Pierre-Henri Castel : Vous avez dit
« signifiant » ? (6ème séance)
Je voudrais ce soir commencer un programme
d’analyse un peu particulier qui est le suivant, et qui comporterait trois
temps en gros. D’abord j’avais promis d’essayer de justifier la façon dont la
théorie lacanienne du signifiant pouvait s’enraciner dans Freud. Et de manière
extrêmement précise, dans un objet qu’à ma connaissance peu de gens ont repéré,
qui est la théorie des représentations par contraste, dans la Traumdeutung, et qui est un
enracinement, je crois, réel. C’est-à-dire que ce n’est pas un enracinement
philologique, ou exégétique, c’est véritablement la manière dont ces
représentations par contraste captent quelque chose du fonctionnement psychique
qui est au cœur de l’expérience analytique et dont les lieux où c’est repéré,
et la fonction que ça a dans le raisonnement de Freud dans, donc, la Traumdeutung, permet de comprendre ce
que Lacan va en faire. Lacan, à ma connaissance, ne parle jamais de
représentation par contraste, et lorsqu’il se réfère à la théorie du
signifiant, il va en chercher quelque fois des traces dans l’Entwurf pour des raisons qui me
paraissent fallacieuses sur le plan exégétique et inutiles sur le plan
clinique. Parce que ça ne permet pas très bien de voir au fond ce qui est
attrapé par la théorie du signifiant.
C’est à cette occasion-là que je vais – et c’est
probablement là que je m’arrêterai aujourd’hui – essayer de clarifier la
différence qui me paraît absolument centrale entre Freud et Lacan. J’essaierai
de vous montrer pourquoi Freud est réaliste, au sens de ce qu’on appelle une
épistémologie réaliste, et pourquoi Lacan, lui, est nominaliste, et pourquoi il
a constamment insisté sur quelque chose qui est de l’ordre du nominalisme dans
sa façon de considérer les choses, et de cet accent mis sur le nom, qui en
réalité est une chose très difficile à comprendre, parce que ça s’expose à
toutes sortes de préjugés et d’incompréhensions qui sont des obstacles à
accepter les thèses nominalistes. J’essaierai de vous montrer donc qu’il y a
une ascèse nominaliste dans la construction lacanienne du concept de
signifiant. Alors ce nominalisme, il l’aborde de temps en temps. Il l’aborde en
particulier en commentant une proposition prise dans Dante, ou attribuée à la
scolastique à l’époque de Dante, c’est nomina
sunt consequentiae rerum (les noms sont les conséquences des choses), qui
s’oppose n’est-ce pas à l’idée selon laquelle res (les choses), consequentiae
nominum sunt (sont les conséquences des noms). Alors ce que je ferai – pas
dans cette séance-là parce que ce sera déjà suffisamment long d’expliquer ce
que c’est qu’une représentation par contraste et la problématique nominaliste
qui est celle de Lacan – ce que je ferai plus tard, j’essaierai de reprendre
cette question du nominalisme, mais du nominalisme non pas comme une théorie,
mais comme une ascèse.
Il y a une certaine manière d’être nominaliste,
qui est extrêmement exigeante pour la pensée, et qui représente pour un
analyste une véritable affinité en quelque sorte, qui a une certaine affinité
avec le rapport qui est attendu au langage. Et je commenterai à cette occasion,
pour qu’on entre dans la substance des choses, non seulement donc les textes
sur Vleu et les usages de Vleu, mais deux textes qui sont deux
textes moins connus et extrêmement particuliers de Goodman : un qui
s’appelle « On likeness of meaning », et l’autre qui est un texte
beaucoup plus célèbre, qui s’appelle « Seven strictures on
similarity », qui est une analyse de ce que c’est que « être le
même que ». En effet, je
crois que le nominalisme, et particulièrement celui de Goodman – qui était
complètement en prise sur le structuralisme de l’époque, puisque Goodman c’est
un lecteur de Harris, le créateur de la linguistique structurale, et de
Chomsky, qui sont les deux théoriciens du langage qui ont mis le plus en avant
l’exigence absolue de nominalisme dans toute théorie du langage (il ne peut pas
y avoir une théorie du langage moderne et recevable si elle n’a pas une
épistémologie nominaliste, aussi bien pour Harris que pour Chomski) - eh bien
Goodman a très bien mis en évidence la corrélation conceptuelle absolument
nécessaire entre quelque chose qui serait de l’ordre du signifiant, quelque
chose qui serait de l’ordre de la lettre - quelque chose donc qui serait du
symbole - et puis quelque chose qui serait de l’ordre de l’image et du sens. En
montrant que ces 4 choses sont intrinsèquement liées dans toute conception
nominaliste du langage.
A ce moment-là, reprenant cette question du
nominalisme, j’essaierai de montrer qu’il y a quand même un point exceptionnel
non nominaliste chez Lacan, qui est la théorie du signifiant phallique. Dans la
mesure où le signifiant phallique est nommé d’après quelque chose, qui est le
phallus, qui est quelque chose qui serait de l’ordre de la vie. Et il y a ce
point d’appel, dans le réel sexuel, qui vient d’une certaine manière qui n’est
pas nominaliste, donc, commander la position du signifiant phallique. C’est
évidemment d’une manière extrêmement compliqué, mais absolument je crois incontournable
dans sa conception. Alors, comme ça pour vous indiquer l’horizon vers lequel je
vais, qui est cette analyse du signifiant phallique, je rapporterai ça à la
façon dont Lacan l’a introduite, à partir d’une notion très importante et
centrale de Lévi-Strauss, qui est l’idée de signifiant flottant. Qui est
exposée en détail dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel
Mauss », qui est un texte auquel on se reportera, et ce signifiant
flottant étant investi dans une théorie structurale de la capacité d’être le
point d’ancrage de la dynamique de la structuration du monde. Le moment où un
signifié s’organise et s’auto-organise. A ce moment-là, la symbolisation de
l’imaginaire, qui est le but de la réflexion que nous poursuivons, amène à
cette dimension d’ordre symbolique, d’ordre structural, la notion d’ordre
impliquant, justement, immédiatement une auto-limitation. C’est-à-dire qu’il
n’y a pas d’ordre sans mesure qui procède d’elle-même. C’est ce que n’importe
qui peut analyser de la façon la plus
simple : c’est qu’à vouloir trop d’ordre on crée du désordre. Il y a une
mesure propre à l’ordre, qui est interne à l’ordre. Ce que ce concept s’efforce
de capter, c’est ça : cette mesure interne de l’ordre qui fait qu’à en
vouloir trop, on le détruit. Et c’est précisément cette notion de tempérance
qui est impliquée par la notion d’ordre, qui est investie chez Lévi-Strauss au
moyen du concept de signifiant flottant.
Alors, ça m’amènera donc à essayer de conclure
dans une direction dont je ne sais si ce sera celle que finalement
j’atteindrai, mais ça me permettra au total d’essayer de donner une petite
idée, une idée un peu plus précise, en quel sens la notion de signifiant permet
de penser la notion de construction en analyse, à la clarification rigoureuse
de ce qu’on appelle un signifiant et de ce qui fait phallus, dans un dispositif
comme par exemple les énoncés de patients (c’est-à-dire comment justement on
peut indiquer le caractère opératoire de quelque chose qui serait un signifiant
phallique dans les propos des analysants). Et je conclurais sur l’idée qu’on
peut avoir de fortes réticences à accepter l’expression d’« ordre
sexuel », alors qu’on en a peut-être un petit peu moins à accepter l’idée
d’« ordre phallique ». Et que c’est une question de savoir, s’il y a
un ordre sexuel qui ne serait pas phallique. C’est ce sur quoi je terminerai.
Mais c’est une question qu’on peut poser à partir et seulement à partir d’une
clarification exacte de ce que c’est que le phallus, de sa fonction de
signifiant flottant, etc… C’est là où à mon avis plein de choses se décident,
pour à la fois l’intelligence de ce qui est de l’ordre du signifiant dans les
propos d’un patient, et de ce que peut être une interprétation et une
construction.
Je vais aujourd’hui me consacrer essentiellement
au premier point, qui est d’essayer de vous montrer pourquoi j’ai pu soutenir,
et pourquoi je crois que c’est éclairant, que chez Freud, il y a un statut
absolument privilégié d’un certain type de représentation, qu’on appelle les
représentations par contraste, et pourquoi, c’est de façon substantielle la
base de ce que Lacan essaie de son côté de capter à travers une analyse du
signifiant. Quand j’ai introduit cette notion, de représentation par
contraste, c’était contre un préjugé. Contre un préjugé qui était extrêmement
courant dans les présentations vulgaires de la psychanalyse, c’est que
l’associationnisme qui sert de référence à Freud serait un associationnisme de
type humien, qui privilégierait les représentations associées par contiguïté et
par ressemblance. Erreur épistémologique et historique, qui est indirectement
renforcée par l’interprétation qu’on trouve chez Jakobson, explicitement, de la
contiguïté et de la ressemblance comme métonymie et métaphore. Et comme ces
mots ressemblent à ceux que Lacan emploie, et que Lacan fait référence à
Jakobson, on se retrouve comme ça avec une sorte d’homologie trompeuse. On
oublie en particulier que lorsque Jakobson s’intéresse à cette réécriture des
associations, c’est précisément pour une maladie qui n’est pas une névrose,
mais qui est un déficit lésionnel cérébral, l’aphasie. C’est dans une optique
de description et de tabulation de certaines manifestations linguistiques au
niveau de l’énoncé, qui n’a absolument rien à voir, avec la structuration interne
incluant la dimension de l’énonciation, qui nous intéresse au niveau de la
description de propos où il y a de l’inconscient qui entre en jeu, et qui
concerne par exemple les névroses. Alors, ce dont il faut bien se rappeler,
c’est que l’associationnisme par contiguïté et par ressemblance était déjà
critiqué à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème
siècle comme étant une sorte de traduction linguistique d’une représentation de
la contiguïté neuronale, dans laquelle finalement on aurait associé, c’est le
cas de le dire, aux associations entre pensées, une image qui n’était rien
d’autre que la projection réflexologique sur les aires corticales par voisinage
de zones excitées. Autrement dit, la contiguïté et la ressemblance aurait été
les traductions du voisinage et de l’affinité neurologique. Ce qui a toujours
paru extrêmement suspect aux théoriciens, et même aux réflexologues, de la fin
du 19ème siècle. La deuxième conséquence de cette espèce de
privilège de l’associationnisme humien, par contiguïté et ressemblance, c’est
que justement, il est asémantique. Il est très important de penser qu’il s’agit
d’une véritable collision causale dans laquelle des représentations
s’enchaîneraient à peu près comme un choc se propage, comme des boules de
billard se déplacent en un mouvement, sauf que ce mouvement serait un mouvement
de pensées, ou un mouvement d’images mentales auxquelles la pensée aurait été
préalablement réduite, pour y penser un mécanisme.
