SUJET ET SON ACTE

9ème séance (24 juin)

 

Dans cette séance de conclusion, je voudrais essayer de reprendre, peut-être de façon un peu scolaire mais de manière à ce que l’effet de perspective vous soit sensible, comment s’emboîtent les différentes pièces du puzzle que j’ai construit, séances après séances, pour apporter en quelque sorte aujourd’hui la dernière pièce. Ce propos sur le sujet et l’acte voulait vous rendre sensible une sorte d’enrichissement substantiel de la relation immanente au dire que Lacan a mis au cœur de la psychanalyse, en vous proposant la notion de « grammaire logique des affects », et en vous montrant de façon embryonnaire ce qu’il pouvait en être pour la honte, pour l’angoisse, pour la peur. D’autre part, en reprenant une idée assez classique dans le champ des conceptions de l’esprit contemporaines, qui est l’idée d’intentionnalité et en essayant de proposer une analyse propositionnelle du désir, j’ai essayé d’élargir ou approfondir cette notion de pulsion, et de l’articuler à la notion d’action et d’acte.

Faisant cela, je fais « un pas au-delà ». Car ans ce que je vous ai apporté cette année, il y a quelque chose qui n’est pas exactement lacanien : il y a une complexification de la notion de signifiant, et des discussions serrées d’objections que je considère comme relativement bonnes qui ont été faites à Lacan, en particulier par Descombes. En même temps, j’essaie de montrer que c’est finalement compatible avec un certain nombre de ses thèses fondamentales, et que l’on n’a pas finalement pas trop l’impression de s’écarter du problème avec lequel Lacan se débat, bien que j’utilise des notions qui ne sont pas du tout celles du structuralisme auquel il se réfère. En tout cas, si vous avez bien notez les choses, s’il y a « un pas au-delà » d’une conception standard du signifiant, ce n’est justement pas vers la théorie des nœuds que j’avance. Lacan lui est passé aux nœuds pour développer une autre organisation théorique de son propos, mais c’est une plongée au contraire vers une analyse plus immanente de ce qui se dit, que je propose, et de ce que ce sont nos usages grammaticaux et logiques de certaines phrases d’action, de certaines phrases impliquant des verbes d’émotion ou d’affects, etc.

Aujourd’hui, je voudrai avant de vous conduire à cette question de savoir s’il y a un pas au-delà qui est fait, faire deux choses. Je voudrais tout d’abord récapituler le parcours que j’ai fait en vous rappelant des choses lointaines que j’ai dites – comme on se voit une seule fois par mois, il ne vous est peut-être pas sensible que je suis un fil -, et puis comme je l’ai dit, je vous fournirai la dernière pièce du puzzle et l’articulation finale de ce que je voulais dire cette année.

Je vous rappelle que j’étais partie de l’étude qui se trouve dans le séminaire XV de Lacan, sur le fameux tableau qu’il propose pour récapituler les notions fondamentales d’Inhibition, symptôme et angoisse, dans lequel il coordonne ces notions à celles de l’émoi, l’émotion, etc. Toute l’analyse de l’acte, et en particulier en lien avec l’angoisse, à la question de l’acte psychanalytique et de la névrose obsessionnelle, était placée quand Lacan a commencé à en discuter, sous le signe de l’idée qu’il n’allait pas parler de l’acte et de l’action en général parce que c’était débordant et excessif, mais qu’il allait tenter à partir de l’acte psychanalytique, d’éclairer la notion d’acte. Comme c’est une porte qu’il ouvre en grand, je me suis engouffré dedans ! C’est-à-dire que j’ai essayé de vous expliquer un peu ce que c’est qu’un acte et une action dans la tradition philosophique à laquelle se réfère implicitement Lacan, et qui est celle que je connais, même si j’ignore certaines conceptions juridiques de la notion d’acte. Je vous avais donc pointé que ce qui nous concerne directement avec la notion d’acte et d’action, c’est un certain nombre de choses qui impliquaient des références à Leibniz, à Anscombe et Davidson.

Je crois que Leibniz est celui qui le mieux a pu dégager que l’action est ce qui suppose un sujet : la supposition d’un sujet est quelque chose qui puise sa racine fondamentale dans l’analyse de l’action. Et ce sujet, ce suppôt qui est dans l’action, rend raison de l’action, ce qui introduit cette question extrêmement sophistiquée qui va parcourir toute la métaphysique, qui est de savoir si quand on parle d’un agent comme cause de l’action, si lorsqu’on part de l’action et qu’on remonte à son suppôt, est-ce qu’on remonte à une cause ou est-ce qu’on remonte à une raison de l’action ? On a dans l’histoire philosophique du concept d’acte et d’action cette mise en place très tôt, déjà chez Leibniz, de la question de savoir si la cause de l’action est la raison de l’action.

Or, lorsqu’on introduit une catégorie aussi étrange et singulière et en même temps aussi quotidienne que celle de l’acte manqué, quel est le sujet ou le suppôt, ce que suppose, l’acte manqué ? J’avais sur cette question ouvert la question de l’acte en psychanalyse comme acte manqué, en indiquant qu’il allait s’agir de déterminer, à partir du moment où on affirme que l’inconscient est au principe d’un acte manqué, ce qu’on veut dire par là dans le langage (dont la métaphysique recueille les articulations fondamentales).

La deuxième chose qui m’avait rapporté à Anscombe à travers une allégorie fort célèbre que j’ai longuement commentée, qui est celle de l’homme qui pompe de l’eau, était la question de savoir ce que fait l’homme qui pompe de l’eau, et comment une action était étrangement subordonnée aux descriptions qu’on faisait de l’action, et que selon l’élargissement progressif du contexte, les manières de décrire ce que fait un homme qui pompe de l’eau, vous aviez toutes sortes de possibilités entièrement intuitives et recevables de décrire d’une manière incroyablement divergentes et complexes ce que c’est que l’action qui est en cause. Ce qui reconduit à un problème qui n’est toujours pas résolu, et qui évidemment je crois ne le sera pas, mais peut être entièrement déployé en philosophie, qui est la tentative de réponse de Davidson à Anscombe, dont Anscombe s’est puissamment moquée, et que je vous laisse découvrir, consistant à dire qu’une action, c’est quand même quelque chose ! Ça ne peut pas être quelque chose qui peut être à ce point friable sous la description qu’on en donne, que ça peut être une action ou pas du tout une action, ou une action qui est tellement différente qu’on ne sait même plus si c’est la même dont il est question, s’il n’y a pas quelque chose qui est, dira Davidson, un événement, un événement dont on donne la description mais qui sert d’ancre référentielle aux différentes descriptions qu’on donne de l’action. Ce que retrouve Davidson, c’est l’idée que même si on peut dire de l’homme qui pompe de l’eau qu’il remplit une citerne, qu’il empoisonne les habitants de la maison dans laquelle l’eau arrive, ou qu’il prévient une guerre mondiale parce que ce sont des gens qui complotent pour déclencher un conflit, néanmoins, il y a bien un événement de pompage de l’eau qui quelque part doit bien fixer les choses. Et il a tenté, en quelque sorte, de proposer une construction logique elle aussi extrêmement sophistiquée, qui permet à la fois de tenir l’idée qu’il y a un agent qui est cause de l’action, et qu’une action n’existe que sous une description, qui est d’une variabilité qui n’est pas indépendante de l’événement qui rentre dans un tissu causal particulier, et pour lequel Davidson a proposé une ontologie. Il a proposé que nous ajoutions à ce qu’on appelle dans le jargon philosophique contemporain « le mobilier ontologique du monde », des événements pour que l’action ne reste pas une sorte de fiction, un effet de description en l’air.

Or ceci, qui est le problème contemporain de l’action, et qui suppose des élaborations logiques particulières – Anscombe est un peu plus facile à lire, à cet égard, du moins en apparence, que Davidson – introduit une tension, je crois, conceptuelle, qui est fondamentale, et qui intéresse l’analyse de l’acte pour la psychanalyse. Je ne dis donc pas tout ça pour faire de la philosophie : c’est que justement, le propre de la philosophie analytique, qui est de s’intéresser aux relations immanentes qu’il y a entre les mots, qui vise le type de possibilités et d’impossibilités que nous avons dans la combinaison de certaines phrases, ou de certains énoncés ou propositions, pour faire émerger ces relations, me paraît extraordinairement fécond d’un point de vue psychanalytique. Essayer de voir ce qui peut se dire et ne pas se dire et pourquoi, et les formes qui se dégagent de ce genre de réflexion et jusqu’à quel point on peut les enrégimenter dans une notation logique canonique ou pas, ou en construisant certaines formes logiques qui permettent d’attraper certains fonctionnements particuliers du langage, voilà quelque chose qui ne projette pas une théorie sur ce qui se dit, ni une conception de ce que le langage est ou devrait être, mais qui, par beaucoup d’aspects, fait simplement émerger cet ordre immanent du dire.

Il y a donc une tension avec la question de l’acte et de l’action : c’est que d’un côté, il y a cette irréductible friabilité de ce qu’est une action en fonction de ses descriptions dont l’image de l’homme pompant de l’eau d’Anscombe donne une illustration magnifique, et de l’autre, on ne peut nier qu’une action ait un effet causal dans la nature, et si je déplace mon stylo, si je ferme mon livre, on a une série d’effets dans l’ordre de la nature. Or, dans l’ajustement des deux, se pose la vieille question philosophique de savoir si c’est l’acte qui fait le sujet, ou bien si c’est le sujet qui fait l’acte. Selon qu’on articule d’une manière ou d’une autre la dimension descriptive et la dimension causale de l’action, c’est bien évidemment dans des directions très différentes qu’on va répondre. A partir de là, j’avais essayé de mieux caractériser ce que c’est que l’acte par opposition à l’action en introduisant cette dimension purement intentionnelle, puis purement subjective, de l’acte, et d’essayer de voir justement comment cette texture particulière de l’acte d’un sujet pouvait prendre place dans le réel.

