LE
SUJET ET SON ACTE
Je vais vous proposer ce soir sur la
perversion ce qu’on peut appeler comme ça une hypothèse métapsychologique
grandiose - j’ai peu de recul pour en juger - mais qui est une tentative de
construire quelque chose à partir d’un texte de Sade - le discours de Braschi
dans Juliette, que cite Lacan dans le séminaire VII - de
construire sur la notion d’acte et de sujet quelque chose d’assez particulier.
Je vous rappelle que ce que j’avais
essayé de proposer la dernière fois, dont je vais essayer de vous donner une
illustration et une sorte de preuve, autant que je pourrai. J’avais associé à
l’idée de névrose et de refoulement l’idée de formation réactionnelle, à l’idée
de psychose et de délire l’idée de Verwerfung,
de forclusion, et je voulais vous proposer quelque chose d’équivalent sur la
perversion, avec l’idée qu’il y aurait une substructure particulière à l’acte
liée à l’insertion spécifique du sujet de la perversion dans un discours de la
perversion. Discours de la perversion dont je vais essayer de vous montrer que,
à partir de Sade, et spécifiquement à partir du discours de Braschi, du pape
Pie VI dans Juliette, on peut élucider la grammaire ou plus exactement
la syntaxe énonciative propre. Je veux dire que faire ça, par rapport à ce que
je vous ai proposé l’an dernier sur la perversion, c’est certainement aller
plus loin qu’identifier le noyau de Verleugnung,
de déni ou démenti que j’avais l’an dernier tenté de rapporter à cet opérateur
particulier que j’avais proposé, l’opérateur nec, cette espèce de conjonction où la mère apparaît comme castrée
et non castrée au même moment. Eh bien, ce qui correspondrait structurellement
aux formations réactionnelles dans la névrose et au délire dans la psychose –
et voilà l’hypothèse métapsychologique que je vais développer aujourd’hui -, ce
serait une contre-éthique. Voilà ce que je vais essayer de justifier : une
contre-éthique.
Faisant cette proposition, je voudrais
faire deux choses. La plus triviale, c’est certainement avancer sur les
conclusions du travail que j’avais fait d’ailleurs dans ce séminaire il y a
quelques années sur le transsexualisme, dans la mesure où - peut-être moins
curieusement dans ce séminaire que dans ce que j’ai publié à ce sujet -, j’y
cédais un peu trop à une critique facile de ce qui se joue chez certains
individus entre la perversion et la psychose, qui serait de l’ordre d’un
affranchissement libertaire à l’égard de l’ordre sexuel. J’avais beaucoup pesé
sur l’idée que certains thèmes du transsexualisme militant, du transgénérisme
comme j’ai traduit, relevaient de ce que stigmatise Lacan dans le Séminaire III au titre du « discours de la liberté », qui est
une revendication du moi dans lequel cet espèce de dispositif qui permet de se
tenir à distance de l’ordre symbolique tel qu’il le construit à l’époque serait
un fait de culture dans lequel nous serions tous immergés, et dont une des
traductions serait la problématique libertaire, celle qui a effectivement été
récupérée par toutes sortes de mouvements militants des minorités sexuelles.
Alors pourquoi je crois que, même si j’y ai donné une grande part encore dans
la Métamorphose impensable, que c’est
quelque chose sur lequel il convient d’avancer et de laisser derrière ?
C’est parce que si on insiste un petit peu trop sur cette traduction sociale
particulière de la perversion, eh bien, on rate la consistance propre du
franchissement qui est opéré par un certain nombre d’individus. C’est-à-dire
non pas le fait qu’il y a outrage, outrance, transgression, etc., mais le fait
que l’acte qui opère cet outrage, cette outrance, ce franchissement en tout
cas, est extrêmement consistant et qu’il a une structure interne qu’on
n’élucide pas si on la rapporte au motif simple de l’aspiration à la liberté.
Ça m’a beaucoup frappé en particulier à cause de certaines figures que je cite,
comme Jacob Hale par exemple, une transsexuelle américaine, ou bien Loren
Cameron aussi, et si vous avez vu ce qui est proposé à Paris en ce moment, la
venue de Pat Califia, qui est certainement un de ceux qui a poussé le plus loin
et organisé de la façon la plus « éthique » une construction générale
de sa position qui serait extrêmement difficile de ramener ou de rabattre, de
replier sur une simple revendication libertaire. A partir du moment où ce n’est
pas un discours de la liberté, ni même de la libération, je crois qu’il faut
insister sur la dimension particulière de l’auto-théorisation. C’est une
première piste clinique qu’on peut trouver facilement : il n’y a pas
d’acte ou de sujet pervers sans cette auto-théorisation, et c’est sur quoi en
fait je vais développer mon propos à partir de Sade.
De même, ce qui était la conséquence
ou le corollaire de ce qui n’était pas suffisamment radicalisé dans ce que j’ai
écrit sur le transsexualisme, c’est que ça ne sert à rien de parler de
« néo-subjectivité », sinon de dire de manière cachée que c’est
encore une sorte d’option déficitaire : les pauvres, il n’arrive pas à
être des sujets, donc ils font des néo-sujets ! Surtout que je m’en étais
pris avec une certaine vigueur à l’idée de « néo-sexualité » chez
Joyce McDougall en l’accusant précisément du même travers qu’on peut trouver
dans l’idée d’une néo-subjectivité. Donc autant l’appeler carrément de la
subjectivité et se dire qu’il y en a peut-être des formes qui nous déplaisent
mais qui n’en existent pas moins. Cette question -qui est une question de
psychiatrie classique qui n’est pas souvent abordée frontalement en
psychanalyse – aboutit à la fameuse question de l’étayage pervers
anti-psychotique : c’est-à-dire : comment résister à la
psychose ? Il semble - du moins les gens les plus malades que j’ai pu
croiser dans ma pratique étaient de cet ordre-là – que ceux qui étaient les
plus manifestement pervers au niveau de la symptomatologie, étaient des
psychotiques, et on avait tout à fait l’intuition - mais je voudrais que ce
soit un peu plus qu’une intuition - que la question de l’étayage
anti-psychotique de leur perversion était au premier plan.
Le problème est que ce mot d’étayage
est un de ceux qu’on met à toutes les sauces, comme le dit Jean
Laplanche - on ne sait plus ce qu’est l’étayage, sur la mère, sur une
conduite : on s’étaye un peu sur n’importe quoi aujourd’hui – et si on ne
dit pas comment on fait l’étaye, et en particulier ce qu’est cet étai sur
l’Autre qui fait tenir le corps de la jouissance, on emploi le mot étayage qui
d’une manière fait freudien sans le ressort clinique et théorique requis.
C’était la première chose qui me paraissait problématique, et sur laquelle je
vais essayer d’avancer un peu.
