Le SUJET ET SON ACTE

8ème séance (27 mai)

 

Je voudrais confronter ce que j’ai pu dire les séances précédentes sur l’acte et la grammaire logique des affects, etc., à une conception de la névrose obsessionnelle qui est, disons, une conception lacanienne orthodoxe tout à fait bien construite, de quelqu’un qui est bien connu ici, Charles Melman, dans un séminaire qu’il a fait il y a 12 ou 13 ans, qui a été publié, et où l’on peut trouver une analyse profonde et subtile qui donne toute son attention à ce qu’on peut tirer de Lacan et de sa conception du signifiant.

Cette analyse permet d’une part d’entrer dans des détails cliniquement extrêmement fins de ce qui se passe dans une pensée obsédante, et dans un deuxième registre, elle permet de déplacer complètement l’interprétation et la signification même de ce qui se passe dans le récit canonique de Freud consacré à L’homme aux rats. Comme il le dit, il s’agit de rompre avec l’interprétation que Freud donne de la névrose obsessionnelle de l’homme aux rats, de sortir de l’imaginaire dans laquelle Freud s’était enlisé, avec la collaboration de l’homme aux rats, qui lui fournissait une rationalisation ou une explication oedipienne de ses propres pensées. Il y a là véritablement une intervention des catégories du réel et du symbolique qui vient complètement redistribuer les enjeux de l’analyse du cas. C’est la première chose que je veux faire : vous montrer comment ça marche.

Pourquoi ? Parce que, comme j’ai beaucoup insisté dans la doctrine de la névrose obsessionnelle sur l’angoisse et la grammaire logiques des affects, il s’agit de m’en servir comme contre-épreuve. Car l’interprétation de Melman est extrêmement convaincante, elle fait un usage éclairant des concepts de Lacan nouant pensées, significations et représentations. On est très frappé par l’efficacité de la démonstration. Il s’agira donc moins dans ma conclusion de faire des objections sur les obsessions et leur texture signifiante, que de faire des remarques sur la question des actes, en particulier sur un deuxième aspect de ce qui se passe dans la névrose obsessionnelle, et qui relève de la compulsion, de la phobie d’impulsion, c’est-à-dire de ces actes auxquels on dit non, dans une sorte de montée d’angoisse progressive, qui permettrait de rejoindre ce que j’ai essayé de vous apporter au titre de l’intentionnalité de l’agir pulsionnel que j’élabore depuis quelques séances.

Comme j’étais censé donner une indication sur ce que je ferai l’année prochaine - si je fais quelque chose l’année prochaine, ce qui est suspendu à toutes sortes de facteurs -, je vous annonce que le sujet du séminaire de l’année prochaine sera « La névrose obsessionnelle », où j’essaierai de reprendre en utilisant l’érudition disponible aujourd’hui le texte de L’homme aux rats.

Pour commencer, je vais commenter deux exemples cliniques, assez récents parmi mes patients, auxquels il manque tout un contexte associatif qui n’a pas émergé, mais comme ils avaient une certaine fraîcheur, j’ai pensé que je pouvais en parler comme ça, même pour moi pour voir ce que je suis capable d’élucubrer là-dessus. En même temps, le fait qu’il me manque énormément de choses pour rendre compte de tout ce qui serait l’imaginaire, les représentations associées, tout ce que ça brasse, me permet peut-être aussi de resserrer plus efficacement autour de questions de structures le dispositif de l’obsession.

Le premier fragment clinique est un souvenir d’adolescente d’une femme d’une trentaine d’années qui a un symptôme phobique particulièrement intense, une claustrophobie dans les ascenseurs, plus une autre phobie du métro, assez particulière. Ce sont des symptômes extrêmement tenaces, extrêmement anciens, puisque la phobie de l’ascenseur commence à la 6ème année, donc ça fait 24 ans qu’elle ne peut pas monter dans un ascenseur, mais à part ça, tout va bien … Donc cette phobie fixe une angoisse tout à fait particulière. Au départ, il n’est pas évident chez cette femme de repérer des traits obsessionnels, qui sont assez discrets en surface, mais j’ai des raisons liées à toutes sortes de choses, notamment d’ordre transférentiel, de penser que c’est une névrose obsessionnelle, même si ça ne se dépliera que très doucement. Ce souvenir de vacances remonte à l’âge où elle avait 16 ans. Elle a un petit copain, ils sont séparés pendant ces vacances d’une quinzaine de jours, et c’est, me dit-elle, le premier garçon dont elle est vraiment amoureuse. Ce n’est pas son premier homme, mais elle a le projet de se donner à lui beaucoup plus complètement qu’à ses précédents amoureux. Pendant 15 jours, elle est immergée dans un ensemble de rêveries de la scène d’aveu de l’amour, et des délices à partager ensuite en conséquence. Ce garçon se présente et là, au moment de leurs retrouvailles, au lieu du « je t’aime », lui sort littéralement de la bouche un discours automatique de rejet, à son grand effroi, comme si elle y assistait en quelque sorte sans pouvoir rien faire, et à sa grande déception - devant les yeux médusés, bien sûr, du jeune homme... Rejet auquel, néanmoins, elle se tient, elle ne revient pas en arrière dans les jours qui viennent alors qu’elle désavoue ces paroles de rupture. Elle se sent profondément trahie par elle-même, par cette espèce de production verbale qui dit exactement l’inverse de ce qu’elle souhaitait, et à laquelle elle assiste comme une sorte de production dont elle marque le caractère automatique, quelque chose qui se déroule inexorablement, et même aujourd’hui, 15 ans plus tard, il peut lui arriver d’avoir des rêveries concernant le garçon et l’occasion amoureuse manquée. Ce premier exemple, je vais l’appeler Cécile.

Le deuxième, je vais l’appeler Marie. Marie est une jeune femme de 20 ans, qui a une symptomatologie beaucoup plus fleurie. C’est un cas sérieux, avec de nombreux symptômes psychiatriques qui ont déjà motivé des séjours en clinique et même en hôpital psychiatrique, avec des inhibitions, des paroxysmes anxieux, des mentismes visuels, des troubles du sommeil et de l’alimentation, de la claustrophobie et de l’agoraphobie, des tentatives de suicide, des automutilations – elle se grave des choses sur la peau… Des choses qui ont pu amener à penser un certain nombre de praticiens qui l’ont approchée qu’on avait affaire à une psychose. Ce n’est pas du tout quelque chose que je retiens, mais c’est de fait un tableau impressionnant. Après avoir noué une esquisse de transfert un peu chaleureux avec elle, je me suis permis une question sur les images ou les phrases qui l’obséderaient. Cette interrogation, faite avec tact et précaution, a déclenché une réaction absolument énorme, c’est-à-dire qu’il y a eu trois jours de ruminations intenses, d’insomnies, de phénomènes explosifs de sa névrose qui se sont terminés sur le fauteuil en face de moi par : « De toutes façons ce n’est rien, je les ai banalisés ». Et elle me dit s’y être soumise en leur donnant raison, dans cet espèce de vague si bien décrit par Freud dès qu’on approche du contenu à proprement parler de ces obsessions : il y a une sorte de pratique généralisante, d’abstraction, on n’arrive plus à repérer à quoi renvoient « ces choses-là ». On ne sait pas si ce sont les gens qui ont prononcé ces paroles ou qui sont ceux dont l’image est obsédante, ou bien si ce sont les représentations elles-mêmes ou les images, ou les phrases, etc.

Parmi la première série qu’elle m’a livrée – puisque je soupçonne qu’il y en a beaucoup, mais en tout cas, c’est intéressant de voir quelle est la première –, il y a une lettre que sa mère lui a écrite il y a 4 ans de cela, pour lui dire la honte qu’elle éprouvait de l’avoir pour fille suite à une lettre de rupture que sa fille avait adressé à un homme nettement plus âgé qu’elle, avec qui elle était en relation depuis des années en raison d’un certain nombre d’activités qu’elle a par ailleurs. L’énoncé obsédant, c’est « j’ai honte que tu sois ma fille ». Lorsque cet énoncé m’a été une première fois rapporté, elle me dit : « c’est une lettre dans laquelle ma mère me dit qu’elle a honte que je sois ma fille ». Là, vous avez une permutation sur ma / sa sur laquelle je crois il y a lieu de méditer. Je l’interroge à ce moment-là sur ce qui lui vient immédiatement à l’esprit. Ce qui lui vient immédiatement à l’esprit, ce sont deux choses, et je crois que c’est intéressant parce qu’il est assez rare que quelqu’un puisse vous donner comme ça un enchaînement de deux contre-pensées. La première contre-pensée qui lui vient à l’esprit, c’est : « Pourquoi tu ne m’as pas avortée ? ». Et la deuxième, c’est un vœu de mort, une formule comme « crève ! », mais dont je n’ai pas le libellé exact. Elle me dit que c’est un vœu de mort, au point qu’elle est capable de me dire comme une conclusion qui a d’ailleurs une valeur, dans la pratique généralisante du discours de l’obsessionnel sur les symptômes qui l’agressent, une valeur à la fois récapitulative et une valeur d’arrêt. C’est un énoncé qui est : « De toutes façons je me suis dit que moi, pour pouvoir vivre, il fallait que ma mère meure, il fallait que la mère ne soit pas là ». Vous avez très envie de dégager une signification conclusive dans cet énoncé, mais c’est un effort pour obtenir une coupure sur laquelle il ne s’agit pas de se fasciner, n’est-ce pas, ce n’est pas la raison du dispositif, c’est une manière d’instaurer quelque chose de l’ordre de la coupure pour que ça fasse conclusion et que ça arrête quelque chose qui se passe au niveau du mécanisme qui enclenche la pensée – contre-pensée. Donc cette mère lui écrit « J’ai honte que tu sois ma fille », aussitôt, première contre-pensée : « Pourquoi tu ne m’as pas avortée ? », deuxième contre-pensée : « Crève ! ».

« Crève ! » est entièrement hypothétique et à mettre deux fois entre guillemets, parce qu’il y a un problème avec ce type de situation. Si délicat qu’on puisse être avec une patiente qui est impressionnante et fragile, il s’agit d’extraire cette information. C’est-à-dire par exemple, que quand je demande dans quel ordre ces contre-pensées se mettent, ou des choses comme ça, il y a un travail un peu chirurgical de découpage, pour amener au maximum de précision ce qui est maintenu pour des raisons qui sont justement celles de la douleur de la névrose, dans une sorte de brouillard peut-être faussement salvateur, mais en tout cas vécu comme salvateur. Donc cette démarche un peu inquisitoire est vécue au risque du transfert, au risque de la rupture, qui n’est pas à exclure. Disons que c’est la gravité du cas qui incite à explorer par ce type d’examen extrêmement serré de ce qui est vraiment mot pour mot, voire lettre à lettre, apparu dans l’esprit du patient à ce moment-là. Alors évidemment, les bouleversements sont incalculables, mais vous allez voir que ça donne une petite idée de la pertinence de l’analyse de Melman dont je parlais.

