Pierre-Henri
Castel : Vous avez dit « signifiant » ? (5ème
séance)
J’ai préparé aujourd’hui un
programme titanesque, dont je ne crains fort de faire qu’une toute petite
partie. J’avais la dernière fois laissé en suspens un point – enfin j’en avais
laissé beaucoup en suspens, mais… au moins un point qui me paraissait
particulièrement délicat et difficile à traiter en passant - et qui me
permettait comme ça d’entrer dans ce texte je crois de Lacan qui a l’avantage
de ne pas être illisible, et qui est le Mythe individuel du névrosé,
c’est l’articulation entre ce que Lacan appelle le Symbolique et ce qu’il
appelle le signifiant. Le Symbolique renvoyant donc à son inscription,
grossièrement, chez Lévi-Strauss, dans des systèmes de parenté avec des
propriétés mathématiques particulières, puis aux mythes. Et puis le signifiant
renvoyant ordinairement chez Lacan à cette notion qu’il y aurait une
intelligibilité particulière, héritée d’une sorte de caractérisation
saussurienne des éléments pertinents dans une analyse portant sur les
symptômes, et en particulier sur l’Œdipe. Alors, ce qui est particulier et
assez spécifique à Lacan, et c’est ce à quoi j’essaie de m’attacher cette
année, c’est qu’il y a un lien absolument nécessaire qui doit exister entre les
deux choses. C’est-à-dire qu’il doit y avoir une réécriture de l’Œdipe freudien
à partir de quelque chose comme les structures de la parenté tel qu’il les
recueille chez Lévi-Strauss. En particulier, dans ce texte-là, dans la première
édition des Structures élémentaires de la parenté, celle de 48, qui est
assez différente… encore qu’il faudrait examiner pourquoi, de celle de 67.
Autour de ça, j’avais eu le
projet, c’est là où les choses deviennent un peu excessives pour une soirée, de
reprendre le problème de la construction en analyse. C’est-à-dire de savoir
dans quelle mesure on peut à partir de la notion de métaphore, à partir de la
notion d’interprétation, avoir accès à ce qui est subjectivant. Il y a deux
façons de se représenter les choses : soit vous considérez que la
construction est une interprétation, ce qui est plutôt comme je vois les
choses, soit vous considérez que c’est une sorte de procédé technique différent
de l’interprétation, et il y a des textes de Freud qui font signe dans cette
direction. Comment justement peut-on, en analyse, interpréter et construire, à
partir de cette notion justement de signifiant, si le signifiant est articulé à
quelque chose de l’ordre du Symbolique ? L’interprétation du rêve et du
symptôme à cet égard présente un parallèle, puisque selon la formule que
j’essaierai d’éclairer, ce que dit Lacan, c’est qu’interpréter un rêve c’est
symboliser l’imaginaire, et que symboliser l’imaginaire du rêve serait la levée
même du refoulement. Le problème, c’est qu’il y a, si on pense les choses en
terme de signifiant, une productivité de l’interprétation. C’est-à-dire que
l’interprétation n’est pas du tout là pour dévoiler quelque chose qui n’aurait
pas été vu, elle est là pour enclencher quelque chose comme un processus dans
lequel la preuve que l’interprétation porte, c’est ce qui n’était pas prévu et
qui vient justement dans un rêve, un acte manqué, ou une information
supplémentaire et imprévisible montrer qu’il y a un travail, qu’il y a un
développement de construction au delà de la recombinaison signifiante que tente
l’analyste.
La dernière fois, j’avais
exploré ce texte tout à fait fascinant de Davidson sur la métaphore, et je vous
avais montré un peu que chez Davidson ¾ à mon
sens c’est vraiment une théorie les plus profondes de l’interprétation et de la
signification dont on dispose aujourd’hui ¾ le
problème de Davidson, c’est que cette magnifique théorie de la métaphore
aboutit à ceci, qu’il n’y a finalement pas de raison dans la métaphore. Il n’y
a pas de règles pour construire les métaphores, et que du coup, toute la
rationalité est circonscrite à l’intérieur de l’interprétation des
significations. Toute la rationalité est dans l’interprétation des
significations. Autrement dit, il n’y a pas de règles de production des
métaphores, parce que la signification et l’interprétation de la signification ¾ au nom du principe de charité,
au nom de ce que je vous ai raconté la dernière fois ¾ épuisent totalement cette
rationalité. Le fait qu’il n’y ait aucune règle est extrêmement ennuyeux du
point de vue de ce tâtonnement que j’essaie de… d’exploration rationnelle de ce
qu’on peut trouver comme ça dans la théorie analytique. Parce que s’il n’y a
pas de règle, il n’y a même pas celles qui sont nécessaires à un ars au sens où justement Lacan va l’utiliser
ici, au sens de l’ars des arts
libéraux. C’est-à-dire d’une capacité à produire quelque chose dans l’ordre de
ce qui n’est pas exactement un savoir, ou une science, mais en tout cas une
pratique ordonnée et rationnelle. C’est pourquoi dans la discussion du texte de
Davidson que je vous avais donné, vous avez cette référence à Nelson Goodman ¾ qui est peut-être aussi je
crois avec Kripke un des plus importants philosophe actuel ¾ qui a cette particularité que
chez Goodman, vous avez un constructivisme radical. C’est-à-dire que chez
Goodman, les systèmes symboliques, dont la logique formelle n’est
fondamentalement qu’une sorte d’armature particulière, puisqu’il l’étend au
domaine de l’art dans Langages of art, et à toute sorte de domaines
encore, cette construction demeure absolument possible. Bien sûr, ce n’est pas
une règle de connaissance. Une des originalité les plus profondes de Goodman,
c’est de se servir de la logique, et de la logique symbolique, pour explorer
des règles de construction d’œuvres d’art. Comment par exemple une œuvre d’art
peut-elle citer une œuvre d’art à l’intérieur d’elle-même ? Comment est-ce
qu’il peut y avoir des systèmes de notation qui donnent les indications de
mouvement de ce que c’est qu’un ballet ? Et quelles sont les contraintes
logiques qui s’exercent sur ces problèmes, comment est-ce qu’une œuvre d’art
peut « faire référence » à une autre ? Comment est-ce qu’elle
peut en représenter une autre, en dénoter une autre, en symboliser elle-même
une autre ? Et pas seulement, bien sûr, les objets du monde. Dans un
dialogue qui permet de comprendre le processus non seulement de construction
des œuvres d’art mais de leur genèse authentique. C’est-à-dire comment est-ce
que les œuvres d’art sont « implantées », selon un terme qu’il
emploie régulièrement, d’une certaine manière, de façon à pouvoir donner des
bases à la créativité d’une œuvre d’art d’un autre ordre. Goodman, de ce point
de vue, c’est son originalité, se bat contre ce qui pourrait être un rapport à
l’ineffable dans l’œuvre d’art, et ce qui l’intéresse c’est « les règles
de l’art », c’est-à-dire justement comment est-ce que les œuvres d’art
peuvent se construire, et les différents rapports ¾ qui évidemment ne sont pas
ceux de la référence au sens verbal, mais qui peuvent être de dépiction par
exemple, d’allusion, etc. ¾
peuvent se construire les uns dans les autres et obéir à des règles de
construction.
Un des problèmes qu’on a
évidemment avec Goodman, c’est que les exemples de Goodman sont des exemples en
général picturaux. Et cela parce que Goodman était, en dehors d’être un des
plus grands logiciens de ce siècle, un expert en peinture, et il a fait aussi
des travaux sur la musique, sur la danse, mais il y a peu de travaux par
exemple qui utilisent Goodman sur les textes. Sauf les travaux récents de
Gérard Genette, qui fait des choses tout à fait importantes sur ces problèmes
de construction interne des œuvres d’art. Alors le pari, que j’essaierai un
jour de tenir, pas aujourd’hui parce que j’ai pas eu le temps ou la force
d’aller jusque-là, c’est d’essayer de montrer que cette logique de la
construction symbolique chère à Goodman, qui est plus connue que son
nominalisme radical ¾
puisque je vous l’avais dit la dernière fois, Goodman c’est le dernier
nominaliste, c’est un nominaliste absolu le nominalisme de Goodman, ce qui
provoque des effets étranges, parce que c’est très impressionnant une
philosophie complètement nominaliste ¾ chez
Goodman donc, il y a une idée comme ça de générativité symbolique. Ce que je
suppose, c’est qu’il y aurait peut-être là quelque chose qui permettrait de
penser pour oser le mot, la sublimation, autrement. C’est-à-dire d’essayer de
voir, s’il n’y a pas quelque chose, dans la générativité symbolique, qui
permettrait comme ça de penser par exemple la fin de la cure, sur un mode d’une
générativité symbolique particulière. C’est vraiment ce sur quoi Lacan s’est
attardé, puisqu’il a tout à fait dit que finalement au fond c’était la
production d’un signifiant nouveau qui était la clef de voûte de ce qui pouvait
faire la différence entre analyse / pas analyse.
Alors, je vous avais aussi dit
la dernière fois à quel point moi j’ai beaucoup de difficultés, parce que le
nominalisme, c’est extrêmement difficile, surtout le nominalisme goodmanien.
C’est même pas une théorie philosophique, c’est carrément une ascèse. C’est une
technique pour se débarrasser, c’est une métaphore récurrente chez Goodman, du
poison. C’est-à-dire qu’en philosophie il y a du poison. Les classes, les
entités abstraites sont des poisons, et le nominalisme est une technique de
raisonnement qui chez lui confine à l’ascétisme, qui sert à essayer de repérer,
a minima, quels sont les individus
sur lesquels sont réellement construites les choses qui permettent une
productivité authentique de la pensée et même de la créativité esthétique.
Freud au contraire, Freud est
profondément réaliste, ce n’est pas du tout un nominaliste. Qu’est-ce qu’on
peut tirer de ce genre de choses ? Je ne sais pas si je pourrais en dire
des choses aujourd’hui, je crois qu’on doit en tirer des choses sur la
représentation qu’on se fait de ce que c’est que la direction d’une cure. Parce
que ce que le nominalisme a de particulier, comme vous le savez sans doute,
c’est que le mobilier ontologique du monde se réduit à des individus. Et
qu’effectivement, l’épuration, la catharsis lacanienne sur la théorie
psychanalytique, ça consiste à essayer d’en expulser toutes les généralités de
type psychologique. C’est pour ça qu’elle est radicalement incompatible, la
pensée de Lacan, à toute psychologie, dans la mesure où il ne s’agit jamais de
produire des généralisations, et que la théorie n’est là que pour cerner le
trait le plus singulier du cas. Autrement dit, tout l’appareil théorique
lacanien ne peut jamais servir à faire des généralités sur l’homme. Ce qui est
une chose qu’on oublie beaucoup, parce qu’il y a une exploitation d’une sorte
de philosophie au second degré, de platonisme avec des entités comme ça. Il ne
faut jamais perdre de vue que ce sont toujours des moyens d’extraire des
singularités. Et que si on fait servir ces outils conceptuels, comme par
exemple l’Œdipe, n’est-ce pas, la question de savoir si l’Œdipe est universel,
un petit peu comme si c’était des réalités psychologiques qui devaient
s’appliquer à l’ensemble de l’humanité, toutes ces questions-là sont des
questions qui sont complètement mises de côté, puisque ça n’a de sens de se
servir d’une notion comme l’Œdipe, que pour extraire le trait du cas
particulier de telle ou telle subjectivité. Et c’est pour ça qu’il y a vraiment
une démarche authentiquement nominaliste chez Lacan, c’est qu’à aucun moment il
ne s’agit de voir, sous quelle généralité ranger tel ou tel patient. C’est
aussi ce qui fait qu’il y a une grande difficulté qui est la réticence de
Lacan, et de beaucoup de lacaniens comme vous le savez, à utiliser les
diagnostics psychiatriques, qui sont des diagnostics par classes dans la mesure
où il s’agit effectivement de ranger les individus sous une certaine classe.