Or, il suffit d’ouvrir le premier chapitre de la Traumdeutung pour bien voir, que tout le
règlement de compte de Freud à l’égard des interprétations mécaniciste de la
neurophysiologie positiviste et réflexologique de son époque consiste justement
à dire que ça ne peut pas être du mécanisme, parce que ça fait sens, parce
qu’il y a de l’intentionnalité à l’œuvre.
La troisième difficulté qui naît de cela, elle
naît de l’interprétation traditionnelle de ce mécanisme mental de l’association
comme fixant les conditions d’un déterminisme naturel du sens. C’est-à-dire qu’au
fond, si les vraies lois causales sont des lois d’association mécanique, alors
le sens n’est plus qu’un épiphénomène. Si le sens n’est plus qu’un
épiphénomène, alors tombe ce sur quoi insiste fondamentalement Freud, et il en
remet une couche jusqu’à l’édition de 1914 de la Traumdeutung où ça devient alors là carrément dit explicitement,
c’est qu’il n’y a plus besoin d’interprétation. L’interprétation elle-même ne
devient plus qu’une sorte d’approximation du sens essentiellement déficitaire,
faute d’avoir accès à un mécanisme. Or, c’est exactement l’inverse de ce que
raconte la Traumdeutung, d’un bout à
l’autre. Alors, il y a en même temps, et ça c’est une chose qu’il ne faut
absolument pas perdre de vue, je dirai où, il y a en même temps un endroit
extrêmement précis dans la Traumdeutung où
il y a des représentations par contiguïté et ressemblance. Je dirai pour finir
où. Mais ce ne sont pas des représentations organisatrices de la vie mentale
chez Freud. En tout cas dans la première topique.
Je n’en dirai pas plus sur ce qui convient de
penser du coup de ce lacanisme naïf de la métaphore-condensation et de la
métonymie-déplacement, qui serait appliqué comme ça aux énoncés des patients.
Je veux dire que c’est quelque chose qui peut présenter comme ça un certain
degré de fascination : la capacité à produire des déplacements uniquement
et strictement sur des phonèmes. On voit comme ça des praticiens qui sont
absolument obsédés par les permutations tabulaires qu’on peut faire jouer à
certaines lettres, et qui ne voient littéralement que ça. Je vais vous montrer
pourquoi c’est radicalement naïf, et absolument contraire aux instructions
exactes que donne Freud dans la Traumdeutung.
Alors, pourquoi ce n’est pas cet
associationnisme-là ? Et pourquoi c’en est un autre, qui est un
associationnisme très particulier, dont on peut dire au fond qu’il n’a été mis
en évidence, très nettement et pour lui-même, que dans le livre de Frédéric
Paulhan qui s’appelle Les éléments de
l’esprit, en 1889. Parce que, Frédéric Paulhan était un personnage – je ne
vais pas vous faire de l’histoire des sciences – mais Frédéric Paulhan c’était
un des grands esprits à l’arrière-plan de la révolution psychopathologique au
19ème siècle. Frédéric Paulhan c’est quelqu’un qui était un des
secrétaires je crois d’ailleurs de la Revue
Philosophique de Ribot. C’était celui auquel on allait montrer ses
manuscrits, et qui vous faisait toujours des observations remarquables, et dont
les Eléments de l’esprit ont servi de
travail de philosophie et de philosophie de la psychopathologie à
l’arrière-plan des travaux, je pense même, de Janet. Beaucoup de choses chez
Janet, les textes de 90-95 de Janet sont complètement imprégnés – y compris de
Séglas, d’ailleurs, par certains aspects – de la théorie psychologique qu’avait
proposée Paulhan. Cette théorie de Paulhan procède d’une lecture du livre phare
de la pensée psycho-philosophique française de l’époque, qui est De l’intelligence de Taine. Alors je
vais revenir là-dessus parce que ça a eu une importance considérable pour
Freud, le De l’intelligence de Taine.
Les représentations par contraste - alors dans le texte allemand, n’est-ce pas,
ça recouvre toute une famille, on les trouve sous toute sorte de formes, en
général c’est Kontrastieriendenvorstellungen,
c’est aussi Kontrastgedanken (pensée
de contraste), ou Gegensäzten – qui
sont toujours des pensées involontaires. C’est un des points essentiels dans
les paraphrases qu’il en donne : elles sont toujours des ungevollte Vorstellungen. Et elles apparaissent dans la Traumdeutung à un endroit qui pour cette raison même est crucial,
qui est la section du chapitre 1 consacrée aux rêves immoraux.
Pourquoi ? Parce que c’est le moment où, en
se réveillant, le rêveur se dit : « comment ai-je pu rêver quelque
chose qui est aussi contraire à mes aspirations morales ? » Et que la
notion de rêve immoral, sur le contenu duquel Freud ne s’étend pas beaucoup,
bat radicalement en brèche toute interprétation du rêve comme une sorte de
désintégration, sous l’action d’un toxique, par exemple, de la vie cérébrale,
qui était l’interprétation physiologique standard du sommeil à l’époque :
un empoisonnement cérébral sous le poids des produits de fatigue accumulés dans
la journée. Parce que comment, dans ce cas, la vie mentale pourrait-elle avoir
cette continuité qui fait que du rêve à la prise de conscience du sens du rêve,
je n’éprouve aucune déchirure ? Je me pose la question de savoir :
comment peut-il y avoir quelque chose en moi qui fasse un sens, qui
m’interpelle de ma nuit à mon réveil ? Et comme ces rêves immoraux sont
des rêves qui interrogent le sujet, ce sont des rêves qui ne peuvent être
compris que comme la découverte de la présence de désirs dont on ne veut pas.
Et c’est dans la section 6 du chapitre 1 (« Les sentiments moraux dans le
rêve »), page 69-71 de la traduction française… c’est le lieu où Freud
donne le critère d’identification du désir qui va lui servir dans la Traumdeutung. Il se traduit à travers
ces formules : je ne veux pas de ce
qui se passe en moi, je ne m’interdis
quelque chose que parce que je le désire. C’est précisément parce qu’il y a
ce désir en moi que je me l’interdis. Et il arrive à faire cette opération qui
n’est pas une opération faite avant lui à ma connaissance, je n’ai jamais
trouvé trace de ça, de dire que c’est le critère du désir. C’est-à-dire que ce
n’est pas un symptôme au sens épistémologique, ce n’est pas un phénomène qui
accompagne la manifestation de, mais
c’est le critère au sens où ne compte comme
désir que ce qui est pris dans cette dialectique du désir et de la
contre-volonté. Le désir, c’est ce qu’on ne veut surtout pas. Et le
« surtout » est important puisqu’il est, comme intensif, la marque
lexicale de la présence du sujet d’énonciation : ce que je ne veux surtout
pas. Comme vous le voyez, il n’est pas encore question de dire, c’est pour ça
qu’il est très proche des réflexions de la psycho-philosophie française de
l’époque, il n’est pas question de se dire : sexuel ! C’est quelque
chose de tout à fait distinct, et c’est ce qui peut effectivement avoir donné à
mon avis l’impression à Freud que le sexuel venait en plus de cette découverte de cette logique du refoulement. Le mot
« refoulement » étant en français une manière de désigner l’action de
la contre-volonté.
Un autre détail qui est très important, c’est que
« contre-volonté » qui est un des termes de Frédéric Paulhan, qui
apparaît dans le livre, et qui est un terme qui va être repris par Séglas, ce
n’est pas un terme de médecin. C’est un terme de malade. C’est un malade qui va
fournir à Séglas l’explicitation du drame qui se joue en lui, en décrivant son
rapport à lui-même comme un rapport de contre-volonté. Or, ce malade, c’est le
malade même qui a fixé dans l’histoire des névroses à la fin du 19ème
siècle, le concept de névrose obsessionnelle. Et vraiment ça va avec la
dimension psychologique de la névrose obsessionnelle, tout le combat des
praticiens autour de Séglas, récupérant Janet, qui lui-même s’inspire des
analyses de Paulhan, de défendre l’idée que la névrose obsessionnelle n’est pas
un phénomène émotif et dégénératif (l’incapacité à gérer de l’angoisse), mais
une structure morale impliquant des paradoxes de la volonté, et avec une visée
intentionnelle d’objets qui sont refoulés. Et c’est dans ce cadre-là que la
notion de contre-volonté va émerger, et c’est dans ce cadre de la névrose
obsessionnelle comme maladie psychologique que les représentations par
contraste vont commencer par devenir les plus importantes des représentations,
et repousser les autres dans l’ombre.
