Pierre-Henri
Castel : Vous avez dit « signifiant » ? (7ème séance)
J’avais
terminé la dernière fois sur un dilemme, pour essayer de vous montrer que ce
n’est pas un artifice technique de présentation que de s’interroger sur le type
d’épistémologie qu’on peut trouver chez Freud et chez Lacan, aussi bien au niveau
de leur sémantique que de leur épistémologie, ou même de leur métaphysique, en
disant que l’un est plutôt réaliste et l’autre plutôt nominaliste. J’avais
essayé de vous montrer que chez Freud, pour des raisons liées à son temps, en particulier,
il est extrêmement difficile pour Freud de ne pas être, au moins dans la
première topique, réaliste, parce que c’est à peu près la seule manière
d’immuniser la construction de la première topique contre l’accusation de
suggestion, et que ça avait pour conséquence que dans sa théorie de
l’interprétation, il était amené à dire qu’une interprétation est vraie d’un
désir et que si ça marche, c’est que l’interprétation a atteint le désir qu’il
faut. Et que si ça ne marche pas, eh bien il faut chercher encore un autre
désir. Evidemment, ça confère une certaine solidité épistémique au raisonnement
freudien, dont j’avais montré qu’en fait il construit toute l’architecture de
la Traumdeutung, et que ses prises de
position par rapport à la psychopathologie contemporaine, par rapport aux
explications naturalistes des phénomènes psychologiques de son temps,
reposaient là-dessus. Le problème de ce réalisme - c’est pour ça qu’il y a un
dilemme - c’est que si on entre dans une optique de ce genre-là, le réalisme a
une fâcheuse tendance à dégénérer en naturalisme. On le voit très bien dans les
interprétations standard du dernier chapitre de la Traumdeutung, c’est-à-dire qu’au fond vous avez un certain type
d’appareil psychique, que en ce sens tout déplacement radical du désir du sujet
- en tant justement selon quelque chose qui est un pari chez Lacan, qui n’est
pas du tout donné d’avance -, un dépassement du sujet en tant qu’il viendrait
se ranger sous un signifiant nouveau et qu’il serait effectivement un autre
sujet, à ce moment-là, ou un sujet véritablement déplacé en tant que sujet,
tout ça est fini. Autrement dit l’idée d’un déplacement radical est éliminé.
Ce que
je vais faire aujourd’hui, c’est rappeler – alors je vais rappeler des choses,
mais comme je crois que l’an dernier elles vous avaient fait plus rire qu’elles
ne vous avaient frappées par leur profondeur, je reviendrais sur certains
arguments de Goodman bien connus sur vleu et les usages de vleu, pour essayer
de vous montrer pourquoi c’est à mon avis quelque chose de complètement
vertigineux. Je vais essayer de développer ce que c’est un petit peu que ce
nominalisme, et essayer de suivre un petit peu le lien du nominalisme à la
construction. Pourquoi Lacan a-t-il pu comme ça insister sur des choses comme
le nominalisme, et quelles en sont les différentes conséquences ?
Il y a
très tôt, avant même qu’il ne se revendique explicitement comme nominaliste, ou
qu’il ne prenne conscience de la nécessité du nominalisme dans une analyse
structurale, il y a très tôt, dans un vocabulaire hegelien, chez Lacan,
l’affirmation que le nom fait la chose et notamment en la tuant, en citant un
passage d’ailleurs de La phénoménologie
de l’esprit. Alors évidemment, citer cette expression hegelienne, ce
meurtre de la chose par le nom, par le mot qu’on lui donne, qui est une
interprétation extrêmement enracinée dans les homélies luthérienne sur la
nomination des animaux par Adam - enfin ça a toute une histoire profonde,
théologique, chez Hegel - est ironique, dans la mesure où justement, si le nom
tue la chose, chez Hegel, il tue la chose comme chose particulière. Ce qui
n’est pas du tout la même chose que la chose que tue le nom chez Lacan. Et que
bien évidemment, ce meurtre de la chose en tant que particulière est un moment
dans quelque chose qui est une logique, et même une grande Logique, où le Logos
identique à l’Etre finit, n’est-ce pas, par exercer quelque chose que
j’appellerai quasiment une fonction réparatrice de ce meurtre. Cette présence
du Logique comme en dernière instance assurant l’identité de l’Etre et du
penser, a toujours énormément gêné. La grande réaction anti-hégelienne (je dis
quelques mots tout de suite là-dessus), qui est celle de Schelling et
Kierkegaard (Kierkegaard qui d’ailleurs a cet égard est vraiment un élève de
Schelling) consiste au contraire à souligner que ce rapport entre le Logos et
la chose, et le réel, est un rapport angoissant.
C’est-à-dire qu’il y a un affect qui émerge dans la pensée romantique post-hegelienne,
comme l’affect central aussi bien chez Schelling que chez Kierkegaard, qui est
l’angoisse. En effet, si tout tient dans la Raison à des réseaux de renvois
symboliques, alors l’être perdu,
l’expérience de l’Etre perdu, perdu précisément parce qu’il y a le Logos et la
Raison devient, une expérience cardinale. Et cette expérience de l’Etre
perdu, c’est chez Schelling l’expérience vivante dans chaque être humain, que
Dieu n’est pas fini. Au sens très fort, que l’être de Dieu n’est pas fini. Et
qu’il y a une création absolue en cours, un temps qui est quelque chose qui
n’est pas déjà résorbé dans sa propre éternité, comme chez Hegel, mais un temps
qui est authentiquement un temps en déploiement, et que Dieu s’engendre
continûment dans ce temps. Ce dont nous avons l’expérience comme le fait que « nous
sommes excentrés de notre propre essence » exactement comme Dieu, sauf
qu’étant des être finis, notre rapport à cette excentration, c’est l’angoisse.
Donc cette expérience de l’Etre perdu, si le Logos n’est pas a priori ou d’avance en position d’avoir
reconquis l’Etre, est une des grandes secousses, n’est-ce pas, qui n’est
possible dans la conscience européenne semble-t-il, qu’après Hegel. Donc
j’insisterai beaucoup, il y a une dimension dans cette idée comme ça que le nom
fait la chose, que le nom crée, tue la chose, enfin que le nom aurait un
pouvoir sur la chose, il y a une dimension qui est liée à l’angoisse.
Je le
développe aussi parce que, je ne vous le cache pas, c’est une expérience qu’on
fait chaque fois qu’on lit un petit peu les nominalistes… Les théories
nominalistes ont cette propriété extrêmement amusante d’être incroyables. On se
dit ce n’est quand même pas possible, ça ne peut pas marcher, il y a quand même
des choses, et ce n’est pas parce qu’il y a une catégorie comme « livre »
que j’ai un livre devant moi. C’est absolument incroyable, une thèse qui
consiste à dire qu’il n’y a de livre devant moi parce qu’il y a un mot qui
classe les objets et qui les fait tous ressembler les uns et les autres selon
qu’ils sont classés par ces catégories. Une thèse qui va jusqu’au bout, de dire
qu’il n’y a de ressemblances qu’à l’intérieur des noms ainsi classés, c’est, et
j’insiste bien là-dessus, c’est vraiment incroyable. Parce notre expérience du réel
bien compacte qui est en face de nous, c’est que ça et ça, ça se ressemble, et
c’est parce que ça se ressemble qu’on leur donne le même nom. Et je n’hésite
pas à dire que quand on va jusqu’au bout du raisonnement nominaliste, que j’ai
qualifié d’ascétique la dernière fois, ce n’est pas qu’il est irrationnel,
c’est que plus il est rationnel, et plus il inspire de l’horreur. Et cette
horreur, elle a eu des conséquences, pour les penseurs nominalistes, en
particulier pour Guillaume d’Occam, le père du nominalisme, et même pour
quelqu’un comme Nelson Goodman qui ne risque pas l’excommunication ou qui s’en
moque. Mais il dit quelques fois des choses sur le fait que ses collègues,
n’est-ce pas, le prenne toujours à part (je crois que je vous avais cité ça la
dernière fois) dans un coin pour lui dire : « mais Nelson, est-ce que
tu crois vraiment à ce que tu a écris dans ton article ? ». Quelque
chose qui est impensable.
Alors
les deux nominalismes qui existent, il y a le nominalisme des esprits simples –
comme celui d’Hélène Prokhoris par exemple. C’est le nominalisme des étudiants
de philosophie de 1ère année, qui consiste à croire que le monde est
découpé en fonction des mots, et que donc il suffit de changer la façon dont on
appelle les choses pour que les choses soient différentes. Et que donc par
exemple, comme dans cet épouvantable ouvrage, si vous avez décidé qu’au fond
l’homme et la femme ne sont pas ce que vous croyez, eh bien ils ne sont pas ce
que vous croyez ! Voilà, c’est aussi simple que ça… Alors quand on essaie
de le prendre dans une version un petit peu plus sophistiqué, on y reconnaît un
thème extrêmement classique de la pensée sociologique, qui est le thème du « schème
conceptuel ». Un schème conceptuel, ce n’est pas quelque chose qui va
fonctionner en disant que vous appelez les choses par le nom qui vous plaît,
c’est l’idée que des langues, c’est-à-dire des systèmes de prédicats
logiquement articulés les uns aux les autres, etc… découpent la réalité d’une
manière telle qu’au fond les langues créent des univers de significations
mutuellement impénétrables. Alors l’exemple classique qu’on donne de ce genre
de choses est hérité du structuralisme américain, c’est l’exemple des indiens Hopis
chez Sapir et Whorf (je pense que vous avez entendu parler au moins une fois de
ça dans votre vie), on en trouve couramment des illustrations dans le structuralisme.
Quelqu’un comme Jacobson s’amuse par exemple à expliquer pourquoi le mot « cir »
en russe, qui veut dire fromage,, entre dans des constellations telles de signifié,
de signifiant et de référent, que les combinaisons le rendent fondamentalement
intraduisible par « cheese » ou par « fromage », etc… La
notion de schème conceptuel, qu’est-ce qu’elle suppose ? Elle suppose
qu’il y a un quadrillage historiquement défini, éventuellement arbitraire de
signes, qui est surimposé dans une sorte d’empirie confuse et amorphe, qui ne
reçoit de significations et même de découpages morphologiques que de
l’imposition de cette grille de lecture. Alors le signifié de Saussure, dans
les schémas que vous connaissez et le capitonnage dont parle Lacan de ce
signifié par le signifiant est assez typiquement une représentation de ce
genre. C’est-à-dire qu’il y a de la signification flottante et elle n’est
fondamentalement articulée, et on ne découvre des unités de signification qu’à
travers le découpage qui est imposé par une langue.
Pourquoi
l’idée de schème conceptuel est suspecte et a toujours été suspecte ?
