LE SUJET ET SON ACTE
Ce que je vais vous exposer ce soir est particulièrement difficile. J’y ai beaucoup travaillé, et j’ai un projet d’explicitation développé. Je voudrais rentrer dans le vif du séminaire de cette année et je voudrais le faire sérieusement, c’est-à-dire que je ne voudrais pas que la concentration habituelle de ce que je raconte vous aveugle et vous fasse perdre de vue le point que j’essaie d’articuler. D’autant plus que j’ai devant moi une tâche spécialement abstraite de caractérisation conceptuelle de la distinction de l’acte et de l’action, qui va m’obliger à faire référence à toutes sorte de choses dont ceux d’entre vous même les plus rompus à Lacan et à Freud n’ont peut-être jamais entendu parler, et qui est un petit peu, si vous voulez, le cutting edge comme on dit quelque fois d’un certain nombre de questions philosophiques contemporaines extrêmement sophistiquées. Cela dit, comme j’essaie de faire un vrai séminaire, c’est-à-dire que je vous apporte non pas des travaux bouclés mais des pistes auxquelles je réfléchis, je pense que ça vaut le coup de s’engager dans ce type de lectures, d’autant que certains d’entre vous, et depuis longtemps, voudraient que j’explique un peu de quoi il s’agit. Si je dis que ça va être très philosophique, ce n’est pas du tout parce que je veux m’éloigner de la clinique, mais c’est pour me servir justement de la complexité d’une analyse philosophique dans le but de défaire, de détruire un certain nombres de préjugés ou de choses naïves et simples que nous pouvons avoir quand nous pensons à ce qu’est un acte ou une action, avec toutes sortes de conséquences sur ce que c’est que repérer justement un acte manqué, un passage à l’acte, des actes imposés, etc., c’est-à-dire cette liste de notions impliquant l’acte à un titre ou à un autre que j’avais discutée la dernière fois. Ce projet, vous vous rappelez, Lacan se propose explicitement de l’accomplir, c’est-à-dire de remonter de l’acte analytique à l’acte en général. Et bien sûr, il ne met pas en œuvre cette interrogation plus fondamentale que générale, d’ailleurs, touchant la caractérisation de ce qu’est un acte. De la même manière, pour ce qu’il en est de l’action, c’est-à-dire ce qui pourrait par exemple apparaître dans le champ analytique au niveau de l’inhibition ou d’un certain nombre de concepts fondamentaux que Freud met en œuvre, lorsqu’il dit par exemple dans la Traumdeutung – et j’ai d’ailleurs construit toute une interprétation de la Traumdeutung là-dessus -, que « le rêve remplace l’action ».
Freud, qui va être un des deux horizons de ce soir, au contraire de ce que raconte Lacan, ne met surtout pas le langage au cœur de sa pensée, mais l’action. C’est une opération tout à fait particulière à laquelle se livre Lacan, que d’extraire des grands textes de Freud l’idée qu’il est question du langage à chaque pas. Il y est certainement question du langage à chaque pas, mais de la manière dont Freud lui-même se représente la cohérence de sa propre pensée, l’action – dans des passages célèbres et répétés de son œuvre – est le primum movens, c’est-à-dire le premier élément de sa conception. C’en est l’organisateur suprême, et c’est à partir d’une certaine théorie de l’action que des choses comme la verbalisation ou la symbolisation s’organisent. Freud donc est un des horizons de ce que je vais aborder ce soir, bien que je ne le discuterai pas en détail.
L’autre c’est Sade, puisque j’ai l’an dernier abondamment discuté Sade et que je voudrais terminer cette soirée par une analyse d’un texte auquel Lacan se rapporte de façon allusive mais clairement décisive, qui est dans Juliette le discours du pape Braschi, le discours de Pie VI, dans lequel Sade expose sa métaphysique du Mal, sa conception naturaliste de ce qu’est un crime, et qu’il centre et organise sur la question de l’acte radicalement mauvais du crime dans une nature entièrement déterminée, dans une nature nécessitariste dans laquelle il n’y a normalement pas de place pour aucune transcendance et certainement pas pour la transcendance du Dieu des Chrétiens. Et je m’interrogerai, précisément à cause de cette dimension de l’acte pervers, et de la métaphysique que produit Sade à ce sujet, sur la texture discursive de ce qui permet à une telle pensée de l’acte de se déployer. Je vous proposerai une hypothèse sur ce qui fait que, de la même manière que vous avez par exemple la formation réactionnelle associée à la névrose, ou le délire et l’hallucination associés à la psychose, est-ce que, d’une certaine manière, la contre-éthique qui est un produit extrêmement sophistiqué que propose Sade dans le discours du pape Pie VI, n’est pas quelque chose qui structurellement joue le même type de rôle que la formation réactionnelle ou le délire, mais dans le cadre de la perversion ?
Dans les deux cas, que ce soit chez Freud ou chez Sade, l’enjeu me paraît être un rapport originaire à l’Autre. L’action freudienne étant rapportée à quelque chose comme une décharge et un cri - toute l’organisation de la liaison de la décharge et du cri dans l’appel à l’Autre -, le blasphème éthique sadien étant intégralement organisé sur la destruction du Tout-Autre, et cette figure extrêmement paradoxale d’une invocation de défi à un Dieu qui n’existe pas – c’est un dispositif tout à fait singulier chez Sade.
En même temps que se pose le problème de l’acte et de l’action d’une façon qui me paraît substantielle et que je vais essayer d’élucider ce soir pour vous, se pose le problème de la subjectivation et de la désubjectivation de l’acte et de l’action. C’est-à-dire : dans quelle mesure peut-on imaginer un acte et une action avec ou sans sujet ? A l’horizon de l’une et l’autre conception, vous avez des questions qui sont tout à fait classiques, par exemple de la liberté et de la volonté. Mais ce que je voudrais essayer de mettre en évidence, c’est qu’au lieu de se poser la question de savoir si je suis libre ou déterminé, qui est très souvent la façon dont nous allons trop vite quand nous nous posons la question de l’action, de ce qu’est une action ou de ce qu’est un acte – y a-t-il un acte libre, ou tout est-il nécessairement déterminé par un jeu de causes et d’effets qui fait que je peux avoir l’impression d’être libre mais en réalité j’obéis à des déterminismes, etc., vous connaissez ces figures éculées de la discussion philosophique – je voudrai justement qu’on pense ce qu’est l’action indépendamment du fait que cette action soit libre ou volontaire. C’est-à-dire : l’action en tant qu’action, ou la place de l’intentionnalité de l’action.
C’est là où la question d’Anscombe, que j’ai abordée la dernière fois à travers le texte célèbre de Intention, se pose d’une façon fort délicate : agir et agir intentionnellement sont-ils deux choses ou une seule ? Autrement dit : est-ce qu’agir, c’est analytiquement agir intentionnellement, y compris lorsque par exemple on ne sait pas ce qu’on est en train de faire, ou qu’on ne veut pas telle ou telle conséquence de son action ? Est-ce que telle conséquence de l’action est une conséquence qui peut être imputée à un agent ? J’entrerai dans une des discussions à la fois les plus profondes de ces vingt ou trente dernières années en philosophie de l’esprit, et les plus difficiles, incontestablement – je ne suis pas du tout sûr d’ailleurs de vous apporter là des choses absolument exactes, mais je vais faire des efforts en tout cas pour vous en faire entendre l’intérêt – qui est la discussion que Donald Davidson a fait de la thèse d’Anscombe que je vous ai exposée la dernière fois. C’est incontestablement un des sommets de la réflexion spéculative de ces trente dernières années. C’est extrêmement difficile, mais je crois que Davidson, qui comme vous le savez est un des rares philosophes analytiques a ne pas avoir d’a priori négatif sur la psychanalyse, à plusieurs endroits, fait deux ou trois réflexions qui montrent bien qu’il a à l’esprit des difficultés qui sont à mes yeux une manière de comprendre profondément l’objet qui fait problème en psychanalyse, et en particulier l’acte et l’action. Mais c’est une opinion personnelle que j’essaierai de défendre plus sérieusement.
Je vais prendre mon point de départ pour mon analyse de la distinction entre acte et action que je vais mettre en place ce soir chez Leibniz à partir d’une thèse qui est je crois malaisée à saisir même sur le plan métaphysique où il la pose, que j’ai mise au tableau, qui est une constante chez lui, et qui est formulée en latin : actiones sunt suppositorum. Ça veut dire : les actions sont de, à partir de – c’est un génitif pluriel – suppôts. C’est comme ça qu’on traduit souvent. Et quand on utilise l’adjectif, il est fort drôle n’est-ce pas, puisque ça consiste à dire que les actions sont « suppositoires », ce qui arrache évidemment un sourire. En fait, ce n’est pas exactement leibnizien, puisque « suppositoire » est un mot qu’il utilise, effectivement, dans les Nouveaux essais, si ma mémoire est bonne, mais à peu près comme un équivalent d’hypothétique. C’est pas grave. Comme vous ne sourirez plus beaucoup, je le garde pour la circonstance présente. Alors, qu’est-ce que ça veut dire que les actions sont suppositoires, ou sont « de suppôts » ? C’est dire simplement qu’il y a un sujet supposé à l’action, et que vous ne pouvez pas vous représenter ce qu’est une action sans que ce soit l’action de quelque chose. L’idée fondamentale qui est au cœur de la métaphysique leibnizienne, c’est que ce sujet supposé aux actions, qui sont véritablement des actions – je vous passe les considérations sur la dynamique, la théorie des mouvements, l’intégration de la loi de la chute des corps, la métaphysique leibnizienne, etc. -, c’est que ces suppôts sont des substances : les véritables substances sont identifiées par leurs actions. Le moyen d’accéder au réel, à ce qui est substantiel, c’est l’action. Partout où il y a action, vous vous retrouvez avec un suppôt qui est déterminé, identifié ainsi, et qui est substance - qui est une monade comme vous savez chez Leibniz. La deuxième opération essentielle à la métaphysique leibnizienne consiste à dire que non seulement toute substance agit – ça fait partie de son concept, elle est identifiée par ça -, mais elle contient en elle-même la raison de toutes ses actions. C’est en elle-même qu’elle contient cette raison. Autrement dit, la monade César contient en elle-même la totalité des déterminations qui la conduisent un moment à franchir le Rubicon. Ce sont littéralement des raisons qui sont à l’intérieur de la monade, et le temps qui passe les manifeste en faisant passer à l’existence dans ce milieu entièrement neutre qu’est le temps, un certain nombre de possibles qui sont les possibles définissant la substance même de César. Evidemment, Dieu harmonise entre elles chacune de ces substances absolument séparées qui a en elle-même en tant que substance la totalité de ses propres conditions d’existence, en sorte que les actions des unes et les actions des autres s’harmonisent mutuellement. Je laisse de côté les détails, qui ne sont évidemment pas des détails pour le spécialiste, pour pointer que derrière la considération entièrement métaphysique et évidemment un peu étrange que lui donne Leibniz, il y a quelque chose d’extrêmement profond.