Frédéric Paulhan, je dis ça de façon très rapide,
se contente par beaucoup d’aspects dans son livre, de pousser à bout une
logique particulière, qui est celle de Taine, dans De l’intelligence de 1870. On sait que Freud a lu De l’intelligence, puisque dans la correspondance
avec Fliess, c’est après l’avoir lu qu’apparaît dans sa correspondance, la
notion d’inconscient psychologique. Pas avant, mais uniquement après. Ce qui
est tout à fait cohérent, comme vous le verrez, puisque l’idée de Taine, qui
est une idée qui a traversé toute l’histoire de la psychologie pathologique
française, et qui par beaucoup d’aspects, n’en est jamais sorti, y compris et
surtout même dans la psychopathologie anti-freudienne, celle des Janet, des
Dumas, etc… C’est l’idée qu’il y a du conflit dans l’esprit, et qu’il faut
toujours considérer l’équilibre mental comme le produit de l’action de ce que
Taine appelle des « réducteurs antagoniques », ou
« antagonistes ». Les réducteurs antagonistes, c’est l’idée qu’à
toute pensée correspond une contre-pensée qui vient la contre-balancer. Et ce
dispositif de pensées et de contre-pensées s’équilibrant, reflétera plus ou
moins d’ailleurs dans l’histoire de la psychophilosophie française la
psychopathologie des constructions jacksonienne. C’est-à-dire que ce sont des
édifices dans lesquels la couche supérieure contrôle la couche inférieure avec
des phénomènes de libération. Ces mécanismes de réducteur antagonistes, ont
habitué finalement les psychopathologues à interpréter un certain nombre de
manifestations, de plus en plus de manifestations pathologiques, à partir de
l’hypnose, comme la trace de conflits intrapsychiques. Le problème c’est qu’il
fallait donner un corrélat clinique à ce qui était une spéculation de la
philosophie de l’esprit de l’époque. Et la névrose obsessionnelle est apparue
dans cet espèce de carrefour, avec Séglas et Frédéric Paulhan, comme l’espace
par excellence par lequel tout cela devenait absolument évident. Il
suffisait de renoncer à une théorie purement dégénérative et émotive de
l’obsession, et de bien séparer radicalement le problème des phobies et le
problème des impulsions. C’était le coup clinique à payer.
Alors, ce que Janet a apporté à ça, et ce qu’on
trouve d’ailleurs déjà en esquisse chez Frédéric Paulhan, c’est qu’il y a une
proposition sur laquelle je reviendrai tout à l’heure en vous donnant un
exemple clinique d’un patient à moi, c’est que les obsessions manifestent des
représentations par contraste, dans des structures extrêmement précises. Ce
sont les fameux : « si tu fais telle chose, alors tel malheur va
arriver ». C’est : si… alors…
(wenn… so…) qui sont les structures
logiques sur lesquels s’accrochent, apparemment de façon arbitraire et
complètement impensable, les obsessions mentales. « Si tu ne dis pas
bonjour »… Il y a des exemples tout à fait désopilants et tragiques en même
temps dans Frédéric Paulhan, qui avait très bien repéré ça, n’est-ce pas :
« si tu ne vas pas aux halles, tu seras une grosse vache », etc… Il y
a une série d’obsessions comme ça qui sont répertoriées. Et donc Janet a
parfaitement vu que ça posait un grave problème à tous ceux qui s’imaginaient
que la vie mentale, c’était des associations où des représentations
interagissaient de façon causale, puisque s’il y a des si… alors…, dans les connexions, alors ce sont des connexions
logiques. C’est-à-dire qu’il y a une structuration logique et verbo-idéative au
travail, à l’intérieur de la pensée. Et bien évidemment, ce si… alors… est la trame d’explication de
ce que c’est qu’une action. On ne peut pas penser l’action sans ce détour. Car
le squelette logique de la description d’une action, c’est évidemment une
implication. Or, font-ils tous remarquer, dans « si tu fais ceci alors tu
seras damné », pour prendre un exemple standard, le « si tu fais ceci »,
à titre d’hypothèse, implique déjà une représentation qui fait que la
conclusion est déjà arrivée avant même que le sujet ait eu le temps – comme je
vous l’expliquerai tout à l’heure – d’asserter
la chose.
Puisque dans ce qu’on appelle en logique un modus ponens, n’est-ce pas : si p donc q, or p, donc q, quelle est la
différence entre le « p » de si
p donc q et le « p » de or
p ? C’est que dans si p donc q
le « p » n’est pas asserté, tandis que dans le or p il est asserté. Et c’est pour ça, qu’on peut conclure : donc q. L’idée qu’ils ont tous bien vu,
même s’ils ne le formalisent pas comme je le fais ici, c’est que la simple
présence de p, la présence non
assertée de p suffit à expliquer le
caractère pathologique de la représentation. Et éventuellement d’ailleurs de
l’impulsion. Ce que Freud, dans un passage que j’analyserai tout à l’heure un
peu en détail, ce que Freud fait, c’est que… il suffit qu’un patient vous
dise : je ne crois pas que p,
pour que p soit absolument certain.
C’est-à-dire qu’au niveau de ce qui intéresse le savoir analytique, ce dont on
doute le plus – « je doute que p »
- … il suffit que le p apparaisse à
cet endroit-là pour immédiatement fonctionner comme ce contre quoi l’assertion
joue. Alors, le rêve immoral, vous ai-je dit tout à l’heure, est le grand
argument, je dirai l’argument-massue de Freud, contre les gens qui pensent que
le rêve n’est qu’une désagrégation de la vie psychique dans le sommeil. Puisque
non seulement il fait sens, mais c’est en tant qu’il fait sens qu’il est
rejeté : « comment puis-je avoir en moi de tels désirs, de telles
idées ? ». Et le rêve standard, c’est le rêve bien sûr du meurtre de
l’empereur : que l’empereur doit-il penser de quelqu’un qui vient lui
raconter qu’il a rêvé qu’il le tuait ? Faut-il qu’il l’exécute – question
antique – parce que c’est déjà trop d’y avoir, pensé quand on est justement
l’empereur, et qu’on est là pour se méfier. Ce qui n’est qu’un état de pensées
non asserté, c’est déjà bien suffisant pour exécuter quelqu’un. Ou bien faut-il
considérer que cet empereur c’est autre chose que l’empereur ? Faut-il
interpréter les choses donc dans le sens des associations par contraste :
« tu ne fais qu’y penser ? Tu parles, tu vas bientôt le
faire ! », ou bien faut-il l’interpréter dans le sens des
associations par ressemblance ou par contiguïté ? A quoi l’empereur
pourrait-il renvoyé : au père, à un monsieur Lempereur… ? A tout ce
que vous voulez. Et tout le problème c’est d’articuler les choses l’une dans
l’autre. Et comme vous le voyez chez Freud, ce sera toujours – même quand on
analyse la représentation par ses ressemblances associatives humiennes - ce
sera toujours à l’intérieur d’un cadre où la question est de savoir : si
quelqu’un a ce désir dont il ne veut pas, il a beau dire qu’il n’en veut pas,
il a ce désir.
Ce qui fait, et c’est exactement pour ça que
l’analyse du rêve immoral est essentielle ici, c’est que c’est le premier
endroit où Freud dit : la question n’est pas d’interpréter le rêve, mais
c’est d’interpréter l’interprétation du
rêve. C’est-à-dire d’interpréter l’effet que ça fait, l’effet de sens que
ça produit sur le sujet d’avoir rêvé telle chose. Autrement dit, la
psychanalyse - comme il le dira uniquement de façon claire dans l’édition de
1914 dans la note de la page 92 de cette édition, la note sur Artémidore :
la psychanalyse n’interprète que des attitudes interprétatives à l’égard des
rêves. Et cette dimension interprétative est capitale, parce que ça montre que
contrairement à des exégèses naturalistes extrêmement répandues, la
psychanalyse n’explique pas l’origine du fait psychique du rêve, c’est-à-dire
du rêve en tant qu’imagerie onirique produite dans l’esprit. A aucun
moment ! Et c’est ça qui est en général trompeur, quand on se trompe sur
le statut, si vous voulez, de l’appareil psychique du livre 7 : on a
l’impression que c’est ça. Et tous les arguments qui sont dérivés contre Freud
et cette interprétation qu’on trouve aussi bien chez Grünbaum que chez Hobson,
que chez les gens qui ont travaillé sur la neurologie freudienne, sont des
arguments qui veulent obliger Freud à rendre compte du fait suivant :
pourquoi le refoulement du désir produirait un rêve comme imagerie psychique,
plutôt qu’un symptôme, plutôt qu’un lapsus, etc., en tant qu’entité psychique
objective ? Alors que la question de Freud n’est absolument pas de savoir
pourquoi est-ce qu’un désir refoulé produirait un objet psychique comme un
rêve, une imagerie nocturne, ou un symptôme, ou une paralysie, etc. C’est
extrêmement important de penser que l’interprétation du rêve, c’est une
interprétation d’interprétation-du-rêve, dans cette relation-là. C’est pour ça
que j’avais – et ça n’avait pas été accepté – proposé de traduire, n’est-ce
pas, Traumdeutung par L’interprétation de rêve (Traumdeutung, qui n’est certainement pas
un mot de Freud, d’ailleurs, on ne sait pas très bien, puisqu’il n’en parle
jamais, et quand il en parle, c’est toujours « mon Traumbuch » ¾ donc on pense que c’est Franz Deuticke, l’éditeur
de Vienne, qui, pour mieux vendre le livre l’a appelé DieTraumdeutung !). Mais on peut donner une interprétation de
ce Traumdeutung tout autre : ce
n’est pas dire que c’est l’interprétation du rêve, c’est
l’interprétation-de-rêve en tant que phénomène. C’est l’interprétation-de-rêve,
n’est-ce pas : qu’est-ce qui se passe quand je me réveille et que je
commence à interpréter mon rêve ? C’est ça l’objet du livre : c’est
l’interprétation-de-rêve. Ce n’est pas le rêve comme objet à interpréter. C’est
l’interprétation-de-rêve sur le type même du rêve immoral.
Si bien que la représentation par contraste
devient absolument homologue à la formule de la contre-volonté : ne pas
vouloir ce qu’on désire pourtant. Alors à ce moment-là, je vais essayer de vous
montrer un peu pourquoi c’est un concept intentionnel. Comme à chaque fois que
je parle devant des lacaniens, je suis toujours obligé d’expliquer que
l’intentionnalité ce n’est pas le Mal, je vais vous expliquer un petit peu ce
que ça n’est pas, déjà. Ça n’est pas l’intentionnalité phénoménologique. Je ne
parle pas ici d’un Moi ou d’un Cogito de type husserlien dont l’intentionnalité
serait la visée des corrélats noématiques, et des cogitata d’un cogito, si
vous voulez. L’intentionnalité, c’est tout ce qui, de façon extrêmement
informel, pour l’introduire comme ça, relève ici du fait exprès, de l’à-propos,
qui fait qu’une signification est référentielle, qu’un acte fait exprès de produire son résultat,
etc. C’est très facile, en ce sens-là, et en supprimant toute référence à
Husserl et à la phénoménologie, de voir en quoi justement un symptôme, c’est
profondément une structure intentionnelle. C’est tout simplement parce que ça
ne vous rate pas. Il y a un savoir inconscient, et vraiment on s’aperçoit qu’il
y a un symptôme à l’œuvre quand on se dit : c’est comme un fait exprès,
chaque fois que je fais ceci, boum ! C’est à ce moment-là qu’on est en
train de se dire qu’il y a une intentionnalité qui justement n’a aucune espèce
de rapport avec les intentions qu’on pourrait avoir, au sens où le type même
l’intentionnalité, c’est vouloir faire une chose et la faire. Non, il y a des
choses qui se passent en nous, et en plus c’est un fait exprès, et en plus
c’est pour nos pieds. Le pied étant, je crois, le terme ultime du
symptôme : le symptôme, c’est toujours « pour nos pieds » !
