sais pas quels signifiants - outre les liens du sang, outre celui qui est en train apparemment d’émerger ces derniers jours - je ne sais pas évidemment quel est le signifiant suivant, et donc j’ai du mal à dessiner à partir de ceux que je commence à repérer, ce que j’appellerai la raison subjective du déplacement de la contradiction vitale du désir, du fait que le désir se déplace à travers un dispositif de contradiction. Qui est a sur b, b sur c, c sur d, etc, il y a un déplacement instable de quelque chose. La seule chose dont on est sûr, c’est qu’il y a un objet qui choit au bout, qui a une texture anale absolument patente. Mais, qu’est-ce qui va apparaître ? Ça je n’en sais rien. C’est typiquement, ce « on ne travaille pas pour ses parents, mais pour soi », un proverbe. Ce que le patient appelle les « paroles creuses », et qui font le texte et la matière de son mentisme. Et il ne se développe pas simplement que comme une contradiction. C’est-à-dire que si on traduisait par exemple une phrase de ce type-là dans certaines langues, on emploierait des choses qui ne ressemblent pas du tout à l’indicatif présent du français, qui conserve certaines apparences imaginaires ambiguës, d’un contexte avec un indicatif présent, un locuteur, un sujet, une énonciation, etc. Si par exemple on traduisait ça en grec ancien, on emploierait une tournure particulière qu’on appelle l’aoriste gnomique qui est une variante très particulière, ça ressemble à un aoriste parce que c’est un passé, mais qui est dit gnomique parce qu’il est utilisé spécifiquement pour faire sentir que quelque chose a été vrai de tout temps et sera vrai toujours. Et l’aspectualité particulière de l’aoriste gnomique est présent dans certaines formes littéraires, dans certaines modalités de pensées, qui sont les grands ancrages d’une culture. En particulier en grec, les Sept Sages de la Grèce sont les auteurs d’un certain nombre de propos dont certains étaient écrits sur le fronton du temple de Delphes (Mêden agan : rien de trop, Gnôthi seauton : connais-toi toi-même), et qu’un certain nombre de ces formules se dirait, s’écrirait en employant cette modalité verbale particulière qu’on appelle l’aoriste gnomique. Qui donne une valeur aoriston, ça veut dire illimité, éternelle, non fini (parce qu’il n’y a pas de notion d’infini actuel dans la Grèce ancienne) de l’aspectualité du processus. Je souligne ce point, parce que c’est une manière que c’est une manière de dire qu’il n’y a rien de plus expulsant pour un sujet qu’une phrase dont la modalité ne laisse à aucun moment entendre qu’elle s’adresse ici et maintenant à quelqu’un. Mais qui au contraire fait valoir son caractère de transcendance – « omnitemporelle » comme dirait Husserl, n’est-ce pas, cette omnitemporalité de la phrase. Evidemment, c’est une phrase qui, prise comme ça, pose une question. C’est-à-dire : que peut-on répondre à une phrase de ce genre ? Si vous commencez à l’entendre sur ce mode-là, est-ce qu’on peut s’engager subjectivement à faire ce que cette phrase, quoi ? dit, constate, commande, énonce, menace ?

Et un aspect je crois très important de ça, c’est ce que je vais appeler en employant le mot de Derrida dans Illimited inc., que vous avez ici, dans la polémique terrible qu’il a eu avec Searle, ce qu’on pourrait appeler la citationnalité intrinsèque de cette phrase. Je veux dire par là, c’est le on dit que : « on ne travaille pas pour ses parents mais pour soi ». Autrement dit, il y a quelque chose qui est essentiellement détachable et citable, dans les énoncés de ce genre, qui fait que la question « que veut celui qui la prononce ? », et « que doit vouloir celui qui l’entend ? », devient absolument problématique. Alors quelques mots pour éclaircir cette idée de citationnalité, et pourquoi je vous ai apporté ces bouquins d’Austin, de Searle et Derrida que je fais circuler. C’est qu’un point essentiel, beaucoup plus fort d’ailleurs chez Searle que chez Austin lui-même, de la théorie des speech acts, des actes de langage, c’est que les cas purs de promesse, n’est-ce pas : je promets de faire ceci ou cela qui sont les prototypes de ces actes performatifs qui font… qui créent la situation même qu’ils énoncent – « je promets de terminer à l’heure », « je baptise ce navire Queen Elisabeth II », « la séance est levée », etc – ces performatifs, qu’analyse, en particuliers ceux-là, Austin, sont censés témoigner de l’intentionnalité pleine et entière de l’agent de l’acte de parole. Dans un texte que je ne vous ai pas apporté, que je n’ai pas photocopié, il y a un truc extrêmement bien où Searle explique que le seul accès que nous avons à l’intentionnalité subjective ¾ ça n’est absolument pas évidemment dans sa tradition, celle de la conscience husserlienne, de la conscience de ses objets ¾ c’est la pratique des actes de langage. La seule manière d’indiquer ce que c’est que l’intentionnalité subjective, c’est l’analyse des actes de langage. Et dit-il, il n’y a pas plus de formes d’intentionnalité qu’il n’y a de types de performatifs, et l’analyse des performatifs donne des indications de structure sur la construction de l’intentionnalité subjective. Tout ça est pensé évidemment dans le cadre où un acte de langage est une action, et cette action est une action comme un mouvement. C’est-à-dire qu’elle est pensée sur le même mode, et que l’intentionnalité qu’il y a dans un acte de langage éclaire dans un registre, celui de la parole et de la pensée, la même intentionnalité que celle que vous trouverez dans l’intention d’un acte libre ou dans l’intention d’un mouvement, dans la pensée de Searle. Evidemment, le problème… ce qui fait qu’en relisant ce texte il est très mal à l’aise ¾ le texte de Derrida ¾ parce que je pense qu’il a raison sur des points simples, mais qu’évidemment la façon dont il s’y prend pour parler de Searle pose problème, parce que quelqu’un comme Searle n’a pu que se sentir cruellement blessé de voir que le raffinement extrêmement fin qu’il apporte à l’analyse d’Austin, qui consiste essentiellement dans Speech acts à montrer que la référence est un acte de langage, et que prédication et référence sont deux actes de langage distincts, eh bien ce raffinement-là passe à l’as. Il supposait une très belle démonstration ; c’est extrêmement subtil sur le plan de l’analyse logique. Evidemment, quand vous lisez le texte de Derrida, il ne reste rien du tout de ce type de distinction qu’on peut faire à travers des termes idéalisés. Ce que Derrida dit, c’est… il s’en prend justement au fait que tout, tout performatif peut être malheureux. C’est-à-dire que je peux dire : « la séance est levée », mais je n’ai pas le pouvoir de lever la séance, et donc ça ne marche pas. Je peut promettre quelque chose, et en fait, les gens qui me regardent peuvent toujours se demander si je l’ai vraiment promis ou si je me suis simplement contenté de citer le texte du serment qu’on me fait lire. Alors ce n’est pas un exemple que donne Derrida, mais c’est un exemple qui m’avait été donné par Antoine Culioli qui est un très grand linguiste, et qui avait beaucoup réfléchi à ces questions, et qui connaissait bien le monde anglo-saxon. Quand vous prêtez serment devant un tribunal américain, on vous apporte le texte du serment « je jure de dire la vérité », etc., et ensuite il y a quelque chose qui n’est pas écrit dans le texte du serment, et que vous devez dire vous-même, mais qui n’est pas écrit dans ce qu’on vous fait lire, parce qu’il faut qu’on vous le fasse dire pour être sûr que ça a bien comme on dit la valeur sacramentaire en droit ; c’est « So help me God ! » Et donc que Dieu m’aide. Alors ce « So help me God ! », c’est absolument indispensable, parce que c’est la seule manière d’essayer de contrôler le fait que lorsque quelqu’un fait une promesse, quand on lui dit de faire une promesse, on lui dit le texte de ce qu’il doit promettre. Et donc il pourrait dire : « ah mais moi j’ai rien promis ! on m’a dit de lire ce truc, j’ai lu ce truc ! ». C’est-à-dire que ce n’est pas parce que j’ai lu ce truc, que j’ai promis. Donc dans le dispositif juridique anglo-saxon, vous avez cet espèce de supplément non écrit qui atteste que je m’engage devant une instance absolument transcendante, qui n’est justement pas celle à laquelle je promets de dire la vérité dans le texte du serment qu’on m’a demandé de lire. C’est un trait que je vous apporte parce que ça me paraît plus parlant que cent mille analyses de détail.

