LE SUJET ET SON ACTE

5ème séance (26 février)

 

 

 

Pulsion (Action ?)

 

                                                                           

« d’où / par quoi »

« combien »

« quoi »

« que »

zone du corps

quantité

objet

but

 

 

                               matériel                                                     propositionnel

 

                                                ….affect…

 


                                                                                              mise en acte

                                                                                               « agieren »

 

 

Je vais parler aujourd’hui de choses qui sont je dirai absolument élémentaires, au sens où vraiment c’est ce sur quoi me semble-t-il repose la psychanalyse, et j’ai le sentiment, après la séance dernière dont Lionel a fait une transcription, que je vous dois beaucoup d’explications, parce que c’était effectivement je pense extrêmement difficile et surprenant, notamment à cause des outils particuliers que j’utilise et dont vous n’avez pas forcément tous entendu parler.

Comme on traverse en même temps, vous le savez, une période où on se demande ce qui va se passer et à quelle sauce nous allons être mangés par les pouvoirs publics, je voudrais quand même commencer par resituer mon propos dans ce cadre.

J’ai essayé la dernière fois, et ça a touché quelques personnes parmi les plus âgées, qui ne sont pas là aujourd’hui, de vous montrer comment on pouvait faire trembler l’édifice, c’est-à-dire quelque chose comme la doctrine de Lacan, et ceci j’espère, jusqu’aux fondements, jusqu’à la base même de ce sur quoi tout repose, qui est l’interprétation par Lacan de la notion freudienne de Vorstellungsrepräsentanz comme signifiant. Parce qu’évidemment, si vous mettez en cause l’idée qu’il y a du signifiant, vous vous en prenez à ce en dehors de quoi on ne peut même pas imaginer qu’il y ait du lacanisme. Du coup, ce que nous faisons, l’idée même de transfert, la signification qu’a l’interprétation, etc., tout cela n’aurait plus aucun sens. Alors j’ai vu de la satisfaction dans certains regards, j’ai vu une perplexité vaguement inquiète dans d’autres, et ailleurs une incompréhension totale. C’est plutôt à cette incompréhension que je vais essayer de m’adresser, en essayant de vous faire sentir que même si c’est très sophistiqué et embrouillé parce que tout cela, c’est des choses que je vous apporte sortant du chaudron, ça concerne je crois l’essence même de la psychanalyse. Et donc, je voudrai renouer avec mes justifications en touchant à des choses comme ça.

Ce que j’essaie de vous faire passer, c’est un moyen de poser des problèmes cliniques en psychanalyse. Evidemment, devant des solutions qui sont aussi intimidantes que celles de Lacan, il n’y a pas d’autres moyens, je crois, pour voir en quoi les solutions qu’il propose sont les solutions de quels problèmes, que de revenir sur les problèmes et d’inclure les problèmes et les solutions dans un cadre encore plus vaste, et donc j’en ai peur, encore plus complexe et plus intimidant. C’est je pense l’effet que ça a fait à quelques-uns d’entre vous la dernière fois. C’est un peu comme si l’opération que Lacan fait sur Freud, je la tentais sur Lacan aussi… Comme vous voyez, je ne vous fais pas la visite guidée du monument - pour celui qui s’inquiétait dans sa jolie formule : « quand est-ce que vous allez parler de Lacan de façon normale ? » -, je ne vous dis pas comment vous y orienter, je me mets à distance et j’essaie d’apprécier l’insertion de la chose dans le paysage, et d’assez loin pour noter sur telle ou telle corniche le mélange des styles, et découvrir les escaliers de secours et les trous dans la toiture plus ou moins bien bâchée. Vous le savez aussi parce que je vous l’ai dit plusieurs fois, vous savez aussi combien ceci est mal vu.

Il me semble quand même que c’est un problème, parce qu’au moment où les pouvoirs publics parlent de quoi, sinon de confier la formation des psychanalystes aux associations, qu’est-ce qui garantit que la formation que les associations dispensent soit autre chose qu’une sorte d’inculcation-initiation au maniement des signifiants-fétiches de tel ou tel ? D’autant que – vous connaissez n’est-ce pas ce proverbe chinois qui dit que quand le sage montre la lune le fou regarde le doigt ? - il ne faut jamais oublier que le signifiant, précisément parce qu’il a cette texture imaginaire, ça justifie chez beaucoup de praticiens qu’on regarde le doigt, qu’on regarde le signifiant, et qu’on perde entièrement de vue ce que cette opération très particulière de traduction du Vorstellungrepräsentanz en signifiant implique, et pourquoi il y aurait des raisons de trouver que cette opération qui est proprement lacanienne laisse de côté délibérément un certain nombre de choses qui peuvent être récupérées par d’autres, dans un autre registre – je vous le montrerai tout à l’heure – sans que pour autant on déraille totalement en dehors de la psychanalyse. Vous savez que l’accusation ordinaire devant ce genre d’attitudes devant le dogme, ce qui se constitue en doctrine, l’accusation commune de ce que je fais, ça consiste à le qualifier d’hystérique. Pour une raison très simple, c’est que ce qui qualifie l’hystérique, c’est de se rendre maître du maître, et que donc on peut parfaitement interpréter ce que je vous propose, ce qui en revanche est assez bien vu, comme absolument typique de ma propre constellation psychopathologique ; et j’appartiens à un milieu où on ne se gêne pas pour vous le faire savoir, voire même pour vous le faire savoir par vos propres patients – ce qui fait partie des gracieusetés ordinaires du milieu auquel nous avons l’honneur d’appartenir.

Quelle objection je peux apporter à cela ?

C’est que l’hystérie ne témoigne que de sa frustration, et que, s’il y a bien une chose que ne fait pas l’hystérique, c’est travailler. C’est-à-dire qu’au contraire, l’hystérique oblige l’autre à cracher ce qu’il sait – et en général l’hystérique choisit un homme de savoir, l’obsessionnel est la cible élective de l’hystérique -, pour lui montrer que ce qu’il sait, ça n’est pas ça, c’est raté. Et comme vous savez, dans la position hystérique, c’est en même temps un  recul devant ce que l’autre pourrait non pas savoir, mais désirer : on lui fait cracher du savoir pour que pris dans ce piège-là, justement il ne dise pas quel est son désir – ce à quoi l’obsessionnel se prête par excellence. Or, quand il s’agit d’hystérie, je suggère que ce n’est justement pas la position que j’ai ici, quand je me pose la question de savoir ce que c’est que le désir d’analyser autrui chez Lacan, et quels en sont les moyens. Si c’est ma question, je ne cherche pas du tout à être plus malin que le vieux singe, et personne ici non plus avec moi. Je ne cherche pas à faire cracher au texte ou à la doctrine ce que savait Lacan, je cherche à le rejoindre, et si c’est possible, à vous aider – pour ceux qui font confiance à ce que j’apporte – à le rejoindre sur le terrain où il se bat. Et franchement, que ceci mette quelques personnes dans les débats entre psychanalystes en grande difficulté par rapport aux idéaux du groupe, ça a une importance très réelle.

Mais on doit aussi pouvoir je crois, se poser des questions sociologiques, sur la constitution sociologique de ce que sont les groupes de psychanalystes lacaniens, les stratégies de pouvoir qui s’y déploient, les stratégies matérielles qui y sont développées. Si vous lisez l’essai d’auto-socioanalyse de Bourdieu qui vient récemment d’être publié - il a consacré des tas de choses à la philosophie, comme démontage de ce discours supérieur qu’est la philosophie -, énormément de choses qu’il dit, et il le dit d’ailleurs très bien, pourrait aussi bien s’appliquer à la psychanalyse, c’est-à-dire aux effets qui ne sont pas des effets simplement mondains de ce discours et de cette utilisation du discours analytique et de la doctrine, comme sociologie, réponse à tout, etc., voire style de vie : ça peut s’appliquer non seulement à la philosophie, mais à la psychanalyse. E ça fait perdre de vue au bout d’un certain temps, surtout dans certaines polémiques où on ne se fatigue pas beaucoup à produire ses raisons, combien on pourrait dire que le discours psychanalytique – mais ce n’est pas un concept de Lacan, c’est un concept de Deleuze – serait plutôt à mon avis un discours « mineur ». Justement pas un discours de maître : jamais de ton dominateur, jamais cette prétention à la référence universelle, mais au contraire ce qui fait l’essence même du discours analytique, c’est d’être la voix du reste refoulé. Mais c’est extrêmement sérieux de dire que discours analytique, c’est la voix du reste refoulé. Ce n’est pas du tout parce qu’on fait jouer dans les quatre discours qui étaient au tableau ce reste refoulé en position de maître, qu’on a le droit d’en parler sur le ton de la maîtrise. C’est fort difficile à cause de la tentation bien sûr du magistère, qui est une tentation dont l’imaginaire doit pouvoir être décrit comme un imaginaire sociologique, avec sa compacité propre. Dans la vie des groupes, et les choses ahurissantes que nous voyons en train de se produire dans les prises de positions d’analystes et d’associations d’analystes confrontés au réel de ce que c’est que les pouvoirs publics, la loi, les règlements sanitaires, c’est absolument extraordinaire de voir cet imaginaire professionnel dénié – on est tellement au-dessus de ça, quand on est psychanalyste, on est tellement des sujets confrontés à notre éthique, etc. ! -, de le voir réapparaître d’une manière aussi cruelle, et qui ridiculise à ce point les uns et les autres...

J’en viens, essayant de vous rappeler ça, et avec une grande inquiétude quant à la possibilité de continuer à pouvoir en parler l’année prochaine pour les raisons que je viens d’énoncer ici, j’en viens tant qu’on peut encore au point central de ce que j’amène maintenant sur le plan matériel, à cette reconstruction de la notion de Vorstellungsrepräsentanz chez Freud en terme de signifiant. Je vous rassure, je garde tout à fait à l’esprit, le thème de cette année, c’est-à-dire « le sujet et son acte ». Je l’ai dit au début, ça va vous paraître élémentaire, mais on est avec cette histoire-là, au cœur des intuitions de base de la psychanalyse, c’est-à-dire de ce dont il s’agit avec le refoulement, et avec l’essence de la cure, de quelque chose que Freud met en place pendant une bonne dizaine d’années quand il introduit la première topique et le concept de pulsion.

Pourquoi est-ce qu’il y a du refoulement ? C’est quoi, le but du refoulement ? C’est de faire taire l’affect désagréable. C’est l’affect qui est en cause. C’est-à-dire qu’on peut penser ce qu’on veut, mais surtout pas de déplaisir, et encore moins d’angoisse. Et quand je dis « on peut penser ce qu’on veut », c’est tout l’espace justement de « on peut penser n’importe quoi », pourvu que l’angoisse et l’affect soient tenus à distance. La pièce maîtresse de l’idée de refoulement, c’est donc qu’on pourrait séparer l’affect et la représentation, c’est qu’ils sont intrinsèquement séparables : il y a des représentations, il y a des affects. Le modèle de tout ça, vous le connaissez bien, c’est le rêve, dans la Traumdeutung : comment peut-on rêver, sans le moindre affect, de la mort de son père ? Et comment peut-on se retrouver littéralement fou d’angoisse devant une représentation entièrement anodine ? C’est pour ça que le rêve a cette fonction organisatrice pour Freud : c’est tout simplement que c’est le lieu où il doit bien se passer quelque chose qui est un travail psychique particulier, pour que des pensées anodines nous angoissent, et qu’au contraire des figurations de scènes qui devraient nous angoisser ne nous fassent rien du tout. Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui s’opère pour que cette dissociation ait lieu, et qu’est-ce qui est en cause ? Ce qui est en cause, je vous le rappelle, c’est cette chose absolument ahurissante dont Freud s’est aperçu, c’est que les rêves, on n’a pas besoin de les demander aux patients. Les gens se réveillent, les gens ont fait un rêve, et les gens apportent leurs rêves : « j’ai fait un rêve cette nuit ! ». Ce n’est pas une pratique sociale qui s’inculque, le récit du rêve : c’est que dans le transfert, tout à coup, on va apporter cette coupure-là.