Mais passons. Alors, « ce que je ne veux surtout pas », dans
l’intentionnalité du symptôme, c’est précisément
ce que je vais dire. Le caractère de critère de cette formule, qui fait que la
représentation par contraste devient le cadre logique à l’intérieur duquel il
faut comprendre les énoncés du patient. C’est que ce que je ne veux surtout pas, c’est précisément ce que je désire. Il n’y a aucune erreur possible.
Aucune erreur au sens où je ne peux pas me tromper. S’il y a quelque chose dont
je ne veux surtout pas, eh bien c’est précisément ça que je désire. Sauf
qu’évidemment, je n’en veux rien savoir. Et ce « je n’en veux rien
savoir », qui est fugitivement indiqué par Freud dans la Traumdeutung, c’est à peu près tout ce
que la théorie disons cognitive du refoulement que vous trouvez chez les
psychophilosophes français de l’époque avaient capté, n’est-ce pas. Tout le
monde avait vu que « ce dont on ne veut rien savoir », ce n’est pas
une découverte freudienne. Mais ce qui est l’originalité de Freud, c’est de
l’avoir construit comme un dispositif qui fait que c’est cela même qui est la
conflictualité psychique.
La deuxième chose très bien vue par Freud et qui
paraît également d’une modernité étonnante, c’est que : pourquoi c’est un
concept intentionnel ? C’est parce que ça articule des composants
sémantiques. Alors je vais à nouveau avancer avec prudence là-dessus. Dès qu’on
parle de signification, les gens disent : mais Lacan a dit que le signifié
ça n’avait aucune importance, que tout était dominé par le signifiant. Je ne
parle pas du signifié, je parle de la signification, et je parle de concepts
sémantiques. Ces composants sémantiques, ce sont des composants qui ne prennent
sens que dans un énoncé composé. Ça suppose une compositionnalité particulière
de l’énoncé. Alors il y a un exemple très simple, d’autant plus simple qu’il
est donné de façon je dirai archétypique dans un rêve d’enfant. C’est le rêve
d’enfant : « on a mangé le gâteau ». Quand on interroge
l’enfant, l’enfant dit qu’il n’a pas vu qui a mangé le gâteau. Ça c’est très
intéressant, car « on a mangé le
gâteau » indique bien que pour pouvoir viser celui qui a mangé le gâteau,
l’agent de cet acte, on ne vise pas une représentation au hasard. On ne vise
pas un segment de mot, on ne vise pas une lettre, on ne vise quelque chose
d’amorphe sur le plan logico-sémantique. On vise quelque chose qui a une
fonction à l’intérieur d’une composition articulée traduisant une intention. On
efface ici le sujet du désir. Ce qui
veut dire – et c’est là où j’en arrive à reprendre le point – le point le plus
subtil et je crois le plus joli du travail de la représentation par contraste,
c’est ce que j’ai appelé la désassertion.
C’est de penser que le refoulement est une désassertion.
J’ai été sommé d’expliquer plus d’une fois ce que
j’appelle une désassertion. C’est tout ce qui est de l’ordre d’une formule
(Freud en discute au chapitre 7 en analysant les gens qui doutent), du
genre : ne pas savoir si. Le
fait de « ne pas savoir si » introduit justement ce qui n’est pas su,
sur le mode du « mais n’allez surtout pas croire que je pourrais en être
sûr. C’est juste : je ne sais pas si… ». Le doute étant la meilleure preuve, une preuve critérielle, exactement comme le désir,
le critère du désir, que c’est bien ça
que je ne veux surtout pas. Le doute, est critériellement – ce n’est pas un
symptôme ou un accompagnement de sa manifestation – c’est critériellement ce
qu’identifie la représentation refoulée. La désassertion, je vous le mets au
tableau, elle se voit dans le modus ponens
que vous connaissez bien :
Si
p alors q
Donc
q
Je
vous rappelle que la différence entre le premier p et le deuxième p, c’est
que dans le or p, vous avez
assertion. D’ailleurs, le or est un
embrayeur qui atteste de la présence d’un sujet d’énonciation.
Tout
ce que je vous avais raconté sur monsieur D., en particulier sur la nature des
phrases de monsieur D., avec le problème de savoir comment ces énoncés de type
normatif, qui sont des énoncés non assertés – par exemple, c’est ce que j’avais
rapproché de l’aoriste gnomique en grec… L’aoriste gnomique qui met les choses
en un temps du passé qui s’appelle l’aoriste en grec ou certains présents
gnomique en français, c’est le « est » moins la marque d’assertion. Puisque le propre du proverbe, c’est
qu’il vaut indépendamment du fait que quelqu’un l’assume. C’est-à-dire que le
proverbe fonctionne de façon caractéristique comme ça, et que quelqu’un qui
parle uniquement en proverbe, comme Sancho Pança, on a l’impression qu’il n’y a
personne qui parle. Ce qui fait qu’à un moment on se demande ce que c’est que
cet océan de proverbe. Ça provoque en général l’hilarité quand vous lisez les
propos de Sancho Pança. Tout n’étant que proverbe qui s’enchaînent, on ne sait
pas quand est ce que ça va finalement commencer à dire quelque chose. Alors en
français c’est difficile à voir parce que notre indicatif et les usages
gnomiques du présent de l’indicatif ne sont pas distingués par des marques
grammaticales. Dans d’autres langues, il y a des marques grammaticales qui permettent
de le distinguer.
Je reprends cette formule, parce que
tout le monde a toujours bien compris que c’était le propre même de la
formulation de l’obsession, de l’angoisse obsessionnelle, c’était de passer par
des formules de ce type-là : « si tu ne vas pas à la messe, tu seras
damné, si tu vas à la messe, tu seras damné », etc… et les choses peuvent
comme ça, dans un océan de contradictions, rendre impossible le point
d’insertion d’un sujet qui finirait par laisser tomber un des éléments pour
pouvoir faire avec l’autre. Monsieur D., a présenté dans une analyse
extrêmement touchante et assez récente un énoncé du type suivant :
« Si je n’étais pas malade »… (une série d’énoncés tout à fait
amusantes… Enfin amusantes, pas du tout ! Tout à fait pathétiques et
bouleversantes).
« Si
je n’étais pas malade, j’avais peur que personne ne m’aide ».
Je vous rappelle pour ceux qui ne le savent pas,
que la névrose obsessionnelle a pour symptôme le plus sidérant, je crois qu’il
est toujours sidérant, la dénégation de la maladie. A aucun moment on ne
réussit à être sûr qu’on est malade, alors qu’on est tragiquement malade. Il y
a toujours ce point, où on n’arrive pas à être sûr qu’on est malade. Donc c’est
la première fois où j’entends monsieur D. dire ce qu’il est en train de dire.
« Je
me demandais si j’étais un affabulateur »
« je
croyais que les affabulateurs, on ne leur disait rien, on attendait qu’ils s’en
aperçoivent tout seul ».
Ceci prononcé avec les marques les plus véhémentes
de la souffrance mentale. Ce sont les dernières paroles d’une longue séance
d’un « je parle » tout à fait angoissant. Alors, vous voyez qu’on
peut ici construire les choses de la manière suivante. Une partie des choses
peut être construite de la manière suivante :
1.
Si p alors q : « Si tu n’es pas malade, alors
personne ne t’aidera »
2.
Or p : « Or tu n’es pas malade »
3.
Donc q : « donc personne ne t’aidera »
Sauf
que, ici complication de la chose à partir de 2. Car 2. S ‘associe à une
seconde chaîne associative :
4.
« Tu
n’es pas malade, tu affabules ».
5.
« Et
donc personne ne t’aidera parce que tout le monde attend que tu
t’arrêtes ».
6.
« Que
tu arrêtes de quoi ? Que tu arrêtes de croire que tu es malade ».
Vous
avez cet espèce de double dispositif dans la construction. Alors maintenant, si
vous prenez ce type de chose, où vous voyez l’effet de boucle (« tout
le monde attend que tu arrêtes de croire etc… tu n’es pas malade, tu
affabules », etc…), ça aboutit à quoi ? Ça aboutit, tel que c’est
cruellement vécu, à : (1) correspond à quoi ? Vous avez un appel à
l’aide à l’Autre (qui est extrêmement sensible dans le transfert pour des
raisons que je dirai tout à l’heure) du sujet qui délègue à cet appel son Moi.
En (2), vous avez une réponse qui ne vient pas de l’Autre, mais qui vient de
celui qui est le propriétaire de ce signifiant particulier
« affabulateur », qui a une importance considérable dans l’existence
de ce patient, qui sait qu’il est traité d’affabulateur par son frère aîné.
Frère aîné qui est l’objet dans la névrose infantile de la haine la plus
féroce, la plus fratricide, la plus cruelle que le patient ait jamais pu
ressentir. Autrement dit, ce qui répond, c’est a’, le rival, et qui
répond « non » au sujet. Et en (3), vous avez quoi ? Une
chute de l’objet, chute qui donne quelque chose de mélancoliforme à la
pathologie de Monsieur D., comme je vous l’avais raconté, cette espèce de
chagrin (je ne dis pas que c’est de la mélancolie, je dis que c’est
mélancoliforme). Plus l’apparition d’un grand Autre non barré qui tue le sujet.