Parce qu’on peut se passer des classes pour accéder à ce qui est véritablement
le trait de tel ou tel cas, de telle ou telle subjectivité. Et c’est pour ça
que je trouve qu’il y a un intérêt pour nous à savoir, quand on doit lire un
texte analytique et en tirer quelques leçons, savoir de quoi s’équiper, et je
trouve que cette conception nominaliste que je vous avais l’an dernier exposée,
chez Goodman, me paraît intéressante.
La deuxième chose, moins
évidente, en dehors du problème de cette singularité, c’est que ça met en
tension immédiatement la question de la différence sexuelle. Pourquoi ?
Parce que chez Lacan, l’index de la singularité, du sans-essence, comme il le dit quelque fois, c’est justement la
femme. Ça part de constats qui sont tout à fait simple, c’est qu’en général, en
analyse, quand les hommes ont trouvé à s’arranger avec le phallus, ils arrêtent
là les frais. Que c’est quelque chose qui en général suffit parfaitement à un
homme. Mais les femmes, c’est beaucoup plus délicat. Puisque Lacan a eu cette
idée extrêmement troublante, que justement, La femme ça n’existe pas. Autrement
dit, autant on peut repérer le côté masculin par rapport à quelque chose qui
serait le signifiant phallique ¾ et le
rapport des hommes à ce signifiant phallique ¾ par
rapport à quel signifiant une femme pourrait-elle se repérer ?
C’est là où justement l’exemple
des classes de la psychiatrie pose problème. Parce qu’il y a un usage tout à
fait intempestif en analyse, et en psychiatrie, du diagnostic d’hystérie. Alors
je suis par ailleurs quelqu’un qui est tout à fait près à défendre à l’hôpital
l’idée qu’il y a des hystériques, et que ça peut avoir une valeur
discriminante, pour qu’on ne s’affole pas devant certains tableaux
catastrophiques. Mais à condition aussi, que ce diagnostic d’hystérie ne soit
pas une manière de ranger d’une certaine manière les femmes, sous une catégorie
qui finisse par occulter le caractère très particulier de la jouissance
féminine, et non pas de la sexualité féminine, mais de la sexuation féminine.
C’est-à-dire le moment où le fait de lever des symptômes, mettrait en question
la question savoir pour une femme de savoir ce que c’est que d’être une femme,
ce que c’est que pour elle, d’être une femme. Et Lacan a pu comme ça mettre du
côté féminin, quelque chose de très difficile à penser, qui est l’idée que
c’est une contingence existentielle absolument pure, que l’existence des
femmes. C’est-à-dire qu’aucune femme ne peut trouver d’ancrage dans le
Symbolique. Ce qui est étroitement lié au fait, auquel je vais venir tout à
l’heure, que c’est tout simplement parce que dans la façon dont il se
représente les choses, elle circule. Elle est l’objet qui circule dans le
Symbolique, elle est la femme qui est échangée. Ça ne veut bien évidemment pas
dire, que les femmes n’ont pas de narcissisme. Il ne s’agit pas du tout de dire
qu’elles n’ont pas de narcissisme. Ça veut dire que le narcissisme féminin a ce
trait particulier, c’est qu’il n’est pas, à la différence du narcissisme
masculin, articulé à un signifiant qui est celui de l’appartenance à la classe
des hommes. Ce côté sans-essence de
la femme ¾ qui est je crois un des
propos les plus énigmatiques qu’on puisse trouver chez Lacan, j’en avais dit
quelque chose l’an dernier à propos du transsexualisme ¾ ce côté sans-essence est à mon avis uniquement accessible à partir d’une
certaine rationalité nominaliste qu’à nouveau je laisse comme ça en suspens à
l’horizon.
Alors je vais me livrer
aujourd’hui à une lecture du Mythe individuel du névrosé, pour essayer
de donner un peu, après ces aperçus un peu vertigineux et un peu excessifs, un
peu de grains à moudre, à notre séminaire, sur la question du Symbolique et du
signifiant. C’est un texte simple, c’est un texte de 53, que Lacan n’a pas jugé
utile de reprendre dans les écrits, qui n’ont pas été d’ailleurs repris
récemment dans les Autres écrits par Miller, et que j’aime beaucoup,
parce qu’au fond, c’est un texte où on voit bien quels sont les choix
d’orientation de Lacan. C’est-à-dire comment il va attraper en 53 un texte
absolument fou, de Lévi-Strauss, dont je lirai tout à l’heure un passage. C’est
aussi parce que c’est le moyen pour moi de revenir sur la névrose
obsessionnelle, puisque L’homme aux rats est au cœur de ce texte. Et
puis effectivement parce que je crois que c’est un endroit où l’on voit très
bien, comment la notion de signifiant chez Lacan est articulée à la notion du
Symbolique chez Lévi-Strauss. On le voit admirablement, et on voit en plus de
ça, je dirais même comment on peut écrire un cas.
Alors ça commence par cette
analyse de ce que sont les arts libéraux, dont Lacan essaie de retenir l’idée
que les arts libéraux sont, pour les penseurs médiévaux, un espace
effectivement dans lequel de manière ludique, récréative ¾ il le dit ailleurs je crois
dans les Ecrits ¾
l’homme prend la mesure de lui-même, et dans la pratique d’un certain nombre de
jeux, qui sont vécus comme des jeux, en tout cas dans les universités
médiévales, jeux mathématiques, jeux géométriques, jeux musicaux, jeux
dialectiques, dont on ne se rend pas très bien compte qu’en fait, ces arts
libéraux sont en fait une reprise de la propédeutique de la philosophie de
Platon, dans laquelle vous retrouvez n’est-ce pas la grammaire, l’astronomie,
la dialectique, dans l’ordre qui leur permet d’accéder à la philosophie. Sauf
que le maître ès-art, je crois, était seul habilité à se présenter à la licence
de théologie, et que tous ces petits jeux, d’une certaine manière, où l’homme
prend la mesure de lui-même à travers l’exercice de son intelligence, étaient
des préparatifs à la véritable science, la science suprême, qui était non pas
donc la philosophie, comme chez Platon, mais la théologie. Alors Lacan dit que
finalement, la psychanalyse est la dernière pratique, dans ce monde écrasé par
les sciences, dans laquelle quelque chose du rapport de l’homme à lui-même, de
la mesure que l’homme prend par rapport à lui-même dans le monde de la parole,
avec l’ordre de cette parole, eh bien serait présent indépendamment des soucis
de la connaissance objective. Indépendamment des soucis de la connaissance
objective.
Ayant fait cette entrée en
matière, il arrive à ce qui est un peu le thème central de son travail, c’est
de savoir en quel sens le complexe d’Œdipe peut être un mythe. Alors, c’est un
mythe dans la mesure où il est étroitement lié à la parole, et que le point de
surgissement des mythes, dit Lacan, c’est la limite qui fait comme il le dira
plus tard qu’il n’y a pas de métalangage ¾
c’est-à-dire qu’on ne peut pas dire le vrai sur le vrai ¾ autrement dit le point limite
où la parole fait l’expérience qu’elle n’a aucun autre appui qu’elle-même.
Aucun autre appui qu’elle-même, et que pour se dire, pour se dire, eh bien elle
est obligée de se parler. Et on fait là l’expérience de figures qu’on peut
parcourir à l’intérieur de la parole, sans pouvoir fonder la parole et le
rapport à la vérité sur quelque chose d’antérieur. Disons que toute, toute
expérience de cette immanence de la parole à elle-même fait que la moindre
référence à ce qui pourrait être une origine, une origine de la parole, une origine
du monde institué par la parole ne peut alors prendre que la figure du mythe.
C’est sous la dépendance de cette clôture d’une parole qui ne peut que parler
d’elle-même, et d’une vérité qui est sans appui, c’est-à-dire que ne peut pas
dire le vrai sur le vrai sans avoir à supposer le Vrai.
Alors, pourquoi l’Œdipe à ce
moment-là dans une sorte de raccourci troublant ? Je vais essayer
d’établir les points qui sont les plus troublants dans ce texte. Tout
simplement parce que qui introduit la parole dans le monde d’un sujet ? Le
père.
Le père dans quelque chose qui
le rapproche du maître, du maître de sagesse, c’est-à-dire de celui qui
évidemment serait là pour introduire le sujet à un ordre de la vérité. Et Lacan
fait cette remarque extrêmement importante, que les analystes oublient
évidemment, qu’ils sont systématiquement mis dans le transfert à la place du
maître, c’est-à-dire de celui qui va introduire le sujet qui parle dans un
monde où on pourrait espérer de lui quelque chose comme une sagesse. Je ferai
juste remarquer à ce sujet, que ce qu’on voit bien en tout cas dans
l’expérience analytique, c’est que s’il y a bien quelque chose de ravageur
jusqu’à la psychose, c’est le mensonge du père. C’est-à-dire que le père dont
toute la fonction symbolique d’introduction de ses rejetons à un monde où la
parole fait foi, si ce qui fait foi ne fait plus foi, c’est-à-dire si le père
ment (un petit peu comme le père de Schreber), dans cette espèce de
construction, il n’y a plus place que pour la folie totalitaire de ce père de
Schreber. Et ça peut être parfois pour des raisons extrêmement fines, subtiles,
les ravages subjectifs sont extrêmement importants. Or dit Lacan, le problème
c’est que même si nous pouvons avoir comme ça avoir derrière la figure du père
celle du maître, le décalage essentiel qu’il avait pointé dès les complexes
familiaux, dès 38 si vous voulez, c’est que le père est
« humilié », selon le mot de Claudel. C’est ce décalage entre le père
tel qu’il devrait être, et le père tel qu’il existe, qui est essentiellement un
croulant, un type qui ne fait pas le poids, et qui quelque soit la splendeur ou
la magnificence de la paternité qu’il exhibe, est constamment et sous les yeux
de tous, soumis à ces contraintes réelles, qui font de lui l’ouvrier d’un patron,
le personnage plus ou moins servile pris dans des questions d’argent, etc., qui
font de ce que le père devrait être, quelque chose qui est immédiatement perçu
comme n’allant pas.
Je vous avais dit l’an dernier
à quel point je pense que c’est ce qui fait que la psychanalyse n’est
certainement pas possible en dehors de l’époque moderne, et probablement
exactement au moment de ce qui dit Balzac dans Le père Goriot, c’est-à-dire qu’effectivement, il y a quelque chose
de cet ordre de la paternité, de la métaphore paternelle ¾ que Dieu est à ses créatures
comme le roi est à ses sujets et comme le père est à ses enfants, tout un
système d’analogies¾ et que
la « Comédie humaine », chez Balzac, ça commence à partir du moment
où ce dispositif est complètement cassé par la Révolution, et le régicide (et Le
père Goriot est un régicide) fait que tout le dispositif se casse. A partir
du moment où effectivement le père Goriot peut à la fin dans son délire quand
il meurt : « mes filles, je veux mes filles, qu’on m’amène mes
filles ! Si les enfants ne respectent plus les pères ! », etc…
C’est là le début de la « Comédie humaine », c’est le premier roman
de la « Comédie humaine », en opposition à la Divine Comédie. Et c’est très certainement pour cette raison que le
père humilié, le père déraciné de cet espace de sens (que par ailleurs il
convient de ne pas idéaliser, je ne prêche pas le retour romantique à la Balzac
à un ordre du style « lys dans la vallée » !) cet ordre-là est
l’ordre à l’intérieur duquel, très réellement, au niveau de ce que sont les
individus cassés par ce dispositif-là, eh bien la parole est remplacée par
l’argent, et tous les rapports entre les hommes sont véhiculés par les rapports
d’argent. Qui fait que chez Balzac, il n’y a pas une page de Balzac sans qu’on
dise combien gagne un tel, d’où il a tiré l’argent, etc.