La deuxième chose, qui est aussi assez
simple et triviale à imaginer, c’est qu’on a de toute façon en psychanalyse
comme dans toutes les autres parties de la médecine mentale, un problème à
sortir de la phénoménologie de l’acte pervers. Qu’il s’agisse du crime ou qu’il
s’agisse d’une phénoménologie plus sophistiquée impliquant une description des
intentions des partenaires de la scène perverse – ce qu’on appelle la
manipulation de l’autre comme un objet, ou la production d’angoisse chez autrui
au point où est attendu par exemple du plaisir -, on reste dans une sorte de
description scotchée à ce qu’on imagine avoir aperçu comme étant de l’ordre de
l’acte. Et si tout ce que j’ai fait la dernière fois était pour vous rendre
compliqué ce que l’on appelle un acte et identifier ce qui est de l’ordre de
l’acte et de l’action, c’était peut-être aussi pour essayer d’amener
aujourd’hui la question de savoir ce qui compterait comme un succès pour un
pervers : la question de savoir comment quelqu’un – à supposer qu’il y en
ait un – pourrait corriger son action de façon à ce qu’elle atteigne ce qui à
ses yeux compte comme étant le but à atteindre. Avec la question qui se pose -
qui est la question symétrique, puisque vous vous rappelez que la dernière fois
j’avais soutenu cette idée que la seule manière de faire exister un sujet dans
le réel, était de le prendre un peu comme un centre d’action, et que c’était à
partir de ça que la notion de sujet était entrée dans la pensée métaphysique
contemporaine : c’est que les actions supposent (elles sont
« suppositoires », comme dit Leibniz) du sujet - eh bien, la question
qui se pose était de savoir quel type de sujet peut correspondre à quelque
chose qui est, comme vous savez, extrêmement rarement de l’ordre de l’acte,
mais plutôt, dans la perversion, de l’ordre de l’agissement, ou de l’ordre du
passage à l’acte, mais avec cette particularité qu’on ne sait pas bien si ce
sont véritablement des actes qui sont posés. En tout cas, déplacer ainsi
le problème en dehors de la phénoménologie de l’acte, partir toujours de l’acte
tel qu’on s’imagine le repérer sur la base d’un sujet supposé à l’acte, ça
conduit à repérer bien autre chose que des crimes ou des manipulations, des
choses comme ça, beaucoup plus quelque chose qui est un certain maniement du
signifiant, qui serait et qui vaudrait acte.
Or justement, c’est une chose que nous
savons tous, il y a des productions de savoir dans la perversion, et des
agencements d’acte qui parfois ne contiennent rien de criminel à proprement
parler, sinon l’évocation d’actes possibles, qui néanmoins sont immédiatement
vécus, présentés et interprétés comme pervers. Un des exemples classiques de ce
genre de chose, c’est le terrible livre de Jouhandeau, De l’abjection,
dans lequel vous avez une sorte de représentation qui tient quand même beaucoup
plus à l’évocation qu’à la réalisation – quoi qu’on sache par ailleurs sur la
vie de Jouhandeau.
Donc voilà un peu les choses que je
voudrais reprendre pour articuler ce que je vais dire aujourd’hui sur ce que je
disais la dernière fois.
Je vais donc me lancer dans cette
lecture du discours de Braschi, le pape Pie VI dans Juliette, qui court
dans l’édition de la Pléiade le volume 3 à partir de la page 870. Je crois que
le discours de Braschi, c’est le sommet de la philosophie de Sade. C’est sa
véritable position philosophique – en disant cela, je me livre à de l’exégèse
sadienne, s’il y a des gens qui connaissent mieux Sade que moi, ils pourront
rectifier ce qui leur paraît insuffisant – mais je vais vous dire pourquoi je
crois que c’est le véritable sommet de la pensée de Sade, beaucoup plus que le
discours de Saint-Fond par exemple, ou les premiers textes libertins de Sade.
C’est parce qu’il intègre dialectiquement les deux moments qui sont constamment
en tension dans l’élaboration de la pensée libertine, chez Sade. Ces deux
moments, le moment le plus simple, ce en quoi Sade se rapporte aux libertins de
son temps, c’est ce que j’appellerai le naturalisme simple, en général inspiré
par d’Holbach, et qui consiste à dire que tout ce qu’il y a dans la nature est
bon, et que seules les conventions humaines stupides répriment au nom de la
religion des mouvements naturels. Ce naturalisme de d’Holbach est aussi celui
qui alimente la littérature pornographique à visée morale d’un Rétif de la
Bretonne, donc de gens avec qui Sade dialogue, et qui ont eu accès, comme
Rétif, à des textes de Sade aujourd’hui perdus, comme par exemple la suite de La
Philosophie dans le boudoir que
nous ne connaissons que par les quelques petites choses que raconte Rétif à ce
sujet. Ça, c’est la chose la plus simple, et philosophiquement aussi la plus
simple, puisqu’il ne saurait y avoir de perversion si tout est nature. La deuxième
position qui est une position qui a longuement retenue Lacan, c’est celle qui
est amenée par Saint-Fond dans Juliette,
et qui invoque ce fameux « Etre
suprême en méchanceté », qui est une sorte de Dieu inversé dont la
révélation dans Juliette joue un rôle
important de sidération, puisque tous les libertins découvrent à l’écoute du
discours de Saint-Fond une dimension de leur propre acte qui fait de
Saint-Fond, comme maître à penser, quelqu’un qui va beaucoup plus loin
simplement que l’immensité de ses crimes. Chose qui a une grande importante
dans Juliette, puisqu’au fond, tous
ceux qui ont une philosophie déficiente, finissent victimes de Juliette, dans
le dispositif narratif du roman.
Je vais donc essayer de montrer
comment le discours de Braschi intègre dialectiquement ces deux positions, et
pourquoi dans ces deux positions nous nous trouvons au cœur du problème de
l’acte et du sujet. Tout d’abord, pourquoi est-ce que le naturalisme simple à
la d’Holbach pose un grave problème ? Il le pose à deux niveaux. Parce que
si tout est nature, il ne saurait y avoir d’acte. Comme d’ailleurs Lacan l’a
remarqué dans une filiation théologique connue : pour qu’il y ait de
l’acte, il faut qu’il y ait du commencement absolu. Si tout est nature, tout
est lié à la chaîne des causes et des effets de façon infinie et dans toutes
les directions, il ne saurait donc y avoir de points qui fassent
authentiquement rupture, rupture qui est en même temps l’espace de la
jouissance transgressive où un sujet va se poser, poser sa marque, et ainsi,
authentiquement et en tant qu’il la pose, transgresser un ordre quelconque.
C’est là une question générale en philosophie, mais qui est redoublée ici dans
sa difficulté par le fait que ce qu’il s’agit de poser, c’est un acte mauvais.
Tant qu’il y a un acte bon, on peut toujours par une sorte de résorption à
l’infini dans la liberté dans le plan de la providence divine qui elle-même,
providence divine, incorpore le mécanisme causal de la nature - puisqu’après
tout, Dieu a créé la nature -, on peut comme ça, asymptotiquement, faire en
sorte que les tendances qui s’actualisent dans les visées de la liberté ou de
l’action intentionnelle de tel ou tel, finissent par coïncider avec un
processus naturel qui pourquoi pas contiennent une part de causalité, le tout
vers le Bien. Evidemment, s’il s’agit non pas d’un acte bon qui va dans le sens
de la création mais d’un acte mauvais qui est censé prendre cette création à
rebrousse-poil, l’extrême difficulté d’insérer l’acte dans la série causale de
la nature n’en apparaît que redoublée.
Je vous avais indiqué la dernière fois
comment la théologie catholique a intégré ce type de problème dans une tension
qui existe encore dans la théologie contemporaine, qui était, n’est-ce pas,
l’option de saint Thomas, qui consiste à dire que vous avez des actes de
liberté insondables qui scandent l’histoire eschatologique de la
création – la création du monde, le péché originel, l’incarnation du Christ, le
fait que le Christ consente à mourir pour les hommes, et le fait que ça vaille
comme salut pour l’humanité, avec une sorte de structuration dans ses temps
successifs qui est aussi une structuration textuelle des Sommes théologiques
de l’époque -, et vous avez à l’opposé de saint Thomas un courant qu’on
peut rapporter à Jean Scot Erigène qui pense qu’en réalité, même si l’homme est
libre, le péché de l’homme a quand même été conçu à l’intérieur de la
providence divine comme le moyen, l’opportunité donnée à Dieu d’incarner le
Christ et de sauver l’humanité en accomplissant ainsi le projet de création, en
faisant apparaître le créé suprême qui est Dieu se produisant lui-même dans la
forme du créé sous la forme du Christ. Donc, à ce moment-là, quel que soit le
degré d’acte impliqué par le péché, l’incarnation, le fait que le Christ
consent à mourir sur la croix avec cette phrase abyssale que je vous avais
citée - « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » -,
dans cette façon de faire en quelque sorte sauter les points de liberté
insondables qui sont présents dans les Ecritures, l’interprétation
scotiste consiste à tout finaliser en disant que ces actes de liberté coïncident
en vérité avec le plan général de la création.
