LE SUJET ET SON ACTE

3ème séance (27 novembre)

 

 

Je vais vous proposer ce soir sur la perversion ce qu’on peut appeler comme ça une hypothèse métapsychologique grandiose - j’ai peu de recul pour en juger - mais qui est une tentative de construire quelque chose à partir d’un texte de Sade - le discours de Braschi dans Juliette,  que cite Lacan dans le séminaire VII - de construire sur la notion d’acte et de sujet quelque chose d’assez particulier.

Je vous rappelle que ce que j’avais essayé de proposer la dernière fois, dont je vais essayer de vous donner une illustration et une sorte de preuve, autant que je pourrai. J’avais associé à l’idée de névrose et de refoulement l’idée de formation réactionnelle, à l’idée de psychose et de délire l’idée de Verwerfung, de forclusion, et je voulais vous proposer quelque chose d’équivalent sur la perversion, avec l’idée qu’il y aurait une substructure particulière à l’acte liée à l’insertion spécifique du sujet de la perversion dans un discours de la perversion. Discours de la perversion dont je vais essayer de vous montrer que, à partir de Sade, et spécifiquement à partir du discours de Braschi, du pape Pie VI dans Juliette, on peut élucider la grammaire ou plus exactement la syntaxe énonciative propre. Je veux dire que faire ça, par rapport à ce que je vous ai proposé l’an dernier sur la perversion, c’est certainement aller plus loin qu’identifier le noyau de Verleugnung, de déni ou démenti que j’avais l’an dernier tenté de rapporter à cet opérateur particulier que j’avais proposé, l’opérateur nec, cette espèce de conjonction où la mère apparaît comme castrée et non castrée au même moment. Eh bien, ce qui correspondrait structurellement aux formations réactionnelles dans la névrose et au délire dans la psychose – et voilà l’hypothèse métapsychologique que je vais développer aujourd’hui -, ce serait une contre-éthique. Voilà ce que je vais essayer de justifier : une contre-éthique.

Faisant cette proposition, je voudrais faire deux choses. La plus triviale, c’est certainement avancer sur les conclusions du travail que j’avais fait d’ailleurs dans ce séminaire il y a quelques années sur le transsexualisme, dans la mesure où - peut-être moins curieusement dans ce séminaire que dans ce que j’ai publié à ce sujet -, j’y cédais un peu trop à une critique facile de ce qui se joue chez certains individus entre la perversion et la psychose, qui serait de l’ordre d’un affranchissement libertaire à l’égard de l’ordre sexuel. J’avais beaucoup pesé sur l’idée que certains thèmes du transsexualisme militant, du transgénérisme comme j’ai traduit, relevaient de ce que stigmatise Lacan dans le Séminaire III au titre du « discours de la liberté », qui est une revendication du moi dans lequel cet espèce de dispositif qui permet de se tenir à distance de l’ordre symbolique tel qu’il le construit à l’époque serait un fait de culture dans lequel nous serions tous immergés, et dont une des traductions serait la problématique libertaire, celle qui a effectivement été récupérée par toutes sortes de mouvements militants des minorités sexuelles. Alors pourquoi je crois que, même si j’y ai donné une grande part encore dans la Métamorphose impensable, que c’est quelque chose sur lequel il convient d’avancer et de laisser derrière ? C’est parce que si on insiste un petit peu trop sur cette traduction sociale particulière de la perversion, eh bien, on rate la consistance propre du franchissement qui est opéré par un certain nombre d’individus. C’est-à-dire non pas le fait qu’il y a outrage, outrance, transgression, etc., mais le fait que l’acte qui opère cet outrage, cette outrance, ce franchissement en tout cas, est extrêmement consistant et qu’il a une structure interne qu’on n’élucide pas si on la rapporte au motif simple de l’aspiration à la liberté. Ça m’a beaucoup frappé en particulier à cause de certaines figures que je cite, comme Jacob Hale par exemple, une transsexuelle américaine, ou bien Loren Cameron aussi, et si vous avez vu ce qui est proposé à Paris en ce moment, la venue de Pat Califia, qui est certainement un de ceux qui a poussé le plus loin et organisé de la façon la plus « éthique » une construction générale de sa position qui serait extrêmement difficile de ramener ou de rabattre, de replier sur une simple revendication libertaire. A partir du moment où ce n’est pas un discours de la liberté, ni même de la libération, je crois qu’il faut insister sur la dimension particulière de l’auto-théorisation. C’est une première piste clinique qu’on peut trouver facilement : il n’y a pas d’acte ou de sujet pervers sans cette auto-théorisation, et c’est sur quoi en fait je vais développer mon propos à partir de Sade.

De même, ce qui était la conséquence ou le corollaire de ce qui n’était pas suffisamment radicalisé dans ce que j’ai écrit sur le transsexualisme, c’est que ça ne sert à rien de parler de « néo-subjectivité », sinon de dire de manière cachée que c’est encore une sorte d’option déficitaire : les pauvres, il n’arrive pas à être des sujets, donc ils font des néo-sujets ! Surtout que je m’en étais pris avec une certaine vigueur à l’idée de « néo-sexualité » chez Joyce McDougall en l’accusant précisément du même travers qu’on peut trouver dans l’idée d’une néo-subjectivité. Donc autant l’appeler carrément de la subjectivité et se dire qu’il y en a peut-être des formes qui nous déplaisent mais qui n’en existent pas moins. Cette question -qui est une question de psychiatrie classique qui n’est pas souvent abordée frontalement en psychanalyse – aboutit à la fameuse question de l’étayage pervers anti-psychotique : c’est-à-dire : comment résister à la psychose ? Il semble - du moins les gens les plus malades que j’ai pu croiser dans ma pratique étaient de cet ordre-là – que ceux qui étaient les plus manifestement pervers au niveau de la symptomatologie, étaient des psychotiques, et on avait tout à fait l’intuition - mais je voudrais que ce soit un peu plus qu’une intuition - que la question de l’étayage anti-psychotique de leur perversion était au premier plan.

Le problème est que ce mot d’étayage est un de ceux qu’on met à toutes les sauces, comme le dit Jean Laplanche - on ne sait plus ce qu’est l’étayage, sur la mère, sur une conduite : on s’étaye un peu sur n’importe quoi aujourd’hui – et si on ne dit pas comment on fait l’étaye, et en particulier ce qu’est cet étai sur l’Autre qui fait tenir le corps de la jouissance, on emploi le mot étayage qui d’une manière fait freudien sans le ressort clinique et théorique requis. C’était la première chose qui me paraissait problématique, et sur laquelle je vais essayer d’avancer un peu.

La deuxième chose, qui est aussi assez simple et triviale à imaginer, c’est qu’on a de toute façon en psychanalyse comme dans toutes les autres parties de la médecine mentale, un problème à sortir de la phénoménologie de l’acte pervers. Qu’il s’agisse du crime ou qu’il s’agisse d’une phénoménologie plus sophistiquée impliquant une description des intentions des partenaires de la scène perverse – ce qu’on appelle la manipulation de l’autre comme un objet, ou la production d’angoisse chez autrui au point où est attendu par exemple du plaisir -, on reste dans une sorte de description scotchée à ce qu’on imagine avoir aperçu comme étant de l’ordre de l’acte. Et si tout ce que j’ai fait la dernière fois était pour vous rendre compliqué ce que l’on appelle un acte et identifier ce qui est de l’ordre de l’acte et de l’action, c’était peut-être aussi pour essayer d’amener aujourd’hui la question de savoir ce qui compterait comme un succès pour un pervers : la question de savoir comment quelqu’un – à supposer qu’il y en ait un – pourrait corriger son action de façon à ce qu’elle atteigne ce qui à ses yeux compte comme étant le but à atteindre. Avec la question qui se pose - qui est la question symétrique, puisque vous vous rappelez que la dernière fois j’avais soutenu cette idée que la seule manière de faire exister un sujet dans le réel, était de le prendre un peu comme un centre d’action, et que c’était à partir de ça que la notion de sujet était entrée dans la pensée métaphysique contemporaine : c’est que les actions supposent (elles sont « suppositoires », comme dit Leibniz) du sujet - eh bien, la question qui se pose était de savoir quel type de sujet peut correspondre à quelque chose qui est, comme vous savez, extrêmement rarement de l’ordre de l’acte, mais plutôt, dans la perversion, de l’ordre de l’agissement, ou de l’ordre du passage à l’acte, mais avec cette particularité qu’on ne sait pas bien si ce sont véritablement des actes qui sont posés. En tout cas, déplacer ainsi le problème en dehors de la phénoménologie de l’acte, partir toujours de l’acte tel qu’on s’imagine le repérer sur la base d’un sujet supposé à l’acte, ça conduit à repérer bien autre chose que des crimes ou des manipulations, des choses comme ça, beaucoup plus quelque chose qui est un certain maniement du signifiant, qui serait et qui vaudrait acte.

Or justement, c’est une chose que nous savons tous, il y a des productions de savoir dans la perversion, et des agencements d’acte qui parfois ne contiennent rien de criminel à proprement parler, sinon l’évocation d’actes possibles, qui néanmoins sont immédiatement vécus, présentés et interprétés comme pervers. Un des exemples classiques de ce genre de chose, c’est le terrible livre de Jouhandeau, De l’abjection, dans lequel vous avez une sorte de représentation qui tient quand même beaucoup plus à l’évocation qu’à la réalisation – quoi qu’on sache par ailleurs sur la vie de Jouhandeau.