C’est ce qui m’avait conduit si vous vous souvenez à travailler sur l’acte pervers, et sur Sade. Et pour bien caractériser cette notion d’acte, je vous avais livré des considérations diverses et variées sur Juliette, et en particulier sur l’extraordinaire discours de Braschi que je considère comme le sommet de la philosophie de Sade, parce que vous avez là une tentative de résoudre d’une manière particulière un problème métaphysique. S’il n’y a pas de Dieu, si vous êtes athée, il n’y a pas de providence, et donc la nature est entièrement un tissu de contraintes réelles qui s’imposent avec l’ordre d’une causalité nécessitant chacune des choses. Mais si vous avez cette dimension de l’athéisme avec cette nature immanente et seule, et liant tous les événements causalement les uns aux autres, comment peut-il y avoir acte, comment peut-il y avoir une transgression, comment peut-il y avoir la production d’une inscription particulière dans la nature qui fasse rupture, qui fasse viol, qui fasse crime ?

Ce que j’essayais de montrer, c’est que la réponse perverse est une réponse qui, chez Sade, met en lumière un discours, une organisation discursive extrêmement particulière, qui suppose qu’on s’adresse d’une manière paradoxale à Dieu. J’avais alors montré que la clef de voûte de l’édifice conceptuel que Sade propose dans le discours de Braschi, c’est quelque chose qui culmine avec l’idée qu’il faut faire dés-exister Dieu, et que cela prenait une telle ampleur que l’acte pervers ne prend sens qu’à l’intérieur – et c’est ça que nous révèle je crois la cohérence de la position de Sade – d’une contre-éthique. J’avais appelé « contre-éthique » l’organisateur central de la perversion qui à mon avis, n’est pas sans avoir le même statut organisateur que le refoulement dans la névrose (au sens où le refoulement se soutient d’une certaine économie signifiante). Dans la contre-éthique perverse, vous avez une économie signifiante particulière avec un mode d’adresse à l’Autre fort singulier. C’était aussi un moyen de faire le pont avec ce que j’avais raconté l’an dernier sur la perversion.

Après avoir parlé de l’acte, j’ai ensuite travaillé sur l’action, et j’ai repris d’une autre manière ce que j’avais fait il y a de nombreuses années, en vous rappelant que contrairement à ce que dit Lacan, prêchant pour sa paroisse, s’il y a bien une référence constante dans Freud, elle n’est pas au langage, elle est à l’action. Et il suffit d’ouvrir la Traumdeutung, il suffit de comprendre dans quel contexte la psychologie de l’époque construit ses notions et ses raisonnements pour voir que le paradigme est bien évidemment celui de l’action, qui a les deux propriétés d’être intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle a une visée, un but, un à-propos, et d’être un effet causal, d’être un événement qui est un mouvement, qui est un geste, qui est une sécrétion, qui est un effet causal dans l’ordre de la nature. L’action a ces deux faces, au sens où il y a bien un à-propos qui fait que nous distinguons le fait qu’un objet tombe si j’agis pour que cela arrive, et le fait que cet objet tombe tout seul même s’il produit les mêmes effets en fonction de l’intention qui est supposée présente dans l’initiation de cette action.

Si j’avais travaillé sur l’action, c’est parce qu’il ne faut jamais oublier qu’avant que Freud n’introduise l’idée que le rêve implique le refoulement d’un désir infantile, etc., que la matrice à l’intérieur duquel tout ceci prend sens, c’est une phrase peu commentée mais qui m’a fait beaucoup réfléchir, c’est : « le rêve remplace l’action ». C’est précisément parce qu’il y a une inhibition motrice quand nous dormons, que quelque chose comme le désir peut s’imager et se manifester dans les formations oniriques qui traversent l’esprit, et manifester en quelque sorte le désir sous sa forme intentionnelle sans la réalisation motrice. Ce qui fait du rêve une des voie d’accès - pour des raisons qui sont des raisons de l’épistémologie de la psychologie – à l’intentionnalité même du désir. Autrement dit, le rêve est la mise en acte de l’intention désirante restée intention, et non devenue action, puisque la voie d’écoulement de l’intention vers l’action – voie d’écoulement étrange, on ne sait pas très bien si c’est un robinet qu’on ferme, un registre de significations qu’on change… -, la voie de la réalisation motrice que Freud appelle souvent « l’innervation », cette voie est coupée.

Lorsque je disais que le rêve est la mise en acte de l’intention désirante restée intention, c’était très clairement pour ne pas perdre le fil de cette problématique de l’acte dans laquelle nous sommes plongés, en écho à la célèbre définition d’Aristote du mouvement : le mouvement est l’acte de la puissance en tant que puissance. C’est-à-dire que c’est ce qui va s’actualiser, mais qui n’arrive jamais à l’acte, l’acte étant toujours synonyme de complétude, de repos, de stase et d’achèvement dans la conception aristotélicienne. Cette formule d’Aristote est célèbre, Descartes lui consacre un certain nombre de sarcasmes, et vous en avez une autre exploitation, celle de René Char, qui dit que « le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir », formule qui est une autre façon d’insister sur cette dimension d’actualisation d’une puissance qui reste puissance, et qui est une des manières d’attraper quelque chose de l’ordre du désir, de son incomplétude essentielle et de sa complétude dans son incomplétude qui a toujours été à l’arrière-plan et qui ne peut s’analyser semble-t-il qu’à travers l’opposition de ce qui est en acte et de ce qui est en puissance.

A ceci près évidemment, que chez Freud, cette théorie de l’action s’articule à une théorie sur laquelle j’ai beaucoup réfléchi, qui est la notion de contre-volonté, puisqu’on peut assez facilement donner comme critère du désir chez Freud, que ce que je désire est précisément ce que je ne veux surtout pas. Et c’est précisément parce que je n’en veux surtout pas, que le désir contre quoi je lutte apparaît dans toute sa violence porteur de déplaisir et de dénégation dans le « surtout pas », qui est une des manières phénoménologiques simples d’identifier de quoi il s’agit, de quel type de désir on parle en psychanalyse.

Là, il y a clairement chez Lacan deux temps : il y a avant 60 et après 60. Avant 60, vous avez un forçage de la conception saussurienne du signifiant sur tout ce dispositif, qui conduit à l’analyse classique du rêve de la belle bouchère, dans lequel on va entièrement transformer le paradigme freudien de l’action en paradigme saussurien du langage et du signifiant. Puis vous avez un deuxième Lacan, le Lacan des années 60 de l’objet (a) et de l’acte, qui est une tentative d’élaborer une certaine conjonction entre, le Lacan de la problématique de l’acte et la problématique du signifiant, qui par certains aspects est une sorte de retour à la problématique freudienne de l’action, par-dessus Saussure. C’est ce qui est si sensible dans une formule que vous trouvez dans L’acte psychanalytique, où Lacan dit en gros qu’un acte est une action en tant que s’y manifeste le désir, et précisément le désir en tant qu’il aurait pu inhiber cette action. Lacan retrouve cette problématique de la contre-volonté dans le fait qu’un acte est quelque chose qui tient à l’intérieur de lui-même le caractère contre-volontaire du désir, et c’est ça qui le spécifie authentiquement. Ce qui est intéressant, c’est qu’on voit bien qu’un acte n’est pas l’acte d’un sujet, mais l’acte d’un sujet désirant traversé d’un conflit : ce n’est pas exactement un sujet qui serait voué à une sorte de plénitude et d’homogénéité comme le suppôt leibnizien de l’action.

Ce qui nous a conduit, à mesure que le séminaire se déployait, à travailler sur la question du désir dans l’acte, et de la manière dont le désir est une raison particulière de l’acte. J’avais à ce moment-là pris au sérieux une polémique qui n’a jamais été à ma connaissance discutée dans le petit milieu des élèves et commentateurs de Lacan, mais qui a eu son efficace pour contribuer au discrédit général dans les sciences humaines des paradigmes lacaniens des années 60, et qui est la très sévère et minutieuse critique que Vincent Descombes a fait de l’analyse lacanienne du rêve de la belle bouchère, que j’avais rapportée à des soucis que Widlöcher éprouvait lui aussi à l’égard d’un certain nombre de conceptions de Lacan.

Je vous rappelle que le cœur de l’argument pour réfuter complètement l’analyse du rêve de la belle bouchère, consiste à dire que les phrases de désir ne peuvent pas être traitées comme des signifiants, par exemple comme des phonèmes. Tout le monde sait bien que c’est une objection classique, qu’on ne peut pas traiter caviar comme le signifiant « caviar », qu’il y a une différence entre le signifiant « caviar » et le caviar comme objet auquel on se réfère. Ce qui est beaucoup plus fin dans l’analyse de Descombes, c’est de dire qu’il y a une sorte de transformation subreptice dans la transformation plus explicite que Lacan fait subir au texte de Freud, du désir de caviar - de ce que c’est que désirer du caviar – en caviar, c’est-à-dire que l’objet tient lieu d’une attitude propositionnelle, et cet objet est ensuite transformé en un signifiant « caviar », ce qui permet enfin toute sorte d’opérations de substitution – par exemple le signifiant « caviar » au signifiant « saumon » -, et donc in fine de transformer et d’identifier avec une valeur psychologique pleine désir de caviar et désir de saumon alors que ça joue dans des économies tout à fait différentes. Descombes insiste beaucoup sur l’idée qu’il ne faut pas confondre quelque chose qui est positionnel et qui change de sens en fonction de la structure signifiante interne au morphème – par exemple quand on permute des phonèmes dans une contrepèterie -, et ce qui doit son sens à des questions propositionnelles.