Pourquoi ai-je pris ces deux exemples ? Parce que ce sont justement des exemples assez différents de l’opposition Gebot / Verbot – ordre / contrordre – dans l’Homme aux rats. Dans L’homme aux rats, l’exemple de Freud, c’est : « Tu rendras 3 couronnes 80 au lieutenant David », à quoi la contre-pensée, sous une forme infinitive, répond à l’impératif : « Ne pas rendre l’argent, sinon (il arrivera à mon père et à la dame le supplice des rats) ». Si on prend comme prototype de ces phénomènes obsédants la paire ordre / contrordre, on va se retrouver engagés dans ce que je vous ai apporté la dernière fois et à quoi je tiens beaucoup, qui est la notion de désir et de contre-volonté, c’est-à-dire d’avoir un commandement avec une sorte de réponse imaginaire, donc des phénomènes qui sont assez faciles à imaginariser comme une sorte de réponse du berger à la bergère dans un registre qui, peut-être, – c’est le pari de Melman dans son séminaire que de le soutenir -, est un peu étroit. En fait, ce que fait Melman, c’est essayer de déplier les implications de ce que raconte Lacan sur l’adresse signifiante, pour montrer comment ça s’articule au phénomène de l’obsession. Et cette adresse signifiante, elle est supposée expliquer les choses en amont de l’opposition désir / contre-volonté.

Vous vous rappelez que le pilier de la conception lacanienne de l’Autre, c’est que c’est de l’Autre que le sujet reçoit son message, sous une forme inversée. C’est tous ces espèces de jeux sur je suis ton mari / tu es ma femme, tu es mon maître / je suis ton esclave, etc., qui sont une manière de signifier que fondamentalement, nos pensées, et particulièrement nos pensées sexuelles, nous viennent de l’Autre : c’est évidemment la demande de l’Autre qui structure le premier désir du sujet. Si vous reprenez maintenant le cas de Cécile, où j’ai pu quand même entrer un certain type de détails sans mettre trop en péril la relation, les associations qui lui viennent sont les suivantes : elle prend progressivement conscience qu’en fait, ces rêveries d’amoureuse sont justement ce que ce garçon lui a fait penser. Autrement dit, elle s’aperçoit que le type de pensée dont elle se réjouissait, de l’aveu et des délices de leur relation à venir, lui viennent de l’Autre. C’est-à-dire que c’est dans la mesure même où elle est profondément séduite par ce type de pensées, qu’elle s’y livre : il a tout fait pour qu’elle pense cela, c’est comme ça qu’elle se représente les choses. Or, si vous prenez le schéma de Lacan, dans la mesure même où ses pensées viennent de l’Autre, c’est un tu m’aimes qui appelle par inversion un je t’aime. Un je t’aime, mais au prix de quoi ? Paradoxalement, au prix de l’effacement de Cécile dans un acte éminemment symbolique, puisque ce à quoi elle est convoquée, c’est de contracter un pacte instaurateur de la relation amoureuse, dans la mesure, je vous le rappelle, où je t’aime n’est pas du tout je t’aime. Je t’aime, c’est la réponse instauratrice dans laquelle un sujet est confronté à une position, où en tant que tel, il va devoir s’assumer dans une position symbolique. Elle se représente la situation comme devant être l’aveu, la déclaration fondatrice de cette relation. Donc à ce moment-là, paradoxalement, le je t’aime n’a strictement rien à voir avec une sorte d’efflorescence spontanée du désir. Bien au contraire, c’est un je t’aime qui est investi d’un poids considérable, puisque c’est la première fois qu’elle va se donner complètement à un garçon dont elle est profondément amoureuse, et elle compte bien à cette occasion opérer une rupture tout à fait essentielle. Autrement dit ce « je » est profondément impersonnel. Et c’est dans un acte éminemment symbolique qu’elle vit elle-même comme se donnant, charnellement, à ce jeune homme.

Or, qu’est-ce qui se passe ? C’est qu’au lieu du retour inversé du « je t’aime » au « tu m’aimes », à ce « tu m’aimes » implanté à partir de l’Autre – puisqu’elle réalise au fond qu’elle a été séduite par ce qu’il lui a mis dans la tête -, eh bien il y a un sursaut, quelque chose comme un rejet, et sa subjectivité – je vais vous dire pourquoi j’emploie ce mot-là et pas celui de « sujet » - ne s’efface pas. Elle ne s’efface pas dans ce « je t’aime » qui est la part de conclusion du pacte. Au lieu de ce « je t’aime », ce qui lui vient est une réponse qui n’est pas inversée, mais qui est le même message sous forme directe, mais négativé. Elle lui dit : « C’est fini, il n’y a plus rien entre nous ». Je ne la lâche pas pendant de nombreuses minutes pour essayer, contre la résistance, de voir dans la résistance même, peu importe qu’elle s’en rappelle ou pas, ce qui va lui venir si elle se met dans ce type de situation – peu importe que ça lui vienne maintenant ou que ça lui soit venu dans quinze ans, puisque c’est la position subjective qu’on examine ici. Il n’y a pas de « je », il n’y a pas de « je ne t’aime pas ». Il y a : « C’est fini, il n’y a plus rien entre nous », c’est-à-dire une marque négative posée sur la situation. Or, c’est précisément cette kyrielle de phrase de désaveu de l’amour, le message même de l’Autre avec un signe moins (ou une barre de négation par dessus si c’était des propositions logiques) qui défile sous ses yeux horrifiés, et qui prend, me dit-elle, une telle ampleur, que cette situation devient pour elle, dans sa cure qui commence, le paradigme de ce qu’elle redoute le plus d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle puisse être trahie par elle-même à un tel degré. C’est pour elle le pic symptomatique par lequel elle approche le plus du noyau d’angoisse pathogène de sa névrose. Evidemment, il y a tout ce problème de claustrophobie assez étendu et un peu menaçant, mais c’est bien localisé : elle prend l’escalier. Tandis que ce genre de chose qui atteint sa structure même de parole, de désir, d’amour ou d’engagement dans lequel elle pourrait être prise, il n’y a pas d’escalier qu’on puisse prendre. Dans l’espace où vous vivez, vous pouvez faire le tour de ce qui fait peur quand l’excitation anxieuse vient du dehors, mais quand elle vient du dedans, l’angoisse est paroxystique. Tout cela est connu.

La chose que je trouve intéressante à pointer et sur laquelle Melman épilogue beaucoup, je dirai pourquoi, c’est qu’il y a de l’affect, incontestablement : déception puis culpabilité avec tout un système de blocages et finalement le fameux sentiment de non-valeur de l’obsessionnel, qui se présente en temps et en heure dans les associations. Mais vous voyez bien que par rapport à ce dispositif verbal, c’est un effet de traîne affectif. Il est extrêmement difficile de dire que vous auriez ici d’abord un conflit d’affects qui viendrait ensuite se manifester par le biais de représentations préconscientes dans une catastrophe verbale où on dirait le contraire de ce qu’on a envie de dire. Je vous ferais remarquer que dans ce que je vous ai décrit, il faut vraiment un optimisme freudien à toute épreuve pour postuler de la pulsion sadique-anale avant le temps d’émergence où elle dit au lieu de « je t’aime » : « c’est fini entre nous ! ». On aurait plutôt le sentiment que ce qui est rangé au registre de la pulsion sadique-anale, des dispositions agressives refoulées de l’affect, etc., est fabriqué au fur et à mesure, et c’est une suggestion vraiment très importante, au fur et à mesure par cet espèce de ping-pong lié à la dépendance du sujet aux signifiants de l’Autre, c’est-à-dire aux pensées amoureuses et sexuelles qui lui viennent de l’Autre, radicalement. C’est important, parce que vous voyez le levier lacanien redoutable contre la croyance freudienne, et qui doit être dépliée parce qu’elle est chez Freud beaucoup plus consistante qu’on le croit, qu’il y a du dispositionnel, que le caractère anal est une disposition – j’ai longuement développé ce genre de choses. Ici, vous voyez, si on est rigoureusement lacanien, vous n’avez pas besoin de la disposition freudienne du caractère sadique-anal.

Le deuxième exemple, celui de Marie, nécessite une élaboration plus soigneuse. Les contre-pensées ont deux étages. La première est : « Pourquoi tu ne m’as pas avortée ? », la réponse du tu à toi, et la deuxième est un vœu de mort : « Crève ! ». Tout ceci au milieu d’un effondrement affectif patent : elle me dit qu’elle a fondu en larmes, c’était pour elle un  effondrement décisif de son existence, et c’est pour ça que je crois que le fait qu’elle m’offre la question qui l’obsède, cette chose-là, fait que je ne suis pas tout à fait sûr que ça ne soit pas effectivement un noyau central, et qu’il y ait là une manœuvre dilatoire préludant à quelque chose d’autre. Ce n’est pas exclu, mais il y a quelques indices qui laissent penser que c’est effectivement un truc terrible qui s’est passé, et que c’est vraiment un des engrenages profonds des mécanismes qu’il faut mettre au jour.