Et là-dessus, à partir de ce point, cette idée de rêve, Freud va apporter autre chose, qui est une élaboration sur laquelle je ne vais pas faire trop d’histoire, qui est l’idée de pulsion. Il y a trois choses dans l’idée de pulsion qui nous retiennent. C’est que ça vient du corps. Ça ne vient pas de n’importe où, ça vient des orifices, y compris les yeux. Concevoir les yeux d’ailleurs comme un orifice, considérer que l’œil peut être une zone qui est mise en tension, mise en érection, ce n’est pas quelque chose d’absolument trivial. Quand Lacan dit que le regard, c’est ce qui évite le plus facilement la castration, ce n’est pas pour rien : c’est parce que l’œil, c’est ce qu’on a le plus de mal à concevoir comme un trou. D’ailleurs quand Œdipe se retrouve à Colonne avec les yeux crevés – et c’est le moment où il voit l’avenir -, Sophocle n’a pas raté la chose, c’est le moment le plus insoutenable de la pièce, quand il arrive sanglant avec les yeux qui ruissellent parce qu’il se les ait crevés, le plus beau morceau d’Œdipe à Colonne commence. L’œil crevé, c’est quelque chose de tout à fait particulier.

Ces orifices, c’est le lieu d’une jouissance pulsionnelle qui est toujours chez Freud, et c’est ce qui en fait le caractère torturant, jouissance supplémentaire : il y a le plaisir à sucer le sein, chez le nourrisson, et c’est ce plaisir à sucer le sein qui vient en plus du plaisir du nourrissement, qui est cherché en lui-même. Du plaisir au plaisir, qui fait qu’ensuite on va se promener la langue sur le palais pour la chatouiller, qu’on va s’embrasser, qu’on va fumer, qu’on va boire. Finalement, c’est le supplément qui va prendre la place de l’essentiel, d’une manière qui est radicalement un point d’asservissement à autrui. Chaque fois que Freud parle de cette espèce de stimulation pulsionnelle, c’est un corps qui porte la trace de l’Autre qu’il a perdu. Il ne va donc pouvoir retrouver chez l’Autre le point d’objet de jouissance, comme objet de jouissance perdue, que l’Autre a emporté avec lui, et que nous ne pouvons plus, dans la cigarette, le verre d’alcool ou un baiser, que chercher, mais qui est dans l’Autre, radicalement. Donc c’est un corps qui est l’Autre – « le corps c’est l’Autre », comme dit Lacan à la fin de sa vie -, c’est quelque chose d’aussi dramatique et inconcevable que cela.

Freud y met d’autres choses qui sont plutôt mises de côté par Lacan, et c’est ça qui va m’intéresser ce soir : il y met l’idée que dans la pulsion, il y a un travail psychique, un travail psychique qui implique qu’il y ait une certaine quantité. Quantité d’une énergie totalement mythologique, n’est-ce pas, dont on ne sait pas très bien de quoi il s’agit, et sur laquelle Lacan a tenté - Freud a laissé des choses assez obscures là-dessus – en utilisant des théorèmes de physique extrêmement obscur, d’essayer de penser une chose très particulière, c’est que cette quantité, dit Freud, est constante. Dans la biologie de l’époque de Freud, au 19ème siècle, l’idée d’une quantité constante dans un organisme est entièrement fantaisiste. Il ne faut pas le perdre de vue quand on parle du biologisme de Freud. Avec l’idée que dans un organisme il puisse y avoir une quantité constante, on est avant l’âge de l’information. L’idée qu’il puisse y avoir des constances qu’on peut retracer en biophysique dans un organisme, c’est extrêmement tardif, après la deuxième guerre mondiale au moins. Au contraire, la notion d’énergie qu’il y a dans la biologie du début du 19ème siècle, c’est une énergie qui va se perdre. C’est une énergie périssable, une sorte de vitalisme, quelque chose qui est voué à l’extinction. Pourtant, dit Freud, cette quantité est constante. C’est sur ça que Lacan spécule pour essayer de comprendre ce que veut dire Freud en insistant sur la dimension de constance, et en liquidant ce qui paraît être mythologique, qui est l’idée d’énergie.

Il y a une troisième chose qu’on oublie souvent, c’est que la pulsion est tout le temps inconsciente. Elle est fondamentalement inconsciente, et nous ne la connaissons que par des représentants. Or, ces représentants, ils sont doubles, chez Freud. C’est une représentation, une certaine figuration particulière, et puis un affect. Si la quantité de travail psychique de la pulsion est toujours inconsciente, l’affect, lui est toujours conscient. C’est un point assez énigmatique, parce que le facteur quantitatif de l’affect est le même que celui qui est dans la pulsion, mais la quantité qu’il y a dans la pulsion, Freud dit qu’elle est inconsciente, tandis que la quantité qu’il y a dans l’affect, elle, est toujours consciente.

Elle est liée en effet à des représentations. Mais ces représentations sont, elles, mobiles, fondamentalement déplaçables. Donc le Vorstellungsrepräsentanz c’est le représentant représentatif, c’est cette représentation qui est un représentant de quelque chose qui ne peut pas être représenté dans la conscience, qui est radicalement inconscient, et qui est la pulsion. C’est une sorte de jeu qui en français est très surprenante, parce qu’une représentation est à la fois une image et en même temps c’est un représentant au sens de « la chambre des représentants ».

Il ne faut surtout pas s’imaginer que Repräsentanz perde chez Freud sa dimension de représentant au sens de « la chambre des représentants ». Il y a un truc qui avait fait sursauté les lacaniens dans les années 70, c’est lorsque Lacan avait proposé d’élire un certain nombre de membres dans des commissions particulières de sa propre école, en adoptant un système de scrutin qui s’appelle « scrutin de Condorcet » qui avait paru complètement ahurissant aux gens, parce que ça consiste à leur demander de voter, et à faire en sorte que celui qui a le plus de voix passe au dernier rang. C’est un scrutin de liste, et celui qui a le plus de voix, celui que tout le monde veut, est mis au dernier rang ! Idée farfelue ! Mais cette idée farfelue est en réalité la manifestation d’un mécanisme de l’inconscient qui est cité dans la Traumdeutung, puisqu’une des opérations du refoulement consiste à faire que justement, une des opérations la plus investie, celle sur laquelle le plus d’investissements affectifs portent, pour qu’elle n’arrive pas à la conscience, est justement remplacée par celle qui la suit dans la liste. Et c’est un mécanisme de la distorsion onirique. Freud donne des exemples amusants dans lesquels on a l’impression que ce travail de représentation est comme une sorte de travail d’élection d’un processus psychique dans lequel des représentations qu’il ne faut pas connaître, dont on ne veut rien absolument rien savoir, qui sont bien évidemment celles qui sont les plus investies et sont repérées comme les plus investies, sont précisément à ce titre-là remplacées par celles qui les suivent. Vous voyez quel était le but de Lacan dans le choix de commissions qui devait choisir les psychanalystes : celui que tout le monde aime, c’est celui qui sert à ne pas penser à celui qu’on aime moins, mais dont on a en fait beaucoup plus besoin. Donc de faire en sorte que celui qui est juste en second, celui auquel on pense comme ça par accroc, se retrouve dans la position où il doit être, tandis que le plus investi va en queue de liste. Vous imaginez le supplice intellectuel de pratiquer une élection en sachant que si vous mettez trop en avant celui auquel vous pensez, il ne va pas être élu ! Mais si vous le mettez trop en arrière, il ne va pas être élu non plus. Et c’est par là que Lacan a essayé de jouer comme ça sur l’imaginaire de ses troupes de façon à faire apparaître ce qu’est un effet de groupe de la manière la plus crue, de la manière la plus immanquable…

On dit donc toujours que l’affect est conscient. C’est vrai qu’une des rares fois où Freud parle d’affect « inconscient », il met inconscient entre guillemets. Il veut dire par là qu’évidemment, si le refoulement de l’affect désagréable doit réussir, il faut bien qu’on ait réussi à ramener cet affect à un pur germe : c’est un petit fond d’angoisse, c’est ce qui subsiste. C’est le constat ordinaire : une analyse ne supprime pas l’angoisse. Ça supprime les  symptômes, mais ça ne supprime pas l’angoisse. Ça peut en tout cas la tasser jusqu’à un certain point, ne plus l’associer à certaines représentations. Or, tout ceci est paradoxal, cette idée d’affect ou conscient ou inconscient. Je vous dis pourquoi.

Quand on fait un relevé chez Freud des mots sentiment, émotion, affect, etc., on s’aperçoit qu’ils ne sont pas absolument interchangeables. Ce qui est un sentiment, chez Freud, électivement, c’est le plaisir et le déplaisir. Ça c’est du sentiment. En revanche, l’affect - et c’est ça qui est tout à fait paradoxal -, qui est une quantité, qui peut être ramené plus ou moins à un seuil epsilon, mais jamais absolument à zéro donc jamais inconscient, si vous voulez, n’est connaissable que par les représentations qui lui sont associées. Je voudrai vous faire sentir comment c’est extrêmement problématique, parce qu’à la fois on voit bien ce qu’il veut dire, mais il suffit de déplier ce qu’il veut dire pour voir qu’il y a un problème : c’est que cet affect doit être intrinsèquement séparable des représentations ; sinon, s’il n’est pas séparable des représentations, on ne voit pas comment on peut avoir un rêve dans lequel vous rêvez à la mort de votre enfant, et ça ne fait ni chaud ni froid, il tombe dans le vide, et vous regardez ça… Il n’est connaissable que par les représentations, et en même temps, ces représentations, intrinsèquement, pour expliquer ce qu’est le refoulement, ce que cachent les phobies…

C’est l’exemple de la gamine qui a peur des ballons qui éclatent tout simplement parce qu’en fait, chez elle, il y a sur le mur des toilettes une photo de sa mère enceinte prise par son père qui est médecin où on voit le demi-ventre de la mère, le père qui pose un stéthoscope dessus, et qui regarde justement la position où la petite fille est assise quand elle est sur son pot. Le déplacement de l’angoisse du ballon, au moment de la formation oedipienne centrale - d’où est-ce que viennent les gosses ? -, ça fait que maman a un grand ballon, que les ballons, ça pète, et c’est quoi l’existence de quelqu’un qui est dans quelque chose qui pète comme ça ? Donc, phobie, qui déplace un affect sur une image. Effectivement, la cure de cette fillette l’amenant à interroger pour une petite fille ce que c’est que de ne pas avoir de pénis, on convoque le père, et la petite fille de façon un peu surprenante baisse sa culotte et montre son sexe à son père, sans trop savoir ce qu’elle fait. Ça se termine bien, mais ça se termine toujours bien les phobies des enfants, ça fait partie de leur développement, parce que c’est justement l’entrée dans ce monde de substituabilité des représentations qui permet la gestion des affects. C’est difficile de dire qu’une phobie chez un enfant est très pathologique. Ça peut l’être, mais ça ne l’est pas toujours, c’est pour ça que c’est le fond de commerce des psychanalystes pour enfant – et il y a des gens qui ne veulent être que des psychanalyses pour enfant parce qu’on les guérit dans la plupart des cas. L’adulte, c’est autre chose.