Donc voilà un peu les choses que je voudrais reprendre pour articuler ce que je vais dire aujourd’hui sur ce que je disais la dernière fois.

Je vais donc me lancer dans cette lecture du discours de Braschi, le pape Pie VI dans Juliette, qui court dans l’édition de la Pléiade le volume 3 à partir de la page 870. Je crois que le discours de Braschi, c’est le sommet de la philosophie de Sade. C’est sa véritable position philosophique – en disant cela, je me livre à de l’exégèse sadienne, s’il y a des gens qui connaissent mieux Sade que moi, ils pourront rectifier ce qui leur paraît insuffisant – mais je vais vous dire pourquoi je crois que c’est le véritable sommet de la pensée de Sade, beaucoup plus que le discours de Saint-Fond par exemple, ou les premiers textes libertins de Sade. C’est parce qu’il intègre dialectiquement les deux moments qui sont constamment en tension dans l’élaboration de la pensée libertine, chez Sade. Ces deux moments, le moment le plus simple, ce en quoi Sade se rapporte aux libertins de son temps, c’est ce que j’appellerai le naturalisme simple, en général inspiré par d’Holbach, et qui consiste à dire que tout ce qu’il y a dans la nature est bon, et que seules les conventions humaines stupides répriment au nom de la religion des mouvements naturels. Ce naturalisme de d’Holbach est aussi celui qui alimente la littérature pornographique à visée morale d’un Rétif de la Bretonne, donc de gens avec qui Sade dialogue, et qui ont eu accès, comme Rétif, à des textes de Sade aujourd’hui perdus, comme par exemple la suite de La Philosophie dans le boudoir que nous ne connaissons que par les quelques petites choses que raconte Rétif à ce sujet. Ça, c’est la chose la plus simple, et philosophiquement aussi la plus simple, puisqu’il ne saurait y avoir de perversion si tout est nature. La deuxième position qui est une position qui a longuement retenue Lacan, c’est celle qui est amenée par Saint-Fond dans Juliette, et qui invoque ce fameux « Etre suprême en méchanceté », qui est une sorte de Dieu inversé dont la révélation dans Juliette joue un rôle important de sidération, puisque tous les libertins découvrent à l’écoute du discours de Saint-Fond une dimension de leur propre acte qui fait de Saint-Fond, comme maître à penser, quelqu’un qui va beaucoup plus loin simplement que l’immensité de ses crimes. Chose qui a une grande importante dans Juliette, puisqu’au fond, tous ceux qui ont une philosophie déficiente, finissent victimes de Juliette, dans le dispositif narratif du roman.

Je vais donc essayer de montrer comment le discours de Braschi intègre dialectiquement ces deux positions, et pourquoi dans ces deux positions nous nous trouvons au cœur du problème de l’acte et du sujet. Tout d’abord, pourquoi est-ce que le naturalisme simple à la d’Holbach pose un grave problème ? Il le pose à deux niveaux. Parce que si tout est nature, il ne saurait y avoir d’acte. Comme d’ailleurs Lacan l’a remarqué dans une filiation théologique connue : pour qu’il y ait de l’acte, il faut qu’il y ait du commencement absolu. Si tout est nature, tout est lié à la chaîne des causes et des effets de façon infinie et dans toutes les directions, il ne saurait donc y avoir de points qui fassent authentiquement rupture, rupture qui est en même temps l’espace de la jouissance transgressive où un sujet va se poser, poser sa marque, et ainsi, authentiquement et en tant qu’il la pose, transgresser un ordre quelconque. C’est là une question générale en philosophie, mais qui est redoublée ici dans sa difficulté par le fait que ce qu’il s’agit de poser, c’est un acte mauvais. Tant qu’il y a un acte bon, on peut toujours par une sorte de résorption à l’infini dans la liberté dans le plan de la providence divine qui elle-même, providence divine, incorpore le mécanisme causal de la nature - puisqu’après tout, Dieu a créé la nature -, on peut comme ça, asymptotiquement, faire en sorte que les tendances qui s’actualisent dans les visées de la liberté ou de l’action intentionnelle de tel ou tel, finissent par coïncider avec un processus naturel qui pourquoi pas contiennent une part de causalité, le tout vers le Bien. Evidemment, s’il s’agit non pas d’un acte bon qui va dans le sens de la création mais d’un acte mauvais qui est censé prendre cette création à rebrousse-poil, l’extrême difficulté d’insérer l’acte dans la série causale de la nature n’en apparaît que redoublée.

Je vous avais indiqué la dernière fois comment la théologie catholique a intégré ce type de problème dans une tension qui existe encore dans la théologie contemporaine, qui était, n’est-ce pas, l’option de saint Thomas, qui consiste à dire que vous avez des actes de liberté insondables qui scandent l’histoire eschatologique de la création – la création du monde, le péché originel, l’incarnation du Christ, le fait que le Christ consente à mourir pour les hommes, et le fait que ça vaille comme salut pour l’humanité, avec une sorte de structuration dans ses temps successifs qui est aussi une structuration textuelle des Sommes théologiques de l’époque -, et vous avez à l’opposé de saint Thomas un courant qu’on peut rapporter à Jean Scot Erigène qui pense qu’en réalité, même si l’homme est libre, le péché de l’homme a quand même été conçu à l’intérieur de la providence divine comme le moyen, l’opportunité donnée à Dieu d’incarner le Christ et de sauver l’humanité en accomplissant ainsi le projet de création, en faisant apparaître le créé suprême qui est Dieu se produisant lui-même dans la forme du créé sous la forme du Christ. Donc, à ce moment-là, quel que soit le degré d’acte impliqué par le péché, l’incarnation, le fait que le Christ consent à mourir sur la croix avec cette phrase abyssale que je vous avais citée - « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » -, dans cette façon de faire en quelque sorte sauter les points de liberté insondables qui sont présents dans les Ecritures, l’interprétation scotiste consiste à tout finaliser en disant que ces actes de liberté coïncident en vérité avec le plan général de la création.

Du coup, si vous laissez de côté ses solutions qui sont possibles quand l’acte est censé s’intégrer dans un plan du meilleur, et que vous vous trouvez en face de l’acte qui s’affirme comme acte mauvais, c’est-à-dire comme littéralement une récusation absolue de tout plan final, alors vous comprenez pourquoi Sade est embarrassé au fond devant ce naturalisme « simple » : c’est qu’au mieux ce que le lien des causes et des effets fait, c’est qu’il disculpe l’agent, mais il disculpe l’agent en supprimant le moment de l’acte radical qui serait ce dont il serait vraiment coupable. On le disculpe de quelque chose, mais au fond en reconnaissant qu’il n’est pas coupable parce qu’il n’y a pas de mal qui est authentiquement posé.

Voici ce qu’on trouve page 551, dans le « statut de la société des amis du crime », qui est le véritable texte qui sert à Lacan – ce n’est pas du tout La philosophie dans le boudoir, qui est commenté dans Kant avec Sade, c’est Juliette, les textes essentiels en réalité sont des citations détournées de Juliette, et ce texte est beaucoup plus riche à cet égard -, le premier terme qu’utilise ce statut, c’est ceci :

« La Société se sert du mot crime, pour se conformer aux usages reçus, mais elle déclare qu’elle ne désigne ainsi aucune espèce d’action de quelque sorte qu’elle puisse être. Pleinement convaincue que les hommes ne sont pas libres, et qu’enchaînés par les lois de la nature, ils sont tous esclaves de ces lois premières, elle approuve tout, elle légitime tout, et regarde comme ses plus zélés sectateurs, ceux qui sans aucun remords se seront livrés à un plus grand nombre de ces actions [alors qu’elles sont justement impossibles !] vigoureuses, que les sots [les sots !] ont la fai­blesse de nommer crimes [alors que justement, c’est la société qui reconnaît qu’il s’agit là de crimes], parce qu’elle est persuadée qu’on sert la nature en se livrant à ces actions, qu’elles sont dictées par elle… », etc.

Evidemment, pour quelqu’un comme Sade, il y a perception immédiate du fait que si crime est un mot d’usage, alors le libertin éclairé ne peut pas s’en servir parce que seuls les sots se servent du mot, et bien plus grave : la notion même d’acte est compromise, puisqu’il ne saurait y avoir d’actes dans un monde lié par les causes et les effets, et qu’en même temps ce que les libertins de la société du crime veulent faire, c’est précisément des « actions vigoureuses ». Alors, ce qui va rester du dispositif, je garde le terme, c’est la notion de vigueur, c’est cette idée de vitalité qui va revenir tout à l’heure chez Braschi.

Le deuxième élément dans lequel Sade essaie de cerner dans un discours ce qui s’appelle une contre-éthique, c’est l’hypothèse formulée par Saint-Fond de « l’Etre suprême en méchanceté ». L’Etre suprême en méchanceté, c’est une extension d’un raisonnement du genre suivant : non seulement il y a du mal partout, mais il n’y a que du mal, au point que s’il n’y a que du mal, c’est le mal même qui est le réel. Il y a du crime, des famines, des dévastations, la mort, la maladie, la souffrance partout, et bien loin d’être des imperfections, elles sont le réel, par une sorte d’inversion du motif spinoziste qui identifie la perfection et le réel, ici c’est l’identification de ce qui est réel à l’imperfection au sens où les imperfections sont justement tout ce qui existe et qui n’a besoin de rien d’autre pour exister. Donc, dans une sorte de cosmogonie qui mime en en inversant les prédicats le rêve de d’Alembert, de Diderot – je ne sais pas d’ailleurs si Sade l’a lu, parce que ce sont des textes qui ont été trouvés après la mort de Diderot, mais dont peut-être quelques manuscrits circulaient, je ne sais pas -, une cosmogonie dans laquelle, compliqué de l’hylozoïsme de la fin du 18ème siècle, des particules – qu’il appelle des « molécules malfaisantes », passent tout le cours de leur existence à s’entre-détruire mutuellement jusqu’à un noyau central occupé par l’Etre suprême en méchanceté qui est en fait la raison, le principe négatif, le dieu inversé du Mal.