Sur « Pourquoi tu ne m’as pas avortée ? », elle dit qu’elle a là une sorte de réaction primaire de rejet qui pointe justement l’émergence mais comme séparée, de ce qui refuse la parole écrasante de la mère. Si j’appelle ça une contre-pensée, c’est que c’est une parole effectivement prononcée, et qui est effectivement une parole écrasante et négatrice et méchante de la mère, mais ce qui est important, c’est qu’elle voit sa première contre-pensée comme une sorte de geste de rejet pour survivre. C’est pour ça que je parle de subjectivité. Ce que j’appelle la subjectivité, c’est ce que nous mobilisons quand nous disons « moi, je suis moi ». C’est quelque chose qui serait un mixte du sujet qui est forclos de la chaîne signifiante et du moi idéal, dans lequel effectivement cette subjectivité peut se présenter à nous comme un objet, comme le « je » tel qu’il est un objet qu’on veut sauver. Ce n’est pas le sujet d’énonciation, c’est le sujet d’énonciation se rattrapant lui-même dans une certaine image qu’il veut sauver d’un écrasement narcissique définitif, ici infligé par la phrase terrible : « J’ai honte que tu sois ma fille ». Quel est le propre de cette parole ? C’est le propre des paroles en général de cette mère, dont on peut dire que dans ce qu’elle raconte, à sa fille et à tout le monde, incarne un désir sans loi ou une loi sans désir. C’est comme vous voulez. Soit c’est le caprice hystérique le plus scandaleux, qui ne se plie à rien, qui distribue insultes, cris, flatteries, surprenantes et incompréhensibles, et en même temps dans le même mouvement, un caprice qui fait loi, qui a la même texture et la même rigidité qu’un conformisme à la fois religieux et social absolument implacable, mais qui coïncide dans la parole de la mère avec ses propres caprices. J’insiste bien sur cet aspect-là : c’est vraiment le type de personne dont on voit bien pourquoi on dit que la loi et le désir se nouent, car quand ils parlent c’est un désir sans loi ou une loi sans désir, c’est quelque chose qu’on ne mesure que par les effets de ravage absolument extraordinaires qu’ils exercent sur leur progéniture. Pour vous donner un exemple des charmes de cette mère, l’amant rejeté par la fille pour des raisons sur lesquelles il n’y a peut-être pas plus à épiloguer que la mère – elle n’en veut plus, elle n’en veut plus – a été élu par la mère « fils préféré ». Ils avaient la tradition de dîner une fois en famille toutes les semaines, et en secret toute la famille a décidé qu’on choisirait pour jour le jour où justement Marie n’était pas là, et qu’on inviterait à sa place l’amant rejeté qui avait procuré la lettre de rupture à la mère de la patiente, ayant elle-même écrit une lettre à sa fille – ce qu’elle n’avait jamais fait – pour lui dire : « Tu n’aimes que faire le mal, tu n’est qu’une petite salope d’avoir écrit une chose pareille à ce charmant garçon, etc. ». Ce qui est vécu d’une manière absolument traumatique par cette jeune femme, c’est le lettre pour lettre : elle voit dans ce qu’a fait sa mère un agissement pervers, d’avoir lu la lettre et d’avoir utilisé le support d’une lettre pour elle-même lui renvoyer quelque chose d’aussi catastrophique.

Ce qu’elle perçoit dans le « Pourquoi tu ne m’as pas avortée? », dans ses associations, c’est le paradoxe de la question : c’est une question qu’elle ne peut poser que précisément on n’a pas avorté d’elle. Là, il y a une sorte de clivage entre le « je » énonçant et le « je » dont il est question dans l’énoncé, où le « je » dont il est question dans l’énoncé ne devrait pas pouvoir exister si la question s’était posée avec l’intensité dramatique nécessaire. C’est-à-dire qu’elle vit très bien dans sa protestation subjective, la protestation de sa subjectivité, qu’il ne reste au sujet qu’à faire place nette de son existence, et qu’elle n’occupe là que la place de l’avorton, du déchet et du rebut, qui est la seule place à laquelle la honte qu’on lui fait la place. Autrement dit, si vous entendez ceci comme « Tu n’aurais jamais dû être ma fille », au sens où « Tu n’es pas la fille que tu devrais être », le retour à l’envoyeur qui consiste justement à faire entendre « Tu n’es pas la mère que tu dois être (de me parler ainsi) », cette inversion qui dirait à la mère la vérité inentendue de son propre dire, et qui serait subjectivement salvatrice, lui est complètement barrée. Et ce retour, c’est l’inversion elle-même du dire qui je crois avorte, et qui pose le problème subjectif profond : c’est que ça avorte dans le retour, elle est incapable de se couper, parce qu’elle ne dispose pas de ce mécanisme de renversement, du coup absolument terrifiant que lui inflige sa mère.

C’est intéressant parce que quand on a une représentation psychologique de la situation, en se disant que cette pauvre fille n’a pas le narcissisme assez fort pour résister à sa maman, vous voyez bien que ce à quoi on pourrait recourir à des choses comme le narcissisme qui serait une sorte de substance élastique avec des ressorts à l’intérieur, puis quand on tape dessus ça rebondit quand c’est suffisamment fort – ce qui est la conception ordinaire du narcissisme -, ici elle n’a pas vraiment lieu d’exister, c’est-à-dire qu’on est entièrement pour le moment au niveau du ping-pong, dans l’adresse à l’Autre et le retour. Ce qui est un problème, ce n’est pas de considérer comment on va renforcer son narcissisme pour qu’elle puisse résister à sa maman, c’est de voir qu’elle est infiltrée littéralement par ce discours maternel en sorte que ce discours maternel devient impossible à inverser. Donc c’est l’opération de pivotement qui est en cause.

Pour bien se rappeler de quoi il s’agit, c’est la remarque extrêmement profonde de Ferenczi dans l’article sur le mélange de langue des enfants, qui ne doit jamais nous échapper. Il se demande pourquoi on ne peut pas taper sur l’épaule des patients en leur disant : « Mon brave, écoutez, battez-vous, votre mère est ceci, votre père est cela, etc. ». Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas ? Précisément parce que ce qui est appréhendé par Ferenczi au niveau de la « confusion des langues », dit-il, c’est très précisément l’abolition de cette possibilité de pivot qui permettrait à un sujet de se couper pour retourner ce qui lui est adressé sur un mode inversé. Ce qui ne lui laisse comme position que de négativer le contenu du message direct qui lui vient de l’Autre, négativation qui imaginairement a sur sa propre image de lui-même un effet de dégradation. Ferenczi s’aperçoit que c’est justement là qu’on ne peut pas avoir une pratique psychothérapeutique du renforcement du narcissisme. Bien sûr, on peut servir de prothèse moïque à l’autre, mais tant qu’on n’a pas atteint le point où dans l’ordre même où il est articulé au langage, il disposerait à nouveau de cette bascule, de cette capacité à renvoyer l’Autre à lui-même, et le message à l’envoyeur, il va vivre cette situation comme un anéantissement de sa subjectivité. Et par conséquent, ce qui fait la situation de minorité, voire d’aliénation radicale de l’enfant par rapport au discours des parents, tout ce qu’on pourra faire quand on touche à ce sol archaïque de la constitution, c’est des prothèses imaginaires, des renforcements moïques, lesquels ne sont pas du tout à négliger, je ne dis pas qu’il ne faut jamais veiller au narcissisme des gens. Mais cette analyse de Ferenczi qui est une des sources à mon avis de l’intelligence que Lacan a de cette situation montre les limites du dispositif.

 Les associations sur la deuxième contre-pensée qui est le vœu de mort, maintenant. Je vous rappelle qu’elle conclut, ou plus exactement on fait comme si elle pouvait conclure ce qui se passe dans cette deuxième contre-pensée par un énoncé gnomique : « Je ne pourrais pas vivre tant qu’elle sera là » : tentative de découper dans le flot des pensées une espèce de phrase bien calibrée qui stabilise la chose. On voit bien que le vœu de mort mord sur le sujet – ce n’est pas un rat mais c’est pratiquement ça, c’est une morsure qui attaque le sujet -, puisque ne s’effaçant pas, disant « je suis moi », elle continue sa contre-pensée par un vœu de mort symétrique, un vœu de mort en miroir, un vœu d’anéantissement. Et c’est seulement à ce moment là, à nouveau, j’insiste sur l’ordre dans lequel les choses se passent, que comme un effet de traîne, apparaissent la culpabilité, l’idée que c’est une pensée insupportable et qu’il faut la banaliser, et qu’on ne pourra la banaliser qu’en acceptant les choses. C’est qu’au fond, maman a raison, et tous les autres aussi. Ce qui peut éventuellement aller jusqu’à se comporter de manière à ce qu’ils aient raison, selon le bon vieux principe freudien que quand on est coupable, autant faire quelque chose pour savoir de quoi, et souvent l’acte suit la culpabilité, alors que nous croyons naïvement que c’est la culpabilité qui suit l’acte.

Chez Marie, il y a bien du « je », mais ce « je » n’existe qu’aliéné entièrement aux coordonnées du message de l’Autre. « Pourquoi tu ne m’as pas avorté ? », comme elle dit. Le « me » qui est le sujet d’énonciation ici, puisque c’est elle qui parle, arrive comme l’objet même qui est voué à être aboli avant même d’avoir commencé à exister. C’est donc littéralement un « je » avorté qui parle. Quand Lacan parle en disant « tu mens » jouant sur « tu », vous avez là quelque chose de puissant. Et une manière d’interpréter le lapsus « elle me dit qu’elle avait honte que je sois ma fille », montre bien que ce sujet d’énonciation dont la trace est ce pronom, est complètement absorbé dans le point de vue du locuteur qui est ici sa mère. Donc on peut certainement donner des tas d’interprétation à ce lapsus, mais grammaticalement, il a l’air de tenir la route dans l’axe de cette interprétation.

Je vous ferai également remarquer qu’à partir du moment où il s’agit de honte, les jugements de honte étant des jugements évaluatifs, dans « J’ai honte que tu sois ma fille, tu n’es pas la fille que tu devrais être », « fille » est dépersonnalisant, et a exactement la même texture impersonnelle que le « je » du « je t’aime » qui sert de pacte engageant la relation, et dans lequel précisément, au moment où on dit « je t’aime », on s’abolit. La fille qu’il s’agit d’être, de même que la mère qu’il s’agit d’être, ce que doit être une fille et ce que doit être une mère, c’est une nouvelle fois l’invocation d’un pacte, avec une mise en abîme, puisque le pacte dont il est question, le pacte pour lequel la mère a honte de sa fille, c’est le pacte qu’elle suppose qu’elle a rompu avec son amant, par une lettre dont elle se charge ici, au nom du fils préféré qui est l’amant, de renvoyer la réponse. La mère se met à la place de l’amant expulsé, et envoie à sa fille, par derrière, traîtreusement ou analement, comme vous voudrez, la réponse à son propre message.

Voyez comment les circuits de renvois s’emboîtent les uns les autres ! Par les associations précédentes, il est clair que c’est une famille qui a résolu le problème, puisqu’il n’y a qu’un seul sexe : c’est le phallus. Il n’y a pas vraiment des garçons et des filles, tout le monde est un phallus ! Comme ça, la mère n’est pas en défaut par rapport aux autres, tout le monde est un phallus, et bien sûr la fille a été habillée en garçon en ayant eu l’impression que c’était elle qui voulait s’habiller en garçon, ce qui est un principe de base dans ce genre de pratiques. Ce qui fait que la question : « Qu’est-ce que doit être une fille ? », elle ne peut l’entendre que sur un seul mode : un phallus. Donc, faisant cela, rejetant ce garçon, tu t’expulses toi-même et il prend ta place en tant que quoi ? En tant que phallus de la mère. Il y a différentes associations que je ne peux pas raconter, mais qui qualifient ceci de manière absolument incroyable. Ce que répond à ce sujet Marie est extrêmement frappant, puisque sa position consiste à dire que ce qu’a fait sa mère, ça ne se fait pas. Elle voit très bien qu’une mère, ça ne fait pas ça, qu’une fille, ça ne fait pas ça, qu’il y a un pacte qui est rompu, et que la position où émerge la pensée et la contre-pensée est une position dans laquelle elle est sommée d’occuper une position symbolique dans laquelle justement sa subjectivité devrait entièrement basculer.