(1)
si p alors q : Appel à l’Autre du sujet qui y délègue son
Moi
(2)
or p : ce qui répond c’est a’, « non »
au sujet
(3)
donc q : chute du (a) + A non-barré qui tue le
sujet
Alors si vous étalez ça, comme Lacan le propose,
si vous l’étalez sur le graphe, ce qui apparaît sur la ligne du transfert –
mais ça je peux le donner uniquement parce que je sais ce qui s’est passé
avant, c’est dans une discussion sur le père – ce qui apparaît c’est :
« tu ne m’aides pas ». Ceci conclut une séance dans laquelle le sujet
s’aperçoit que son père n’a jamais parlé,
n’a jamais eu le mot qui est évidemment anticipé sur un mode absolument
permanent qui est le mot salvateur, le mot qui aurait pu comme ça le sujet, tel
qu’il se représente lui-même, à s’extirper de cette espèce de domination
maternelle qui fait le fond de sa névrose obsessionnelle. Et ce « tu ne
m’aides pas » intervient lui-même, m’étant adressé à moi, dans un contexte
associatif où il arrive, en m’expliquant – alors qu’il avait extrêmement bien
travaillé et qu’il y avait une sédation assez importante de ses symptômes les
semaines qui avaient précédées - n’est-ce pas, que j’étais ici dans une
position particulière de ne pas aider. Et il arrivait en me disant « ce
matin je me suis réveillé à nouveau avec une série d’obsessions t tragiques, au
moment où j’ai voulu me lever… Tout ce que je ne fais pas… », etc.
Alors, qu’est-ce que j’appelle une
désassertion ? Une désassertion, c’est l’idée que justement - c’est ce
qu’à mon avis Lacan attrape avec des concepts qui ne sont pas comme ici des
concepts de type logique mais des concepts de type linguistique, avec la
distinction de l’énoncé et de l’énonciation, car Lacan s’intéresse beaucoup à
la texture linguistique par exemple de notions comme or et donc, qui sont des
marques (ce n’est pas simplement de l’assertion logique, mais c’est un
engagement, des sortes de shifters, comme disait Jakobson et Benvéniste) qui
marquent la présence d’un énonciateur dans l’énoncé, alors que là, justement,
il n’y a pas d’énonciateur. C’est l’énonciateur-zéro, dans ce type de formule.
Ce que j’essaie de souligner, c’est que pour Freud, le point culminant de la
logique de la représentation par contraste, c’est quand elle vient en quelque
sorte effacer, désasserter le contenu même des mots. Enfin, pas le contenu même
des mots, mais la valeur sémantique même des mots. C’est pourquoi, et ça c’est
un point que je souligne, ce n’est pas un problème de conscience. Ce n’est pas
un problème de capacité cognitive, l’assertion et la désassertion. Ce n’est pas
parce qu’on a une image mentale ou une focalisation de l’attention ou d’un
pouvoir psychologique quelconque qu’on peut expliquer ce que c’est qu’une
assertion. C’est la valeur sémantique par rapport à une vérité dans un
processus d’enchaînement de ce type-là, comme le modus ponens, qui est visé en tant que tel.
Freud introduit cette distinction dans un moment
où au chapitre 7 il explique qu’il y a des tas de rêves qui n’ont pas besoin de
l’appareil psychique. Des rêves comme Autodidasker,
par exemple n’ont pas besoin d’appareil psychique. Pour qu’il y ait rêve,
dit-il, pour qu’il y ait rêve, il suffit
simplement qu’on n’ait plus besoin d’asserter les contenus. Un rêve, c’est
juste un assouplissement de la force assertive des énoncés qu’on tient. On les
tient pour de faux, d’une certaine manière. On les tient dans une sorte de
suspens de la réalité qui n’est pas une opération véritablement psychique (qui
fait que pour lui rêve et rêverie ça peut s’équivaloir, par exemple), mais dans
lequel au fond le sujet n’y est pour rien. Il pense ce qu’il pense sans le
penser en première personne de façon assertée. Alors dans le rêve de l’enfant,
« on a mangé le
gâteau », le sujet du désir a disparu : il n’a pas vu qui a mangé le
gâteau. Eh bien une telle représentation, une telle désassertion de « j’ai
mangé le gâteau » - évidemment elle passe par « on », elle
aurait pu passer par « tu as mangé le gâteau », elle aurait pu passer
par « Jojo a mangé le gâteau » - de toutes façons toutes ces
associations par contiguïté et ressemblance seront toujours sous la dépendance
de cette première représentation par contraste. Si bien que le… - je ne vais
pas aller plus loin là-dessus – cette censure, ce type de censure ou ce type de
phénomènes qui est traduit dans un vocabulaire psychologique est quelque chose qui porte sur les positions
subjectives à l’égard des énoncés.
Par là, je complète ce que j’avais raconté sur le
caractère de speech acts et de
certaines formes de speech acts
(actes de parole) qu’on peut voir dans les énoncés très problématiques de la névrose
obsessionnelle. Les exemples de Freud touchant la censure sont en général très
jolis, parce que dans la censure, le plus joli phénomène de la censure, c’est
quand vous dites ce qu’il ne faut pas dire, sauf que vous le dites d’une
manière telle que c’est comme si vous le citiez, comme si ça ne faisait pas
sens pour vous. Donc tout le monde vous regarde avec des yeux stupéfaits, tout
simplement parce que en tant que sens, tout le monde perçoit le sens que ça a
pour vous, sauf que vous êtes le dernier à entendre ce que pourtant non
seulement vous dites mais que vous voulez dire. Il n’y a pas du tout d’erreur,
n’est-ce pas, ce n’est pas une sorte de catastrophe d’aiguillage avec les
neurones : ça a effectivement été dit. Alors ce phénomène d’effacement du
sens en tant que sens, est certainement je crois le plus étonnant parce que ça
peut effectivement amener à ce type de situation où les gens disent sans
s’entendre le dire, comme on dit (mais ce n’est pas un problème d’audition,
c’est un problème de désassertion logique), cela même qui ne doit pas être
entendu. « Entendu » au sens de compris. Donc il ne faut surtout pas
privilégier dans la censure, ou mettre au premier rang de la censure, les
phénomènes de caviardage dans lesquels on s’en prendrait à la structure
matérielle des signes. C’est-à-dire qu’on effacerait les mots ou bien comme le
rêve de la dame qui va chez les officiers, et chaque fois que les officiers
ouvrent la bouche, on entend une espèce de « mmmmm », de
grommellements comme ça, avec un effacement de type phonétique. Le plus joli,
c’est quand les gens se teahissent sans d’aucune manière asserter ce qu’ils
disent. Ce n’est pas un phénomène psychologique, ou un phénomène psychique, ce
n’est pas de la matérialité psychique, des choses qui se passent dans les
neurones. Ce sont des choses qui ne se comprennent qu’à partir d’une
interprétation qui fait place à la sémantique et aux différents niveaux
sémantiques dans lesquels un énoncé peut apparaître.
Je conclus ce développement, donc de l’idée de l’interprétation
de la Traumdeutung, en arrivant à sa
conclusion. Sa conclusion, c’est que pour dire ce que dit Freud, il faut avoir
une épistémologie réaliste. Parce qu’un désir dont on ne veut pas a une réalité
psychique. Un désir dont on ne veut pas, c’est quelque chose qui est là et qui
pousse, d’une certaine manière, et qui est une chose bien réelle contre quoi la
volonté se bat. Autrement dit, il peut bien être à interpréter, mais ce qui est à
interpréter, et ça suffit à être réaliste, préexiste
à l’interprétation. Ce qui fait, et c’est le deuxième aspect du réalisme,
qu’une interprétation chez Freud peut être vraie ou fausse. Elle peut être
vraie ou fausse quand elle est l’interprétation du bon désir, de celui qui
était à interpréter, auquel cas il y a guérison. Et puis elle peut être fausse,
et dans ce cas il n’y a pas guérison parce que l’interprétation est fausse. On
peut se gourer. Cette possibilité d’erreur est extrêmement frappante. Le
désir ainsi conçu dans une optique réaliste, aboutit dans certains passages du
chapitre 7 - qui sont ceux qui sont souvent montés en épingle quand on détruit
la substructure interprétative qui fait que le réalisme en question est un
réalisme à l’intérieur d’une théorie de l’interprétation – dans le chapitre7,
il est extrêmement tentant de transformer ce désir qui apparaît dans une
épistémologie réaliste en une force
psychique agissante. Alors le transformer en force psychique agissante, ça
veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il faut… Bon, tout le monde voit ce que
ça veut dire au sens où ce serait le machin qui produit des images oniriques,
qui produit des symptômes, qui correspond à ce qui innerve le corps dans
l’hystérie, etc.
Mais c’est plus fin que ça. Pour le cerner, je
reviens sur le problème classique dans l’interprétation et la lecture de la Traumdeutung, et extrêmement ennuyeux,
c’est qu’il y a des endroits où Freud dit que l’inconscient ignore la négation,
et puis d’autres cas où il analyse la façon dont la négation est exprimée dans
le rêve. C’est une vieille querelle, n’est-ce pas, pour essayer de savoir si ce
sont des problèmes d’édition, de compatibilité, etc… Bien sûr, le rêve tantôt
exprime, tantôt n’exprime pas la négation. Mais dire que l’inconscient ignore
la négation, c’est tout simplement parce que dans la logique de la
représentation par contraste, il l’ignore, parce qu’il en est une.
L’in-conscient, c’est une négation. Il n’a pas besoin de la connaître, puisqu’il en est une. Ainsi le refoulement, le
refoulement n’est jamais lisible sans la
construction du désir qui correspond à un symptôme construit comme une
contre-volonté. C’est ça la stratégie de Freud dans toutes les lectures de
rêves et de symptômes de Dora, c’est que vous avez le phénomène du symptôme, il
faut interpréter le symptôme comme une contre-volonté et construire le désir qui correspond à cette contre-volonté. Et
l’interprétation portera sur le désir. C’est pour cette raison que vous avez
l’idée, le schéma topique qui est une sorte d’aide mémoire, ou de facilité
représentative selon lequel, n’est-ce pas, il y a de la poussée, et c’est
repoussé dans un espace psychique qui serait en arrière. Autrement dit, ni rêve
ni symptôme ne contiennent de négation, parce qu’ils sont des effets de négation. Or la négation ça
n’existe pas. Ce n’est pas un objet. C’est le contre-désir qui s’oppose à la
volonté ou la contre-volonté qui s’oppose au désir.