C’est autour de cette problématique de l’Etre suprême en méchanceté que Saint-Fond se livre à une de ses pratiques les plus secrètes, qui consiste je le rappelle pour ceux qui n’ont pas pu aller jusque-là dans le livre, à cette pratique assez étrange de prendre des victimes, de leur faire signer sous la torture l’abandon de leur âme au diable, puis de leur enfoncer ce pacte signé avec leur sang dans l’anus, de les sodomiser pour enfoncer le pacte en eux, puis de les tuer, de manière à ce que, mourant dans ce comble d’impiété et de crime, ils soient précipités dans une sorte d’enfer et de damnation qui va se perpétuer au-delà de leur mort naturelle, dans une « seconde mort », une éternité de souffrance - de façon à ce que, même au-delà de la mort, celui qui est victime-complice de cet acte du pervers paie encore, et qu’il continue à souffrir en étant pris au piège de sa propre croyance (en la damnation). Voilà une sorte de dispositif qui prend au piège, si vous voulez, la victime : puisqu’elle cède elle-même sous la torture, pour éviter la souffrance, et en signant l’abandon de son âme au diable, elle se damne par l’opération du libertin.

C’est très difficile de détacher Sade de toutes sortes de choses abstraites sur l’idée de seconde mort, d’une éternité de souffrances au-delà de la mort terrestre, c’est très difficile dans le texte de le détacher de cette pratique particulière de Saint-Fond. Parce que, autant la conception de Saint-Fond fascine Juliette et Noirceuil, autant elle est infectée de quelque chose qui est insatisfaisante pour le libertin qu’est Sade. Tout simplement parce que, et il le dit lui-même, c’est un truc qui lui a été donné par un mage, un spécialiste de magie noire, qui dissonne avec la tonalité hyperrationnaliste du reste du texte. On a le sentiment qu’on a, non pas une superstition renversée, mais une superstition inversée, dans le discours positif de l’Etre suprême en méchanceté, et que c’est inversion ne va pas jusqu’au bout d’une certaine logique, puisqu’elle est obligée d’avoir recours à la superstition (contre elle-même). On y  voit, je dirais, en esquisse, cette opération par laquelle la victime du pervers est prise à son propre piège. Mais cette opération-là je crois, dans la version finale de la philosophie de Sade - qui est une progression puisque c’est le pape lui-même qui la procure à Juliette -, eh bien cette inversion-là, ce piège va fonctionner sur un autre mode.

Pour aller vite à la solution que propose Braschi à l’immanence de la nature, à un lien causal pour lequel il n’y a absolument pas de place pour Dieu, et où en même temps il serait possible de poser un acte, ou une rupture, une transgression qui serait absolument subjective, la solution est une solution typique des lectures de Spinoza au 18ème siècle. Elle consiste à articuler la nature en deux niveaux. Un niveau des causes premières, un niveau d’une nature qui est d’abord originairement créatrice, et un niveau des causes secondes, où la nature ayant, après son premier jaillissement – le mot de Sade, c’est « jet » -, lancé l’ensemble des parties de la matière dans leurs mouvements propres, ces parties interagissent les unes avec les autres de manière à se lier ensemble sous une contrainte causale, ce qui fait qu’il y a un second niveau de causalité, mieux, une causalité seconde, dans laquelle le « premier jet » de la nature se retrouve prisonnier (au second degré) de l’action causale réciproque des différentes parties lancées par ce premier jet. Vous avez donc un peu comme dans l’Ethique de Spinoza, une dimension « naturante » de la nature qui est le moment de son pur jaillissement, et une dimension « naturée », où elle rencontre sa propre existence comme une contrainte causale qui la lie et l’enchaîne. Comme il y a deux niveaux de cette même nature immanente, c’est entre les deux, dans cet espace que Sade construit la possibilité d’un acte qui prendrait acte de cette transcendance interne à l’immanence de la nature, la possibilité d’un acte qui serait le pire possible. Et l’acte le pire possible serait celui qui détruirait toutes les lois de la nature naturée pour libérer la nature naturante, et retrouver ce point de jaillissement originaire.

La solution ainsi condensée du discours de Braschi contient deux choses. Elle comprend d’une part la possibilité d’une déculpabilisation de l’acte dans l’ordre de la nature naturée, autrement dit, dans l’enchaînement des causes et des effets - récupérant ainsi toute la problématique du naturalisme naïf. Mais en même temps, elle maintient la possibilité d’une transgression absolue, c’est-à-dire d’un crime qui ne serait pas simplement décomposition des rapports sous lesquels existe un corps par le crime - parce que si on le décompose il va se recomposer, donc la destruction ne sera que relative -, mais l’idée qu’il y aurait une destruction encore pire, qui serait la destruction de tout ce qui peut exister en tant que tel : destruction des « trois règnes » dans lesquels la nature s’est liée à ses propres lois – le règne animal, végétal et minéral – et d’un crime absolu portant sur l’anéantissement de la nature naturée, comme retour à ce jaillissement originaire.

Et c’est là le deuxième aspect qui me paraît tout à fait frappant, c’est que c’est à travers cette visée d’un crime rejoignant la nature naturante, qu’il me semble que vous avez une des caractérisation les plus spectaculaires de la visée de das Ding, de la visée de la Chose, à travers et comme au-delà le monde des objets liés par la causalité dans la réalité ordinaire, des objets désirables banals. C’est là où vous voyez das Ding apparaître, précisément au lieu qui est occupé dans la métaphysique et la théologie classique par Dieu. Ce dispositif-là est un dispositif qu’on peut assez bien rapporter, je dirai simplement au titre de l’histoire des idées, aux conceptions philosophiques de l’époque, et je vous montrerai un peu comment ça s’agence par rapport à Malebranche et aux scolastiques.

Mais je voudrais d’abord vous faire remarquer qu’il y a une opération de langage, qui est intrinsèquement homologue à cette dissociation entre nature naturante et nature naturée, entre le premier jet de la nature et ce que Sade appelle les trois règnes dans lesquels la nature se lie elle-même à ses propres lois. Cette opération de langage est cette opération qui a lieu dans l’immanence même de la parole, où on peut à la fois parler à quelqu’un, et parler de celui à qui on parle. On peut faire, dans le langage, de celui à qui on parle, un effet impuissant de l’adresse, en le suspendant au fait que quand on parle à cet autre, on parle de cet autre, en le réintégrant en quelque sorte, d’une manière limite dans le langage, en en faisant un effet suspendu au fait qu’on parle de lui. Dans cette espèce de bascule, qui est une bascule d’ailleurs complètement irréductible entre le fait de parler de l’autre et de parler à l’autre, il n’y a pas d’autre auquel je puisse parler, dont je ne puisse pas parler ; et il n’y a pas d’autre de qui je puisse parler, à qui je ne puisse pas en même temps parler.

Je passe ici pour vous expliquer un peu ce que je veux dire, de la théorie causale de Sade, de la théorie du libertin matérialiste au cadre énonciatif de cette théorie. C’est-à-dire qu’il faut bien la considérer comme le sous-produit d’une certaine manière d’ajuster l’Autre dans le discours, avec toujours évidemment la question de savoir comment il peut y avoir de l’acte dans la nature, mais pour qu’on puisse se poser cette question-là, encore faut-il disposer d’une manière d’ajuster l’Autre, l’Autre absolu à l’intérieur de ce discours, dont la théorie causale que je vous ai exposée ne serait qu’un sous-produit.

Je crois que ce que le discours de Braschi éclaire, c’est un dispositif dans le langage de la philosophie libertine matérialiste, ce sont deux moments tout à fait essentiels du livre : les deux prières à Dieu qui sont en même temps des insultes et des défis à Dieu, que vous trouvez dans Juliette à deux endroits stratégiques, à la toute fin du livre comme une de ses péroraisons si j’ose dire, dans le volume 3 c’est page 1255, et puis celle que je vais vous lire là, page 523 en note, dans l’une des premières discussions qui vont amener à la réfutation radicale de l’existence de Dieu. Je vais vous lire cette prière, parce que je crois qu’elle a une structure linguistique tout à fait particulière :

« Ô toi ! qui, dit-on, a créé tout ce qui existe dans le monde ; toi, dont je n’ai pas la moindre idée ; toi que je ne connais que sur parole et sur ce que des hommes, qui se trompent tous les jours, peuvent m’avoir dit ; être bizarre et fantastique que l’on appelle Dieu, je déclare formellement, authentiquement, publiquement, que je n’ai pas dans toi la plus légère croyance, et cela par l’excellente raison que je ne trouve rien, ni dans mon cœur, ni dans mon esprit qui puisse me persuader une existence absurde, dont rien au monde n’atteste la solidité : si je me trompe, et que lorsque je n’existerai plus, tu viennes à me prouver mon erreur, et qu’alors, ce qui est contre toutes les lois de la vraisemblance et de la rai­son, tu viennes à me convaincre de cette existence si fortement niée par moi maintenant, qu’arrivera-t-il? tu me rendras heureux ou malheureux. Dans le premier cas, je t’admettrai, je te chérirai ; dans le second, je t’ab­horrerai : or, s’il est clair qu’aucun homme raisonnable ne puisse faire un autre calcul que celui-là, comment avec la puissance qui doit composer le premier de tes attributs, si tu existes, comment, dis-je, laisses-tu l’homme dans une alternative aussi injurieuse à ta gloire ? ».