Alors c’est ce dispositif qui
est très ancien chez Lacan, qui est une de ses intuitions je crois de base, qui
fait que quoi ? Eh bien qui fait que pour sauver la teneur symbolique du
père, il ne nous reste rien d’autre qu’une idéalisation. Et ça c’est la
condition de l’homme moderne, et c’est la condition sociale de ce que
j’appellerai la vie fantasmatique du névrosé moderne. C’est ce que Lacan n’a
jamais cessé d’affirmer. Alors, comment sur cette base-là vont faire irruption
dans la névrose, les signifiants de ce mythe individuel ?
C’est là où il entre pour
l’illustrer, dans cette idée qu’il y a quelque chose dans l’ordre symbolique du
rapport au père, du rapport à la femme, etc… qu’il entre dans l’histoire de L’homme
aux rats. Je crois qu’on mesure mal à quel point dans les années 50, une
lecture pareille de L’homme aux rats pouvait être ahurissante, mais
littéralement ahurissante pour les analystes de l’époque. D’abord parce que les
analystes de l’époque étaient véritablement des gens qui étaient capables de
produire une théorie de la névrose obsessionnelle reposant sur ce que Lacan
dénonce, comme étant à la fois tout à fait juste et tout à fait incomplet,
autrement dit un rapport de l’enfant au père, la mère est interdite, il faut
surfantasmer un père pour interdire l’accès à la mère, l’enfant a été
précocement séduit, toute cette espèce de triangulation permanente qui est je
dirai le b a ba de ce que vous trouvez à l’époque. L’idée d’une part,
d’articuler cette question du père dans la névrose obsessionnelle, et du père
de L’homme aux rats, du père d’Ernst Lehrs, à son statut social, à la
déchéance sociale à laquelle il a effectivement été soumis, d’une part, et
deuxièmement, d’essayer de penser que cette déchéance sociale fait signe vers
une crise du Symbolique au sens des structures complexes de la parenté telles
que l’anthropologie de l’époque pouvait les mettre en œuvre, c’est absolument
ahurissant. Ça c’est vraiment quelque chose dont on comprend très bien que ça
pouvait être à la fois fascinant et complètement inintelligible, parce que, à
la fois ce recours à une sociologie historique très profonde, celle qui était
déjà dans l’article sur la famille, et en plus cette allusion à Lévi-Strauss,
et au dernière texte publié de Lévi-Strauss, était stupéfiante.
Alors, comment ça se
construit ? Comment ça se construit cette espèce de relecture tout à fait
perturbante de l’histoire de L’homme aux rats ? Elle se construit à
partir du fait que le père a dû faire un choix, choix que lui rappelle
constamment son épouse, qui était une femme aisée, c’est qu’il s’est
certainement marié avec cette épouse qu’il aime tout à fait, mais qu’il a
laissé sur le carreau une femme pauvre. Ce premier couple femme riche/femme
pauvre. Et puis la deuxième chose, c’est que non seulement le père a fait un
choix, mais que le père ¾ et
c’est là où quelque chose de l’ordre d’une castration particulière s’exerce sur
lui, qui est une des fonctions de son humiliation ¾ c’est que son père a fauté. Le
père a une dette de jeu, la dette de jeu a été payée par un ami, et l’ami a été
perdu de vue, et donc n’a pas pu être remboursé. Un ami providentiel, alarmé, a
payé la dette de jeu, le père ayant dilapidé, semble-t-il au carte, une provision
d’argent dont il avait la garde.
Ce que Lacan essaie de dire,
c’est que si vous prenez ces choses-là de manière extrêmement brute, qui sont
pratiquement des cadres réels de la fantasmatisation, c’est-à-dire qu’on plonge
le patient dans le fait qu’il y a des mariages, qu’il y a de l’argent, etc… Ce
qui lui fait écho, c’est que l’homme aux rats est mis en demeure par sa mère
d’épouser une femme riche, et que pour épouser une femme riche, il lui faut à
son tour laisser sur le carreau quelqu’un d’autre, qu’il aime secrètement. Une
dame qui est pauvre, et ¾ Lacan
ne le dit pas là, mais on le sait par les notes de Freud et puis par le cas
lui-même ¾ que cette dame avait
subi une ablation des ovaires et ne pouvait pas avoir d’enfant. Et, dans cette
espèce de constellation étrange, au moment où il se trouve lui-même à l’armée,
en manœuvre, il a une petite dette à payer. Une dette absolument dérisoire,
puisqu’il s’agit de payer quelqu’un qui a amené donc ce lorgnon qui était
laissé à la poste. Alors c’est ça qui est extraordinaire dans ces situations de
déclenchement de crise obsessionnelle : il suffit de mettre en perspective
un certain nombre de ces notions pour qu’immédiatement l’univers de ce sujet se
déchire complètement, et que dans un mouvement de quasi dépersonnalisation, au
lieu d’aller dans la direction du train où il irait payer la fameuse dette à la
postière, il prend la direction en sens inverse et semble-t-il se précipite
chez Freud.
Alors qu’est-ce qui se passe ? Je vous le rappelle
ce que j’avais dit sur L’homme aux rats et que je reprends un petit peu…
Le capitaine Novak, le nom n’est pas donné mais qu’on connaît par les notes,
donc Novak, ce personnage étrange qui racontait à l’homme aux rats le supplice
tiré du Jardin des supplices d’Octave
Mirbeau des rats introduits dans l’anus, dit qu’il doit une certaine somme à un
certain Lieutenant A qui a payé à la poste pour obtenir le lorgnon en
recommandé envoyé de Vienne. Et alors, à ce moment-là, lui vient une première
injonction : ne pas payer. Et
immédiatement se forme la contre-injonction, le contre-serment : je dois absolument payer A. Or, il se
trouve que ce n’est pas à A qu’il doit l’argent, mais à B, un deuxième
officier. Et tout à coup il apprend qu’en réalité non, ce n’est même pas tout
ça, de façon… on ne sait pas très bien si c’est rapide ou pas, en tout cas il y
a une sorte de déplacement qui échappe à sa volonté, que non en fait ce n’est
pas à B qu’il doit cet argent, c’est à la dame de la poste qui a payé de sa
poche pour que cet officier puisse récupérer son lorgnon. Et alors il se forge
ce mécanisme extrêmement pur, que je mets au tableau… se forge immédiatement
cette espèce de contrainte extrêmement structurée, qui est que comme il faut
payer A, il faut que A paye B, pour que B paye C – la dame de la poste – et pour
que C paye enfin elle-même A.
L’essai tourne en rond de façon
à ce que cette espèce de succession de dettes soit payée dans cet ordre-là.
Tout ceci avec la claire conscience que comme c’est la dame de la poste qui a
payé de sa poche, que s’il organise ce dispositif littéralement absurde, la
dame de la poste se trouvera lésée. Mais le fait qu’il en est conscient, que ce
soit une partie de son raisonnement, j’attire votre attention, n’empêche pas ¾ le fait que la dame soit lésée
¾ de faire partie du
symptôme. C’est-à-dire que ce n’est pas parce qu’il a tout à fait raison de
penser qu’elle est lésée que le fait qu’elle soit lésée n’ait pas une autre
signification à l’intérieur du dispositif, laquelle va apparaître bientôt. Ce
que Lacan suggère, c’est que ce dispositif de transmission de la dette, qui est
reconstruit de manière à revenir au point de départ, et à éteindre la dette,
puisque c’est le but essentiel dans la névrose obsessionnelle, éteindre cette
dette fait, dit Freud, écho de manière déformée à la dette du père.
Puisque, qu’est-ce qui se passe ? C’est que vous
avez l’ami riche, perdu de vue, qui donne de l’argent au père, qui donne de
l’argent au joueur. D’autre part, deuxième dispositif lié au choix de l’épouse
du mari ¾ je glose un peu pour qu’on
voit ce que Lacan dit ici ¾ c’est
que la dame riche, c’est-à-dire la mère du patient, paye le père qui du coup
lèse la femme pauvre à laquelle supposément il aurait dû devoir son amour.
Ce qui commence à se goupiller
dans cette espèce de superposition de dettes emboîtées, dit Lacan, c’est que
justement lorsqu’on revient au point de départ, ce qui n’a jamais pu avoir eu
lieu, pour le père, c’est qu’on bout de cette chaîne (l’ami riche →
le père → le joueur), on puisse repayer l’ami riche. L’ami riche a
disparu. Et ça c’est un des traits fondamentaux de l’existence de la famille
Lehrs, c’est qu’on ne sait pas ce qu’il est devenu, et que celui qui a sauvé
l’honneur du père, et permis au père notamment en sauvant son honneur d’épouser
cette femme riche, a disparu. Tandis que dans le dispositif complètement bouclé
des dettes qui sont payées (A → B → C → A), il y a la femme
lésée, mais en même temps on revient au point de départ et on peut repayer A.
Donc vous mesurez ici pourquoi le caractère d’injonction à payer A régit tout.
C’est celui qui a eu les moyens, et d’ailleurs il fascine complètement semble-t-il
Ernst Lehrs pour plein de raisons, c’est celui qui a les moyens. Et puis les
associations, dit aussi Freud, les associations, je vous rappelle une chose,
c’est que la gentille dame, la gentille dame de la poste, est en fait associée
par Ernst Lehrs à une servante d’auberge qu’il a un peu tripotée la veille et
qui est le modèle de la femme pauvre, qui est l’équivalent associatif de la femme
pauvre dans le dispositif.
Alors à partir de ces espèces
de chaînes emboîtées que conjecture Freud, et que reconstruit dans leurs séries
Lacan, qu’est-ce qu’il vise à faire, Lacan ? Il vise à montrer que la
névrose du sujet, elle se situe dans une « diplopie » sur sa dette.
C’est le terme qu’emploie Lacan : une diplopie. Il y a la dette du père
d’un côté, il y a la dette du sujet de l’autre. Et que justement, la dette du
sujet est comme emboîtée dans le dispositif de la dette du père d’une manière
telle qu’il ne peut plus donner aucune espèce de repère séparant les dettes des
uns et les dettes des autres. Et c’est pour ça qu’il a beau être complètement
conscient du fait que c’est une folie ¾ cette
espèce d’obsession de faire rembourser d’une façon aberrante…¾, il a beau être conscient du
fait qu’à un moment la dame de la poste va être lésée, le fait qu’elle le soit
en fait partie, qu’il en soit tout à fait conscient ou pas, le fait que ce soit
tout à fait rationnel et évident (c’est ça qui fait, vous vous rappelez, la
difficulté de la névrose obsessionnelle, c’est que les gens ont raison), c’est
que le fait qu’il ait raison de penser ça n’empêche pas du tout que ça ait une
fonction dans le dispositif. Et c’est ça qui très probablement, comme je vous
l’avais raconté, incitait les thérapeutes de l’époque, à donner dans le
traitement moral au sens de la discussion rationnelle du bien-fondé des
ratiocinations des gens. Le problème, c’est de savoir si le fait qu’on a
conscience ou pas qu’on va léser la dame a une fonction ou pas dans le
dispositif. Ce n’est pas le fait de savoir si objectivement et réellement, l’homme
aux rats a tort.