C’est un trait qui me paraît extrêmement impressionnant, parce qu’un rêve de mon patient va vous l’éclairer un petit peu. La question, c’est effectivement de savoir quand on parle, est-ce qu’on parle, ou est-ce qu’on cite, je dirais, les agglutinations de non sens littéraux qui forment le texte de ce qu’on est en train de dire ? C’est une représentation que Quine a eu… que toute une école en logique qu’on appelle… qui travaille sur la notion d’inscription a beaucoup marqué, et qui a eu une grande importante d’ailleurs en épistémologie des mathématiques, c’est qu’un énoncé, ça peut être : « j + e + p + r + o + m + e + t + s » : « Je promets », ça peut être simplement décliner ceci, citer ceci, en montrant qu’en fait ce qu’on a dit, ça n’est qu’une accumulation de non-sens, et que personne n’y est pour rien… et que personne n’y est pour personne. Or, dans un de ses rêves, après avoir essayé maladroitement… ¾ enfin maladroitement… ¾ oui, maladroitement, de secouer un petit peu ce patient sur un point qui me paraissait quand même mettre en péril diverses choses, il me dit : « voilà, j’ai rêvé cette nuit que vous essayiez de me faire bouger, et que vous étiez en train de crier ». Les cris (l’écrit), entendez ça comme vous voulez, ont une grande importance dans l’économie de cette personne. « Alors je vous voyais, vous étiez en train d’articuler, vous articuliez très très bien, mais j’entendais les sons, mais ça ne voulait rien dire. Mais vous articuliez très très bien. J’entendais les sons, les syllabes, mais ça ne voulait rien dire ». C’est-à-dire qu’on peut tout à fait imaginer qu’un rapport au langage, qui n’est pas un rapport faux, qui n’est pas un rapport de dément, soit ici présent. Alors ce n’est pas un rêve sur lequel j’ai beaucoup insisté, parce que ça fait partie je crois de ces rêves qui sont des rêves pour le transfert, c’est-à-dire que ce sont des rêves qui sont là pour signaler qu’il y a des choses, qu’on est là, etc. Donc je n’ai pas trop fouillé les associations qu’il pouvait avoir à ce sujet. Mais en tout cas, je crois que le fait que ce soit de l’écrit n’a pas ici tellement de… ce n’est pas de l’écrit, c’est ma voix, ce sont des syllabes prononcées, mais elles peuvent être morcelées sur ce mode, qui fait que tout texte est une citation des lettres qu’il emploie. Ce qui fait que lorsqu’on lève la main en disant « So help me God ! », il ne faut pas n’importe quel autre pour garantir que le sujet a bien promis en disant qu’il promettait, met en évidence ce supplément de présence à ce qu’on dit, nécessaire à conjurer le fait que tout acte de langage, en réalité, tout acte de langage comme dit Derrida, est de structure contaminé par sa réitérabilité. Parce qu’évidemment, le fait qu’il soit écrit, le serment, c’est que je peux jurer, vous pouvez jurer, tout le monde peut jurer, on a pu jurer comme ça et on pourra jurer comme ça devant les tribunaux pendant… Le fait que ce soit écrit rend le serment réitérable ; c’est-à-dire qu’il faut que le même serment, absolument le même, puisse être prononcé dans des circonstances différentes par des personnes différentes. Et donc, contrairement à ce que dit Searle qui ne comprend pas ça, Derrida ne dit pas que l’intention est inexistante parce que tout peut être faux. Il dit qu’il n’y a d’intention possible qu’à l’intérieur de cette structure de réitérabilité qui exproprie, en quelque sorte, la formule du ici-maintenant dans laquelle elle prendrait sens avec toutes les valeurs de la conscience que Searle attache à l’intentionnalité. Autrement dit, c’est ça qui est tout à fait paradoxal, c’est que tout acte de langage est fait pour justement échapper à ses circonstances d’énonciation. Echapper à ces circonstances, hors desquelles pourtant ¾ c’est le paradoxe que veut pointer Derrida ¾ il ne voudrait rien dire. Puisque c’est seulement quand vous êtes au tribunal, dans ces circonstances-là, que vous pouvez dire : « je promets de dire toute la vérité, etc… ». Alors, ce que Derrida appelle « écriture », et dont il pointe ici la manifestation, c’est cette réitérabilité structurelle qui est non pas un fait, mais une potentialité, un possible, un possible de pathologie qui affecte les valeurs de conscience attachées au caractère déclaratif de l’intentionnalité dans le speech act. Autrement dit, cette réitérabilité structurelle habite et mine le dire.