Je reviens à ce paradoxe : l’affect n’est connu que par les représentations qui lui sont associées, et justement l’association est telle que la représentation doit toujours être détachable. Je vais revenir là-dessus parce que je pense que c’est un problème fondamental chez Freud, c’est la psychologie associationniste qu’il est en train de brasser et à laquelle il essaie désespérément de faire jouer un rôle dont sa clinique lui montre qu’il ne peut pas le jouer. L’appareil psychique freudien à la fin de la Traumdeutung est un moyen d’organiser tout cela, je vous l’avais dit la dernière fois, sous un paradigme fondamental qui est celui de l’action. Je reviens sur ce point parce que ça n’avait pas été extrêmement clair : au début, l’idée que l’affect coincé va se décharger en paroles, qu’on va enfin pouvoir faire coïncider la représentation avec le bon affect, et qu’ayant fait coïncider la représentation avec le bon affect, il va y avoir par une sorte de miracle hydraulique, une sorte d’écoulement du surplus de l’affect, et qu’au lieu de se coincer sous la forme d’une innervation hystérique dans le corps, par la production d’une représentation symbolique, l’affect va redescendre à un seuil tolérable. Ce que vous avez dans ce paradigme-là, le premier paradigme de Freud, ce qu’on appelle la cure cathartique - qui est une version sophistiquée du cri primal, en gros - c’est que ça se décharge : le supplément de charge se décharge.

Ce que vous avez dans le modèle de l’appareil psychique, c’est quelque chose qui est très difficile à percevoir, parce qu’évidemment lorsqu’on a traduit ces textes, on ignorait tout de ce qu’était la physiologie allemande et autrichienne de l’époque, et on avait donc l’impression que c’était une sorte de réflexologie comme on en avait à la fin du 19ème siècle en France : une sorte de mécanique mentale. On oublie toujours que pour un contemporain de Freud, un réflexe n’est justement pas un stimulus avec une réponse de manière mécanique. C’est pour ça que Goldstein est un Allemand, et que toute cette physiologie complexe de l’organisme total et de la critique de la réflexologie mécaniste va prendre place chez les auteurs de langue allemande – c’est la réflexologie française qui est critiquée, celle des médecins positivistes français, de Luys, etc.. Mais ce qu’on oublie, c’est que chez Freud, le véritable appareil psychique est celui qui produit des actions. Lorsqu’on stimule un organisme, il ne produit pas une décharge motrice : il produit une action adaptée. Si on mettait une mouche devant la grenouille, le fait que la langue de la grenouille jaillisse pour attraper la mouche, vous pouvez le décrire comme une sorte de mécanisme abstrait, mais c’est une description complètement idéologique qui n’était pas celle des neuphysiologistes de l’époque. Ce qu’ils pensaient, c’est que vous aviez une action, autrement dit une réponse coordonnée, articulée, avec une téléologie interne, à un stimulus extérieur. Pour que vous ayez un modèle mécaniste, il faut que vous vous retrouviez dans le behaviorisme à la Watson, avec une boîte noire dont on ne sait pas ce qu’il y a à l’intérieur, car on n’a que des entrées et des sorties. Et entre les deux, on ne doit pas savoir ce qu’il y a. Mais pour les neurophysiologistes de l’époque, bien sûr qu’il s’agit de savoir ce qu’il y a. Et ce qu’il y a, c’est que c’est une action organisée : un être vivant n’est justement pas un pur système cybernétique en ce sens-là, parce qu’il produit de l’action finalisée. Donc l’appareil psychique va complexifier les choses en faisant en sorte que la pulsion qui articule ensemble la tension de l’organisme, les représentations, l’objet, le but, etc., va être intégrée à un appareil qui produit des actions dans lesquelles il y a de l’intentionnalité. Et dans tout le bouquin que j’ai écrit sur la Traumdeutung, toute la fin s’efforce de rappeler que contrairement à ce que la traduction française fait croire très souvent - mais qui est peut-être moins sensible en allemand, je ne sais pas -, il ne s’agit surtout pas d’un appareil de réflexe ou d’une machine, il s’agit bien d’un truc vivant dans lequel ce qu’on essaie de décrire est une intentionnalité, et non un mécanisme.

Donc l’action est la visée d’un désir pulsionnel ordonné à la retrouvaille d’un objet perdu. Et ça c’est constant, c’est un schème organisateur, puisque dans le deuxième Freud, le deuil de l’objet d’amour est l’organisateur psychique fondamental de la subjectivité. Alors, quand on dit « le deuil de l’objet d’amour », tout de suite c’est intentionnel, c’est moral, il y a une histoire, on raconte, c’est l’objet que…, etc. Il ne faut surtout pas s’imaginer que l’appareil psychique de la première topique, celui qui ressemble le plus à des constructions pseudo-neurologiques ait jamais eu un autre but que de construire le système de ce deuil de l’objet d’amour. Dans l’essai que j’ai écrit – Comment l’inconscient est devenu sexuel – j’avais essayé de montrer, en avançant un peu par rapport à ces considérations sur l’appareil psychique et sur l’action, comment la pulsion s’intègre à ces systèmes intentionnels de l’action.

Je vous rappelle que le critère de ce que Freud appelle le désir, tient dans une formule très simple : c’est que ce que je désire, ce n’est pas difficile à identifier, c’est ce que je ne veux surtout. C’est ça le désir : c’est ce que je ne veux surtout pas. Le problème, c’est que ça revient, c’est que je ne peux pas m’empêcher d’y penser, et que « plus j’y pense, plus il faut bien que je m’en aperçoive que j’en ai envie » s’impose à moi. « Ce que je désire, c’est ce que je ne veux surtout pas », c’est ce qui met l’accent sur le fait que le critère freudien du désir est que le désir est indésirable, c’est qu’on n’en veut pas, c’est qu’on ferait n’importe quoi pour ne pas l’avoir. Et que néanmoins, on ne peut pas, comme Freud le fait remarquer avec la pulsion, fuir le danger que représente ce désir indésirable. Vous ne pouvez pas sortir de votre corps, sauf évidemment à vous jeter par la fenêtre, c’est-à-dire vous rejoindre dans le vide. Mais ce n’est pas pour rien que Lacan donne une telle portée à ce que c’est que se défenestrer, c’est-à-dire à sortir du cadre, à sortir de cadre au sens strict, puisque lorsque le mélancolique se jette pour de bon par la fenêtre, ça peut être extemporané : le type se lève du lit et se jette du 17ème étage, ça s’est vu dans un hôpital, alors que vous venez juste de terminer votre phrase. Cette sortie du cadre, sans pensée, c’est une illustration du caractère radical de ce que c’est que réellement que je ne peux pas fuir ma pulsion, elle est dedans. Donc si je la fuis, je me jette par la fenêtre. Et je suis intimement sûr que la défenestration est un type de suicide dont on pourrait faire l’histoire et dont on pourrait montrer que ça correspond à des représentations de la mort qui sont particulières dans l’histoire. Ce n’est pas pour rien que défenestration et pendaison sont les deux issues des mélancoliques, et ça serait très intéressant de voir comment dans d’autres époques de l’histoire, les mélancoliques ont mis fin à leur jour, car ça serait très instructif sur la topologie sociale de la perception du soi. Donc ce que je désire, c’est ce que je ne veux surtout pas, c’est le désir indésirable au moi et à la conscience. Evidemment, c’est ce qui contredit nos idéaux d’amour, de performance, de bienveillance, etc. Alors, comment est-ce que là-dedans, je m’efforce de glisser la notion de pulsion ?

Je vous ferai remarquer que dans les textes de Widlöcher dont j’ai parlé la dernière fois, Widlöcher ne veut plus entendre parler de pulsion, et veut la remplacer par une théorie de l’action en un sens naturalisé, cognitiviste, parce que pour lui on ne pourra jamais économiser dans la notion de pulsion l’horrible idée de quantité biologique, totalement imaginaire, voire contraire aux aspirations scientifiques héritées de Freud, si l’on veut conserver leur contenu scientifique. Donc il faut donc remplacer la notion de pulsion par la notion d’action et d’intentionnalité conçue comme une sorte d’effort, de mise en acte, etc.

Avant d’en venir à ces extrémités, comment ça s’articule ? Vous avez une zone du corps, un orifice, et la quantité. C’est cette même quantité qui est du côté de l’affect : il n’y a pas de pulsion si vous n’avez pas de trous dans le corps. C’est ça qui fait le point anthropologiquement factuel : il y a des organes génitaux, il y a une bouche, des oreilles, un anus, des yeux… Curieusement, il n’y a pas de narines, ce n’est pas n’importe quel trou non plus. C’est intéressant qu’il n’y ait pas de narines, parce que vous savez que chez Freud l’idée de l’odeur et de suppression de l’odeur donne lieu à des élaborations assez cocasses… mais toujours est-il que ce n’est pas un certain type de trou. Chacun de ces types de trous sont en relation avec des types d’objets. C’est-à-dire que les objets pulsionnels sont toujours des choses qui se détachent de ces trous. Evidemment, de la bouche se détache la voix, du sein le lait, etc. Ce qui est intéressant, c’est de penser que le regard est considéré comme un objet qui se détache du corps, chez Lacan mais aussi chez Freud. Et puis vous avez un but.

Ce but m’intéresse beaucoup, parce que la dernière fois, j’avais beaucoup travaillé sur la grammaire du verbe désirer : il y a désirer un objet, et désirer que. Je vous ferai remarquer qu’il est absolument impossible de parler du but pulsionnel autrement qu’en utilisant des verbes à complétives : je veux que (ceci arrive), je veux que (l’objet serve à cela). La grammaire des verbes de désir, de demande, de souhait, etc. implique chaque fois que vous utilisez le but, d’avoir recours à des complétives. En revanche, vous avez des constructions objectives ou objectales, des compléments d’objet pour la dimension d’objet des désirs : le désir du regard de l’autre, etc. Je trouve cela très important, parce qu’on est dans une substance beaucoup plus verbale qu’on imagine, avec la théorie de la pulsion. Les verbes dans lesquels s’exprime le travail de la pulsion sont des verbes à double construction, ce sont des verbes qui ont une construction à complément d’objet direct, et des constructions à complétives : « je demande de l’amour pour que telle et telle chose m’arrive… ». Voyez ? C’est extrêmement important de sentir que lorsque Freud décrit quelque chose qui est de l’ordre du pulsionnel, vous n’avez pas simplement ce qu’on raconte toujours sur le fait que c’est se faire faire, des espèces de verbes à la voie moyenne. Ce sont des verbes qui sont à la voie moyenne parce qu’ils ont cette espèce de double construction avec l’objet et la complétive. Ce que j’ai proposer de concevoir, c’est qu’en fait effectivement, il y a une intentionnalité particulière dans la pulsion, qui permet de la penser comme mise en acte ou action : c’est que vous avez toute une partie de la pulsion qui est matérielle. Et vous avez une partie représentationnelle que j’ai plutôt appelée une partie propositionnelle. Autrement dit, effectivement, il faut qu’il y ait du corps, il faut qu’il y ait du trou, mais il faut aussi qu’on ait cet équipement verbal très particulier avec des verbes dont la construction peut être désir d’un objet et désir que. Ceci implique très probablement, et ça ce sont des recherches que je n’ai pas menées à bien, et quand on y regarde en détail, qui sont extrêmement difficiles à faire, ça impliquerait une élucidation grammaticale de ce que c’est que les verbes de désir, de souhait, etc., les verbes en question, dans leur construction propre dont je vous donnerai finalement une illustration très ponctuelle sur un affect spécial, mais vous avez là un espace entièrement original de recherche logique et linguistique, absolument indépendant de ce que Lacan raconte sur le signifiant et les associations d’affects avec le signifiant ou avec la rhétorique, c’est entièrement différent de question la rhétorique, car c’est une question d’emploi de la grammaire logique des verbes de désir et des verbes d’affect. C’est un espace entièrement original qui s’ouvre ici, dont je vous donnerai une petite idée, parce que ça n’est ni dans Freud ni dans Lacan, à quoi ça peut ressembler et surtout en quoi cliniquement ça peut intéresser quelqu’un.