C’est-à-dire que, qu’est-ce qu’un accès au réel ? C’est un accès par l’action et par ce que justement toute action suppose et qui est le suppôt de l’action. C’est ça le point je crois que Leibniz a profondément marqué et qui est tout à fait définitif d’une certaine manière, c’est de montrer qu’il y a un lien de dépendance conceptuel radical entre l’action et ce qui agit. Et si on doit identifier ce que sont les véritables objets du monde, on ne peut le faire qu’en tant que ce sont les suppôts d’un certain nombre d’actions. Les véritables objets du monde ne sont caractérisés que comme des suppôts pour une action. C’est certainement ainsi en tout cas que se caractérisait le corps de la métaphysique classique. Le corps de la métaphysique classique c’est essentiellement ce qui est pris dans la relation d’action et de réaction, de communauté, etc., qui se transporte évidemment dans le registre politique comme une individuation radicale des corps dont l’interaction est manifestation de leur spontanéité libre et des actions réciproques que ces spontanéités déterminent en faisant de chacun de nous de véritables sujets, c’est-à-dire des sujets à des actions que nous manifestons les uns par rapport aux autres. L’actiones sunt suppositorum marque une rupture forte, dans laquelle l’accès au réel est déterminé précisément par ce qui va être action et acte.
Cette conception leibnizienne est extrêmement sensible, n’est-ce pas ? Comment savons-nous que nous sommes des sujets ? Nous sommes des sujets en tant que nous sommes supposés derrière les actions ou les actes que nous posons. La supposition du sujet – le sujet étant lui-même absolument invisible sur le plan phénoménal – est inscrite de manière radicale dans cette figure analytique du actiones sunt suppositorum. Alors pourquoi cette conception est-elle extraordinairement problématique ?
Parce que, comme tout le monde l’a remarqué, l’action propre de César lorsqu’il franchit le Rubicon est tout sauf un acte au sens où nous attendons d’un acte qu’il fasse de César celui qu’il est. Ce que nous attendons d’un acte, c’est qu’il constitue César comme étant celui qui justement a franchi le Rubicon, et qui, ne l’aurait-il pas franchi n’aurait pas été César, ce que Leibniz veut bien reconnaître parce que ça fait partie des choses qui sont dans des mondes possibles exclus par le calcul du meilleur du dieu leibnizien – il n’atteint pas l’existence parce que ce possible-là n’est pas le meilleur que calcule le dieu leibnizien -, mais beaucoup plus fortement encore, nous avons besoin que ce soit un acte de César dans lequel César se produit en tant que César. Or, la conception leibnizienne fait ressembler le fait de franchir le Rubicon comme de monter à cheval ou n’importe quelle action insignifiante à une simple modalité de l’être de César. La grande difficulté de la conception leibnizienne de l’action, c’est que comme toute la raison de l’action est à l’intérieur de la monade César – ce qui permet à Dieu de calculer à l’infini la totalité des actions et donc par la providence d’harmoniser les différentes actions de toutes les monades qu’il a créées de façon à produire le monde le meilleur possible – le problème de Leibniz, c’est qu’il réduit l’action de la substance - puisque toutes les raisons de cette action sont dans la substance - à n’être au fond qu’une modalité d’existence de cette substance. Et ça, c’est quelque chose qui fait qu’effectivement il y a action, et qu’en même temps cette action ne nous paraît pas être une action libre, spontanée, et une action en tout cas subjectivante. Il y a un mot cruel de Kant sur cette liberté des monades qui déroulent presque automatiquement toutes les raisons qu’elles ont de faire ce qu’elles doivent faire, c’est qu’il appelle ça « la liberté d’un tourne-broche ». Le critère leibnizien de la liberté, c’est que l’action ne vient jamais d’une contrainte de l’extérieur, ça vient simplement de la production endogène de la monade soumise à toutes les nécessités propres qui font que son existence est son existence. Mais ces nécessités ne sont que des modalités de la manifestation de ce que je suis. Il est extrêmement difficile de penser quelque chose qui serait de l’ordre de l’acte. Puisque, à l’acte, nous attachons justement ce phénomène de rupture, ce phénomène de subjectivation dans l’acte, qui n’est pas antérieur à l’acte.
Il y a un point ici je crois tout à fait difficile à élucider. Je vous propose ceci : si nous résistons à l’idée que les raisons de l’agir sont dans le sujet, entièrement, et que finalement, ce que fait un sujet en agissant, c’est tout simplement comme le tourne-broche, déployer la totalité des choses qui nécessairement étaient en lui, ça nous commet à deux choses. Ça nous commet à penser l’acte comme quelque chose qui d’une part dans le temps fait « coupure ». Le temps n’est plus cette espèce de milieu homogène à l’intérieur duquel les possibles de l’existence se manifestent. Le temps est un espace de coupure : première conséquence. Et deuxièmement, c’est que dans l’acte, toutes les raisons ne sont pas dans le sujet. C’est la seule façon je crois de briser l’homologie que Leibniz propose entre la substance et l’idée que les actions identifient spécifiquement leur suppôt. Ça aboutit à introduire une sorte d’opacité logique. Cette opacité logique, dans la manière dont le sujet est impliqué dans un acte, opacité logique qui est intrinsèque et qui n’est pas comme Leibniz le dit juste liée au fait que nous ne savons pas, parce que nous ne sommes pas Dieu, tout ce qu’il y a dans la monade de César, et César lui-même ne le sait pas, mais Dieu lui le sait. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de Dieu qui pourrait calculer absolument à l’infini la totalité des actions possibles d’un sujet. Voyez à quel point ici on entend bien le type de questionnement qui peut être par exemple celui d’un Lacan sur l’Autre, et sur le fait qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. La façon dont on repère un sujet, c’est sous la condition justement qu’il n’existe pas quelque chose comme un dieu leibnizien.
Symétriquement, la postulation d’un dieu leibnizien implique quelque chose comme une considération conceptuelle sur la nature de l’acte et de l’action qui nous concerne au premier chef. Soit la phrase : « César franchit le Rubicon illégalement » - vous vous rappelez que le sénat interdisait qu’un général franchisse le Rubicon avec des troupes parce qu’il se mettait immédiatement hors la loi et devait laisser ses légions avant de rentrer sur le territoire de la république sous peine d’être dans en infraction. De ce que « César franchit le Rubicon illégalement », il nous paraît logique de déduire que « César franchit le Rubicon ». Il y a un rapport d’implication complètement naturel, une inférence matérielle naturelle dans l’idée que « César franchit le Rubicon illégalement », a pour conséquence que César franchit le Rubicon. Le problème, c’est que cette inférence matérielle que nous acceptons est invalide sur le plan formel. C’est-à-dire que si vous formalisez en traitant avec un prédicat polyadique ce type de formule, vous allez avoir comme j’ai mis au tableau :
Franchir (César, Rubicon, illégalement)
Franchir (César, Rubicon)
C’est une inférence qui formellement ne peut pas être valide puisqu’il n’y a pas le même nombre de place : il y en a 3 en haut et 2 en bas :
F(a,b,c) → F(a,b) ( ?)
Ce que je veux pointer, c’est qu’on ne peut pas traiter « illégalement » et toute élocution adverbiale de ce type, comme une des déterminations possibles qui permettrait de spécifier à quoi s’applique « franchir ». Une des idées sous-jacentes à la thèse de Leibniz, c’est que si nous étions Dieu, nous pourrions par une sorte d’inspection infinie de la totalité de ce qui est instancié par l’acte de César, en déduire la totalité de ce que César va faire. Autrement dit, si on pouvait ouvrir la parenthèse et considérer que « franchir » s’applique à César et que César est déterminé par la totalité des caractéristiques propres à l’individu César, nous pourrions calculer et déduire de façon légitime la totalité de ce que César va faire. Si nous ne le pouvons pas, c’est parce que notre pouvoir intellectuel est fini et qu’il y a une certaine opacité qui est la caractéristique de notre existence d’êtres créés, et qui s’oppose à cela. En mettant les choses ainsi au tableau, j’essaie de vous pointer qu’il y a au moins une clause adverbiale qui détermine l’attitude subjective – « illégalement », qui est capté par cette clause adverbiale – qui fait obstacle à la déduction formelle, même si nous l’acceptons comme une inférence matériellement valide.