C’est bien évidemment quelque chose qui éclaire beaucoup sur le rapport de monsieur D. à ses mentismes. Dans la mesure où monsieur D. est quelqu’un qui est beaucoup plus sensible que vous et moi au non-sens littéral comme menace, infiltrant littéralement la matière même de tout ce dans quoi se manifeste sa subjectivité. Et comme un certain nombre de ces obsessionnels qu’on voit comme ça, qui ont cette espèce de capacité à manipuler les lettres de façon étonnante, penser, n’est-ce pas, pourrait être quelque chose comme la manipulation d’un non-sens littéral avec des combinaisons de lettres qui permutent sans fin. Du coup, tout ce que nous prêtons comme valeur à la mémoire, à la remémoration, est pris chez ce patient dans cette espèce de pince qui écartèle, qui fait qu’il a toujours constamment besoin de son petit calepin, de son aide-mémoire pour noter… maintenant il se rappelle de mon nom, avant il fallait qu’il note mon nom, mon adresse, bien qu’il venait tous les jours, le rang de la sonnette sur laquelle appuyer, le numéro du code pour entrer, etc, tellement le doute peut être tenaillant. Tandis que d’un autre côté, vous avez à l’arrière plan, et comme un mécanisme de compensation, cette surenchère idéalisante, qui lui fait construire véritablement un idéal, qui est le plus du moins que vous voyez apparaître du côté de l’aide-mémoire. Ce qui prend la forme chez lui, de l’idéalisation d’une maîtrise qui annulerait en dernière analyse, réussirait à compenser jusqu’au bout, cette expérience de déchéance dans l’impersonnalité qu’il fait dès que quelque chose s’énonce subjectivement. La citationalité des proverbes qui font le mentisme prend chez lui des proportions complètement affolantes. C’est-à-dire : qu’est ce que ça me veut ? Qu’est ce que ça me veut ces trucs, qui sont en fait toujours menacés de devenir des trognons de non-sens, ouverts à toutes les lectures, et mobiles selon les contextes, sinon quelque chose qui va faire apparaître la figure complètement grimaçante de personnages idéalisés, éventuellement sous la forme par exemple d’une grand-tante diabolisée, qui va être le sur-agent garantissant qu’il y a bien quelqu’un qui dit ça à quelqu’un d’autre ? Et que tous les dispositifs d’idéalisation que vous voyez par exemple à mon avis, dans la névrose obsessionnelle, qui sont liés à la question du plagiarisme… J’ai un autre patient en cure, qui pensait avoir terminé sa cure, et puis qui est retombé dans une histoire de plagiarisme, qui a fait complètement explosé ce qu’il croyait avoir assuré quand il m’avait quitté. C’est-à-dire que le problème ce n’est pas simplement comme on dit que les idées n’appartiennent à personne ¾ comme si ça avait jamais consolé un obsessionnel de savoir que les idées n’appartiennent à personne ¾ c’est que dire, c’est être exproprié d’avance comme auteur de ce que l’on dit. Et on peut tout à fait considérer que c’est une sincérité que nous nous évitons, et dont l’obsessionnel fait preuve, en mesurant ce type de réalité. Je ne suis pas absolument certain, par exemple, que le mentisme se présente… enfin quand il se présente sous forme d’impératif, je veux dire qu’en faire un impératif une menace de quelque chose, est tout à fait lié à cette suridéalisation de l’agent qui pourrait être l’énonciateur enfin maître du contenu de sens qu’il y aurait dans ce mentisme, ce qui permet au sujet de s’offrir en sacrifice pour l’apaiser. Et cette espèce de double construction n’est possible que parce qu’à un certain niveau il y a une perception extrêmement vive et d’une justesse que je ne conteste pas, chez l’obsédé, de quelque chose qui se passe avec la texture langagière de son mentisme. Alors évidemment s’offrir en sacrifice est l’une des options. Ça c’est l’option dans la direction de l’amour. Dans la direction du désir, c’est d’y voir une contradiction, c’est-à-dire les contredire les uns par les autres. Mais on est toujours menacé, et je ne suis pas absolument comme ça certain que ce soit forcément… il y a des tentatives de suicide chez les obsédés, et pas forcément chez les plus graves. Il y a des choses comme des tentatives de suicide lorsqu’effectivement un mentisme peut à un moment, tout à fait ponctuel, comme ça, exiger un sacrifice. Ce n’est pas du tout un suicide sur le mode d’un passage à l’acte, je dirais, dans lequel le sujet n’y est pour rien. Ça peut être effectivement, qu’il se met à s’engager dans une conduite de type suicidaire en réponse à cette demande d’amour, à cette offrande de sacrifice apaisant ce que je pourrai appeler comme ça le sur-agent énonciateur du mentisme, qui est ici bien sûr (je crois) la grand-tante rapteuse d’enfant.

Je vais laisser ça en suspens, parce que c’est un petit peu la manière dont j’essaie de me débrouiller avec la qualité descriptive tout de même frappante que ce patient donne de ce qui se passe, pour essayer de montrer comment ce fond-là se distingue très bien, enfin très bien… sauf en un point précis, d’une question qui concerne non pas l’écriture au sens de Derrida, mais le graphisme, le graphème, au fait qu’il y a des marques qui soient écrites, etc. Puisqu’un des points que souligne Derrida, c’est que rien n’est plus impersonnel que je. Puisque tout le monde dit je, et qu’effectivement, la réitérabilité de la marque fait que c’est une difficile question de logique et de sémantique que de savoir si je est un terme référentiel. Ça mène à des considérations d’une sophistication extrême. Derrida ne rentre pas du tout là-dedans, et dit : mais il y a des signatures. Et que la signature, c’est à la fois cette chose paradoxale qui doit attester que quand je signe là, ici maintenant, mon chèque, comme dit mon patient, je m’engage à le payer, et en même temps, pour que je puisse m’engager à le payer, c’est le drame de ce patient, il faut que ma signature soit répétable. Si je fais un paraphe trop compliqué, je ne pourrais pas le reproduire, et donc je vais devoir déposer 25 modèles de signature à la banque. Mais si je fais un paraphe trop simple, n’importe qui va pouvoir signer comme moi. Chose qui a une… vous vous rappelez la dernière fois lorsque je racontai un peu ce cas, ce qui se passe à l’hôpital, c’est que cet homme-là doit signer des listings qui l’engagent, d’une certaine manière, juridiquement. Alors, il dit que pour signer ses listings, il fait ce qu’il appelle joliment un « petit zizi », une sorte de z comme zorro qu’il appelle un « petit zizi ». Et puis alors évidemment, c’est pour signer vite. C’est en même temps, vous voyez, dans cette espèce de tension qui est la sienne, pour n’être pas vraiment celui qui a quand même signé et qui assume la responsabilité ¾ éventuellement gravissime ¾ de ce qu’il signe tous les jours et que lui crache l’ordinateur de façon absolument insupportable. Je ne lui nie pas du tout que son métier devient quelque chose de destructeur. C’est vraiment quelqu’un qui apporte aussi un témoignage sur ce peuvent devenir certains métiers. Cette répétabilité de la signature fait que du coup, qu’est-ce qu’il reste ? Il reste à écrire son nom, c’est-à-dire son patronyme, et essayer d’ajouter une espèce de petite marque pour le distinguer de son père. Mais la marque la moindre possible, parce que sinon la signature ne deviendrait pas répétable. Et tout ceci – j’espère ne pas vous lasser à peu près autant que moi ça peut me lasser – tout ceci… ¾ d’heure tous les jours, n’est-ce pas, la question de savoir si la signature se répète… Le graphème a une face imaginaire, ce graphème identifiant qu’il appelle un « petit zizi » ; et c’est là qu’il y a une espèce de point de convergence avec la question « Qui suis-je, si mon nom s’écrit ? » qu’un obsessionnel est parfaitement capable de repérer avec une sensibilité qui à mon avis donne une indication thérapeutique, donne une indication pour la conduite de la cure, puisque comme je vous disais je crois que c’est quand même une facilité de se dire qu’on va hystériser l’obsessionnel. Je crois qu’il faut respecter sa structure, et essayer de voir un petit peu comment à l’intérieur de ce dispositif, il peut construire quelque chose.