Alors néanmoins, comme
d’ailleurs toujours, l’inscription de Freud dans le transfert là-dedans, elle
se fait au départ, comme le dit très bien Lacan, sur le mode de « mais mon
vieux c’est pas si grave, du calme », etc. Sauf que comme c’est toujours
le cas dans ce type de situation, et c’est pour ça Freud, je crois
effectivement que Lacan a raison, Freud se trompe un peu en pensant qu’il est à
la place du père. Il est beaucoup plus, là, en fait à la place d’un de ses
amis, un de ses pairs qui rassure régulièrement le sujet. C’est que si le sujet
est déculpabilisé, alors c’est l’élément qui manque dans le raisonnement de
Lacan et que je restitue, c’est que si on le déculpabilise, on accroît sa
dette. C’est-à-dire que diminuer la pression, c’est augmenter la dette en
créant quelqu’un à qui on va, en plus, devoir d’aller mieux. Ce qui fait que
l’ambivalence du pauvre Ernst à l’égard de Freud, se met elle-même à
fonctionner en attrapant les identifications dont il dispose ¾ imaginaires ¾ à cet endroit-là, et qu’il
s’imagine que Freud, c’est assez équivoque, veut lui donner ou veut lui imposer
sa propre fille. Laquelle fille est parée évidemment de tous les atouts, en
particulier cette fille est supposée riche, et apparaît dans un cauchemar du
sujet avec des crottes à la place des yeux. Comme des « lunettes de
crottes », comme dit Lacan. Et on voit bien comment ce rêve, ou cette
espèce d’idée ¾ que Lacan appelle un
délire, il y a un élément de folie qui n’empêche pas bien évidemment par
ailleurs le sujet de savoir très bien que ce n’est pas comme ça que ça va se
passer ¾ ça joue le rôle d’une
solution dans le dispositif : c’est-à-dire que la fille que je dois
épouser, c’est-à-dire à qui je me dois,
est dégoûtante, donc personne ne peut l’épouser. Une sorte de tentative
n’est-ce pas, d’à la fois réaliser le bouclage du dispositif tout en faisant en
sorte que manifestement ce soit absolument impossible.
C’est là où ce qu’écrit Lacan
dans ce passage est littéralement une tentative d’introduire l’ordre symbolique
au sens du structuralisme de Lévi-Strauss dans l’analyse du cas.
Pourquoi ? Je vous rappellerai le cas-type qui donne l’idée fondamentale
de la règle des échanges, qui est le kula
de Malinowski. Le kula de Malinowski
aux îles Trobriand ça se passe de façon je dirai idéaliste et merveilleuse en
quelque sorte. Vous avez des îles, qui en plus de ça sont disposées plus ou
moins en cercle (ce n’est pas évident) et alors effectivement les clans se
transmettent les femmes dans un sens, puis dans l’autre sens, le sens inverse,
dans des voyages rituels circulent des richesses qui sont en fait des grandes
jarres, des grands pots (d’ailleurs vides, semble-t-il) mais qui vont de clan
en clan et qui sont la monnaie d’échange en échange des femmes qui circulent.
Vous avez ces espèces de deux circulations emboîtées.
Alors, ce qu’on va essayer de
penser ici, c’est la chose suivante : c’est qu’on n’est pas dans des
structures (celles que dans l’édition de 1948 Lévi-Strauss a essayé de décrire
le plus minutieusement possible) on n’est pas dans des structures élémentaires.
Dans les pays occidentaux, nous vivons dans des structures complexes de la
parenté. Autrement dit, dans des structures où la seule exigence, c’est la
pure exogamie : il n’y a pas de mariages prescrits, pas de mariages
prescriptifs. Cette exogamie, pure, repose sur de purs interdits.
C’est-à-dire : on ne peut pas se marier avec telle et telle femme, mais il
n’y a pas de femmes, ou même de mariage préférentiel, avec lesquelles on peut
se marier, qui soient littéralement indiquées. Autrement dit, on va prendre
femme ailleurs, et cet ailleurs est un en-dehors fondamentalement abstrait. Et cette
abstraction du « en-dehors de la famille » donne un caractère
extraordinairement complexe pour les anthropologues aujourd’hui pour déchiffrer
quelles sont les raisons qui agissent quand même, dans le simple exercice d’une
interdiction de se marier à l’intérieur de la famille et d’une injonction à se
marier dehors. Parce qu’il y a de bonnes raisons de penser, ce sont des raisons
qui sont déduites, comme j’avais fait l’an dernier avec Augé, de l’analyse des
systèmes semi-complexes, que même sans que les gens n’en aient aucunement
conscience, mais alors aucunement, il semble qu’il y ait des structures
cycliques, qui sur des générations et des générations, font que les gens se
marient les uns avec les autres d’une manière relativement réglée, partout
évidemment où la mobilité géographique n’est pas trop grande.
Alors ça se présente donc comme
quelque chose de purement interdicteur chez nous, et non pas de prescripteur,
qui indique, n’est-ce pas, le lieu où sont les femmes : c’est ailleurs. Ce
qui est extrêmement frappant, c’est que Lacan passe de l’hyper-abstraction de
cette dette, c’est-à-dire que finalement, ses filles, on les doit à un autre
homme, et que tout homme doit aller chercher sa femme dans une autre famille,
et que la seule chose qui reste à l’interdit de consanguinité… il montre
qu’effectivement, elle a un écho subjectif.
Un écho subjectif que vous
entendez très bien sur les équivoques sur le verbe « devoir ».
C’est-à-dire que lorsqu’un clan doit à un autre clan qui doit à un autre clan,
etc, en chaîne, le « doit » ¾ on me
doit une femme ou je dois une fille ¾ ce
n’est plus pour nous la dette de mon clan par rapport à un autre, c’est ce que je dois à l’autre. Quelque chose ici de
l’ordre de l’intériorisation du devoir, devoir envers l’autre ou l’autre me
doit quelque chose. Et c’est ce qui permettrait comme ça ¾ mais alors de façon tout à
fait spéculative ¾ que la source du
contre-serment obsessionnel est dans la prohibition de l’inceste, comme une
injonction négative absolue. Il y a une injonction négative absolue. Et c’est
précisément parce qu’il y a cette injonction absolue qui dessine un ailleurs,
un Autre, etc… que le contre-serment peut prendre cette figure absolument
torturante à l’intérieur du sujet. L’interdit de l’inceste est, dans les
systèmes complexes de la parenté, quelque chose qui est voué à exercer des
ravages sur le sujet. Parce que c’est lui qui doit s’imposer à lui-même cette
contrainte absolument négative, et qu’à aucun moment du dehors ne lui vient ce
soulagement qui ferait de la dette un système facilement imaginarisable,
économisant au sujet un certain nombre d’interdits à s’infliger à lui-même, de
tabous, parce que l’ordre social viendrait y remédier.
Du coup, ça rend ¾ ce qui est facilement
apprivoisé sur le mode du mythe dans les systèmes de parenté ¾ ça rend ce don premier
impayable. Le don premier qui a fait qu’il y a eu un clan qui a donné ses
femmes à un autre clan, qui a donné ses femmes à un autre clan, etc… Ce don
premier qui est impayable, mais qui est économisé dans l’ordre d’un mythe
partagé organisant la circulation des femmes et des richesses, ça rend ce don
absolument impayable, dans un système de parenté complexe. Parce que justement,
payer la dette, d’aucune manière, n’effacera le don premier. D’aucune manière,
ça ne peut apparaître comme une sorte de stabilisation imaginaire ¾ un prêté pour un rendu ¾ qui est ce qui au contraire
donne ce caractère circulaire à certains systèmes de parenté, comme disait Augé,
donne aux choses l’apparence d’une sorte d’équilibre des comptabilités. Au
contraire, le caractère de don premier s’accroît dans son abstraction. Alors la
chose extravagante que propose Lacan, c’est que le trognon de cette circulation
pure, de A qui donne à B qui donne à C, etc…, eh bien qu’est-ce que nous
faisons ? Nous l’habillons de bric et de broc avec nos objets sexuels et
nos dettes sociales ou imaginaires. Que l’homme aux rats, c’est juste
quelqu’un qui a affaire à cet espèce trognon abstrait d’impératif de la
circulation et qui sur cet espèce de déplacement symbolique, qui fait de lui un
être humain ancré dans un espace symbolique, un système de parenté, etc, eh
bien là-dessus va se greffer un le dispositif de l’argent qui est dû, de la
femme qui a été délaissée, etc… En sorte, en sorte que va lui échapper quelque
chose qui est un peu évidemment idéalisé ¾ ce
n’est pas moi ce que j’ai vu en Afrique chez les Sothos, ce n’était pas comme
ça que ça marchait, parce qu’en fait ce n’était pas si idéalisé que ça, ce
n’était pas si idéal que ça, mais nous pouvons comme ça rêvasser, et penser que
dans d’autres cultures, où il y a des systèmes de parenté différents, on
pourrait comme ça penser que les gens transmettent la dette à la génération
suivante, je dirais de façon beaucoup plus subjectivement reposante que nous.
Dans la mesure où le système étant bien huilé et apparaissant dans une sorte de
soutien mythique, qui est très réel, dont on voit très bien comment les gens
peuvent en parler, peuvent le décrire, comment ils peuvent savoir ¾ les petits garçons savent très
tôt qui garde les moutons et avec telle ou telle petite fille avec laquelle ils
vont se marier, etc. ¾ donc
cette espèce de régularité, de régularisation des échanges, donc de certitude
d’avoir, en tant et en heure, un objet sexuel, un statut, une richesse
déterminée.
Chez nous, cette question de la
transmission de la dette devient énigmatique, dans la mesure où elle est contaminée
par les questions d’argent, les questions de statut, qui viennent à chaque fois
miner le caractère fluide de tout ce que nous pouvons idéaliser dans le
Symbolique. Annuler la dette, c’est pour ça que je trouve le mot très joli,
puisqu’il fait signe vers l’anneau, l’anneau du kula, va faire en sorte qu’au fond, au total, ça va revenir au
point de départ, et cette annulation de la dette ne serait plus simplement sa
circulation, mais sa réduction à zéro, à rien du tout. Plus personne ne devrait
rien à personne.
Ce qui est la modalité
absolument typique de la compensation obsessionnelle, c’est-à-dire l’idée où
partout où il y a des entrées, il faut qu’il y ait des sorties, etc… Et que les
trous doivent être bouchés. Cet endettement-là, je voudrai faire maintenant
quelques remarques sur la notion de Symbolique chez Lacan, pour justement,
comme l’an dernier j’avais beaucoup parlé des chaînes de Markov, peut-être à
tord d’ailleurs, de montrer un petit peu d’ailleurs quel est le système logique
et mathématique auquel Lacan fait référence au début des Ecrits. Je
crois que ce que je voudrais plus raisonnablement dire pour ne pas rentrer dans
ces détails formels des chaînes de Markov au début des Ecrits, c’est de
dire que le Symbolique chez Lacan, naît de quelque chose qui est un acte du
sujet, qui n’est pas du tout un acte anodin, qui n’est pas du tout l’acte de
connaître le fonctionnement des ordinateurs avec ses zéros et ses uns, qui est
l’acte de parier.