Je trouve ce texte absolument sublime, vraiment construit d’une manière extraordinaire, parce que c’est beaucoup plus fort que prendre la victime au propre piège de sa croyance. Il s’agit ici de prendre l’objet de la croyance à son propre piège, de retourner le dispositif, non pas du côté de la victime, mais du côté de l’Autre absolu qui est Dieu.

Ce texte, qui s’adresse à un Etre, en sorte que la référence même que le nom de Dieu puisse avoir, soit abolie dans la manière même dont on s’adresse à lui, ce texte me paraît une des façons les plus remarquables de faire exister la division dans l’Autre, en jouant sur l’ek-sistence même de cet Autre. Le défi jeté ici, c’est le défi jeté à Dieu d’ek-sister à la place du grand Autre. Ainsi, si Dieu existe, il est obligé de se retrouver soi-même contraire à son propre concept. Son retrait, le fait qu’il soit inaccessible, n’est plus une ressource pour le mérite qu’on aurait d’y croire ou d’avoir foi en lui, mais au contraire, son retrait, le fait qu’il n’apparaisse pas, provoque sa destruction, à cause de l’alternative à laquelle il est soumis à la place qu’il occupe. Et cette alternative – « comment, si tu existes, laisses-tu l’homme dans une alternative aussi injurieuse à ta gloire ? » - cette alternative excède toute puissance d’exister. Or précisément, la puissance infinie d’exister est le premier attribut de Dieu. Autrement dit, Dieu est englouti dans ce dispositif de parole qui est à la fois une prière, une insulte, et un défi, Dieu est englouti dans le paradoxe d’une adresse à l’Autre qui déchire a priori la possibilité d’exister au lieu même de l’adresse. Ou tu existes, en quelque sorte, alors démens le doute sur ton existence, fais que même ce doute ne puisse exister et perd du coup l’appel où je t’avoue exister, ou bien tu n’existes pas, c’est-à-dire que tu ne peux pas être l’Autre existant, parce que le fait même que je m’adresse à toi en suspendant cette existence, t’empêche d’en saturer ontologiquement le lieu. En quelque sorte, c’est : renonce à me faire avouer que tu manques, ou bien tu as mon appel, mais il raisonne dans ton propre vide. C’est ça le dispositif qui sert à coïncer l’Autre : renonces à me faire avouer que tu me manques, ou bien : je veux bien faire appel à toi, mais cet appel ne peut résonner que dans le néant de ton existence.

Autrement dit le blasphème, le sacrilège, est une opération de désaturation de l’Autre, et c’est ça, l’acte sadien. C’est un moyen tout à fait particulier de faire désexister l’Autre.

Je crois que ce moyen de faire désexister l’Autre est certainement le témoignage transférentiel négatif de l’horreur d’une captation primitive. Et d’une captation dont vous mesurez l’ampleur et le caractère totalitaire à la virulence du dispositif de discours qui seul permet à un sujet de dire je d’un côté et toi de l’autre, sur ce mode extraordinairement paradoxal. Autrement dit, ce dispositif de la captation et de la séduction primitive – ce que j’avais discuté l’an dernier sur le ni oui ni non de la mère -, sa posture à la fois séductrice et élusive, ne laisse d’autre choix que la construction de ce dilemme salvateur qui la barre dans le piège d’un : si oui, c’est non ; si non, c’est oui ! La captation subie de la demande dans la séduction maternelle équivoque est alors conjurée par l’installation dans l’Autre, d’une contradiction radicale, c’est-à-dire d’une Verleugnung qui est bien au lieu même du grand Autre. Que ce soit ici la figure d’un fantoche absolu – Dieu le père -, qui vienne en quelque sorte déposer son écran superficiel sur ce rapport à l’Autre, là où ce qui est visé encore au-delà est la mère, atteste cependant ultimement de la capture impossible à circonscrire comme à défaire dans laquelle la mère maintient le sujet, continuant de désigner le garant supposé de tout ordre - Dieu le père – comme la cible de son démenti pervers à elle. L’acte pervers vise ainsi à barrer l’Autre absolument, en sorte « qu’il (n’) existe en rien ». Pourtant, jamais la séduction indéfiniment équivoque de la mère n’est entamée. Tout se reporte sur les représentants de l’ordre symbolique, dans une disjonction maximale du père et du phallus, fixation du phallus dans la série des objets génitaux avec une éclipse évidemment de la sexuation, une dépendance subjective aux attitudes de défi, et tout emboîté ensemble.

Ce que je voudrai marquer à ce sujet, c’est un passage pas absolument évident à trouver mais qui a beaucoup frappé certains commentateurs, c’est page 411 le passage où Noirceuil tue son père, que je vous lis :

« J’ai mené, nous dit-il, ma fille chez mon père expirant, Noirceuil était avec moi ; nous nous sommes enfermés, les portes bien défendues ; là (et le vit du paillard dressait à cet aveu), dis-je, j’ai eu la voluptueuse barbarie d’annoncer à mon père que ses douleurs étaient mon ouvrage ; je lui ai dit que par mes ordres, ta main l’avait empoisonné, et qu’il eût promptement à songer à la mort. Puis, troussant ma fille devant lui, je la lui ai sodomisée sous les yeux. Noir­ceuil, qui m’adore quand je fais des infamies, me foutait pendant ce temps-là ; mais le coquin me voyant déculer Alexandrine, me remplaça bientôt dans le poste... et moi, me rapprochant du bonhomme, je l’obligeai à me faire décharger tout en l’étranglant. Noirceuil se pâmait, pen­dant ce temps, au fond des entrailles de ma fille. Quelle jouissance pour moi ! J’étais couvert de malédictions, d’im­précations [là c’est en italique], je parricidais, j’incestais, j’assassinais, je prostituais, je sodomisais ; oh ! Juliette, Juliette ! je n’ai jamais été si heu­reux de ma vie ; tu vois où me met le seul récit de ces voluptés, me voilà bandant comme ce matin ».

Dans ce dispositif de discours, ce qui me paraît le plus remarquable, c’est que le discours le fait bander. Autrement dit, il n’est pas ici un témoignage, il est un instrument, un instrument de jouissance, et il fait littéralement coller le dire au corps jouissant, il est acte. C’est dans l’instant, que « le paillard saisit alors une des petites filles, et pendant qu’il va la flétrir de toutes parts, il veut que Norceuil, et moi, nous en martyrisions chacune une à ses yeux ». Et là les choses commencent à devenir un peu plus sévères, n’est-ce pas : « ce que nous inventons est horrible »... Je vous laisse découvrir la suite.

Ce qui me paraît important, c’est l’émergence du père-phallus dans une disjonction complète entre les deux instances. Parce que c’est dans la dernière prière-défi-insulte, page 1255, à la toute fin de Juliette, exactement ce dispositif de prière qui va mobiliser la chose. Voilà la dernière prière de Norceuil :

« Infâme jean-foutre de Dieu ! s’écrie-t-il, ne borne donc pas ainsi ma puissance, quand je veux t’imiter et com­mettre le mal ; je ne te demande aucune faculté pour la vertu, mais communique-moi du moins tous tes pouvoirs pour le crime, laisse-moi le faire, à ton exemple ; mets, si tu l’oses, un instant ta foudre en mes mains, et quand j’en aurai détruit les mortels, tu me verras bander encore à la lancer au sein de ton exécrable existence pour la consumer si je puis ».

Vous allez là une sorte de captation imaginaire du pénis de Norceuil qui se met à s’approprier en reflet la foudre de ce Dieu qui est l’Etre suprême en méchanceté, avec un espèce de retournement où c’est la puissance même de Dieu qui doit servir à la destruction de Dieu. L’Autre étant ici soumis à une contrainte de désexistence agie par le libertin lui-même. Voilà ce qui me paraît tout à fait important : c’est de bien distinguer ce que j’appelle la désexistence et l’inexistence. Ce n’est pas que Dieu n’existe pas, c’est qu’il est agi et qu’il est désexisté  par une certaine manière de le faire fonctionner dans une manière d’adresse particulière dont le prix payé est la capture imaginaire, puisque l’emblème de la puissance sublime qui pourrait précisément détruire Dieu, c’est ce phallus coïncidant avec le foudre entre les mains du Dieu mauvais. Lequel se retrouve sans vis-à-vis que lui-même et son néant.

A partir de ce dispositif de discours, comment se structure dans le discours de Braschi, la théorie causale, la théorie des deux niveaux de causalité qui fait en quelque sorte le texte de la contre-éthique perverse, ce qui permet d’appliquer la position subjective dans le monde naturel et de justifier le crime, etc. ?