Alors ça se manifeste comment ? Eh bien c’est
un exemple que j’avais donné en appliquant la recette freudienne. Ça se voit
extrêmement bien quand il s’agit d’analyser la figuration en rêve et de
rapprocher la figuration en rêve des phénomènes de l’hystérie. Je vous en donne
un exemple qui est très simple. Voilà la crise d’hystérie à quatre phases de
Charcot. 1. Prodrome avec angoisse et mal de tête. Pour vous aider à trouver la
solution, je vais vous les présenter de façon assez explicite. 2. Convulsions
incohérentes avec conservation de la conscience. 4. Poses plastiques et
érotiques. 4. Rires, sanglots, et propos décousus. Alors maintenant, quand vous
inversez tout, vous avez quoi ? En travaillant par inversion, vous mettez
le 4 à la place du 1, le 3 à la place du 2… Vous retournez l’ordre de la crise.
Si vous mettez 1 à la place du 4, vous commencez par les rires, les sanglots,
les propos décousus : séduction, puérilisme, excitation croissante,
acceptation et refus. Vous mettez les poses plastiques et érotiques :
les rapports sexuels. Vous prenez le deuxième temps qui devient le troisième,
les convulsions incohérents avec conscience conservée : l’orgasme avec
lucidité conservée. Et puis l’angoisse et les céphalées : le remords et
l’inquiétude pour une éventuelle grossesse. Donc toutes les interprétations des
phénomènes classiques de l’hystérie de Charcot, (les gens qui se déchirent la
robe d’un côté en se protégeant le sein de l’autre, tous ces phénomènes de
division qui présentifient sur le corps de manière figurative les polarités
inversées), c’est constamment retrouvé comme ça. La crise d’hystérie de
Charcot, c’est un récit de rapport sexuel, et voilà.
Qu’est-ce qu’il faut faire, pour arriver à un
résultat comme ça ? Il faut traiter les symptômes comme l’expression d’une
contre-volonté, il faut supplémenter cette contre-volonté du désir, et il enfin
faut retourner, de façon plastique, la scène. Et à ce moment-là, le symptôme
hystérique devient déchiffrable. Comme vous voyez, le désir, il n’est pas
« là », le désir. Vous avez des faits. Le désir, apparaissant dans
cette logique de représentations par contraste avec inversions figuratives,
dans l’exemple que je viens de vous donner, il faut l’ajouter. Il faut
fondamentalement l’ajouter. Donc la négation qui est en jeu, ne peut pas être
présente dans les symptômes. Je dirai
qu’il y a une dernière raison qui explique ceci. Il faut ajouter le désir, donc
il faut l’ajouter comme une force agissante susceptible de donner de
l’effectivité au refoulement, dans le symptôme : l’effectivité des poses,
des contorsions, etc.
Il y a une dernière raison qui donne un caractère
hyperréel, hyperréaliste, au désir freudien, c’est la façon au fond dont il est
obligé d’expliquer le Lust, quelque
chose de l’ordre de la jouissance. C’est que pour jouir, pour jouir vraiment,
il ne suffit pas de jouir de tout. Il faut jouir de tout et du contraire de tout. Parce que sinon ce n’est pas complètement
de la jouissance. La jouissance, c’est jouir de tout et du contraire de tout. Ce n’est pas du tout d’ailleurs un thème
spécifiquement psychopathologique. C’est vrai que c’est comme ça que les
formations réactionnelles, par exemple les formations de compromis du rêve de
la belle bouchère sont construites, n’est-ce pas : à la fois être mince et
être grosse, être épouse et maîtresse, être comblée et en attente d’être
comblée. Tout le dispositif est organisé autour de la jouissance parce qu’il
faut jouir d’une chose et du
contraire. Et non seulement il faut jouir de toutes les choses, mais il faut
jouir de tous les contraires de tout. C’est vrai qu’il y a cette dimension-là.
Mais c’est une dimension qui est complètement dans la culture aussi de Freud.
C’est un aspect qu’il ne faut pas négliger. C’est la dimension de l’Eros, c’est
la dimension de l’Absolu au sens de Goethe, qui est un Absolu – de Goethe et de
Schelling, d’ailleurs, de la Naturphilosophie
– pour que l’Absolu soit vraiment l’Absolu, il faut qu’il porte toutes ses
négations à l’intérieur de lui-même. Sans aucune exception. C’est à l’intérieur
de lui-même qu’il a sa négation. Ce point de jouissance, le fait je crois qu’on
accède véritablement à ce que c’est que l’effet de vertige, de désorientation,
de déstructuration profonde de ce que c’est que la jouissance qu’en la pensant
ultimement comme étant jouissance de tout et du contraire de tout.
C’est ce qui me ramène à ce que je vous avais dit
la dernière fois sur le miel. Au début n’est-ce pas, sur le miel amazonien de
Lévi-Strauss, ce point de jouissance qui enveloppe tous les contraires qui vont
être intégralement développés par le système mythique, qui est le point focal
dans lequel tout est enveloppé, la vie / la mort, le fait que c’est le miel
d’abeilles qui consomment les déchets, les carcasses, les pourritures, et qu’en
même temps ce soit un miel qui suscite quelque chose d’extrêmement érotique
comme sensation, n’est-ce pas, toutes les polarités vitales articulées par
limites autour du miel font qu’il y a un point aveugle qui est le propre je
crois de toute intelligibilité structuraliste, qui est ce qui porte en
puissance le développement de toutes les contradictions dont le développement
par le langage va être la conséquence. Et c’est là - je demande qu’on le mette
en réserve pour ce que je dirai nettement plus tard - c’est là ce qui est
véritablement l’envers du signifiant flottant. L’envers du signifiant flottant
chez Lévi-Strauss, c’est l’expérience du miel. Ce n’est pas quelque chose auquel
il a pensé tout de suite. C’est plutôt que le signifiant flottant c’était
quelque chose qui s’opposait à un signifié amorphe, sur le mode du schéma des
signifiés de Saussure. Mais la dynamique qui fait que le signifiant
flottant structure le développement de l’univers mythique, c’est la polarité
inverse de ce qui est complètement enveloppé en puissance, complètement comme
un noyau, dans l’expérience sensorielle de la jouissance du miel. Ce que je
vous ferai remarquer, c’est que du coup, le signifiant flottant, le signifiant
qui permet l’expansion, c’est le seul signifiant, le signifiant zéro, qui n’est pas dans le miel. Il y en a un
qui manque au miel, c’est celui qui justement va polariser et structurer
l’expansion de cette jouissance et la négociation de cette jouissance en
significations qui construisent le monde des indiens.
Alors, qu’est-ce qu’on peut conclure de tout ce
que je vous dis là ? C’est que ça permet je crois d’appréhender un peu
mieux le problème majeur – enfin un des problèmes majeurs, c’est celui qui
m’intéresse le plus, mais ce n’est pas forcément le plus intéressant – entre
Freud et Lacan. Qui est justement la question du nominalisme et du réalisme et
de ce que ça peut être que de se forcer à l’ascèse nominaliste quand on pense
les représentations psychiques. En effet, j’en arrive aux pages 507 et 508
de la Traumdeutung, dans lesquelles
Freud oppose justement d’un côté les véhicules des pensées, et les pensées. Et
dans ce passage-là, de façon absolument caractéristique, il dit que c’est vrai
que les véhicules des pensées peuvent être réglées par des lois
associationnistes du type homophonie, coq-à-l’âne, contiguïté-ressemblance,
etc… donc des associations
humiennes : un mot peut être remplacé par un autre, proche, dans un
rêve. En revanche, il insiste bien sur l’idée que les pensées du rêve sont
toujours sous la dépendance, et exclusivement
sous la dépendance de l’association par contraste. Autrement dit c’est
toujours en ayant égard aux pensées qu’on se guide dans le fouillis de ces représentations
associées par contiguïté et par ressemblance, et que donc on ne peut pas se
passer d’une sémantique. Il ne faut confondre du tout les effets de signifié,
qui sont ce que vous voulez, et la sémantique qui permet de penser la
contradiction interne du rêve.
Et contrairement à ce qu’on dit quelquefois, Lacan
ne s’en passe pas. Un énoncé classique chez Lacan comme quoi « le
message nous vient de l’Autre sous forme inversée » désigne bien dans le
« message » quelque chose qui a une teneur sémantique. Ce qui vient
de l’Autre sous une forme inversée, c’est le message. Il faut bien penser que
dans la relation de l’Autre au sujet, c’est bien ce type d’inversion qui est
pensé. C’est pourquoi se défaire du signifié ou de l’effet de sens, ou du sens
en général en analyse selon la recommandation constante de Lacan, ce n’est
surtout pas renoncer au primat de la sémantique dans l’inconscient comme
négation et comme opposition.
Mais alors, c’est là où les choses deviennent
beaucoup plus difficiles avec Freud, c’est faire des représentations des sortes
de reflets des désirs sous-jacents.
C’est d’en faire, si vous voulez, « les conséquences du réel qu’est ce
désir ». Du coup, si on allait jusqu’au bout de cette épistémologie
réaliste qui est assez présente par moment chez Freud, l’idée de construction
en analyse ne serait plus qu’une re-construction. Puisque l’interprétation est
vraie ou fausse du désir qu’elle interprète. Si bien qu’on comprend bien
l’exigence épistémologique de Freud, puisque le réalisme pour lui est un moyen
radical, et à mon avis le seul épistémologiquement valable, pour sortir de
l’accusation de suggestion. On ne peut pas dire n’importe quoi aux gens, et ça
ne va pas nécessairement marcher. Ça ne peut marcher que s’ils veulent bien
marcher. Et ils ne veulent bien marcher que si le désir d’obéir à la suggestion
que vous leur donnez est en eux, est en
eux. L’argument du réalisme, c’est une réponse magistrale à l’objection de
la suggestion, à l’idée que le psychanalyste suggère des contenus qu’il veut
obtenir. En fait, vous pouvez suggérer tout ce que vous voulez, les gens
n’obéissent qu’à ce qui est en eux.