J’en viens à ce lapsus étonnant, qu’a fait donc le patient et que je vous avais dit la dernière fois. Il écrit une carte de vœux – alors ça c’est un exemple admirable, que Lacan a déjà donné je crois, je ne sais plus très bien où – … pas une carte de vœux, une carte de condoléances… oui, voilà… c’était exactement ça : c’était une carte de vœux, hein, dans laquelle il écrit, suite à l’annonce du décès de la mère d’une de ses relations : « je pensais souvent à votre maman, je ne vous en ai pas parlé, j’ai toujours eu beaucoup de mal à dire ce que je ressens ». Et à ce moment-là, son crayon se soulève : « ressens » : « s » ? « ts » ? « s » ? « ts » ? Alors, je dis : « TS » ? Et là, association, évidemment. Il pense à sa compassion pour un certain nombre de jeunes filles suicidées qu’il avait pu rencontrer comme ça dans sa profession. Il pense à la passion du Christ, à tous ces phénomènes imaginaires très anciens, que j’avais débattu la dernière fois. Et puis il pense aussi à ce qui l’avait traumatisé, qui était le plaisir absolument sadique que prenaient les soignants ¾ je ne suis pas tout à fait d’accord, ce n’est pas toujours comme ça, mais enfin… c’est parfois un peu ça. Vous savez quand on se suicide, dans un hôpital, dans un service d’urgence, on n’est pas malade ; on l’a bien cherché, et donc on va attendre son tour. Et il meurt rarement des gens, parce que les tentatives de suicide ne sont pas trop graves, mais il y a dans les services d’urgence une division très claire : si vous avez pris des médicaments, vous attendrez votre tour. Et même si votre cœur se met à battre et si vous vomissez, et si vous êtes dans une situation absolument épouvantable, etc., vous l’avez voulu. Vous n’êtes pas malade. Et évidemment ¾ ce qui a peut-être été plus vrai dans d’autres contextes ¾ ce qui apparaissait à mon patient comme littéralement du sadisme. Lui, il comprenait très bien qu’on puisse avoir envie de se tuer, et cette espèce d’attitude médicale qui consiste à dire que le suicide n’est pas une maladie, ça lui paraissait terrible. Et il associe là-dessus sur le bizutage. Et sur un bizutage merveilleux, qui est la « totémisation » chez les scouts. Et voyez comment le « ts » va rejoindre les choses… il y a des gens qui ont été totémisés ici ? Non ? Pour ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’avoir été totémisé : c’est une cérémonie scout dans laquelle on vous donne un nouveau nom. Ce nom est en général celui d’un animal complété d’un adjectif. Vous trouvez « lapin agile », « zèbre bavard », etc…

-    akira, kélélu…

Alors moi je ne connais que la version pseudo-indien... Et qui est accompagné d’un rituel tout à fait particulier, puisqu’il faut se faire saigner. Et on s’entaille ainsi, au moment où on reçoit son nom, dans une espèce d’imitation enfantine du choix du nom dans les rituels indiens. On fait couler du sang. Evidemment à ce moment-là les choses deviennent beaucoup plus pénibles, puisqu’il s’aperçoit que les lettres t et s sont des lettres qui dans l’orthographe de son patronyme posent tout à fait problème. Ce sont des lettres qui sont soit multipliées, soit enlevées, etc., parce que ce sont des lettres qui peuvent exister en double, ou bien ne pas être prononcées dans certaines formes, en français du moins, et évidemment qui sont les lettres sur lesquelles on fait le plus de fautes d’orthographe dans son nom. C’est là, vous voyez, où l’entrelacement des différents niveaux… je pense que la question de la signature est un point d’articulation. C’est à la jonction entre le problème de la réitérabilité intrinsèque du signifiant ¾ qui peut prendre comme ça toutes ces formes, qui met en question la nature de l’idéalisation, et comment est-ce que l’idéalisation peut être ajustée comme ce que je dirai une sorte de compensation transversale au délitement scripturaire du signifiant ¾ et puis ce qui d’un autre côté a trait au graphisme, et peut être investi de manière imaginaire, et à traiter comme un signifiant. C’est-à-dire comme un graphème qui fonctionne par opposition avec d’autres graphèmes dans un système graphique et qui pose à un autre niveau la question. Sauf que les choses sont toujours évidemment complètement emboîtées les unes dans les autres.