L’idée que Melman tire donc de Lacan, c’est que dans ce type de situation, c’est la capacité du sujet à pivoter – Melman dit « à s’effacer », je vous dirai pourquoi – dans l’inversion, dans le retour à l’Autre, qui est en cause. C’est-à-dire que le sujet ne tombe pas en S1 pour se faire représenter en S2, mais pour se détacher du (a), dans l’écriture du discours du maître, qui est tout simplement la loi du langage, c’est :

 

 

S1    S2

S      a

 

Ce qui subsiste, c’est cette subjectivité, cette espèce d’insurrection qu’elle présente comme un réflexe d’existence. Comment faire pour exister, dans un sens réel, c’est-à-dire d’être un sujet qui ek-siste, comme écrit quelque fois Lacan ? Eh bien, elle prend la pente, et c’est là le choix de la névrose obsessionnelle, elle prend la pente d’un « je suis moi », et d’une sorte de « je te dis non », « je dis non à l’Autre » qui reprend l’énoncé de l’Autre en négation. C’est ce que Lacan appelle la « reprise en négation » dans L’étourdit, il en fait une des réponses du sujet à l’Autre. Chez Marie, dans la deuxième contre-pensée, c’est une sorte de « toi-même ! ». 1) « J’ai honte de toi », 2) « Crève ! » : « Vœu de mort » / « vœu de mort toi-même ». Cécile, elle, ajoute un ne pas aussi bien au « je t’aime », qu’au « tu m’aimes » qu’elle suppose, puisque dans les formules qu’elle emploie, elle dit : « C’est fini, il n’y a plus rien entre nous ». Dire « Il n’y a plus rien entre nous », c’est dire que ton « tu m’aimes » compte pour zéro, c’est-à-dire qu’il est annulé par l’opération de négation. Il faut bien se représenter dans ce dispositif-là, dans les formules qui sont choisies, que la barre qui est posée n’est pas comme on pourrait se le représenter psychologiquement une barre de négation sur ce que moi je dis, mais elle est barre de négation posée sur la situation même d’adresse dans laquelle il y a quelque chose à retourner.

Analyser ainsi les choses, d’une façon beaucoup plus large qu’avec la logique de l’ordre / contrordre  qu’il y a dans L’homme aux rats, c’est-à-dire en essayant d’entrer dans la texture même de ce que c’est que le penser obsessionnel, a beaucoup de conséquences.

La première conséquence intéressante, aux yeux de Melman, et qui compte beaucoup pour lui, est que l’affect n’est ici qu’un effet de traîne qui vient toujours après. Il est extrêmement difficile de dire que ce ne serait là qu’une certaine quantité pulsionnelle liée à la pulsion sadique-anale, que cet affect serait primaire, et qu’ensuite à cause du conflit d’affects, il y aurait une sorte de représentation et de contre-représentation qui ne viendraient que comme Vorstellungsrepräsentanz exprimer au niveau de ce qui, de la pulsion, se représente dans la représentation – c’est comme ça qu’on devrait traduire Vorstellungsrepräsentanz - qui vient traduire au niveau du préconscient les sous-produits d'une espèce de marmite de sorcières qu’on aurait quelque part sous le crâne.

Melman emploie là un argument que je ne crois pas très bon mais qui vaut ce qu’il vaut : il dit qu’on oublie trop que les affects sont dépendants des contextes sociaux. Il donne un exemple qui mériterait d’être retravaillé, et un jour on le fera : l’affect congruent au père c’est dans notre société l’amour, mais dans d’autres cultures – c’est ce qu’on appelle les parentés à plaisanterie - le père est celui sur lequel on jette des peaux de bananes, des épluchures, on lui tire le tapis sous son tabouret, etc. Il y a des parentés à plaisanteries dans lesquelles l’affect supposé congruent est tout à fait différent de l’amour. Melman n’a effectivement pas tort de dire que dans d’autres constellations sociales, les affects sont différemment colorés et mis en fonction par rapport à des structures de parenté, en sorte qu’il est très difficile d’aller supposer que chez les Africains qui vivent dans des parentés à plaisanterie, la marmite aux sorcières ne cuisinerait pas le même brouet affectif. Le problème est que c’est un peu culturaliste, et que c’est oublier que les parentés à plaisanterie ne s’isolent pas comme ça. Je le dis en passant, parce qu’il y a quelqu’un d’extrêmement fort et de très intéressant, Pradelles de la Tour, qui a écrit (en lacanien) sur les parentés à plaisanterie toutes sortes de choses profondes, en expliquant comment fonctionnaient ces systèmes de parenté, quels étaient les types de distorsions oedipiennes par rapport à nos constructions, et comment on pouvait méticuleusement articuler tous ces éléments.

La deuxième chose qui importe beaucoup à Melman, et sur laquelle on pourrait être tout à fait d’accord, c’est que le narcissisme est mobilisé par exemple dans le cas de Marie dans un rapport duel, d’accord, mais en fonction de la reprise en négation. C’est-à-dire que les justes coordonnées pour apprécier ce qu’il en est du choc narcissique qui est ressenti, ne sont pas liées à des espèces de ping-pong imaginaires ou d’effets en miroir. Ce sont des effets en miroir étroitement structurés par la réponse à l’adresse, et donc entièrement soumis et pris dans l’économie de l’adresse et du signifiant. Si vous y réfléchissez, on voit bien qu’on peut épiloguer pendant des heures pour savoir si le narcissisme de Marie est fort ou faible. On peut aussi bien argumenter en disant qu’il est fort parce qu’il ne se laisse pas écraser et qu’il est faible parce que sa manière de ne pas se laisser écraser est justement de répondre en miroir, vœu de mort pour vœu de mort. Si on commence à s’engager et particulièrement si on laisse engager le transfert dans une élucidation de la consistance psychologique du narcissisme de l’obsédé, on risque fort de perdre entièrement les coordonnées dans lesquelles les choses se dessinent.

Un autre avantage je crois de cette présentation, qui est un avantage pointé par Lacan, c’est que ça permet de comprendre le statut tout à fait typique du devinement des pensées. Je n’ai jamais vu de névrose obsessionnelle – mais j’ai la vie devant moi – qui ne présentait pas ce symptôme, le symptôme d’Ernst Lanzer quand il était gosse, qui est le sentiment que ses parents savaient ses pensées. Le devinement des pensées dans la névrose obsessionnelle, c’est-à-dire que les parents savent, est une manière extrêmement simple de manifester la première présence de la subjectivité protestant contre le fait que ses pensées lui viennent de l’Autre. La première chose dont il faut s’apercevoir avec Ernst, c’est que s’il pense à aller regarder ce qui se passe sous les jupes des bonnes, ça ne lui est pas venu par l’opération du Saint-Esprit, cette idée-là. Ça lui est venu dans le regard de son papa, ou des hommes qu’il a pu voir, qu’il se passe sous les jupes des bonnes quelque chose, dans l’univers qu’on se représente bien des amours ancillaires et de ce que c’est qu’une domestique, bref, c’est le désir des autres qui lui est venu là. C’est important, parce que ces symptômes de devinement de la pensée ont une affinité étroite avec certains symptômes persécutifs dans la paranoïa. Or on voit bien si l’on prend les choses comme Lacan propose de les voir, qu’il y a deux critères distinctifs majeurs qui empêcheront jamais qu’on confonde ce phénomène de devinement de la pensée avec par exemple une esquisse de paranoïa chez un enfant - en dehors du fait qu’on lit rarement des observations de paranoïa chez les enfants… Ces deux critères sont les suivants : c’est qu’il n’y a jamais de perplexité sur l’Autre qui devine. Quand un obsessionnel a des mentismes, il ne se pose jamais la question de savoir qui est cet Autre qui dit dans sa tête de telles choses. En revanche, la stupeur (initiale) des psychotiques confrontés à la xénopathie est un trait absolument constant. La deuxième chose, c’est que vous n’avez jamais – et c’est une chose dont la finesse de grain linguistique doit être bien mesurée, et je vais revenir là-dessus – dans la névrose obsessionnelle un névrosé obsessionnel à qui une pensée vient, du genre :

« - Tu rendras 3 couronnes 80 au lieutenant David !

Ne répondra jamais:

- Ah oui ? Et pourquoi pas 3 couronnes 60 ? Tu me dis ça mais moi je te dis autre chose ! »

Tandis que les dialogues de voix dans la psychose sont un standard : on répond très souvent à la voix. « Il me traite de pédé, mais je ne me laisserais pas faire, etc., on me traite de ceci, c’est dégueulasse, je n’ai rien fait… ». A aucun moment, et c’est une propriété qui a trait à la nature même du signifiant en cause dans la névrose obsessionnelle, le mentisme n’est l’objet d’une négociation sur son sens, sa portée,et on ne discute pas les 3 couronnes 80 avec un mentisme obsessionnel. Avec une hallucination psychotique, fort souvent, on la discute.

Le caractère non dialectique de cette irruption de signification, du signifié, c’est qu’à partir du moment où on déplace l’enjeu, où on n’est plus dans une problématique du Gebot / Verbot, le paradigme de l’homme aux rats, et qu’on a affaire au rapport même au langage, et qu’on pense la névrose obsessionnelle dans un rapport au langage, où tout signifiant est pris dans la problématique du signifiant-maître, c’est-à-dire où tout signifiant est une assignation et un commandement – qu’on vous appelle par votre nom, qu’on vous dise « viens ici! » ou qu’on vous demande « quelle heure est-il ? », etc. – tout signifiant est par lui-même un effet de frappe, vous sortez du même coup de la problématique de la lutte contre ce que je reçois comme un ordre et qui est même un ordre sur le mode militaire. Il ne faut pas oublier que c’est pendant des manœuvres militaires que l’homme aux rats commence à entrer dans la névrose, donc lorsqu’il a affaire à des supérieurs hiérarchiques. L’ordre et le contrordre, aussi en allemand, c’est du vocabulaire militaire. Il ne faut donc pas toujours prendre – et c’est quelque chose que je fais aussi moi-même certainement, sans m’en rendre compte - la description que l’obsessionnel donne de son obsession pour la vérité de l’obsession, puisqu’il la donne avec l’imaginaire même dans lequel il est pris.