Ce problème qui peut vous paraître posé de manière ahurissante dans la tradition métaphysique, est en réalité un des plus profonds et des plus difficiles de la philosophie de l’action, puisque c’est ce qui nous rend presque impensable une détermination de l’action comme étant en fait une action qui serait suppositoire et qui identifierait une substance d’une manière telle qu’à l’intérieur de cette substance la série infinie des raisons d’agir qu’a cette substance serait déjà incluse. Et c’est uniquement par une forme d’analyse logique – je vous parlerai tout à l’heure des gens qui ont tenté de sauver la solution leibnizienne parce qu’elle est extrêmement naturelle – que dans le cadre de la logique contemporaine s’est posé le problème du statut de ce que sont les phrases d’action, qui sont des phrases qui impliquent des verbes dans lesquels il y a des actions, et le problème de savoir comment formaliser les phrases où il y a des actions en captant ce type de phénomènes et en particulier le genre d’inférences qui sont possibles dans le langage naturel, comme dans l’inférence type « César franchit le Rubicon illégalement », ou « Jean-Pierre prend sa montre intentionnellement », et de ce qu’on peut en déduire. Il y a un problème dans la construction de ce que nous acceptons au titre des inférences matérielles et de ce que nous en formalisons. Vous verrez tout à l’heure pourquoi ce problème se pose, je vous le mettrai sous une forme qui se rapprochera de ce que j’ai dit de l’action qui n’existe que sous une description, chez Anscombe.
Je passe au pôle de l’acte. L’acte, comme l’action, est suppositoire. S’il y a acte, l’acte est ce qui identifie spécifiquement un sujet. Sauf que, comme je le propose, toute la raison de l’acte n’est pas dans le sujet. Autrement dit, l’acte fait le sujet, et dans l’acte, à la différence de l’action, le sujet ne s’explique pas. Il n’y a pas de rapport de consécution logique dans un acte : si c’est un acte, le sujet ne s’y explique pas, n’y déroule pas ce qui y était déjà. Nous sentons bien qu’il y a ce pôle d’irrationalité, ou d’opacité logique, dans tout acte. Et c’est ce qu’on essaie plus ou moins maladroitement d’attraper dans l’idée de passage à l’acte. Le passage à l’acte étant justement ce par quoi nous avons cette intuition qu’il y a des actes qui n’expliquent pas le sujet, mais qui éventuellement le détruisent, et dont on ne peut pas, je dirai en remontant la bobine – pour suivre une métaphore qu’on pourrait prendre chez Leibniz – à partir du passage à l’acte remonter à ce qui était déjà dans le sujet et qui faisait qu’il était nécessairement voué à ceci. Autrement dit, si l’on veut maintenir l’idée d’une solitude radicale du sujet de l’acte, c’est bien celle d’une monade, mais en tout cas d’une monade sans garantie aucune d’harmonie, sans un Dieu qui pouvant calculer a priori toutes les raisons d’agir qui sont à l’intérieur d’une monade peut les harmoniser les unes avec les autres. S’il y a de l’acte – c’est ce que j’essaye de vous faire voir -, alors il n’y a pas de Dieu. Il y a une implication formelle qu’on peut essayer de percevoir comme ça : s’il y a de l’acte, la question de Dieu se pose, c’est-à-dire de celui qui pourrait savoir d’avance et de celui qui pourrait harmoniser providentiellement nos actes. Pour nos actions, peut-être bien ! Mais pour nos actes, certainement pas… Voilà pourquoi la question de l’acte est une question radicalement moderne. C’est une question que connaît Leibniz et à laquelle Leibniz s’efforce de donner une réponse avec le calcul, le principe de l’harmonie préétablie et du calcul du meilleur, de l’optimisation de la création par Dieu calculant les différentes positions et relations des corps entre eux, y compris des âmes et des corps.
Mais je crois que la question de l’acte est celle qui conduit le plus directement à la question de la solitude de l’homme responsable, de l’individu, et qu’elle est introduite à un moment bien précis et comme une rupture dans le monde aristotélicien, par le christianisme. Je fais là des généralités d’histoire des idées, et que je rappelle à gros traits, mais ce sont les chrétiens qui ont introduit cette question de l’individualisation radicale de l’âme chez chacun d’entre nous à un double niveau : celui du choix de croire à l’Autre, c’est-à-dire la question de la responsabilité de la foi, de l’acte de foi, l’acte de foi étant originaire et organisateur de l’acte d’une part, et d’autre part dans le rapport au péché. Puisque pour imputer la faute à l’individu, encore faut-il que la faute soit sa faute, et que la chute de l’humanité soit individuellement reproduite dans chaque péché singulier. Et donc, que le péché soit un pouvoir positif dans chacune des âmes de se détourner de Dieu.
Alors pourquoi est-ce une rupture si grave ? Vous savez que Leibniz, dans l’histoire de la philosophie, est celui qui essaie par-dessus la rupture justement du christianisme, de récupérer les formes substantielles, la logique et même la dynamique, la pensée de la Nature qu’il y a chez Aristote. Il essaie par-dessus Descartes et par-dessus la théologie chrétienne, de renouer avec l’Antiquité et avec la conception de l’acte et de la puissance qu’il y a chez Aristote. C’est en ce sens que Leibniz est le premier des grands philosophes allemands : cette problématique leibnizienne se retrouve presque entièrement reprise par Hegel et évidemment par Schelling à la fin de l’idéalisme allemand. La question est : comment peut-il y avoir une unification de la philosophie antique malgré la conscience radicalement chrétienne de la singularité de la subjectivité de chacun, du rapport au péché et du rapport à la foi ?
C’est pour ça que l’acte moderne – je reviens à ce qui est un épineux – n’est possible et concevable, et j’ai dit tout à l’heure qu’il impliquait un certain athéisme, que dans un conflit des intentions. Il n’est possible que si vous donnez une consistance réelle, une épaisseur, au conflit des intentions divines et des intentions humaines. Tant qu’au fond la Nature pousse chacun naturellement à faire un certain nombre de choses selon son degré de perfection, selon ses fins propre, etc., la question du péché ne peut pas se poser. Il y a soit des gens qui font des erreurs, soit des monstres parce que la Nature, comme dit Aristote, c’est ôs epi to polu, c’est ce qui marche « le plus souvent » : il y a parfois des monstres et des échecs, mais au total, ça n’enlève rien à la réalisation du but final. Donc aucune des créatures ne peut disposer, par rapport à l’actualisation de toutes les potentialités de ce qui existe, d’un pouvoir de s’en détourner radicalement. Aucun acte anti-naturel ou anti-physique n’est véritablement possible qui soit un acte : c’est un échec à tout simplement réaliser les potentialités de la Nature. C’est ce qui fait pour que vous ne perdiez pas le fil conducteur de ce que je dis, que pour les Anciens, il n’y a pas de pervers : il y a des sous-hommes, des ratés, des monstres. Mais il n’y a pas d’acte pervers. Il y a de la bestialité : des gens qui boivent trop, qui forniquent, etc., ce sont des ratés par rapport à ce qui est l’actualisation de ce que peut l’homme. Tandis que là où il y a péché, et donc aussi là où il peut y avoir perversion, par exemple ce qu’on pourrait appréhender dans le registre du diabolique dans la théologie chrétienne, il y a un pouvoir positif de faire échouer cette actualisation de la Nature se manifestant dans toutes ses dimensions.
Chez Aristote, la notion d’acte, comme vous le savez, se décline dans le couple puissance-acte - actualisation de ce qui est en puissance - et sert de schéma interprétatif dominant pour l’ensemble de sa métaphysique. C’est pratiquement indécomposable : on ne peut pas descendre en-dessous de ce que nous appréhendons intellectuellement comme l’actualisation de ce qui est en puissance. C’est vraiment un des points d’appui de sa pensée. Dans l’ordre du temps, c’est extrêmement sensible : le grain germe, et en germant produit la plante. Autrement dit, la plante est en puissance dans le grain, et se développer, croître, ce n’est rien d’autre qu’actualiser ce qui est en puissance. Donc dans l’ordre du temps, la puissance précède l’acte. En revanche, selon la logique, précisément parce que ce développement de ce qui est en puissance tend vers une fin, qui est en même temps un accomplissement, une réalisation, une effectuation complète de ce qui était en puissance, l’acte précède ce qui est en puissance. Puisque l’essence même de la plante, c’est la fin, c’est le but poursuivi par le mouvement d’actualisation. D’autre part, dans une articulation qui, vous allez le voir, va être essentielle à la conception de Dieu chez Aristote, Aristote fait remarquer que c’est en un deuxième sens que l’acte précède la puissance : au sens causal. Au sens par exemple où c’est le blanc qui fait blanchir, où c’est le chaud qui réchauffe. Pour que le corps passe du froid au chaud, il faut qu’il y ait déjà en acte quelque chose qui soit chaud et qui chauffe le corps. L’acte précède donc logiquement et causalement ce qui est en puissance, ce qui nous amène par une sorte de saut métaphysique - ce qui est le cœur de la spéculation aristotélicienne -, à supposer qu’il y ait un premier moteur, un premier acte pur qui à la fois cause toutes les perfections et est le but de toutes les actualisations de la Nature. Et tous les êtres sensibles tendent ainsi vers la réalisation de leur perfection sous l’action d’un premier moteur qui lui-même ne subit rien mais actualise comme une cause et comme un principe logique et final tout ce qui est en puissance, et qui est Dieu. C’est ainsi qu’Aristote établit spéculativement l’existence de Dieu à partir de toute cette logique.