Une des questions les plus importantes et les plus troublantes qu’on doit soulever, c’est que du coup, la conception qu’on se fait du grand Autre n’est pas la même. Ce n’est pas le même grand Autre, parce que l’horizon du grand Autre quand vous avez une conception positionnelle du signifiant, c’est une combinatoire, combinatoire qui permet éventuellement de déterminer quelque chose comme une case vide, comme dans le jeu de taquin, et des possibilités de permutation et de déplacement – comme dans le paradigme saussurien. Si vous êtes dans une analyse propositionnelle, en revanche, ce qui donne son sens à une proposition, c’est son contexte d’usage : il n’y a pas de combinatoire qui puisse vous permettre de travailler sur les différentes relations entre les phrases les unes avec les autres parce que ces phrases ont des contenus propositionnels. Il n’y a pas de combinatoire de phrases comme il peut y avoir de combinatoire de phonèmes. Ça a tout à fait des conséquences importantes en particulier parce que ça ne vous permet plus de fabriquer la fameuse case vide ou le signifiant flottant, qui est une des pièces maîtresses de la conception sausurienne que se font Lévi-Strauss, ou Barthes, ou Greimas ou évidemment Lacan, du fonctionnement du langage.

Descombes, avec la vigueur que vous lui connaissez, y voit la ruine du dispositif lacanien : il devient complètement stérile de distinguer l’objet du désir, l’objet de la demande ou l’objet de l’amour, ce sont là des constructions artificielles. Widlöcher, de son côté, essaie de sauver le dispositif en disant que ça ruine peut-être la notion de signifiant de Lacan, mais qu’il y a une manière non lacanienne de sauver la notion de Vorstellungsrepräsentanz de la pulsion, qui prouve que ce qui se passe avec le Vorstellungsrepräsentanz, c’est qu’il y a un niveau pré-langagier et purement psychique qui justement est tout à fait indépendant de ce qui se passe au niveau psychique. D’une manière intéressante, on voyait bien autour de cette question, où le désir n’est pas traitable en terme de métonymie, de déplacement de signifiants, toutes les conséquences ordonnées que vous pouvez avoir dans ce qu’on peut appeler la psychanalyse anti ou contre-lacanienne. S’inspirant en particulier de Ferenczi, de Racker, de Betty Joseph, ou d’autres conceptions actuelles de l’identification projective chez les néo-kleiniens anglais, on voyait que comme ce n’est pas une structure d’adresse à l’Autre, et donc une disparité structurale, fondatrice, dans le transfert, qui est liée à la parole, qui va mettre en batterie le jeu des Vorstellungsrepräsentanz, eh bien, comme ce n’est pas ça, resurgit le problème de l’empathie dans le transfert, c’est-à-dire d’un rapport dans lequel l’interprétation va être une communication d’insight avec pratiquement comme idéal – je vous avais cité le texte – le silence ! L’insight comme communication silencieuse d’un accord sur quoi ? sur un fantasme qui est une image réellement endogène, une sorte de fixation imaginaire réelle profonde, qui a surtout pour propriété de ne pas avoir de signification, parce qu’elle est cette espèce de chose imaginaire fantasmée à laquelle je reviens toujours et qui n’a pas une structure de phrase, qui ne dit rien. Ce qui a les plus grandes conséquences sur certaines pratiques analytiques dont il est tout de même difficile de dire que ce n’est pas de l’analyse, où la fin de l’analyse ne peut pas se présenter sous la forme d’un « tu es cela », au sens où « tu es cela » serait l’articulation d’une phrase inconsciente. C’est quelque chose de différent qui ouvre des perspectives bien distinctes sur le plan thérapeutique, sur le plan clinique et sur le plan éthique.

Comme on est là au cœur des polémiques de fond de la psychanalyse contemporaine, des bonnes raisons qu’on a de ne pas vouloir de Lacan, des raisons qui portent sur l’agencement intrinsèque de ce qu’il dit et de l’expérience dont il prétend parler, j’avais essayé de relever le défi de tenir compte de ce que Descombes nous apporte, sur le fait qu’il y a un problème avec une manipulation brutale, un placage d’un modèle saussurien sur l’analyse du désir, et sur le fait que néanmoins, Lacan y a été si sensible qu’il a réintroduit progressivement la notion d’acte, la notion de signification, la notion d’acte analytique dans une perspective qui était certainement celle de maintenir l’idée qu’il y avait bien quelque chose comme une signification dans le fantasme et comme un sens dans le désir. Sinon, le transfert n’est pas, comme dit répétitivement Lacan, « mise en acte » de l’inconscient, mais simple expression affective ou pré-langagière qui fait de l’empathie et de la communication de l’insight la norme amorphe et en même temps pathétique - au sens du pathos - de la justesse du ton et de l’interprétation elle-même.

D’autre part, ça aboutit à priver la pulsion de son articulation interne en la réduisant comme le fait explicitement Widlöcher à une sorte de contre-sens biologisant de Freud, où finalement il vaut mieux penser des sortes d’action, soit enracinées dans la biologie du corps, soit qui ont une consistance beaucoup plus sociale. Pourtant, et malgré le caractère acéphale de la pulsion - c’est-à-dire qu’on sait bien d’où elle vient (la source), on sait bien combien elle pousse (l’énergie), on sait bien ce qu’elle vise (le but) et comment elle le vise (l’objet) mais on ne peut pas poser la question « qui ? » : il n’y a pas de sujet de la pulsion -, cette pulsion a une articulation intentionnelle : une intentionnalité matérielle, celle du désir, puisqu’elle a des sources, il y a des orifices du corps, il y a quelque chose comme un quantum d’affects qui est mobilisé, il y a quelque chose comme un but et un objet, ces objets étant à la fois extrêmement mobiles mais devant être quand même dans une certaine relation avec l’orifice et la constance de la poussée, et des buts qui sont des buts très particuliers, dont la mobilité est en même temps déterminée – et ça Freud l’avait déjà remarqué -, par des propriétés grammaticales, c’est-à-dire par la possibilité de jouer sur « voir, se faire voir, être vu », etc., par des inversions de passivation, par des usages à la voix moyenne - c’est la voix où le sujet et l’objet de l’action est le même. Ça semble donc bien avoir une texture de langage et un mode de relation aux objets du verbe qui est extrêmement contraignant et qui ne peut s’appréhender qu’à travers l’économie propre du dire.

J’avais tenté alors une espèce de double manœuvre.

J’avais essayé de montrer dans un premier temps que ces fameux affects sont pris dans des phrases structurées, et que la manière dont les affects se rapportent à leurs objets – j’avais fait une sorte d’esquisse de la philosophie analytique des phrases d’affect, esquisse, car c’est un vaste projet -, en montrant que l’analyse des prépositions déterminant les relations intentionnelles aux objets révélait quantité de choses sur ce qu’il est possible de dire, de penser et de rencontrer dans l’ordre immanent du langage, touchant les affects. J’avais ainsi travaillé sur l’angoisse et sur la honte, sur l’angoisse de quelque chose, et sur l’angoisse pour quelqu’un, sur la honte de quelque chose et sur la honte pour quelqu’un, en voyant un peu qui pouvait être à la base de ce « quelqu’un », quels étaient les différents pronoms qui pouvaient s’emboîter derrière ces différentes propositions, etc., en essayant de vous faire apparaître que dans le langage, nous sommes amenés à supposer qu’il n’y a rien qui manque, qu’il n’y a rien en trop, et que même quand on a l’impression comme dit Wittgenstein que quelque fois dans le langage il y a des roues qui tournent à vide, ce n’est pas qu’il y a des roues qui tournent à vide, mais c’est que quand on essaie de faire faire au langage un certain nombre de choses pour lesquelles il n’est pas fait, parce que nous avons des ambitions théoriques – Wittgenstein parle d’ambitions philosophiques -, il se trouve que certaines choses tournent à vide. Mais il n’y a pas de roues qui tournent à vide dans le langage, il n’y manque rien, et il n’y a rien en trop. Par conséquent, ce que j’appelle la grammaire logique des verbes d’action, des verbes d’émotion, et des verbes d’affect, fait apparaître ce qu’est cette espèce de substructure dans laquelle nous sommes immédiatement au contact, du fonctionnement réel de ce que nous appelons la honte, l’angoisse, la peur, etc.

Quand on dit par exemple, premier point, « la honte de quelque chose » et « la honte pour quelqu’un », il ne s’agit pas de dire qu’on a remplacé « de » et « pour », et que ça a des effets de sens puisque ce sont les fonctionnements propositionnels des phrases dans lesquelles on dit « j’ai honte de cette personne » et « j’ai honte pour cette personne » qui construisent par exemple non seulement des visées objectales, mais aussi des contraintes d’identification extrêmement subtiles. Avoir honte pour quelqu’un, ainsi, c’est une modalité d’identification tout à fait différente que de s’angoisser pour quelqu’un, etc. La deuxième chose, c’est que la honte de et la honte pour, c’est le même affect sur le plan physiologique. Je vous avais lu ce texte étonnant de Rousseau dans les confessions, dans lequel on voit bien qu’il a honte pour un menteur, et où il décrit extrêmement finement les effets de transpiration, de rougeur, etc. Si vous observez quelqu’un de manière naturaliste, vous êtes absolument incapable de distinguer s’il a honte de quelque chose, ou s’il a honte pour quelqu’un. Or, c’est extrêmement important, parce que subjectivement ce n’est pas la même chose. J’introduisais là un coin dans un des piliers de la conception freudienne des représentations et des affects, sur la fameuse détachabilité des représentations et des affects, en montrant qu’il y a des jeux subtils dans l’articulation des représentations et des affects. Et j’avais comparé ceci à l’amour de, en disant que dans « l’amour de ma mère », le « de » a l’air d’être grammaticalement fixé dans le morphème « de », mais selon son usage grammatical – génitif subjectif ou objectif – peut tout à fait fonctionner en désignant en réalité des affects différent. Quand on dit par exemple que « c’est l’amour de ma mère qui m’a toujours empêché d’avoir des rapports sexuels », il est très important de cerner de quel côté on se trouve, s’il s’agit d’un génitif subjectif ou d’un génitif objectif. On est donc dans une distribution particulière de ce que c’est que l’affect et la représentation.