Remarquez en tout cas sur ce que j’ai mis au tableau : d’où ? par quoi ? combien ? quoi et que ? : c’est qu’il n’y a pas de qui ? Il n’y a pas de sujet de la pulsion.

C’est un des trucs les plus déboussolants, et qui rend bien difficile à Widlöcher de penser qu’il aurait mieux fait, le pauvre Freud, de parler d’une action plutôt que d’une pulsion – sorte d’action enracinée dans le biologique -, c’est qu’il n’y a pas de sujet. Qu’une pulsion soit sans sujet, et que justement là où ça était je dois advenir, et que le sujet y va venir dans un temps essentiellement second par rapport à la pulsion – il y a d’abord la pulsion, que ça vous plaise ou pas, puis ensuite il y a le sujet. Mais il est important de montrer qu’on n’a pas besoin d’avoir – et c’est ça qui à mon avis est une grande difficulté conceptuelle – de penser ces espèces d’actions, d’actes, et éventuellement de passages à l’acte comme quand quelqu’un se jette par la fenêtre – en oubliant pas que ce n’est pas quelqu’un qui se jette par la fenêtre, mais que ça se jette par la fenêtre. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de sujet, il n’y a pas je me jette par la fenêtre, ce qui fait pour ceux qui travaillent dans des services et qui l’ont vu, que le suicide du mélancoliques, ce n’est pas je me suicide : c’est ça se suicide. C’est absolument épouvantable en ce sens-là parce qu’il n’y aura jamais de rattrapage. Et pour les suicidés qui échappent, c’est extrêmement impressionnant de voir que le je se construit carrément sur le débris, sur le corps mutilé de la chute par la fenêtre, sur le presque cadavre qu’on a dépendu, voire dans une situation terrible qui m’avait été racontée, d’un type qui s’est tiré une balle dans la tempe, qui ne s’était pas tué, mais qui s’est sectionné les nerfs optiques. Eh bien, sa mélancolie est partie, et pas parce que ça lui a fait un choc, mais parce qu’avec le reste, avec le reste du suicide, il peut y avoir de quoi dire je.

C’est le type de torsion auquel Freud essaie de nous inviter à penser : justement il n’y a pas de sujet de la pulsion. Bien que la pulsion ait un objet, qu’elle ait des buts déplaçables, qu’elle ait des zones du corps… on a presque l’impression qu’on va avoir de quoi dire qu’il y a un agent qui fait quelque chose. Eh bien non, il n’y a pas de qui, et ça viendra toujours en un temps second.

Je reprends sur ces bases-là ce que je vous avais dit la dernière fois sur le rêve de la belle bouchère chez Lacan, car c’est là qu’a lieu l’opération magique de réécriture en terme de signifiant de toute cette logique des représentants de la pulsion. L’analyse n’a effectivement affaire qu’à ça, qu’à des Vorstellungsrepräsentanz. Ecouter quelqu’un en analyse, ce n’est pas écouter ce qu’il raconte, c’est écouter ce qu’il se représente de la pulsion dans ce qu’il nie. Point barre. C’est-à-dire, avec la cruauté et le caractère inhumain que ça peut représenter quelque fois, de voir par quel trou ça souffre, ça pleure, etc., quelles sont littéralement les tensions qui viennent tenter de se figurer, comment ces affects qui passent dans les paroles et la voix viennent chercher dans le rêve ces déplacements essentiellement significatifs, jusqu’à ce que quelqu’un puisse arriver à trouver ce lest très particulier du point auquel il en revient toujours, de ce autour de quoi il tourne, et qui est son point d’organisation pulsionnel, que ça lui plaise ou pas. Ce sur quoi ensuite, en un deuxième temps, éventuellement, il pourra dire je au lieu d’être traversé, agi par ces puissances étranges. Donc en introduisant la notion de signifiant, il serait complètement candide de s’imaginer que Freud aurait été déshumanisé, mécanicisé par une sorte de théorie linguistique inhumaine, cybernétique, etc. Ecouter le Vorstellungsrepräsentanz ou bien écouter le signifiant, ça n’a rien de plus gratifiant pour le moi. L’écoute analytique n’a strictement rien de sympathique, à cet égard.

Ce que Freud laisse à Lacan, c’est qu’il y a une labilité essentielle de l’objet représenté. Vous l’avez vu dans le rêve de la belle bouchère, comment on passe du saumon fumé au caviar, comment s’opère l’identification hystérique dans le rêve de la belle bouchère. Je ne vous le raconte pas à nouveau, je vous rappelle juste le cœur de l’argument. C’est qu’avec la notion de signifiant, on peut penser cette substitution sur le mode d’une métaphore. Dans le rêve, il y a une activité métaphorique. Se mettre à la place de, c’est quelque chose qui est médié, où le désir de saumon fumé de l’amie de la belle bouchère sert de support identificatoire au désir de caviar de la bouchère. Il sert de désir identificatoire parce que ce désir de saumon fumé représente chez l’amie le désir de saumon fumé de se refuser quelque chose pour rester maigre, tandis que le désir de caviar pour la bouchère, c’est qu’elle ne veut pas que son mari lui offre le petit pain au caviar du matin, elle veut que ce désir reste insatisfait, elle veut que ce soit un désir qui reste insatisfait, et c’est ce que j’ai noté de symétrique, c’est le désir de se refuser de se refuser quelque chose chez l’une qui correspond au désir de se refuser à quelqu’un chez l’autre. Se refuser à quelqu’un pourquoi ? Tout simplement pour que le mari de la belle bouchère continue à désirer la belle bouchère.

 

(désir de) saumon fumé                                (désir de) caviar

désir de rester maigre                                  désir d’avoir un désir insatisfait

(de se refuser quelque chose)                           (de se refuser à quelqu’un ?)

 

 

Ce qui me paraît important avec ces verbes, refuser, etc., ce n’est pas tellement la Versagung au sens freudien de la frustration – c’est pour ça que je parlais de la traduction de Versagung par refusement de Laplanche. Parce que le refusement c’est précisément que dans l’opération de refusement, l’autre se refuse, et se refusant il s’institue comme l’objet d’une valeur absolument infinie qui va capter l’imaginaire.

Or, on l’a vu, il est extrêmement difficile de traiter déjà ça en terme de signifiant. Ce sont des expressions propositionnelles. C’est donc une erreur de traiter refus en oubliant qu’il y a des constructions comme se refuser à quelqu’un, refuser quelque chose, refuser quelque chose à quelqu’un, mais pas se refuser quelque chose à quelqu’un. Car ça, ce n’est pas possible, en oubliant qu’il y a des dispositifs d’emboîtement propositionnels, des structures intentionnelles, des rapports particuliers aux objets, une grammaire du désir, qui est essentielle à préserver, bref, une grammaire logique des verbes de désir.

L’objection fondamentale de Descombes, que j’avais développée, consiste à dire qu’il y a une entourloupe chez Lacan qui consiste justement à enlever « désir de », c’est-à-dire enlever « désir de » qui est un « désir que », parce que c’est le désir « que je reste maigre » - ça indique le but, tandis qu’ici ça indique l’objet – à se servir de la représentation de but de la pulsion – le désir « que je reste » - en le traitant comme le désir « de », le désir objectal, ou d’un objet (de saumon). Moyennant quoi on peut enlever « saumon fumé » et lui substituer « caviar », comme si c’était une métaphore où l’on remplace un signifiant par un autre – du type « la terre est bleue comme une orange », « sa gerbe n’était point haineuse ni avare ». Moyennant quoi, dans cette opération métaphorique, ce qui est totalement perdu, c’est la structure propositionnelle du désir, c’est l’architecture propositionnelle du désir. On traite le désir en le ramenant à l’objet, l’objet est pris simplement comme un signifiant, on le permute, ça conserve les effets de sens et ça les déplace, mais toute l’architecture propositionnelle du désir est perdue. Et Descombes de conclure : cette opération-là introduit en fait une confusion noire dans ce qui est en cause dans le texte de Freud, et montre bien qu’en réalité, le recours à la notion de signifiant pour penser le désir, donc l’ensemble de la vie affective, la grammaire des affects, est entièrement catastrophique. Or, ce qui comptait, évidemment, ce n’est pas simplement le jeu des représentations imaginaires, c’est le fait qu’une fois qu’on a fait ses permutations du caviar et du saumon, on est censé avoir conservé non pas des purs effets de signifiés, mais des désirs, qui ont des structures, qui sont des désirs qui ont des objets, des buts, etc.

Je crois qu’on ne peut pas faire à Lacan des objections plus massives, plus radicales, sur – comme dit Descombes – sa philosophie du langage, c’est-à-dire sur ce qu’il essaie d’attraper. Il attrape certainement des choses : je ne nie pas qu’il y ait des effets de signifiants. Mais est-ce que ces effets de signifiants sont adéquats à ce qu’il y a à capter ? Ça a des conséquences très graves, puisque comme le conclut Descombes, il est impossible de faire du sujet désirant, du sujet qui désire que, l’effet d’un déplacement métaphorique des représentations du désiré (caviar et saumon). Ça devient impossible dans ce cadre-là : il est perdu, le sujet désirant. C’est complètement nominal ce qu’il reste du sujet. Or, si vous enlevez le principe même du dispositif, si un sujet ce n’est plus ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant – la formule canonique de Lacan – alors il ne reste plus rien de Lacan, et Descombes se frotte les mains, on peut passer à autre chose.

Donc Lacan, conclut Descombes, dit n’importe quoi, et l’énoncé « un sujet représente un signifiant pour un autre signifiant » est faux.

Alors évidemment,  Widlöcher veut bien qu’on aille jusqu’à un certain point, mais pas trop loin non plus ! Il dit que l’appareil psychique – là où il y a des affects et des pulsions, etc. - est chez Lacan indûment réduit à un appareil linguistique. Alors pourquoi est-ce que je me suis intéressé à Widlöcher qui n’est quand même pas un foudre de guerre sur le plan de la théorie psychanalytique ?