Le problème de la digestion chrétienne de cette idée de l’acte ultime, c’est qu’à la limite, la seule chose qui est vraiment agissante, c’est Dieu. Il devient extraordinairement difficile de faire entrer dans ce paradigme – c’est tout l’objet du thomisme, de la philosophie de saint Thomas – la possibilité d’un pouvoir propre et positif de la créature de se détourner de Dieu. Ça ne peut être qu’un pouvoir négatif, un échec, un ratage, etc., selon des degrés de perfection – ce qui est la conception antique, tandis que la perfection chrétienne qui implique une forme de liberté et d’acte n’est possible que dans un conflit entre l’intention de l’acte humain et l’intention pour le Bien de l’acte divin. La notion chrétienne d’acte individuel est entièrement contenue dans cette tension. Et on a évidemment à craindre – c’est une des grandes polémiques de la scolastique médiévale – qu’au fond, il n’y ait pas d’âme individuelle. Dans la mesure où finalement nous tendons tous universellement au Bien, il se pourrait que nous n’ayons pas d’âme individuelle, et qu’on retombe dans la possibilité d’un échec simplement à suivre la fin qui nous est indiquée dans les puissances que nous déployons, et qu’ainsi il n’y ait pas à proprement parler de péché ou de détournement positif de Dieu. Tout ceci a donné lieu – je fais de l’histoire des idées à grands traits, mais tout à l’heure vous verrez avec quoi Sade se bat, et pourquoi ici la métaphysique est au cœur en réalité du problème de ce qu’est l’acte – à un immense débat : la question de savoir comment on peut intégrer le mal, l’acte mauvais, le péché, à l’ordre total de l’univers. Débat évidemment présent chez Leibniz, c’est tout ce qu’il appelle la théodicée - la justification de Dieu. Spinoza, lui, répond d’une manière radicale que le Mal n’est qu’une façon de parler, qu’il n’y a pas de Mal, c’est ou Dieu ou le Mal, répondant ainsi d’une manière presque grecque, paradoxalement, puisqu’il y a des degrés de perfection qui sont la même chose que les degrés de réalité, et que la perfection c’est le réel, et que par conséquent il n’y a pas de place pour le Mal. C’est un mode imaginaire sur lequel nous nous représentons ce qui ne nous convient pas, et nous fabriquons toute une mythologie à cet égard. Je vous invite pour que vous puissiez voir un peu à quel point tout ceci a des conséquences vertigineuses, à lire un des textes de Spinoza qu’on peut facilement lire, qui a un effet puissant, c’est l’appendice du livre I de l’Ethique. Autant l’Ethique elle-même est un livre extraordinairement difficile, autant l’appendice du livre I vous apprendra si vous ne l’avez jamais lu ce qu’est la pensée radicale de la négation du Mal.
En tout cas, je voudrais faire une remarque sur les conséquences que ça a sur saint Thomas et les scolastiques. Si vous pensez l’acte comme ça, ça a une conséquence directe sur le texte même dans lequel vous allez exposer la position de l’homme et de ce qu’il peut savoir de son acte. C’est le plan de ce qu’on appelle les Sommes Théologiques, et ce plan en particulier, tel qu’il est justifié par Thomas. Ce plan est systématiquement articulé en cinq temps. Pourquoi en cinq temps ? Parce que les ruptures du discours rationnel prennent place aux points d’insertion radicaux et insondables de la liberté, de la liberté de Dieu et de la liberté de l’homme. Si on commence par Dieu, le premier point d’acte complètement insaisissable, c’est pourquoi Dieu a créé le monde ? C’est le premier point de rupture, la première limite du plan. Deuxième point de rupture, c’est pourquoi ayant créé le monde, il y a permis le péché ? Deuxième rupture, deuxième articulation de toutes les sommes théologiques médiévales qui sont toutes construites sur ce mode-là. Pourquoi, puisqu’il y a eu péché de la faute de l’homme, a-t-il permis l’incarnation ? Troisième point de rupture. Pourquoi, quatrième point de rupture enfin, le Christ incarné a-t-il librement consenti à mourir pour les hommes ? Enigme dans laquelle la liberté de Dieu et la liberté de l’homme s’emboîtent l’une dans l’autre. Puis cinquième et dernière partie : pourquoi la passion du Christ a-t-elle ce pouvoir de rédemption, et pourquoi est-elle maintenue et donne-t-elle lieu à un salut dans l’Eglise, avec ce qui s’en déduit ? A l’intérieur de chacune de ces parties – ce qu’est Dieu, ce qu’est le monde, ce qu’est le péché, ce qu’est l’incarnation, ce qu’est la passion, ce qu’est l’Eglise – vous avez des articulations rationnelles. Mais dans les jointures, le texte même, l’articulation spéculative du théologien scolastique se brise aux points d’insondable de l’acte. C’est vraiment la césure dans le discours rationnel qui restitue ce que la raison doit à la foi. Et c’est ce qui fait que même encore aujourd’hui vous avez dans la théologie catholique ce type de tension extrêmement forte entre ceux qui pensent – c’est une tradition qui s’appelle la tradition scotiste – que dès le départ, Dieu avait conçu qu’il créerait le monde où il y ait le péché de façon à pouvoir y incarner un Christ rédempteur qui sauverait l’humanité, considérant donc que le Christ est une sorte de couronnement de sa propre création, et que la création ne prend tout son sens que grâce au péché qualifié ainsi de faute heureuse, de felix culpa. Là, vous avez une sorte de projet complètement final qui intègre le péché de l’homme dans le plan de l’incarnation. Ou bien la position beaucoup plus sévère et rigoureuse, dominicaine, celle des thomistes, qui considèrent qu’à chaque fois, il y a cassure, et qu’à chaque fois, ça aurait pu ne pas se passer, et que le point purement mystique et ineffable, et insondable des actes - de la décision de la création, du péché d’Adam, du choix des Christ au mont des Oliviers, disant « que Ta volonté soit faite » -, que ces moments sont des moments réels, et qu’il y aurait pu avoir une authentique rupture du plan final divin.
Je marque ce point parce que, voyez, une conception authentique de l’acte et de toutes ses conséquences du fait qu’il y a présence d’acte dans le monde, implique des organisations textuelles qui concernent le plus rationnel de ce que nous pouvons penser. Elle soulève à tout moment la question de savoir si l’acte le plus libre que je puisse poser, n’est pas l’acte de l’Autre ? Qu’est-ce que c’est que la question d’interpréter ce que dit le Christ, quand il dit non pas « que ma volonté soit faite », mais « que Ta volonté soit faite » ? Est-ce que c’est son acte, ou est-ce l’acte de Dieu ?
Je vous rappelle que lorsque Luther a été appelé à écrire un sermon sur la phrase du Christ en croix – Eli ! Eli ! Lama sabacthani ?, « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? » -, sa main a été pris d’un tel tremblement qu’il a été incapable d’écrire. C’est dire que si vous allez au bout de la question qui se pose là, comment est-ce que le Christ peut dire « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? » ? Comment une chose pareille est possible ? Il y a là un point d’impossible pour Luther, parce que ça vient fissurer une économie subjective dont nous avons peut-être du mal à comprendre combien elle a profondément assimilé la question de la liberté de Dieu et de la liberté de l’homme, et qu’elle se pose la question de l’acte, et qu’elle revient sur un sujet en le frappant d’une inhibition terrifiante.
Pourquoi est-ce que je vous fais ces longues considérations métaphysiques ? Parce que j’avais mis de côté la dernière fois bien à tort la question de l’acte manqué chez Freud. Ça sera le troisième point de cette première partie. Et d’ailleurs, j’avais commis un acte manqué en venant, puisque je m’étais trompé de clef, tout en étant persuadé d’avoir la bonne clef – mais une enquête extensive est en cours sur les causes du phénomène…
Pourquoi l’acte manqué ? Parce que si l’acte est suppositoire, de quel sujet l’acte manqué est–il suppositoire ? Par exemple : qui est l’agent d’un acte manqué ou l’énonciateur d’un lapsus ? Si vous prenez les choses comme par exemple on pourrait les prendre en traitant les actes de langage, et d’une manière problématique, c’est-à-dire en supposant que s’il y a des actes de langage, il y a un agent des actes de langage, vous voyez bien que pour le linguiste, c’est un simple échec de la performance. Pour prendre un exemple de Davidson : c’est le monsieur « qui a mis son trapeau de chavers ». Voilà, permutations. Le problème de savoir si celui qui a mis son « trapeau de chavers » est un agent du lapsus est crucial. Voyez que là, toute tentative de penser le sujet psychanalytique comme suppôt dans l’acte manqué sur un modèle linguistique est radicalement voué à l’échec. Car sur le plan de l’acte linguistique, il n’y a tout simplement pas d’agent pour la performance « il a mis son trapeau de chavers ». Il n’y a pas d’agent parce que ce n’est pas un acte manqué, c’est un échec de la performance. Et l’idée d’attraper l’acte manqué comme acte manqué, et de construire le sujet divisé qui est le suppôt de cet acte manqué déplace complètement la nature de la division du dit sujet de toute autre forme d’agence – d’agency comme on dit en anglais – de la performance. Or ceci, je vous le fais remarquer, est à la base à mon avis de la seule manière de traiter la question de manière correcte. Autrement dit, ce n’est pas en essayant de construire des homologies entre concepts psychanalytiques et des concepts qui seraient dans un registre plus acceptable – ceux de la linguistique ou du droit ou de la psychiatrie, etc. -, c’est en entrant dans cette dimension pragmatique où on cherche ce qui s’y fait, ce qui y vaut comme acte, quel sujet s’y suppose, dans ces actes-là, ce qu’on peut expliciter des sujets qui s’y supposent, comment on peut amener à l’explicite ce qui est à l’implicite dans ce qu’on fait quand on décrit les pratiques analytiques. Et puisque justement, il s’agit d’acte et non d’action, qu’est-ce qui va y rester structurellement inexplicitable ?