Du coup, si vous laissez de côté ses
solutions qui sont possibles quand l’acte est censé s’intégrer dans un plan du
meilleur, et que vous vous trouvez en face de l’acte qui s’affirme comme acte
mauvais, c’est-à-dire comme littéralement une récusation absolue de tout plan
final, alors vous comprenez pourquoi Sade est embarrassé au fond devant ce
naturalisme « simple » : c’est qu’au mieux ce que le lien des
causes et des effets fait, c’est qu’il disculpe l’agent, mais il disculpe
l’agent en supprimant le moment de l’acte radical qui serait ce dont il serait
vraiment coupable. On le disculpe de quelque chose, mais au fond en
reconnaissant qu’il n’est pas coupable parce qu’il n’y a pas de mal qui est
authentiquement posé.
Voici ce qu’on trouve page 551, dans
le « statut de la société des amis du crime », qui est le véritable
texte qui sert à Lacan – ce n’est pas du tout La philosophie dans le boudoir, qui est commenté dans Kant avec Sade, c’est Juliette, les textes essentiels en
réalité sont des citations détournées de Juliette,
et ce texte est beaucoup plus riche à cet égard -, le premier terme qu’utilise
ce statut, c’est ceci :
« La
Société se sert du mot crime, pour se
conformer aux usages reçus, mais elle déclare qu’elle ne désigne ainsi aucune
espèce d’action de quelque sorte qu’elle puisse être. Pleinement convaincue que
les hommes ne sont pas libres, et qu’enchaînés par les lois de la nature, ils
sont tous esclaves de ces lois premières, elle approuve tout, elle légitime
tout, et regarde comme ses plus zélés sectateurs, ceux qui sans aucun remords
se seront livrés à un plus grand nombre de ces actions [alors qu’elles sont
justement impossibles !] vigoureuses, que les sots [les sots !] ont
la faiblesse de nommer crimes [alors que justement, c’est la société qui
reconnaît qu’il s’agit là de crimes], parce qu’elle est persuadée qu’on sert la
nature en se livrant à ces actions, qu’elles sont dictées par elle… »,
etc.
Evidemment, pour quelqu’un comme Sade,
il y a perception immédiate du fait que si crime est un mot d’usage, alors le
libertin éclairé ne peut pas s’en servir parce que seuls les sots se servent du
mot, et bien plus grave : la notion même d’acte est compromise, puisqu’il
ne saurait y avoir d’actes dans un monde lié par les causes et les effets, et
qu’en même temps ce que les libertins de la société du crime veulent faire,
c’est précisément des « actions vigoureuses ». Alors, ce qui va
rester du dispositif, je garde le terme, c’est la notion de vigueur, c’est
cette idée de vitalité qui va revenir tout à l’heure chez Braschi.
Le deuxième élément dans lequel Sade
essaie de cerner dans un discours ce qui s’appelle une contre-éthique, c’est
l’hypothèse formulée par Saint-Fond de « l’Etre suprême en méchanceté ». L’Etre suprême en
méchanceté, c’est une extension d’un raisonnement du genre suivant : non
seulement il y a du mal partout, mais il n’y a que du mal, au point que s’il n’y a que du mal, c’est le mal même
qui est le réel. Il y a du crime, des famines, des dévastations, la mort, la
maladie, la souffrance partout, et bien loin d’être des imperfections, elles
sont le réel, par une sorte d’inversion du motif spinoziste qui identifie la
perfection et le réel, ici c’est l’identification de ce qui est réel à
l’imperfection au sens où les imperfections sont justement tout ce qui existe
et qui n’a besoin de rien d’autre pour exister. Donc, dans une sorte de cosmogonie
qui mime en en inversant les prédicats le rêve de d’Alembert, de Diderot – je
ne sais pas d’ailleurs si Sade l’a lu, parce que ce sont des textes qui ont été
trouvés après la mort de Diderot, mais dont peut-être quelques manuscrits
circulaient, je ne sais pas -, une cosmogonie dans laquelle, compliqué de
l’hylozoïsme de la fin du 18ème siècle, des particules – qu’il
appelle des « molécules malfaisantes », passent tout le cours de leur
existence à s’entre-détruire mutuellement jusqu’à un noyau central occupé par
l’Etre suprême en méchanceté qui est en fait la raison, le principe négatif, le
dieu inversé du Mal.
C’est autour de cette problématique de
l’Etre suprême en méchanceté que Saint-Fond se livre à une de ses pratiques les
plus secrètes, qui consiste je le rappelle pour ceux qui n’ont pas pu aller
jusque-là dans le livre, à cette pratique assez étrange de prendre des
victimes, de leur faire signer sous la torture l’abandon de leur âme au diable,
puis de leur enfoncer ce pacte signé avec leur sang dans l’anus, de les
sodomiser pour enfoncer le pacte en eux, puis de les tuer, de manière à ce que,
mourant dans ce comble d’impiété et de crime, ils soient précipités dans une
sorte d’enfer et de damnation qui va se perpétuer au-delà de leur mort
naturelle, dans une « seconde mort », une éternité de souffrance - de
façon à ce que, même au-delà de la mort, celui qui est victime-complice de cet
acte du pervers paie encore, et qu’il continue à souffrir en étant pris au
piège de sa propre croyance (en la damnation). Voilà une sorte de
dispositif qui prend au piège, si vous voulez, la victime : puisqu’elle
cède elle-même sous la torture, pour éviter la souffrance, et en signant
l’abandon de son âme au diable, elle se damne par l’opération du libertin.
C’est très difficile de détacher Sade
de toutes sortes de choses abstraites sur l’idée de seconde mort, d’une
éternité de souffrances au-delà de la mort terrestre, c’est très difficile dans
le texte de le détacher de cette pratique particulière de Saint-Fond. Parce que,
autant la conception de Saint-Fond fascine Juliette et Noirceuil, autant elle
est infectée de quelque chose qui est insatisfaisante pour le libertin qu’est
Sade. Tout simplement parce que, et il le dit lui-même, c’est un truc qui lui a
été donné par un mage, un spécialiste de magie noire, qui dissonne avec la
tonalité hyperrationnaliste du reste du texte. On a le sentiment qu’on a, non
pas une superstition renversée, mais une superstition inversée, dans le
discours positif de l’Etre suprême en méchanceté, et que c’est inversion ne va
pas jusqu’au bout d’une certaine logique, puisqu’elle est obligée d’avoir
recours à la superstition (contre elle-même). On y voit, je dirais, en esquisse, cette opération
par laquelle la victime du pervers est prise à son propre piège. Mais cette
opération-là je crois, dans la version finale de la philosophie de Sade - qui
est une progression puisque c’est le pape lui-même qui la procure à Juliette -,
eh bien cette inversion-là, ce piège va fonctionner sur un autre mode.