C’est que c’est un idéalisme. C’est un idéalisme absolument patent dans la
mesure où elle pose quelque chose qui existe en soi, et qui est préalable à la
connaissance, qui est précisément cette empirie confuse qui est une matière qui
ne reçoit sa forme que… Bon. Le problème, c’est qu’on ne sait pas très bien
comme dans tous les raisonnements idéalistes, on ne sait pas très bien à quoi
d’autre servirait cette matière sinon être la matière de la forme qu’elle
reçoit. Et donc on a tendance à hypostasier, à transformer en une réalité
objective extérieure ou transcendante, quelque chose qui est un simple moyen de
décomposer dans un raisonnement quelque chose qui est de l’ordre de la matière
et quelque chose qui est de l’ordre de la forme. Le problème, c’est qu’on
peut vraiment y croire ! On peut se mettre à dire comme ça qu’il y a du
signifié qui coule, qui ruisselle, et qu’il faut contenir. On en trouve des
manifestations dans le premier Lévi-Strauss, puisque dans l’introduction à
Marcel Mauss, où il y a cette géniale théorie du « signifiant flottant »,
le signifiant flottant est un signifiant qui permet l’expansion des systèmes
symboliques par le fait qu’il se réfère à un signifié vague, un « truc »,
un « machin », qui est à l’état sauvage, si j’ose dire, dans l’espace
humain. Et le signifiant flottant vient comme ça s’en servir pour augmenter le
jeu d’articulation des signifiants existants. Donc même sous sa forme non
naïve, même sous sa forme complexe, celle du thème du schème conceptuel, on se
trouve devant deux grosses difficultés.
Qu’est-ce
qu’un nominalisme qui ne fait pas usage d’une version stupide du schème
conceptuel ? C’est un nominalisme comme celui de Goodman qui se définit
comme un irréalisme, ou un anti-réalisme. Et comme évidemment Goodman est un
esprit très ironique, il revendique le relativisme, un pragmatisme, voire un
instrumentalisme quelquefois absolument systématique. C’est-à-dire que tout ce
que vous avez de plus horrible dans la philosophie, vous pouvez être sûr que
Goodman le revendique.
Alors
le paradoxe de Goodman, j’y viens. On va rentrer maintenant dans des questions
un petit peu plus techniques pour voir comment Goodman essaie de faire mordre
une position nominaliste sur des convictions profondément réalistes qui sont
celles je crois du sens commun, et en tout cas de la philosophie sérieuse, la
philosophie analytique anglo-saxonne de son temps. Il part de l’induction.
L’induction qui consiste à dire que si ceci est une montre, eh bien ceci est
aussi une montre, et il existe quelque chose comme une classe des montres dont
ces 2 ou 3 montres sont des représentants. Puisque l’induction, elle va
soit d’individus à individus, soit d’individus à individus vers une classe
générale. Autrement dit, chaque fois que vous utilisez une classe – « montre »,
« homme », « carotte », tout ce que vous voulez -, chaque
fois que vous utilisez une classe, cette classe n’est implantée dans votre
usage ordinaire que parce qu’elle est une généralisation obtenue de manière
inductive. Quand je parle de généralisation, je veux dire que chaque genre de chose est une généralisation.
Nous n’arrivons à des classes que par une opération de généralisation. Et c’est
précisément parce qu’on arrive à cette opération de généralisation qu’il est
trivial, absolument évident et ne souffrant aucune discussion pour un
nominaliste, que les seules ressemblances qui peuvent exister entre les choses
sont des ressemblances qui n’existent entre elles que parce que les choses ont
été classées dans la même classe. Autrement dit ce n’est pas du tout par une
sorte de miracle psychologique de la perception des similarités, c’est tout
simplement parce qu’il suffit qu’il y ait un mot en circulation pour que ce mot
soit obtenu par généralisation. Pas de genre sans généralisation. Alors du
coup, si la ressemblance ne peut jamais être donnée avant la classification, c’est-à-dire avant le nom, le nom de
classe, l’opérateur classificatoire, cela veut dire qu’il n’y a pas
d’universaux réels.
Vous
retrouvez le thème classique du nominalisme médiéval : il n’y a pas
l’Homme avec un H majuscule, il n’y a pas les Idées de Platon, dont les choses
sensibles et les idées elles-mêmes ordonnées participeraient, et dont les noms
et les connexions entre les noms (la symplokhè
qui articule les noms dans la proposition) seraient le reflet, à titre
d’articulations de ces idées qui se juxtaposent les unes les autres, et qui ont
une hiérarchie interne, et dont enfin participent les choses sensibles.
Ce qui
a pour conséquence la chose suivante : c’est que s’il n’y a pas
d’universaux réels, qui préexistent aux
classifications, et en particulier aux emboîtements hiérarchiques de cette classification, alors on peut donner à un
schème conceptuel un sens très fort et très original, qui est celui d’une
construction. C’est-à-dire que si nous construisons le monde autour de nous par
des articulations de symboles les uns avec les autres, cette construction n’est
pas la mise en forme d’une matière préexistante, cette construction c’est tout
simplement une pratique. Et ce n’est absolument rien d’autre qu’une pratique de
la pensée, que d’organiser les classifications et de les mettre en rapport les
unes avec les autres. Voyez, la notion de schème conceptuel ici, met
complètement sur le dos de la pratique quelque chose qui dans la notion
ordinaire de schème conceptuel est renvoyé à la préexistence d’une
signification.
Si on
accepte cette notion d’induction et de généralisation, émerge alors le fameux
paradoxe de Goodman. Le paradoxe de Goodman, ça consiste à dire qu’il n’y a
absolument aucune espèce de raison logique, de raison interne à la combinatoire
symbolique, que nous n’ayons pas des prédicats absolument aberrants.
Son
raisonnement est le suivant : on va appeler « vleu » tout ce qui
est examiné avant t et qui est vert, et tout ce qui est examiné après t et qui
est bleu. En réalité, chaque fois que nous faisons une induction, nous nous
attendons donc à ce que ceci soit vert, jusqu’à un instant qui peut être par
exemple demain, peut-être dans 2 minutes, nous nous attendons dans chacune de
nos inductions généralisatrices, à ce qu’on continue à pouvoir appeler ça vert
– c’est-à-dire que ça va être de la même couleur que ceci ou cela vers lequel
je me retourne et que successivement j’examine, et que toutes mes inductions
reposent sur ceci. Sauf qu’il pourrait y avoir un instant t puisque nous ne
sommes pas maître de l’univers dans lequel en examinant les objets, tout à coup
ils s’avèrent bleus. L’idée de Goodman est la suivante : c’est qu’on ne
peut pas se protéger. Les émeraudes, les émeraudes sont vertes et puis il se
pourrait que le 1er janvier 2008, un examen nouveau fasse apparaître
une structure absolument identique sur le plan moléculaire, sauf que la lumière
que les émeraudes examinées à partir de ce moment-là dégagerait, serait une
lumière bleue. Nous n’arrivons à l’idée que l’émeraude est verte ou est
essentiellement verte que sur la base d’un nombre absolument gigantesque, qui
nous paraît complètement infinie, d’inductions réussies. Selon les exemples de Putnam,
ça ne nous empêcherait pas du tout de dire : « vous pensez tous que
le saphir est bleu, il se trouve qu’il y a des saphirs qui sont jaunes. Tiens,
voilà un saphir jaune ! ». On pourrait dire aussi :
« tiens, voici un citron bleu ». On pourrait dire aussi « tiens,
c’est curieux, ce tigre a 3 pattes ». Bien qu’ils nous apparaissent à
chaque fois comme étant une propriété essentielle, cardinale, morphologiquement
organisatrice du tigre que d’avoir 4 pattes. On parle bien du mouton à 5
pattes… il peut se trouver que ce soit finalement ce cas-là qui apparaisse.
La
première remarque que je voudrais faire, c’est que l’objection fondamentale que
discute Goodman est la suivante. « Mais ce n’est pas vrai, vleu est
absolument impossible à implanter, à utiliser, parce qu’il utilise de toute
façon dans sa définition des choses qui sont absolument certaines. Il utilise
les mots verts et bleus. Donc ça prouve bien, le fait que j’ai besoin de me
servir de ces mots, ça prouve bien que vleu est un prédicat absolument
fantaisiste qui ne sert à rien ». La réponse de Goodman, qui est je crois
le nervus probandi de son argument,
est la suivante :
Définissez maintenant le prédicat
« blert » : est blert tout ce qui est bleu avant t et vert après
t. Pourquoi c’est important de définir blert ? Eh bien parce que vous
pouvez maintenant définir vert comme tout ce qui est vleu avant t et blert
après t. Et vous pouvez définir bleu comme tout ce qui est blert avant t et
vleu après t. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on construit la
combinatoire complète, il n’y a plus aucun point de repère. Il n’y a plus
aucune espèce de moyen de dire : mais dans les formules mêmes pour définir
vleu ou blert, ou bleu ou vert, à aucun moment, je ne peux être assuré que j’ai
utilisé quelque chose qui ne va pas, le 1er janvier 2008, se révéler
faux. Voyez ? C’est-à-dire que les émeraudes pourraient apparaître bleues,
etc… L’idée fondamentale, c’est qu’une combinatoire qui introduit des prédicats
déviants peut parfaitement être opératoire, se mêler de manière complètement
naturelle à nos dénominations des objets, et miner de fond en comble notre
croyance qu’au fond, on va retourner sur nos pieds, et qu’il y a des choses qui
sont vraiment bleues et qui le seront toujours parce que ce sont des propriétés
essentielles pour elles que d’être bleues, les saphirs, et des propriétés
essentielles d’être vertes pour les émeraudes. C’est une propriété purement
combinatoire. Autrement dit, nous ne savons jamais quand nous utilisons un mot,
si nous n’utilisons pas un prédicat déviant.
C’est
une des raisons pour laquelle, dans une version plus formalisée que je
n’aborderai pas, que Goodman a pu dire que c’est la démonstration par l’absurde
qu’il n’existe pas de logique inductive. Ça veut dire qu’il n’y a aucun moyen
logique de construire de l’induction. Puisqu’on ne pourra jamais être sûr que
les prédicats qu’on introduirait ne seraient pas des prédicats malsains comme
vleu ou blert. Maintenant, ce que dit Goodman…
-
Mais pourquoi il dit qu’ils
sont déviants ou malsains ?
- Ils sont déviants ou malsains pour une
raison toute simple, c’est que nous ne nous en servons pas.
-
C’est ça. Parce que logiquement
il n’y a pas de raison…
C’est
exactement ça. Logiquement, il n’y a
aucune raison. C’est-à-dire que la raison pour laquelle on ne s’en sert pas
n’est pas logique. Et jamais personne ne pourra se servir de la logique, donc
des propriétés métaphysiques de la nécessité des choses telles qu’elles sont et
quoi que ce soit, pour dire que les émeraudes sont vertes. C’est précisément
parce que le critère est extra-logique qu’il est décisif. Alors, notez bien
qu’on peut mettre (c’est ce que j’avais fait l’an dernier), on peut mettre des
choses beaucoup plus gênantes encore que bleu et vert, n’est-ce pas.