Si on fait un effort prodigieux d’abstraction avec Lacan, et qu’on pense ça au niveau même du signifiant, comme assignation, nomination, tout ce que vous voulez, eh bien il y a quelque chose de tout à fait frappant et que Melman trouve tout à fait ingénieux, c’est de penser que le signifié pur qui reste, est de l’ordre du réel, et que la matière du contrordre, la matière de la contre-pensée ou du contre-dit, c’est un signifié pur, qui est du réel. Qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est qu’il y a une dimension du sens qui est constamment travaillée par la métaphore et par le déplacement de la métonymie, constamment, et qu’à la dimension du sens constamment prise dans le déplacement signifiant, métaphorique ou métonymique, nous pouvons toujours à chaque instant, opposer – et opposer sur le mode du démenti – ce que nous appelons la signification littérale. Pour qu’on puisse dire que « la terre est bleue comme une orange », il faut que la terre soit la terre, que le bleu soit bleu, et que l’orange soit une orange. Si la terre n’est pas la terre, si le bleu n’est pas bleu et si l’orange n’est pas une orange, alors vous ne pouvez pas produire ce sens « la terre est bleue comme une orange ». Mais si vous invoquez que la terre est la terre, sur un mode de retour, de fixation tautologique, vous démentez au moment même où vous y avez recours, l’opération sur le sens. Ce que Melman dit, c’est que ce à quoi nous avons affaire et qui est le point, la matière même de la contre-pensée, c’est une résurgence du signifié pur comme étant ce qui reste et revient toujours à la même place.

Or, c’est je crois quelque chose d’extrêmement important, parce que ça vous donne la racine de l’élément de rationalisation, de démétaphorisation, de fixation à quelque chose qui est au sens strict ce qui est dit, dans la contre-pensée. C’est-à-dire que lorsqu’on commence par mégoter (« bon, je ne vais pas rendre 3 couronnes 80 mais 3 couronnes 70 »), pourquoi on ne mégote pas ? Parce que c’est au sens strict 3 couronnes 80 qu’il convient de rendre. L’opération de retour et d’extraction du signifié littéral, qui fait la matière de la contre-pensée, fait apparaître une dimension extrêmement particulière de signifié pur.

Dans le vocabulaire de la sémantique logique contemporaine, c’est ce qu’on appelle une signification, c’est ce que Donald Davidson appelle une signification. Le problème n’est jamais, dit Davidson, de savoir quel usage on fait d’une signification – les métaphores, c’est une question par exemple d’usage des significations -, mais ce à quoi le logicien doit s’attacher, c’est de comprendre la  logique des significations. Dans son célèbre article sur les métaphores, Davidson met en évidence le fait que, pour qu’on puisse dire que « la terre est bleue comme une orange », il faut que la terre soit la terre, que le bleu soit bleu, et que l’orange soit une orange, et c’est à ce niveau-là que se construit la logique pure de la signification, celle qui est manipulée par des index, par tout un ensemble de dispositifs qui se prête – et je mets le mot en réserve -, à une écriture entièrement formalisée. La seule chose qui se prête ici à une écriture entièrement formalisée, c’est ce que Melman appelle ici le « signifié brut », qui est dans la sémantique contemporaine la signification.

Qu’est-ce qui se passe quand on a mis en place ce type de chose ? Vous voyez se présenter un Autre tout puissant – j’ai parlé tout à l’heure de loi sans désir ou du désir sans loi – qui est une manière un peu plus abstraite ou un peu plus ouverte à la pluralité et la diversité des cas, de parler de la mère non castrée, la fameuse mère non castrée de l’obsessionnel. Parce qu’on peut très bien dire que la mère de l’obsessionnel est non castrée, sauf qu’on va s’engager dans un imaginaire kleinien, alimenté par les images du corps, par une certaine confusion des registres imaginaires et symboliques, qu’on pourrait peut-être en utilisant la conceptualité lacanienne qui est ici dépliée, aérer en quelque sorte. Je crois que ce qu’il faut bien repérer, c’est le dispositif de discours à l’intérieur duquel se construit la chose, qui est d’abord ce sur quoi il faut attirer son attention pour ensuite repérer ce dont il s’agit avec la castration de la mère.

Lorsque Lacan propose une écriture du fantasme obsessionnel, il écrit un truc extrêmement bizarre. Il écrit A ◊ φ (a, a’, a’’, a’’’…). C’est une formule extrêmement obscure parce qu’on ne comprend pas comment il peut y avoir un A non barré et puis un poinçon à côté. Normalement, s’il y a un poinçon, c’est qu’il y a une barre (sur le sujet). Je comprends ceci en disant qu’au fond, il n’y a pas de coupure fondatrice dans le discours, la chaîne signifiante dans laquelle l’obsessionnel est pris. Il n’y a pas de coupure fondatrice, c’est-à-dire qu’on peut toujours avoir l’impression de remonter à une cause antérieure, à une cause antérieure, et à une cause antérieure… sans que jamais nulle part l’organisation même de cette chaîne, sa vectorisation, sa structuration interne, ses éventuels hiérarchies et déboîtements trouvent où que ce soit un principe. C’est ce qui explique je crois le rapport que l’obsessionnel peut avoir à son mentisme, le caractère à la fois labyrinthique et infiniment régressif aux causes qui remontent encore aux causes, qui remontent encore aux causes, qui dans certaines analyses – on en reparlait récemment avec Franz -, font qu’il y a un déchiffrage qui n’en finit absolument jamais, puisque le discours psychanalytique peut tout à fait être annexé aussi bien à cette même opération, sauf que les causes, au lieu d’être des causes farfelues ou des causes morales, deviennent des causes psychanalytiquement correctes, et donc on va remonter au père, au père du père, au cousin de la tante, et au lapsus que j’ai fait en 1976, etc. Et Franz me disait que Lacan ne trouvait pas d’autres moyens que d’éclater de rire sur le fauteuil pour arrêter ces espèces de fuites, lorsqu’il y a une obsessionnalisation de la cure, qui est la captation du processus lui-même de déchiffrage au service de cette régression infinie, avec un recouvrement du champ à perpétuité. Avec la fameuse question de savoir où est-ce qu’il faut arrêter de force les cures - dans 6 mois c’est fini, dans 6 mois dehors, etc. -, qui chaque fois que ça marche, réussit.

Cette espèce de coupure, qu’on essaie de manquer, de ne pas rater du moins, fait effectivement défaut. Si vous prenez les choses de cette façon-là, vous voyez que vous êtes un peu moins dans la perspective de vous dire : « Ah, ce qu’il faudrait, c’est de mettre la maman sur le divan pour que quand même, elle connaisse un peu la castration, et sa fille irait tellement mieux ! ». Ce qui est un automatisme psychanalytique frappant. Qui n’a jamais pensé ça ? C’est-à-dire comment justement nous pouvons par ce type de processus mélanger complètement sans nous entendre, sans nous entendre, les espèces de dispositifs imaginaires projectifs avec l’ordre inflexible dans lequel nous sommes pris. C’est là que Melman propose quelque chose qui me paraît juste, c’est qu’on n’a pas vraiment une forclusion du Nom-du-père, mais en tout cas il y a certainement une annulation du Nom-du-père. Il appelle ça une annulation du Nom-du-père, en faisant référence à une structure d’anneau, où on a toujours l’impression qu’en remontant un cran avant, on va enfin trouver la cause ! Et qu’est-ce qu’il appelle l’annulation du Nom-du-père ? C’est justement qu’à aucun moment il y aura cette entame sur la mère comme ce qui donne un corps réel au grand Autre, cette entame du père. C’est que chaque fois que cette entame du père se présente comme ce qui barre l’Autre : déplacement, déplacement, déplacement… de façon à ce que jamais le Nom-du-père ne soit mis en position d’exercer sa fonction de barre sur la mère originaire. Je pense que ça peut prendre de telles proportions que dans certains cas, on l’a vu à l’hôpital parfois, vous avez ces situations chez les névrosés obsessionnels, où l’annulation peut prendre de telles proportions que les hallucinations, le mentisme, c’est-à-dire le caractère absolument ininterrompu à la fois du discours et de la pensée, donne l’impression d’avoir affaire à un schizophrène, c’est-à-dire à quelqu’un qui ne capitonne plus du tout. C’est-à-dire qu’il n’y a même plus de capitonnage, et vous en êtes réduit à interrompre un flot de justifications et de rationalisations dans lesquelles tente de diffuser une angoisse bizarre, avec une incapacitation sociale majeure à la clef.

Dernier point sur lequel je voudrai vous amener ce soir. Quand j’ai parlé tout à l’heure du rapport du signifié brut à l’écriture, l’idée que justement, ça peut être amené à une raison, et même éventuellement à une raison formalisable, c’est que lorsqu’on prend les choses ainsi par ce biais-là, on a affaire à un matériel clinique qui que ça nous plaise ou pas est là, qui est la place de l’écrit, de la lettre, dans la symptomatologie obsessionnelle.

Je vous donne un exemple curieux. C’est un adolescent de 17 ans qui est arrivé chez moi parce qu’il a eu la malencontreuse idée alors qu’on lui demandait des comptes sur ses devoirs, de dire à la professeur qui lui tendait sa copie : « Pouffiasse ! ». Jaculation incoercible, alors que précisément c’est sa prof préférée. Et comme aujourd’hui quand une prof se fait traiter de pouffiasse on en fait tout un plat, il a été envoyé chez l’analyste. Qu’est-ce qui s’était passé ? Alors au début, l’obsessionnel ne disant que ce qu’on attend qu’il dise, et que c’est un obsessionnel qui pour des raisons complexes est à la fois bilingue et au courant de ce qui intéresse les analystes – c’est-à-dire pipi – caca, des choses comme ça -, il me dit : « Ce qui est curieux, c’est que quand je dis « pouffiasse », je sépare bien ‘pou’ et ‘fiasse’ ». Et oui, parce que « pou », c’est le caca en anglais : ça s’écrit « pouh », et en américain c’est « poo ». Vous voulez du pipi caca, donc je vais vous donner du pipi caca… Alors pour faire le malin j’ai essayé de broder sur Winnie the poe, Winnie l’ourson ! Mais sans aucun succès…