Le dispositif de Sade se présente comme une sorte d’inversion systématique d’une thèse métaphysique qui s’appelle l’occasionnalisme – je vais vous expliquer ce que c’est, ce n’est pas dans le texte, et les commentaires sont en général catastrophiques parce qu’on considère que Sade, philosophiquement, c’est très faible, et qu’il ne fait que recopier. C’est vrai qu’il recopie, mais il monte les citations et les références d’une manière tout à fait originale, et qui en réalité, à mes yeux, a une consistance philosophique dont on ne souligne pas assez la force. L’occasionnalisme, c’est la réponse à une question extrêmement classique dont j’ai parlé la dernière fois : si Dieu a crée le monde, comment l’homme peut-il être libre ? La réponse classique consiste à distinguer des niveaux de réalité en disant qu’il y a d’une part les premiers principes, les principes de création, et puis une fois que ces premiers principes ont créé un premier niveau de créatures, ces créatures sont prises elles-mêmes dans un certain système d’interactions mutuelles et d’actions en sorte que les événements ponctuels ne dépendent pas directement de la volonté de Dieu et des principes généraux qui habitent l’entendement divin, par exemple, mais dépendent aussi de l’étape intermédiaire de cette causalité seconde qui est celle des créatures qui sont créées. L’occasionnalisme est une position philosophique extrêmement simple, connue chez Malebranche mais il y en d’autres formes plus mystiques par exemple chez Arnold van Geulincx, un auteur hollandais d’avant Spinoza. L’occasionnalisme consiste à dire que Dieu agit partout, mais à l’occasion de ce que font les créatures. C’est une manière de faire entrer en quelque sorte la présence absolue et principielle de Dieu dans les actions de détail et les interactions causales qui se passent dans la nature, en sorte qu’il n’y a pas un abîme entre ce qui est naturant et ce qui est naturé. Il n’y a pas cette de délégation de causalité qui est comme une diminution de la puissance totale de Dieu – on peut se la représenter comme une perte de son efficacité totale à agir dans le monde -, mais c’est à l’occasion de ces actions ponctuelles que se manifeste la puissance de Dieu.

La chose géniale à laquelle on assiste dans le discours de Braschi, c’est que c’est un montage théologique et métaphysique du même ordre, sauf que l’occasionnalisme est ici mis au service de l’action mauvaise, et qu’il y a une véritable solution sadienne au problème de l’action passant par l’action la plus difficile à résoudre en métaphysique, qui est l’acte mauvais et son intégration dans le cours de la nature. Alors, voilà comment les choses se passent. La nature, dans un premier temps, lance tout. Et une fois que tout est lancé, dans ce premier jet, elle se trouve enchaînée par les causes secondes, lesquelles produisent les trois règnes. Elle lance d’abord les particules de matière, et ayant lancé de façon intégralement et originellement créatrice ces particules de matière, une fois que ces particules ont quitté son premier centre de jaillissement, elles interagissent les unes avec les autres – on peut imaginer ça en collision, sur le mode d’un atomisme vitaliste – en composant les différents organes des corps, des différentes parties des plantes et des minéraux. Ce qu’il faut bien voir dans ce dispositif, c’est deux choses. La première, c’est que c’est une sorte de réécriture du dispositif théologique et scolastique standard qui existe dans la Somme, et que vous trouvez chez saint Thomas – on le trouve chez plein de gens, mais on le trouve chez saint Thomas, ça vous sera plus facile, si vous voulez vous documenter, de repérer de quoi il s’agit. Chez saint Thomas, la première intelligence pourrait tout régler, bien sûr. Mais en fait, la première intelligence, pour une raison qui est liée à la providence et à la possibilité du Mal, laisse agir les causes secondes. Les causes secondes, ce sont les anges. La première intelligence met en branle la nature à partir des différents « ciels » que vous trouvez emboîtés les uns dans les autres – des sphères emboîtées qui tournent les unes sur les autres, et qui commandent à partir de la sphère des fixes, le soleil, la lune, les différentes planètes - et puis en dessous de la lune, les mouvements de la nature sont réglés en fonction des différentes dispositions des sphères qui sont au-dessus d’elles. Vous reconnaissez, j’imagine, dans Le paradis de Dante, l’ascension à travers les sphères qui récapitulent sur un mode mystique ce savoir aristotélicien. Donc, ce sont des anges qui meuvent les corps célestes. Ce n’est pas directement Dieu. Et comme ce sont des anges qui meuvent les corps célestes, des anges dont les hiérarchies construisent les différents niveaux de détermination du mouvement, l’ange, lui, ne peut rien engendrer. L’ange ne peut être que l’exécutant fidèle du plan choisi par la première intelligence. Ce qui permet à saint Thomas, dans le Traité des anges, de réserver la possibilité d’une intervention miraculeuse directe de Dieu à travers la hiérarchie des anges dans laquelle l’occasion miraculeuse – c’est là véritablement l’occasion – est toujours un événement singulier. Mais Dieu a délégué – c’est le problème - sa puissance d’activer et de hiérarchiser les différents types de mouvement de la nature, en particulier les mouvements du ciel qui sont les mouvements des saisons, donc qui commandent la croissance et la décroissance des êtres vivants (c’est comme ça que les choses se construisent dans ce monde-là) ; en sorte que Dieu peut bien être par ce biais la cause de l’action physique, au sens physique, puisque c’est lui qui ordonne le plan dans lequel les différents anges construisent les différents niveaux de mouvement, et donc les déplacements des corps, les aspirations, etc., mais Dieu n’est pas la cause morale du contenu de l’action, puisqu’il y a bien une sphère d’autonomie laissée à la créature, celle qui est sur Terre, en particulier l’Homme, qui bien sûr suit le plan général de la nature vers le Bien, mais conserve une possibilité d’autonomie propre. Donc vous voyez ainsi cette espèce de délégation de la première intelligence aux anges qui ne sont pas créateurs, qui obéissent, mais dont les hiérarchies successives commandent les différents mouvements de la nature, permet d’une part de créer la possibilité du miracle, et donc la possibilité de la Grâce, et où Dieu intervient directement comme un événement contingent et singulier pour faire que telle chose se passe – par exemple un miracle – et en même temps ménage la possibilité pour dissocier la dimension physique de l’action où il y a des aspirations générales de la nature – les vivants veulent manger, se reproduire, dormir, etc. – et la dimension morale ou libre qui est laissée à l’autonomie particulière de la créature, et par définition à la créature humaine. Autrement dit, les causes secondes ne sont en elles-mêmes rien que des puissances qui ne réalisent leur effet et ne le réalisent complètement que si on remonte à la réalité ultime de l’acte, c’est-à-dire à Dieu.

Alors comment Sade détourne-t-il ce dispositif, dispositif théologique tout à fait efficace et opératoire dans le christianisme, puisque le christianisme médiéval va construire tout son dispositif de justification du Salut en particulier, et son organisation du monde, sa théocratie, sa hiérarchie, autour de ce dispositif téléologique ? Eh bien il le réécrit. Il le réécrit en disant : voyez, ce qui joue le rôle de Dieu dans son rapport à la première intelligence, c’est ce jaillissement, ce jet premier, ce lancement initial de toutes les forces de la nature qui lui communiquent une causalité première. Mais cette causalité première est absorbée par son propre effet, comme si le naturant était pétrifié et mort dans la connexion causale du naturel. Alors, l’image du jet, ce qui peut vous surprendre, est paradoxalement une image tout à fait aristotélicienne. C’est celle de la théorie du mouvement dans la physique d’Aristote, en particulier dans le livre 8 de la Physique. Vous savez que pour Aristote – c’est une thèse qui est implicite chez Sade – quand vous lancez une pierre, au moment où la pierre quitte votre main, comme elle ne se ressent plus du contact de celui qui la propulse, sa force ne peut que décroître. Si les pierres tombent quand on les lance, c’est parce qu’étant coupées de leur source de mouvement de propulsion initial, elles ne peuvent plus que se fatiguer et s’épuiser. Entre temps, elles avancent comment, me direz-vous ? Eh bien, tout simplement parce qu’en déplaçant les parties pleines devant elles, elles les écartent. Or, où les parties pleines peuvent-elles aller ? Juste derrière ! Et elles poussent le corps vers l’avant. Et on continue comme ça. Ce n’est pas drôle du tout, jusqu’au 17ème siècle, c’est comme ça la physique ! C’est comme ça que Lucrèce décrit le mouvement des poissons : si les poissons avancent, c’est parce qu’ils fendent l’eau qui est devant eux, et où l’eau peut-elle aller ? Derrière ! Donc elle les propulse. C’est un mouvement d’antipéristase. Mais l’antipéristase, ça ne peut pas durer si longtemps que ça. Et donc au bout d’un certain temps, ça se fatigue, et puis la pierre tombe. C’est d’ailleurs une théorie fondamentale dans la théorie antique du rêve, par exemple : les perceptions qui sont des mouvements des corps rentrent en nous, et ce qu’on appelle les images du rêve sont les traces de l’antipéristase des objets de la sensation à l’intérieur du sensorium. Ça rentre en nous, puis la forme finit par s’épuiser en laissant des traces qui sont les traces du rêve. C’est la première théorie laïque du rêve que fournit Aristote, comme une sorte d’épuisement des traces de notre vie sensible dans le monde extérieur.

Vous voyez donc que c’est une théorie inquiétante, parce que justement la nature finit par s’épuiser, le jaillissement premier est toujours menacé de quelque chose qui est une fatigue ontologique radicale, et se retrouve prisonnier et pétrifié et menacé authentiquement de mort dans le passage au naturé.