C’est ce que j’ai toujours essayé de faire avec vous. Ça consiste à adopter un point de vue pragmatique : qu’est-ce qu’on fait et qu’est-ce qu’on suppose dans ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on peut expliciter de ce qui est implicite, et qu’est-ce qui reste inexplicitable, est entièrement pris dans une analyse de ce type-là. Faire de la philosophie de la psychanalyse, en particulier, suppose à mes yeux ce type d’analyse.
Chez Freud, la question de l’acte manqué se pose à un autre niveau apparemment très séparé mais qui va vous faire tiquer. C’est que pour Freud, il y a une conséquence théorique majeure à tirer de la notion d’acte manqué, et qui n’est pas simplement le fait qu’il y a un sujet, un suppôt de l’acte manqué qui est donc un sujet divisé ; c’est que ça oblige, la dimension de l’acte manqué en tant que telle, à une sorte de métathéorie entièrement nouvelle. Et si je dis « métathéorie », c’est justement pour montrer que cette métathéorie nouvelle, qui s’appelle la métapsychologie, est précisément introduite pour corriger la métaphysique. La métapsychologie est introduite pour corriger la métaphysique dans et par l’analyse de l’acte manqué. Et pourquoi ? Parce que le propre de l’acte manqué, c’est que la réaction immédiate de chacun d’entre nous, c’est de dire que ça devait arriver. Il n’y a pas d’acte manqué sans projection immédiate du fait que la division causée par l’inconscient est projetée au dehors sous la forme d’un « destin ». C’est-à-dire qu’il n’y a pas de hasard, que tout est systématiquement ordonné, etc. Cette projection de l’inconscient au dehors, c’est-à-dire non pas dans la considération de ce qu’il en est du désir, mais dans la considération de ce qu’il en est de la fatalité, du fait qu’on est rattrapé par le col, qu’on est rendu victime de ses actes, et que l’acte manqué révèle qu’on échappe pas à ce destin, est je crois une des choses les plus importantes associée directement à toutes ces considérations métaphysiques qui doivent nous amener, concrètement, à savoir dans quelle mesure il y a une interprétation métapsychologique possible de l’ensemble de ces considérations métaphysiques sur l’acte et sur l’action.
Que ce que nous éprouvons comme destin soit la forme extériorisée, projetée au dehors, de notre propre désir, ce n’est pas une invention freudienne : c’est nommément et explicitement une invention hégélienne. C’est dans la Phénoménologie de l’esprit que Hegel fait valoir que ce qui est pour soi le désir, est en soi le destin. « Pour soi », c’est-à-dire dans l’élément de la pensée, « en soi », c’est-à-dire dans l’élément de l’être. Mais chez Hegel, cette méconnaissance qui fait que notre propre désir, nous le vivons comme destin, comme fatalité, et qui est à la source des représentations superstitieuses, de la religion, de la métaphysique de la nécessité, etc., est méconnaissance de la conscience de soi. Autrement dit, le désir a sa propre essence en dehors de lui-même, sous la figure du destin, et son projet est de se réapproprier cette extériorité, ce qui a l’air d’être une fatalité et un destin, et d’une manière historique se réapproprier elle-même comme son Autre, son Autre qui est dehors et qui est elle-même. Mais justement, chez Hegel, comme son Autre est dans une relation où le sujet désirant est l’Autre de cet Autre, et par là même déjà à sa place dans une permutation des places de l’en soi et du pour soi.
La radicalité du projet freudien à cet égard, consiste précisément à critiquer la projection théologique ou métaphysique, mais à partir de la position du sujet de l’inconscient, comme suppôt de l’acte manqué. Je vous rappelle que l’acte manqué n’échappe à la pathologie, comme le rêve d’ailleurs, que pour un motif un peu bizarre que donne Freud, et qui est un peu plat, qui est que ça ne dure pas longtemps. Tandis que les symptômes, ça dure très longtemps, et ça, ça prouve bien que c’est pathologique. C’est une explication évidemment un peu faible. Mais ce qui est plus subtil et fort, c’est que justement l’Autre chez Freud, ce n’est pas mon Autre. C’est-à-dire : ce qu’il y a dehors est un Autre irréductible, absolument irréductible, et je ne pourrai d’aucune manière m’y reconnaître. Tout ceci m’amène à ce point : le travail philosophique nous oriente vers ce renversement métapsychologique de la métaphysique, qui est inhérent au dilemme de l’acte et de l’action. Est-ce qu’il est possible, à partir de la position conquise par Freud dans la problématique de l’acte manqué et du sujet étrange de l’acte manqué, de reconsidérer d’un autre œil ce type de problème et ce type de manifestation symbolique particulière, textuelle, liée à la mise en œuvre d’une théorie de l’acte ? C’est à partir de cette position-là que je voudrais essayer de juger de ce que j’ai dit d’Anscombe la dernière fois, de ce que je dirai de Sade tout à l’heure et de quelques autres penseurs. Je vous ferai remarquer en passant, pour que ce que je dis soit rapporté à la dimension d’acte, c’est que ça implique également une certaine révolte de ma part – je déverse ma bile dessus à longueur de séminaires – contre la projection entièrement mythologique de cet inconscient, de cette figure de l’Autre, qui serait maître du jeu. Chez les psychanalystes eux-mêmes. La projection de l’idée que si nous sommes névrosés, c’est à cause de l’inconscient, comme si on pouvait dire une chose pareille d’une manière non religieuse, c’est entièrement naïf. Ce que dénonce Freud, c’est tout ce qui pourrait nous amener à penser que l’inconscient est quelque chose qui nous tient. Cet énoncé est entièrement religieux, il est méconnaissance du caractère divisant du désir. Méconnaissance faisant de l’inconscient l’équivalent d’un dieu intérieur, d’un dieu psychologique, là où s’ouvre le problème de ce qu’est l’acte, et le vertige du fait que justement, il n’y a peut-être jamais eu de pensée plus disposée à accepter la liberté de l’agir, que la psychanalyse. Par un renversement que je veux vraiment complètement paradoxal, je dis qu’il est entièrement faux de penser le déterminisme de l’inconscient comme étant autre chose ou même à part, protégé ou immunisé contre l’argument freudien de la projection au dehors, sous forme de destin, de notre propre désir, sinon par une forme de superstition proprement psychanalytique et interne à la psychanalyse. En réalité, la question de l’acte vient suspendre entièrement ces usages pseudo-scientifiques ou pseudo-religieux du recours à l’inconscient.
Et c’est ce qui fait évidemment que cela implique une dimension très particulière de la responsabilité. L’acte manqué, à cet égard, correspond bien à cette figure que je vous avais pointée de l’acte, dans la mesure où toute la raison n’est pas dans le sujet, dans l’acte manqué. Que vous vous représentiez de manière freudienne l’acte manqué comme ce que j’appellerai une « intention trahie » - c’est peut-être comme ça qu’on peut le caractériser – soit parce que l’attention consciente est prise à défaut quand elle se fait acte – le vécu de faute – soit parce qu’une intention Autre se trahit dans l’action telle qu’elle est, et là, on n’est pas dans l’effet de faute, on est dans l’effet de vérité. Vous pouvez tout à fait avoir votre fourche qui langue, ce n’est pas pour autant qu’il y a effet de vérité. Ce qui est le critère de l’acte manqué, c’est cet effet de vérité, de faute et de vérité. Que vous preniez ces choses l’une dans l’autre, vous voyez bien que de quelques manières que vous la considériez, toute la raison de l’acte n’est pas dans le suppôt de l’acte. Le suppôt de l’acte est lui-même divisé dans son intention. C’est peut-être là que vous retrouvez ce thème souterrain mais très problématique, pour tous les gens qui ont pensé l’acte en tant qu’acte, c’est-à-dire qui ont essayé de montrer que la construction leibnizienne dans son caractère entièrement naturel et logique – parce que nous sommes tous leibniziens, j’ai oublié de le dire, c’est la pensée même du rêve, Leibniz, c’est la pensée telle qu’on la rêve -, il y a un rapport athée, dépourvu d’harmonie préétablie, de la vérité au défaut. Si la vérité se manifeste dans le défaut, dans l’acte manqué, vous brisez cette harmonie qui est au cœur de la pensée de Leibniz, l’idée d’une calculabilité et d’une prévisibilité de l’action.
Je ne vais pas avoir le temps de développer plus ceci, donc je le laisse pour essayer maintenant de nous avancer vers des choses plus difficiles et plus obscures. Je vais revenir sur l’action.
Dans cette deuxième partie de mon propos, je vous rappellerai ce que j’avais introduit comme un des premiers paradoxes sur la notion d’action qui est celui magnifiquement exposé par Anscombe au §23 d’Intention : c’est qu’il n’y a d’action que sous une description. Vous vous rappelez de l’homme qui pompe de l’eau, et dont on peut comme ça par une sorte de subtile succession des différentes descriptions, montrer qu’il fait des choses, semble-t-il, extrêmement différentes les unes des autres, et de toutes sortes de registres. Le vertige que provoque cette analyse d’Anscombe, c’est qu’on a l’impression que les descriptions sont arbitraires. Au fond, n’importe quelle description vaut. Quelqu’un qui pompe de l’eau peut être aussi bien en train de prévenir une guerre mondiale que de s’amuser avec son ombre sur le rocher qui est à côté. Toutes les descriptions se valent, et c’est donc une difficulté extrêmement problématique, parce que, est-ce que nous pouvons dire, même si nous sommes d’accord sur l’idée qu’il n’y a pas d’action qui ne soit sous une certaine description, est-ce que pour autant toutes les descriptions se valent ? Si on dit que toutes les descriptions ne se valent pas, ça veut dire qu’il y a une raison de l’action qui est meilleure que les autres, parce que ces descriptions sont en fait des descriptions de l’intention sous laquelle l’action est caractérisée et identifiée, et donc valent comme raison, comme ce pour quoi l’action est faite. C’est un point sur lequel je reviendrai tout à l’heure, parce que c’est le point nodal de ce que je vous avais annoncé comme une des spéculations les plus profondes de la philosophie contemporaine, qui est la discussion que Donald Davidson a faite sur le texte d’Anscombe. Mais c’est simplement une des premières choses qu’on peut dire sur l’action.