Surtout, capté par ce type d’imaginaire, il me signale quelque chose d’assez frappant, c’est qu’au moment où il dit « pouffiasse », il le voit écrit sous ses yeux. Ce qui n’est pas banal. Vous ne verrez jamais un psychotique, au moment où il entend cette hallucination auditive, la lire, la voir littéralement comme ça. C’est quelque chose je crois d’extrêmement frappant, parce que c’est comme s’il y avait quelque chose dans la sensorialité même du signifié brut, de ce qui revient d’au sens strict, et qui est terrifiant, et que justement il pourrait l’appeler « pouffiasse » pour rire, sauf que ce n’est justement pas pour rire, et l’autre a très bien entendu qu’il y avait là quelque chose de barjot dans ce que lui disait le gamin, que ce n’était pas un défi – et c’est pour ça qu’il a été envoyé chez le psychanalyste et qu’il n’a pas été viré de l’établissement -, c’est-à-dire que ça lui échappait sur le mode de quoi ? d’un sens littéral, qui est littéralement inscrit. Exactement comme Cécile, il était en train de dévider un ruban de mot qui était concaténé comme une série d’inscriptions, au point qu’il a pu avoir l’impression dans un flash particulier que c’était écrit sous ses yeux, et qu’il ne faisait, non pas que dire ce qu’il y avait, mais lire ce qui était écrit. Avec dans ce moment-là, quelque chose sur quoi les cliniciens de la névrose obsessionnelle ont beaucoup écrit, un sentiment de dépersonnalisation. C’est que ce n’est pas simplement que ça vous trahit, mais c’est que vous n’existez plus. Là tout d’un coup, éclipse ponctuelle, et à la place de vous, il y a « pouffiasse » ! Ce signifié pur, c’est le sens littéral, absolument non ambigu, sur lequel l’Autre – c’est un trait sur lequel j’insiste beaucoup, c’est fin cliniquement, ce n’est pas facile à voir – se trompe rarement. Quand un obsessionnel vous crache quelque chose à la figure, vous voyez tout de suite si c’est pour vous défiez ou si c’est parce que ça la dépasse. Parce qu’il n’est absolument pas dans une position de défi, il est dans une position de quelque chose qui lui échappe, qui est incoercible, qui est une éclipse de sa subjectivité, qui est un moment de fading très ponctuel. C’est la vraie raison, je le dis en passant, pour laquelle les seuls passages à l’acte de névrosé sont des passages à l’acte de névrosés obsessionnels, et c’est en général des gens qui s’exhibent. C’est ce qu’on appelle l’exhibitionnisme de Lasègue, ce sont des gens père de famille, hauts fonctionnaires, gagnant bien leur vie, et qui un jour, devant une voiture, baissent leur braguette dans un état second, se font embarquer par la police, on ne comprend pas du tout… L’exhibitionnisme de Lasègue, c’est une des choses qui est plaidée par les experts comme une excuse. Ça n’a rien à voir avec une activité d’exhibitionnisme pervers. Pourquoi ? Parce qu’il y a un moment d’absolue dépersonnalisation, c’est un exhibitionnisme d’obsessionnel. Un expert met toujours en évidence une névrose obsessionnelle extrêmement profonde. Vous voyez, ça ne concerne pas simplement le registre de l’expression de la signification dans l’obsession, ça concerne aussi quelque chose de l’ordre de l’acte. C’est très particulier, un passage à l’acte dans la névrose. L’exhibitionnisme de Lasègue, sur lequel je n’ai jamais lu grand chose d’intéressant psychanalytiquement, c’est un exhibitionnisme d’obsessionnel avec un mécanisme de dépersonnalisation, des phénomènes d’amnésie, une culpabilité monstrueuse, etc. Le jeune Ernst Lanzer ne passe pas loin, parce que quand il baisse son pantalon en ouvrant la porte parce qu’il a l’impression que son père va arriver, imaginez qu’il y ait quelqu’un dans l’encadrement de la porte, et c’est le poste et la garde à vue !

Vous voyez donc que ce signifié brut a un rapport électif en tant que réel avec la lettre dans sa structure de concaténation opaque et préalable. Rappelez-vous ce symptôme de l’homme aux rats qui fait répéter aux gens syllabe après syllabe, ce qu’ils disent : « qu’est-ce que tu as dit ? Répètes, répètes encore… », c’est–à-dire l’idée qu’on va syllabe après syllabe, donc dans quelque chose qui détruit le sémantisme du morphème, qu’on pourrait manquer quelque chose, et qu’il n’est pas absolument sûr qu’on lui a dit tel ou tel mot - ce qui provoque évidemment un énervement majeur de son entourage. Une fois que vous avez accédé à cette dimension littérale, très particulière, je crois que vous pouvez mesurer le statut de l’écriture dans certaines pratiques obsessionnelles. C’est qu’écrire, écrire des mots, c’est un procédé classique pour se délester du signifié brut, c’est-à-dire que l’écriture est le seul moyen qu’on a trouvé de rendre ses pensées jetables. Quand Lacan dit que toute lettre arrive à destination, la destination c’est la poubelle. C’est là où enfin ça se termine. L’écriture, en effet, c’est un moyen de rendre une pensée jetable, c’est-à-dire de créer un certain type de coupure qui fait qu’à défaut d’avoir ce trou fondateur opéré par le père symbolique dans le signifiant, en manipulant le reste collant et poisseux de la lettre, un moyen d’essayer d’expulser – à force de noircir, de griffonner, etc. – du signifié, de la signification au sens logique. Lorsqu’on parle de l’analité obsessionnelle, en prenant les choses lorsqu’elles sont prises de manière lacanienne orthodoxe, comme Melman, ça a une certaine efficacité heuristique, on voit bien avant de penser à l’analité comme quelque chose qui se passe avec l’anus, on devrait rapporter tout ça simplement à la positivation de l’objet. A partir du moment où l’objet n’est justement jamais quelque chose qui peut chuter de la chaîne signifiante, qu’il reste pris en l’Autre, de la même manière que le S barré dans

 

S1    S2

S      a

 

ne s’efface pas sous S1, de la même manière (a) ne tombe pas du champ de l’Autre, et donc le sujet se trouve complètement collé à un objet qui ne peut être pour lui que l’objet d’un don, d’un échange, d’une réciprocité, etc.

Ce qui veut dire que s’il y a bien quelque chose de caractéristique chez l’obsessionnel, c’est son incapacité, pas seulement à accepter, à mesurer que l’Autre ne demande rien. C’est même ce à quoi vous pouvez reconnaître le caractère de normalité sociale de la névrose obsessionnelle, c’est qu’on est tous en train de demander « qu’est-ce que tu veux ? » pour qu’on nous le donne. Mais l’idée que justement l’Autre ne demande rien, et que rien soit l’objet (a) par excellence, rien que rien, c’est ce qui fait l’impasse constitutive et constitutionnelle de la névrose obsessionnelle. Et donc, comme ça ne peut quand même pas être rien, rien de rien, dès ce moment, il faut bien que ce soit quelque chose, même si c’est trois fois rien, et on entre dans cette espèce de dialectique dans laquelle il va y avoir quelque chose à céder, à donner, qui va bien évidemment faire entrer en résonance tout notre imaginaire sur le mode de l’extorsion, de l’offrande, du sacrifice, de la complaisance, etc., parce qu’il faut bien qu’il y ait quelque chose qui soit en cause dans la demande ! Il faut bien qu’il y ait quelque chose ! Et c’est uniquement je crois autour de cette extrême difficulté à ce que l’Autre puisse ne demander rien (bien sûr, souvent, on nous demande beaucoup !), qu’on peut apprécier le rapport de l’obsessionnel à la normalité. C’est qu’on l’est tous forcément un peu ! Qui peut s’imaginer que l’Autre ne demande rien ? Quelqu’un qui peut penser que l’Autre ne demande rien, a franchement l’air un peu pervers, surtout en matière amoureuse, par exemple. Si vous imaginez que votre compagne ou votre compagnon ne demande rien, que l’Autre ne demande rien, si vous tenez ce genre de propos entre la poire et le fromage, voyez le caractère de déviation scandaleuse, d’égoïsme monstrueux, de cynisme pervers que vous manifestez ! Donc l’obsessionnel a toujours d’excellentes raisons d’exiger un sacrifice qui lui sert dans la méconnaissance collective, à positiver et à transformer en un objet de don et de contre-don, et un objet dont on est sûr qu’il est là bien en cause comme ce dont il faut absolument se débarrasser et ce qu’il faut sortir, à rendre un peu crotteux l’objet de l’échange. Alors pourquoi j’insiste là-dessus ? C’est que rien, c’est vraiment rien. Je ne dis pas ça pour rire. Rien, ça n’existe pas si vous n’êtes pas parlant. Il n’y a que par la parole que vous pouvez cerner ça.

Et le moment crucial, c’est de considérer qu’au fond, qu’est-ce que c’est que la position obsessionnelle ? C’est la position justement, si vous ne vous êtes pas débarrassé de l’objet anal, alors c’est le dernier objet et il vous empêche d’accéder justement à la liberté propre du signifiant qui est de traiter l’objet comme rien, et que l’objet compte pour rien. Et c’est donc un point de résistance maximale à l’ordre même du langage, que la névrose obsessionnelle.

Je termine ce soir pour préparer ce que je ferai la prochaine fois, c’est que tout ceci, j’essaie de le présenter sous son meilleur jour. J’essaie de rendre la conception que Melman se fait de la névrose obsessionnelle la plus convaincante pour moi, et j’espère qu’elle l’a été aussi pour vous, en montrant qu’au fond il s’agit bien de faire ce que dit Lacan : vous prenez des catégories, et vous vous en servez. Je crois qu’indiscutablement, on voit à quoi correspondent les deux exemples cliniques que je vous ai donnés au départ, ou celui de l’adolescent : il y a bien des faits de ce genre.

Je voudrais faire des remarques sur Freud pour conclure, et sur l’enracinement freudien de cette analyse lacanienne de l’obsession. Assurément, Freud a bien été obligé dans l’homme aux rats, de mettre en péril de façon très lacanienne, sa conception ordinaire de l’inconscient, l’inconscient qui ignore la négation - par exemple dans le rêve c’est la paralysie motrice qui ignore la négation -, et non seulement la conception de l’inconscient ignore la négation, mais aussi sa conception du préconscient et des représentations de mots dans le préconscient. Je n’ai trouvé que Patrick Mahony pour relever le caractère extrêmement troublant, quand Freud écrit page 208-9 :

« Il est exact que l’incertitude d’avoir à exécuter une mesure de protection provient des fantaisies inconscientes perturbatrices, mais ces fantaisies contiennent justement l’impulsion contraire, qui devait précisément être écartée défensivement par la prière (parce qu’il a des pratiques de rituels dans lesquelles il essaie de faire une prière pour essayer de prévenir que quelque chose se passe, mais il fait à l’intérieur même de la prière des lapsus, des pensées s’intercalent, et par conséquent il faut qu’il accélère la prière apotropaïque – c’est une prière qui détourne la malédiction - de plus en plus vite, mais qui au bout d’un certain temps se trouve contaminée elle-même par la représentation détournée, et à la fin la prière se réduit à un galimatias pour s’empêcher dans l’articulation même de dire autre chose qui pourrait comme ça s’interposer ».