Je vais en tirer quelques petites conséquences un peu théoriques sur le maniement du transfert, sur les difficultés que j’ai avec ça. Je vous ai dit que le propre de la difficulté de penser en synchronie – ce que propose Lacan – c’est qu’au lieu de traiter le transfert comme quelque fois il le traite métaphoriquement comme un ingrédient causal, avec la métaphore du ferment catalytique, dans le processus de la cure, Lacan a largement insisté pour dire que c’était le cadre formel à l’intérieur duquel l’ensemble des concepts opératoires en psychanalyse devait être défini. Dans ce cadre-là, la détachabilité hors-contexte de tout ce qui est dit, le caractère de rémanence infinie qui habite ses paroles, et qui font que toutes les paroles qui ont du sens (menaces, promesses) les plus anciennes, celles de l’enfance par exemple, ne cessent pas, continuent à flotter comme des plaques éparses dans sa vie mentale, est à traiter sur le même plan que tout ce qui est dit dans la cure, et en particulier tout ce que je dis dans la cure. Je souligne ce point parce qu’il y a un certain nombre de praticiens, qui n’hésitent pas à dire, devant les analyses interminables, humainement interminables (peut-être que si on vivait des siècles on pourrait les terminer) mais humainement interminables de certains patients obsessionnels, qu’on est acculé à dire qu’au bout d’un certain temps, il y a une composante psychobiologique, et qu’il faut aller mettre dans le réel du corps le fait que si ça prend vingt ans, c’est parce que les gens sont comme ça. C’est une sorte de rétention des traces mnésiques, et je ne suis pas absolument sûr que par exemple les traitements médicamenteux, qui sont en général proposés aux gens qui ont des Troubles Obsessionnels Compulsifs, qui participent de cette mythologie des antidépresseurs qu’on appelle recaptage de la sérotonine, ne soient pas précisément dans le cas de cette espèce de mythologie selon laquelle il faudrait réussir à ce que l’action se libère. Et alors c’est toujours associé avec un anxiolytique, parce qu’il faut que l’action se libère, mais pas trop, de façon à ce que ce ne soit pas sur les thèmes d’angoisse que l’action se libère. C’est une tentative d’essayer de briser un dispositif de rétention. Je dis ça parce que j’ai une sorte de théorie ; je soupçonne en fait tout un imaginaire pharmacologique de s’imprégner de certains types de représentations qui ont trait à la motricité apparente des patients, et à traiter leurs productions mentales comme des phénomènes moteurs, et donc à essayer au niveau de la motricité, d’agir dessus. Ce que j’aime bien dans le texte de Derrida, c’est qu’il montre au fond que la rémanence, la réitérabilité, n’est pas une propriété spécialement temporelle ni inscrite dans un temps vivant, mais que c’est une propriété structurale (ou structurelle comme il préfère dire) du langage, et qu’il n’y a absolument rien pour personne qui puisse être une parole qui ne serait pas comme ça reportable et reconductible à l’infini indépendamment de toute hypothèse psychobiologique. Puisque le propre du langage, c’est de maintenir ses traces, et que ce n’est pas parce que seulement que certains peuples ont inventé l’écriture, que les mots de ceux qui n’ont pas inventé l’écriture n’ont pas cette caractéristique structurale qui les rend a priori inscriptibles, qui est de pouvoir être ainsi répétés dans d’autres contextes et contre ou de manière indifférente à l’intentionnalité consciente de celui qui ici ou là l’emploie. Et donc, je dirai que ça donne un petit peu comme ça une idée de ce qui peut attirer certains obsessionnels dans certaines directions professionnelles ; tout ce qui est de l’ordre du redonner vie aux traces sédimentées, pour reprendre un motif husserlien bien connu, puisque pour Husserl, n’est-ce pas, le but de la philosophie c’est de réussir à redonner vie aux traces sédimentées. Et c’est effectivement chez Derrida un point extrêmement évident, qui est de trouver un moyen de ne pas dire qu’il n’y a ni conscience, ni intention, ni responsabilité, ni présence, que ce n’est pas bon, etc., mais en même temps de bien voir que les conditions mêmes de celles-là portent en elles-mêmes la mort, l’absence, la division, l’altération, etc. En tout cas il y a tout un travail qui me semble être au fond un travail qui est une des possibilités particulières que le psychisme de l’obsessionnel avec son rapport réel avec ce qui se passe dans le langage, pourrait tout à fait suivre. Evidemment, tout ça a trait à un signifiant fondamental de mon patient, au premier mot qu’il aurait dit qui est « crotte de bique », et qu’il associe à Bic, avec les pâtés à l’encre.

Et je vais vous donner une indication de comment ça peut fonctionner dans la cure et de la spéculation que j’ai là-dessus. Arrive un jour où Monsieur D., à ma grande angoisse, arrive en retard. Parce que Monsieur D., on règle son horloge sur son coup de sonnette. Et je commets – c’est quelqu’un de tout à fait gentil, adorable – je commets cette phrase qui consiste à dire : « ne vous inquiétez pas, vous pouvez arriver un peu en retard, c’est pas… ». Ce qui a déclenché, cet espèce de minuscule, de petit dérapage, je dirai dans une empathie circonstancielle probablement inévitable, ce qui a déclenché immédiatement la pensée : « eh bien maintenant tu vas en prendre à ton aise ! ». Et une explication, qu’il m’a donné plusieurs jours après, comme quoi, pour qu’il ne s’autorise pas d’autres retards, au nom du fait que j’ai dit : « vous savez, vous pouvez arriver en retard, un petit peu », il lui faut laisser passer plusieurs jours, hein, il faut qu’il y ait un espace de temps … Quel est le statut de ce délai, qui vise à quoi ? Qui vise à isoler la souplesse que je lui concède de l’interdit qu’il formule immédiatement, et interdit qui punit par avance, l’intention qu’il se suppose alors de façon complètement hypothétique, de pouvoir peut-être en profiter. C’est une intention qui n’a pas reçu le moindre commencement d’exécution et est qui déjà, selon la logique bien connue chez Freud où ce n’est pas la culpabilité qui précède l’acte, c’est la punition qui précède la culpabilité qui précède l’acte. C’est vraiment là une sorte d’accumulation dans laquelle on voit s’étaler ce qu’on ne voit pas souvent. Je crois que ça dit quelque chose de très fin sur la manière dont cette personne est prise. Ça veut dire que ce qui caractérise la structure obsessionnelle, c’est l’évitement de l’après-coup. C’est-à-dire qu’on peut toujours traduire, me semble-t-il, les phénomènes imaginaires de précaution, de prévention, d’isolement, etc, comme un moyen d’éviter l’après-coup. L’après-coup étant à entendre vraiment comme un coup de signifiant, un coup qu’on peut prendre sur la tête, un coup qui marque. Puisqu’il s’agit d’anticiper pour prévenir le châtiment promis au désir, mais un petit peu comme si le S2 devait venir avant le S1. C’est que le S2 doit venir avant le S1, alors que le S2 ce n’est que le S2 de S1 ; il ne peut pas donc venir avant S1. Mais si ça marche, si ça marche, alors il se passe un truc… si ça marche  (je vais m’expliquer sur ce que je veux dire par là, parce que ça marche pas, c’est pas possible) mais si ça marche, si l’autre est prévenu ¾ et ça, le fait que l’autre soit prévenu, ça peut s’halluciner ¾ alors, ce qui saisit le patient, c’est l’effroi d’une pensée magique. Si on réussit vraiment à faire que S2 soit avant S1, ou si on peut lire une situation de cette manière-là, alors il y a immédiatement pensée magique. C’est-à-dire que ce que je vous avais pointé dans la phrase : « j’ai gonflé les pneus, j’ai mis l’huile dans la voiture, etc, comme ça j’aurai(s) tout fait, s’il arrive malheur, j’aurai(s) tout fait », cet énoncé, je l’avais entendu au futur : j’aurai tout fait. Cette phrase, elle veut dire quoi ? Elle veut dire : je prends mes précautions en prévision de la mort de mes parents, mais si je fais quoi que ce soit, j’accélère cette mort. C’est l’idée que la pensée devient immédiatement une pensée magique parce que dès qu’elle marche, alors le savoir précède l’événement dont il est censé être le savoir, le S2 précède le S1, et immédiatement, je deviens responsable, par le simple fait d’y avoir pensé, de l’acte même qui va se produire. Et c’est bien en ce sens que le futur antérieur est cette modalité à laquelle Lacan a consacré beaucoup d’analyses, trahit ici, tel que je l’avais entendu, le vœu de mort : « j’aurai tout fait ». Le bon moyen de déclencher une crise d’angoisse chez le patient, ça aurait été d’interpréter ça. Parce qu’effectivement, si on dénude immédiatement le vœu de mort dans cette équivoque sur le « j’aurai(s) tout fait », ça ne pourrait (me semble-t-il) lui revenir que sur le mode du : j’ai eu une pensée qui va tuer mes parents.