J’avais
fabriqué comme ça l’an dernier, je ne sais pas si vous vous en rappelez,
l’hemme et la fomme. Et j’avais même donné une version extrêmement dure de la
chose, en utilisant un raffinement particulier de Goodman. L’hemme, n’est-ce
pas, c’est ce qui est masculin avant t et féminin après t. L’hemme est très
mascuminine. Quant à la fomme, elle est féminine avant t et masculine après t,
et elle est très fémisculine. Fémisculine, c’est une de ses qualités bien
connues, de la fomme. Vous remplacez terme par terme les éléments, et il est
absolument faux que homme ou femme, d’aucune manière, nous garantissent la
moindre espèce de stabilité, pas plus que les émerirs qui vont devenir bleu en
2008 ou les saphaudes qui vont devenir vertes en 2008. Il n’y a absolument
aucune espèce de garantie que toute catégorisation de ce genre repose sur quoi
que ce soit. Vous pouvez donc définir la femme ce qui est mascuminin avant t et
fémisculin après t, reconstruire le même type de combinatoire, et dire qu’en
réalité, il n’y a pour cette raison, quelque soit l’évidence naturelle des
classifications, aucun critère qui nous garantisse que homme ou femme ne sont
pas des prédicats malsains. Il n’y a aucune manière logique, en ne s’appuyant
que sur la logique, de se protéger de cela. Et donc, puisque ce n’est pas la
logique, dit Goodman, ça ne peut être qu’une chose qui est tout à fait
différente, qui est l’usage. C’est : « on s’en sert comme ça ».
Voilà, « on s’en sert comme ça ». Et que donc, le problème, c’est de
tenir compte du classement de départ. Du fait qu’on se sert de vert et de bleu
et pas de vleu et de blert.
Kripke
a fait remarquer qu’on pouvait essayer par exemple de définir le vert, ou la
femme, d’une manière complètement analytique, d’une manière telle qu’il soit
absolument impossible que ce soit autre chose que le vert. Simplement Goodman a
très bien répondu une chose toute simple. C’est qu’on ne s’intéresse pas à la
modalité du nom. On s’intéresse à la dérivabilité. La modalité de nécessité,
que Kant soit Kant et que la femme soit la femme et que le vert soit le vert ne
nous intéresse pas, puisque c’est toujours et uniquement dans la mesure où nous
raisonnons, et donc où nous utilisons des mots pour faire des inférences et des
projections, pour projeter nos catégories sur les cas nouveaux, que la question
de savoir quels mots nous utilisons se pose. C’est complètement neutre de dire
que si vous donnez une définition complètement analytique du vert de façon à ce
que le vert ne puisse être que le vert, c’est complètement neutre par rapport à
la dérivabilité. Ça veut dire aussi que lorsqu’on veut imposer – et ça c’est je
crois quelque chose qui intéresse beaucoup… c’est pour ça que je me suis servi
de hemme et fomme, certains militants du troisième genre ou du transsexualisme,
etc… - lorsqu’on veut créer une nouvelle catégorie, le problème n’est jamais de
la fabriquer. C’est extraordinairement facile de fabriquer des catégories,
contrairement à ce qu’on s’imagine. Le problème n’est jamais logique. Le
problème, c’est d’en forcer l’usage dans le langage. C’est-à-dire qu’il faut
réussir à implanter la fomme. Par exemple on peut tout à fait dire qu’un
certain nombre de projets de défense du troisième genre ou bien de certaines
idéologies de militantes du transgénérisme ou transsexualistes, ça consiste à
dire comme je vous l’avais dit l’an dernier : « il y a des fommes,
après l’opération ! ». Puisque vous pouvez non seulement dire tout ce qui est examiné, mais vous
pouvez remplacer, et c’est ça qui est encore plus impressionnant dans le
raisonnement, examiné par est : tout ce qui est. Tout ce qui
existe, en quelque sorte. La différence, c’est que par exemple après le 1er
janvier 2008, lorsque j’aurai une émeraude et que je vais m’apercevoir que
l’émeraude est bleue, les émeraudes que j’ai examiné avant 2008, elles ne
seront pas vertes. Elles deviendront
bleues. C’est ça le point ontologique. Vous pouvez parfaitement faire
fonctionner ce raisonnement en disant que ce ne sont pas simplement les
nouvelles, celles qui vont être examinées après l’instant t qui vont être d’une
autre couleur que celles qui ont été examinées avant. Vous pouvez donner une
sorte de durcissement ontologique de la thèse de Goodman en disant que ça marcherait
aussi bien en disant qu’elles étaient.
Simplement, on les avaient mal examinées, on s’était trompé, et maintenant on
s’aperçoit que. Vous voyez ?
Alors
j’ai donné des exemples dans un travail que je suis en train de faire, des
exemples très simples, ce sont des exemples sur des hermaphrodites, de
reclassifications d’hermaphrodites après-coup. C’est-à-dire qu’on s’aperçoit
que telle personne qui a été classée dans le genre féminin se trouve être en
fait un homme, etc… Et là, ce n’est pas vleu mais vleu*. La différence entre
vleu et vleu*, c’est que vleu* décide de ce qui existe, tandis que vleu simple
décide de ce qui est examiné.
-
Un peu comme les hystériques et
les sorcières ?
Oui,
alors il y a des phénomènes comme ça, mais ça ne change peut-être pas leur
nature. Tandis que ce qui est extrêmement intéressant dans les idées de
reclassification des gens dans un sexe, c’est qu’on pourrait dire qu’au fond
c’est le sexe qu’ils sont, et non pas
simplement le sexe dans lequel ils ont été vu. C’est particulièrement important
d’un point de vue scientifique, quand vous dites d’une femme qui a un testicule
féminisant : « c’est un homme ». Qu’on pourrait par exemple lui
imposer toute sorte de chose au titre du fait que c’est un homme. Ce sont des
choses qui sont tout de même extrêmement frappantes à cet égard. Quelques
points pour bien marquer la difficulté de la thèse de Goodman, et puis la
version profonde qu’elle a suscitée, puisque comme vous le savez peut-être si
vous connaissez un peu ces choses, c’est que depuis qu’elle existe,
c’est-à-dire depuis les années 50, il y a eu une telle quantité de réfutations
que les journaux de philosophie ont dû interdire la référence au paradoxe de
Goodman ! On a dû décidé qu’on ne recevrait plus aucun article au bout
d’un certain temps sur le paradoxe de Goodman, parce que tous les philosophes
du monde anglo-saxon, avaient tous une opinion pour montrer où était la faille
du raisonnement de Goodman. Donc c’est un des exemples les plus extraordinaires
qui rappelle un certain nombre de choses sur Guillaume d’Occam, dont la
citation des thèses étaient interdites. C’est que la thèse de Goodman, on en
était tellement submergées dans les rédactions qu’on en a interdit la
discussion parce qu’on ne pouvait les publier. Et il n’y a eu je crois que 2
exceptions, une pour Davidson en particulier. Et Davidson d’ailleurs qui a
publié un article approuvant Goodman
Alors, plusieurs points.
Le
premier, c’est que ça ne sert à rien d’avoir une espèces de croyance qu’on va pouvoir
se servir de la testabilité empirique pour se débarrasser des prédicats
malsains. On peut goodmaniser tous les prédicats, y compris les prédicats
testables au sens de Popper. Il n’y a aucun truc qui peut ne pas être
goodmanisé. Par exemple, on peut fabriquer une théorie aberrante de la
gravitation, où l’attraction varie non pas en fonction du carré des distances,
mais du cube, et inventer comme ça une théorie vleutonienne de la gravitation
comme dit Hacking. Tous les instruments vont être goodmanisés de la même
manière, et donc l’ensemble des prédicats vont être goodmanisés de façon
cohérente, et on n’arrivera pas à s’en sortir. La deuxième chose sur laquelle
j’insiste, c’est que non seulement on ne peut pas se servir de la testabilité popérienne,
mais on ne peut pas non plus se servir d’une sorte de référence scientiste aux
structures cognitives, pour dire que si on voit des femmes c’est parce qu’il y
a des femmes et qu’on est programmé pour voir des femmes, parce qu’on va être
obligé d’utiliser des mots pour décrire ces structures cognitives ou cette
adaptation darwinienne, etc… Et à partir du moment où vous utilisez des mots,
ça ne sert à rien de dire que les enfants reconnaissent spontanément les femmes
ou les. Ça se pourrait tout à fait qu’ils reconnaissent des fommes et des
hemmes. Parce qu’à partir du moment où on va essayer d’identifier ce qui est
reconnu par les fameuses structures cognitives, cérébrales, ou quoi que ce
soit, immédiatement vous rentrez dans le paradoxe : rien ne prouve que la
catégorie que vous utilisez n’est pas malsaine. Rien. Et c’est ça je crois qui
a le plus ébranlé le scientisme… l’essentialisme caché par exemple dans les
théories cognitives des gens qui pensent que les catégorisations sont des
catégorisations qui existent de tout façon de manière à pouvoir carrément agir
sur le langage, à dire ce qui est bien pensé et ce qui est mal pensé dans le
langage. A partir du moment où vous êtes nominaliste, il n’y a aucune théorie
cognitive qui peut vous empêchez de penser que les prédicats qui sont rapportés
à une théorie cognitive de l’identification ne sont pas malsains. Rien, rien ne peut vous le prouver.
Sinon le fait qu’on s’en sert. Mais
le fait qu’on s’en sert, ça n’a rien à voir avec une théorie scientifique du
fait qu’on s’en sert parce qu’on est « câblé dans le cerveau » pour
s’en servir. Ça n’a rien à voir avec ça. Le fait est qu’on s’en sert. Et qu’il
y ait une explication de type scientifique darwinienne, on a été sélectionné
pour repérer les objets de telle ou telle manière, vient après. Et ne nous immunise pas contre ceci.
Ce qui
veut dire, et ça c’est quelque chose je crois de tout à fait vertigineux qui
explique bien le problème et l’affinité extraordinaire de Goodman avec nos
questions. Mais c’est qu’il n’y a pas de métalangage. Le nominaliste, c’est
quelqu’un qui dit tout simplement : « il n’y a pas de
métalangage ». Mais il le dit d’une manière qui inquiète radicalement
toute tentative de contrôler radicalement le langage par derrière. Alors
évidemment aujourd’hui, on n’est plus des théologiens, on ne pense pas que
c’est parce que Dieu a pensé dans son intellect des genres premiers et des
espèces. On pense que c’est parce que… le truc à la mode aujourd’hui c’est de
dire que l’évolution darwinienne a sélectionné tels types de catégorisation
perceptive dans notre cerveau, par exemple. Il n’y a pas de normes
transcendantes. La deuxième chose que je voudrai vous faire remarquer à ce
sujet de pas-de-métalangage, c’est que ce n’est pas non plus une question
d’habitude. Ce n’est pas parce qu’on a l’habitude. Parce que si vous prenez
l’habitude dans son sens humien, en disant que l’identité des objets, c’est
l’identité à laquelle je suis habitué. L’usage n’est pas l’habitude ou la
coutume en ce sens humien, parce que ça ne suppose pas d’avoir de
l’imagination. Ça ne suppose pas d’avoir une projection imaginaire d’un cas sur
le cas ressemblant. Bien au contraire. Ça ne suppose pas ce rapport de
contiguïté et de ressemblance de la fantaisie humienne. Ça ne suppose pas cette
espèce de présence cachée du corps ou de l’imaginaire fabriquant des formes
affines, et puis produisant de manière fantaisiste (au sens de la fantasy de Hume) quelque chose qui
assure une sorte de continuité sous-jacente dans mes élaborations. Autrement
dit l’habitude ne crée pas la vérité. C’est juste l’habituel seul qui est
valide. Vous voyez la différence ? Ce n’est pas dire que c’est l’habitude
qui est la cause de la vérité de nos jugements d’identité, ça consiste à une
déflation encore plus vertigineuse que celle que Hume supposait, qui consiste à
dire que la seule chose qui est valide, c’est ce qui est habituel. Rien de
plus. L’habitude n’a pas ce privilège qu’elle pouvait avoir.