Du coup, comment fonctionne l’occasionnalisme inversé et diabolique de Sade ? Correctement comprises, les causes secondes ne sont que des manifestations ponctuelles au cas par cas de la puissance naturante qui est bridée et ensevelie à l’intérieur du mécanisme de la nature. Et qu’est-ce que l’acte libertin ? Comment s’insère-t-il dans ce dispositif ? Eh bien l’acte libertin, par une opération intellectuelle propre, par un agir éclairé, relance la nature en accomplissant la destruction, en accomplissant la destruction qui n’est, dans la nature naturée, que décomposition qui est immédiatement recomposition : on tue quelqu’un, il se décompose, ses parties se retrouvent former à nouveau une plante ou animal, etc., c’est un thème classique. Ce que fait le libertin, c’est que par son acte éclairé, il intervient en faisant à l’occasion de cette décomposition apparaître la puissance naturante ultime, ce que j’appelle das Ding, ce point de jouissance absolue qui sinon mourrait et se perdrait dans une sorte de pétrification infinie dans le mécanisme de la nature. Autrement dit, l’acte libertin avance progressivement vers un crime qui n’est pas un simple crime de décomposition de ce qui est composé, mais un surcrime de libération de la puissance originaire de la nature. Or, comme tout est naturé, comme il ne s’agit bien sûr que de tout l’Etre, de tout ce qui est étant, l’opération de Sade vise à une éruption de néant et de contradiction dont l’indice est manifeste quand le Mal, le Mal à l’état pur, naît d’un Bien qui détruit un autre Bien. Le point où l’acte pervers permet de manifester cette espèce de rupture radicale, c’est lorsqu’à l’intérieur même du dispositif d’un Bien, on peut faire naître un Mal - d’un Bien appliqué à un autre Bien.

A cet égard, le libertin occupe une place homologique à l’ange de la théologie thomiste, puisqu’il est le ministre supra-humain de la volonté de la nature, de la volonté de ce qui par ailleurs apparaît si vous voulez comme l’Etre suprême en méchanceté. Autrement dit, l’inversion de la théologie naturelle se poursuit point par point jusqu’au moment où le schéma lui-même est préservé, au profit d’une contre-théologie qui se substitue entièrement aux fonctions imaginaires de rationalisation systématique qu’on prête en général à la théologie naturelle.

Du coup, il y a un certain nombre de conséquences qui en découlent dans le texte, et qui sont extrêmement frappantes - vous serez sensible je crois à la systématicité, à la cohérence de ce texte fascinant -, c’est que d’une part l’homme n’est plus lié à la nature, au sens d’une nature qui n’est pas vraiment la nature, mais qui est la fausse nature, la nature mourante qui est celle de l’enchaînement des causes et des effets - la nature telle que nous la connaissons est asservie à la nécessité du jet premier, et qu’à l’intérieur de ce dispositif, les êtres humains se propagent, se reproduisent ; invinciblement chaque fois que leurs corps sont décomposés, les particules qui les composaient sont reprises dans le mouvement universel pour reproduire de nouveaux corps, avec la menace d’un épuisement de la race -, et que d’autre part, il n’existe qu’un seul signe de la présence de la nature naturante, et c’est le Mal. Le Mal est le signe de cette aspiration aveugle de la nature à retourner à son jaillissement originaire, et à une jouissance où elle serait, comme le décrit avec beaucoup de poésie Sade, enfin libre de ses formes, libre de se donner des formes inouïes, des formes nouvelles, des formes informes par rapport à nos critères, mais qui seraient des formes entièrement librement créées qui ne s’entraveraient pas dans leurs propres effets et dans les moyens de préserver ces effets. La « volupté dans le Mal » est ainsi le signe de cet élan de la nature naturante à se produire occasionnellement dans la nature naturée.

J’aime beaucoup cette dimension de signe, parce qu’à la fin du 18ème siècle, l’autre grand penseur du signe eschatologique, c’est Kant. C’est en particulier la valeur de la Révolution française pour Kant d’être un signe de la liberté des fins se réalisant historiquement dans le monde phénoménal. Autrement dit, il n’y a aucune preuve de l’existence de la liberté en tant que transcendance, il n’y a aucune preuve du nouménal dans le monde sensible, sauf certains événements historiques, comme la Révolution française : ce signe de la Révolution française ne valant comme rien d’autre qu’une sorte de manifestation indirecte de la transcendance de la liberté. C’est par là qu’un tout autre ordre, pour Kant, se fait valoir dans le temps sensible, phénoménal. Et cette figure du temps sensible, dans lequel se produit comme ça de manière irruptive et révolutionnaire la liberté, alimente par exemple dans les textes révolutionnaires du jeune Fichte, l’idée d’une révolution permanente qui serait en réalité communication directe avec l’ordre de la liberté à travers le monde phénoménal. Je crois qu’effectivement, comme la Révolution française est investie précisément de cette même valeur dans les textes de Sade, d’être le « retour à l’anarchie » comme point originaire de toute liberté (car pour changer de constitution, dit Sade, il faut déjà commencer par détruire toutes les lois, ce qui prouve que la destruction des lois est le véritable point originaire, et que c’est le point dont nous ne devrions jamais nous écarter).

Dernière conclusion de ce texte fascinant, c’est que le crime humain n’est jamais suffisant. Le crime humain qui n’est que décomposition ne va pas jusqu’à l’anéantissement. Il y a ainsi une asymptote possible vers un acte qui est un acte que nous ne pouvons pas poser parce que nous sommes des êtres naturés, mais dont nous pouvons avoir l’idée et dont nous pouvons faire signe, en quelque sorte, dans une sorte de surenchère et de rage au sens où il n’y a pas crime veut dire désormais il n’y a pas de crime à la hauteur du déchaînement absolu qu’il faudrait. Tout crime que nous commettons n’est qu’une allusion à l’acte de la destruction absolue.

Je voudrais reprendre là-dessus l’argumentaire impressionnant que Lacan fournit dans le Séminaire VII sur la question de l’acte pervers. C’est qu’il y a une tension interne et métaphysique entre l’acte qui est comme je vous l’ai rappelé quelque chose d’originaire, et l’action qui est toujours menacée d’être engloutie dans le processus causal, n’est-ce pas, d’être rationalisée dans les fonctions causale qu’elle a au sein d’un univers naturel. Mais ce que Lacan n’avait pas exposé, et que j’essaie de développer radicalement, c’est le devenir langage de cette tension.

Il me semble que le pervers vit cette tension comme un déchirement avec production d’une suppléance imaginaire, qui est à la fois philosophique et éthique pour incorporer au langage cet écart absolu. Car il lui faut l’acte comme effraction symbolique radicale, comme outrance, et en même temps la vérité comme jouissance irrépressible d’où, dans un moment complètement insaisissable, est effacé précisément le sujet de l’acte. Je vais sur ce dispositif, essayer de dire ceci : c’est qu’il me semble – ce sera ma conclusion ce soir – que la contre-éthique dont Sade construit je crois avec une rigueur extrême les conditions d’intelligibilité – la division de la nature en deux, la division dans le champ de l’Autre introduite par ce dispositif, le recours à la Chose, le déplacement sur l’Autre – est entièrement contenue dans un transfert paradoxal sur un Dieu qui en fait est mis en difficulté pour viser au-delà de lui la Chose. L’Etre suprême en méchanceté, ce n’est pas encore assez par rapport à ce qu’il faut de viser au-delà. C’est encore trop, cette concession fugitive à l’imaginaire, à l’imaginaire de la puissance, là où il faut penser quelque chose qui est plus puissant que la puissance, qui est la destruction absolue. Autrement dit, cette contre-éthique, le lieu dans lequel l’acte pervers comme transgression vraiment transgressive est pensable, voyez que ce n’est pas du tout ici aux yeux de Sade un ensemble d’actes exemplaires.

C’est, littéralement, un discours.

C’est un discours comme tentative de maîtriser l’ordre du langage au sein d’une logique, d’une logique qui produit des effets en assignant des places. C’est précisément à ce niveau-là que l’acte, qui apparaît je dirai phénoménologiquement ou cliniquement, est complètement subordonné à ce dispositif de discours à l’intérieur duquel le pervers Sade peut évaluer jusqu’à quel point l’acte posé est « véritablement » pervers. Ce qui permet, à l’intérieur du récit, de trier les libertins qui vont survivre, ceux dont l’acte pervers est éclairé, et ceux qui ne vont pas survivre et qui serviront de victimes aux autres, ce qui est toujours renvoyé à une déficience par rapport au discours contre-éthique qu’ils sont censés tenir. Voilà qui permet à l’intérieur même du jeu de la perversion de classer et de hiérarchiser les libertins.

Voyez par là aussi que si je parle ici d’un discours, c’est parce qu’une contrainte de style s’impose. Il ne s’agit pas du tout comme j’ai pu le laisser croire ou même le penser d’une débandade libertaire où l’on pourrait être infiltré par un discours commun de la liberté. Il n’y a aucune complaisance moïque là-dedans : c’est une contrainte radicale que cette éthique-là qui exige justement un style particulier. Et le style particulier ne peut jamais être simplement l’outrance. Il ne peut jamais être l’acte outrancier. Ça doit toujours être la philosophie et la contre-éthique qui porte cet acte et qui permet de justifier qu’il est effectivement le pire possible, qu’il a une idée correcte du pire possible, avec le paradoxe évidemment, que l’acte absolument destructeur qui est visé au-delà de ce que nous détruisons ordinairement dans notre vie de libertin ordinaire est un acte impossible à poser, et que seule la Chose, la nature naturante, peut poser.