J’ai terminé aujourd’hui l’exposé de ce petit cas de monsieur D. Ce que j’aimerais avoir marqué, c’est qu’il y a une dimension signifiante et scripturaire qui est particulièrement patente dans la névrose obsessionnelle, et qui fait que je crois, que c’est vraiment comme dans beaucoup de grandes théories analytiques, la ressource, la névrose obsessionnelle, pour essayer de s’interroger en mobilisant, justement, la question de la texture du mentisme, et de la logique du mentisme, de s’interroger sur ce qu’on peut en penser et ce qu’on peut en dire. Et c’est là vous voyez où l’idée de signifiant et l’idée de lettre, peuvent permettre de considérer qu’on attrape des phénomènes cliniques qui seraient un petit peu dispersés sinon. Il en ressort aussi, si on est un peu conséquent, une idée sur la direction de la cure. Qui est peut-être, c’est tout à fait hypothétique, mais c’est une chose que je me demande parce que comme tout le monde, je pense que les névrosés obsessionnels posent une difficulté considérable - … eh bien si la direction de la cure, c’est extraire, comme dit Freud, un savoir singulier de ce qu’est, chez quelqu’un, son monde de fonctionnement, on pourrait tout à fait essayer de se dire que c’est quelque chose qu’on peut amener à s’épurer, que ces dispositifs de suppléance qui permettent toujours de prévenir l’autre, en sorte que je dirai que de l’inhibition et de la pensée magique, on puisse essayer de ménager le jeu qui reste possible, du côté du mouvement possible dans les mots. Le mouvement dans les mots qui s’écrivent, dans les mots qui se répètent. Il y a peut-être une autre manière de donner là quelque chose comme une forme de créativité qui serait certainement singulière, de créativité littérale particulière. La condition, elle apparaît immédiatement. La condition pour qu’on puisse entrer dans quelque chose qui serait respectueux du savoir obsessionnel et de sa structure, c’est qu’il est indispensable de mettre au jour les phénomènes de surcompensations idéalisantes, ces asymétries imaginaires, qui, à partir de la matrice du « So help me God ! », créent la place de l’agent cruel qui prononce les mentismes : ce surmoi terrible de l’obsessionnel, auquel on pourrait avoir comme remède, dans le registre de l’amour, de se sacrifier, et dans celui du désir, de le contredire, de le renvoyer à sa contradiction, en se renvoyant soi-même à des contradictions qui sont une paralysie progressive de toute la vie. Evidemment, ces asymétries imaginaires, le problème, c’est qu’elles sont multiples : le frère aîné, le père, bien sûr, un certain nombre de gens comme les maîtres qu’on peut rencontrer. De ce point de vue, je suis extrêmement sensible à l’affinité de structure entre ce que je vous raconte et ceux d’autres cas auxquels je pense qui sont des cas liés à des déclenchements par angoisse d’être un plagiaire. Alors, cet appui vers l’idéal, une chose qu’on peut peut-être essayer d’imaginer, c’est de faire sentir que ce n’est pas que cet idéal est interdit – c’est pas interdit d’atteindre cet idéal – c’est que de toute façon cet interdit est impossible structurellement. C’est-à-dire qu’on ne peut pas être le phallus qui manque sur les genoux de la mère sur lesquels on s’endort. Ça peut être le bon enfant ; ce n’est pas exactement ça.

Ce que je dirai ¾ et ensuite je vais revenir à des choses plus général sur le signifiant et essayer de parler un petit peu de psychose ¾ c’est que je voudrai avoir essayé de dépassionner quelque chose qui me paraît être le drame, le grand drame psychanalytique de l’incurabilité des obsessionnels. Si vous lisez des livres sur les obsessionnels, je dirai que tout le sadisme des tortures qu’ils ressentent se reflète dans la description absolument minutieuse du labyrinthe dans lequel ils sont coincés, avec comme proposition thérapeutique : nib. C’est-à-dire que ça peut prendre 80 pages de description de toute la logique épouvantable du machin, et puis au total, tout ça pour constater qu’ils y sont enfermés. Et je trouve que c’est vraiment le type de patient qui peut nous amener à être fascinés par le dispositif dans lequel ils sont enfermés. Et puis c’est ponctué du fait qu’en réalité, quand on a des informations de biais, ce sont des gens qui en général vont au boulot, qui ont l’air d’aller assez bien, et que ce qui vous est décrit parce qu’on vous fait confiance n’est pas forcément le reflet de ce qu’est la vie sociale de ces individus. Ce que je veux dire par là … je mange mon chapeau… j’ai eu avec cet homme-là le projet thérapeutique qu’il puisse retourner au boulot, qu’il puisse reprendre une vie un petit peu plus normale. C’est une manière pour moi de ne pas m’apercevoir qu’après tout, il a déjà payé : il a 55 ans, il a travaillé comme un damné, pourquoi devrais-je prendre sur moi de faire partie des gens qui considèrent que c’est bien pour lui de retourner au boulot ? C’est une chose que je me suis dit comme ça : le mieux-être que les gens viennent vous demander est extrêmement difficile à calculer si on tient compte uniquement de ce qu’il y a chez les gens. Et de ce point de vue, je crois que ce que j’essaie de faire en vous parlant, c’est de m’amener sous mes propres yeux une manière plus sobre et plus abstraite de considérer cette structure – la structure de ce patient – sans vouloir pour lui plus que ce qu’il y a chez lui. Voilà.

Je dirai peut-être une petite chose aussi, mais enfin on en parlera peut-être une autre fois… vous savez que les obsessionnels, ce sont des gens dont on se dit souvent : si c’était psychotique, il serait paranoïaque. Et avec certains paranoïaques, on se dit : si ce n’était pas un psychotique, alors ce serait un obsessionnel. On voit bien que ¾ ça je ne le fais pas apparaître dans la présentation ¾ c’est très cousu chez lui, le mécanisme : il y a un axe dans lequel il y a le signifiant, avec son délitement littéral auquel il est particulièrement sensible, et ce mécanisme de surcompensation idéal, avec un surmoi, une offrande d’amour, etc… Et tout ça, tout ça est parfaitement noué. Mais on voit très bien aussi que ça pourrait être, ces espèces de suppléances obsessionnelles qu’on observe dans les paranoïas sensitives de Kretschmer par exemple, dans lesquelles vous pouvez avoir des pratiques obsessionnelles, qui sont en quelque sorte des manières de contrôler l’interprétativité. C’est-à-dire que ce n’est pas noué, les 2 axes ne se croisent pas en des points précis dans lesquels le sujet finalement est à son objet à lui. Ça explique bien je crois le rapport du paranoïaque à l’écriture, par exemple.