Pour aller vite à la solution que
propose Braschi à l’immanence de la nature, à un lien causal pour lequel il n’y
a absolument pas de place pour Dieu, et où en même temps il serait possible de
poser un acte, ou une rupture, une transgression qui serait absolument
subjective, la solution est une solution typique des lectures de Spinoza au 18ème
siècle. Elle consiste à articuler la nature en deux niveaux. Un niveau des
causes premières, un niveau d’une nature qui est d’abord originairement
créatrice, et un niveau des causes secondes, où la nature ayant, après son
premier jaillissement – le mot de Sade, c’est « jet » -, lancé
l’ensemble des parties de la matière dans leurs mouvements propres, ces parties
interagissent les unes avec les autres de manière à se lier ensemble sous une
contrainte causale, ce qui fait qu’il y a un second niveau de causalité, mieux,
une causalité seconde, dans laquelle le « premier jet » de la nature
se retrouve prisonnier (au second degré) de l’action causale réciproque
des différentes parties lancées par ce premier jet. Vous avez donc un peu comme
dans l’Ethique de Spinoza, une dimension « naturante » de la
nature qui est le moment de son pur jaillissement, et une dimension
« naturée », où elle rencontre sa propre existence comme une contrainte
causale qui la lie et l’enchaîne. Comme il y a deux niveaux de cette même
nature immanente, c’est entre les deux, dans cet espace que Sade
construit la possibilité d’un acte qui prendrait acte de cette transcendance
interne à l’immanence de la nature, la possibilité d’un acte qui serait le pire
possible. Et l’acte le pire possible serait celui qui détruirait toutes les
lois de la nature naturée pour libérer la nature naturante, et retrouver ce
point de jaillissement originaire.
La solution ainsi condensée du
discours de Braschi contient deux choses. Elle comprend d’une part la
possibilité d’une déculpabilisation de l’acte dans l’ordre de la nature
naturée, autrement dit, dans l’enchaînement des causes et des effets -
récupérant ainsi toute la problématique du naturalisme naïf. Mais en même
temps, elle maintient la possibilité d’une transgression absolue, c’est-à-dire
d’un crime qui ne serait pas simplement décomposition des rapports sous
lesquels existe un corps par le crime - parce que si on le décompose il va se
recomposer, donc la destruction ne sera que relative -, mais l’idée
qu’il y aurait une destruction encore pire, qui serait la destruction de
tout ce qui peut exister en tant que tel : destruction des
« trois règnes » dans lesquels la nature s’est liée à ses propres
lois – le règne animal, végétal et minéral – et d’un crime absolu portant sur
l’anéantissement de la nature naturée, comme retour à ce jaillissement
originaire.
Et c’est là le deuxième aspect qui me
paraît tout à fait frappant, c’est que c’est à travers cette visée d’un crime
rejoignant la nature naturante, qu’il me semble que vous avez une des
caractérisation les plus spectaculaires de la visée de das Ding, de la visée de la Chose, à travers et comme au-delà le
monde des objets liés par la causalité dans la réalité ordinaire, des objets
désirables banals. C’est là où vous voyez das
Ding apparaître, précisément au lieu
qui est occupé dans la métaphysique et la théologie classique par Dieu. Ce
dispositif-là est un dispositif qu’on peut assez bien rapporter, je dirai
simplement au titre de l’histoire des idées, aux conceptions philosophiques de
l’époque, et je vous montrerai un peu comment ça s’agence par rapport à
Malebranche et aux scolastiques.
Mais je voudrais d’abord vous faire
remarquer qu’il y a une opération de langage, qui est intrinsèquement
homologue à cette dissociation entre nature naturante et nature naturée, entre
le premier jet de la nature et ce que Sade appelle les trois règnes dans
lesquels la nature se lie elle-même à ses propres lois. Cette opération de
langage est cette opération qui a lieu dans l’immanence même de la parole, où
on peut à la fois parler à quelqu’un,
et parler de celui à qui on parle. On
peut faire, dans le langage, de celui à
qui on parle, un effet impuissant de l’adresse, en le suspendant au fait
que quand on parle à cet autre, on
parle de cet autre, en le réintégrant
en quelque sorte, d’une manière limite dans le langage, en en faisant un effet
suspendu au fait qu’on parle de lui.
Dans cette espèce de bascule, qui est une bascule d’ailleurs complètement
irréductible entre le fait de parler de
l’autre et de parler à l’autre, il
n’y a pas d’autre auquel je puisse parler, dont je ne puisse pas
parler ; et il n’y a pas d’autre de
qui je puisse parler, à qui je ne
puisse pas en même temps parler.
Je passe ici pour vous expliquer un
peu ce que je veux dire, de la théorie causale de Sade, de la théorie du
libertin matérialiste au cadre énonciatif de cette théorie. C’est-à-dire qu’il
faut bien la considérer comme le sous-produit d’une certaine manière d’ajuster
l’Autre dans le discours, avec toujours évidemment la question de savoir
comment il peut y avoir de l’acte dans la nature, mais pour qu’on puisse se
poser cette question-là, encore faut-il disposer d’une manière d’ajuster
l’Autre, l’Autre absolu à l’intérieur de ce discours, dont la théorie causale
que je vous ai exposée ne serait qu’un sous-produit.
Je crois que ce que le discours de
Braschi éclaire, c’est un dispositif dans le langage de la philosophie
libertine matérialiste, ce sont deux moments tout à fait essentiels du
livre : les deux prières à Dieu qui sont en même temps des insultes et des
défis à Dieu, que vous trouvez dans Juliette
à deux endroits stratégiques, à la toute fin du livre comme une de ses
péroraisons si j’ose dire, dans le volume 3 c’est page 1255, et puis celle que
je vais vous lire là, page 523 en note, dans l’une des premières discussions
qui vont amener à la réfutation radicale de l’existence de Dieu. Je vais vous
lire cette prière, parce que je crois qu’elle a une structure linguistique tout
à fait particulière :
« Ô toi !
qui, dit-on, a créé tout ce qui existe dans le monde ; toi, dont je n’ai pas la
moindre idée ; toi que je ne connais que sur parole et sur ce que des hommes,
qui se trompent tous les jours, peuvent m’avoir dit ; être bizarre et
fantastique que l’on appelle Dieu, je déclare formellement, authentiquement,
publiquement, que je n’ai pas dans toi la plus légère croyance, et cela par l’excellente
raison que je ne trouve rien, ni dans mon cœur, ni dans mon esprit qui puisse
me persuader une existence absurde, dont rien au monde n’atteste la solidité :
si je me trompe, et que lorsque je n’existerai plus, tu viennes à me prouver
mon erreur, et qu’alors, ce qui est contre toutes les lois de la vraisemblance
et de la raison, tu viennes à me convaincre de cette existence si fortement
niée par moi maintenant, qu’arrivera-t-il? tu me rendras heureux ou malheureux.
Dans le premier cas, je t’admettrai, je te chérirai ; dans le second, je t’abhorrerai
: or, s’il est clair qu’aucun homme raisonnable ne puisse faire un autre calcul
que celui-là, comment avec la puissance qui doit composer le premier de tes
attributs, si tu existes, comment, dis-je, laisses-tu l’homme dans une
alternative aussi injurieuse à ta gloire ? ».
Je trouve ce texte absolument sublime,
vraiment construit d’une manière extraordinaire, parce que c’est beaucoup plus
fort que prendre la victime au propre piège de sa croyance. Il s’agit
ici de prendre l’objet de la croyance
à son propre piège, de retourner le dispositif, non pas du côté de la victime,
mais du côté de l’Autre absolu qui est Dieu.