Le deuxième élément qui paraît frappant dans ce discours, c’est que c’est un discours à l’adresse complètement paradoxale. Puisque de structure, ce discours est une attaque contre tout-autre. Il y a ici quelque chose qui va bien plus loin que la destruction des emblèmes de la puissance paternelle. Tout ça, ce n’est pas grand-chose : vous voyez bien que même le parricide ne vaut que comme une allusion vers quelque chose qui asymptotiquement serait comme une réponse donnée au réel, et à un réel dont je crois pouvoir maintenir qu’il s’agit comme je le disais l’an dernier de la mère originaire. Mais si c’est le cas, si ce que je vous ai proposé comme discours pervers comme étant véritablement l’équivalent des formations réactionnelles ou du délire, sous la forme de la contre-éthique, c’est dire que c’est une authentique réponse à la castration. On ne voit absolument pas pourquoi, ce dispositif-là, en soi, vaudrait moins que d’autres réponses à la castration. C’est une manière, sur le schéma que je vous avais proposé l’an dernier et dont je me désole qu’il n’ait aucun succès, c’est une manière de repousser dans le néant l’Autre primordial (la Chose) qui est toujours trop présent.

 

Autrement dit, un dispositif que vous voyez couramment fonctionner mais dont on mesure mal l’économie structurale dans la perversion, c’est de « retourner à l’envoyeuse » l’infection pulsionnelle dont la mère séductrice a été l’agent primordial à travers la séduction équivoque. Il s’agit de le retourner à l’envoyeuse, d’inventer un moyen de retourner, dans le champ vide de das Ding, l’objet (a). Ce qui vous montre à quel point, quelle que soit la gentillesse des pervers qui veulent bien ponctuellement faire preuve d’inconscient, combien leur question est tout à fait au-delà. Et le fait notoire qu’une interprétation glisse comme de l’eau comme sur les plumes d’un canard chez quelqu’un qui est pervers, c’est que sa question se pose à un niveau particulier de radicalité dans le champ de l’Autre.

Mais c’est aussi ma manière de vous proposer, puisque je vous avais promis au début une hypothèse métapsychologique grandiose, qu’en ce sens, la perversion est intrinsèquement un pare-psychose. Il n’y a pas d’autres définitions possibles de la perversion que d’en faire la défense la plus pur contre la psychose la plus pure. Et lorsque je dis défense la plus pure contre la psychose la plus pure, c’est parce qu’il y aurait de bonnes raisons d’argumenter que la profonde équivoque qu’il y a entre attitude perverse et attitude psychotique dans un certain nombre de cas de transsexualisme - où vous avez des phénomènes qui sont tellement cristallins qu’on peut se demander à quoi on a affaire : ce ne sont pas du tout des psychoses de psychiatres, ça l’est quelque fois, mais parfois ça ne l’est pas vraiment -, le moment donc, dans lequel on a affaire à de la perversion devient indécidable. Lorsque par exemple, parlant du transsexualisme, Lacan met « perversion » entre guillemets, pour parler de celui qu’il a bien connu qui était le Henri du service de Jean Delay dont je parle dans mon bouquin, le Henri du Jean Delay, c’est absolument insaisissable en quel point il s’agit de perversion ou de psychose. Le moment ici me semble tout à fait indécidable.

Je termine pour laisser un peu de temps, de façon très spéculative, très hasardée, parce que je n’ai pas l’expérience qu’il faut pour en faire état, pour le montrer cliniquement, mais il me semble que de façon contingente, selon certains individus, une direction possible de la cure face à de tels sujets pourrait peut-être, peut-être, être de sanctionner la formalisation éthique de la déviance. Autrement dit de prendre au sérieux quelque chose d’extrêmement paradoxal, qui serait l’exigence de consistance dans le déni - je prends consistance au sens logique : un système consistant est un système non-contradictoire - au moment même justement où ce à quoi on a affaire, c’est à cet opérateur de la Verleugnung, c’est-à-dire la mère est castrée, et elle n’est pas castrée. C’est-à-dire que le dispositif éthique peut être porté et maintenu jusqu’à un certain degré de consistance, tel que bien sûr le transfert fait émerger non pas cette déviance, mais cette forme discursive plus ou moins totalitaire qui encadre ce qui s’appelle de l’acte. Il me semble pour ce qu’on peut comme ça conjecturer de certaines situations dans lesquelles la prise de conscience éthique de ce qui est la raison d’être de l’acte a un certain effet d’apaisement sur le pervers, je suppose que c’est parce que comprendre ce qui serait un succès dans l’acte, ce qui est poursuivi dans l’acte et qui est pris dans ce paradoxe d’un acte asymptotique qui serait l’acte de destruction absolu(e), permet éventuellement à un certain nombre de gens – et je pourrais montrer ça en détail avec Pat Califia par exemple – montrer quel type de consistance ils peuvent soutenir face au réel de la Chose, c’est-à-dire précisément de ce réel dans lequel il y va d’autre chose que ce qu’il en va pour un névrosé. En tout cas, et c’est quelque chose sur lequel il me semble que je peux dire quelque chose de plus subjectif, c’est qu’en produisant cette hypothèse d’une « contre-éthique », et du dispositif à l’intérieur duquel les actes pervers deviennent à eux-mêmes intelligibles dans leur succès relatif et dans l’impossibilité qui est la leur, eh bien il en ressort pour le praticien un certain effet de pacification de l’angoisse, puisqu’à ce moment-là, ce n’est plus exactement lui qui est torturé, ni l’Autre visé au-delà de lui, mais la Chose encore au-delà de cet Autre, qui est le véritable enjeu d’un certain nombre d’agir, d’un certain nombre de paroles, et il en résulte au moins pour ce qui est comme ça de l’imaginaire dans lequel on peut être capté dans l’intensité des transferts avec quelques patients pervers, un petit effet de clarification.

 

Genevière Morel : j’ai une petite question sur une expression qu’il me semble que vous avez utilisée. Vous avez parlé de « Verleugnung dans l’Autre ».

 

P-H. Castel : oui.

 

Geneviève Morel : c’est un jugement, la Verleugnung. Freud distingue la Verdrängung, la Verwerfung, la Verleugnung… Quand on parle de « mettre une division dans l’Autre », on voit à peu près ce que ça veut dire, mais qu’est-ce que ça signifierait au fond une « Verleugnung dans l’Autre » ? Ça veut dire que ce serait l’Autre qui serait l’acteur du jugement ? Ou c’est un scénario ?

 

P-H. Castel : Voilà ! Je pense qu’il en ressort un scénario qui fait que tout cela ne peut se dire qu’à travers les formes du roman.  Un scénario ce n’est pas un fantasme, je ne le prends pas en ce sens-là. Je le prends au sens où on a à la limite même plutôt besoin d’un mythe, d’une sorte de mythe, pour dire ça. Mais ce que je veux dire par là, c’est qu’il ne s’agit pas de produire du manque dans l’Autre, il s’agit de faire désexister l’Autre, c’est-à-dire à la fois de tenter par un agir, qui est un agir dans l’ordre de la parole, en s’adressant à Autrui, de faire désexister l’Autre, parce que dans l’Autre, il y a toujours trop, il y a toujours ce qui apparaît évidemment imaginairement comme la mère stimulante, la mère séductrice, la mère qui injecte et qui infecte quelque chose sans jamais en réalité qu’on sache véritablement si elle infecte ou pas. Cet espèce de rapport à la désexistence de l’Autre, voilà ce qui me paraît être le propre de cette Verleugnung dans l’Autre. Réussir à faire en sorte que ce jugement soit un jugement auto-contradictoire, que l’Autre doive assumer…

 

Geneviève Morel : C’est une sorte d’auto-destruction logique de l’Autre ?

 

P-H. Castel : … mais l’Autre devrait exister suffisamment pour pouvoir la perpétrer contre lui-même. Comme si l’on pouvait lui prendre la foudre, la recevoir, et la retourner pour la détruire à l’intérieur de lui-même, comme dans la dernière prière-défi de Juliette. On le voit bien dans l’homologie foudre-phallus dans la prière plus abstraite qui est en note, dans laquelle il est mis au défi d’exister, on voit beaucoup plus la pure structure de parole sur quoi ça repose. Et il me semble que c’est en ce sens beaucoup plus abstrait, parce que finalement il n’y a que la parole, que les mots mêmes, qui sont retournés contre l’Autre. L’an dernier quand je parlais de Céline, il me semble qu’il y a dans l’écriture de Céline un dispositif qui consiste à chasser la voix comme un objet (a) sur le mode de l’éructation maniaque. C’est pour ça que ça ressemble à de la manie, quelquefois. C’est une observation classique : quand on coince un pervers, c’est extrêmement commun qu’il fasse un épisode maniaque, quand la police le prend en particulier. Parce que justement, vous avez un lâchage de l’objet voix qui vient d’une manière absolument monstrueuse et qui est par certains aspects délirantes, tenter de recréer de l’autre côté le vide au moment où ça se referme. Et j’avais associé si vous vous rappelez ce thème à ce fait quand même qui ne laisse pas de poser problème en médecine psychiatrique dans les prisons : c’est que quand on met un pervers derrière les barreaux, un grand pervers, eh bien il devient assez régulièrement paranoïaque. Si vous mettez du mur là où il y avait l’Autre, tout le dispositif cède. C’est vraiment pour ça que je pense que ça va beaucoup plus loin… enfin, « beaucoup plus loin »… non, ça ne va pas « beaucoup plus loin », ça part dans une autre direction plutôt, que celle de la construction du manque dans l’Autre. Et ça atteste que derrière l’Autre auquel le pervers s’adresse dans le transfert, vous avez une puissance abominable. Voilà qui donne la mesure de la captation maternelle, de la séduction originaire, quand on en est à ne pouvoir survivre que par un tel dispositif. Voyez l’emprise totalitaire ! C’est ce qui nous rapproche le plus, je crois, de ce qu’on peut imaginer de la psychose. Tout en en étant pas. C’est ça le point singulier. Mais c’est spéculatif. Il faudrait que je vous raconte deux ou trois choses sur des patients, mais c’est un peu ça.