-     Une question triviale, peut-être : pourquoi 5 séances de 45 minutes et pas 2 de 10 ? Ça a une fonction particulière ?

-     Je pense que cette personne ne supporterait pas du tout. D’aucune manière. Je pense qu’il faut vraiment ¾ c’est ce que je vous avais dit au début - … il est arrivé tellement, tellement handicapé, paralysé, etc, que c’était le seul moment de la journée où il se sentait vivant…

-          Tu disais qu’autrement il ne dormait pas…

-   Oui, il ne dormait pas, etc… Alors ce qui est très délicat, c’est qu’évidemment il faut trouver un moyen de bouger, il ne faut pas que non plus la séance soit… De toutes façons ce sont des questions techniques sur lesquelles on pourrait discuter, mais enfin je ne suis pas forcément le mieux placé pour… je n’ai peut-être pas assez d’expérience pour vous donner ça. J’ai l’impression qu’on ne peut pas trop faire comme ça, je suis vraiment obligé de donner beaucoup à sa manière de demander à se soigner. Il y a d’autres personnes avec qui on peut faire autrement. Ce n’est pas une propriété du tout de la névrose obsessionnelle. Mais il me semble que ce patient-là, je n’ai vraiment pas trouvé autrement.

-    Il y a une raison particulière au fait que vous lui ayez dit qu’il pouvait arriver en retard ?

-   Non. Il est arrivé, il était 19 heures 5 ou 19 heures 4. Et il avait manifestement bondi de taxi en taxi, d’où ces espèces de fausses fatigues qui font que ce gars soit saisi dans une sorte d’épuisement psychique permanent. A mon avis il court le 100 mètres en 14 secondes. Quand il faut sauter de taxi en taxi, c’est complètement psychique. On fait cela quand… Je me suis si c’était maladroit. Ce que je sais c’est que c’était spontané. C’est vraiment pas quelque chose qui me gêne, la spontanéité. Pas du tout. Le fait que je sois beaucoup plus jeune que lui, c’est aussi quelque chose qu’il aime bien.

-    Vous avez parlé de liens du sang. Et vous avez dit que c’était une sorte de signification privée que ça avait pour lui quand il était enfant. Il reste perplexe encore maintenant devant ça, ou c’est du passé ?

-    Ce que j’ai beaucoup de mal, c’est de voir… les éléments d’interprétation que je donne, qui sont des interprétations freudiennes, ce ne sont pas des interprétations très équivoques. Ce sont des interprétations qui sont comme des explications, en quelque sorte. Ce sont des pontages que je fais entre différentes choses qu’il a fait. Je ne sais pas très bien si ça a de l’effet.

-    Mais lui, quand vous dites liens du sang… Il m’a semblé tout à l’heure que vous aviez l’air de dire que ça avait une signification très particulière. Elle est toujours présente ou… ?

-          Alors, maintenant, non. Maintenant, elle est passée.

-          C’est-à-dire qu’il vous raconte sa perplexité sur…

-     Oui. Quand il était petit, il avait pris ça « au pied de la lettre ». Et maintenant, il s’étonne de l’avoir pris au pied de la lettre. J’ai déjà vu ça chez d’autres obsessionnels. Des enfants obsessionnels : « ah, ton frère a pris des couleurs ! », et cette jeune femme s’était complètement angoissée, parce qu’elle pensait que son frère était devenu rouge, bleu, vert, etc, avec des espèces comme ça de moment où on ne sait pas très bien comment l’image va se décoller du sens.

-     Ça pose quand même la question de la structure, ce genre de…

-          Au sens où ça vous paraît un phénomène élémentaire ?

-    Au sens où un schizophrène est capable de se retourner quand on lui dit de surveiller ses arrières.

-   Je ne pense pas… d’abord ça ne se traduit pas par des actes. Il n’y a déjà cette dimension de l’acte. D’autre part, ce n’est pas une perplexité impossible à dialectiser. Au contraire, c’est une perplexité qui se déplace, qui est riche, etc. C’est quand même quelqu’un qui s’est intéressé à la transfusion sanguine, qui a parfaitement anticipé les choses, et qui est capable de commenter. L’idée que « je me suis dit qu’il devait y avoir un rapport avec le sang qu’on fait couler les allemands » ; voyez, c’est quand même… « comment est-ce que j’ai pu penser à cette chose-là ? » Ça lui paraît étrange. Pour qu’un phénomène comme ça puisse être considérer comme un phénomène élémentaire, il faut que ce soit dans 3 registres : un Réel, un Imaginaire et un Symbolique. Il faut que vous puissiez appréhender quelque chose qui a trait au corps, par exemple. Dans ce dispositif-là, l’acte sur le corps a une image qui elle-même doit par certains aspects se détacher de la continuité perceptive ordinaire. Le fait que vous ayez une aspérité dans le Symbolique ne suffit pas à faire de quelque chose, a priori, un élément délirant. Ni même un néologisme. Parce que c’est vrai qu’il y a des néologismes qui sont des mots de tous les jours, ce n’est pas du tout forcément des mots bizarres, qui ont cette fonction néologique. Et puis l’autre chose qui me paraît très importante, c’est : est-ce qu’il y a oui ou non un contexte de refoulement, une amnésie ? Est-ce que c’est pris dans une relation de remémoration, d’amnésie, de déplacement ? Parce que sinon, on peut se mettre à soupçonner de la psychose chez n’importe quelle personne qui a comme ça… Alors je pense que ce que Lacan ¾ on verra ça la prochaine fois ¾ a très bien montré, c’est quand ça prend la forme du mythe individuel. Ça économise une contradiction particulière qui me semble être là tout à fait… Pour construire un mythe individuel, il faut plus que 2 éléments. Je pense que je n’ai pas assez d’éléments pour entrer complètement dans la texture de la chose. Mais c’est un peu ça que je cherche, c’est-à-dire comment ces contradictions finissent pas privilégier certains éléments, par leur faire jouer des fonctions qui ont un but réparateur, mais pas réparateur d’une forclusion : réparateur d’un traumatisme. Il y a un traumatisme qui a traversé les générations avec quelque chose qui s’est joué à un moment ou à un autre, qui ne s’est pas forcément renouvelé, mais enfin une économie traumatique dont on peut reconstituer les choses, et qui n’est pas du tout vécu comme persécutif ou fou par le patient… Je pense… on peut toujours se gourer ; évidemment, s’il me fait un phénomène élémentaire demain, j’aurai l’air fin, mais… je crois vraiment que c’est un obsessionnel. Ça m’étonnerait que ce ne soit pas un obsessionnel. Non ?

-          On vous fait confiance…

-          Oui… Ça ne vous paraît pas être un obsessionnel ?