Ce texte, qui s’adresse à un Etre, en
sorte que la référence même que le nom de Dieu puisse avoir, soit abolie dans
la manière même dont on s’adresse à lui, ce texte me paraît une des façons les
plus remarquables de faire exister la division dans l’Autre, en jouant sur
l’ek-sistence même de cet Autre. Le défi jeté ici, c’est le défi jeté à Dieu
d’ek-sister à la place du grand Autre. Ainsi, si Dieu existe, il est obligé de
se retrouver soi-même contraire à son propre concept. Son retrait, le fait
qu’il soit inaccessible, n’est plus une ressource pour le mérite qu’on aurait
d’y croire ou d’avoir foi en lui, mais au contraire, son retrait, le fait qu’il
n’apparaisse pas, provoque sa destruction, à cause de l’alternative à laquelle
il est soumis à la place qu’il occupe. Et cette alternative – « comment,
si tu existes, laisses-tu l’homme dans une alternative aussi injurieuse à ta
gloire ? » - cette alternative excède toute puissance d’exister. Or
précisément, la puissance infinie d’exister est le premier attribut de Dieu.
Autrement dit, Dieu est englouti dans ce dispositif de parole qui est à la fois
une prière, une insulte, et un défi, Dieu est englouti dans le paradoxe d’une
adresse à l’Autre qui déchire a priori la possibilité d’exister au lieu
même de l’adresse. Ou tu existes, en
quelque sorte, alors démens le doute sur
ton existence, fais que même ce doute ne puisse exister et perd du coup l’appel
où je t’avoue exister, ou bien tu
n’existes pas, c’est-à-dire que tu ne peux pas être l’Autre existant,
parce que le fait même que je m’adresse à toi en suspendant cette existence,
t’empêche d’en saturer ontologiquement le lieu. En quelque sorte,
c’est : renonce à me faire avouer
que tu manques, ou bien tu as mon
appel, mais il raisonne dans ton propre vide. C’est ça le dispositif qui
sert à coïncer l’Autre : renonces à
me faire avouer que tu me manques, ou bien : je veux bien faire appel à toi, mais cet appel ne peut résonner que
dans le néant de ton existence.
Autrement dit le blasphème, le
sacrilège, est une opération de désaturation de l’Autre, et c’est ça, l’acte
sadien. C’est un moyen tout à fait particulier de faire désexister l’Autre.
Je crois que ce moyen de faire
désexister l’Autre est certainement le témoignage transférentiel négatif de
l’horreur d’une captation primitive. Et d’une captation dont vous mesurez
l’ampleur et le caractère totalitaire à la virulence du dispositif de discours
qui seul permet à un sujet de dire je
d’un côté et toi de l’autre, sur ce
mode extraordinairement paradoxal. Autrement dit, ce dispositif de la captation
et de la séduction primitive – ce que j’avais discuté l’an dernier sur
le ni oui ni non de la mère -, sa posture à la fois séductrice et élusive, ne
laisse d’autre choix que la construction de ce dilemme salvateur qui la barre
dans le piège d’un : si oui, c’est non ; si non, c’est oui ! La
captation subie de la demande dans la séduction maternelle équivoque est alors
conjurée par l’installation dans l’Autre, d’une contradiction radicale,
c’est-à-dire d’une Verleugnung qui
est bien au lieu même du grand Autre. Que ce soit ici la figure d’un fantoche
absolu – Dieu le père -, qui vienne en quelque sorte déposer son écran
superficiel sur ce rapport à l’Autre, là où ce qui est visé encore au-delà est
la mère, atteste cependant ultimement de la capture impossible à circonscrire
comme à défaire dans laquelle la mère maintient le sujet, continuant de
désigner le garant supposé de tout ordre - Dieu le père – comme la cible de son démenti pervers à elle.
L’acte pervers vise ainsi à barrer l’Autre absolument, en sorte « qu’il
(n’) existe en rien ». Pourtant, jamais la séduction indéfiniment
équivoque de la mère n’est entamée. Tout se reporte sur les représentants de
l’ordre symbolique, dans une disjonction maximale du père et du phallus,
fixation du phallus dans la série des objets génitaux avec une éclipse
évidemment de la sexuation, une dépendance subjective aux attitudes de défi, et
tout emboîté ensemble.
Ce que je voudrai marquer à ce sujet,
c’est un passage pas absolument évident à trouver mais qui a beaucoup frappé
certains commentateurs, c’est page 411 le passage où Noirceuil tue son père,
que je vous lis :
« J’ai mené, nous dit-il, ma
fille chez mon père expirant, Noirceuil était avec moi ; nous nous sommes
enfermés, les portes bien défendues ; là (et le vit du paillard dressait à cet
aveu), dis-je, j’ai eu la voluptueuse barbarie d’annoncer à mon père que ses
douleurs étaient mon ouvrage ; je lui ai dit que par mes ordres, ta main
l’avait empoisonné, et qu’il eût promptement à songer à la mort. Puis,
troussant ma fille devant lui, je la lui ai sodomisée sous les yeux. Noirceuil,
qui m’adore quand je fais des infamies, me foutait pendant ce temps-là ; mais
le coquin me voyant déculer Alexandrine, me remplaça bientôt dans le poste...
et moi, me rapprochant du bonhomme, je l’obligeai à me faire décharger tout en
l’étranglant. Noirceuil se pâmait, pendant ce temps, au fond des entrailles de
ma fille. Quelle jouissance pour moi ! J’étais couvert de malédictions, d’imprécations
[là c’est en italique], je parricidais,
j’incestais, j’assassinais, je prostituais,
je sodomisais ; oh ! Juliette, Juliette ! je n’ai
jamais été si heureux de ma vie ; tu vois où me met le seul récit de ces
voluptés, me voilà bandant comme ce matin ».
Dans ce dispositif de discours, ce qui
me paraît le plus remarquable, c’est que le discours le fait bander. Autrement
dit, il n’est pas ici un témoignage, il est un instrument, un instrument de
jouissance, et il fait littéralement coller le dire au corps jouissant, il est
acte. C’est dans l’instant, que
« le paillard saisit alors une des petites filles, et pendant qu’il
va la flétrir de toutes parts, il veut que Norceuil, et moi, nous en
martyrisions chacune une à ses yeux ». Et là les choses commencent à
devenir un peu plus sévères, n’est-ce pas : « ce que nous inventons
est horrible »... Je vous laisse découvrir la suite.
Ce qui me paraît important, c’est
l’émergence du père-phallus dans une disjonction complète entre les deux
instances. Parce que c’est dans la dernière prière-défi-insulte, page 1255, à
la toute fin de Juliette, exactement
ce dispositif de prière qui va mobiliser la chose. Voilà la dernière prière de
Norceuil :
« Infâme jean-foutre de Dieu
! s’écrie-t-il, ne borne donc pas ainsi ma puissance, quand je veux t’imiter et
commettre le mal ; je ne te demande aucune faculté pour la vertu, mais
communique-moi du moins tous tes pouvoirs pour le crime, laisse-moi le faire, à
ton exemple ; mets, si tu l’oses, un instant ta foudre en mes mains, et quand
j’en aurai détruit les mortels, tu me verras bander encore à la lancer au sein
de ton exécrable existence pour la consumer si je puis ».
Vous allez là une sorte de captation
imaginaire du pénis de Norceuil qui se met à s’approprier en reflet la foudre
de ce Dieu qui est l’Etre suprême en méchanceté, avec un espèce de retournement
où c’est la puissance même de Dieu qui doit servir à la destruction de Dieu.
L’Autre étant ici soumis à une contrainte de désexistence agie par le
libertin lui-même. Voilà ce qui me paraît tout à fait important : c’est de
bien distinguer ce que j’appelle la désexistence
et l’inexistence. Ce n’est pas que
Dieu n’existe pas, c’est qu’il est agi et qu’il est désexisté par une certaine manière de le faire
fonctionner dans une manière d’adresse particulière dont le prix payé est la
capture imaginaire, puisque l’emblème de la puissance sublime qui pourrait
précisément détruire Dieu, c’est ce phallus coïncidant avec le foudre entre les
mains du Dieu mauvais. Lequel se retrouve sans vis-à-vis que lui-même et son
néant.