 

X Il y a une haine revendiquée de la mère, dans La philosophie dans le boudoir, de la part de Madame de Saint-Ange et d’Eugénie notamment, c’est sidérant

 

P-H. Castel : Tout à fait. Mais en même temps c’est difficile de dire qu’il s’arrête à cette haine. Lorsque Lacan dit tout à fait à tort que ça se termine sur la castration, c’est parce qu’il ne savait pas qu’il y a d’autres chapitres perdus. Et Rétif de la Bretonne qui les a lus, dit qu’en fait dans La philosophie dans le boudoir, ça c’était le début d’une série de tortures et de crimes absolument monstrueux, absolument épouvantables dont Rétif ne comprenait pas le sens à l’intérieur de l’économie du texte. En fait, ce n’est pas un point terminal, c’est le point de fuite du dispositif pervers, la couture du sexe maternel. Comme vous (Geneviève Morel) avez dit une fois, il est très freudien en fait Lacan, quand il dit que ça s’arrête sur la couture du sexe maternel. La logique même de Lacan inciterait à penser que là on a quelque chose qui va du côté de la jouissance, et certainement pas du côté de la castration.

 

Franz Kaltenbeck : quel est le rapport entre l’Etre suprême en méchanceté et la nature naturante ?

 

P-H. Castel : je pense que l’Etre suprême en méchanceté, c’est la première possibilité pour Sade de se construire la transcendance dont il a besoin, mais quand il…

 

F. Kaltenbeck : Dieu ?

 

P-H. Castel : …oui, un dieu, mais quand il se construit cette transcendance-là, ça ne peut être qu’au prix de son naturalisme, au prix de l’immanence. Il y a un autre indice, c’est que ce discours, Juliette l’adopte et qu’elle le répète à la fin à Noirceuil. C’est celui qu’elle va retenir dans sa formation. Le discours de Braschi intègre cette dimension de la transcendance du rapport à l’Autre tout en la rapportant à un naturalisme qui du coup est complètement refondu, et d’ailleurs un naturalisme beaucoup plus puissant que le naturalisme de d’Holbach, ou l’immanentisme spinoziste du 18ème siècle qu’on trouve chez Diderot, par exemple. C’est la production de la division en deux niveaux de causalité, la nature naturante qui est le jaillissement premier et puis les trois règnes. Entre les deux, vous avez une sorte de figure qui n’est pas une figure de toute-puissance divine puisque le jet est pensé dans la logique aristotélicienne de l’antipéristase et de l’épuisement une fois que le mû s’est détaché du moteur, ça ne peut que progressivement s’épuiser. Il y a le risque d’une fatigue et d’une mort, et la nécessité de retourner donc à ce point vital. Donc c’est pour ça que je pense que c’est un emboîtement dialectique qui réussit dans le discours de Braschi.

 

X : comment situer le discours pervers par rapport à l’éthique du bien-dire. Parce que vous utilisez le terme de contre-éthique ; alors si la psychanalyse ça vise ou ça s’appuie sur l’éthique du bien-dire, la perversion, ça serait la contre-éthique de quoi ?

 

P-H. Castel : Je crois qu’il y a un bien-dire pervers, qui est le point d’équilibration de cette contre-éthique, parce que je dis très sérieusement bien que je n’ai pas les moyens de vous donner des exemples de succès, mais lorsque je dis très sérieusement que s’il y avait des pervers qu’on puisse psychanalyser, une direction de la cure possible serait d’amener à la formalisation éthique de leur point de vue, c’est évidemment une chose que seul un psychanalyste peut considérer possible avec un pervers. C’est-à-dire : « très bien, mais est-ce que c’est bien dit ? ». Ça ne veut pas du tout dire que l’éthique analytique aurait le moindre rapport avec la perversion. Pas du tout. Absolument pas. Mais si vous faites le pari que le pervers n’est pas un mutant – ce qui est la menace ! Dès qu’on arrive à ce que j’appelle la néo-subjectivité ou la néo-sexualité, ça consiste à faire, de ce que je juge maintenant être une erreur, de ces gens des mutants. A l’Association Lacanienne Internationale, il y a quelqu’un qui parle de mutants, c’est Marcel Czermak. Il voit des mutants partout. C’est extrêmement sérieux. C’est-à-dire que si vous considérez qu’il y a effectivement des positions subjectives qui sont construites d’une telle manière, alors pourquoi pas ? On n’est pas obligé de défendre l’humanité parce qu’on s’aime tous les uns les autres. Il se pourrait très bien qu’il y ait des gens qui ont l’air humains et qui n’en soient pas. Ce n’est pas exclu. Mais j’essaie de cerner les raisons pour lesquelles même par exemple quelqu’un comme Pat Califia, il suffit de lire le quatrième de couverture de Sex changes pour que vous mettiez à suer à grosses gouttes. C’est absolument terrifiant, cet humour. C’est incroyable. Si c’est dans l’ordre du signifiant, il y a des positions subjectives qui sont d’autres positions subjectives. Et ce que je vous dis là, c’est moins coûteux théoriquement qu’aller supposer des manières problématiques de « nouer » le réel, l’imaginaire et le symbolique. Je ne doute pas de la pertinence de la chose, mais là vous pouvez avoir accès à quelque chose je dirai de plus simple… oui, de plus simple, dans le fait que le signifiant et l’acte, la coordination des deux, ça laisse des positions qui ne sont pas hors des prises de l’éthique analytique, et qui sont en même temps relativement formalisables. Il suffit d’écouter Sade, il suffit de voir le progrès de Juliette. S’il y a un progrès dans Juliette, ce n’est pas un pur effet narratif. Il y a une pédagogie du libertinage, et le discours de Braschi, présenté comme point culminant montre que le pervers apprécie ce qui est vraiment pervers. Il est donc susceptible d’une mobilité intérieure dans la disposition de la reconquête de son… de son intentionnalité, pour dire les choses. Il n’est pas vrai du tout que ce soit des actes comme ça, pris à l’intérieur d’une structure sans dispositif mobile. Donc le bien-dire vaut aussi bien pour le pervers, me semble-t-il.  

 

Y : Vous lui permettez comme ça une subjectivation ?

 

P-H. Castel : Je pense qu’il y a un sujet qui est aux prises avec son propre effacement, qui veut son effacement, mais qu’il n’est pas question de lâcher le sujet en le laissant s’effacer n’importe comment. Je pense d’ailleurs que pour les quelques-uns qu’on ait vus, que ce soit avec Geneviève ou ceux dont on a parlé avec Henry Frignet, on a quand même le sentiment que pour un certain nombre de transsexuels, le recours aux théories du « genre », chez les transsexuels, en dehors de tout les fanfreluches libertaires, l’anarcho-esthétisme à la mode et autres pitreries, quand vous prenez quelqu’un pour qui c’est du sérieux, comme Jacob Hale par exemple, ou Pat Califia puisqu’on vient de traduire son bouquin en français, c’est une éthique, c’est un style, c’est une fabrication de soi. Ça n’a absolument rien à voir avec ce qui est fantasmé à ce sujet comme une sorte de franchissement de la liberté, ou du body art qui a poussé le bouchon trop loin. Ce que je trouve admirable par exemple dans ce type de position, c’est qu’un certain nombre de ces très grands pervers survivent à des maladies somatiques ahurissantes. C’est le cas de Pat Califia qui a, je crois, une affection dégénérative grave. Il y avait un très grand sado-masochiste qui faisait des performances incroyables, qui était l’homme qui a vécu le plus longtemps avec une myopathie de Duchenne, je crois, un type qui se clouait son pénis sur des planchettes, en public… Son nom m’échappe. Eh bien, c’est quelqu’un qui a survécu à une maladie incroyable. J'ai une histoire comparable avec un de mes patients.

La prochaine fois, le 29 janvier, je vais revenir sur la notion d’action, je reprendrai des travaux que j’ai faits il y a longtemps. Je voudrais montrer par quelles opérations justement la théorie du rêve en tant que « substitut de l’action » chez Freud, dans la Traumdeutung, devient chez Lacan sa conception très particulière sur la métaphore et la métonymie. Donc je reprendrai ce que j’ai fait dans mon bouquin sur la Traumdeutung, et j’essaierai d’expliquer le type de problèmes que ça pose, le besoin de recourir à l’action dans la première topique, chez Freud.