-   Mais alors, c’est jusqu’à preuve du contraire ? Ou est-ce qu’il n’y a pas une façon de le déterminer d’une manière définitive ? 

-    C’est-à-dire, que jusqu’à preuve du contraire… Je pense que ça engage le choix de la cure. Moi, il me semble que non, il ne fera pas la preuve du contraire, dans la mesure où ce vers quoi il évolue, c’est la recomposition de plus en plus savante et complexe – savante en un sens pas du tout péjoratif : savante au sens où il y a une ingéniosité de l’inconscient, d’un certain nombre de choses qui me paraissent être des contradictions. Je prends ça au sens de Lacan dans « Le mythe individuel du névrosé ». Il y a quelque chose qui se déplace et qui est une contradiction. Ce ne sont pas des analogies qui se mélangent toutes les unes les autres. Tout dépend de sa capacité à produire quelque chose avec. Mais il me semble que ce n’est pas impossible que de mettre la main sur la petite machine qui effectivement n’aura peut-être pas tout le rapport que la société pourrait souhaiter avec le retour au travail de Monsieur D. Mais qui fait qu’on aura quand même fait un travail authentiquement thérapeutique. Je me suis dit, un type comme ça, quand il vous raconte sa vie… s’il s’arrête quelques années avant la retraite, où est le mal… Il en a fait 3 fois plus tout le monde autour de lui !

-     Pourquoi, lui, il veut retourner travailler ?

-  Non. Il ne veut pas mais pour des raisons qui sont symptomatiques. Qui ne sont pas des raisons du type toutes choses bien considérées

-          A cause de la dame…

-          A cause de la dame qui lui fait peur, et puis à cause des signatures. Tout ça n’est pas encore suffisamment…

-          Les signatures, c’est ancien déjà, non ?

-     Oui, mais le problème… On ne peut pas le nier. Cet homme-là est très fin. Il s’est mis dans la transfusion sanguine 10 ans avant tout le monde. Il a parfaitement compris que le métier allait devenir un truc où tout ce que vous faites, vous pouvez être fliqué. Et gravement, gravement puni pour quelque chose que vous avez signé. Ils en sont à signer des papiers extrêmement importants avec une signature électronique. On appuie sur un bouton et on valide des résultats qu’aucun esprit humain ne pourrait avoir parcourus et vérifiés comme il le faudrait. Alors vous imaginez, pour quelqu’un qui est consciencieux et scrupuleux, ce que ça peut devenir... Et là, il n’a pas tort de ne pas vouloir trop charger la barque en retournant se mettre le nez dans un truc pareil. Alors c’est toujours accompagné par exemple de références d’actualité: « vous savez, cet arrêt, cet arrêt qui a condamné des médecins parce qu’ils avaient… l’arrêt… »…

-          Perruche.

-   Et le mot ne venait pas : « uche uche uche… ». Tout ça est bien cousu sur un mode névrotique… Et ça, je trouve que c’est une question éthique. Parce qu’en même temps, si l’on veut renvoyer ce bonhomme, alors là il faut une psychothérapie de choc. Il faut le déconditionner. Je ne sais pas ce qu’il faut faire ; il faut revenir sur 50 ans…

-          Faire abstraction de ce qu’il y avait avant, c’est-à-dire le reconditionner…

- Enfin, je dis ça - ce n’est pas très intéressant - c’est juste que la dernière idée que j’ai eu, comme ça, en me disant qu’il fallait que je fasse attention à certaines choses, c’est de vous justifier qu’on fait quelque chose analytiquement, et qu’en réalité, si on fait analytiquement quelque chose qui a trait à la structure de quelqu’un, ça peut vraiment ici ne pas satisfaire à des canons d’objectivité du soin. Qu’il aille mieux, subjectivement mieux, ça ne veut pas dire qu’il va retourner au boulot. Ce n’est pas seulement d’aller mieux. La demande d’aller mieux, comme toute demande d’aller mieux, elle fait partie des symptômes. Il suffit de demander aux gens ce que serait leur guérison pour qu’on voit de quoi ils sont malades. Il est vraiment pris comme tout le monde là-dedans. La construction que j’essaie de vous proposer, c’est : qu’est-ce qu’elle donne comme je ? C’est à cet homme, indépendamment de ce qui pourrait par ailleurs être un idéal thérapeutique. C’est difficile, puisque dans son milieu, les idéaux thérapeutiques – puisque c’est quelqu’un qui fait profession de santé ¾ ce n’est pas rien.

-  Lacan faisait usage de la linguistique, entre autres, pour appliquer un problème à un problème. Vous, vous faites appel - les ouvrages dont vous nous proposez la lecture en attestent – à la philosophie du langage. Alors… quelle fonction… ?

-    Pour moi, ce n’est pas la linguistique. Je pense qu’en fait ce que Lacan a fait, ce n’est pas du tout même un usage détourné de la linguistique. C’est de la philosophie du langage. Ce qu’il appelle « linguisterie », ce sont des spéculations parfaitement banales en philosophie du langage. En philosophie du langage, on peut s’autoriser, à l’égard de ce que c’est que justifier une hypothèse sur le langage, des spéculations tout à fait fortes. C’est pour ça que Derrida ne s’est pas gouré en attrapant le point d’Austin, et de Searle. Car ce que Searle veut faire, c’est une « science » des speech acts. Ce n’est pas du tout la même chose, de faire une science des speech acts, et de faire une grammaire générative transformationnelle qui a sa consistance propre, avec des fonctions récursives, et dont on peut penser que ça peut se construire comme un dispositif expérimental. On ne peut pas s’en prendre comme Derrida s’en prend à Searle, à Chomsky. Pas sur ce mode-là en tout cas. Alors, ce qui est un peu problématique, c’est que comme Derrida ne tient pas compte de l’articulation interne du point de vue de Searle, qui est très différente du point de vue un peu primesautier qu’il y a chez Austin, il oublie que Searle a quand même dit des choses fortes sur la prédication, la référence, ce que c’est qu’un nom propre, etc, au sens logique. Mais… je crois qu’il faut lire de la philosophie du langage. De toutes façons, il faut lire ce que l’Autre avec lequel on vit fait, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas vous mettre à lire Hjelmslev et les linguistes des années 60… C’est historique, tout ça. Les gens qui sont contre la psychanalyse, ils font de la philosophie de l’esprit. Parler de signifiant, ça ne fait pas appartenir à une communauté de discussion scientifique ou même philosophique vivante. Il faut attraper ce qu’est l’objet que Lacan a essayé de saisir en termes de signifiants, et puis essayer de voir comment il s’y est pris, et pourquoi à mon avis ça reste parfaitement pertinent. C’est un peu dans cet esprit-là que je fais les choses. La philosophie de l’esprit c’est la seule discutable, à la limite. C’est la seule avec laquelle on a des discussions métaphysiques de fond. C’est la seule où il y a des arguments qui méritent qu’on se marche dessus.