C’est parce que chez Widlöcher, justement parce que ce n’est pas quelqu’un qui a des prétentions à la ruse théorique, vous avez une manifestation très claire de bon sens de ce qui ne va pas dans la théorie de Lacan, et au fond - comme c’est un patient de Lacan, qui a été analysé par Lacan qu’il a quitté avec beaucoup de douleurs, qui n’en n’a jamais parlé avec méchanceté au moment des scissions en 53 -, vous avez in statu nascendi la nature même de la polémique psychanalytique contemporaine entre lacaniens et anti-lacaniens, ce qui ne passe pas et comment il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans. C’est que c’est très vrai : on passe très vite chez Lacan de l’idée d’un « défilé » du signifiant – c’est-à-dire qu’il y a des représentations, des images, des systèmes d’assonances qui sont récurrentes, constantes, dans une cure, qui reviennent et par lesquels le désir, comme à travers d’une ornière, repasse sans cesse – à l’idée d’une « contrainte signifiante » telle qu’elle ressemblerait à un déterminisme où au fond ce serait comme une sorte de mécanique combinatoire des signifiants qui d’une manière entièrement formelle, voire quasi mathématisable, déclencherait et déplacerait des positions subjectives. C’est la base de toutes les critiques qui reposent sur l’idée que chez Lacan il n’y a plus d’affects, plus de pulsions, parce que le signifiant a tout mangé.

Et l’important, c’est pour ça que je parle de Descombes et Widlöcher, c’est qu’il ne s’agit pas de l’argument inepte comme quoi il n’y a plus de vécu : c’est une question de philosophie du langage, c’est-à-dire : est-ce qu’on peut traiter la manière dont on parle du désir, la grammaire logique des verbes d’affect et des verbes de désir, dans le cadre d’une théorie du signifiant ? Le problème, même si ça déplaît fortement à bon nombre de psychanalystes, n’est pas un problème clinique : c’est le problème de la philosophie du langage qui est mobilisée pour cerner les phénomènes cliniques, pour cerner ce qui, en eux, est « mental ».

Est-ce qu’on va utiliser, par exemple la tradition aristotélicienne - puisque c’est dans la rhétorique qu’Aristote parle des affects : le rhéteur, c’est celui qui crée de l’enthousiasme, qui crée de la joie, etc. –, et donc une rhétorique qui va se confier par là au signifiant, ou bien est-ce qu’on va se confier à une analyse logique de type moral – par exemple de ce que sont les sentiments moraux dans la tradition humienne, par exemple, avec la question de savoir ce que c’est que la honte, l’orgueil, la vanité, etc., en essayant de comprendre comment on se sert de ces verbes-là, dans quel contexte, dans quel emploi, etc., ce qui n’est pas du tout une analyse de type rhétorique, mais une analyse conceptuelle dans la tradition logique.

Widlöcher pense, à juste titre, que ça a les conséquences les plus graves sur la cure, sur l’interprétation, sur le transfert. Si vous n’acceptez pas le primat du signifiant au sens de Lacan – il l’explique très bien dans Les nouvelles cartes de la psychanalyse -, je vous le décline sur quelques points.

Le transfert, chez Lacan, ne se conçoit que dans un effet d’adresse à l’Autre : c’est à l’Autre qu’on parle. Et cette relation est radicalement asymétrique : il y a une disparité, il y a même plus qu’une disparité. Le mot disparité est essentiel : ce n’est pas uniquement le truc psychologique de la non-réciprocité, c’est-à-dire le fait qu’on ne tend pas toujours un kleenex à un patient qui pleure, mais c’est la condition même du fait qu’il y a un Autre auquel de la parole s’adresse. Autre qui est le destinataire de la demande, et en même temps, étant destinataire de la demande, qui est celui qu’on appréhende que comme le trésor ou le stock de signifiants primordiaux et qu’on retrouve inconsciemment. Autrement dit, on ne s’adresse pas à l’Autre sans identifier d’entrée de jeu qu’il a des traits du père, de la mère, du frère jumeau, du rival, etc. C’est dans cette espèce d’ambiguïté formidable où l’Autre auquel on s’adresse est en même temps le trésor des signifiants fondamentaux qui vont immédiatement être repérés chez lui comme la condition même sous laquelle et pour laquelle on s’adresse à lui, qu’on va chez lui rechercher séances après séances dans une démarche de plus en plus régressives, c’est-à-dire dans une redescente aux demandes les plus intenses et les plus refoulées, avec quels signifiants, avec quelles représentations fondamentales, la pulsion peut réussir à se dire. C’est dans cette ambiguïté, dans ce double jeu de l’Autre comme destinataire et de l’Autre comme trésor même des signifiants qui vont émerger régressivement, que se construit le paradigme, le cadre analytique lacanien. Evidemment, le psychanalyste voit pour chaque patient de quoi il est jugé dépositaire, avec évidemment aussi les effets d’impasses qui en découlent, mais qui sont simplement ceux qui dans sa propre expérience, éventuellement dans son propre inconscient et les manifestations de son inconscient lui démontrent nettement par quels défilés le désir, la libido des patients, sont contraints de passer quand ils parlent.

Ce qui est intéressant chez Widlöcher, c’est que comme il y a une récusation absolue de l’idée que le cadre est linguistique, ou que le cadre est fondamentalement langagier et qu’il repose sur l’adresse, eh bien,il récuse également l’idée de disparité, d’asymétrie radicale dans le transfert. C’est la racine de l’idée que la qualité fondamentale de l’analyste dans cette façon de voir la psychanalyse, c’est l’opposé du maintien de la disparité et de l’asymétrie : c’est l’empathie.

C’est une empathie qu’avec son bon sens efficace Widlöcher appelle « la co-pensée ». Autrement dit, la façon dont le praticien pourrait construire une sorte de cadre d’intentions latentes qui lui permettrait de recevoir précisément les investissements pulsionnels de son patient. C’est pourquoi il en vient à dire que la séance parfaite, est celle où les deux se taisent. Il le dit textuellement. D’ailleurs, ce n’est pas si stupide que ça, je pense que vous avez tous fait l’expérience du fait qu’il y a des silences qui ont des qualités particulières en analyse. Mais le problème est effectivement de savoir ce qui se joue dans ces silences. Il y a des qualités de silence extrêmement fortes. La séance parfaite est donc pour Widlöcher, le moment où justement la libération pulsionnelle serait possible avec un Autre qui accueillerait cette libération pulsionnelle en la rendant justement possible, en défaisant l’obstacle, l’idée qu’il n’y a pas d’accueil, qu’il n’y a pas de réception, ou « pas de mots pour ça ».

Ça a des conséquences extrêmement aiguës sur l’interprétation : c’est que le critère de l’interprétation, ce n’est pas du tout le déplacement, ce n’est pas de faire en sorte que ce dans quoi quelqu’un peut être pris de manière circulaire et répétitive, puisse par un travail de symbolisation - et de production autonome qui intègre par exemple la sublimation -, produire de nouveaux signifiants. Si vous êtes logique avec la position anti-lacanienne, l’interprétation est pure « communication d’insight ». Ça consiste à faire que l’autre puisse se voir comme il ne s’était jamais vu dans un échange qui lui-même reste entièrement silencieux.

Et dernier point, qui je crois vous montre ce qu’est le clivage qu’introduit Lacan dans la conception de la psychanalyse (parce que ce que vous êtes en train d’entendre, ce n’est pas Widlöcher, bien sûr, c’est Ferenczi !) : c’est que le fantasme est endogène, il n’a pas de signification. Le fantasme, c’est cette espèce de mise en image originaire qui va ensuite s’énoncer, se décrire de différentes facettes, etc., mais qui en lui-même n’a pas de signification, parce qu’il est en lui-même une sorte de pure image interne non référentielle, sans signification, sans visée aucune, et qui est non pas de l’ordre d’un énoncé, mais qui est toujours dans l’énonciation, dans l’acte même de dire, qui est une sorte de forme imaginaire interne, spécifique à chaque individu, qui va mouler en quelque sorte préalablement tout ce qu’il va pouvoir en dire au niveau de l’énoncé. C’est-à-dire que le fantasme est une disposition des intentions latentes, une sorte de stabilité des intentions latentes qu’on retrouvera toujours et qu’on peut plus ou moins imaginer. Vous voyez au contraire que lorsque Lacan insiste sur cette chose extrêmement profonde parce que ça a des conséquences les plus graves sur ce qu’on appelle la fin de la cure – non pas la dernière séance, mais la possibilité qu’une cure se termine – c’est que si un fantasme, dit Lacan, a une signification, alors on peut dire des choses très précises, mais pas forcément très intelligentes ou très belles, sur le fantasme. On peut le dire, on peut dire le fantasme, car il est pris dans ce registre qui est celui de la signification.

J’ai parlé de Ferenczi. Par tout un ensemble de médiations, par Ricoeur, Mélanie Klein, par Rosenfeld, Betty Joseph - les néo-kleiniens anglais dont j’ai parlé tout à l’heure -, vous reconnaissez aujourd’hui ces deux façons de faire de l’analyse. Ces deux façons de faire de l’analyse commandent quoi ? Elles commandent – et c’est ce pourquoi je ne suis pas loin du thème de cette année – un acte analytique : ce sont des actes tout à fait différents, des prises de position extrêmement différentes qu’on va avoir devant les patients selon qu’on est d’un côté ou de l’autre.

Il ne faut pas s’imaginer qu’il s’agit là simplement de ce qu’on a un peu tendance à croire chez un certain nombre de lacaniens, c’est que ces pauvres gens sont englués dans le contre-transfert, et qu’ils prennent leurs réactions à ce que disent les patients comme des choses qui comptent en analyse au lieu de les interpréter comme des résistances, bref que ce sont des croûtes et qu’ils n’ont rien compris au film. On voit ça : j’ai lu des textes hallucinants de mépris de praticiens lacaniens pour quelque chose qui, vous le voyez bien, se situe au cœur du problème. Ça va très loin. Tout ça est entièrement déductible de ce que je vous ai dit tout à l’heure, du problème de ce qu’est un désir, et du rapport au signifiant. Le ressort de ça, je crois qu’on le voit très bien chez les néo-kleiniens anglais qui ne sont même pas traduit en français je crois. Si vous lisez par exemple Betty Joseph, l’usage actuel de ce que Betty Joseph appelle l’identification projective, c’est exactement chez les kleiniens cette espèce de position entièrement systématique, totalement lucide, complètement assumée, de ce que Widlöcher nomme avec beaucoup plus de clarté et de transparence, mais au fond c’est ça. L’identification projective, non pas comme contre-transfert, comme simple résistance à ce que le patient dit, mais comme accueil libérant de la pulsion refoulée chez l’autre, sur un mode qui fait une part au préverbal, et donc aux manifestations corporelles, aux actes, aux intoxications, aux addictions, aux phénomènes borderlines (les blancs, les hallucinations en séance) - les néo-kleiniens sont des gens qui accueillent des patients d’une gravité ahurissante, des gens dont on dit que leur place est à l’hôpital, en France - ils les accueillent précisément sur la base qu’il y a une position de l’analyste possible, celle de l’identification projective, qui va réussir à donner aux patients qu’ils appellent borderline une place dans la relation analytique là où bien évidemment, avec ces patients-là, et c’est une expérience bien connue des praticiens lacaniens, il vaut mieux ne pas trop jouer sur la disparité dans le transfert, parce que si vous vous présentez trop comme un Autre avec ces patients-là, vous déclenchez la persécution à coup sûr. Et précisément parce qu’ils ne sont pas dans ce registre et dans cette conception du transfert, les voilà avec un certain type de patients dont vous auriez bien du mal à trouver la description dans la clinique lacanienne publiée, ces borderlines extrêmes et ces pathologies narcissique dans la filiation de Ferenczi, où il y a ces points de fissure où il faut par identification projective construire des cadres de soutien thérapeutique extrêmement porteurs, extrêmement empathiques, qui supportent des décharges d’agressivité, des insultes, des passages à l’acte, des intoxications, des phénomènes d’une gravité qui donnent sa dimension particulière au néo-kleinisme contemporain. Ce sont des gens qui sont des thérapeutes, chez qui la dimension thérapeutique du traitement compte beaucoup.