A partir de ce dispositif de discours,
comment se structure dans le discours de Braschi, la théorie causale, la
théorie des deux niveaux de causalité qui fait en quelque sorte le texte de la
contre-éthique perverse, ce qui permet d’appliquer la position subjective dans
le monde naturel et de justifier le crime, etc. ?
Le dispositif de Sade se présente
comme une sorte d’inversion systématique d’une thèse métaphysique qui s’appelle
l’occasionnalisme – je vais vous expliquer ce que c’est, ce n’est pas dans le
texte, et les commentaires sont en général catastrophiques parce qu’on considère
que Sade, philosophiquement, c’est très faible, et qu’il ne fait que recopier.
C’est vrai qu’il recopie, mais il monte les citations et les références d’une
manière tout à fait originale, et qui en réalité, à mes yeux, a une consistance
philosophique dont on ne souligne pas assez la force. L’occasionnalisme, c’est
la réponse à une question extrêmement classique dont j’ai parlé la dernière
fois : si Dieu a crée le monde, comment l’homme peut-il être libre ?
La réponse classique consiste à distinguer des niveaux de réalité en disant
qu’il y a d’une part les premiers principes, les principes de création, et puis
une fois que ces premiers principes ont créé un premier niveau de créatures,
ces créatures sont prises elles-mêmes dans un certain système d’interactions
mutuelles et d’actions en sorte que les événements ponctuels ne dépendent pas directement
de la volonté de Dieu et des principes généraux qui habitent l’entendement
divin, par exemple, mais dépendent aussi de l’étape intermédiaire de cette causalité
seconde qui est celle des créatures qui sont créées. L’occasionnalisme est une
position philosophique extrêmement simple, connue chez Malebranche mais il y en
d’autres formes plus mystiques par exemple chez Arnold van Geulincx, un auteur
hollandais d’avant Spinoza. L’occasionnalisme consiste à dire que Dieu agit
partout, mais à l’occasion de ce que
font les créatures. C’est une manière de faire entrer en quelque sorte la
présence absolue et principielle de Dieu dans les actions de détail et les
interactions causales qui se passent dans la nature, en sorte qu’il n’y a pas
un abîme entre ce qui est naturant et ce qui est naturé. Il n’y a pas cette de
délégation de causalité qui est comme une diminution de la puissance totale de
Dieu – on peut se la représenter comme une perte de son efficacité totale à
agir dans le monde -, mais c’est à l’occasion de ces actions ponctuelles que se
manifeste la puissance de Dieu.
La chose géniale à laquelle on assiste
dans le discours de Braschi, c’est que c’est un montage théologique et
métaphysique du même ordre, sauf que l’occasionnalisme est ici mis au service
de l’action mauvaise, et qu’il y a une véritable solution sadienne au
problème de l’action passant par l’action la plus difficile à résoudre en
métaphysique, qui est l’acte mauvais et son intégration dans le cours de la
nature. Alors, voilà comment les choses se passent. La nature, dans un premier
temps, lance tout. Et une fois que tout est lancé, dans ce premier jet, elle se
trouve enchaînée par les causes secondes, lesquelles produisent les trois
règnes. Elle lance d’abord les particules de matière, et ayant lancé de façon
intégralement et originellement créatrice ces particules de matière, une fois
que ces particules ont quitté son premier centre de jaillissement, elles
interagissent les unes avec les autres – on peut imaginer ça en collision, sur
le mode d’un atomisme vitaliste – en composant les différents organes des
corps, des différentes parties des plantes et des minéraux. Ce qu’il faut bien
voir dans ce dispositif, c’est deux choses. La première, c’est que c’est une
sorte de réécriture du dispositif théologique et scolastique standard qui
existe dans la Somme, et que vous trouvez chez saint Thomas – on le
trouve chez plein de gens, mais on le trouve chez saint Thomas, ça vous sera
plus facile, si vous voulez vous documenter, de repérer de quoi il s’agit. Chez
saint Thomas, la première intelligence pourrait tout régler, bien sûr. Mais en
fait, la première intelligence, pour une raison qui est liée à la providence et
à la possibilité du Mal, laisse agir les causes secondes. Les causes secondes,
ce sont les anges. La première intelligence met en branle la nature à partir
des différents « ciels » que vous trouvez emboîtés les uns dans les
autres – des sphères emboîtées qui tournent les unes sur les autres, et qui
commandent à partir de la sphère des fixes, le soleil, la lune, les différentes
planètes - et puis en dessous de la lune, les mouvements de la nature sont
réglés en fonction des différentes dispositions des sphères qui sont au-dessus
d’elles. Vous reconnaissez, j’imagine, dans Le paradis de Dante,
l’ascension à travers les sphères qui récapitulent sur un mode mystique ce
savoir aristotélicien. Donc, ce sont des anges qui meuvent les corps célestes.
Ce n’est pas directement Dieu. Et comme ce sont des anges qui meuvent les corps
célestes, des anges dont les hiérarchies construisent les différents niveaux de
détermination du mouvement, l’ange, lui, ne peut rien engendrer. L’ange ne peut
être que l’exécutant fidèle du plan choisi par la première intelligence. Ce qui
permet à saint Thomas, dans le Traité des
anges, de réserver la possibilité d’une intervention miraculeuse directe de
Dieu à travers la hiérarchie des anges dans laquelle l’occasion miraculeuse
– c’est là véritablement l’occasion – est toujours un événement singulier. Mais
Dieu a délégué – c’est le problème - sa puissance d’activer et de hiérarchiser
les différents types de mouvement de la nature, en particulier les mouvements
du ciel qui sont les mouvements des saisons, donc qui commandent la croissance
et la décroissance des êtres vivants (c’est comme ça que les choses se
construisent dans ce monde-là) ; en sorte que Dieu peut bien être par ce
biais la cause de l’action physique, au sens physique, puisque c’est lui qui
ordonne le plan dans lequel les différents anges construisent les différents
niveaux de mouvement, et donc les déplacements des corps, les aspirations,
etc., mais Dieu n’est pas la cause morale du contenu de l’action, puisqu’il y a
bien une sphère d’autonomie laissée à la créature, celle qui est sur Terre, en
particulier l’Homme, qui bien sûr suit le plan général de la nature vers le
Bien, mais conserve une possibilité d’autonomie propre. Donc vous voyez ainsi
cette espèce de délégation de la première intelligence aux anges qui ne sont
pas créateurs, qui obéissent, mais dont les hiérarchies successives commandent
les différents mouvements de la nature, permet d’une part de créer la
possibilité du miracle, et donc la possibilité de la Grâce, et où Dieu
intervient directement comme un événement contingent et singulier pour faire
que telle chose se passe – par exemple un miracle – et en même temps ménage la
possibilité pour dissocier la dimension physique de l’action où il y a des
aspirations générales de la nature – les vivants veulent manger, se reproduire,
dormir, etc. – et la dimension morale ou libre qui est laissée à l’autonomie
particulière de la créature, et par définition à la créature humaine. Autrement
dit, les causes secondes ne sont en elles-mêmes rien que des puissances qui ne
réalisent leur effet et ne le réalisent complètement que si on remonte à la
réalité ultime de l’acte, c’est-à-dire à Dieu.
Alors comment Sade détourne-t-il ce
dispositif, dispositif théologique tout à fait efficace et opératoire dans le
christianisme, puisque le christianisme médiéval va construire tout son
dispositif de justification du Salut en particulier, et son organisation du
monde, sa théocratie, sa hiérarchie, autour de ce dispositif téléologique ?