Je le dis parce que je travaillerai encore là-dessus, mais vous vous rendez bien compte que quand on travaille sur la névrose obsessionnelle qui est le type freudien même du détachement de l’affect et de la représentation, ce genre d’analyse introduit certainement – et c’est à quoi je consacrerai le travail de l’an prochain -, des possibilités différentes d’entendre ce qui se dit et de travailler sur ce qui se dit, de celles qui sont ordinairement dépendantes d’une théorie de la représentation ou du signifiant.

J’avais ensuite travaillé sur l’effroi, la peur, et avec plus ou moins de bonheur semble-t-il sur l’Unheimlichkeit qu’on peut trouver chez Kafka, en essayant de montrer comment justement ces signifiants propositionnels étaient susceptibles de symétrie - ils ne sont pas combinatoires à proprement parler - tout à fait importantes sur le plan de la transformation réciproque des affects les uns dans les autres.

La deuxième chose qui était pour moi la plus inquiétante et la plus angoissante, a été d’essayer de fabriquer une analyse intentionnelle du concept de désir, c’est-à-dire de jeter les bases de ce que pourrait être une analyse de la grammaire logique du verbe désirer dans ces relations si problématiques à ce qu’on se représente désirer. Alors pourquoi est-ce que je dis que c’était inquiétant ? Parce que c’est certainement le lieu dans lequel je me suis le plus éloigné de la conception de ce qu’est le désir chez Lacan, en tout cas de la prise d’analyse lacanienne du désir dans une sorte de saussurisme méthodique. Donc j’avais introduit des notions extravagantes, celle des croisir, celle de la désoyance, qui permettent d’appréhender le fonctionnement propositionnel complexe de ce qu’on appelle le désir dans son rapport au contenu représentatif du désiré. J’avais essayé de vous montrer que justement, ces attitudes propositionnelles étranges, comme le croisir et la désoyance, le désirer-croire, n’étaient absolument pas en défaut par rapport  par exemple notamment à ce qu’on peut appeler l’objet métonymique, qu’il y avait certainement une manière de rattraper le contenu de ce que Lacan appelle l’objet métonymique à l’intérieur de cette analyse-là.

Ce qui est certain, c’est que c’est un pari extrême, dans la mesure où traiter le désir comme un concept intentionnel, c’est ce qu’on peut avoir de plus opposé et de plus contraire à l’interprétation standard du désir chez Freud, qui consiste à dire que le désir est une force psychique, c’est-à-dire une sorte de puissance causale proprement psychique, qui a toujours fait verser le freudisme naturaliste, médical, du côté de la quête d’une énergie psychique mystérieuse, qui serait une sorte de fluide libidinal correspondant à quelque chose comme du courant électrique ou ce qu’on appelle en anglais « hydraulicsville », une sorte de pompe et de distribution dans des canaux avec des pressions différentes, de quelque chose qui est une énergie. Là, on est totalement à l’opposé, puisque c’est à partir des phrases du langage et de la construction des verbes de désir, d’affect, etc., qu’est isolé ce qui fait consistance pour la théorie, à partir d’une sorte d’immersion dans les relations immanentes qu’il y a entre ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire, les phrases acceptables et non acceptables à différent titre.

Le problème, et c’est ce sur quoi j’avais terminé la dernière fois, est de savoir si c’est cliniquement consistante. Je m’étais confronté pour cela à un exemple impressionnant et, me semble-t-il, rigoureux dans son orthodoxie, d’usage du signifiant, pour travailler sur la névrose obsessionnelle, puisque le point crucial de tout cela, est de savoir si on peut à partir d’une pure théorie du signifiant se dispenser entièrement de toute référence à l’acte, au désir, à la volonté, et à la contre-volonté. C’est-à-dire, est-ce qu’on peut montrer, dans l’opposition classique dans L’homme aux rats entre Verbot et Gebot, l’ordre et le contrordre dans la névrose obsessionnelle, que la structure même oppositionnelle du signifiant, l’articulation du signifiant et du signifié suffit par elle-même à nous dispenser de toute cette psychologie de la volonté et de la contre-volonté, à sortir définitivement de ce qu’il y a de psychologique dans la contre-volonté ?

Le problème de la structure linguistique de l’obsession linguistique en clinique a très bien dépiautée, je crois, par Melman, avec des conséquences sur lesquelles j’avais beaucoup pesé. L’une des premières conséquences, c’est bien sûr, si vous êtes rigoureux, que tout ce qui est affectif dans cette analyse linguistique, va être comme l’effet de traîne de cette opposition. Autrement dit la culpabilité, la honte, etc., sont des effets psychologiques subordonnés à un certain rapport du sujet au langage, du sujet au grand Autre, qui est ce sur quoi doit porter l’analyse, avant tout. Le reste, c’est de l’affectif dont les coordonnées ne sont pas simplement inscrites dans le signifiant, mais sont secondaires par rapport au point central de l’analyse qui est celle du mécanisme signifiant. D’autre part, ça laisse de côté toute la dimension de l’action dans la névrose obsessionnelle, car du coup vous avez des explications beaucoup plus fragiles, beaucoup plus lointaines, de choses comme les compulsions, ou les rituels qui comme vous le savez peuvent prendre des proportions tout à fait considérables. C’est intéressant, et j’y travaillerai l’an prochain, puisque c’est précisément la dimension affective, la part de l’angoisse notamment, et la dimension de l’action, le rituel et la ritualisation, qui est la cible élective de quoi ? des thérapies comportementales et cognitives ! Qui reposent elles-mêmes sur une théorie de l’action qui est une théorie qui a un certain concept de l’intentionnalité, mais qui est une théorie de l’action et pas de l’acte, et qui traite les TOC de manière telle qu’en fait, ces troubles obsessionnels compulsifs sont appréhendés en découpant les phénomènes d’une manière qui est non pas indigente cliniquement, mais rigoureusement cohérente sur le plan épistémologique, puisqu’elle parle de l’action de façon à ce que jamais la question de l’acte ne puisse se poser. Et ce n’est absolument pas par une faiblesse clinique, comme s’imaginent les naïfs, que les TOC sont ainsi construits, mais à partir d’une théorie philosophique extrêmement sérieuse de ce qu’est l’intentionnalité de l’action.

Du coup, donc, pour revenir à Lacan, vous pouvez effectivement éliminer du problème de l’ordre – contrordre, tout ce qui est de l’ordre de la volonté et de la contre-volonté, et le réduire à une dialectique particulière du signifiant et du signifié, alors vous n’avez pas besoin de tout ce que j’ai essayé d’élaborer cette année : vous n’avez pas besoin d’une conception intentionnelle du désir et de l’acte, puisque tout peut se tenir dans l’économie strictement langagière de l’obsession linguistique. Et c’est le point où je vous ai laissé la dernière fois.

 

*

 

Je voudrais donc, par rapport à cette longue récapitulation qui visait à vous faire sentir un peu tous les aspects que j’essaie de faire résonner les uns avec les autres, je voudrais qu’on ait une appréhension de ce qu’on fait en analyse un peu plus consciente de l’extrême difficulté de ce dans quoi on se déplace, et de tout ce qu’on est obligé de fermer comme porte pour avancer simplement de quelques mètres, et puis vous apporter quelque chose de nouveau.

Les exemples melmaniens que je donne me paraissent cliniquement probants : quand on va dépiauter ce qui se passe dans l’obsession mentale de quelqu’un et qu’on prend le risque de demander les formules précises, l’ordre de leur apparition, et les sentiments que les gens ont eu au moment où ces phrases se sont présentées à leur esprit, on retrouve des choses qui cadrent bien avec cette conception toute langagière. Ce qui me paraît justement difficile, c’est de retrouver le point où, quelle que soit cette articulation proprement signifiante et langagière, nous allons voir émerger quelque chose de l’ordre de la volonté, de la volonté contraire d’un sujet, et la possibilité pour un sujet de vouloir, et donc d’avoir une intentionnalité, un propos délibéré dans cet ordre qui est l’ordre signifiant et qui est l’ordre de l’Autre.

Le mot de volonté – Melman ne le mentionne pas -, c’est le mot de Lacan lui-même, je vous dirai où tout à l’heure. Car c’est bien Lacan qui introduit, dans cette notion d’ordre signifiant, à un point bien précis, la volonté.