Voilà un peu pourquoi vous pouvez arriver à partir d’une analyse un peu précise de ce qui est en cause, et de ce qui est perdu dans l’opération de traduction de Vorstellungsrepräsentanz chez Freud, comme signifiant, à une sorte de divide, comme on dit en anglais, à une « ligne de partage des eaux » de la psychanalyse contemporaine. C’est vraiment la ligne de partage des eaux, parce que la cohérence des pratiques qui s’opposent est entièrement décidée d’un côté ou de l’autre : appareil psychique identifié à l’appareil linguistique ou radicalement distingué.

Est-ce qu’il y a du psychique, de l’affect et du pulsionnel, comme dit Widlöcher, de l’intentionnalité latente ou est-ce que le cadre ultime est l’adresse à l’Autre, le transfert et la découverte des signifiants fondamentaux auxquels le désir est ordonné ? Il va de soi que l’enjeu est clinique. Ce n’est pas pour rien que j’ai parlé de Ferenczi.

Je voudrais parler d’un patient dont j’ai déjà parlé, qui est un de ces patients qui permet de voir comment on peut danser sur plus d’un pied, et éventuellement voir ce que nous pouvons faire. C’est un de ces fameux patients dont l’existence est parfois niée par beaucoup de praticiens éminents de tradition lacanienne, qui sont ceux qu’on appelle des patients « narcissiques ». Le narcissisme dont il s’agit, dans la terminologie en vigueur, n’est bien évidemment pas le narcissisme du stade du miroir : c’est le narcissisme du Freud de la libido d’objet et de la libido du moi, c’est-à-dire ce narcissisme de la boule palpitante, cette espèce de noyau ultime auquel le psychotique revient, ce qui rend son comportement essentiellement autistique, son incapacité à investir sur un autre mode qu’hallucinatoire les objets du monde extérieur parce que partout il n’est question que de son corps et de son narcissisme. C’est le narcissisme au sens du président Schreber. Ce narcissisme de complétude, qui est dans une extraordinaire difficulté d’investissement objectal, ce narcissisme dont la pathologie fondamentale est la dépression essentielle dans son versant d’effondrement, de faiblesse, est quelque chose qui m’est apparu lentement d’un patient dont je vous ai déjà parlé, et que j’avais décrit à l’époque comme névrosé obsessionnel.

Ce patient, je l’avais appelé monsieur D. C’est un patient qui a maintenant 57 ans, qui est en invalidité pour des inhibitions extensives : des angoisses, un épuisement neurasthénique avec des attaques de sommeil. C’est un patient qui venait à sa séance, puis qui ruminait de manière obsessionnelle de façon intense ce qui s’était dit et ce que je lui avais dit - puisque j’ai toujours pris les choses avec lui de manière thérapeutique -, qui s’endormait à trois heures du matin, épuisé par ses ruminations, qui sortait du sommeil à six heures du soir, prenait le métro pour revenir me voir, faisait sa séance, la ruminait jusqu’à trois heures du matin, etc., qui pendant des mois, était pris dans ce cycle de rumination et de mentisme lié à la séance avec des effondrements dans le sommeil complètement incroyables. A cela s’ajoute une hypocondrie tenaillante et un mentisme moral accusatoire féroce et virulent, un « bruit de fond » permanent désormais passé, mais qui pendant un certain nombre de mois l’obligeait à mettre la radio la nuit pour ne pas s’entendre penser « t’es pas malade, tu fais semblant, tu n’es qu’une pourriture, tu voles l’argent des gens, tu te prends pour un malade, etc. », et pour que des paroles intéressantes remplacent ce mentisme qui était un ensemble de propos moralisateurs, de proverbes qui le laissaient crucifié d’impuissance, issus de sa grand-tante maternelle. Etait progressivement apparue au décours de cette analyse de ce que j’avais au début pris comme une sorte de neurasthénie du 19ème siècle, une névrose obsessionnelle grave, les tableaux typiques des névroses obsessionnelles chez les personnes assez âgées, dont vous avez chez André Green le tableau frappant dans son article de l’Encyclopédie médico-chirurgicale, et je l’avais traité sur un mode oedipien, parce que, de fait, était apparu progressivement avec les associations tout un mécanisme de dette au père, de vœu de mort du père – père mort d’ailleurs pendant l’analyse – et d’une emprise maternelle extrême. C’est quelqu’un qui jusqu’à l’âge de 20 ans s’est endormi avec la tête sur les genoux de sa mère, avec comme ça une captation incroyable dans un réseau oedipien.

Mais des nuances importantes sont apparues, qui vous allez le voir, aussi bien dans le transfert que dans le symptôme, permettent de repérer là-dedans ce que les kleiniens, ou Green dans une tradition qui est plutôt bionienne ou winicottienne, appellent le « narcissisme moral ».

Dans le petit mot que je vous ai donné sur internet, je vous donne les références du chapitre sur le narcissisme moral dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Il y a bien sûr des éléments transférentiels de la série obsessionnelle : je suis appelé à garantir la maladie – s’il vient me voir c’est qu’il est bien malade, s’il est bien malade c’est qu’il ne ment pas, c’est qu’il a donc bien le droit d’aller au boulot, etc. En même temps, je suis protégé contre mon impuissance qui m’est constamment rapportée, avec évidemment chez moi la production en série d’affects du genre découragement, énervement, etc., qui sont des pièces essentielles du dispositif. Mais d’un autre côté, et c’est là qu’on est plutôt du côté du narcissisme moral, ce patient immobile sur le divan, il n’a commencé à se gratter avec un petit bouton de chemise sur la poitrine qu’il y a un an, dont le flux monocorde a une fonction hypnotique, qui vise littéralement à m’endormir, c’est-à-dire que je suis la mère qu’on endort. Le fait qu’il préfère positivement la souffrance à l’insight, et qu’il a cette pratique si bien repérée par Winnicott que toute interprétation que je peux apporter, voire toute intervention est systématiquement retournée – il suffit d’y ajouter des négations – de façon à aller dans le sens de la maladie et à l’enfoncer dans la maladie. Il ne s’agit pas là de la rétorsion obsessionnelle du « mon coco, tu ne m’auras pas ! », il s’agit littéralement d’une stratégie délibérée où tous les liens qui pourraient le rattacher à des objets et à moi en premier titre sont méthodiquement coupés en sorte que le flux continue à m’hypnotiser et à me maintenir dans ma position d’extériorité. De même, au niveau du symptôme, ce qui est cette fuite dans le sommeil est bien évidemment une formation de compromis névrotique : c’est à la fois faire le mort avec le père, avec des rêves extrêmement parlants, et retrouver le sein de sa mère, le lieu où l’on peut enfin arrêter de penser parce qu’on est sur les genoux de maman, et que ça va s’arrêter. Donc vous avez toute une dimension angoissante, de transgression, de rapport à l’objet interdit. Il y a une trentaine d’année, quand il a fait son premier épisode dépressif très grave, il s’est retrouvé dans le lit de sa mère, positivement, ce qui est à la fois le comble du soulagement et la chose la plus angoissante et la plus culpabilisante qu’il ait jamais faite. Il a fallu des mois et des mois pour réussir à simplement articuler deux phrases sur ce qui s’était passé ce soir-là, quand il était allé rejoindre sa mère dans son lit.

Ce qui est assez frappant chez ce patient, et c’est pour ça qu’on appelle ça des patients narcissiques, et d’un narcissisme « moral », pour le rattacher à la problématique morale d’un obsessionnel, c’est qu’il conjure de la façon la plus radicale toute objectalisation de son désir. C’est-à-dire que l’investissement d’objet psychique interne est récusé absolument : c’est quelque chose qui est bien plus archaïque, bien plus fondamental, c’est ce que Green appelle « le désir de non-désir », c’est quelque chose de tellement profondément primaire, qu’on voit ce que Freud a pu appeler à un moment dans sa vie avant comme le disait très justement Franz il n’y a pas très longtemps, que tout soit mangé par la problématique de la mélancolie, ils ont bien eu des patients comme ça, les premiers freudiens. Abraham, par exemple. C’est quand même un patient qui m’a très bien marqué une fois, que ce qu’il espérait, mais il ne l’espère pas en même temps, c’est un arrêt endogène de la vie. Je le cite : ce serait « un néant qui ne serait pas l’effet d’une démission culpabilisante ». Pas un « j’en ai marre, vous m’emmerdez ! ». Ce n’est même pas un « vous m’emmerdez ! », mais de soi-même, que la vie s’arrête. Voilà un point d’articulation du narcissisme et de la pulsion de mort qui est tout à fait différent et beaucoup plus archaïque, si vous voulez, pour employer ce lexique, que celui de la névrose obsessionnelle. C’est un état, comme dirait Winnicott, où ce type de patient a du mal à « mettre l’objet en dehors de sa sphère d’omnipotence ».

Alors évidemment, quand j’ai exposé ce cas très en détail, la réaction d’une clinicienne expérimentée a été « mais enfin Pierre-Henri, ce que tu décris, c’est une psychose ! », c’est-à-dire quelque chose où l’objet (a) n’est pas détaché. Donc une forme « discrète » de psychose, comme on dit du côté de l’Ecole de la cause, car, en fait, c’est moi qui le capitonne quand il parle. Pourtant, ce qui ne va pas avec le tableau de la psychose, c’est la mobilité thérapeutique par le transfert qui subsiste. Voilà un patient qui n’est pas sans savoir qu’il y a de l’Autre barré. « Désir de non-désir », ce n’est pas être en dehors de la problématique du désir. Ce n’est pas cette psychose où il n’y a pas de désir, mais des pseudo-fantasmes, avec des équilibrations et des dispositifs imaginaires, des identifications qui viennent suppléer la forclusion. Il y a de l’Autre barré et il y a une mobilité thérapeutique : par exemple son hypocondrie est une hypocondrie qui a guéri à mesure même qu’il devenait capable d’investir très progressivement des objets ! Oh, pas de grands objets : une petite tasse sur laquelle il y a le Petit Prince... Il  a commencé par sortir de ses armoires des tasses qui existent en double exemplaire qui lui permettent de boire le matin son café dans un bol. Avant, il en achetait deux exemplaires, de chacune de ses petites tasses, et il les rangeait toutes les deux dans l’armoire. Là, il a réussi à en utiliser une… C’est quelqu’un qui peut partir en vacances, et qui réussit quand même à dire que c’était terrible, épouvantable, parce qu’il ne pouvait pas me faire ça, mais qu’il était quand même parti en vacances parce qu’il avait envie d’aller vacances. Donc une possibilité de quoi ? De faire le deuil.

Alors évidemment, ça n’est possible que sur le mode kleinien : c’est un patient avec lequel je me suis comporté en kleinien, c’est-à-dire que c’est le commentaire en voix off permanente. J’ai parfois beaucoup plus parlé que lui dans certaine séance, à la recherche justement de cet investissement des objets. Avec une chose extrêmement troublante en particulier, puisque bien souvent c’était moi qui devais pleurer à sa place : c’était moi qui devais faire rejaillir l’émotion refoulée. Elle ne devenait légitime que si de l’Autre côté, je pouvais avec une voix tremblante lui dire : « mais c’est ignoble, mais c’est épouvantable ! » pour le type d’éducation, hallucinante de bêtise conformiste bourgeoise catholique de province, vous ne pouvez pas imaginer, c’est une torture que depuis des générations, ce nid d’obsessionnels a sécrété pour massacrer en série les enfants jusqu’à ce qu’ils en crèvent, jusqu’à ce que les enfants mettent fin à la chose en ayant non seulement pas d’enfants, mais comme mon patient, pas une seule fois un rapport sexuel. Je ne sais pas si vous voyez le degré de vissage et de destruction de tout investissement possible sécrété par cette horreur de sa famille.