C’est
en ce sens aussi qu’on ne peut pas dire que Goodman soit sceptique. Je pense
qu’on peut le dire d’une autre manière, mais ce n’est pas un scepticisme.
Puisqu’effectivement, tout ce qui est habituel est valide, et tout ce qui est
valide est habituel. Par exemple, la question sceptique, vertigineuse, qui
consisterait à demander (et c’est ça qui fait trembler un petit peu beaucoup de
gens en lisant Goodman) : comment est-ce que nous pouvons savoir avant t que les émeraudes ne sont pas
vleues ? C’est ça la question qui vous angoisse. Comment est-ce que je
pourrai savoir avant t que les émeraudes ne sont pas vleues ? Etre prémuni
contre le danger qu’à un moment, les émeraudes soient vleues. Qu’on se mette à
examiner des émeraudes, et que ces émeraudes soient vleues. De la même manière
qu’on peut tomber sur un mouton à 5 pattes, et s’apercevoir en fait que tous
les moutons sont à 5 pattes et qu’ils vont tous être à 5 pattes et que les cas
de moutons à 4 pattes qu’on a examinés étaient des monstres… Ça c’est la
question sceptique. La question du sceptique, ça consiste à dire comment est-ce
que je peux savoir avant t que les émeraudes ne sont pas vleues ? Ou que
les hommes ne sont pas des hemmes ou que les femmes des fommes ?
La
réponse de Goodman, c’est que cet idéal de certitude est précisément au-dessus
de l’induction. C’est que l’induction c’est quelque chose qui nous guérit d’une
question qui voudrait comme ça voir des certitudes. Ces certitudes-là, la
certitude avant t - c’est une question sceptique – elle ne comprend rien à ce
qui se passe, à ce qui se fait. C’est-à-dire : nous utilisons vert, et
nous utilisons bleu. Vert pour les émeraudes et bleu pour les saphirs. Donc il
n’y a aucune chance de tomber un jour sur une émerir ou un saphaude. Je reviens
à mon exposé, après cette petite mise en place. C’est que cette stabilisation
de nos catégories, non pas par leurs propriétés logiques intrinsèques, mais
uniquement par le fait qu’on les emploie, n’est qu’une partie du programme
nominaliste.
La
deuxième partie du programme nominaliste, du moins dans sa version métaphysique
médiévale, c’est la démonstration qu’il n’y a que des individus. Evidemment, si
toutes les classes sont construites, si aucune classe n’existe en soi, s’il n’y
a pas d’Idée platonicienne, s’il n’y a pas de généralité qui puisse être en soi
existante, alors la seule chose qui puisse meubler le cosmos, c’est des
individus. C’est quelque chose de rigoureusement symétrique. Mais avant
d’aborder ce deuxième point, je voudrai faire quelques remarques sur le
constructivisme idéaliste contemporain. En particulier en matière de sexe et de
genre. C’est que, ce que dit quelqu’un comme Goodman, c’est précisément
absolument antipathique avec ce que dit Foucault. Pour une raison très simple,
c’est que les énoncés de Foucault, les taxinomies auxquelles Foucault s’attaque
sont des taxinomies purement verbales. Ce sont des taxinomies complètement
déracinées du fait qu’elles résultent d’une pratique inductive. Prenez les
premières lignes des mots et des choses, n’est-ce pas, la fameuse encyclopédie
chinoise de Borgès, au début des Mots et
des choses, qui est utilisée alors là tout à fait de façon erronée, je
dirai de façon philosophiquement naïve, comme la manière d’introduire un
élément sceptique dans toutes les classifications. L’idée qu’au fond les
énoncés ne tiennent pas par eux-mêmes, mais dans une sorte de poudroiement et
de recomposition absolument permanente, les catégories à travers lesquelles
nous appréhendons le monde pourraient être fondamentalement instables. C’est
précisément parce que ces genres sont appréhendés de manière totalement
idéaliste, dans une pensée du schème conceptuel qui suppose qu’au fond nous
pouvons recomposer les choses comme on veut, avec une sorte de liberté qui
cette fois est attachée à un mouvement de l’être chez Foucault, à une sorte
d’évolution historique dont les épistémè se succèdent avec des points de
déraison… enfin toute une construction très singulière, chez Foucault. Elles
sont déracinées du fait que les gens s’en servent. Au contraire, quelqu’un
comme Goodman pourrait passer parfaitement pour un conservateur radical. Dans
la mesure où justement, on se sert des classifications. Et on ne peut pas faire
comme si on ne s’en servait pas. C’est ça la différence entre le nominalisme
verbal que vous trouvez chez un Foucault et ses émules contemporains, et un
nominalisme de l’implantation et de la construction à des fins de connaissance,
qui est enraciné dans des pratiques de savoir que vous trouvez chez Goodman.
Le
constructivisme actuel, en matière de sexe et de genre, par exemple, qui
quelquefois comme dans ce livre de Prokhoris, s’efforce de convoquer à la fois
Foucault et Lacan, pour dire qu’après tout quelque chose comme les signifiants
fondamentaux de la sexuation, etc, n’ont qu’une structure de type « ce
sont des énoncés à la Foucault », et qu’on pourrait comme ça, en oubliant
totalement les inductions pratiques qui les soutiennent, les modifier. Alors en
général, comme c’est une pensée pauvre, on se sert de motifs esthétiques
effectivement les gens ne peuvent faire autrement. Chez Foucault, c’est plus
compliqué, parce qu’il ne se sert pas de motifs qui sont esthétiques, il se
sert de motifs qui sont extrêmement sophistiqués, qui sont des motifs liés à la
déraison. C’est-à-dire qu’il y a des cassures dans les épistémè parce qu’il y a
des points de déraison. Et ce sont ces points de déraison qui sont… le neveu de
Rameau, Sade, cette constellation du 18ème siècle par exemple est
assez typique, sert à construire des mutations comme passage à la limite. Et le
fait que le neveu de Rameau ou Sade soient des objets esthétiques n’est pas mis
au centre du problème. Le problème, c’est au contraire la paradoxologie qu’il y
a dans le neveu de Rameau, c’est-à-dire une mise en péril des catégories par
elles-mêmes, et non pas simplement l’aspect esthétique des choses, qui permet
de changer d’épistémè.
Mais,
par exemple ce que vous trouvez chez Prokhoris ou chez Judith Butler, c’est
leur incapacité d’expliquer pourquoi, puisqu’au fond la performance ne coûte
logiquement rien, la recatégorisation ne coûte rien, pourquoi on ne s’en sert
pas ? Le problème n’est pas d’expliquer le changement. C’est d’expliquer
la stabilité. C’est ça le paradoxe de toutes les théories constructivistes,
c’est qu’elles sont incapables d’expliquer la stabilité. Au contraire, elles
rendent la stabilité impensable. Et que ce qui est suprêmement difficile dans
une théorie constructiviste, du constructivisme social en général, c’est
d’expliquer la stabilité. Alors en général, comme c’est fait uniquement
pratiquement par des littéraires, ces théories-là, ils ont un recours peu
coûteux à l’aliénation, à la pression économique, à tout ce qu’on veut,
n’est-ce pas, c’est-à-dire à un marxisme pas cher, qui ne coûte aucune enquête
sociale et qui n’articule strictement rien de précis sur les choses. Et c’est
pour ça, voilà, c’est parce que les femmes sont dominées, qu’elles ne peuvent
pas sortir de leur statut. Alors à ce compte-là, bon… Mais miraculeusement,
celles qui ne sont pas dominées, il suffit d’une opération verbale pour
qu’elles puissent être autre chose que ce qu’elles sont. Avec cet espèce d’idéalisme
tout à fait fascinant dans ce genre de construction.
Ça veut
dire que quand je disais l’an dernier sur la notion comme le phallus, que Lacan
est nominaliste, ça ne veut absolument pas dire qu’il y aura toujours du
phallus. Ça veut dire que la question est idiote. C’est-à-dire que le problème
est d’entrer dans cette limitation et dans cette ascèse, qui est qu’on ne peut
pas faire autrement que nous situer dans ce cadre-là. La question que me posait
l’an dernier quelqu’un qui était au séminaire : « mais alors au fond
puisque Lacan appelle ça masculin et féminin, pourquoi est-ce qu’il appelle ça
masculin et féminin des 2 côtés des tableaux de la sexuation ? ». Tout le
nominalisme, ça consiste à dire : « mais parce que c’est comme
ça ». Et d’essayer de faire toucher le fait qu’en disant « c’est
comme ça », ce n’est pas du tout parce qu’on a un empêchement à penser
autre chose, c’est tout simplement parce que le relativisme ne peut pas être un
relativisme gratuit. C’est que c’est une question qui ne coûte rien, de
fabriquer autre chose que masculin ou féminin. Que le problème n’est pas là. Le
problème, c’est de savoir pourquoi masculin et féminin est implanté. Mais le
fait que ce soit implanté ne désigne aucune réalité transcendante. Il n’y
a pas une Idée platonicienne de l’homme ou une Idée platonicienne de la femme,
où que ce soit. Et il va de soi que ce qui fait qu’il y a de l’homme ou de la
femme, c’est historique. Et ce n’est pas de l’habitude, c’est lié à la pratique
de langage dans laquelle nous sommes. Alors à partir de ce moment-là, la thèse
de l’individu est une thèse où il n’y a plus de classe. Et si il n’y a plus de
classe, eh bien il ne reste plus que les individus. C’est une thèse où vous
voyez l’opération nominaliste par excellence : c’est que quand on enlève
tout, il ne reste rien. Qui est un raisonnement imparable. Eh bien quand on
enlève toutes les classes, il ne reste que des individus. Alors cette thèse
consiste à dire que donc les classes n’ont de sens qu’en fonction des utilités
qu’on peut leur trouver. On glisse de l’usage à l’utilité pour classer des
machins. Dans la version ontologique d’Ockham, ça a pour conséquence la
transcendance absolue de Dieu. S’il y a nos mots, si ce sont les mots de la
Révélation, on classe les choses dans les mots de la Révélation. Avec la
question chez les nominalistes si c’est l’hébreu ou le latin qui sert à classer
le monde. Question extrêmement délicate, si vous êtes nominaliste. Ce n’est pas
la même chose. Alors vous avez une théologie purement négative. On ne peut
rien savoir d’autre de Dieu qu’à travers les mots dans lesquels il s’exprime,
et qui sont ceux de la Révélation. Donc sa thèse, c’est une thèse qui était un
peu… nous ne nous intéresserons pas aujourd’hui sur cette transcendance de
Dieu, sauf de façon marginale.