 Je vous rappelle le cas de Marie. Je vous rappelle pour ceux qui n’étaient pas là, comment ça se passe. Marie reçoit une lettre de sa mère, dans laquelle une phrase l’arrête : « j’ai honte que tu sois ma fille ». Cette lettre prend place dans un réseau d’écho tout à fait particulier, et de ping-pong, puisque c’est déjà comme un retour à l’envoyeur : c’est en effet une lettre qui fait écho à une lettre de rupture que Marie a envoyée à son amant – élu fils préféré de la mère. Cet amant se plaint auprès de la mère de Marie, et lui fait lire la lettre de rupture. On est, voyez, directement au cœur de la question de savoir qui est le phallus, qui est l’enfant préféré, chez une mère qui, comme je vous l’ai dit la dernière fois, a réglé le problème de la différence sexuelle dans sa progéniture, puisqu’il n’y a pour elle qu’un seul sexe : c’est le phallus, autour de quoi tout est ordonné. A la lecture de cette phrase, deux choses viennent, dont je n’ai pas pu élucider l’ordre. L’une est « pourquoi tu ne m’as pas avortée ? », et l’autre : « crève ! », ou « meurs ! », ou quelque chose qui signifie littéralement ça. Et j’insiste beaucoup sur le « littéralement », parce qu’au sens strict, ça veut dire ça. Ça veut même le dire tellement au sens strict, qu’il n’y a pas de mot qui puisse métaphoriser ce que c’est que ce vœu de mort : c’est un signifié pur. C’est vraiment un « crève ! » ou un « meurs ! », quelque chose d’absolument dépourvu de toute ambiguïté, ce qui est le propre structural je crois de la réponse retournée dans l’obsession mentale, c’est un signifié pur, qui ne se prête jamais à discussion ou à équivoque. J’avais plaisanté, comme Melman d’ailleurs, sur le fait que lorsque le lieutenant David dit à l’homme aux rats « tu rendras 3 couronnes 80 au lieutenant A. », le mentisme, ou la réponse instantanée, n’est pas « 3 couronnes 80 ? Et pourquoi pas 3 couronnes 60 ? ». Non, c’est : « ne pas rendre 3 couronnes 80, sinon il arrivera … le supplice des rats à la dame et à mon père ». Il n’y a là aucune espèce de possibilité métaphorique de déplacement, et c’est pourquoi ça a une texture qui parfois peut inquiéter un clinicien : ça ressemble à de l’automatisme mental. C’est-à-dire que c’est totalement sans équivoque. Et pourtant, chose curieuse mais fondamentale dans la névrose obsessionnelle, jamais un obsessionnel ne s’interroge sur qui dit ça en lui. Il n’y a jamais cette  perplexité xénopathique du psychotique qui tout à coup entend « pédé ! » dans sa tête, et qui se demande « qui dit ça ? ». Il n’y a pas de perplexité sur un Autre qui s’adresserait à lui.

J’avais pointé dans l’analyse de ce cas plusieurs choses. J’avais pointé cette insurrection de la subjectivité de Marie, qui est une insurrection paradoxale puisque le « pourquoi tu ne m’as pas avortée ? » est justement une parole tuante, qui a malheureusement acculé cette jeune femme à des tentatives de suicide qui n’étaient pas toutes totalement anodines. Et si cette parole est tuante, c’est pourquoi ? C’est parce que - et c’est le cœur de l’argument de Melman -, dans ce phénomène, le sujet prend directement sur lui et reçoit directement le message dont le contenu est le vœu de mort de la mère. Autrement dit, c’est la propre énonciation de Marie, qui avorte. Et le « crève ! (toi ou moi) » est quelque chose qui fait que le message du vœu de mort est reçu directement et ne peut pas être retourné. C’est ce que Melman, citant quelque chose qui est dans L’étourdit et qui est assez bien vu, appelle la « reprise en négation ». C’est encore plus sensible quand les exemples sont pratiquement comme des morphèmes, lorsque par exemple le lieutenant David dit de rendre 3 couronnes 80 à A., et que ce que vous avez, c’est « ne pas rendre 3 couronnes 80 », à l’infinitif, et en allemand avec le « nicht » à la fin, qui vient comme une sorte de reprise en négation témoigner de l’échec à retourner le message.

Or, il faut bien entendre que le « pourquoi tu ne m’as pas avortée ? » est la conséquence logique d’une phrase qui est « j’ai honte d’être ta mère ». Conséquence : « pourquoi tu ne m’as pas avortée ? ».

Ce retournement peut prendre plusieurs figures. Il ne faut jamais oublier que lorsque Lacan dit que nous recevons notre propre message de l’Autre sous une forme inversée, il ne dit jamais ce que c’est que cette inversion, comment elle se présente. C’est une topologie très particulière qui laisse différentes possibilités. J’insiste sur ce point, parce qu’il y a beaucoup de possibilités d’inversion, et aussi beaucoup de possibilités de croire qu’on a inversé. Par exemple, ça pourrait être : « j’ai honte d’avoir une mère qui a honte de sa fille », donc quelque chose qui permette de préserver quelque part dans le sujet de l’énonciation un Heim inaccessible à la visée crucifiante de l’énoncé et du vœu de mort de la mère. Mais il n’y a pas de mode d’emploi de retournement en cause. C’est important, parce que c’est un des points où vous sentez bien que chez Lacan, ça ne peut pas être purement combinatoire. Ça ne peut pas être purement combinatoire, parce qu’il n’y a pas de manuel pour inverser le message qui vient de l’Autre, il y a tout un ensemble d’options qui est possible, et dont l’inventivité est laissée aux individus.

J’avais pointé que ce que Melman dit là, est une reprise sophistiquée, et grammaticalement et linguistiquement élaborée, d’un thème bien connu : c’est le fameux article de Ferenczi sur « la confusion des langues entre les parents et les enfants », dans lequel Ferenczi se demande pourquoi on ne peut pas taper sur l’épaule de l’obsessionnel en lui disant « mais bon dieu, battez-vous et ne vous laissez pas faire par maman ! ». Parce que tout simplement, la profondeur de la confusion des langues fait que le lieu même d’où pourrait se retourner un message qui puisse comme ça abriter le sujet, faire que la barre qui est sur le sujet puisse se retourner sur l’Autre, c’est ce lieu même qui est en cause. Evidemment, il y a une infiltration radicale qui rend impossible la réponse, ou tend à créditer d’une sorte de pouvoir imaginaire et illusoire une réponse en miroir, c’est-à-dire de répondre au « crève ! » par « crève toi-même ! », réponse en miroir qui égare l’obsessionnel  sur la voie d’un conflit narcissique qui voit rapidement sa vérité arriver sous forme d’un vécu d’effondrement et d’impuissance parce qu’au bout d’un certain temps, cette agressivité est d’une telle culpabilité que l’obsessionnel s’en trouve beaucoup plus malade que guéri.

Je voudrais apporter là-dessus une précision, précision importante, parce que Melman ne le mentionne pas, mais c’est à mon avis quelque chose qui est très présent chez Lacan, sans qu’on ait besoin d’aller chercher dans L’étourdit « la reprise en négation ».

C’est que c’est tout simplement comme vous pouvez le voir dans le séminaire XI, une caractérisation du battement aliénation / séparation. Chez l’obsessionnel, vous avez bien une aliénation : le sujet est forclos, il est entré dans la chaîne symbolique comme y étant aliéné. Sauf que ce que le sujet ne peut pas faire, c’est se séparer de cette prise dans la chaîne signifiante. Et que ce que Melman a construit sur le thème de la reprise en négation, et peut-être de façon un peu rustique mais en tout cas très efficace, est présent dans l’opposition entre séparation et aliénation. Je vous rappelle ce que Lacan essaie d’attraper là-dedans. C’est que l’aliénation marque bien qu’un sujet est bien inscrit dans l’ordre signifiant, c’est-à-dire qu’il lui est bien aliéné. Etre bien aliéné dans l’ordre signifiant, c’est tout simplement une chose, c’est qu’il n’y a aucun signifiant qui pourra jamais signifier ce que vous êtes. C’est ce que Lacan écrit sous la forme de deux cercles d’Euler qui se croisent, en utilisant cet opérateur « vel » qui veut dire « ou bien » en latin. C’est que ou bien vous avez le sens, ou bien vous avez l’être, soit vous avez l’être écorné de l’objet (a), soit vous avez le sens écorné de cette barre de non-sens, qui est justement l’inconscient. Il y a quelque chose qui chute : on ne peut pas avoir les deux. Cette aliénation fait que vous n’arriverez jamais à avoir une sorte de clôture et de complétude qui puisse vous rendre votre présence à vous-même dans un signifiant.

C’est l’effet justement de ce que Lacan appelle, au début de sa carrière, non pas l’exclusion, mais carrément la forclusion du sujet, le fait que le sujet est en –1 dans la chaîne signifiante, ce qui ouvre dans un deuxième temps, une fois ce sujet forclos, la voie à sa symbolisation. C’est seulement le sujet en place de –1 qui peut devenir le « - - 1 », se retrouver sous la forme du « - - 1 » en S2, et se récupérer ainsi comme suspendu au signifiant de l’Autre et affecté d’une perte inconsciente. C’est par ce biais que l’aliénation est une des premières dimensions de la compréhension lacanienne de ce qu’est le refoulement originaire. Il en ressort, et c’est la première dimension essentielle de l’aliénation, un phénomène d’éclipse, d’aphanisis. Soit le sujet est dans l’être, soit il est dans le sens, mais toujours écorné de quelque chose, et toujours dans la dimension de disparition.