(Je croyais que c’était rarissime, mais en fait j’ai déjà vu des gens qui ont des rituels de prière avec beaucoup d’angoisse parce que la prière se complique, et ce qu’on veut prévenir – « que mon papa ne meurt pas, que ma maman ne meurt pas » -, ça se transforme en « que mon papa meurt… ah non non ! », alors on reprend à zéro… Et des enfants peuvent passer ainsi des heures à faire des prières le soir). Freud :

« C’est ce qui devient un jour extrêmement net chez notre patient. La perturbation ne restant pas inconsciente, mais se faisant entendre tout haut. Lorsqu’il veut dire dans sa prière « que Dieu la protège », vient s’ajouter surgissant soudain de l’inconscient un « ne… pas » hostile. Et il a deviné que c’est l’amorce d’une malédiction. Si ce « ne… pas » restait muet, il se trouverait lui aussi dans un état d’incertitude et rallongerait de plus en plus sa prière. Dès que le « ne… pas » a été dit tout haut, le patient a définitivement abandonné la prière. Avant de le faire, il essaya comme d’autres malades de contrainte, toutes sortes de méthodes pour contrecarrer l’immixtion de l’opposé, prière raccourcie, prière prononcée à un rythme accéléré, etc. ».

Dans la prière prononcée à un rythme accéléré, vous y trouvez l’idée qu’on va enlever la possibilité du dérapage du sens et réduire à quelque chose qui est de l’ordre de la pure concaténation syllabique et phonématique ce qu’on est en train de dire. C’est-à-dire qu’on va essayer non pas de le dire, mais de le lire, et de le lire pour augmenter le contrôle absolu sur la signification qui est en cause. Donc c’est le symptôme qui fait écho – je ne sais pas si c’est remarqué dans l’exégèse – à écouter syllabe par syllabe ce que disent les autres en se demandant « est-ce que j’ai bien entendu ? ». C’est le même type de difficulté : c’est la dégradation du sens au niveau du signifié.

Ce texte est ahurissant, puisque comme Mahony le remarque, ce n’est pas une facilité de plume de dire que le « ne » jaillit de l’inconscient. Comment une représentation de mots chez le Freud de 1909, le « ne », le « nicht » qui vient à la fin de la phrase puisque c’est le « nicht » terminal en allemand, comment un « nicht » peut-il jaillir de l’inconscient ? Est-ce que c’est une facilité de plume ? Je ne crois pas.

Je crois que ça va dans le sens de ce que Lacan dit : à conscient / inconscient avec cet espèce de préconscient qu’est la représentation de mot, et là où tous les anti-lacaniens vous expliquent que le pauvre Lacan n’a jamais compris que les signifiants on ne les trouvait que dans le pré-conscient, Freud lui-même dit que ce n’est pas comme ça que ça se passe. Le « ne », la négation jaillit de l’inconscient. Autrement dit, ce ping-pong signifiant / Autre, est en réalité mis en œuvre dans le travail clinique de Freud quand il oppose ici le conscient à l’inconscient. C’est ce ping-pong-là dont il est question. Et donc vous avez ce que Mahony essaie désespérément d’appeler une « régression de la représentation de mots de négation au-delà du préconscient », c’est-à-dire à ce qui est entièrement verbal, qui montre que Freud a bien perçu qu’il y a quelque chose dans ce ping-pong qui a trait à la nature même du message, et qu’il y a des messages dans l’inconscient.

Alors évidemment, Freud très embêté, parce que pour donner une base affective au jeu des pensées et des contre-pensées, vous vous rappelez que dans la théorie standard de la névrose obsessionnelle, c’est un conflit d’affects : il y a de l’amour et de la haine. Apparemment, dans la tradition des commentaires de Freud, tout le monde a l’air de trouver compréhensible qu’un conflit entre l’amour et la haine doit nécessairement être paralysant. Pourquoi quand on est amoureux ou plein de haine, ça devrait faire quoi que ce soit à votre motricité ou votre capacité d’agir ?

D’abord, premier point clinique, il ne faut pas oublier que Freud maintient la possibilité que ce ne soit pas la haine qui soit refoulée par l’amour, il maintient aussi que ça peut être l’amour qui peut être refoulé par la haine ; et il y a de fait des névroses obsessionnelles où une fois qu’on a tiré le fond de la barrique, ce qu’il reste, c’est de l’amour refoulé. Donc quand vous dîtes que c’est la pulsion sadique qui est écrasée par les exigences idéales de l’amour, et que c’est cette pulsion qui est engagée par cette motricité écrasée par l’amour, et que c’est ça qui justement fait le mécanisme de la phobie d’impulsion, l’explication de la pulsion sadique est complètement ad hoc. D’autre part, je veux bien que l’amour, ça remue, que l’amour émeuve, mais est-ce que ça fait se mouvoir ? Est-ce que l’amour fait bouger ? On peut très bien être amoureux, et rester sur place. De même, nous n’avons pas à accepter d’entrée de jeu, en lisant le texte freudien, que la haine serait cause d’un mouvement particulier. On peut être dans la haine, et on peut être dans la haine en cognant sur quelqu’un et être dans la haine en ne faisant rien du tout. Donc l’idée que le conflit entre l’amour et la haine serait le principe primaire, originaire, qui rendrait compte du conflit, en réalité, il n’y a aucune raison de l’accorder à Freud. Il est beaucoup plus plausible de penser au ping-pong signifiant de Lacan. Ensuite, si on entre dans une analyse précise de ce qu’est une phobie d’impulsion - une phobie d’impulsion, ce n’est pas courant, et je vous parlerai la prochaine fois d’un patient qui a une phobie d’impulsion, où il file des coups de couteau à sa petite amie ou vide le chargeur de chevrotine sur papa -, une phobie d’impulsion, c’est un acte arrêté, un acte auquel il est dit « non ». Ça n’a strictement rien à voir, un acte auquel il est dit « non », avec une espèce d’élan amorti par un contre-élan. Un acte auquel il est dit « non », c’est un acte intentionnel, c’est-à-dire qui a une visée, une géométrie, une intentionnalité, qui a une contextualité et une signification dans un contexte. Ça n’a rien à voir avec une poussée énergétique qui viendrait de Dieu sait où d’ailleurs, contrebalancée par une sorte de contre-poussée. Autrement dit, ce que Freud fait lorsqu’il accepte cette idée d’un conflit entre la haine et l’amour, c’est qu’il cède à une représentation de l’obsession – je vous le montrerai l’année prochaine – qui est une représentation culturelle: c’est la bonne vieille représentation religieuse du fond mauvais qu’il y a dans l’homme, et de l’amour et des bonnes choses qui doivent servir à écraser ce fond mauvais. Il reprend donc textuellement l’obsession, et se sert du contenu imaginaire de l’obsession pour faire la théorie de l’obsession. Un acte à quoi il est dit « non », dans la phobie d’impulsion, est certainement ce en quoi l’acte bien sûr est signifiant – c’était le point de départ de cette année -, mais vous vous rendez bien compte que si c’est un acte auquel il est dit « non », l’acte signifiant en question a une structure intentionnelle extrêmement complexe pour qu’on lui dise « non » et pour qu’un « ne… pas » puisse s’y affixer en produisant l’effet que nous appelons la phobie d’impulsion.

Je termine parce qu’il est très tard. Il me semble que toute l’explication que je vous ai faite aujourd’hui repose sur une difficulté qui est commune à Freud, qui est commune à Lacan et qui est commune à Melman, et qui reprend ce que je vous ai dit l’an dernier à propos de ma critique de la traduction de Vorstellungrepräsentanz par signifiant. Ce que dit Freud, page 191, c’est ceci :

« La définition que j’ai donnée en 1896 des représentations de contrainte, des reproches transformés faisant retour hors du refoulement qui se rapportent toujours à une action sexuelle des années d’enfance exécutée avec plaisir, m’apparaît aujourd’hui attaquable quant à la forme bien qu’elle soit composée des meilleurs éléments. Elle tendait par trop à l’unification et prenait pour modèle le processus à l’œuvre chez des malades de contraintes eux-mêmes, qui, avec ce penchant à l’imprécision qui leur est propre, amalgament les formations psychiques les plus diverses sous le nom de « représentations de contrainte ». Il est en fait plus correct de parler de « pensée de contrainte », et de mettre en relief le fait que les formations de contrainte peuvent avoir la valeur des actes psychiques les plus divers. Elles se laissent délimiter avec précision comme souhait, tentation, impulsion, réflexion, doute, commandement et interdit. Les malades ont en général tendance à affaiblir cette précision, et à donner pour une représentation de contrainte le contenu (Vorstellungsinhalt) dépouillé de son indice d’affect. Un exemple d’une telle manière de traiter un souhait, qui était censé être abaissé au rang d’une simple liaison de pensée, notre patient nous l’a fourni dans une des premières séances ».

Pourquoi est-ce que j’insiste sur cette dimension-là ? C’est que si vous vous rappelez ce que je vous ai raconté pendant la séance précédente, vous reconnaissez dans cette même liste – souhait, tentation, impulsion, réflexion, doute, commandement, etc. – ce que j’ai appelé des attitudes propositionnelles. Ce sur quoi porte le problème même de la névrose obsessionnelle, ce n’est pas sur le rat, l’anus ou le rat dans l’anus, c’est-à-dire sur l’image obsédante. Ce n’est pas l’image qui est obsédante, c’est l’attitude que le sujet se sent contraint de prendre à l’égard de cette image. C’est d’ailleurs une méconnaissance extrêmement vive dans les thérapies comportementales et cognitives, quand on essaie de montrer que tout le monde a des représentations obsessionnelles. C’est entièrement faux. Tout le monde a des représentations obsessionnelles parce que tout le monde effectivement peut se représenter avec un degré d’horreur variable tel ou tel supplice pris dans Sade par exemple. Mais ce n’est pas du tout le contenu représentatif qui est en cause. Ça c’est ce que l’obsédé est capable de nommer. Mais ce qu’il ne peut pas si bien nommer et qui est en cause, c’est l’attitude à l’égard de cela même qui est représenté. C’est-à-dire comment est-ce qu’il peut le craindre, le souhaiter, en douter, etc., c’est-à-dire avoir une attitude subjective à l’égard de ce contenu représentationnel.