Je vous
ferai juste remarquer une chose. Ockham était un frère mineur. Les frères
mineurs, ce sont les franciscains. La thèse fondamentale de François d’Assise,
bien connue de Geneviève Morel qui a publié un livre remarquable là-dessus,
c’est l’égalité absolue des créatures : « frère loup », « frère fleur ». Cette thèse de
l’égalité absolue des créatures, la suppression totale de l’édifice théologique
des dominicains au profit d’une expression poétique qui utilise les mots de
l’Evangile et de la Bible pour s’adresser à Dieu et rendre hommage à Dieu, de
toutes ses créatures qui sont ontologiquement à égalité, c’est le principe du
rasoir d’Ockham. Le rasoir d’Ockham n’est pas le principe stupide de supprimer
les entités superflues. C’est un principe mystique, le rasoir d’Occam. C’est un
principe qui sert à accéder à l’égalité absolue des créatures. Les franciscains
sont des personnages extrêmement sulfureux dans l’histoire de l’Eglise, puisque
une des conséquences qu’on en tire est que toute hiérarchie est d’institution.
Que toute hiérarchie étant d’institution… elle est instituée ! Voilà, elle
est instituée ! Et comme elle est instituée, eh bien certains pourrait se
dire qu’on pourrait en instituer d’autres. Pas du tout ! Mais elle n’est
qu’instituée. Ce qui fait que la place des franciscains et des frères mineurs
et évidemment toute la mystique de Joachim de Flore, etc, des luttes entre
l’Empire et la papauté - la question de savoir si le pape, étant un
représentant de Dieu sur terre, a le pas sur l’empereur d’Allemagne, qui fait que
Ockham, poursuivi, chassé, excommunié, se réfugie auprès de la cour de
l’Empereur d’Allemagne - montre bien qu’un nominaliste, à l’époque où les gens
comprenaient ce que c’est que la métaphysique, est extrêmement inquiétant,
parce qu’à la fois il est extrêmement conservateur et qu’en même temps, il
ruine tous les principes de l’ordre. C’est ça le point essentiel du
nominalisme. C’est totalement conservateur, sauf que ça ruine les principes
essentiels de l’ordre. L’ordre n’en vient plus à rien d’exprimer d’essentiel.
Et dans
Télévision, lorsque Lacan dit, qu’un
psychanalyste, n’est-ce pas, doit produire des saints… Alors le saint absolu,
le saint absolu c’est François d’Assise. Pour une raison très simple, le saint
qui correspond le plus à la description qui en est faite, c’est que c’est celui
pour qui la justice distributive n’a aucun sens. Par définition, il ne peut pas
y avoir de justice distributive, puisqu’il n’y a pas de hiérarchie ni de
proportion des mérites. Puisque, ontologiquement, il n’y a que des individus.
Ce qui fait que la charité franciscaine est totalement déstructurée. C’est une
charité qui donne tout au premier qui passe. Parce que le premier qui passe ne
vaut pas plus que le second. Ni moins ni plus. Avec cette espèce
d’angoisse qu’il n’y ait plus d’ordre dans la charité. Ce qui correspond très
certainement d’ailleurs à un type d’attitude psychique qu’on peut repérer ayant
les faveurs de Lacan dans Télévision.
Voyez, le nominalisme, si vous allez jusqu’au bout, si vous pensez qu’effectivement
il n’y a que des signifiants, qui sont là, implantés, ça discipline le langage
et la vie d’une manière extrêmement troublante. Pour ce qui est par exemple des
hiérarchies imaginaires que nous pouvons installer entre les individus, qui
suppose toujours le recours à des classes et à des proportions de classe, et
qui aboutit à cette espèce de chose très curieuse, que moi je n’ai pas connue,
mais que certains patients de Lacan ont bien illustré, c’est que Lacan était
capable effectivement de passer autant de temps avec l’un qu’avec l’autre, et
de considérer même que le dernier des crétins, un imbécile et quelqu’un qui
avait peu de facultés intellectuelles avait lui aussi, du moment qu’il parlait,
de quoi poser un certain type de questions. Ce qui faisait que c’était un type
totalement aristocratique avec cette espèce de démocratie absolument folle que
n’importe qui pouvait s’adresser à lui. Donc quand je parle de ce
nominalisme-là, voyez bien qu’il est une éthique. Une éthique qui est purement
déduite d’une certaine ordonnance du langage.
Alors
le problème, le problème moderne, n’est pas un problème théologique,
maintenant. Le problème moderne n’est pas de dire en particulier ce que sont
les individus. Je pense qu’il y a assez peu de monde, depuis Quine, qui se
soucie de… qui était d’ailleurs un des co-rédacteurs des articles-clef de
Goodman, bien que Quine ne soit pas un nominaliste au sens fort, personne ne se
soucie de savoir quel est le rapport entre un individu selon le nominalisme
goodmanien et la substance chez Aristote.
En
revanche, la question nominaliste moderne, c’est la question de dire en quoi
consiste décrire le monde comme composé d’individus. Ce n’est pas un problème
ontologique, c’est un problème sémantique et descriptif. Alors à cet égard, Goodman,
et c’est un point qui me paraît également le rapprocher substantiellement des
soucis de Lacan, Goodman c’est le grand ami de Harris et Chomsky. Harris donc,
c’est le structuralisme syntaxique américain, la linguistique structurale
américaine. Harris et Chomsky sont évidemment des penseurs qui étant des
penseurs structuralistes, des penseurs de la structure, ont un besoin
absolument radical d’utiliser le rasoir d’Ockham. C’est que pour qu’il y ait
structure, il faut qu’il n’y ait que les éléments qui jouent un rôle réel dans
la production des éléments syntaxiques de la phrase. S’il y a bien un mode de
pensée où le nominalisme est obligatoire, c’est le mode de pensée
structuraliste. Il ne peut y avoir d’épistémologie que nominaliste quand vous
êtes structuraliste. Puisqu’il ne faut
pas qu’il y ait d’éléments qui n’aient pas de fonction et qui soient
néanmoins des éléments intégrés dans l’analyse. Et donc, on ne doit inscrire
dans la liste des individus qui composent l’ontologie formelle d’une
linguistique structurale que les seuls éléments qui ont une fonction dans la
construction des phrases. Donc le lien immédiat que vous voyez, entre le
structuralisme, le constructivisme et le nominalisme, est là. Et lorsque je
fais référence au structuralisme, il faut bien voir que quelqu’un comme Goodman
qui ne s’est pas intéressé spécialement à Jakobson ou aux linguistes qui ont
intéressés Lacan, lui s’est énormément intéressé à Harris et à Chomsky. Alors
énormément.
Puisqu’évidemment,
on peut rêver quand on est nominaliste, de se servir de la linguistique
structurale, pour carrément décrire les authentiques briques, les éléments de
l’ontologie formelle du langage. Les vraies briques. Celles qui pourraient nous
débarrasser de ce qui est inutile. Alors, si vous percevez l’évidence de ce
rapprochement entre le nominalisme et le structuralisme, c’est là que vous
voyez un problème considérable se poser avec Lévi-Strauss. Parce que
Lévi-Strauss, qui est officiellement un structuraliste, un structuraliste qui
est hanté par des formes naïves ou savantes du schème conceptuel. Parce que
chez Lévi-Strauss, et je vous l’avais montré l’an dernier en analysant les
travaux de Françoise Héritier qui est son élève, chez Lévi-Strauss, il y a
l’idée qu’il y a des formes, qu’il y a des sortes de Gestalten dans la nature. Et que ça bouge de manière
équilibrée. Qu’il y a des homologies réelles dans la nature, des
harmonies, des proportions. Et que quelque soit le caractère formel, ou
mathématique plus exactement, des structures, ces structures mathématiques ne
font qu’exprimer dans une algèbre discrète des déplacements continus qui sont
pré-donnés. C’est-à-dire des équilibrations, des homologies, avec l’idée qu’il
y a un fond topologique pré-existant qui reflète la mise en structure du monde.
Seulement, si c’était le cas, alors effectivement on aurait une sorte
d’essentialisme masquée derrière le structuralisme. Un essentialisme qui fait
que si les structures structurent, c’est parce que ce qu’elles structurent est
déjà homologue à lui-même, travaillé par déplacement, etc… Les innombrables
références par exemple de Lévi-Strauss à d’Arcy Thompson, par exemple, à l’idée
qu’on prend, par exemple, des poissons, on déforme l’espace sur lequel les
poissons sont étalés, en gonflant des angles, en bombant la surface, en
augmentant le nombre de tangentes, etc, et puis vous voyez les poissons qui se
déforment, et qui se déforment précisément dans les sous-espèces dans
lesquelles ils se sont divisés avec l’évolution. Ou bien tous les travaux des
années 40 en Amérique, qui sont structurants aussi chez Lévi-Strauss sur les
différentes représentations plastiques des masques, des boîtes, des tatouages,
etc… qui sont en fait des sortes de déformations continues dans des plans de
plus en plus sophistiqués sur le plan topologique, dont on donne
l’intelligibilité structurale dans un second temps.
Le
nominalisme a ceci d’effrayant, c’est qu’un nominalisme structuraliste,
radical, dit que la forme est inutile, ces formes sous la structure sont
inutiles, et ça aboutit eh bien à ce qui était intolérable pour les théologiens
médiévaux, à un acosmisme.
C’est-à-dire qu’il y a de l’infini. Il suffit d’être nominaliste, il y a de
l’infini. C’est-à-dire qu’il y a un nombre infini d’individus. Je pense que
Lacan était tellement aveuglé par l’estime dans lequel il tenait Koyré
qu’évidemment il ne voyait pas ce qui se passait en histoire des sciences. Il
ne faut jamais oublier que les pères de la science moderne, ce sont les
franciscains. Ce sont les nominalistes. Non pas parce qu’ils auraient eu ce
principe absurde n’est-ce pas du rasoir d’Ockham qu’on enseigne à l’école, mais
parce que justement cet acosmisme et cette idée d’un monde infini, et cette idée d’un monde pour lequel il faut créer une
écriture qui permette de créer pour chaque individu du monde une représentation
adéquate, eh bien elle se trouve chez les héritiers médiévaux des penseurs
nominalistes. Que ce soit Nicolas Oresme, ou des gens de ce genre. Qui ne sont
pas du tout des marginaux. Qui ont été les premiers à franchir ce pas d’une
nature complètement homogénéisée et livrée à l’intelligibilité combinatoire.
Les premiers à franchir ce pas. Alors, comment penser donc ce mode
nominaliste ?