Là où le Symbolique émerge à
l’état pur, c’est dans un pari. Et un pari, ce n’est pas un acte de
connaissance. Pourquoi ça émerge dans un pari ? Parce que dit Lacan de
façon je crois tout à fait juste - vous vous
rappelez, c’est le jeu de pair et impair au début des Ecrits :
c’est de savoir, qu’est-ce qui va sortir ? Si c’est du oui ou du non, si
c’est du pile ou du face, si c’est du plus ou du moins. Et que ce que le pari
isole, fait émerger, c’est un « événement », un événement au sens des
probabilités, c’est-à-dire que ça découpe dans le réel quelque chose qui n’est
pas une partie du réel, une masse, un objet avec des contours, mais quelque
chose de beaucoup plus délicat à isoler, dont l’ontologie elle-même est
d’ailleurs difficile à caractériser, qu’on appelle un événement. A partir de ce
point, c’est-à-dire… c’est en pariant de ce qui va sortir de l’Autre qu’on fait
émerger le caractère radicalement symbolique des réponses de l’Autre, de ce qui
sort de l’Autre, comme les jetons blancs ou noirs qui sortent de l’urne ¾ pour rester dans le domaine du
vase, cher à Lacan. C’est que vous avez la constitution d’une séquence qui n’a
de sens que par rapport au fait que c’est de l’Autre que sortent les jetons
blancs ou noirs, les plus ou les moins. Toute l’histoire des chaînes de Markov
consiste à montre que vous avez l’impression que vous ne pouvez sortir que du
plus ou du moins, et qu’à chaque fois c’est complètement au hasard, mais qu’en
réalité, quand on prend des séquences suffisamment longues, on s’aperçoit qu’il
y a un ordre qui s’instaure à l’intérieur de ces plus et moins, que certaines
séquences peuvent revenir ou non de manière cyclique, quand une certaine
séquence de plus et de moins est suivie d’une autre séquence de plus et de
moins, alors il ne peut pas y avoir une troisième de plus et de moins qui suit,
etc. Et qu’un ordre, de façon absolument immanente jaillit de quelque chose qui
est purement stochastique, qui est le jet de pile ou face et quelque chose
s’organise à ce niveau-là.
Comme c’est étroitement lié à
ce qui sort de l’Autre, c’est ce qui fait la structure radicale de la demande.
Lacan a une formule comme ça ¾ que je
ne comprends peut-être pas, mais en tout cas je vais vous dire ce que j’y
comprends ¾ c’est que « demander,
c’est symboliser l’Autre ». C’est tout à fait ça. Demander c’est
symboliser l’autre, au sens où c’est justement faire de l’Autre quelqu’un qui
est capable de répondre par ce plus ou moins. C’est-à-dire que le moment, par
exemple quand on fait une déclaration d’amour, la demande d’amour c’est très
précisément s’exposer à quelque chose qui s’impose absolument au sujet comme à
celui à qui il fait sa déclaration d’amour : c’est oui ou non. Il ne se
peut pas qu’une porte soit ouverte et fermée. C’est oui ou non. Et que du coup,
cet espèce de dispositif qui fait ou bien la porte est ouverte et c’est oui, ou
bien la porte est fermée et c’est non, l’acte de la demande dans ce qu’elle a
de pari, dans sa dimension de pari, force l’Autre à adopter une configuration,
ou de toutes façons, c’est ou l’un ou l’autre. Et vous voyez émerger ici
l’Autre comme étant ce réservoir de réponses binaires, de structures
oppositionnelles, comme étant ou bien c’est oui ou bien c’est non. Et bien plus
que cela : non seulement demander c’est faire émerger ce oui ou non, mais
désirer c’est se symboliser. Autant
la demande est une symbolisation de
l’Autre, construction de l’Autre comme un système symbolique, autant désirer
c’est se symboliser. Puisque ça
implique qu’on se soutienne de ce que Lacan appelle un non-être. C’est-à-dire qu’on entre comme un acteur dans le jeu.
Je suis sensible à cette
dimension de la demande, la demande d’amour comme toujours un pari. Pari dont
en fait l’effet s’exerce aussi bien sur celui à qui on fait cette demande
d’amour, qui du coup se trouve pris, qu’il le veuille ou pas, précisément dans
le oui ou non. Bien sûr il reste libre, il reste libre à l’intérieur du oui ou
non. Et à cet effet en retour, selon lequel désirer, s’instituer comme sujet
désirant, c’est se soutenir réciproquement de ce non-être.
Alors, ces séquences abstraites
¾ je reviens à mon analyse
¾ c’est que ces séquences
abstraites du Symbolique sont à l’arrière-plan des signifiants du mythe
individuel. Et que le problème, c’est de réussir à instituer un lien charnel
entre cette économie du Symbolique, qui peut être hyper-abstraite, qui est
celle d’une chaîne dans laquelle les éléments comme ça se mettent à fonctionner
les uns par rapport aux autre, comme les chaînes de Markov par exemple, sorte
de symbolique à l’état pur, et puis ce qu’il y a dans les signifiants du sujet,
ces signifiants qui sont puisés sur son corps, qui ont une texture imaginaire,
qui ont l’histoire des phrases entendues, qui ont un goût pour le sujet, et qui
sont éventuellement capables de découper sur son corps les blasons de la phobie,
les hiéroglyphes de l’hystérie, etc.
Comment est-ce que peut
s’opérer cette espèce de jonction entre le formel et le sexuel ? Pour
élucider quel était l’état de la question quand Lacan la soulève, je vous ai
apporté un texte qu’il cite dans les Ecrits, qui est un texte de 1951,
qui était paru en anglais, qui est un texte de Lévi-Strauss, un de ces textes
fous qu’écrivait Lévi-Strauss dans les années 50, un texte qui est tellement
spéculatif, et qui est tellement audacieux d’une certaine manière, que c’est
très étonnant qu’il ne l’ait jamais répudié. Il y a des choses très curieuses
chez Lévi-Strauss. Alors, il parle de… ¾ je
vais vous lire ce texte, c’est « langage et parenté » ¾ et c’est la traduction en
français de « Language and the Analysis of Social Laws » qui était
dans l’American Anthropologist. Quand
j’avais travaillé sur ça, ce texte ne m’avait pas arrêté et vous allez voir
pourquoi il est très étrange. Alors il part donc d’une critique parfois
adressée aux Structures élémentaires de la parenté :
«… livre anti-féministe,
ont dit certains, parce que les femmes y sont traitées comme des objets. On
peut être légitimement surpris de voir assigner aux femmes le rôle d’éléments
dans un système de signe. Prenons garde, pourtant, que si les mots et les
phonèmes ont perdu (d’ailleurs de façon plus apparente que réelle) leur
caractère de valeurs et sont devenus de simples signes, la même évolution ne
saurait intégralement se reproduire en ce qui concerne les femmes (on
respire !). A l’inverse des femmes, les mots ne parlent pas. En même temps
que des signes, celles-ci sont des producteurs de signes (pas des
productrices, hein : des producteurs) ; comme tels, elles ne peuvent se
réduire à l’état de symboles ou de jetons. Mais cette difficulté théorique comporte
aussi un avantage. La position ambiguë des femmes, dans ce système de
communication entre hommes, en quoi consistent les règles du mariage et le
vocabulaire de parenté, offre une image grossière, mais utilisable, du type de
rapports que les hommes ont pu, il y a bien longtemps, entretenir avec les
mots. Par ce détour, nous accéderions donc (enfin un conditionnel !) à un
état qui reflète approximativement certains aspects psychologiques ou
sociologiques caractéristiques des débuts du langage. Comme dans le cas des
femmes, l’impulsion originelle qui a contraint les hommes à
« échanger » des paroles ne doit-elle pas être recherchée dans une
représentation dédoublée, résultant elle-même de la fonction symbolique faisant
sa première apparition ? Dès qu’un objet sonore est appréhendé comme
offrant une valeur immédiate, à la fois pour celui qui parle et celui qui
entend, il acquiert une nature contradictoire dont la neutralisation n’est
possible que par cet échange de valeurs complémentaires, à quoi toute la vie
sociale se réduit ».
Je ne dis pas que je comprends
ce texte, je vais vous dire ce que j’y comprends. C’est qu’à l’origine du
langage, eh bien les mots c’étaient comme des femmes. C’est-à-dire que le
rapport que les femmes, en tant que message dans le langage, dans le symbolique,
n’est-ce pas, les femmes sont quelque chose qui est échangé entre les hommes de
la même manière que les mots sont des choses qui sont échangées entre les
humains. Et il y aurait un rapport, ce ne serait pas du tout un rapport
d’analogie mais un rapport d’homologie structurale forte entre les deux. Et
nous devrions pouvoir penser l’échange des mots comme l’échange des femmes et
l’échange des femmes comme l’échange des mots à l’origine même de l’émergence
de la fonction symbolique. Ça c’est le premier point. Encore pas trop difficile
à comprendre. La deuxième chose, c’est que lorsqu’un mot, par le biais du
symbole, finit par avoir la même valeur pour celui qui parle que pour celui qui
entend, c’est-à-dire si on peut faire équivaloir par le biais du symbole, ce
que comprend l’un à ce que comprend l’autre, on créé l’identité du différent,
on créé l’identité du différent par le signe, et que comme ça c’est absolument
contradictoire ¾ c’est comme ça que je
comprends le texte ¾ la seule
manière de neutraliser cette contradiction, ce serait de communiquer le
symbole, et de le faire circuler. Autrement dit, l’échange, qu’il soit un
échange de femmes ou un échange de mots, serait un moyen de neutraliser, de
compenser ou de faire circuler la contradiction parce qu’elle ne peut pas en
rester à un point particulier du système sans le dissoudre. Et donc ça doit se
déplacer, la contradiction doit se déplacer, et ce qui se déplace, évidemment
les femmes qui viennent de clan en clan et de génération en génération… parce
que ce sont authentiquement des signes, déplacer la contradiction interne du
système.
C’est là que le texte devient
carrément fou dans le texte de Lévi-Strauss, parce que Lévi-Strauss dit :
tirons-en les conséquences. Ça devrait vouloir dire, s’il y a une homologie
réelle, pas une simple analogie entre les femmes qui circulent comme des mots,
entre les systèmes de parenté et les langues, alors on doit pouvoir décrire
système de parenté et structure des langues d’une manière qui fasse apparaître
des invariants formels. Et il doit y avoir donc par aire linguistique, et par
aire de systèmes de parenté, des choses communes. Ça aboutit aux résultats
loufoques, qui sont énoncés dans les pages d’après. J’ignore absolument
aujourd’hui, ce qu’en penserait un anthropologue, sur l’aire tibétaine, l’aire
océanienne, etc. Mais je trouve les conclusions de Lévi-Strauss loufoques,
parce que personne aujourd’hui n’oserait soutenir de telles homologies. Enfin si,
il y a des gens qui les soutiennent, et c’est encore pire, c’est comme Cavalli-Sforza
qui pense que les langues sont associées à des groupes sanguins, à des traits
biologiques. Là c’est un truc un petit peu différent. L’article associe par
exemple l’indo-européen, car dans toute la zone indo-européenne, nous avons des
systèmes complexes de l’échange généralisé, c’est-à-dire que des règles
d’exogamie avec aucun mariage préférentiel, et effectivement, dans ces systèmes
complexes de l’échange généralisé, il y aurait des langues à structure simple,
mais avec de nombreux éléments. C’est-à-dire que de nombreux éléments seraient
à même de pouvoir remplir la même fonction à l’intérieur de structure simple.