Il y en a deux autres paradoxes, deux autres choses surprenantes, qui montrent à quel point nous ne savons pas ce qu’est une action, à quel point ça peut être complètement autre chose que ce que nous imaginons.
Le premier point que je voudrai souligner, c’est le caractère hiérarchique et coordonné de l’action. Dans toutes les langues, et il est important que ce soit dans toutes les langues, faire et faire faire, c’est le même mot. Si vous avez fait du latin il y a longtemps, vous vous rappelez peut-être de cet exemple canonique, Caesar pontem fecit, qui ne veut pas dire que « César a fait un pont », mais bien que » César a fait faire un pont ». Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a un agent social – César – qui est dépositaire d’une autorité qui n’est pas l’autorité de faire un pont, bien sûr, mais l’autorité de le faire faire. Mais néanmoins, comme agent, c’est bien lui l’agent de l’action. Notez que l’autorité est invisible, ici. L’autorité ne se manifeste pas dans la nature : il y a des soldats qui fabriquent le pont. On peut objectiver intégralement les mouvements des soldats en train de fabriquer le pont. Comment est-ce que ceci peut être une action ? Ça ne peut l’être que sous un principe de coordination et de hiérarchisation, qui fait qu’il y a un pont qui est fait, et qui est fait sous l’autorité de César. Autrement dit, c’est un critère, un critère conceptuel, un critère logique, de ce que c’est que l’autorité qui est de faire faire. Tout ce que vous pouvez réduire – c’est un test linguistique – sous la forme du « faire faire », isole et caractérise une autorité. Or, ça c’est une deuxième manière de montrer que l’action n’est pas qu’un ensemble de mouvements dans la nature, qu’on pourrait décrire physiquement par une série de connexions causales, mais une manière de parler de l’action qui est tout à fait différente de l’argument d’Anscombe, laquelle ne s’intéresse qu’à la pluralité des descriptions - qui fait que dans la nature c’est toujours le même mouvement dans la nature de bas en haut de l’homme qui pompe de l’eau, qui fait qu’il pompe de l’eau, empoisonne les gens qui sont dans la maison, assassine des criminels, prévient une guerre mondiale, etc. C’est tout à fait autre chose comme démonstration que l’action n’est pas dans la nature. Parce que, qu’est-ce que ça a comme caractéristique, cet argument de la coordination et du « César fait faire un pont » ? C’est que ça montre que, contrairement à ce que nous imaginons, l’action n’est absolument pas une sorte d’élan intime qui partirait d’un cerveau individuel ou d’un être individuel pour produire un effet dans la nature, ce n’est pas une sorte de commencement psychique ou d’essai qui aurait lieu à l’intérieur de la tête de quelqu’un, ça démentalise intégralement l’action puisque ces actions ont besoin d’institutions – qu’un pont soit fait – sociales qui n’ont rien à voir avec des fonctionnements psychiques. Il y a des actions, qui tout simplement se passent totalement de cerveaux, d’individus, parce que là où a lieu l’action, au niveau de la coordination intentionnelle, quand César fait faire un pont, c’est au sein d’une institution comme l’armée, donc de l’ordre, de la hiérarchie, de la distribution des rôles. Ce n’est pas chacun des soldats, qui fait le pont, vous voyez ? Chacun des soldats fait quelque chose qui s’intègre dans une action et l’action n’est que la résultante de ce que chacun des soldats fait. Le « faire un pont » n’a lieu dans aucun des agents de cette action. Or, cette distinction voyez, c’est un fait de langage qui est intégré profondément par la double interprétation possible du fecit, en latin : c’est faire, et c’est faire faire. Et comme c’est absolument universel, ça nous indique quelque chose qui a trait justement à ce qu’on ne pourra jamais attraper de l’action dans la nature.
Troisième et dernier paradoxe sur lequel je voudrais peser, c’est ce qu’on appelle joliment « l’effet accordéon ». Cet effet accordéon, c’est une des plus subtiles remarques qu’on ait faite pour réfléchir un peu sur Anscombe. Je vous livre la description que Davidson donne. Mais c’est Feinberg qui dans un article remarquable, qui s’appelle « Action and Responsability », avait proposé cette idée :
« Un individu bouge le doigt —supposons que ce soit intentionnellement [le « supposons » est important] —, tournant ainsi l’interrupteur, causant l’apparition de la lumière, et le fait qu’un rôdeur soit alerté. Cet énoncé a les implications suivantes : l’homme a tourné l’interrupteur, illuminé la pièce, et alerté le rôdeur. Parmi ces choses, il en a fait certaines intentionnellement, et d’autres pas.; en dehors du mouvement du doigt, l’intention n’intervient pas dans ces inférences, et même ici on a besoin de la mentionner seulement dans la mesure où le mouvement doit être intentionnel sous une certaine description. Bref, à partir du moment où il a fait une seule chose – bouger le doigt – chaque conséquence implique un acte de l’agent. Un agent cause ce que ses actions causent » [1] .
Davidson est extrêmement content de cette dernière formule : « Un agent cause ce que ses actions causent ». Vous allez voir en fait que l’idée qu’un agent cause ce que ses actions causent – il y a une longue note - pose une quantité absolument effarante de problèmes. Ce que caractérise l’effet accordéon, c’est ceci : c’est que l’effet accordéon ne s’applique qu’à des agents, et il semble par conséquent que nous puissions traiter l’effet accordéon comme « une marque distinctive de l’agir ». On peut se demander si un événement donné implique un agir, en se demandant si on peut attribuer ses effets à une personne. Et qui plus est, chaque fois qu’on peut dire qu’une personne a fait quelque chose, et qu’il est clair qu’on ne mentionne pas un mouvement corporel de la personne, on traite la personne comme l’agent responsable non seulement de la production de l’événement en question, mais aussi du mouvement corporel qui a produit cet événement.
« L’effet accordéon, dit Davidson, est intéressant parce qu’il montre que nous ne traitons pas les conséquences de l’action de la même manière que nous traitons les conséquences d’autres événements. Ceci indique qu’il existe un test linguistique très simple, permettant de dire quand nous considérons un événement comme une action » [2] .
Maintenant, je voudrai travailler sur la proposition de l’effet accordéon comme marque distinctive de l’agir. Poursquoi est-ce une marque distinctive de l’agir, dit Davidson ? Parce que ça sélectionne certains effets dans la nature comme des effets à proprement parler de l’action. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a des actions primitives, dit Davidson. Et ça pose toute sorte de difficultés. Prenons les phrases suivantes :
Dupont a fait tuer Tartempion par Durand.
Dupont a fait tuer Tartempion.
Dupont a fait que Durand tue Tartempion.
L’action de Dupont a fait que Durand a tué Tartempion.
Ce qui est troublant, c’est que tout à l’heure, quand je parlais de la hiérarchie coordonnée des actions, c’était purement implicatif : faire et faire faire, c’est du même ordre. Ici, il y a un lien causal, car quelqu’un fait faire quelque chose à quelqu’un d’autre : Dupont a fait tuer Tartempion par Durand. Il a fait que Durand tue Tartempion. Mais est-ce qu’on peut en déduire que Dupont a fait tuer Tartempion ? Il y a une transitivité causale : si A a été cause de B et si B a été cause de C, on a envie de dire que A est cause de C. Mais le problème qui se pose est que Dupont peut toujours dire : mon action a fait que Durand a tué Tartempion, mais moi, je ne suis pour rien dans la mort de Tartempion. Il est assez difficile de savoir dans quel contexte « Dupont » peut être remplacé par « l’action qu’a fait Dupont ». Vous voyez la difficulté ? C’est la matrice bien connue des excuses : il est bien possible que j’ai dit telle chose, mais jamais je n’aurais pensé qu’en disant telle chose, Durand allait tuer Tartempion. Donc mon action –dire ceci et cela - a bien fait que Durand a tué Tartempion, mais moi, je n’ai pas tué Tartempion. Vous avez ici la question de savoir sous quelle description on va pouvoir considérer qu’il y a des excuses possibles ou pas. Il n’y a des excuses que si les différentes descriptions possibles de l’action ne sont pas totalement arbitraires comme on les trouve chez Anscombe, mais s’il y a un moyen d’isoler quelque part des raisons primitives de l’action et des rapports d’effet qui sont précisément les effets de l’action en tant qu’action. L’argument anti-Anscombien de Davidson, consiste à dire justement que sans cette structure causale particulière qui est mise en évidence par l’effet accordéon – c’est-à-dire que chacun est cause de ce que cause ses actions – peut d’une certaine manière nous permettre de décider, à condition de produire les critères, où se trouve la véritable responsabilité, et où se trouve donc le pouvoir causal de l’action, le fait que telle intention est bien la cause de telle action qui a tel et tel effet.