Eh
bien, nouveau rapprochement saisissant, je crois, que vous voyez avec ce que
Lacan essaie d’attraper avec la notion de signifiant, me semble-t-il, c’est que
la question c’est de penser la différence de sens. S’il y a des individus, il
faut un nom par individu. On doit pouvoir construire un nom par individu. Avec
le problème, c’est qu’il y a quand même des significations qui se ressemblent.
C’est-à-dire que « les célibataires » et « les gens non
mariés », voilà deux noms qui semblent bien désigner la même chose. Donc
le grand argument logique anti-nominaliste consiste à dire qu’il y a du
paraphrasable, qu’il y a des synonymies, et qu’il y a des propositions
analytiques. C’est-à-dire que « 2 et 2 » et « 4 », c’est la
même chose. Goodman est un élève de Carnap. Il a passé sa thèse sur la
structure des apparences directement héritée de la thèse sur la structure du
monde, du travail de Carnap. Donc il connaît tout à fait cette question de
l’analyticité, la question de savoir ce qu’est une proposition analytique.
Je vous
rappellerai juste que j’ai dit plus tôt dans le séminaire de cette année, c’est
que la paraphrasabilité des énoncés c’est le point de départ de la pensée de
Davidson. Nous ne nous comprenons que parce que ce qu’il y a sur vos feuilles
de papier a d’une certaine manière le même sens que ce que je dis. Même si ce
ne sont pas les mêmes mots. Quelqu’un comme Davidson, qui est aux antipodes
absolus de Goodman, qui est vraiment je crois le seul philosophe qui a une
pensée radicalement opposable à celle de Goodman, part précisément de ça. Le
point de départ, c’est que « la neige est blanche » si et seulement
si la neige est blanche. « La neige est blanche » est un énoncé
vrai si et seulement si la neige est blanche et qu’à un moment il faut bien
qu’on ait la même chose de part et d’autre. Alors, comment cerner cette
différence à l’état pur ? je crois que ça crée beaucoup de difficultés, et
la solution de Goodman a souvent semblé être le point où on allait enfin
pouvoir mettre la main sur ce qui ne va pas chez Goodman. Alors il y a ce texte
qu’il n’a jamais répudié, qui est celui qui commence je crois que je vous
l’avais lu la dernière fois par « on me demande toujours en me tirant dans
un coin si je crois vraiment à ce que j’ai dit dans on likeness of meaning » qui est un texte de 1949. Qui est
dans Problems and Projects. Alors, la
réponse de Goodman est la suivante : c’est qu’on peut tout à fait dire
qu’il y a une ressemblance de sens (likeness
of meaning) entre « célibataire » et « homme qui n’est pas
marié ». Simplement, il utilise pour démontrer sa thèse la construction
symétrique et inverse de celle que j’ai mise au tableau. Elle consiste à
construire un prédicat du type (alors je n’ai pas vérifié, malheureusement j’ai
rendu le bouquin trop tôt, donc je ne suis pas sûr de ma démonstration, ce
n’est pas la peine de lui attacher trop d’importance, mais je vous donne en
gros sa philosophie), … c’est de fabriquer un prédicat non pas disjonctif mais
conjonctif. Ça consiste à dire : on va parler de
« célibataire et homme qui n’est pas marié ». Et on montre
que si on construit ce prédicat, il n’a pas les mêmes propriétés logiques que
celle qui devrait distributivement être celle de « célibataire » ou
« homme qui n’est pas marié ». C’est pourquoi négativement, Goodman
en tire l’idée que même s’il y a une très grande ressemblance de sens, comme on
peut construire un prédicat composé qui n’a pas les mêmes propriétés logiques
alors qu’il est uni par un connecteur « et » que chacun des mêmes
éléments, qui sont censés avoir le même sens (alors ce sont des propriétés
logiques un peu sophistiquées sur lesquelles je passe), on a un argument
suffisamment fort pour dire que la ressemblance de sens est une illusion pratique de l’usage des mots et
non une preuve métaphysique de l’analyticité. Et que de toute façon
l’analyticité reposera toujours sur le fait qu’on se sert, qu’on se sert tantôt
de « célibataire », tantôt de « homme qui n’est pas
marié », qu’on peut connecter précisément pour les expliquer l’un par
l’autre. C’est ça le ressort de… Qu’est ce qu’un célibataire ? C’est un
homme qui n’est pas marié, c’est-à-dire « homme qui n’est pas
marié ». Avec des propriétés qui donc sont distinctes. Alors (il y a plein
de raisonnements logiques sur lesquels je ne vais pas insister), ce problème de
la ressemblance des sens est de dire que la ressemblance des sens est toujours subordonnée à l’usage, et qu’on
peut toujours montrer en pure logique que l’analyticité ne fera que décrire ce
qu’on suppose par la ressemblance des sens, mais jamais l’épuiser ni la
cristaliser logiquement est le fond des débats actuels sur la possibilité du
nominalisme. Puisque jamais personne ne s’interroge sur la possibilité de
l’essentialisme, en revanche le nominalisme…
Alors
je vais terminer ce soir par souligner dans ces relations entre le nominalisme
et la théorie lacanienne du signifiant quels sont les points qui me paraissent
saillants. Le premier point, je crois que ça marque chez Lacan beaucoup plus
que chez Lévi-Strauss l’émancipation totale du symbolique par rapport à toute
image profonde. Ce n’est pas simplement que le symbole n’a pas le même sens, au
sens épistémique ou je ne sais quoi chez Lacan, Jones, ou évidemment Jung.
C’est que radicalement, ce qu’on cherche à attraper, c’est quelque chose qui
nous émancipe à l’égard de toute tentative de limiter la combinatoire signifiante
par référence à une image profonde.
Ça c’est un instrument de destruction de l’image. Littéralement. Et on attrape
véritablement un signifiant qui n’est pas une image de substitution que lorsque
dans une interprétation elle a cette fonction là. Un petit peu comme lorsque
j’avais travaillé sur la grande vérité que j’avais tirée de Joe Dassin, qui est
qu’on ne pas « siffler l’opéra et l’apéro », ou du moins pas en même
temps… C’est ça l’usage. Ce n’est pas parce que ça porte sur des permutations
de sons ou je ne sais quoi. Ce n’est pas par ça qu’on va y arriver. C’est
l’émancipation à l’égard de toute image.
Avec un
problème qui est celui que j’aborderai dans notre dernière séance : et le
signifiant phallique ? Il me semble bien que le signifiant phallique soit
un signifiant dont le simple nom aboutisse à le lester d’un rapport à l’image.
J’ai dit la dernière fois sans en être bien sûr (je ne suis pas sûr que ce soit
tenable comme thèse) que c’est le seul point sur lequel Lacan n’est pas
nominaliste. Le seul signifiant pour
lequel il ne soit pas nominaliste c’est le phallus. Parce qu’il semble bien
que le phallus ce soit quelque chose qui implique quelque chose qui ait rapport
avec la turgescence, l’érection, etc… J’en suis moins sûr. Je dirai pourquoi la
prochaine fois.
La
deuxième chose que je voulais montrer, c’est que le logique, qu’est-ce qui est
logique chez Lacan ? C’est quoi cette espèce de recours à la logique, à la
logique du signifiant ? C’est que la logique, ce n’est pas du tout le
machin plaqué pour faire branché high tech avec des références mathématiques
pour ébaudir les gogos. C’est que le
logique, c’est tout ce qui reste. Le logique au sens d’une construction, la
constructibilité, mais c’est tout ce qui reste quand vous avez enlevé l’image
et l’essence. Ce n’est pas du tout par une sorte de surenchère
intellectualiste. Il n’y a plus que ce trognon-là à mâcher. C’est pour ça que
c’est ascétique. Le recours à la logique n’est absolument pas comme dans
l’imaginaire des gens qui n’en ont jamais fait, un truc qui serait un savoir de
plus. C’est le dernier truc qui reste. Et cette logique, elle n’est logique que
par les impératifs de construction auxquels elle se livre. Ça peut être une
logique aussi plate que celle dont est parti Chomsky pour construire une théorie
récursive de la phrase.
S’il ne
reste à ce moment-là que la construction, je vous renvoie au dilemme dont
j’étais parti au départ. Le dilemme entre Freud et Lacan sur réalisme et
nominalisme. Ça veut dire qu’il n’y a que les constructions qu’identifient les
signifiants. C’est ça la grande différence je crois entre Freud et Lacan, c’est
qu’il n’y a pas des signifiants qui attendent d’être là pour qu’on les
interprète. C’est que c’est la construction qui est faite, qui identifie
après-coup les signifiants sur lesquels elle porte. Et donc il n’y a pas de
critère réaliste du vrai désir que l’interprétation doit toucher. C’est la
construction qui fixe en acte les signifiants pertinents. Et cette
construction, elle est production d’un autre désir. Un autre désir.
A ce
moment-là, je pointerai une chose qui fait que progressivement le
constructivisme idéaliste de certaines féministes américaines m’est devenu
absolument insupportable. C’est que produire un autre signifiant, ça veut dire
quoi ? Ça veut dire produire un autre nom. Produire un autre nom, c’est le
produire sur la base des noms qui sont
déjà là, et dans un rapport de construction. Et un rapport de construction,
ce n’est pas un rapport de production extemporané et fantaisiste. C’est un
rapport extraordinairement contraignant. C’est même je dirai le rapport le plus
contraignant possible. C’est-à-dire que s’il y a bien quelque chose où le
subjectivisme romantique est exclu, c’est la production d’un signifiant
nouveau. Et où la rareté se fait extrêmement fortement sentir. C’est vraiment
là où il y a de la rareté. Produire un signifiant nouveau, ça renvoie à l’idée
qu’il y a dans On likeness of meaning,
qu’il n’y a que de la dénotation. S’il n’y a pas d’analyticité, s’il n’y a pas
différentes manières de présenter le même concept parce que
« bachelor » et « unmarried man » (les exemples du jugement
analytique russellien, le « célibataire » et « l’homme qui n’est
pas marié ») eh bien justement ce n’est pas le même nom. Parce qu’ils ne
dénotent pas le même nom, bien qu’ils puissent au niveau de la ressemblance
présenter le même concept, donner cette impression de dénoter la même chose. Ça
veut dire que le problème est la dénotation. Et que ce n’est pas d’inventer des
mots qui est difficile, c’est d’inventer des noms qui dénotent. C’est de
produire du dénotant qui est difficile. Pas simplement du signifiant. Mais du
dénotant.
A cet
égard, on pense toujours à la dénotation comme ce qui caractérise
exemplairement les symboles qu’on utilise dans un calcul, par exemple. Toute
l’originalité de Goodman, c’est d’avoir montré que la dénotation, il y a en a
toutes sortes de variétés. Il y a des manières de référer (Varieties of reference s’appelle un de ses livres) extrêmement
différentes. Et il donne l’exemple de la dépiction, l’exemple de la citation.
Il travaille même sur la citation musicale : comment est-ce qu’un
compositeur cite un autre compositeur, comment est-ce qu’il fait
référence ? Autrement dit tous les systèmes symboliques sont infiniment plus
complexes que ceux qui ne servent qu’aux productions des tâches de savoir
revendiquées par les idéalistes. L’univers sémiotique dans lequel nous baignons
- c’est ce qui fait que Goodman est américain, c’est un disciple de Peirce,
quelqu’un qui pense en terme de signe et de systèmes symboliques, et par
certains aspects est un pragmatiste aussi comme Peirce –, tous ces univers de
signe ont bien d’autres fonctions que la réduction de la référence à la
dénotation.