Ce qui est, effectivement, quelque chose d’homologue. On peut décrire d’une
certaine manière un certain nombre de langue indo-européenne ¾ par exemple les langues à
désinence ¾ sur ce mode-là. Vous
avez des structures simples (les radicaux) et puis de très nombreux éléments
qui peuvent les faire varier (les terminaisons). En revanche, dit Lévi-Strauss,
dans le système sino-tibétain ¾ le
système sino-tibétain, je le rappelle, c’est la forme la plus simple de
l’échange généralisé dans les systèmes complexes en anthropologie :
c’est-à-dire qu’il y a mariage préférentiel avec la fille du frère de la mère ¾ eh bien, qu’est-ce que c’est cette
forme simple de l’échange généralisé ? Elle serait ce qui peut s’étendre
le plus facilement, admettre le plus grand nombre d’individus, c’est très
important dans les sociétés à grosses populations comme les sociétés chinoises…
Donc vous avez des structures complexes, avec peu d’éléments et énormément de
combinaisons. Et Lévi-Strauss dit : « bon sang mais c’est bien
sûr, c’est toutes des langues à tons ! ». Effectivement dans les
langues à ton, vous avez une grande quantité de monosyllabes, vous les déclinez
avec vos quatre tons en chinois, etc. (enfin en phonologie il n’y a que deux
tons, les autres sont des tons composés) et vous avez une sorte d’homologie formelle
entre la langue parlée par les gens et puis leur système de parenté. Alors ce
que ça a de complètement loufoque, c’est qu’évidemment, plus vous prenez
quelque chose d’abstrait, et à force de combiner des structures et des
éléments, il est assez difficile de ne pas trouver quelque chose qui finisse
par ressembler, entre la langue et le système de parenté.
Ça n’arrête absolument pas
Lévi-Strauss, parce que je crois que Lévi-Strauss s’est vraiment intimement
persuadé que l’ordre symbolique, c’est du réel. Ce n’est pas du tout quelque
chose qui est une sorte d’instrument heuristique pour expliquer ce qui se passe
dans la parenté, le langage. C’est du réel. Et c’est à la limite encodé dans le
cerveau. Lacan, de son côté, a proposé des choses qui sont à peine moins spéculative
sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure, qui consistent à dire qu’en fait,
pour comprendre ce qui se passe dans l’organisation subjective de ces systèmes
de parenté, il faut bien voir que s’il y a des femmes qui circulent dans un
sens, c’est le phallus qui au niveau symbolique circule dans l’autre. Et que
les systèmes de compensation emboîtés se font de cette manière-là.
Alors comment une spéculation
aussi invraisemblable sur l’emboîtement du Symbolique, des systèmes signifiants
de la langue et puis de l’échange des femmes peut-il éclairé si peu que ce soit
la clinique ? Alors c’est là où Lacan avance sa carte maîtresse dans
l’analyse de L’homme aux rats, c’est qu’il dit : « mais c’est
très simple, ça nous oblige à refondre l’Œdipe ». Ça nous oblige à penser
l’Œdipe non pas comme quelque chose à trois termes, mais à quatre termes. Et à
quatre termes avec en réalité pratiquement ces quatre sont cinq termes
lorsqu’il y en a un qui se dédouble, c’est ce qui permet de penser le
narcissisme, et puis il y a le dernier terme, le terme supplémentaire qui est
la mort, mais qui est étroitement lié au narcissisme. Alors comment, dit-il,
fait-on une crise névrotique ? Eh bien au moment, dit-il, où un sujet est
amené à prendre sa place dans l’ordre sexuel et générationnel. Ce qu’on peut
lui souhaiter, c’est que (il prend l’obsessionnel, le sujet homme), c’est qu’il
soit dans l’assomption de sa fonction d’homme, qu’il soit le sujet de ses
actes, qu’il estime qu’il est présent dans ses actes, que ce n’est pas par
« raccroc » comme dit Lacan, mais bien par lui-même qu’il a cette
présence à ce qu’il a fait, et que d’autre part il puisse s’accorder à son
objet sexuel, d’une façon qui est la jouissance paisible du père de famille,
dit-il avec plus ou moins d’ironie. Mais si le sujet est névrosé, qu’est-ce qui
se passe ? Il se passe un système de deux dédoublements. C’est-à-dire
qu’au moment où le sujet s’assure de lui-même, au moment où le sujet doit se
marier, par exemple, prendre sa position virile, son objet sexuel se fend en
deux : femme riche / femme pauvre. C’est-à-dire qu’au moment où du côté du
sujet quelque chose vient apparaître comme la possibilité d’une complétude ou
de quelque chose d’une auto-affirmation, il ne sait plus laquelle des deux
femmes choisir. Une deuxième femme apparaît. Tandis que réciproquement, au
moment où le sujet, dit Lacan, peut être au point le plus proche de familiarité
de son objet sexuel, par contre coup, immédiatement, c’est lui qui se divise,
et qui peut dans une sorte de relation à un double imaginaire parfait, se
sentir devenir étranger à lui-même, étranger à ses propres actes, et se sentir
victimisé de ne pas être ce jumeau idéal qui, à sa place, continue cette
existence romantique, ce rapport idéal, satisfaisant, à l’objet.
Je crois qu’il dit là des
choses qu’on retrouve absolument partout, qui ont trait à la division du sujet
par rapport à l’objet, à ce qu’il finira par écrire comme S barré poinçon a,
cet espèce de rapport de dédoublement dans le fantasme, mais ce qui est très
joli, c’est l’illustration qu’il en donne dans ce commentaire de la petite
aventure de Goethe avec Frédérique Brion. C’est-à-dire qu’il ne peut
s’approcher de Frédérique Brion que sous le déguisement, c’est-à-dire en étant
un autre que lui-même, déguisé une fois si je me rappelle bien en moine sous
une sorte de soutane déchirée, une autre déguisé en serviteur d’auberge. Et
puis une fois qu’il est vraiment lui-même et que cette espèce de malédiction
qu’on avait jeté sur lui autrefois quand il était adolescent se lève, alors
effectivement quand il est enfin lui-même et qu’il est au moment où il va faire
cette déclaration d’amour et qu’il a Frédérique Brion, tout à coup c’est la
sœur de Frédérique Brion qui apparaît à l’horizon. Et au moment où lui va être
dans cette position d’assomption de son rôle d’amant, l’objet cette fois se
dédouble. Et cet espèce de double croisement, que repère Lacan, nous oblige à
penser l’Œdipe en terme de quatuor.
C’est-à-dire si on pense l’Œdipe
comme quelque chose où il y a un rapport du sujet à son idéal qui vient
s’insérer exactement dans la faille entre le père symbolique parfait, idéal, et
le père humilié de la réalité. Le rapport du sujet à son moi idéal, vient
exactement se glisser dans cette faille qui fait que, entre le père symbolique
parfait qu’il devrait y avoir et le père humilié qu’il y a dans la réalité, un
mécanisme de compensation devient absolument nécessaire. Ce qui fait, et ça
c’est alors je crois le constat absolument fondamental de la psychanalyse qui
n’a jamais analysé que des sujets modernes, c’est que les enfants payent pour
l’humiliation des pères. Tout fils ne peut payer que pour l’humiliation du
père. Lesquels pères portent sur leur dos leurs doublures idéales comme les
stigmates de leur échec. Et Lacan n’hésite pas à dire qu’il y a toujours, dans
toutes ces familles, dans toute famille de ce type il y a l’oncle, il y a l’ami
perdu (dans la famille Lehrs, il y a l’ami perdu qui avait payé les dettes du
père et qui avait rattrapé la faute) il y a l’oncle parfait décédé si jeune
dans tel autre cas, etc… Dans le cas que je vous ai exposé longuement, le cas
de monsieur D., il y avait tous ces dispositifs comme ça d’étayage imaginaire,
et ces doublures imaginaires du père capturent l’image narcissique dédoublée de
l’enfant dans lequel elle vient s’emboîter. Avec un effet, dit Lacan, qui est
un effet mortifère. Puisqu’il n’y a rien de plus mortel qu’un idéal qu’on ne
peut pas rejoindre, qui dans la névrose obsessionnelle, a cet effet n’est-ce
pas, que le sujet fait le mort. Le sujet fait le mort au sens littéralement où
confronté à cette exigence idéale, immédiatement, il s’allonge. Faire de la
lumière, ce qui est la fin du texte de Goethe, « mehr licht » de
Goethe, plus de lumière, participe de cette idée selon laquelle au fond,
l’opération de l’interprétation consisterait simplement à manifester les
rapports symboliques dans l’ordre de la parenté, dans l’ordre symbolique,
auquel le narcissisme se voue à suppléer. Et qui engendre, et qui explique
littéralement ce que dans ce texte Lacan appelle la diplopie de la dette de
l’obsessionnel. La diplopie de Ernst Lehrs qui regarde sa propre dette comme la
dette du père.
Alors quel lien est-ce qu’on
peut en déduire du Symbolique et du signifiant ? Quel lien intrinsèque y
a-t-il entre Symbolique et signifiant ? Eh bien c’est ce que Lévi-Strauss
a tout à fait bien deviné : c’est qu’à la différence des mots qui ne
parlent pas, les femmes qu’on échange parlent. C’est que lorsque la femme est
échangée, eh bien on se rend compte d’une chose, c’est qu’elle est échangée
pour devenir mère. Elle n’est pas échangée pour autre chose que pour devenir
mère. Eh bien cette femme qui est échangée pour devenir mère, elle produit des
signes et elle parle. D’où on peut déduire ce que sont les signifiants d’un
sujet, c’est-à-dire les éléments de son mythe individuel, de ce qui va le
rattacher à la mythologie familiale et à mythologie collective à laquelle il
est contraint de souscrire. Les signifiants d’un sujet, les éléments de son
mythe individuel, c’est ce que cette mère remâche, c’est ce qui lui tombe de la
bouche de l’injonction sexuelle que lui intime le père en lui désignant un
autre homme. Ce qui lui tombe de la bouche, ces miettes de sens, tombent dans
l’oreille goulue des enfants. Littéralement, ce qu’elle remâche, de ces signes
qui ne peuvent être que des signes pris à l’intérieur du fait qu’elle est
envoyée en dehors de la famille, et qui fait la valeur exquise de certains
propos, de certains regards, de certains accents, qui sont ses signes qu’elle
produit. Ce que Lacan va dire, c’est pas seulement qu’elles parlent en général.
Elles parlent de la position de celle qui est envoyée dehors, que l’on pointe
en dehors. Et parlant de cette position-là, étant soumise, étant littéralement
castrée par cette opération qui la chasse et l’envoie chez un autre homme que
son père, les mots qui lui tombent sont toujours des mots qui remâchent cette
injonction et qui en quelque sorte font apparaître ici la condition de son
Œdipe.
Chez Lacan, ce même motif qui
est analysé dans ce texte, est appréhendé non pas au niveau formel, mais au
niveau le plus existentiel. C’est ce pourquoi dans la longue analyse de
l’histoire de monsieur D. que je vous avais racontée, vous voyez pourquoi la
désorganisation de la parenté, le crime commis par les nazis sur le père du
père de monsieur D., les rapts d’enfants, la volonté détournée de récupérer la
cousine, etc, à l’ombre des silences du père, tout cela excite une aliénation
narcissique absolument insupportable pour le sujet qui se voue littéralement à
réparer toutes ces failles. C’est pour ça quand même que je maintiens que tout
se maintenant dans ce cadre-là, c’est vraiment une névrose obsessionnelle quelles
que soient effectivement les inquiétudes qu’on peut avoir. Apparaît vraiment un
matériel qui fait que tous les symptômes de cette névrose gravissime et
extraordinairement paralysante sont tout à fait à chaque fois articulés à des
suppléances subjectives à un certain nombre de traumatismes infligés à la
parenté, dans la parenté, véhiculés par les silences du père et par un certain
nombre de choses autour.