Autrement dit, pour faire un tableau récapitulatif : prenez Davidson et Anscombe. Davidson dit : oui, c’est vrai, l’action dépend de la description. Il y a incontestablement plusieurs manières de décrire une action. Mais il y a une raison primitive qui est ce pour quoi l’action est faite, et cette raison primitive est au sens strict une cause à l’action. On doit l’appeler une cause. Deuxième chose : Davidson dit à Anscombe : oui, l’action se distingue de tout processus causal – c’est-à-dire en particulier qu’il n’y a pas de loi de l’action, parce que s’il y avait une loi de l’action, dans ce cas, selon les descriptions qu’on en donne, ce serait intégralement prédictible par exemple par une analyse des conditions physiques, et il n’y aurait pas d’action. Mais Davidson dit aussi que ce n’est pas parce qu’on ne doit pas recourir à un processus causal soumis à une loi pour expliquer une action, que l’action n’est pas une cause. La seule différence, c’est qu’au lieu d’être une cause selon une loi, c’est une cause singulière, d’événement à événement. Mais on est bien fondé à dire qu’il y a une cause singulière, une cause qui n’entre justement pas dans le registre de la causalité nomologique - la causalité des lois de la physique par exemple - qui est une causalité singulière, d’événement à événement, et que cette causalité est employée à bon droit. Ce qui aboutit chez Davidson à fabriquer une théorie extrêmement sophistiquée sur laquelle je ne vais pas du tout insister, d’une définition de l’action comme « événement » – d’où le titre Action et événement de son plus profond recueil d’articles. C’est d’une complication à la fois formelle et philosophique extrêmement profonde, mais c’est le plus grand progrès en philosophie de l’action depuis Aristote.
Je conclus sur ceci : c’est que la sensibilité à la description ne permet pas de surmonter le problème du lien causal entre l’agent et ce qu’il fait. Sauf que cette cause n’est pas soumise à une loi : c’est une cause singulière. Et je crois que ce qu’il y a de plus profond chez Davidson, c’est d’avoir exactement cerné le lieu où l’analyse purement philosophique de ce que sont l’action et la causalité doit s’arrêter pour faire place à ce qui est du registre de l’acte. Parce que partir de cette causalité singulière d’événement à événement, pointe me semble-t-il vers l’idée qu’il y a un sujet en cause, dans l’acte. Si on emploie le vocabulaire de la causalité, ce ne peut être que pour dire qu’il y a du sujet en cause dans l’acte. Mais parler d’un sujet « en cause » dans l’acte - et on peut bien parler de cause -, ça n’a rien à voir avec la causalité nomologique des lois de la nature à l’intérieur de laquelle se déroule l’ensemble des processus. Autrement dit selon une formule célèbre de Davidson : « l’intention, ça s’arrête à la peau, au-delà la nature fait le reste ». Il y a une sorte de délimitation du point où après, c’est la nature qui fait le reste, c’est-à-dire la loi des causes et des effets qui fait que la lumière s’allume, le rôdeur le voit, etc. Mais le moment crucial, c’est le moment où le doigt appuie sur le bouton.
Je ferais ici une remarque assez spéculative, parce que ça implique une interprétation de Davidson et du rapport de Davidson à l’éthique. Vous savez que Davidson n’a jamais écrit sur l’éthique. C’est ce qu’il y a de plus wittgensteinien chez lui : tout le problème de Davidson est de montrer qu’énormément de problèmes éthiques – en particulier le problème de l’action – sont des problèmes qui se posent dans le cadre d’une philosophie de l’action, et qu’on peut économiser ces choses-là, l’éthique, la morale, etc. On peut les économiser jusqu’à un certain point. Comment en effet l’imputation - quand vous dites que quelqu’un est sujet de son acte -, peut-elle opérer si le sujet n’est pas a priori coupable ? Pourquoi je pose cette question ? Parce que ce que le problème de l’équivalence des phrases « Dupont a fait tuer Tartempion par Durand » et « l’action de Dupont a fait tuer Tartempion par Durand » remonte au point non pas d’excuse, mais, disons, de défaussement radical possible chez tout sujet. C’est-à-dire que je peux toujours dire : je ne suis pas mon action, je ne suis pas mon acte. Je peux toujours le dire : la grammaire logique des phrases d’action s’offre précisément à rendre problématique ce point d’accrochage de la causalité et de l’enchaînement des causes, et de la transitivité des causes. C’est un problème juridique : il faut pouvoir établir, comme ça c’est passé dans des affaires criminelles extrêmement célèbres - par exemple en Belgique où fut poussée à bout la jalousie de quelqu’un en le mettant carrément devant la maison de la personne qu’il devait assassiner et qu’il a assassiné – qui sont les coupables. La femme qui avait poussé à bout la jalousie de l’homme en question a été condamnée à une peine bien supérieure à celle de l’assassin parce qu’on a considéré que par transitivité de la causalité, ce n’était pas ses actions qui avaient conduit au crime, mais que c’était elle. Alors que tout le dispositif de la défense consistait à dire que c’était ses actions, et non pas elle, et que l’autre avait interprété, compris, etc., dans le sens qui lui, l’assassin, l’arrangeait. Et vous savez la grande difficulté qui s’attache à définir quelqu’un comme « manipulateur ». On est ici au cœur.
Je laisse ce point sur la transitivité de la causalité qui est si difficile à résoudre et qui montre bien la nature du problème d’articulation de l’intention et de la cause, pour arriver à ceci : c’est qu’on touche à un point de défausse radicale possible d’un sujet dans son rapport à son action, et que par la possibilité de dire : « je ne suis pas mon action », « ce n’est pas moi qui ai fait que… » – causalement produit, ce n’est pas comme tout à l’heure quand on fait faire un pont dans une action coordonnée, où le rapport de hiérarchie fait que c’est comme des boules de billard qui se propulsent les unes les autres –, on arrive à un point primitif, central, qui est l’accrochage du sujet « en cause » ou pas en cause dans son action. Et ce point d’accrochage est un point de décrochage : le simple fait de le caractériser indique de manière irréductible une possibilité de détachement.
Je voulais mettre à l’épreuve cette conception - qui n’est pas du tout discutée par Davidson qui renvoie à l’éthique la question de savoir comment se passe le rapport ultime – dans une analyse de la métaphysique de Sade. Ça me permet – puisque je vais arrêter là pour ne pas qu’on se couche à des heures impossibles - de vous renvoyer au texte que j’aimerais que vous ouvriez et que vous parcouriez, qui est, dans l’édition de la Pléiade les pages 870 à 886, le discours du pape Pie VI. C’est le sommet de la pensée philosophique de Sade. Et je voudrais ébaucher à partir de cette notion d’acte une lecture métapsychologique de cette métaphysique de l’acte chez Sade.
L’acte sadien, en effet, ambitionne d’être, vous le savez, un crime total. On connaît deux figures essentielles de ce crime total. La première, c’est que par mes actes, d’autres crimes soient commis, c’est-à-dire que mes crimes soient tels qu’ils provoquent d’autres crimes qui vont eux-mêmes provoquer d’autres crimes sur le modèle de la corruption et de son expansion géométrique : si on se met à corrompre tant de jeunes gens, en grandissant ils vont en corrompre tant de plus, etc., et par une expansion exponentielle, on réussit à corrompre la totalité de l’humanité elle-même incarnée dans le texte, puisque le texte est littéralement fait pour corrompre son lecteur, il est là comme dit Sade (« lecteur, ce livre te coûtera du foutre ») pour corrompre et provoquer la masturbation du lecteur, avec cet effet de corruption et de diffusion qui fait que le texte même pervers a pour objet la propagation de la corruption. La deuxième figure asymptotique, ce n’est pas en extension que le crime devient total, mais en intension : autrement dit l’idée d’un crime qui serait tel, qu’il anéantirait tout totalement. Avec l’ambition d’un empoisonnement général, d’un incendie général, d’une destruction absolument générale qui si possible – et c’est le point sur lequel on arrivera – ne se contente pas simplement de décomposer et détruire - ce qui laisserait exister les choses qui pourraient se recomposer selon les lois de la nature et fournir de nouveaux êtres -, mais qui atteindrait l’existence elle-même. C’est l’existence même des choses qu’il faudrait réussir à ramener au néant radical. Et c’est simplement de façon asymptotique – j’emploie le mot asymptotique un peu comme ce que Lacan commente dans le délire de Schreber – c’est de façon asymptotique qu’on en viendrait à un anéantissement total de tout, qui va jusqu’à supposer, comme Lacan l’a largement indiqué, une seconde mort : c’est-à-dire que ça ne suffit pas tuer, il faudrait que les souffrances horribles dans lesquelles on fait mourir les gens se prolongent dans une éternité infernale au-delà même de leur mort de façon à ce que l’anéantissement n’en finisse plus d’anéantir, au-delà des limites naturelles, au-delà des limites que la nature nous impose.
Le paradoxe de Sade a été bien pointé par Lacan : c’est qu’à la fois il lui faut être entièrement athée – la nature et ses processus sont entièrement déterminés, et par conséquent à proprement parler il ne peut pas y avoir de crime, mais juste des causes et des effets - c’est exactement la phrase de Spinoza : il n’y a que les puissances de la nature lorsque Néron baisse son poignard sur le sein d’Agrippine, c’est une puissance du corps de Néron et c’est quelque chose qui est intégralement pris dans la nécessité de la connexion des causes dans la nature – et en même temps, il faut l’idée d’acte, il faut que le crime soit un acte, il faut que son intention existe en tant qu’acte avec un sujet agissant, et que ce ne soit donc pas un pur réflexe ou un pur automatisme. Et donc, pour que ce soit un acte, il faut qu’il y ait un autre ordre que l’ordre immanent de la nature. Il faut qu’il y ait un autre ordre par rapport auquel cet acte soit une infraction ou quelque chose qui en tout cas lui permette de se poser comme une intention. C’est ce qui fait comme dit Lacan que Sade est créationniste : on est obligé de poser des commencements radicaux, des intentions et des actes, et de se poser comme dans la théologie naturelle la question de savoir si l’acte mauvais que je suis en train de faire est bien mon acte et non pas l’acte d’une nature qui veut le crime à travers moi, et qui veut que tout soit anéanti et détruit.