Alors
l’activité subversive qui consiste à mettre entre guillemets « la
femme » parce que ce n’est pas tout à fait la femme, ou c’est ce qu’on
prétend être la femme, ou l’être, etc… qui utilise comme technique de
production du signifiant nouveau une modalité qui est uniquement la mise entre
guillemets, le « en un autre sens », elle s’enferme précisément dans
le fait qu’on a besoin toujours de se référer à la même chose, et qu’on arrive
par là jamais à s’extraire pour produire un signifiant qui soit une dénotation
nouvelle. Puisqu’on a toujours besoin d’altérer le sens, et qu’on n’arrive pas
à faire autre chose qu’altérer le sens et à produire un nouveau signifiant. Ça
a probablement des rapports extrêmement étroits avec la préservation de la
constance du sens auquel on s’attaque, et d’une certaine manière - mais je
n’insiste pas trop là-dessus – avec ce qu’on appelle la perversion. Mais je
ferai le séminaire l’an prochain sur la perversion. Cela dit, ça aboutit au
fait que la dépiction, un autre rapport comme la dépiction, est un rapport qui
finalement ne produit pas des nouvelles images, mais des déformations. Penser
au contraire, c’est l’exemple de Goodman, et c’est curieusement aussi celui de
Lacan, à la perspective. Le langage de la perspective, c’est un langage qui non
seulement ne déforme pas, mais qui produit une autre dépiction, c’est-à-dire
qui produit une autre manière de citer. En particulier, le tableau dans le
tableau. En particulier l’espace dans l’espace. Citer de l’espace dans
l’espace. Et citer de l’espace dans l’espace, qui en même temps est une citation
qui produit une dépiction nouvelle, qui produit un type de formalisation
mathématique des coordonnées arguésiennes, les coordonnées cartésiennes, les
projections de Desargues, tout à fait originales, par une supplémentation
articulée du point à l’infini avec une production ordonnée d’un nouvel espace
et d’un nouveau langage pictural. Et toute la question était de savoir si les
propos subversifs qu’on nous sert au nom du constructivisme sont effectivement
capables d’avoir cette richesse expressive dans lequel une nouvelle dénotation
(le point à l’infini) produit authentiquement un nouveau langage pictural avec
des effets dans cette forme de référence qu’est la dépiction, etc… comme ce qui
est la construction même d’un nouveau monde symbolique.
Je
termine sur ce point avec Goodman : c’est que la grande objection qu’on
fait à Goodman, et qui est une objection qui est la seule qui mérite en fait
d’être discutée, c’est l’objection du holisme. L’objection du holisme, ça
consiste à dire c’est vrai, c’est vrai qu’on peut écrire ça : « vleu ».
Et que si on commence à avoir vleu, alors comme Goodman le dit lui-même, on ne
pourra jamais avoir vleu tout seul. Il faudrait avoir blert. Et si on veut
goodmaniser les prédicats avec lesquels nous avons l’habitude de vivre, si on
veut les goodmaniser, il va falloir tout goodmaniser.
Alors il y a un exemple qui a été discuté longuement en particulier par Sidney Shoemaker,
qui est un extrêmement bon philosophe, qui a beaucoup travaillé sur ces questions-là,
c’est la question de savoir si par exemple on pourrait goodmaniser les
prédicats de la théorie newtonienne de la gravitation. Alors c’est l’exemple
que je citai tout à l’heure. C’est de dire : après l’instant t,
l’attraction ne variera plus en fonction du carré de la distance, mais du cube.
Est-ce qu’on pourrait avoir une théorie cubiste de la gravité ? Et alors Shoemaker
dit que le problème de ça, c’est que d’abord il va falloir effectivement
considérer que tous les instruments de mesure qui nous permettraient… y compris
notre propre appareil perceptif, va être pris dans cette modification
d’ensemble, dans cette loi universelle. La loi universelle va changer. Et le
problème c’est qu’il faut imaginer, lorsqu’en 2008, la théorie newtonienne de la
gravitation va devenir avec un argument en étoile, un nouvelle théorie, une
théorie goodmanienne de la gravitation, les physiciens qui vont discuter entre
eux, il faut bien qu’il y en ait quelques-uns qui s’aperçoivent qu’il y a
quelque chose qui va se passer pour que la théorie de Goodman tienne le coup.
Parce que si on goodmanise tout, alors on supprime les conditions mêmes qui
permettent de rendre observable qu’une goodmanisation a eu lieu. Vous voyez
l’objection ? Et donc il faut qu’il y en ait quelques-uns qui se
disent : « ah non là c’est curieux, il y a des choses qui ne se
passent pas de la même manière ». Et donc le holisme, c’est une manière de
dire – c’est un argument de type davidsonien, enfin je ne vais pas rentrer dans
les détails – qu’on n’a pas besoin de cet argument nominaliste de l’usage. Le
holisme suffit. Le fait est que tout se tient. Et que si quelque chose change,
un prédicat goodmanisé va en goodmaniser un autre qui en goodmanisera en autre
en chaîne, etc.
La réponse
de Goodman – enfin plus exactement de Hacking, il y a tout un petit groupe
autour de Goodman, il y a Catherine Elgin aussi qui a travaillé là-dessus –
consiste à dire qu’il y a effectivement tout à fait effectivement des effets de
monde. Mais qu’il ne faut surtout pas s’imaginer que le holisme est sans
limite. C’est-à-dire qu’on peut toujours faire du holisme en se disant que
« tout se tient ». Mais en réalité, est-ce que tout se tient au point
qu’on est sûr qu’aucun physicien ne s’apercevra en 2008 que les lois de la
gravitation ont changé ? Est-ce que ce n’est pas une pétition de principe
que de dire par exemple que mes yeux, mon oreille interne ne va pas se rendre
compte que tout à coup ça varie en fonction du cube et non plus du carré, parce
que tous les instruments vont être en même temps goodmanisés ? La réponse
de Goodman consiste à dire que l’argument du holisme est trop facile. Il est
vrai. Il veut dire qu’il faut goodmaniser des
mondes. Des mondes. C’est-à-dire que si vous commencez à faire des dessins
perceptifs, alors il faut aussi créer de la géométrie projective, alors il faut
probablement changer un certain nombre de choses au niveau des couleurs, par
exemple au niveau de la distribution des couleurs dans l’espace, etc… Il faut
changer énormément de choses. Et ça fait un monde : le monde de la
perspective, le monde de la peinture classique et de la perspective. Pour
autant, ça ne change pas la couleur des cheveux des gens et la manière dont ils
se rasent le matin. C’est-à-dire que le holisme est un argument qui est juste,
sauf qu’il invoque un petit peu trop facilement une extension tellement infinie
de la dépendance des prédicats goodmanisés qu’on en finirait par perdre la
perception même de ce qui est goodmanisé. Ça veut donc dire qu’il y a des
mondes, et ça veut donc dire qu’il peut y avoir de véritables changements de
monde. Les soucis de Goodman sont esthétiques, on peut en avoir effectivement
d’autres.
Simplement,
je crois que ça a, dans la théorie de la construction qui m’intéresse, des
conséquences sur la fin de la cure. C’est-à-dire que si on prend au sérieux la
dimension nominaliste de ce que c’est que produire un signifiant nouveau, il va
de soi qu’un des critères de la fin de la cure, c’est que les gens vivent dans
un autre monde. Ce n’est certainement pas la capacité à se rebaptiser eux-mêmes
ou à se recatégoriser eux-mêmes – ni évidemment de manière privée ni même de
façon publique – mais bien à faire tourner les choses d’une manière qui leur
fasse expérimenter la logique de la construction d’un certain type de
signifiants. C’est une autre musique
qu’ils jouent. Ce n’est pas simplement une autre note. Il y a tout un
univers autour de cette musique qui est différente.
Et le
deuxième critère qui s’y articule évidemment, c’est qu’il n’y a plus d’objets
essentiels, il n’y a plus d’objets qui
vaudraient plus que les autres, et qui serviraient ultimement à fixer
l’autre à sa fonction de fermeture théologique, dans mon monde à moi. Alors
cette idée que la place de l’objet (a) qui décomplète l’autre n’est plus
occupée par aucun objet essentiel, veut dire ceci : c’est qu’il n’y a
aucun objet qui soit mieux, ou pire, ou fatal. Il y a en particulier, alors je
ne vais pas rentrer dans les détails, rien qui appelle le corps à s’obturer
pour sauver l’ordre du monde. En général, on n’en est pas là, quand une analyse
se termine. Ce que je veux dire par là, c’est que la production de la nécessité
de la souffrance du symptôme devient inutile. Ça ne veut pas du tout dire qu’on
arrête spécialement de souffrir. Ce qui est perdu, ce n’est pas non plus je
dirai comme on dit quelquefois une forme de caractère imaginaire, un espèce
d’objet imaginaire détaché du corps propre qui vienne boucher le trou qu’est
l’objet (a). Non, c’est quelque chose qui est plus modal. C’est quelque chose
qui a trait à la nécessité d’être ce
qu’on est. Eh bien cette nécessité-là, au sens où elle serait une nécessité
essentielle qui vient arrêter la possibilité de la construction, cette
nécessité-là disparaît. C’est une expérience de la chute de la nécessité d’un
objet privilégié. Qui ne veut pas dire que n’importe quel objet va. Mais c’est
la manière de le privilégier, ou le fait de lui accrocher un panneau
« nécessaire », une modalité de nécessité en particulier, de
nécessité empirique, de nécessité vécue, de fatalité, qui est supprimée.
Alors
je crois, sans vouloir donner un exemple analytique de saint François, de
parler au loup comme à son frère, une espèce de modification du rapport, d’une
égalité absolue des créatures, d’une égalité absolue des semblables par exemple,
qui est certainement un critère alors je crois authentique de la fin de
l’analyse, c’est que les semblables sont tous déhiérarchisés. En tant que c’est
un semblable. Je ne dis pas dans l’ordre symbolique de la filiation. Mais en
tant que c’est un semblable, il y a une abolition de la hiérarchie parce qu’il
n’y a plus les moyens de la justice distributive, de rendre à chacun selon son
mérite, puisqu’il n’y a plus de mérite. Il n’y a plus rien qui ordonne le
mérite à quelque chose.
Je
crois aussi que c’est une façon de faire sentir qu’une des conséquences
nominalistes du langage, c’est de rompre avec ce qu’on pourrait appeler la
sublimation freudienne. La sublimation au sens, n’est-ce pas, où ce serait les
autres qui reconnaîtraient la valeur de mes productions. Tout simplement parce
que c’est faire de l’art avec rien dont il s’agit. Faire de l’art avec rien au
sens où il n’y a pas d’objet qui serait particulièrement sublime ou suprême
dans l’environnement. Et je terminerai donc là-dessus : il n’y a du coup
qu’une seule vertu dans ce rapport au semblable déshabillé de ses prestiges par
une éthique nominaliste du langage, il n’y a qu’une seule vertu qu’on puisse
escompter tirer de l’analyse, c’est l’élégance.