Et là, a pu apparaître un fantasme que je vais vous raconter. Un accent particulier de ce fantasme, est que justement ça n’est pas quelque chose de l’ordre de la culpabilité et de la transgression ; c’est quelque chose de l’ordre de la honte. Or la honte, à la différence de la culpabilité, est un affect entièrement narcissique. Quelle est la grande différence entre se sentir honteux, ou se sentir coupable ? La grande à laquelle je pense, c’est que quand vous montrez votre honte, vous dites : « ce n’est pas la peine de me taper dessus, je me tape déjà assez dessus comme ça : regardez, j’ai les yeux baissés, les épaules rentrées, je ne sais plus où me mettre, je suis honteux ». L’aveu de la culpabilité, c’est s’exposer à la sanction de l’Autre, c’est être capable de construire l’Autre en tant qu’Autre, et une fois construit l’Autre en tant qu’Autre, de s’exposer à sa sanction. La honte, c’est un moyen de tenir l’Autre à distance, en faisant qu’on est déjà si mal qu’il va avoir pitié, ou qu’il devrait. La honte est toujours un appel à la pitié, c’est-à-dire à ce que l’autre ne vous frappe pas. La culpabilité, c’est s’exposer à la sanction de l’Autre, c’est-à-dire aux coups de l’Autre. C’est pour ça que la honte est un affect fondamental, fort distinct de la culpabilité ; on a donc totalement tort de les mélanger dans la clinique, et particulièrement dans la clinique de ces états narcissiques.

Il y a deux versions de la honte, chez mon patient. Il y en a une qui est celle qui est à la racine de son impuissance professionnelle. C’est que le fantasme honteux s’exprime ainsi : « je suis incapable de rien faire, tout ce que j’ai fait en réalité était factice, en réalité, je ne sais pas ce que je dois faire dans mon métier, on ne me dit rien, on me dit juste que je n’ai qu’à partir sans rien dire, et ça ira comme ça ». Voyez : on ne lui dit rien, il a à comprendre tout seul, et il a tiré tout seul la conséquence – voyez le point de toute-puissance inversé, négatif - il a à comprendre tout seul sans qu’on lui dise rien qu’il est tellement nul, qu’il doit prendre les devants et quitter la scène. Quitter la scène : on est à deux doigts de la mélancolie. Ce n’est pas un patient suicidaire, mais vous voyez bien comment l’objet honteux qu’il est peut être à la limite en position dans certaines situations extrêmes, de s’expulser de la scène pour de bon, tellement la honte est totale. Voyez, ce n’est pas du tout quelque chose de l’ordre de la culpabilité : ce n’est pas du tout « je suis un incapable, on s’en est aperçu, je suis nul, j’attends qu’on me punisse ». C’est la préservation de soi dans la honte, sous un mode négatif, qui fait que je quitte les choses, la queue basse, sans qu’on dise quoi que ce soit, c’est-à-dire d’accusation de la position de la parole de l’Autre.

La deuxième version, à cause d’une faute technique que j’ai commise et dont je vous épargne le récit, a fait que j’ai attendu des années pour entendre quelque chose que j’aurais pu entendre plus tôt - puisqu’évidemment, avec un patient comme ça, la moindre faute technique est une consolidation de la position qui se bétonne et devient de plus en plus inaccessible. J’ai eu de la chance, il m’a quand même craché son scénario de masturbation, qui était fort difficile à mettre au jour, et qu’il n’a pu mettre au jour qu’en le désaffectant complètement, c’est-à-dire en disant : « vous êtes un professionnel, je peux dire ce genre de chose ». Alors, son scénario de masturbation, c’est qu’on le masturbe, on vient le voir, on enlève les draps, il est exposé à la vue de tous, et au comble de la honte, il éjacule. Autrement dit, c’est le point de honte absolue qui commande la jouissance. Ce n’est pas exactement un scénario obsessionnel, ça...

Devant cet affect-là, ce que je vous propose, c’est justement de maintenir le pari de tout à l’heure. Il ne s’agit pas d’aller dire que vous avez là simplement un affect, la honte, avec des représentations associées. Il s’agit de trouver un autre moyen de manipuler les choses et de comprendre de quoi il s’agit.

La honte, je vais essayer de vous en donner une toute petite analyse grammaticale, et vous en aurez une beaucoup plus complexe et raffinée qui vient non pas de la rhétorique mais de la philosophie morale de Ruwen Ogien, dans un des bouquins que je vous ai cité. Ruwen Ogien fait remarquer que la honte a une structure intentionnelle propre : on peut avoir honte de, et on peut avoir honte pour. Honte de, c’est toujours honte de quelque chose : j’ai honte de mes chaussures - je ne suis pas venu avec mes escarpins vernis, comme certains ont remarqué sans doute, et j’ai honte de mes chaussures… Maintenant, admettons que sans m’en rendre compte, je me mette à dire des obscénités, des contrepèteries, il suffit de changer des lettres dans mes propos et ce que je suis en train de raconter est à mourir de rire et ridicule : vous allez alors avoir honte non pas de ce que je dis, mais honte pour moi. Autrement dit, la honte est aussi un support d’identification particulier, qui consiste à occuper totalement le lieu de l’Autre, et à être véritablement honteux comme si c’était vous qui étiez en train de dire des choses horribles. Moins je m’en aperçois, et plus vous êtes honteux pour moi.

Ce qui est important à noter ici, c’est deux choses : c’est d’abord qu’il n’y a aucune espèce de différence de ressenti affectif, ça chatouille les boyaux de la même manière, que vous soyez honteux de quelque chose, ou honteux pour quelqu’un. Ça n’a absolument pas la même fonction ou le même dispositif, ce sont même des choses qui moralement ou socialement n’ont aucun rapport, mais honte de ou honte pour, ça fait le même effet physiologique. Je note ce point parce que vous voyez bien que toute la théorie freudienne de l’idée selon laquelle en trouvant la bonne représentation associée, ça va s’écouler, ici ne tient. La différence justement ne serait pas pertinente pour Freud. Or, elle est pertinente : la grammaire logique de la honte implique des situations sociales et morales totalement hétérogènes. La deuxième chose, c’est que, comme vous le voyez bien avec ma manipulation sur honte « de » et honte « pour », cette différence n’apparaît pas dans des signifiants positionnels, qui seraient simplement des termes associés qu’on pourrait permuter, et qui prendraient la place les uns des autres, ou des représentations spécifiques. Ça apparaît dans des propositions : il faut construire les phrases, en entier, exactement comme je vous indiquais que la nature des deux refus implique qu’on construise complètement les phrases et qu’on marque bien leur différence au niveau des prédicats phonétiques ou dyadiques, etc. Autrement dit, la grammaire logique de cet affect en fixe les conditions d’emploi. Sur le fait que la honte de et la honte pour fait le même effet, je vous ai apporté un très joli texte de Rousseau des Confessions, qui le montre très bien. C’est le jour où on va représenter son opéra à la cour :

« Le lendemain, jour de la représentation, j’allais déjeuner au café du Grand Commun. Il y avait là beaucoup de monde. On parlait de la répétition de la veille et de la difficulté qu’il y avait eu d’y entrer. Un officier qui était là dit qu’il y était entré sans peine, conta au long ce qui s’était passé, dépeignit l’auteur, rapporta ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit, mais ce qui m’émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d’assurance que de simplicité, fut qu’il ne s’y trouva pas un seul mot de vrai. Il était très clair que celui qui parlait si savamment de cette répétition n’y avait point été, puisqu’il avait devant les yeux sans le connaître, cet auteur qu’il disait avoir tant vu. Ce qu’il y eut de plus singulier dans cette scène, fut l’effet qu’elle fit sur moi. Cet homme était d’un certain âge, il n’avait point l’air ni le ton fat et avantageux, sa physionomie annonçait un homme de mérite, sa croix de saint Louis annonçait un ancien officier, il m’intéressait malgré son impudence, malgré moi. Tandis qu’il débitait ses mensonges, je rougissais, je baissais les yeux, j’étais sur les épines. Je cherchais quelques fois en moi-même s’il n’y aurait pas moyen de le croire dans l’erreur et de bonne fois. Enfin, tremblant que quelqu’un ne me reconnut et ne lui en fit l’affront, je me hâtais d’achever mon chocolat sans rien dire, et baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tôt qu’il me fut possible tandis que les assistants péroraient sur sa relation. Je m’aperçus dans la rue que j’étais en sueur, et je suis sûr que si quelqu’un m’eut reconnu et nommé avant ma sortie, on m’aurait vu la honte et l’embarras d’un coupable par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait à souffrir si son mensonge était reconnu ».

C’est frappant : j’ai honte pour lui comme si c’était moi qui avait menti. J’ai honte pour un menteur comme j’aurais honte de mon propre mensonge. C’est extrêmement important de marquer le fait que vous avez ici la même qualité affective, attachée à des dispositifs affectifs, grammaticaux, complètement incompatibles : la honte de, et la honte pour.

Voilà où vous voyez que, contre Widlöcher, je pense qu’une analyse intentionnelle langagière des verbes d’affect montrerait que les affects sont bien pris dans des significations, et que ce qui nous manque, c’est justement une analyse méticuleuse de la grammaire logique de l’angoisse, de l’amour, de la honte, etc. Mais que ce n’est en aucun cas, cette honte, ce que Widlöcher continue à penser, une sorte de jaillissement vital qui viendrait comme ça du fond du cœur ou du fond des tripes, et qui serait « mis en forme » dans le langage dans un second temps. En réalité nous n’identifions nos affects qu’à travers des règles grammaticales de l’emploi des verbes d’affect et des verbes de désir. Or ceci me paraît, pour le patient dont je vous ai parlé, être une clef essentielle dont j’ai commencé à me servir je crois avec un certain bonheur.

C’est que si la honte est le ressort ultime de cette pathologie, de cette très grave névrose narcissique, alors vous voyez la clef de la bascule identificatoire. Ce scénario de honte, ce n’est pas tellement la honte - même si c’est son premier versant - d’être vu par l’Autre, c’est-à-dire l’Autre ici comme des « parents combinés », pour des raisons que je peux savoir par ailleurs et par ce que je peux conjecturer, sur le fait que voilà quelqu’un, comme un certain nombre d’obsessionnel, s’est fait prendre gamin la main dans le sac, et qu’il y a une sorte d’effet de coupure lié au dévoilement de « tu te masturbes ! ». Mais comme c’est un affect de honte, c’est quelque chose que vous pouvez retourner : c’est qu’en réalité cet affect de honte est un affect de honte de voir les parents copuler. L’apparition de la scène primitive, c’est que bien sûr le scénario de masturbation inverse le fantasme fondamental de la scène primitive. C’est-à-dire que la réaction affective à la scène primitive, la réponse fantasmée par rapport à la question de ce qu’est le rapport sexuel des parents, c’est la honte. Mais comme le même affect joue avec une autre construction, ce n’est pas seulement qu’il a honte de ses parents, mais qu’il a honte pour ses parents qui copulent. C’est là je crois le dernier ressort dans la direction de la cure de ce patient, c’est que l’aider à avoir une vie sans honte, ou une vie où la honte ne soit pas si écrasante, ça ne pourra jamais aller simplement dans le sens de « il n’y a pas de honte à avoir des rapports sexuels ». Ça devra aller à un moment dans la direction du « il n’y a pas de honte à avoir pour ceux qui ont des rapports sexuels ». Et c’est vrai que pour un certain nombre de traits de la constellation familiale, en particulier du père du patient, il y a tout lieu de penser qu’il avait honte pour son père.