Le texte que je vous demande de lire pour la prochaine fois, répond à cela par une invention extraordinaire qui est l’Etre suprême en méchanceté, c’est-à-dire un Dieu qui a toutes les propriétés inversées du Dieu des chrétiens, et qui veut le mal pour le mal. Ce que je travaillerai, c’est qu’au fond la Verleugnung perverse chez Sade est justement dans le dispositif que j’ai pointé tout à l’heure : je ne suis pas mon action. Mon acte est coupable, mais moi je suis innocent. Ou bien, mais c’est plus délicat, moi je suis coupable, mais mon acte est innocent. Mon acte est coupable parce qu’il est un crime et n’a sa valeur qu’en tant qu’il est authentiquement un crime et le pire des crimes et le plus atroce si possible, mais moi faisant cela, je ne fais que faire ce que la nature me dit de faire, ce qu’elle me recommande. Et je suis innocent au sens où ce n’est pas la loi des hommes qui est la norme de mon mal, mais l’accomplissement de la volonté de l’Etre suprême en méchanceté. Tout ce dispositif chez Sade, a pour but – et je vous donne ça comme jalon avant de conclure – de réussir à faire tenir du sujet face à l’Autre, et de réussir à faire tenir du sujet face à l’Autre dans l’acte de son propre effacement : mon acte est coupable, mais moi je n’ai rien fait, je n’y suis pour rien, c’est l’ordre de la nature. Dans une destruction symétrique, qui est logiquement ordonnée à cet acte d’auto-effacement – dans une destruction du Tout Autre : destruction de Dieu, destruction de tous mes semblables, de toute l’humanité, de tout l’univers, de tout ce qui existe, de tout ce qui est Autre -, qui passe par un ensemble de procédés qui ne peuvent être que verbaux, qui consistent à faire désexister l’Autre, et à faire désexister l’Autre à l’état pur, l’Autre comme le corrélat de ce que j’invoque, invoqué dans son propre élément de parole. C’est beaucoup plus que le blasphème, c’est beaucoup de dire « Ah ! ah ! Tu n’existes pas ! Foudroies-moi si Tu veux ! ». C’est une forme de prière très singulière dont je vous donnerai deux exemples dans Juliette, qui sont des défis d’exister adressés à Dieu, et qui ne font exister Dieu que comme l’objet du défi qu’on lui jette d’exister. D’autre part, d’une manière étrange, il y a ce que fait Saint-Fond, dans Juliette, qui essaie de faire damner ses propres victimes par elles-mêmes, qui essaie de construire un dispositif où ses victimes se voueraient elles-mêmes à la « seconde mort » par le procédé que je vous indiquerais.
Autant tout à l’heure j’avais dit que le délire pouvait être associé à la psychose comme les formations réactionnelles à la névrose, ce à quoi on a affaire dans le texte que vous lirez, c’est à une contre-éthique, c’est-à-dire à une manière hautement troublante d’organiser une raison des actes spécifiquement perverse, et qui est à mon avis au moins aussi illuminante pour le rapport du sujet à l’acte que toute cette problématique métaphysique que je vous ai décrite dans la première partie de cette soirée, héritée d’Aristote et allant chez Leibniz avec la question de la supposition du sujet dans l’acte, etc. Si on doit se livrer à une interprétation métapsychologique de cette gigantesque opération mobilisatrice d’un sujet par rapport à son acte, ce n’est certainement pas en se contentant de ce que nous apprend la théologie naturelle dans la question qu’elle se pose du rapport à l’acte, mais en allant chercher le dispositif textuel inversé en miroir et l’autre manière de faire consister le sujet devant l’Autre, que Sade a inventé, en essayant d’attraper ici ce qu’il en est de la jouissance, de l’acte, et du sujet.
Je vous dis juste comme ça que… Actions and Events, je vous confesse modestement que j’ai mis deux ans à le lire. C’est extraordinairement difficile, mais j’ai l’impression que quand on lit la préface qu’a fait Pascal Engel, c’est très clair. Je ne sais pas quel effet peut vous faire la préface, les éléments que je vous ai apportés, ce que j’ai mis au tableau… A mon avis, vous reconnaîtrez - si vous avez un peu compris ce que j’ai essayé d’amener ce soir – suffisamment d’éléments – il parle d’Anscombe – pour qu’en ces 25 pages, vous voyez un peu ce que c’est que cette pensée, et quel est le grain de logique par lequel il essaie d’attraper les choses. Donc vous pouvez regarder Actions and Events, c’est tout à fait frappant.
X :
j’aimerais évoquer quelque chose que j’ai vu sur Arte il y a quelques jours,
et qui concerne les régions d’Afrique où sévit la mouche tsé-tsé et donc la
maladie du sommeil. Un certain médicament qui fut longtemps utilisé commence
à disparaître de la circulation parce que les laboratoires considèrent qu’il
n’est pas très rentable, mais il se trouve qu’on s’est rendu compte que ce
médicament ralentissait la pousse des poils du visage, notamment donc chez
les femmes…
P-H. Castel : je suis curieux de savoir comment vous allez vous connecter à Davidson…
X :
J’y arrive ! Je l’ai pris par ce biais exprès ! Donc ce médicament
ralentit la pousse des poils chez les femmes - j’aurais été personnellement
intéressé pour qu’il la ralentisse aussi pour les hommes, parce que ce n’est
pas une tâche très agréable que de se raser… Bref, au bout du compte, on s’est
rendu compte que si les femmes occidentales qui disposent d’un pouvoir d’achat
élevé, trouvaient un intérêt à utiliser non plus le médicament tel quel mais
un dérivé, il se pourrait que le laboratoire se dise qu’il serait finalement
intéressant de réinvestir dans ce médicament, et du coup de le recommercialiser sous forme de médicament pour traiter les
populations africaines qui souffrent de la maladie du sommeil. Alors, est-ce
que les femmes occidentales qui ne font aucun acte puisqu’elles ne se mettent
pas de ce produit, ne se trouvent pas au début de cette chaîne qui…
P-H. Castel : Vous n’avez pas tort d’évoquer cet exemple, parce que c’est un exemple – pas celui de la mouche tsé-tsé en particulier, mais plus généralement – qui a donné lieu à toute sorte de réflexions, notamment en philosophie de l’économie, sur la nature des actions. C’est un ensemble de paradoxes qui ont été discutés par un type extraordinaire qui s’appelle Jon Elster, et qui rend justement très difficile d’interpréter la systématisation d’un système d’action quand vous le formalisez pour rendre compte, en théorie des jeux par exemple, de ce que sont les coalitions efficaces ou moins efficaces, etc., et qui supposent effectivement qu’il y a des actions, qui non intentionnellement, peuvent avoir des effets à un certain niveau. Je ne peux pas répondre à votre question, mais une des choses très drôles que Jon Elster mentionne, c’est ce qu’on appelle les actions « essentiellement secondaires », c’est-à-dire les actions qui ne produisent l’effet recherché que si surtout on ne les fait pas avec l’intention qu’elle réussisse. Par exemple si vous cherchez à vous faire aimer, il est absolument certain que vous allez vous faire détester : vous allez produire l’effet inverse. Pour réussir à vous faire aimer, ce qui est une forme d’intention qu’on peut avoir, commandant un certain type d’actions, il faut justement ne rien faire pour. Elster discute beaucoup de ce type de paradoxes internes à l’action, et en particulier il y en a quelques-uns ressemblant à votre exemple. C’est dans Ulysse et les sirènes, mais il y a des parties difficiles parce qu’évidemment ça se formalise, ça relève de la théorie des jeux, des mathématiques et de la logique, donc ça peut être parfois assez sophistiqué, mais il y en a d’autres très bien. Par exemple quand Ulysse se fait lier au mât de son bateau pour pouvoir écouter les sirènes, c’est-à-dire en demandant à ses propres hommes de ne pas écouter ses supplications au moment où il leur demandera de faire quelque chose dans le but de réaliser une chose qu’il ne pourrait pas faire s’il la faisait directement. Il y a toutes sortes d’actions dans ce genre-là, et Elster s’en est beaucoup servi pour justement montrer la grande difficulté qu’il y aurait à présenter les tableaux systématiques trop mécaniques de ce qui se passe effectivement quand on coordonne des actions en société. Je me suis servi plusieurs fois d’exemples d’Elster ; j’espère que ce que j’ai essayé de faire ce soir n’était pas trop difficile, rentrer là-dedans serait très compliqué. Cela dit, je pense – et Elster le dit lui-même – qu’un certain nombre d’actions psychothérapeutiques ont la structure d’actions essentiellement secondaires. Si vous essayez de faire guérir quelqu’un, il est certain que vous ne le guérirez pas. Il y a véritablement une manière de traiter les demandes de guérir et Elster en est parfaitement conscient. Elster le prend d’une autre manière que ce qu’on pourrait trouver dans le registre psychanalytique, mais il pense que beaucoup d’effets sont liés à des paradoxes d’opérationnalité de l’action de ce type-là : il y a des choses essentiellement secondaire, et si on essaie de les avoir directement, par définition, on les rate.