Je vais arrêter là-dessus en
faisant une remarque un petit peu difficile sur quand même une différence qui
me semble apparaître assez nettement entre le Symbolique de Lacan et celui de
Lévi-Strauss. C’est que ce que Lacan ajoute à ce dispositif structuraliste,
c’est un rapport à l’image de soi qui n’est justement pas un rapport
imaginaire. C’est-à-dire que c’est un rapport tout à fait réel qu’il y ait un
stade du miroir. Un rapport réellement structurant. Il y a un réel de
l’imaginaire dans cette asymétrie entre les élans de l’enfant et ce qu’il peut
récupérer de son propre être dans l’écho quand c’est du son ou le reflet quand
c’est de l’image dans lesquels il s’appréhende. Parce qu’il y a un dédoublement
dans le réel. Ce n’est pas parce que c’est de l’imaginaire, que ce ne sont que
des images. Au contraire, ces images elles ont une architecture propre. C’est
ce qui fait que si l’autre est mon semblable, mon semblable est mon alter ego. D’une manière tout à fait
radicale. C’est pourquoi la vision de Lévi-Strauss, quand il décrit cette
contradiction du symbolique, la vision de Lévi-Strauss, c’est celle d’un danger
qu’on connaît bien avec les psychotiques, mais qu’on voit aussi chez les
enfants, c’est celui du devinement des pensées. C’est-à-dire que quelque chose
ait le même sens dans ma tête que dans la vôtre. Vous savez chez les enfants,
plein d’enfants comme ça, en particulier c’est le cas de L’homme aux rats,
il y a cette espèce de sentiment du devinement des pensées par les parents,
comme si les parents lisaient à livre ouvert dans la pensée des enfants. Un
certain nombre de déclenchements psychotiques typiques, c’est lorsque quelqu’un
peut faire l’expérience d’une coïncidence des pensées. Parce que dans d’un coup
quelqu’un se met précisément à dire ce à quoi j’étais en train de penser, le
sujet peut tout à fait se dire non seulement « j’y pensais et tout à coup
ça se réalise », mais « on me vole mon âme ». Il y a un
« vol d’âme ». Et ce n’est absolument pas du tout, ces phénomènes,
quelque chose à prendre à la légère. Ce n’est pas du tout justement une
métaphore, c’est que littéralement si quelqu’un est en train de dire le mot
auquel je pense, c’est mon moi qui cesse d’être mon moi. Quelque chose ici se
met à intervenir réellement. C’est pourquoi c’est contre (me semble-t-il)
quelque chose qui confinerait au devinement des pensées, que Lévi-Strauss
imagine que l’échange devienne nécessaire. C’est-à-dire qu’il faut
effectivement que ça circule. Ça ne doit se réaliser nulle part, parce que
sinon effectivement le fait qu’il y ait des signes qui soient compris par les
uns et par les autres au même sens, les effets de signifiés produiraient ce
type de fusion.
Chez Lacan, au contraire, le
Symbolique est une instance de médiation en tiers, de médiation en tiers entre
des « moi ». C’est-à-dire que lui et moi nous nous parlons, mais
comme une distance reste préservée, du sujet à l’Autre. C’est uniquement si
cette médiation symbolique cesse, qu’un phénomène comme le devinement des
pensées psychotique peut se produire. Mais tant que la parole est adressée,
tant que ce système renvoie un sujet à l’Autre, nous sommes à l’abri de ça. Ce
qui fait que ce que garantit l’ordre symbolique chez Lacan me paraît être très
distinct de ce qu’il garantit chez Lévi-Strauss en fait. Ce qu’il garantit chez
Lévi-Strauss, c’est … Vous savez il y a trois types d’identité en
philosophie ; il y a l’identité numérique, l’identité qualitative et
l’identité sortale. L’identité qualitative, c’est avoir les mêmes traits,
traits pour traits. La question de Leibniz, à cet égard, c’est de savoir s’il
existe dans l’univers deux choses absolument identiques sous ce rapport. Il dit
que non. Il ne voit pas pourquoi Dieu aurait créé deux êtres identiques. La raison
déterminante de créer l’une exclut qu’il y ait une raison déterminante d’en
créer une autre absolument identique. L’identité numérique, c’est plutôt le nom
propre. C’est-à-dire que si l’on fait un deuxième être rigoureusement identique
à moi, selon des opérations comme on fait quelquefois, n’est-ce pas, on imagine
qu’on rentre dans une machine, qu’on me duplique totalement, on fera deux
« moi ». On fera deux « moi ».
Il y a quelque chose, du simple fait que je les compte, qui fait que c’est
peut-être exactement le même que moi, mais que néanmoins je peux d’une certaine
manière toujours penser que ce n’est pas moi. Cette identité numérique qui en
dehors des expériences de pensée un peu folle comme les machines qui dupliquent
les individus, c’est cette identité numérique qui est garantie par l’ordre
symbolique au sens de Lacan. C’est-à-dire l’identité des noms propres.
L’identité sortale, c’est l’identité qui fait que je suis un d’une certaine espèce. Je suis un humain, un homme,
telle personne est une femme, un anglais, etc… L’identité sortale,
c’est l’identité des noms communs, par opposition aux noms propres. C’est
quelque chose d’être un brun, un blond, une femme, un homme, un anglais, un
français, etc… C’est une identité, c’est une manière de répondre à la question
de l’identité. Mais cette manière de répondre à la question de l’identité ne
laisse précisément jamais apparaître quelqu’un qui compte pour un. Celui qui compte pour un c’est le
sujet. Celui qui se compte pour un c’est le sujet au sens de Lacan. Et seul un
ordre symbolique de ce type-là peut permettre, avec la médiation tierce du
Symbolique, peut permettre l’émergence de quelque chose comme un sujet.
Alors je vais arrêter là parce
que j’ai beaucoup parlé et puis il y a peut-être quelques questions. Je laisse
encore, je repousse mais j’en parlerai, la question de Goodman, c’est-à-dire la
question des individus, la question de ce que c’est que justement les noms, les
noms propres, les noms propres d’individus, dans son rapport extrêmement
compliqué à ce que c’est qu’un signifiant. Je reviendrai là-dessus. Bon, voilà.
-
Est-ce que je peux poser une
question sur le père M…..
-
Sur ?
-
Sur le père M….. Vous savez
qu’entre nous c’est très contesté cette thèse de Lacan des complexes familiaux
sur en particuliers la thèse du déclin du père, vous avez vu que c’est très
contesté dans plusieurs ouvrages…
-
Zafiropoulos…
-
Alors Zafiropoulos, lui, il dit
que c’est une influence durkheimienne, mais il y a aussi les articles de Michel
Tort, enfin il y a plusieurs sortes de critiques différentes, et donc enfin en
gros, ça serait considéré comme réactionnaire par ces personnes, comme faux par
d’autres, puisque si Durkheim a tort, ……… , et puis aussi ça remettrait en
cause l’idée que la psychanalyse viendrait justement d’un changement de la
civilisation où la famille se serait réduit à une famille nucléaire, et où les
pères seraient devenus plus faibles, etc… Je voudrais savoir ce que…
-
Moi, c’est pour ça que je
parlais de Balzac…
-
Honoré de Balzac, ça fait
longtemps que je l’ai lu, mais je me disais que ce que vous disiez sur le père
et ses filles, c’est déjà chez Shakespeare.
-
Alors avec une différence qui
est je crois quand même essentielle, c’est que c’est la « Comédie humaine »,
chez Balzac. C’est pour ça que Marx n’est-ce pas cite Balzac qui est pourtant
comme vous le savez un romantique réactionnaire extrémiste : Balzac, c’est
celui qui voit le mieux, justement, que le système de valeur qui atteint la
totalité de la société avec la Révolution française, implique un
repositionnement total de ce que c’est qu’être un individu. Alors j’insiste sur
ce point parce que Lacan a tendance à dire quelque fois, dans ses périodes très
philosopheuses, il disait que c’est le sujet cartésien qui est le sujet de l’inconscient.
Je crois beaucoup plus que le véritable sujet qui rend l’analyse possible,
c’est le sujet post-romantique. C’est le sujet romantique, dans la mesure où
c’est vraiment un sujet pour qui d’aucune manière les métaphores de l’ancien
régime ne peut être opératoire. Alors, le problème c’est qu’elles
n’apparaissent ces métaphores que dans leur crise. Ça n’est que Balzac, pour
qui ça devient complètement évident, que l’ordre de l’ancien régime, c’est ce
système père/sujet/créatures/enfants. C’est ce que j’avais dit sur Bonald qui
peut l’éclairer, dans sa relation à la notion de signifiant. Il y a un texte
très joli de Koyré sur Bonald et sur la critique que Bonald fait de Rousseau.
En particulier sur l’invention du langage. Qu’est-ce qui réfute Rousseau pour
tous les penseurs réactionnaires post-révolutionnaire ? C’est sa théorie du
langage. Le langage ne peut être arrivé que par la main de Dieu. Il est
absolument impossible, à partir d’un point de vue génétique et empiriste, de
fabriquer du langage, en particulier de fabriquer des classes abstraites, etc.
Tous ces gens-là, Balzac, Bonald, De Maistre, ont parfaitement vu que la
cassure qui était en train de s’opérer, c’était une cassure qui faisait
apparaître l’ordre, qui autrefois ne posait aucun problème, qui tout d’un coup
apparaissait dans son relief, au moment même de sa destruction. C’est ce que je
vous avais expliqué sur ce que Lacan appelle le discours du maître et le
discours capitaliste. Je crois que le discours capitaliste c’est le discours
qui nous fait apparaître (précisément parce que le discours capitaliste, c’est
celui qui est régi par la circulation illimité de l’objet), qu’il y a autre
chose que la circulation illimitée de l’objet. Il y a la circulation réglée de
la parole. Mais s’il n’y avait effectivement que la circulation réglée de la
parole, nous ne nous apercevrions de rien. Je comparais ça à la musique des
sphères, si vous voulez chez les pythagoriciens, n’est-ce pas. C’est l’harmonie
céleste, mais comme on l’entend tout le temps, on ne l’entend jamais. Il faut
qu’il y ait une dissonance pour que vous entendiez la musique des sphères. Pour
nous apercevoir qu’il n’y a pas que l’ordre de la parole, il faut qu’il y ait
un autre ordre, qui s’impose à sa place, qui est celui de la circulation
infinie de l’objet. A cet égard, je crois que toutes les objections qu’on peut
faire à Lacan sont complètement futiles. Parce que c’est de dire qu’on pourrait
avoir une sorte de point de vue privilégié sur le social qui serait autre chose
que les crises mêmes du social. Et je crois que ce qu’il y avec Balzac, par
exemple dans « l’envers de la psychanalyse », c’est une évocation de « l’envers
de la société contemporaine », c’est essentiel. Alors c’est aussi je crois
ce qui gêne un certain nombre de gens qui voudraient que la psychanalyse soit
purement psychologique. Je n’en crois pas un mot. Je crois qu’effectivement la
condition sociale, l’histoire cruelle des individus et les crises qu’ils
traversent font partie du dispositif. Monsieur D dont je vous ai raconté
l’histoire, si les nazis n’avaient pas dézingué son grand-père, s’il n’y avait
pas eu un certain nombre de choses qui sont liées à l’existence bourgeoise d’un
certain nombre de gens d’une certaine manière, il n’y aurait pas eu cette
névrose. Tout ça fait partie du réel du cadre. Et réactionnaire ou pas, on s’en
moque. De même ce qu’on a fait sur le transsexualisme, ça montre bien qu’il y a
des choses qui ne nous apparaissaient pas, par exemple d’autres façons de
construire le désir et la subjectivité, sans que les gens soient des fous comme
ils devraient être des fous dans l’ancien paradigme, qui apparaissent. Et ça
suscite évidemment des réactions extrêmement violentes de la part des autres
analystes, l’idée que par exemple ce McCloskey dont j’ai parlé puisse être
professeur d’économie à Chicago, un type extraordinairement brillant et en même
temps un transsexuel, sans aucune espèce de doute, avec des phénomènes psychotiques.