Faire de l’art avec rien. Avec rien et tout, et n’importe quoi. C’est
l’élégance, juste un cran - et je termine sur cette formule - de la tentation,
surmontée, du panache. Et donc la prochaine fois, je reprendrai sur le panache,
pour parler du signifiant phallique.
- je me demandais si… il y a quelque chose
que je n’arrive pas à mettre en mot, mais je me demandais… le fait que vous
remplaciez t par 2008, j’ai l’impression que ça ne fonctionne plus… Je ne peux
pas dire comment. Mais j’ai l’impression que le fait qu’on le situe dans le
temps, comme ça, ça l’ordonne comme un passage à l’euro. C’est-à-dire que c’est
quelque chose qui est prévu, et qu’on a décidé à partir de 2008 qu’on doit
changer les choses. Alors le fait que ce soit t…
- D’accord, vous pouvez garder t. Alors, vous
remarquez qu’il y a quand même (c’est une remarque, il n’y a que moi qui l’ai
faite, donc je doute qu’elle soit juste) c’est qu’il n’y a qu’un seul terme qui
ne soit pas goodmanisable, chez Goodman, c’est t. Et ça, ça c’est un thème
sceptique : le temps est destructeur. On ne peut pas se fier aux
apparences, puisque chaque instant qui passe détruit les apparences. Et donc l’épochè, la suspension de jugement,
consiste à dire : « je ne sais rien ». Alors ça c’est un
thème sceptique très fort. C’est un thème pyrrhonien. J’ai essayé d’en
retrouver les traces mais ce n’est pas dans ……… . Ils n’ont pas classé les
choses en parlant du temps. Il y a des arguments dans Sextus Empiricus. Alors
ça, c’est une chose très particulière dans le scepticisme, c’est que la seule
réalité ontologique absolue, c’est le temps. Et il est, parce qu’il est la
destruction de tout ce qui existe. Le temps destructeur de toute chose que cite
Aristote. Il n’y a qu’un seul terme qui ne soit pas goodmanisable, c’est
l’instant. Alors ça c’est quelque chose d’assez frappant parce que
l’interprétation chez Lacan a pour temps l’instant. Il y a une analyse de
l’instant qui est très particulière dans le fait qu’il n’y a que dans l’instant
que les choses basculent. Mais bien sûr, c’est un instant qui peut arriver à tout
moment. C’est l’éminence destructrice de l’instant qui est visée là-dedans, si
on donnait un langage plus romantique pour exprimer ça.
- Si la référence au holisme et à l’usage
justifie plus ou moins les classifications, pourquoi s’inquiéter des théories
du transgender ? Ils ne pourront
jamais tout goodmaniser !
- Non, ils ne pourront jamais tout goodmaniser. Non, ça c’est sûr.
Mais ça explique comment ça marche. Ça explique en particulier le forçage de
l’usage. La tentative par exemple de fabriquer comme chez Minnie Bruce
Pratt, je ne sais pas si vous avez lu ce truc-là, S/he (barré), les pronoms transgenres par exemple. C’est une poétesse
lesbienne américaine, qui fait des choses vraiment parfois très étonnantes.
-
Comment
elle s’appelle ?
-
Pratt.
Son recueil de poème le plus célèbre s’appelle S/he (barré).
-
Ça
a un rapport avec ………
-
Avec ?
-
Avec
…………. C’est un grand romancier anglais de la colonisation qui a écrit…
-
Un
…..… Non, ce n’est pas un ……….. ? Ce n’est pas un membre de ce mouvement ?
-
Non
non, pas du tout. Mais il a écrit toute une saga dont le premier roman
s’appelle She.
-
Ecrit
comme ça, avec la barre ?
-
Sans
la barre.
- En tout cas, il y a une tentative comme ça
de fabriquer des idiolectes. Alors évidemment, ce n’est pas le type de jugement
qu’on a l’habitude de porter sur cette littérature, mais dire qu’elle n’est pas
expressive au sens logique, c’est-à-dire utiliser un argument logique pour dire
que finalement, ce qu’on cite n’arrive pas à produire de la dépiction, de la
dénotation, etc, est à mon avis un argument extrêmement fort. C’est un
argument… je suis certain que Butler y serait totalement imperméable, mais
néanmoins je crois que c’est vraiment très important de marquer le problème de
ce que c’est, justement, la révolution frégéenne. La révolution frégéenne, ça
consiste à montrer que l’expressivité d’un langage est déterminée par la
puissance de ses appareils référentiels internes. Et à partir de ce moment-là,
ce que nous sommes capable de produire comme langage, la richesse d’un langage
philosophique, s’évalue à la puissance de sa capacité à produire les variétés
de référence. Et pas du tout à idéaliser la dénotation telle qu’elle fonctionne
dans un calcul formel par exemple. C’est pour ça que je trouve que les remarques
de Goodman sont extrêmement profondes. C’est de dire que nos activités
sémiotiques expressives et riches ne s’évaluent que justement si on dispose de
ce moyen logique de déterminer la richesse du langage. On ne peut pas se priver
de la logique, parce qu’il n’y a que ça, dit Goodman, qui nous permet d’évaluer
la richesse expressive d’un langage. Or il y a des langages qui sont pauvres.
Qui sont plus pauvres que d’autres, alors qu’ils brassent des images tellement
intenses qu’on a l’impression qu’ils sont plus riches que les autres. Par
exemple pour l’appréciation (je me dispute souvent avec des collègues
là-dessus) de l’apparence de richesse de certains délires. De certains délires
schizophréniques, par exemple. C’est extrêmement important de tenir compte de
ça. Je veux dire qu’il peut y avoir des images extrêmement intenses, il peut y
a voir des productions d’un rationalisme morbide profond, mais l’évaluation des
productions dépictives d’un langage, de la corrélation entre la dépiction, la
dénotation, la citation, etc, est extrêmement importante. Et ce n’est pas du
tout quelque chose qui… Cette stratification interne suppose un certain sens du
langage. Je crois que c’est vraiment un point sur lequel j’aime beaucoup
insister. Mais bien sûr ça n’empêchera personne de dire ce qu’il veut…
- Il y a un exemple je crois de
goodmanisation du monde, un exemple romanesque, c’est 1984 d’Orwell avec la Novlangue.
- Oui, mais sauf que la Novlangue elle
échoue, puisqu’elle cite. Moi, je suis un élève de Derrida, et j’ai infiniment
de respect pour ce que Derrida fait, mais le problème de l’utilisation
mécanique des techniques de citation que met en place Derrida pour attaquer des
sémantiques décitationnelles comme celle par exemple de Tarski qu’utilise
Davidson ou des choses comme ça, aboutit à des aberrations, à des
appauvrissements majeurs. Puisqu’alors que de façon extrêmement rusée, Derrida
circonscrit son attaque à des usages particuliers
de la performativité chez Austin ou chez Searle, eh bien Searle répond que
la grande chose qui permet de voir ce qu’il apporte, c’est la distinction entre
la mention et l’usage. Dialogue de sourds, mais qui pourtant porte sur un point
tout à fait crucial. Et si on écrase la mention sur l’usage, en fait on écrase
un tas de choses les unes sur les autres. On appauvrit le langage. Par
exemple Derrida est totalement imperméable à la distinction fondamentale entre
la prédication et la référence dont Searle se gargarise. Il trouve que vraiment, là il a découvert
quelque chose de génial. Et il n’a pas tort. Il a découvert quelque chose de
tout à fait original. Evidemment, si vous travaillez par citation, vous faites
perdre au langage cette richesse expressive qui permet de déceler à l’intérieur
de lui-même une articulation subtile. Alors quand ça se transforme en un gadget
à produire du texte théorique comme chez Butler. On arrive à quelque chose dont
je pense que les enjeux sont différents. Des enjeux qui consistent en fait à
fixer d’autant plus l’image qu’on cherche à déplacer. Et que là ce sont des
enjeux distincts.
- Dans la phrase « vleu », moi ce
n’est pas tant t qui me gêne, c’est le fait qu’on se donne a priori ce qu’est
une émeraude. Alors que l’exemple de l’Histoire naturelle, par exemple au 17ème
siècle, l’enjeu qui se jouait, c’était pour les naturalistes d’imposer leurs
classifications. Mais il n’y avait pas d’usage qui préexistait, justement.
- Si, si, absolument. C’est pour une raison
très simple. C’est qu’on peut goodmaniser des terminologies scientifiques. C’est trivial. On peut parfaitement
reclassifier les éléments comme vous voulez. Par exemple en chimie ou en
biologie, vous pouvez reclasser comme vous voulez les terminologies
scientifiques. L’abîme de Goodman, c’est quand ça porte sur les mots du langage
ordinaire. Voyez ? C’est pour ça
qu’à la différence de ce que raconte Hacking, je pense que mon exemple sur
fomme et hemme est bon, parce que les anthropologues qui font de
l’anthropologie de la parenté, travaillent sur des mots du langage ordinaire.
Et les psychanalystes aussi. Et les juristes aussi. Là, si vous goodmanisez les
mots du droit ou les mots de l’anthropologie de la parenté, là vous faites
quelque chose d’extrêmement inquiétant. Les gens qui invoquent comme ça
l’anthropologie pour soutenir des positions normatives sur ce que les hommes et
les femmes doivent être… Je l’ai dit l’an dernier : ce n’est pas
l’anthropologie que j’attaque, c’est carrément l’usage des mots. Ça ne prouve
rien. Ça ne donne pas de valeur normative. On ne peut pas extraire des invariances
de l’anthropologie, des invariances des mariages, des invariances de l’union,
etc… une sorte d’hypostase catégorielle de homme/femme, parent/enfant,
frère/sœur, etc… On ne peut pas en extraire une telle hypostase qui aurait une
valeur normative. On ne peut pas atteindre l’essence par une variation
combinatoire. La variation combinatoire, de quelque manière, ne vous dira
jamais rien de ce qui fait qu’on l’emploie. Elle ne vous fera jamais toucher ce
qu’il y a derrière la combinatoire et que Hérotier appelle, n’est-ce, pas ces
harmonies, ces proportions, cet esprit humain qui construit toujours des
homologies et des réciprocités et qui feraient qu’on réussirait à atteindre un
statut idéal de l’homme ou de la femme, ou de la succession des générations. Le
fait est que c’est comme ça. On ne peut plus en tirer aucun argument normatif.
C’est pour ça que ça peut être extrêmement corrosif comme analyse, une analyse
comme celle de Goodman.
Et vous voyez aussi pourquoi on aurait des ennuis si on défendait publiquement une thèse comme la mienne. On aurait des ennuis parce que le scepticisme que ça induit n’est pas admissible. Nous savons tous ce que c’est qu’un homme et une femme. On va me dire : « mais bien sûr que je ne suis pas une fomme ou un hemme ».