Eh bien il le réécrit. Il le réécrit en disant : voyez, ce qui joue le
rôle de Dieu dans son rapport à la première intelligence, c’est ce
jaillissement, ce jet premier, ce lancement initial de toutes les forces de la
nature qui lui communiquent une causalité première. Mais cette causalité
première est absorbée par son propre effet, comme si le naturant était pétrifié
et mort dans la connexion causale du naturel. Alors, l’image du jet, ce qui
peut vous surprendre, est paradoxalement une image tout à fait
aristotélicienne. C’est celle de la théorie du mouvement dans la physique
d’Aristote, en particulier dans le livre 8 de la Physique. Vous savez que pour Aristote – c’est une thèse qui est
implicite chez Sade – quand vous lancez une pierre, au moment où la pierre
quitte votre main, comme elle ne se ressent plus du contact de celui qui la
propulse, sa force ne peut que décroître. Si les pierres tombent quand on les
lance, c’est parce qu’étant coupées de leur source de mouvement de propulsion
initial, elles ne peuvent plus que se fatiguer et s’épuiser. Entre temps, elles
avancent comment, me direz-vous ? Eh bien, tout simplement parce qu’en
déplaçant les parties pleines devant elles, elles les écartent. Or, où les
parties pleines peuvent-elles aller ? Juste derrière ! Et elles
poussent le corps vers l’avant. Et on continue comme ça. Ce n’est pas drôle du
tout, jusqu’au 17ème siècle, c’est comme ça la physique ! C’est
comme ça que Lucrèce décrit le mouvement des poissons : si les poissons
avancent, c’est parce qu’ils fendent l’eau qui est devant eux, et où l’eau
peut-elle aller ? Derrière ! Donc elle les propulse. C’est un
mouvement d’antipéristase. Mais l’antipéristase, ça ne peut pas durer si
longtemps que ça. Et donc au bout d’un certain temps, ça se fatigue, et puis la
pierre tombe. C’est d’ailleurs une théorie fondamentale dans la théorie antique
du rêve, par exemple : les perceptions qui sont des mouvements des corps
rentrent en nous, et ce qu’on appelle les images du rêve sont les traces de
l’antipéristase des objets de la sensation à l’intérieur du sensorium. Ça rentre en nous, puis la
forme finit par s’épuiser en laissant des traces qui sont les traces du rêve.
C’est la première théorie laïque du rêve que fournit Aristote, comme une sorte
d’épuisement des traces de notre vie sensible dans le monde extérieur.
Vous voyez donc que c’est une théorie
inquiétante, parce que justement la nature finit par s’épuiser, le
jaillissement premier est toujours menacé de quelque chose qui est une fatigue
ontologique radicale, et se retrouve prisonnier et pétrifié et menacé
authentiquement de mort dans le passage au naturé.
Du coup, comment fonctionne
l’occasionnalisme inversé et diabolique de Sade ? Correctement comprises,
les causes secondes ne sont que des manifestations ponctuelles au cas par cas
de la puissance naturante qui est bridée et ensevelie à l’intérieur du
mécanisme de la nature. Et qu’est-ce que l’acte libertin ? Comment
s’insère-t-il dans ce dispositif ? Eh bien l’acte libertin, par une opération
intellectuelle propre, par un agir éclairé, relance la nature en accomplissant
la destruction, en accomplissant la destruction qui n’est, dans la nature
naturée, que décomposition qui est immédiatement recomposition : on tue
quelqu’un, il se décompose, ses parties se retrouvent former à nouveau une
plante ou animal, etc., c’est un thème classique. Ce que fait le libertin,
c’est que par son acte éclairé, il intervient en faisant à l’occasion de cette
décomposition apparaître la puissance naturante ultime, ce que j’appelle das Ding,
ce point de jouissance absolue qui sinon mourrait et se perdrait dans une sorte
de pétrification infinie dans le mécanisme de la nature. Autrement dit, l’acte
libertin avance progressivement vers un crime qui n’est pas un simple crime de
décomposition de ce qui est composé, mais un surcrime de libération de la
puissance originaire de la nature. Or, comme tout est naturé, comme il ne
s’agit bien sûr que de tout l’Etre, de tout ce qui est étant, l’opération de Sade vise à une éruption de néant et
de contradiction dont l’indice est manifeste quand le Mal, le Mal à l’état pur,
naît d’un Bien qui détruit un autre Bien. Le point où l’acte pervers
permet de manifester cette espèce de rupture radicale, c’est lorsqu’à
l’intérieur même du dispositif d’un Bien, on peut faire naître un Mal - d’un
Bien appliqué à un autre Bien.
A cet égard, le libertin occupe une
place homologique à l’ange de la théologie thomiste, puisqu’il est le ministre
supra-humain de la volonté de la nature, de la volonté de ce qui par ailleurs
apparaît si vous voulez comme l’Etre suprême en méchanceté. Autrement dit,
l’inversion de la théologie naturelle se poursuit point par point jusqu’au
moment où le schéma lui-même est préservé, au profit d’une contre-théologie qui
se substitue entièrement aux fonctions imaginaires de rationalisation
systématique qu’on prête en général à la théologie naturelle.
Du coup, il y a un certain nombre de
conséquences qui en découlent dans le texte, et qui sont extrêmement frappantes
- vous serez sensible je crois à la systématicité, à la cohérence de ce texte
fascinant -, c’est que d’une part l’homme n’est plus lié à la nature, au sens
d’une nature qui n’est pas vraiment la nature, mais qui est la fausse nature,
la nature mourante qui est celle de l’enchaînement des causes et des
effets - la nature telle que nous la connaissons est asservie à la
nécessité du jet premier, et qu’à l’intérieur de ce dispositif, les êtres
humains se propagent, se reproduisent ; invinciblement chaque fois que
leurs corps sont décomposés, les particules qui les composaient sont reprises
dans le mouvement universel pour reproduire de nouveaux corps, avec la menace
d’un épuisement de la race -, et que d’autre part, il n’existe qu’un
seul signe de la présence de la nature naturante, et c’est le Mal. Le Mal
est le signe de cette aspiration aveugle de la nature à retourner à son
jaillissement originaire, et à une jouissance où elle serait, comme le décrit
avec beaucoup de poésie Sade, enfin libre de ses formes, libre de se donner des
formes inouïes, des formes nouvelles, des formes informes par rapport à nos
critères, mais qui seraient des formes entièrement librement créées qui ne
s’entraveraient pas dans leurs propres effets et dans les moyens de préserver
ces effets. La « volupté dans le Mal » est ainsi le signe de cet élan
de la nature naturante à se produire occasionnellement dans la nature
naturée.
J’aime beaucoup cette dimension de signe,
parce qu’à la fin du 18ème siècle, l’autre grand penseur du signe
eschatologique, c’est Kant. C’est en particulier la valeur de la Révolution
française pour Kant d’être un signe de la liberté des fins se réalisant
historiquement dans le monde phénoménal. Autrement dit, il n’y a aucune preuve
de l’existence de la liberté en tant que transcendance, il n’y a aucune preuve
du nouménal dans le monde sensible, sauf certains événements historiques, comme
la Révolution française : ce signe de la Révolution française ne valant
comme rien d’autre qu’une sorte de manifestation indirecte de la transcendance
de la liberté. C’est par là qu’un tout autre ordre, pour Kant, se fait valoir
dans le temps sensible, phénoménal. Et cette figure du temps sensible, dans
lequel se produit comme ça de manière irruptive et révolutionnaire la liberté,
alimente par exemple dans les textes révolutionnaires du jeune Fichte, l’idée
d’une révolution permanente qui serait en réalité communication directe
avec l’ordre de la liberté à travers le monde phénoménal. Je crois
qu’effectivement, comme la Révolution française est investie précisément de
cette même valeur dans les textes de Sade, d’être le « retour à
l’anarchie » comme point originaire de toute liberté (car pour
changer de constitution, dit Sade, il faut déjà commencer par détruire toutes
les lois, ce qui prouve que la destruction des lois est le véritable point
originaire, et que c’est le point dont nous ne devrions jamais nous écarter).