Non, c’est pas possible ! Soit il cache tout, soit il dissimule des
choses ! Et je crois qu’il y a des crises qui révèlent… mais c’est
uniquement dans les crises que se révèlent un certain nombre de choses de
l’ordre ancien. Donc moi je n’ai jamais rien lu qui puisse mettre le moins du
monde en question ça. Ce n’est pas parce qu’il y a une référence à Durkheim ¾ qu’on peut critiquer, qu’on
peut aussi défendre ¾ où une
imputation qu’une théorie comme celle de Lacan soit réactionnaire qu’on va se
laisser impressionner. Ce n’est pas parce qu’une théorie est réactionnaire
qu’elle est fausse de toutes façons. Je crois aussi qu’il n’y a pas d’autre solution
que d’être réactionnaire si on veut bien voir ce qui s’écroule. Il n’y a que
les réactionnaires qui voient ce qui s’écroule. C’est aussi simple que ça.
C’est de l’hygiène mentale quand on est analyste d’une certaine manière,
puisqu’on n’a pas à accompagner le mouvement, on a à voir le mouvement, et donc
à être en retard. Alors il y a des gens qui pensent qu’être en avance c’est
encore mieux, mais… Il y a quelque chose de cet ordre-là. Je crois que si Lacan
était si scandaleusement réactionnaire dans ses attitudes comme ça quelquefois,
je pense que c’est pour ça aussi. Alors ce qui est plus embêtant, là je suis d’accord,
c’est le discours qui consiste à dire qu’il faudrait revenir à l’ancien temps,
qui est un discours très réel. Par exemple les patients transsexuels dont on a
parlé l’an dernier ou il y a deux ans, plein de collègues ici, dans cette
association, pensent que ce sont des gens qu’il faut mettre à l’hôpital et
qu’il faut mettre sous neuroleptique. Il y a une réaction aliéniste à l’égard
de leur folie, et l’idée que les fous pourraient construire quelque chose qui
ne nous plaît pas mais qui tient quand même la route, et qui en plus de ça
pourrait avoir des conséquences sociales, jouer sur le droit, sur le droit de
la famille, sur le droit de la parenté, sur le droit de la filiation, etc… Là,
ça provoque des crispations où l’on voit les gens devenir réactionnaires. Ils
n’ont pas besoin de l’être, ils le deviennent, il suffit de leur en parler.
Mais… c’est pour ça, je ne sais pas ce que vous en pensez…
Moi j’ai toujours été frappé
d’une chose, je n’ai jamais eu un seul patient, qui ne se soit pas aperçu à un
moment, que quelque part, par exemple la complicité de quelqu’un de sa famille
avec le génocide, à un endroit ou à un autre, ne faisait pas un point de
fixation. La proximité au mal absolu, c’est absolument quelque chose de terrible.
Et ça, on ne peut pas donner des sortes d’explications psychologisantes à ce
sujet-là. Alors évidemment ça développe toute une industrie psychanalytique qui
consiste à voir dans je dirai la Shoah
une sorte de modèle absolu de quelque chose qu’on devrait absolument penser
psychanalytiquement. Si on veut… En tout cas, ça c’est quelque chose qui touche
tout à fait les individus. Qu’a fait celui qui s’est approché, même si c’est à
très grande distance, du Mal absolu ? On ne peut pas le penser avec une
psychodynamique freudienne. Ce Mal absolu, sans être complètement fanatique de
Legendre, c’est quand même un attentat contre l’espèce humaine. Ça consiste à
éliminer les gens en masse, industriellement, anonymement, en effaçant les noms
et en anéantissant l’humanité comme une chose réelle. Des bouts de corps. A
quoi ça sert de reprocher à Lacan d’être réactionnaire ? Si c’est pour
louper ça…
-
Oui, mais c’était pas seulement
le côté réactionnaire, c’était plutôt effectivement cette histoire de la crise
de la famille, du « père humilié », etc… Je ne pensais pas aux accusations
qui sont réactionnaires.
-
Il y a aussi l’article sur le
catholicisme de Lacan, par Tort.
-
Oui, c’est faux, et puis ce
sont des éléments biographiques, ça ne me paraît pas très intéressant. Mais par
contre l’histoire de la famille nucléaire, cette question de l’apparition à
Vienne, à un certain moment, de la psychanalyse, est-ce qu’il y a des
conditions historiques particulières etc, moi ça ne me paraît pas aussi réglé
que ça.
-
Ne serait-ce que la famille de
Freud. Quand on voit la fonction que ça a dans la Traumdeutung ce rapport à…
-
Oui, mais ça n’explique pas
forcément l’invention de la psychanalyse !
-
Non, certainement pas. En tout
cas, ça conditionne l’accès de Freud à son père, de façon très claire.
-
Oui, tout à fait.
-
Moi, en revanche, ce qui me
pose un peu plus de difficultés, c’est le statut des femmes là-dedans.
C’est-à-dire qu’effectivement, ça marche vachement bien avec la névrose
obsessionnelle un dispositif de ce genre. Je crois que ça fait toujours, c’est
un peu ce que j’ai marqué dans mon exposé, ça réduit la femme à son
devenir-mère. C’est-à-dire qu’elle ne commence à compter que dans cette espèce
de transition-là. Il n’y a pas que la dimension de la femme qui prend la place
de l’objet a dans le schéma, il y a l’indication d’autre chose, du rapport à S
de A barré, du rapport à La femme, etc, qui est une autre question. Alors
est-ce que ça c’est compatible avec une théorie du Symbolique, ça c’est quelque
chose de beaucoup plus obscur. Ça ne règle pas la question… Ça marche très bien
avec les hommes, ce type d’explication-là, ça ne marche pas très bien avec les
femmes. Enfin je ne sais pas…
-
Quoi, l’échange des
femmes ?
-
Oui.
-
C’est-à-dire que Lacan s’en
tire si on peut dire en disant qu’elle est « pas-toute » justement
dans ce système, et qu’en fait il y a une part, la part féminine, qui est
justement la part qui est en dehors de ce système. Qui fait qu’elle n’est pas
mère. En fait il oppose la femme et la mère. Contrairement aux post-freudiens.
-
Mais c’est quand même par rapport à, par rapport à…
-
Le fait que vous parliez d’une
dette qui se transmet comme ça, qui se déplace, est-ce qu’on doit y voir un écho
avec ce que vous disiez sur le déplacement de la contradiction dans la cure de
l’obsessionnel ?
-
Mais c’est ça le déplacement de
la contradiction, je crois. C’est pas simplement qu’il y a un déplacement de la
contradiction comme si la contradiction était une des choses qui se déplaçait,
et qu’il pouvait y avoir d’autre chose qui se déplace à la place de la
contradiction. C’est parce que c’est la contradiction qui est déplaçante. Qui
est, au fond, telle que Lacan se la représente, c’est ce qui ne s’emboîte pas
qui provoque une sorte de cascade. C’est lié au fait aussi que lorsqu’il
s’intéresse aux mythèmes et à la façon dont Lévi-Strauss a travaillé sur les
structures des mythes, c’est lorsque vous lisez les Mythologiques par
exemple, vous avez ces espèces de transformation où au fond ce sont toujours
des polarités qui permutent les unes avec les autres : le cru et le cuit,
le miel et la cendre, etc… Et alors il y a des moments d’enveloppement absolu,
puis des moments d’expansion absolue. Dans les Mythologiques,
l’expérience absolue c’est celle du miel amazonien. Dans du miel aux cendres,
l’expérience absolue c’est celle du miel qui est un objet que décrit évidemment
avec une sensualité baudelairienne. Il se délecte à la décrire. C’est un miel
qui a cette particularité qu’il est fait par des abeilles qui ne piquent pas,
et qui puisent leur matière première sur des chairs en décomposition. C’est
ceci qui produit une substance extrêmement précieuse. Qui est absolument
insoutenable : si on en met un petit peu sur la langue, il y a une telle
explosion de saveurs, de goûts, d’expressions diverses qu’on est nécessairement
obligé de la diluer dans l’eau. Dans du miel au cendre on entre dans le
système des oppositions. Et le miel amazonien, c’est l’agglutination de toutes
les expériences sensorielles antagonistes que vous pouvez avoir dans l’Amazone.
C’est-à-dire qu’une fois que c’est dilué dans l’eau, alors selon le degré de
dilution, vous sentez le pourri des arbres, les odeurs des fleurs, le musc des
différents parfums qui peuvent s’exhaler. On peut ensuite les décliner comme
ça, à condition que ce soit dissout dans l’eau. Et à l’autre bout des chairs
pourries, vous avez la cendre des viandes rôties qui s’oppose encore à l’eau.
Et tout ce qu’il explique dans les Mythologiques, c’est comment, à
partir de cette expérience sensorielle ultra concentrée qui contient tout, pour
la décrire, pour savoir comment le miel a été pris, comment il a été installé,
introduit chez les hommes, etc, on est obligé de construire tout le réseau des
oppositions qui développe cette espèce de jouissance intiale. Alors, tout étant
dans un, il n’y a d’autres solutions, pour économiser ceci, que de gérer ces
contradictions les unes par rapport aux autres, avec des règles de
transformation, etc.
Le problème, c’est que jamais personne ne s’est livré à la moindre critique du travail titanesque qui consiste à mettre en série des milliers de mythes et à examiner comment ils se transforment les uns les autres. On peut faire l’objection de Sperber, c’est que tout est dans tout. C’est-à-dire qu’il y a cent mille façons de construire cent mille mythes avec cent mille oppositions différentes. Donc je ne crois pas du tout, en dehors des qualités plastiques des Mythologiques - moi j’ai trouvé ça passionnant à lire, même si c’est très grand comme livre -, en dehors de ses qualités plastiques, il y a ça, il y a cette indication que l’expérience de la jouissance suprême se décline uniquement à travers un mythe avec des transformations infinies. C’est très peu plausible, hein, au total, extrêmement peu plausible. Ce qui est intéressant, c’est l’idée qu’a Lévi-Strauss d’un système de contradictions réglé par des oppositions signifiantes, qui se transforme. Alors le haut devient le bas, le clair devient l’obscur, du miel au cendre, etc. A la fin des Mythologiques, il y a ce thème qui touche cruellement Lévi-Strauss, c’est que les indiens avaient parfaitement conçu que si eux ils étaient sombres et qu’ils étaient de tel côté du soleil, alors devaient venir de l’autre côté de la mer les gens qui étaient clairs. Et lorsque les blancs sont arrivés avec les armes à feu ils ont été mais alors absolument partout en Amérique comme les cousins mythiques qui étaient partis « de l’autre côté » et dans une sorte de vision messianique, ils ont été accueillis à bras ouverts. Avec les dégâts que l’on sait. Et en particulier les grandes cultures mythiques, que ce soit les Sioux, les Aztèques, avaient de quoi penser l’arrivée par la mer venant dans le sens du soleil couchant etc., de gens dont la couleur de peau, etc. Ils leur ont ouvert les portes et ils ont été anéantis. Parce que c’était, par une sorte de coïncidence affreuse, le point d’ouverture à l’altérité du système mythique des indiens d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud. Ceci, chez Lévi-Strauss, aboutit à l’idée que nous devons quelque chose à ces cultures. Nous devons penser ce qui était leur ouverture à l’Autre à l’intérieur de leurs systèmes mythiques.