Ce qui est extrêmement frappant, c’est alors deux choses. 1. C’est qu’après avoir tenu cet excellent propos, Freud impavide continue à utiliser « représentations de contrainte ». Après avoir expliqué qu’il n’y a pas de toute-puissance des pensées mais « toute-puissance des souhaits », il continue à utiliser toute-puissance des pensées qui est un mot de l’homme aux rats lui-même. A tel titre – c’est un thème sur lequel je partirai l’année prochaine en parlant de la névrose obsessionnelle -, que tous les concepts que nous avons toujours cru attraper comme efficace, comme la contre-volonté, par exemple (la contre-volonté, pour penser la névrose obsessionnelle : j’ai retrouvé le malade qui dit à Séglas qu’il est traversé par une « contre-volonté »), ce sont donc des descriptions cliniques qui viennent du névrosé obsessionnel lui-même, c’est son imaginaire même qui sert à faire la théorie de sa maladie, avec les effets de limitation que vous avez. 2. La deuxième chose importante, c’est : qu’est-ce qu’une théorie du signifiant qui se contente de faire de l’affect un « effet de traîne » ? C’est précisément ce que condamne, comme étant typiquement obsessionnel, Freud. C’est une chose d’imaginer des conflits de l’amour et de la haine, des conflits empédocléens dans le volcan de l’inconscient freudien, mais capituler sur la question de savoir si l’affect est séparable ou pas, c’est très précisément ce pour quoi j’avais fait toutes ces réflexions sur la grammaire logique des affects, c’est-à-dire sur la façon dont l’affect est entièrement pris non pas dans la variabillité des représentations culturelles, mais dans une logique particulière qui correspond précisément aux attitudes propositionnelles et aux positions du sujet dans ses souhaits, ses désirs, etc. Des contraintes fines s’exercent à ce niveau-là.

Ce qui m’amènera à rattraper la sauce de la pauvre pulsion, qui est bien sûr la victime tragique d’une théorie du signifiant entendue de cette manière-là. Car il est certain que la théorie freudienne de la pulsion sadique-anale est complètement ad hoc. Mais pour autant, n’y a-t-il pas une manière, à travers ce que j’ai appelé l’intentionnalité pulsionnelle, la théorie de l’acte, de penser justement la signification inconsciente et le contenu (Inhalt) de la pensée de contrainte, comme réellement motivante, dans un registre qui soit cependant différent de ce que Melman appelle le « signifié pur », c’est-à-dire le réel « littéral » dans lequel on est pris ? C’est là je crois que la question qui se pose est une des questions peut-être les plus difficiles, puisque, par delà toute clarification conceptuelle, c’est la question de la fin de la cure chez l’obsessionnel. C’est : est-ce que l’on peut énoncer la signification inconsciente du fantasme de l’obsessionnel ? Est-ce qu’on peut y avoir accès, ou est-ce qu’on est pris dans une constellation théorique qui ne rend en réalité cette signification inconsciente inaccessible que parce qu’on n’a pas trouvé la bonne question à poser ? Merci.

 

X : quand vous avez parlez chez l’obsessionnel, de la recherche de la cause, etc., je ne vois pas comment on peut expliquer le comportement de Cécile dont vous avez parlé, qui veut absolument faire de ce don à son petit copain une sorte de rupture dans son existence, alors que c’est complètement contradictoire avec le fait qu’il n’y a pas de possibilité de faire un cran d’arrêt, ou un point de départ…

P-H. Castel : tout à fait. Et c’est une des questions de ce cas, parce si on a une théorie un peu trop rigide de ce qui est censé coincer le sujet en général tel qu’il se présente, soit on dit que c’est juste une manière de parler, et que ça a une valeur heuristique, soit on le prend sérieusement et dans ce cas on est obligé de se dire qu’au fond, elle a accès à l’idée d’une rupture. La façon dont je répondrais, mais ce n’est pas une réponse dont je suis fier, c’est en utilisant l’idée de gravité de la névrose. C’est quand même quelqu’un qui dans sa vie, a été capable de développer un certain nombre de choses. Ce qui l’angoisse dans certaines situations particulières, c’est la résurgence de ce type de phénomènes. Elle se sent menacée, parce qu’effectivement, et c’est étroitement lié à la façon dont son père est père, qui fait que dans ce genre de circonstances, elle est extrêmement embarrassée. Mais par ailleurs, elle ne me fournit pas des régressions causales à l’infini. Il faut dire aussi que c’est une analyse qui s’engage… Un obsessionnel, ce n’est pas un psychotique, c’est vraiment quelqu’un qui peut se représenter ce qu’est une coupure. Le problème, c’est qu’au moment où la coupure est là à faire, quelque chose se déclenche, dont il est enclin à s’auto-accuser, et qui est l’échec à la produire. Dans le cas beaucoup plus grave de Marie, on sent bien que si on précipitait un passage au divan, on pourrait passer si vous voulez d’un mutisme constipé et angoissé à une prolifération de régressions causales extrêmes. Néanmoins, elle a idée de ce que devrait être cette rupture.

X : Quand vous avez dit que le rien n’était possible que dans le langage, pour l’anorexique ça n’est pas le cas, puisque justement c’est du rien qu’elle recherche, et ce n’est pas dans le langage.

P-H. Castel : j’avoue que pour moi l’anorexie est un mystère profond. Je pense à une patiente qui nous avait dit : « de toute façon, ce que je mange égale zéro ». Je crois que zéro est quelque chose qui n’a rien à voir avec l’inanition. Pour pouvoir accéder à ce que c’est que ne pas manger, ce n’est pas du tout un processus interrompu ou perturbé, c’est manger du rien. Et ce zéro, ce quelque chose à partir duquel elle compte, c’est quelque chose qui n’est pas imaginable pour moi en dehors d’un ordre de langage.

X : ce rien, c’est de l’amour qu’elle demande…

P-H. Castel : non non, ce n’est pas de l’amour, je doute que ce soit de l’amour. Je crois que c’est quelque chose à partir de quoi se compter. C’est une spéculation sur l’anorexie… c’est comme si vous vous représentiez à la fois que vous avez un point de départ radical dans l’existence, une naissance subjective, et dans la même opération, l’anéantissement de votre existence. C’est comme si vous réussissiez à fabriquer une formation de compromis. Et c’est pour ça que l’anorexie n’est pas spécifique comme symptôme. C’est une organisation symptomatique complexe - qu’on peut trouver dans la psychose, et qu’on peut trouver dans l’hystérie – parce que ça a un rôle fonctionnel. Il y a des anorexiques qui sont des psychotiques, et qui sont des psychotiques sans avoir des hallucinations auditives ou des troubles cénesthésiques. Et je crois que ce qu’elles cherchent, ou ce qu’elles obtiennent, ou ce dans quoi elles sont prises, ça dépend comment on voit les choses, c’est un zéro qui a trait au comptage du sujet lui-même, une manière de compter, comme l’ensemble vide qui sert de point de départ dit Lacan au comptage numérique. On ne peut compter qu’à partir du moment où il y a un terme qui n’a pas de prédécesseur. Et il n’y a qu’un seul ensemble – c’est le principe même frégéen – qui n’est pas identique à lui-même, qui ne se contient pas lui-même, c’est l’ensemble vide. Et je suis tout à fait persuadé qu’il y a quelque chose-là qui a trait à la logique même de ce qui sert d’index unitaire à la subjectivité. Et ça, ça n’existe que dans le langage. L’anorexie, ce n’est pas les anorexiques. Les anorexiques, c’est une catégorie de malades dans laquelle il y a des choses assez différentes… C’est une question de vie ou de mort, mais pas parce qu’on n’en joue pas, parce qu’on existe ou non. Et c’est ça qui est extrêmement délicat à appréhender. Il y a des patientes chez qui le transfert est extrêmement particulier, quand il a lieu. C’est vraiment à ce niveau-là que ça se pose.

En tout cas, j’insiste sur cette idée qu’il nous est insupportable que l’Autre ne nous demande rien. C’est pour ça que toute société repose sur le don et le contre-don : c’est que c’est intolérable ! Il faut bien que l’Autre demande quelque chose : mon amour, mon attention, mes crachats, tout ce que vous voulez, mais il faut qu’il demande. Donc toute société idéalise l’oblativité. L’ascétisme extrêmement particulier qui est lié au discours analytique, qui consisterait si c’était possible à prendre au sérieux l’idée que l’Autre n’existe pas et que donc l’Autre ne demande rien, mesurez à quel point c’est subversif, à quel point ça fait ressembler à quelqu’un qui vivrait comme ça à un pervers ! Et combien ça fait ressembler le normal à l’obsessionnel, et l’obsessionnel au normal, au point que parfois on ne voit pas trop la différence. C’est ce en quoi je ne suis pas d’accord avec Melman quand il dit que l’obsessionnel pose des problèmes à cause du rapport au rien, de la positivation du rien. Je crois que bien souvent, il n’y a pas d’autres issues dans une analyse d’obsessionnel que de devenir analyste. C’est-à-dire qu’à un moment où à un autre, il faut bien que ce soit sérieux, et que l’Autre ne demande rien, il soit obligé de se le taper six heures par jour avec les autres. Parce que sinon ça ne lui rentre pas dans la tête.

Y : (question inaudible)

P-H. Castel : si vous cette chose comme un problème de chaîne qui n’en finit jamais de trouver son terme… Il y a quelqu’un qui a très bien compris ça, c’est Italo Svevo, le traducteur de Freud en italien, dans La conscience de Zeno. Pourquoi le héros s’appelle-t-il Zénon ? Parce que c’est une allusion au paradoxe de Zénon d’Elée, c’est-à-dire qu’avant de faire une action, il faut déjà que je commence à la faire, une fois que j’ai commencé à la faire, il faut que je commence à faire le reste de ce qu’il y a à faire, puis après, le reste de ce qu’il y a à faire… Là, c’est une autre manière de vous représenter la régression causale comme une manière d’infinitiser, d’essayer de recouvrir le champ infini, comme une division permanente, un peu comme la flèche de Zénon qui fait toujours la moitié du chemin, puis la moitié de la moitié, etc., et qui ne touche finalement jamais la cible. Sauf que dans notre cas, c’est l’acte, qui n’arrive jamais à son terme. Ce n’est pas lié simplement à la régression causale. Dès qu’il s’agit que quelque chose soit en acte, il y a cet effet d’infinitisation interminable de l’acte. Ça peut être aussi les préliminaires des préliminaires des préliminaires… qui sont une figure traditionnelle de la normalité, fondamentalement. Ça fait allusion à quelque chose d’extrêmement abstrait, qui est une infinité sans terme, sans premier terme ni dernier terme. Et c’est peut-être là qu’on a le moins de mal à montrer pourquoi une femme peut être obsessionnelle. C’est absolument faux qu’être obsessionnel soit un privilège masculin, c’est pour ça que j’ai pris des exemples de femme aujourd’hui. On voit bien que la question du sexe du sujet ne le protège en rien d’une névrose obsessionnelle. Ça lui donne simplement des caractéristiques particulières.