Il y a tout un ensemble de belles associations sur lesquelles je ne vais pas insister parce qu’il est tard, dans lesquelles il se trouve que cet homme a une connaissance étonnante et très précise, et a beaucoup réfléchi à ce qui arrive à Cham, le fils de Noé, dans la Bible, qui dévoile la nudité de son père, et qui dévoilant la nudité de son père, la honte de son père, est chassé. Et la punition de Cham, c’est que dans l’interprétation traditionnelle, il est l’ancêtre de la race noire, et que la punition de celui qui a dans la honte dévoilé la honte de son père, c’est d’être à jamais dans ses descendants, l’esclave de tous les autres. Il connaît parfaitement bien cette histoire, et il a bien compris que Noé est saoul, dans la Genèse, et les phénomènes d’ébriété qu’il ressent ponctuellement sans avoir jamais rien bu sont liés à toutes sortes de choses dans ce registre. Je crois que vous comprenez bien quelqu’un qui n’a jamais eu de rapport sexuel non pas simplement parce qu’il a honte de ce que c’est qu’un rapport sexuel, mais qu’il a honte pour ceux qui ont eu un rapport sexuel. Et en particulier, l’identification au père est ici radicale, comme un objet de honte pour. Le rejet radical du sexuel objectal est total : il ne peut pas investir un objet sexuel externe, jamais, ce n’est pas du tout possible.

Vous voyez bien en même temps que si on prend les choses de cette manière-là, je crois qu’on fait un pas sur la question de ce que c’est que ces pathologies narcissiques, parce que cette bascule, passer de la honte de à la honte pour ressoumet le narcissisme à un ordre de langage. C’est qu’il n’est pas vrai que la honte est un affect narcissique au sens où ce serait un vécu imaginaire d’exclusion, d’extraposition de l’autre, comme ça, dans lequel je suis dans ma honte, je m’enveloppe dans ma honte, je vis ma honte comme un vécu clos. En réalité, la grammaire logique de la honte montre bien qu’il y a des possibilités identificatoires, des possibilités de bascule, et qu’il y a donc bien un ordre de langage.

Et je retombe si vous voulez indirectement sur mes pieds, en disant que ce n’est pas parce qu’on peut avoir une autre philosophie du langage qu’une certaine interprétation dogmatique du signifiant chez Lacan, que, pour autant, nous sortons d’une dimension originaire de langage. La psychanalyse est à mettre je crois au travail dans cette direction-là, et c’est un peu celle que j’essaie de vous montrer : il y a là un immense champ de recherche de ce qu’est la grammaire logique des affects, avec toute sorte de considération pour comprendre, même dans l’histoire de la psychanalyse, ce qui s’est passé avant l’invention de la mélancolie, entre Schreber et la mélancolie, ce que Green a bien identifié en disant qu’à un moment, on ne sait pas bien comment on va ajuster le narcissisme et la pulsion de mort chez Freud. Puis le narcissisme disparaît comme vous le savez, après, chez Freud, il y a une sorte d’éclipse de la notion de narcissisme, il ne s’en sert plus… Il y a là toute une zone pour laquelle une autre philosophie du langage n’empêche pas de continuer à faire de la psychanalyse, à condition de produire quelque chose qui accepte cette dimension de langage, et qui ne succombe pas à la séduction extrêmement forte, qu’on voit chez Green et qu’on voit chez Widlöcher, de continuer à se servir de l’affect comme quelque chose qui est un pur vécu.

Evidemment, c’est avec des moyens entièrement différents de ceux de l’analyse du signifiant, qu’on peut y arriver. Je vous remercie.

 

Franz Kaltenbeck : est-ce que Widlöcher a lu le dernier Lacan, le Lacan des années 63-64 ?

 

Pierre-Henri Castel : je pense qu’il a dû en lire un peu, certainement. Je pense que lorsque Lacan commence lui aussi à se poser ce problème-là, quand par exemple il travaille non plus sur des signifiants positionnels mais sur des propositions, quand il inverse le « je pense donc je suis » en disant « je ne pense pas ou je ne suis pas » pour penser l’aliénation et la séparation, c’est-à-dire quand il dit que « l’acte est signifiant » - ce sur quoi moi je suis parti -, eux sont déjà partis, la scission a lieu à ce moment-là. Donc je pense que tout le travail de Lacan effectivement, à partir de 63, sur l’acte, la logique du fantasme, où il va introduire des discussions sur la signification du fantasme - chose qui ne se traite pas avec des manipulations sur des signifiants phonétiques par exemple, c’est une autre conception du sujet qui va vers l’acte –, se fait alors qu’ils sont déjà partis. Cela dit, ça nous montre bien, si je devine ce que vous voulez dire, que Lacan a perçu qu’il fallait faire un pas…

 

Franz Kaltenbeck : …qu’il y avait un problème !

 

P-H. Castel : … oui, qu’il y avait un problème. Mais je suis frappé de voir que si Lacan, lui, le perçoit, de nombreux lacaniens ne l’ont jamais vu ! D’ailleurs, les phrases que Lacan prononce sur l’affect en disant par exemple que « l’angoisse n’est pas sans objet », le « passant », c’est absolument typiquement quelque chose qui n’a rien à voir avec une différence signifiante. Le « passant » est comme un opérateur logique, « le sujet n’est pas sans savoir », etc., le « passant » qui donne une qualité particulière à l’objet – « l’angoisse n’est pas sans objet », phrase comme il le fait remarquer qui est elle-même angoissante -, on voit très bien que c’est un travail à la recherche d’opérateurs propositionnels. Ce que je vous ai proposé l’an dernier pour parler de la perversion, l’opérateur nec – la mère est castrée et la mère n’est pas castrée – pour penser la position de la Verleugnung, c’est un travail de cet ordre-là : il faut trouver des opérateurs propositionnels. C’est beaucoup plus difficile et complexe pour rendre compte de la clinique, que simplement des jeux de mots, des interprétations portant sur la texture sonore des énoncés des gens.

 

Franz Kaltenbeck : encore une question, sur Descombes. Est-ce qu’il accepte la définition du désir comme métonymie ?

 

P-H. Castel : Ah, certainement pas !

 

Franz Kaltenbeck : si on l’accepte, on peut métaphoriser le désir de caviar et de saumon…

 

P.H. Castel : on peut métaphoriser le caviar et le saumon, mais pas « désir de caviar » par « désir de saumon ».

 

Franz Kaltenbeck : mais d’une certaine manière, la forme propositionnelle du désir est secondaire à la métonymie. D’abord il y a désir de l’Autre qui est induit par la chaîne signifiante, et après effectivement, il y a un sujet à partir du fantasme…

 

P-H. Castel : c’est exactement ça que Descombes récuse ! Ça, dit-il, c’est une opération hyperbolique, c’est un passage hyperthéorique pour tenter de boucher le trou du fait que fondamentalement, on ne peut pas utiliser « désir » comme ça !

 

Franz Kaltenbeck : je ne comprends pas pourquoi !

 

P-H. Castel : on ne peut pas parce que c’est traiter le désir au sens du désir d’objet comme un désir propositionnel, le désir de au même sens que désir que, et donc du coup, si on le prenait au sérieux…

 

Franz Kaltenbeck : le désir de suppose le sujet, n’est-ce pas ?

 

P-H. Castel : non, pas nécessairement. Le « désir de saumon fumé » par exemple, ne peut pas être quelque chose qui vient pour le désir de rester maigre ou de se refuser quelque chose…

 

Franz Kaltenbeck : mais c’est le désir de quelqu’un…

 

P-H. Castel : oui, sauf qu’il n’y a pas de sujet dans ce désir-là. Descombes accepte tout à fait ça. Par exemple, il accepte l’explication freudienne ; mais ce qu’il n’accepte pas, c’est la transformation de l’explication freudienne en explication par le signifiant. Il dit que dans le meilleur des cas elle respecte l’incohérence ou le problème psychologique de l’identification dont il ne nie pas l’existence – Descombes n’est pas l’ennemi de la psychanalyse -, mais il dit que l’effort théorique de formaliser la chose ne fait que reconduire ce qu’on pourrait dire autrement en produisant des objets impossibles. C’est pour ça que son livre s’appelle Grammaire d’objets en tous genres, pour examiner quels types d’objets on produit. Cela dit, il y a quand même quelque chose qui me trouble toujours : c’est que le fait est que ça me paraît être une propriété immanente du désir que d’être identifié par son objet. C’est-à-dire que lorsque Freud lui-même écrit « le désir de » etc., il met entre parenthèse le saumon, un peu comme si cette représentance particulière du désir dans un signifiant d’objet était inscrite dans les lois immanentes de la langue : nous pensons comme ça, nous résumons ce que nous voulons dire d’un désir en en indiquant simplement l’objet. On retient par une ellipse en quelque sorte le désir. Si vous traitez le raisonnement de Lacan sous un angle rhétorique, par exemple en introduisant des catégories comme l’ellipse, l’hyperbole, des choses de ce genre, le fait de ne pas dire une chose pour qu’elle soit hyperboliquement démontrée, et non pas le signifiant au sens de Saussure, le signifiant purement positionnel, on retrouve du sens à ça. Mais il ne faut jamais oublier que pour Saussure, il ne peut pas y avoir d’ellipse parce que quand tout est différentiel, il ne peut pas y avoir moins de sens ou plus de sens. Saussure le dit d’ailleurs explicitement, le problème pour sa linguistique positionnelle est qu’elle ne peut pas expliquer les ellipses. Un effet d’ellipse qui produit « Va ! Je ne te hais point ! », par exemple, est impossible à capter dans une théorie du signifiant comme celle de Saussure. « Je t’aime plus que tout », par exemple, est impossible à dire, le surcroît de sens est impossible à capter. Donc à la limite, c’est plutôt un signifiant jakobsonien, un signifiant de la théorie poétique. Mais évidemment, Descombes dit que si on change les cartes au fur et à mesure de l’argumentation…

 

Franz Kaltenbeck : Lacan dit bien que son algorithme du signifiant n’est pas saussurien !

 

P-H. Castel : il dirait qu’il est jakobsonien comme il a fini par le dire, et par le dire très clairement, les choses seraient plus claires. D’un côté, si on utilise ça, ça n’a plus ce caractère impressionnant dans le commentaire du rêve de la belle bouchère, de formalisation. Ça devient non pas une formalisation, mais une mise en forme abstraite qui perd une des dimensions essentielles de la séduction que pouvait exercer ce discours du signifiant dans les années 50-60 : la science lévi-straussienne, les mathématiques… Puis il y a d’autres usages du signifiant chez Lacan qui sont beaucoup plus abstraits : il se sert du signifiant qu’il veut selon les fins qu’il poursuit et selon les contextes qui l’arrangent.

Donc, nous aussi, on peut faire la même chose…