Alors la séparation, qui va m’intéresser maintenant, est l’opération complémentaire de l’aliénation. C’est ce qu’on peut retrouver de façon précise cliniquement, dans la pratique, comme dans le cas de Marie, ou comme dans le cas du gamin dont je vous avais parlé et qui dit « poufiasse ! » à sa prof, qui voit ce mot écrit sous ses yeux au moment où il le dit, ce qui est quand même d’extrêmement singulier dans ce que c’est que le rapport à la lettre chez un obsessionnel, ou encore dans le cas de Cécile, qui reçoit une déclaration d’amour, et qui s’entend avec horreur dire « tout est fini entre nous ! » en assistant à ce déferlement de contre-parole et de contre-volonté dans une impuissance totale et une culpabilité absolue, sans pouvoir à aucun moment rattraper le mot destructeur qui s’échappe d’elle-même. Donc c’est si efficace qu’on peut très bien voir ce que signifie l’échec de la séparation, et dire que le symptôme obsessionnel par excellence, c’est la séparation qui avorte. Et j’aime bien ce signifiant de « séparation » d’une certaine manière, parce que vous savez bien à quel point se séparer de l’analyste, se séparer de la femme, se séparer du patron, se séparer du tortionnaire est si difficile chez l’obsessionnel. C’est difficile non pas au sens où, le pauvre, il n’aurait pas la force, mais au sens où la façon même dont il est pris dans le langage, lui barre d’une manière extrêmement cruelle, ceci.

Qu’est-ce que c’est qu’un sujet qui n’est pas séparé ? C’est un sujet qui n’arrive pas à faire trait symboliquement de sa singularité. Autrement dit, quels sont les deux modes standards pour avorter cet espèce de trait symbolique de sa singularité, la capacité comme ça à ne pas être que aliéné, mais séparé dans l’aliénation ?

Eh bien vous avez tout simplement le trait identificatoire mimétique imaginaire de l’hystérique, qui attrape chez le semblable un trait qui puisse lui tenir lieu imaginairement de drapeau – drapeau auquel elle s’identifie pour attraper quelque chose de son désir -, et puis la version du trait unaire imaginaire, mais pas mimétique, chez l’obsessionnel, et qui est un trait de soustraction. Ça consiste à se servir d’un trait qui signifie aux autres ce par quoi je n’en suis pas ! Vous certainement, mais moi, non ! Avec ces phénomènes de narcissisme négatif et désopilant : comment voulez-vous que je sois narcissique, personne ne pense à moi !…

Il y a un joli texte que je vous recommande, de Rey-Flaud, qui m’a été offert récemment, sur Alceste, sur le misanthrope de Molière, où de manière absolument admirable, Rey-Flaud montre comment le misanthrope – sous-titré « l’atrabilaire amoureux » - est le prototype de ce que c’est que l’obsessionnel, autrement dit celui qui n’en est pas de ce monde de traîtres, de lâches, etc., au point d’aller jusqu’à la pathétique fin avec la femme qu’il aime, que vous connaissez [1] .

Premier point donc : il n’arrive pas à faire trait symboliquement de sa singularité. Pourquoi ? Parce qu’il ne peut pas séparer de l’Autre un noyau –noyau de l’être, comme dit quelque part Freud - qui est quelque chose comme une intimité non spéculaire. Ça, c’est quelque chose d’absolument essentiel dans toute analyse d’obsessionnel : c’est l’extrême difficulté à dégager ce point de noyau non spéculaire, qui est la seule chose sur laquelle on peut faire levier, parce qu’évidemment, le grand problème est que lorsque l’obsessionnel s’approche de ce noyau non spéculaire, il sait que ça va angoisser l’Autre. En particulier, il sait que ça va angoisser maman. Et ça, c’est tellement culpabilisant, d’angoisser maman, c’est-à-dire de faire levier dans son être de ce qui est non spéculaire, inattrapable du point de vue du regard de l’Autre, c’est tellement angoissant que c’est ce sur quoi porte l’interdit majeur. Tout, plutôt que d’angoisser maman, même s’il lui faut pour cela lui raconter minutieusement le contenu de ses séances.

Quand vous mettez ensemble ces deux termes, l’incapacité à construire un trait unaire symbolique, de n’en avoir que la version imaginaire qui n’est qu’un pur trait d’exclusion qui consiste à rester dans le –1, à être incapable de faire cette opération que joliment Lacan appelle le « - - 1 », l’opération de symbolisation complète, et que vous le rapportez à cette intimité non spéculaire, eh bien l’échec de la séparation est l’échec du retour à l’envoyeur de la barre, l’échec de pouvoir dire à l’autre quelque chose comme « mais qui t’as donné le pouvoir d’avoir barre sur moi ? », donc d’être capable, au-delà même de l’affect d’angoisse qui culpabilise l’obsessionnel, de mettre en cause chez l’Autre, – « qui t’as fait comte, qui t’as fait roi ? », comme dit Rey-Flaud - le fait que ce grand Autre n’a barre sur moi que parce que j’ai barre sur Lui dans le fait même qu’Il ait barre sur moi. Et c’est cette réversion qui est la seule possibilité de dire, entre autre (ce n’est pas à moi de choisir cette solution) « et moi j’ai honte d’avoir une mère qui a honte de sa fille ! ». C’est toujours autour de ce type d’effet de retour à l’envoyeur - qui suppose une capacité à symboliser le trait unaire et à construire une intimité non spéculaire – que repose la possibilité d’une mort symbolique du grand Autre – clac ! une barre dessus ! – qui va prendre la relève de ces contre-vœux de mort imaginaires qui font la texture atrocement culpabilisante de l’existence psychique de l’obsédé, qui ne peut passer sa vie qu’à rêver qu’il va égorger maman, ou comme un de mes patients il y a deux jours, qui rêve qu’il verse du poison dans le verre de sa mère, qu’il la regarde boire, mais que sa mère ne crève pas, et on recommence nuit après nuit à verser du poison dans son verre… La mère livre ses dernières volontés à son fils, et nuit après nuit ressuscite pour se faire à nouveau empoisonner, ce qui au bout d’un temps, ne fait plus du tout rire …

Voyez que les affects qui sont en cause dans ce type d’analyse subtile que fait à mon avis Lacan - où il faut se débarrasser de la panoplie linguistico-théorique du signifiant : là, on est au cœur d’une expérience éthique -, sont très délicats à cerner.

Lorsque j’ai parlé d’une grammaire logique des affects, il faut bien voir que les affects en question sont bien du genre de la misanthropie, et il est extrêmement complexe de savoir ce que c’est que la haine du genre humain ! Ce sont là des choses qui ne vont pas s’analyser comme les bonnes grosses émotions des psychologues cognitivistes, la dépression et le reste ! La misanthropie, ce n’est pas à la portée du singe - enfin, si, probablement, mais pas sur ce mode…

Une autre chose que mentionne Lacan en passant mais qui est très importante, sur laquelle il y a beaucoup de documentation et sur laquelle il faudra travailler, c’est l’acédie, la fameuse acedia, qui est cette espèce de folie qui consiste, dit Agamben, encore cité par Rey-Flaud à vouloir l’objet du désir, mais pas les moyens, et à se délecter dans une paresse morose de sa propre impuissance. Il y a des travaux récents plus puissants sur l’acedia, et je m’en servirai l’an prochain. Mais bon, ce sont des phénomènes qui sont non seulement culturels, mais qui ont des coordonnées symboliques, des coordonnées subjectives d’une profondeur extrême ! Je parlai de la misanthropie, rappelez-vous d’Alceste : « Tout autre est un traître ». Son valet est un traître, sa  maîtresse est un traître, etc.

Voyez donc ici que ce qu’on appelle la rationalisation obsessionnelle puise sa vérité dans une chose beaucoup plus tragique et beaucoup moins rationalisante, qui est que la vérité de cette rationalisation et de ce déchaînement, c’est que l’obsessionnel est en proie au langage ! C’est la proie du langage. S’il y a bien quelque chose qui ne peut arriver vraiment qu’à l’obsessionnel, c’est d’être cette proie vivante livrée au langage. Et au lieu de s’énerver de la rationalisation obsessionnelle, on devrait plutôt rendre compte qu’au fond, c’est ce qu’il fait peut-être de plus digne avec le fait d’être constamment bouffé par du langage qu’il ne peut pas retourner.

Mais, et c’est là que je voudrais terminer ce soir, il y a encore une chose importante à remarquer - qui l’est chez Lacan et pas chez Melman -, c’est que la séparation, c’est un acte de la volonté.

Lacan ne le dit pas à 36000 endroits, il le dit dans Position de l’inconscient, et vous pouvez regarder le texte, c’est une phrase fugitive, mais elle a son économie, c’est page 843 dans les Ecrits. Lacan discute de façon allusive de choses dont il parle plus dans ses séminaires, il parle d’Empédocle, et de la façon dont l’aliénation, le vel de l’aliénation, est la condition du velle, qui en latin veut dire « vouloir ». Le dernier terme de l’aliénation, c’est la possibilité, pour un sujet, de vouloir. Il parle ici de choses compliquées.

Je vous rappelle la légende d’Empédocle. Les dieux sont jaloux d’Empédocle, et de sa renommée parmi les hommes. Empédocle veut alors, pour dire brutalement les choses, s’égaler à son nom par sa mort, par sa disparition réelle sous le signifiant qui le nomme. Il se jette dans l’Etna, et l’Etna recrache, dit le mythe, une sandale. Ce qui est ici condensé dans la forme imaginaire d’un mythe est la chose suivante : c’est que la séparation, analyse Lacan en jouant sur les mots - mais les grammairiens latins faisaient de même - « se parere », c’est s’engendrer soi-même, et en même temps, c’est un jeu de mot sur « se séparer », c’est-à-dire d’être une partie qui n’a plus rien à faire du tout, autrement dit, qui peut se subjectiver en se rangeant ici – c’est l’idée de la mort d’Empédocle – sous un signifiant de sa propre mort, sa propre mort qui est en même temps sa propre survie dans le symbolique. Autrement dit, le geste d’Empédocle, qui est un geste volontaire – c’est une pièce essentielle du mythe - en réponse à la jalousie des dieux, consiste à se faire un nom, mais à se faire un nom comme un effet de ses actes en tant qu’ils sont délibérés. Dans l’idée de « se faire un nom », il s’agit bien d’être libre et d’exercer quelque chose de l’ordre de la volonté, de devenir l’agent de sa vie, mais dans l’aliénation même au nom qu’on se fait, et donc au S2 dans lequel on se représente. Par là même, et c’est ça cette séparation, séparation qui est la possibilité de la volonté, on ne subit pas cette inscription dans le signifiant, on ne la subit pas imaginairement, puisqu’on s’engendre soi-même, et la possibilité même de son vouloir rejaillit de cette subordination au nom qu’on se fait.