Et c’est étroitement lié, cette épistémologie réaliste, à l’idée qu’il y a
plusieurs manières inductives de remonter au désir chez Freud : il y a le
rêve, le symptôme, l’acte manqué, et le trait d’esprit. Et que c’est la
covariance… c’est plus exactement le parallélisme des manifestations qui
atteste, alors que ce sont des phénomènes distincts – un symptôme hystérique,
un rêve, un trait d’esprit et un acte manqué – c’est le fait qu’il s’y passe le
même type d’événements qui prouve bien que
c’est le même désir, la même disposition de désir qui est agissante
causalement dans chacun de ses phénomènes. Quelque chose qui ne se passerait
que dans un rêve, et qui n’aurait aucun corrélat, ni dans un symptôme, ni dans
les actes manqués, ni dans un trait d’esprit, serait un effet de suggestion.
Mais quand dans des phénomènes différents ça permet de remonter inductivement de façon convergente vers
la même disposition désirante, alors c’est la preuve qu’il y a bien du désir,
que c’est bien ce désir-là qui est agissant.
Le problème, c’est que là vous donnez à cette
disposition du désir une qualité de réel qui est telle qu’au fond, on a le
désir qu’on a, et toute la dimension de construction qu’il pourrait y avoir en
analyse est mise éventuellement en péril. Ce sont des désirs réels qui
s’actualisent en quelque sorte dans les rêves, les symptômes. Et il n’y a aucun
doute que dans la construction de la première topique, si entre 1900-1905 ce
sont toujours des questions comme ça, dans la psychopathologie de la vie
quotidienne, qui viennent de façon convergente retrouver toujours la même
chose… c’est un argument, l’argument de convergence, qui est tout à fait
classique en épistémologie - Freud n’était pas le seul à l’utiliser à l’époque,
il est dans la littérature scientifique qu’il connaissait - pour établir qu’on
ne se trompe pas en matière mentale. Malheureusement, de l’exigence
épistémologique de fondation, on peut très rapidement virer (je ne dis pas que
Freud ne s’en est pas sorti) à des limitations objectives sur les possibilités
du psychisme.
Ça a des conséquences considérables, une
épistémologie réaliste, sur ce que peut être conduite de la cure. Si je
dramatise les choses, on a en quelque sorte un dilemme. Le dilemme est le
suivant : ou bien on renonce à ce réalisme, et on se dit qu’au fond, on
peut traiter le psychisme comme quelque chose qui pourrait être de façon
beaucoup plus inventive un déplacement du sujet vers des choses qu’il n’était
pas par exemple, qu’il n’était aucunement. Position radicale. Mais alors on
s’expose à une accusation centrale, qui est l’accusation qui est de ne pas
faire autre chose que des effets de suggestion. C’est-à-dire que vous perdriez
la solidité de l’interprétation réaliste chez Freud. Et non seulement vous
perdriez ceci, mais on pourrait aussi bien vous dire : mais alors pourquoi
une analyse, plutôt que n’importe quel autre expérience de déplacement radical
de la subjectivité comme la création artistique, ou ceci ou cela ? Et
qu’il n’y aurait pas plus de raison que ça marche plus pour l’un que pour
l’autre. Ou alors, deuxième branche du dilemme, vous conservez ce réalisme,
vous voulez montrer que ce que vous faites, ce n’est pas de la suggestion, il y
a une convergence de phénomènes vers un désir bien réel qui s’actualise. Mais
alors, tout déplacement radical du sujet en tant que sujet, par exemple selon
une formule lacanienne « venant se ranger sous un signifiant nouveau »,
tout cela est fini. C’est-à-dire que dire que c’est fini, ça veut dire que
guérir, ça n’est plus qu’un aménagement strictement
interne du symptôme.
Donc les enjeux, si vous voulez, sont les
suivants : si vous renoncez radicalement au réalisme, et je crois que c’est
le pari de la compréhension de la psychanalyse chez Lacan… Lacan ne pense
certainement pas et à aucun moment que les désirs sont des machins qui sont
agissants en nous et qui sont bien réels, et que les signifiants ne sont que
des « conséquences » de ce que c’est que ce désir. Il pense tout au
contraire que ce désir est essentiellement quelque chose qui est lié au
déplacement du signifiant, Enstellung,
qui laisse la place effectivement dans l’opération psychanalytique au fait
qu’un sujet vienne se ranger sous un nouveau
signifiant, un signifiant qui n’était pas là avant, eh bien le nominalisme,
qui est la thèse inverse du réalisme, s’expose à toutes sortes de difficultés.
L’idée que le nom fait la chose (le signifiant le
désir), est extrêmement difficile à soutenir, parce que ça aboutit à des
positions qui sont incroyables. Là où au contraire le réalisme, eh bien ma foi,
c’est du côté du bon sens. Il y a un solide bon sens épistémologique au travail
dans la Traumdeutung qui n’est pas du
tout ce que vous allez voir au travail chez Lacan. Alors peut-être que je vais
arrêter là… Je vais dire quelques mots quand même du nominalisme avant de
rentrer dans les détails, et puis je vais m’arrêter là parce qu’il est quand
même tard. Qu’est-ce que le problème du nominalisme ? Je vais le dire très
simplement : le problème du nominalisme, c’est le nominalisme naïf. C’est
ce que Hacking appelle pour rire « le nominalisme des étudiants de
première année en philosophie ». C’est la croyance que le monde est
découpé par les mots, et qu’il suffirait de parler autrement pour que les
choses soient autrement. C’est un
relativisme qui pense qu’au fond, selon le dispositif symbolique dont vous
disposez, le monde est à chaque fois différent, et que donc tout le monde ayant
son propre système pour découper le monde avec ses mots et ses symboles, eh
bien chacun, n’est-ce pas, vit dans un univers différent. Si vous ne
l’appliquez pas aux individus, la version banale de ça, c’est le relativisme
culturel, qui repose sur un des objets qui a été le plus débattu je crois dans
la philosophie de l’esprit de ses trente dernières années, qui est l’idée de
« schème conceptuel ». Le schème conceptuel c’est quoi ? C’est
que d’un côté vous avez une empirie confuse (un machin, un peu n’importe quoi),
et par dessus vous déposez un quadrillage, qui en lui-même n’a aucun fondement
réel à l’intérieur des choses, un quadrillage de symbole, et ce quadrillage de
symbole vous donne un monde. Mais comme ce quadrillage de symbole n’est pas
enraciné dans l’empirie confuse qu’il met en forme, qui n’est pas
ontologiquement dépendant justement de cette empirie, alors il pourrait être
totalement différent. C’est la façon, et c’est là où je reviens à Lévi-Strauss,
c’est la façon dont Lévi-Strauss a considéré les choses extrêmement
tardivement. Comme le signifié de Saussure, cette espèce de masse amorphe qui
ne prend sens qu’une fois découpée par le signifiant. Il y a une masse confuse
du signifié, et c’est cette masse confuse du signifié qui est ordonnée. Ce qui
fait que chez Lévi-Strauss, vous avez toujours une de fascination pour le
relativisme culturel qui fait que c’est seulement des invariants dans la
structuration mathématique, éventuellement cérébrale, de l’opposition
signifiante, qui peuvent constituer l’universel. Mais c’est toujours purement
rattaché à la contingence du fait humain qui est un fait universel.
C’est de l’idéalisme, bien sûr. La théorie du
schème conceptuel, c’est de l’idéalisme parce que pour sauver votre relativisme
absolu - l’idée que chaque culture ayant un langage différent découpe le monde
de manière différente - vous êtes obligé de fabriquer une entité extraordinaire
qui est cet espèce d’être amorphe, de pur en-soi qui n’existe absolument que
pour être mis en forme, qui est pure passivité, pure matière, etc., sur lequel
vient s’exercer l’activité de la pensée. C’est un idéalisme typique. Alors, le
problème fondamental du nominalisme (pour quelqu’un qui comme moi a beaucoup de
mal à être nominaliste), c’est : comment faire pour ne pas être naïf ?
A ma connaissance il n’y a aujourd’hui qu’une
seule philosophie nominaliste non naïve, qui a effectivement un caractère
irréfutable : c’est celle de Nelson Goodman. Qui se définit elle-même
comme nominaliste, relativiste – il le dit carrément : « je suis un
relativiste absolu », alors évidemment, ça fait hurler les gens – et il se
définit de manière également très amusante comme un « irréaliste ».