J’aime l’expression « se faire un nom », parce que vous y mesurez à la fois la conjonction miraculeuse et exceptionnelle– et Dieu sait si pour des patients psychotiques, ça peut avoir une valeur absolument centrale, il n’y a pas besoin d’être un écrivain ou un peintre pour vouloir se faire un nom -, vous y mesurez à la fois la dimension d’accomplissement libre du destin, et en même temps de subordination intrinsèque à un certain nombre de signifiants qui sont inéluctablement ceux auxquels le sujet est aliéné, et sous lesquels il se range. Si bien que lorsque je dis que la séparation est techniquement parlant le but de la cure de l’obsessionnel, lorsque je dis que ça vise donc que son manque fasse rétorsion à l’Autre - ce qui ne passera pas sans angoisser l’Autre : il n’y a pas d’analyse d’obsessionnel qui puisse échapper à un pic d’angoisse chez son analyste, puisqu’il s’agit de viser dans l’être de l’Autre ce qui manque, et sans ce pic d’angoisse dont le sujet peut être éventuellement capable (et l’Autre, ça peut être aussi des dieux jaloux, ce n’est pas forcément l’analyste, et les dieux jaloux, c’est un peu plus coton !) – ça montre l’importance capitale chez l’obsessionnel de pouvoir manquer à l’Autre, l’extraordinaire difficulté qu’il y a chez l’obsessionnel de pouvoir Lui manquer.

J’aimerais que vous entendiez que ces formules de Lacan sont des formules remplies des sous-entendus, des signifiés et des équivoques les plus culpabilisants. Parce que pouvoir « manquer à l’Autre », c’est aussi pouvoir lui faire faux bond, c’est pouvoir trahir la mission qu’il nous a confiée. C’est par exemple pouvoir être mort, au lieu de juste faire le mort. C’est pouvoir être absent à sa séance. Les obsessionnels sont parmi les rares dont on ne réclame pas systématiquement le paiement des séances manquées, et pour des raisons qui ne sont pas des raisons de folklore, mais de compréhension juste de ce dont il s’agit avec eux. Ce ne sont pas des gens dont on peut dire qu’ils prennent les vacances de l’analyste : c’est déjà tellement extraordinaire qu’après des années, ils soient capables de dire qu’ils partent en vacances, et qu’ils peuvent comme ça organiser qu’ils vont manquer ! Vous avez là un ensemble de choses qui consistent en quoi ? à se ranger sous le signifiant de son absence. Se faire un nom, c’est la version romantique, spectaculaire ou mythique, empédocléenne, de la solution de l’analyse de l’obsessionnel, mais se ranger sous le signifiant de son absence, pouvoir manquer à l’Autre, c’est tout simplement pouvoir se faire appeler et ne pas répondre. Se faire appeler au téléphone par maman tous les dimanches, et ne pas aller déjeuner chez maman tous les dimanches, ce qui peut être le but d’une analyse de vingt ans, qui n’attendrait pas le décès de maman pour avancer. Parce que cette capacité de pouvoir se faire appeler sans répondre, est quelque chose qui est d’une exigence et d’une difficulté subjective dont vous voyez que ça n’a rien à voir avec la force ou la faiblesse du narcissisme - ce qui entrave encore à la marge la qualité de l’analyse de Ferenczi, qui mélange les registres symboliques et imaginaires, qu’on peut ici décoller.

 Toutefois, il y a une articulation ici qui est tout à fait essentielle dans ces passages de Lacan, entre l’acte de se séparer qui met en cause quelque chose non pas comme la volonté, mais j’emploierai le mot anglais d’« agency » (L’agency, c’est la capacité d’être un agent, c’est le ressort d’intentionnalité en quelque sorte, que vous avez sans les connotations morales et métaphysiques que vous avez en français. L’agency, c’est une capacité d’initiative, si vous voulez, qui est à la fois beaucoup plus triviale, beaucoup plus simple que ce que nous, nous appelons la volonté. Il n’y a pas de traduction en français pour agency, c’est un terme de droit et de philosophie morale en anglais. Et Davidson par exemple, ce qui l’intéresse, ce n’est pas la volonté : la volonté, c’est trop compliqué pour lui, fait-il très modestement remarquer, ce qui l’intéresse, c’est l’agency.) entre l’agency, donc, la capacité à avoir une initiative, et le signifiant auquel je suis aliéné ; puisque je suis pris dans le discours de l’Autre, signifiant aphanisique sous lequel le même sujet de l’agency n’émerge qu’en disparaissant. Avec à nouveau cette espèce de réalité si difficile que j’essayais d’attraper avec le terme de se faire un nom. Vous vous le faîtes, il y a de l’agency, mais ce que vous vous faîtes, vous vous le faîtes en vous faisant un nom qui vous inscrit dans un ordre signifiant qui est l’ordre de l’Autre. Et c’est cette capacité-là qui permet la séparation comme complément de l’aliénation.

Vous voyez ainsi que je ne peux vivre, de propos délibéré, qu’en me faisant en quelque sorte un nom qui m’éternise et me tue symboliquement, que vous l’appeliez vocation, que vous l’appeliez comme Luther Beruf – quelque chose de l’ordre de l’appel -, destin, en tout cas quelque chose qui vous envoie dans un au-delà que nous avons tendance à enreligioser, qui est un S2 dont finalement l’analyse par rapport à la religion, ne fait rien d’autre que de mobiliser ce que Lacan appelle sobrement le désir de l’analyste qui en S2 va cerner l’émergence de cet être sans trop de dégoût et sans trop d’effroi. Le désir de l’analyste sert ici à cerner ces premières empreintes dans lesquelles le sujet est pris, en sorte que l’émergence de ce qu’il en est de son être inconscient lui soit rendu accessible.

C’est là qu’on est à la limite de ce que j’ai pu dire cette année : dans cette idée d’aliénation et de séparation, vous sentez bien que Lacan est un lecteur de Spinoza.

Parce que, qu’est-ce que la liberté chez Spinoza ? C’est être à sa place dans l’ordre éternel de la nature, autrement dit, c’est penser adéquatement, c’est penser avec la connaissance des causes, et c’est ce qui conduit Spinoza à dire que la grande erreur des hommes est de chercher l’immortalité, puisqu’en réalité, en tant que chacun est une essence singulière qui est une partie réelle de l’essence de la Nature, à chaque instant de la vie, nous sommes éternels. Comme le dit Spinoza, d’une formule que je vous donne en latin parce qu’elle est très belle vivimus experiamurque nos aeternos esse: « nous vivons et nous expérimentons que nous sommes éternels ». Toute la correction éthique consiste justement à voir à quelle place de l’ordre éternel de la Nature je suis libre parce que je suis absolument identique à cette chose qui est à sa place dans l’ordre éternel de la Nature. Je suis donc de manière adéquate une partie de la puissance totale de la Nature ou de Dieu. On voit bien cette problématique philosophique que vous avez là, sous-jacente chez Lacan, et il ne s’en est d’ailleurs jamais caché, qui est l’identité de la liberté et de la nécessité, avec comme conséquence éthique, le fait que nous ferions toujours la même chose en tout temps, parce que telle est à la fois notre nature, notre puissance, et notre liberté et notre destin désirant. C’est en cela que l’essence de l’homme est de désirer. Et nous sommes là pour cela sans que nous puissions faire autre chose que constater que c’est bien adéquatement à cela que nous sommes voués, et que d’ailleurs nous le faisons avec joie, dit Spinoza.

Le risque, avec ce que je vous dis là, c’est de se vautrer complaisamment dans une sorte d’esthétique du dépassement philosophique de la psychanalyse, qui irait bien dans la lignée du séminaire de cette année, puisqu’après tout, on s’est baladé dans Leibniz, dans Sade, dans Davidson et maintenant dans Spinoza, c’est-à-dire de faire dégénérer ce sur quoi j’avais travaillé au début de l’année, la métapsychologie en métaphysique. Or, ici, ce qui nous intéresse, c’est justement cette métapsychologie. Si on ne retourne donc pas à la case départ, la question qui se pose et qui est une question clinique, qui n’est pas une question de légitimation culturelle même si c’est très joli tout ça, c’est comment s’articule la dimension de l’acte et la dimension du signifiant ? C’est-à-dire qu’une fois qu’on est arrivé à ce point, il faut considérer que la théorie lacanienne de l’aliénation et de la séparation est entièrement programmatique.

Voilà ce à quoi je voulais vous amener, même si ça peut donner l’impression qu’après un an de séminaire, on n’a rien dit : c’est entièrement programmatique, puisqu’on ne sait toujours pas comment, substantiellement, la dimension de l’intentionnalité et la dimension de l’ordre symbolique s’emboîtent l’une dans l’autre. J’espère que ça a un peu modifié dans vos esprits ce qu’on peut appeler un signifiant, l’intentionnalité, l’affectif, etc., et peut-être que ça peut éventuellement ouvrir des oreilles sur des détails qu’on n’avait pas perçus. Je termine donc cette année de travail en disant que j’aurai juste isolé le point critique où la grammaire logique des affects et du désir doit maintenant répondre à des besoins cliniques fonctionnels, parce que sinon on risque de s’arrêter à une fascination esthétisante pour Lacan, s’inscrivant dans une lignée philosophique, et où on ne prendrait pas au sérieux le travail métapsychologique et l’idée qu’on va effectivement parler à des gens.

Ce à quoi je pense, c’est que ce qu’il faut expliciter, c’est que dans la formule « un sujet c’est ce que représente un signifiant pour un autre signifiant », c’est ce que signifie pour. Parce que dans ce « pour », vous avez quelque chose qui est l’indice d’une intentionnalité radicale, et donc il y a une visée du signifiant vers un autre signifiant, c’est pour lui qu’il existe, et en même temps cette intentionnalité-là est une intentionnalité qui est déterminante pour la position du sujet. C’est de ce « pour », de ce pro, dont il faut déterminer l’architecture. C’est l’intentionnalité de la pulsion se représentant, incontestablement, mais c’est aussi l’éventualité pour le sujet de se déplacer radicalement dans l’ordre auquel il est soumis. Ça, c’est un aspect des choses sur lequel on insiste moins, sauf quand on a, ce qui n’est plus très à la mode, des ambitions thérapeutiques, mais la question de savoir si un sujet peut se déplacer, s’il peut monter sur ses propres épaules, s’il peut soulever le caillou sur lequel il est assis, est une question qui est centrale dans le type de paradoxeq auquel la logique du signifiant nous confronte. Est-ce qu’un sujet peut se déplacer, voire naître à soi, se parere, dans l’ordre auquel il est soumis à l’Autre et par le langage ? Ce que j’ai rangé de manière romantique et mythique sous « se faire un nom », « se ranger sous le signifiant de sa propre absence », est-ce que c’est quelque chose qui est susceptible d’un je et d’un jeu ? J’avais signalé tout à l’heure qu’il n’est écrit nulle part quelles sont les modalités correctes du retour à l’envoyeur. Les modalités de la séparation, ce que doit répondre Marie à sa mère pour aller mieux, ce n’est pas dans le manuel. C’est très important de penser que ce n’est pas dans le manuel, que ce n’est pas un déplacement combinatoire qui va bouger. Il y a là une dimension du jeu, de libre jeu, et de « je du jeu » qui est ce qui donne sa substance même au concept de séparation. Si le concept de séparation doit être opératoire, c’est s’il est rempli par une élucidation correcte de ce que signifie ce retour à l’envoyeur et cette opération de séparation. Et cela, c’est entièrement devant nous, et ça l’est d’autant plus que ça nous amène, et ce sera ma dernière proposition, à la question que je vais poser l’année prochaine de la névrose obsessionnelle, qui est par excellence la névrose de l’impasse de la séparation, et qui est d’un point de vue thérapeutique, un défi extraordinairement difficile, à relever. Il me semble que lorsque nous amenons ce point de l’acte, ce point de dégagement de l’intentionnalité, c’est le lieu où il va falloir essayer de voir si l’on ne peut pas, en bougeant un peu autrement les concepts, en se rendant sensible à autre chose qu’à une stricte économie du signifiant, si l’on ne pourrait pas apercevoir des possibilités de jeu qui sont éventuellement d’autres indications de direction de cure pour la névrose obsessionnelle.

 

X : est-ce que vous pouvez dire quelques mots de la philosophie qui est à la base de la psychologie cognitive et de sa vision de l’action ?

 

P-H. Castel : ça fait très longtemps que j’ai envie de vous dire deux ou trois choses sur les théories cognitives en psychopathologie. C’est vrai qu’elles sont difficiles à présenter sous un jour sympathique. Mais celles de la névrose obsessionnelle sont exemplaires, parce que je crois que la fabrication des TOC va permettre de retrouver précisément ce que j’ai raconté cette année sur l’intentionnalité de l’action. Ce n’est pas la dimension de savoir comment ça marche dans le cerveau qui est intéressante en soi, c’est la manière dont est construit le phénomène même de ce qu’est une obsession ou un rituel, une stéréotypie, par exemple, et la manière amusante dont les gens essaient de faire la différence entre une stéréotypie et un rituel religieux, surtout chez quelqu’un par exemple qui serait à la fois obsessionnel et religieux. Une chose amusante, c’est qu’on ne se rend pas compte à quel point il est difficile de distinguer à partir de critères sûrs une stéréotypie et un rituel, matériellement, sur le plan de l’action. Il y a quand même des faits qui sont très intéressants : un rituel, c’est quelque chose qui fait référence à un rituel précédent, à un mythe. Analyser la structure référentielle d’un rituel, savoir comment un rituel cite un fragment d’un mythe, par exemple, permet beaucoup mieux de voir toute cette dimension d’intentionnalité qui est écrasée dans une sorte simplement de fonctionnalité biologique enrayée comme quelque fois on décrit quelques rituels de grattage ou de lavage des mains chez les grands obsédés, et de s’apercevoir de tout ce qu’il faut pour qu’un rituel obsessionnel soit un rituel obsessionnel et pas un TOC qui pourrait aussi bien s’observer dans une psychose - très souvent, les gens qui ont de très grands TOC sont des psychotiques, des adolescents qui vont bientôt déclencher un épisode délirant. Il y a tout un ensemble de choses qui ont trait à la sémantique, à la sémantique de l’action, qui sont je crois importantes à marquer. On verra pourquoi les gens peuvent avoir l’impression que c’est beaucoup plus rigoureux comme définition que la définition psychiatrique, alors qu’en réalité il s’agit vraiment d’une autre philosophie du langage, d’une autre philosophie de l’action qui est en cause là-dedans. Mais penser au fait qu’un rituel fait référence à un mythe, qu’une action puisse faire référence, n’est pas si évident que cela. Qu’un mot puisse faire référence, ou qu’une phrase puisse faire référence à un état de chose, d’accord, on voit bien, mais qu’une action puisse faire référence à un mythe, c’est un usage de la référence très particulier. Je reparlerai de Nelson Goodman et des gens qui ont une conception originale de la référence, qui se demandent par exemple comment un compositeur peut citer une pièce de musique. Citer, c’est une certaine forme de référence. Comment la musique peut citer ? Puisque vous reconnaissez que les tortues dans le carnaval des animaux de Saint-Saëns, c’est, ralentie, à l’infini la valse de la symphonie fantastique de Berlioz. Ralentie à l’infini, si bien qu’on a l’impression que ça se traîne, tandis que dans la symphonie fantastique, c’est un passage spécialement allègre. On reconnaît qu’il y a des dispositifs comme ça. Je crois qu’il est très important de prendre cette intentionnalité de manière extrêmement riche, il y a là des suppositions très puissantes à faire au point de vue cognitiviste, en restant un peu dans le cadre de nos concepts.

 

Y : la réponse que Marie pourrait adresser à sa mère, ça correspondrait à poser un acte de langage, quasiment au sens austinien du terme ?

 

P-H. Castel : de toute façon, son « crève ! » est un acte de langage. Je crois que ce qui est très difficile, c’est ce que de toute façon les gens font : c’est d’essayer de trouver le point d’intimité dérobée - ce point d’intimité dérobée non spéculaire, qui ne peut être justement dérobé à l’Autre que s’il est dérobé à soi-même - et de trouver des traits identificatoires qui ne soient pas des traits d’auto-exclusion. Ce qu’il est difficile d’apercevoir, c’est pourquoi ceci mis en place, pourquoi de fait cette persécution liée à l’aliénation du discours de l’Autre, se tempère, voire cesse. J’ai dit qu’il était horriblement difficile de prendre en charge les grands obsessionnels, mais le fait est que quelque fois il y a des résultats thérapeutiques, et les obsessions s’arrêtent. Elles ne s’en vont jamais qu’au prix d’un certain nombre d’opérations extrêmement particulières qui nécessitent une inventivité spéciale dont peu d’obsessionnels sont capables, mais qui est à leur portée. C’est ça par exemple l’enjeu de la cure de cette jeune femme, je ne sais où on va aller, c’est ça… En tout cas, ça vous dit où, comment diriger la cure. Et ça vous annonce aussi d’entrée de jeu que l’angoisse est au rendez-vous, et qu’elle va être maximale, puisque c’est une personne qui sait très bien jouer du fait que lorsqu’elle ne vient pas, on ne sait pas si elle ne s’est pas tuée. Il y a des obsessionnels plus sympas : ceux qui veulent mettre fin à leur analyse tout le temps, ils sont moins angoissants, ils sont moins malades, mais ils guérissent aussi moins vite parfois... Ce « pouvoir manquer à l’Autre », c’est la définition de la position d’énonciation. Une fois que la position d’énonciation est séparée, alors elle peut répondre « crève ! ». Ce n’est pas le contenu des mots, c’est le jeu qu’elle va jouer avec. Vous n’allez pas attraper des signifiés ou des phrases exemplaires de ce qu’il faut dire pour mater une mère pareille.

 

Z : relativement au fait qu’elle dise « elle n’avait qu’à m’avorter » et pas « elle n’avait qu’a avorter », quand vous l’avez énoncé la fois dernière, ça m’avait interpellé, mais…

 

P-H. Castel : c’est que le « m’ » est la marque du sujet de l’énonciation, qui est l’horrible objet d’avortement ! Comme dit une patiente, n’est-ce pas : « je suis le quatrième avortement de ma mère ! ». Réponse de l’analyste : « vous vous êtes bien accrochée ! ». Bon, à l’an prochain !



[1] Henri Rey-Flaud, L’éloge du rien : Pourquoi l’obsessionnel et le pervers échouent là où l’hystérique réussit, Seuil, 1996.