C’est-à-dire que c’est une position à l’opposé du réalisme. Dans un nominalisme
- vous allez voir le rapprochement progressivement se faire avec les positions
de Lacan - il y a trois choses. Un nominalisme non naïf, c’est un nominalisme
qui part non pas de la fragilité des classifications, mais de la solidité des classifications. C’est ça
l’originalité de la théorie de l’induction chez Goodman, c’est de montrer
pourquoi nos classifications sont solides. Pourquoi on ne peut pas penser
n’importe comment. Et la réponse de Goodman, c’est une réponse par
l’implantation. Ça n’a aucun rapport avec le contenu réel du monde, et si nos
classifications sont bonnes, ce n’est pas parce qu’on a un équipement cognitif
quelconque, par exemple une adaptation darwinienne au monde où des choses comme
ça qui font qu’on devrait voir les choses de telle ou telle manière. C’est
uniquement parce qu’on s’en est toujours servi comme ça. C’est ça qui est
insupportable en général aux philosophes ordinaires. C’est une réponse d’un
scepticisme d’une certaine manière… Il dit : « eh bien, si c’est
vrai, c’est uniquement parce que c’est bien implanté ». Et ce critère de
bonne implantation ne repose absolument pas sur des propriétés du monde, qui
seraient traduites par nos
classifications, mais en même elle explique, elle explique de façon
vertigineuse chez Goodman, la solidité, le fait qu’on ne peut pas penser
n’importe comment. On ne peut pas comme les théoriciens du schème conceptuel
l’imaginent, s’imaginer qu’on peut comme ça penser n’importe quoi. Ça c’est le
premier point d’un nominalisme non naïf. Il ne donne pas les moyens de
relativiser n’importe quoi. Il explique au contraire pourquoi certaines choses
sont extrêmement stables. La deuxième chose, c’est qu’un nominalisme pense qu’il n’y a que des individus. Et s’il
pense qu’il n’y a que des individus - si les classes, les généralisations, n’ont
de consistance que pragmatiques - c’est de dire en quoi consiste un monde comme
composé d’individus. Et décrire un monde comme composé d’individus, c’est
l’autre aspect du nominalisme, c’est qu’on est constructiviste. Il faut trouver
un moyen de décrire le monde à partir des individus, et donc il faut trouver un
moyen de construire le monde. Et dans ce dispositif-là, c’est pour ça que je
parlerai la prochaine fois de cet article. C’est amusant, les articles de
Goodman commencent toujours par des constats de stupéfaction. Je vous le
traduis très rapidement. « De temps à autre, quelqu’un me pousse dans un
coin tranquille et me demande si je suis vraiment honnête dans le papier que
j’ai écrit, sur la ressemblance de sens »… Il y a toujours quelqu’un pour
dire : « écoutez, vous ne pensez tout de même pas penser une chose
pareil, parce que vraiment, on n’arrive pas à trouver la faille, mais ça ne
peut être que faux, ce que vous dites ». C’est très intéressant, parce que
Goodman voit très bien qu’une position nominaliste est une position qui est, je
dirai psychiquement insupportable. Ça suppose un rapport au langage et à
l’ordre des choses, qui est une chose complètement ascétique. C’est vraiment
assez étonnant. Le problème, c’est que dans une description du monde comme ça,
il faut penser la différence de sens. Il faut essayer de comprendre pourquoi
deux mots ne peuvent pas avoir le même sens. Sinon, vous ne pouvez pas être
nominaliste. S’il y a des noms qui nomment deux objets, c’est cuit. Un seul nom
nomme deux objets, ce n’est pas possible ! Ou si à un seul objet
correspond deux noms, le dispositif s’écroule. Donc il faut avoir une théorie
du nom correspondant à un objet qui est en fait une théorie de la différence absolue. Et donc il faut
rendre compte du fait qu’il y a des ressemblances
entre significations, qu’il y a des significations qui se ressemblent, et
que ces significations qui se ressemblent n’imposent pas de penser l’identité
de la signification. Donc c’est la seule forme de philosophie analytique dans
laquelle il n’y a pas d’analyse. On ne peut pas avoir une « expression
analytique » de quoi que ce soit. C’est-à-dire que a n’est jamais égal a.
C’est un principe fondamental du nominalisme. C’est curieux évidemment d’avoir
une pensée qui s’appelle la philosophie analytique et qui exclut précisément le
pilier de la philosophie analytique, l’idée qu’on peut remplacer
« analytiquement » certains énoncés par d’autres énoncés et que ces
substitutions ne sont pas triviales. Elles sont au contraire pleines de pensées.
Et c’est là où je montrerai la prochaine fois que chez Goodman, c’est ce qui
fait qu’il se rapproche d’une façon stupéfiante - tout simplement parce qu’il
parle du même objet - de ce que Lacan essaie d’attraper à travers la notion de
signifiant. Et qu’il est obligé… Non, ce n’est pas qu’il est obligé, c’est
qu’il fait émerger avec une clarté absolument magnifique la nécessité d’une
pensée du symbole, de la lettre et de l’image, et du sens, coordonnées les unes
avec les autres. Je crois que ça crée beaucoup
de problèmes dans les façons banales de lire Lacan, parce que moi, ce que
j’aime bien, c’est que si vous suivez le fil conducteur du nominalisme, alors
ça donne effectivement d’autres critères pour identifier cliniquement ce que
c’est que le signifiant. Et des critères qui sont finalement rigoureusement
post-freudiens.
C’est ça le pari, l’enjeu : si l’on veut
isoler ce qui est spécifique à Lacan, je crois que c’est en suivant ce fil
conducteur qu’on voit qu’au fond, ça veut dire que le rapport à l’énoncé des
patients et à ce qui est pertinent dans l’énoncé d’un patient, eh bien
effectivement ça finit par être quelque chose de tout à fait distinct, y
compris dans toute la structuration qui s’en suit de la théorie et de la
pratique de ce que Freud avait envisagé.
- quand vous avez évoqué les permutations
tabulaires, vous faisiez référence à Leclaire ou… ?
- non, je fais référence à une sorte de
vulgate, qui a été stigmatisée dans ce petit pamphlet anti-lacanien qui
s’appelle L’effet yau de poil de
Pierre Georges, n’est-ce pas : personne ne peut plus rien dire sans
qu’effectivement par un effet de contrepèterie, ce soit tout à fait autre
chose, et qu’on interprète la sidération des gens comme la preuve que ça
marche, en dehors de tout cadre qui subordonne ces effets-là à l’intelligence
transférentielle de ce qui est en cause, au rapport à l’Autre qui s’y
manifeste, et aux effets d’inversion qui font que tel phénomène de manipulation
littérale dans un énoncé est pertinent. Je dirai même de façon un peu plus
agressive, qu’au fond, ça c’est du freudisme primitif. Il y a eu chez les
premiers freudiens, une tentative comme ça d’interpréter sauvagement tout
énoncé au sens d’une manipulation comme ça du travail du rêve. Le problème,
c’est de comprendre dans quel cadre ça a du sens. Et pour ça il faut
reconstruire… il faut bien isoler la nature de l’association qui est au
fondement de la théorie du conflit psychique, pour voir comment elle s’organise
dans la théorie du rêve. Et pourquoi elle légitime finement le travail du rêve.
Qui n’est pas un espèce de machin bizarroïde inventé ad hoc pour retrouver toujours les mêmes significations, mais qui
est le développement cohérent de cette théorie de la représentation par
contraste. C’est ça que j’ai essayé de faire dans mon bouquin, de montrer que
le travail du rêve n’est pas une machinerie bizarre qu’il y aurait la nuit dans
notre tête et qui transformerait les représentations. Ça a une texture fine,
c’est pour ça que j’ai essayé de le mettre au tableau à partir d’exemples de ce
type-là, ce qui minime beaucoup les effets humiens de contiguïté et de
contraste.
- Quelles sont les limites à
l’affirmation : « ce que je ne veux surtout pas, c’est ce que je
désire » ? Parce qu’effectivement, du coup, si je suis un démocrate,
on peut me faire dire ce qu’on veut dans ce cas-là !
- On peut tout à fait vous faire dire ce que
vous désirez, oui… Un maître. C’est ce que Lacan a toujours dit. C’est le grand
problème de la démocratie, c’est qu’effectivement, on désire un maître. On n’en
veut pas. Ce sont les démocraties, qui produisent le totalitarisme. C’est la
grande différence entre le totalitarisme, qui est étroitement lié à l’idée
moderne de moi, et la tyrannie grecque, ou la dictature romaine antique. Le
totalitarisme, c’est l’idée qu’il n’y a pas d’individu. « L’Etat est tout,
l’individu n’est rien », dit Mussolini, dans l’article
« fascisme » de l’Encyclopédie
italienne. C’est là où il y a cette formule. C’est un très bon
retournement. C’est ça. Il ne faut absolument pas se leurrer. Quelqu’un qui
résout pour vous le problème du désir, il ne faut absolument pas s’imaginer que
c’est une lubbie, ou… Non. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut le vouloir,
d’accord ?
-
Mais
alors, le désir, c’est ce qui mène au pire ?
- Je ne vous le fais pas dire ! Oui. C’est même je dirai un critère, c’est un critère du désir, ce dont on ne veut pas. Ce qui est extrêmement frappant, c’est que plein de gens auxquels vous pensez ne veulent pas ce que pourtant ils désirent, et ce pourquoi pourtant ils ont voté. Ce qu’ils voudraient, c’est tout à fait autre chose, c’est d’être soulagé de la peine d’exister. C’est très sérieux : ce qu’on désire, c’est ce qu’on ne veut pas. C’est-à-dire que ça a ce caractère paradoxal qu’il n’y a rien de plus indésirable que certains désirs. Ça ne concerne pas la masturbation des adolescents ou les choses comme ça, même si c’est évidemment dans le rêve immoral le fond des allusions de Freud. Non, ce n’est pas du tout ça. C’est universel. Ce qui est amusant, c’est qu’évidemment on ne sait pas dans quelle mesure ce n’est pas une interprétation déjà de dire ça. Ça a déjà un effet interprétatif, de dire que ce que vous désirez, c’est ce que vous ne voulez pas. Ça c’est une des choses qui me frappe beaucoup, c’est que Freud le présente si vous voulez sur un mode d’analyse, mais cette manière d’entrer dans le langage pour en extraire une formule de ce type-là, c’est déjà une interprétation. Je trouve que ça a un effet comme ça de mise en ordre et d’ajustement des facteurs les uns par rapport aux autres. Bon, j’exagère un peu sur la représentation par contraste, j’en suis bien conscient. Je pense - je ne vais pas le développer parce qu’on ne fait pas ici l’histoire ni de la philosophie des sciences - je pense que j’ai de très solides arguments de type historique, des arguments standards sur la question, et je n’ai jamais été attaqué sur ça par les gens qui connaissent la littérature. Ce que je trouve de problématique qui évidemment excède beaucoup ce que vous avez dans le bouquin de Paulhan, c’est tout ce que j’ai mis au tableau. Ça, c’est plus problématique. Comme ça l’idée qu’il y a une désassertion, l’idée que fondamentalement il faut travailler sur la structure logique des représentations, et qu’il faut donc arrêter de penser la notion freudienne de conscience en termes de présence à l’esprit d’une image mentale, de focalisation de l’attention. C’est vraiment beaucoup plus étroitement lié à des choses comme ce que Lacan appelle le sujet de l’énonciation, et comme ce que moi j’ai appelé ici l’assertion, quand elle entre dans le développement d’un modus ponens, ou d’un modus tollens, ou d’autres formes logiques qu’on pourrait montrer pour d’autres exemples que Freud discute. Mais c’est ça le point où vraiment là je force, énormément, par rapport à ce qui est présent, en suivant le fil de ce qu’il y a chez Freud, pourtant. Et ça moi je l’ajoute beaucoup. Cela dit ça me paraît extrêmement fin. Ce n’est pas psychologique au fond. Ce n’est pas de la psychologie.