Dernière conclusion de ce texte
fascinant, c’est que le crime humain n’est jamais suffisant. Le crime humain
qui n’est que décomposition ne va pas jusqu’à l’anéantissement. Il y a ainsi
une asymptote possible vers un acte qui est un acte que nous ne pouvons
pas poser parce que nous sommes des êtres naturés, mais dont nous pouvons avoir
l’idée et dont nous pouvons faire signe, en quelque sorte, dans une sorte de
surenchère et de rage au sens où il n’y a
pas crime veut dire désormais il n’y
a pas de crime à la hauteur du déchaînement absolu qu’il faudrait. Tout
crime que nous commettons n’est qu’une allusion à l’acte de la destruction
absolue.
Je voudrais reprendre là-dessus
l’argumentaire impressionnant que Lacan fournit dans le Séminaire VII
sur la question de l’acte pervers. C’est qu’il y a une tension interne et
métaphysique entre l’acte qui est comme je vous l’ai rappelé quelque chose d’originaire,
et l’action qui est toujours menacée d’être engloutie dans le processus causal,
n’est-ce pas, d’être rationalisée dans les fonctions causale qu’elle a au sein
d’un univers naturel. Mais ce que Lacan n’avait pas exposé, et que j’essaie de
développer radicalement, c’est le devenir langage de cette tension.
Il me semble que le pervers vit cette
tension comme un déchirement avec production d’une suppléance imaginaire, qui
est à la fois philosophique et éthique pour incorporer au langage cet écart absolu.
Car il lui faut l’acte comme effraction symbolique radicale, comme outrance, et
en même temps la vérité comme jouissance irrépressible d’où, dans un moment
complètement insaisissable, est effacé précisément le sujet de l’acte. Je vais
sur ce dispositif, essayer de dire ceci : c’est qu’il me semble – ce sera
ma conclusion ce soir – que la contre-éthique dont Sade construit je crois avec
une rigueur extrême les conditions d’intelligibilité – la division de la nature
en deux, la division dans le champ de l’Autre introduite par ce dispositif, le
recours à la Chose, le déplacement sur l’Autre – est entièrement contenue dans
un transfert paradoxal sur un Dieu qui en fait est mis en difficulté pour viser
au-delà de lui la Chose. L’Etre suprême en méchanceté, ce n’est pas encore
assez par rapport à ce qu’il faut de viser au-delà. C’est encore trop, cette
concession fugitive à l’imaginaire, à l’imaginaire de la puissance, là où il
faut penser quelque chose qui est plus puissant que la puissance, qui est la
destruction absolue. Autrement dit, cette contre-éthique, le lieu dans lequel
l’acte pervers comme transgression vraiment transgressive est pensable, voyez
que ce n’est pas du tout ici aux yeux de Sade un ensemble d’actes exemplaires.
C’est, littéralement, un discours.
C’est un discours comme tentative de
maîtriser l’ordre du langage au sein d’une logique, d’une logique qui produit
des effets en assignant des places. C’est précisément à ce niveau-là que
l’acte, qui apparaît je dirai phénoménologiquement ou cliniquement, est
complètement subordonné à ce dispositif de discours à l’intérieur duquel le
pervers Sade peut évaluer jusqu’à quel point l’acte posé est
« véritablement » pervers. Ce qui permet, à l’intérieur du récit, de
trier les libertins qui vont survivre, ceux dont l’acte pervers est éclairé, et ceux qui ne vont pas
survivre et qui serviront de victimes aux autres, ce qui est toujours renvoyé à
une déficience par rapport au discours contre-éthique qu’ils sont censés tenir.
Voilà qui permet à l’intérieur même du jeu de la perversion de classer et de
hiérarchiser les libertins.
Voyez par là aussi que si je parle ici
d’un discours, c’est parce qu’une contrainte de style s’impose. Il ne s’agit
pas du tout comme j’ai pu le laisser croire ou même le penser d’une débandade
libertaire où l’on pourrait être infiltré par un discours commun de la liberté.
Il n’y a aucune complaisance moïque là-dedans : c’est une contrainte radicale que cette éthique-là qui exige
justement un style particulier. Et le style particulier ne peut jamais être
simplement l’outrance. Il ne peut jamais être l’acte outrancier. Ça doit
toujours être la philosophie et la contre-éthique qui porte cet acte et qui
permet de justifier qu’il est effectivement le pire possible, qu’il a une idée
correcte du pire possible, avec le paradoxe évidemment, que l’acte absolument
destructeur qui est visé au-delà de ce que nous détruisons ordinairement dans
notre vie de libertin ordinaire est un acte impossible à poser, et que seule la
Chose, la nature naturante, peut poser.
Le deuxième élément qui paraît frappant
dans ce discours, c’est que c’est un discours à l’adresse complètement paradoxale.
Puisque de structure, ce discours est une attaque contre tout-autre. Il y a
ici quelque chose qui va bien plus loin que la destruction des emblèmes de la
puissance paternelle. Tout ça, ce n’est pas grand-chose : vous voyez bien
que même le parricide ne vaut que comme une allusion vers quelque chose qui
asymptotiquement serait comme une réponse donnée au réel, et à un réel dont
je crois pouvoir maintenir qu’il s’agit comme je le disais l’an dernier de la
mère originaire. Mais si c’est le cas, si ce que je vous ai proposé comme discours
pervers comme étant véritablement l’équivalent des formations réactionnelles
ou du délire, sous la forme de la contre-éthique, c’est dire que c’est une
authentique réponse à la castration. On ne voit absolument pas pourquoi,
ce dispositif-là, en soi, vaudrait moins que d’autres réponses à la castration.
C’est une manière, sur le schéma que je vous avais proposé l’an dernier et dont
je me désole qu’il n’ait aucun succès, c’est une manière de repousser dans
le néant l’Autre primordial (la Chose) qui est toujours trop présent.
Autrement
dit, un dispositif que vous voyez couramment fonctionner mais dont on mesure
mal l’économie structurale dans la perversion, c’est de « retourner à
l’envoyeuse » l’infection pulsionnelle dont la mère séductrice a été
l’agent primordial à travers la séduction équivoque. Il s’agit de le retourner
à l’envoyeuse, d’inventer un moyen de retourner, dans le champ vide de das Ding, l’objet (a). Ce qui vous montre à quel point, quelle que soit
la gentillesse des pervers qui veulent bien ponctuellement faire preuve d’inconscient,
combien leur question est tout à fait au-delà. Et le fait notoire qu’une interprétation
glisse comme de l’eau comme sur les plumes d’un canard chez quelqu’un qui
est pervers, c’est que sa question se pose à un niveau particulier de radicalité
dans le champ de l’Autre.
Mais
c’est aussi ma manière de vous proposer, puisque je vous avais promis au début
une hypothèse métapsychologique grandiose, qu’en ce sens, la perversion est
intrinsèquement un pare-psychose. Il n’y a pas d’autres définitions possibles
de la perversion que d’en faire la défense la plus pur contre la psychose
la plus pure. Et lorsque je dis défense
la plus pure contre la psychose la plus pure, c’est parce qu’il y aurait
de bonnes raisons d’argumenter que la profonde équivoque qu’il y a entre attitude
perverse et attitude psychotique dans un certain nombre de cas de transsexualisme
- où vous avez des phénomènes qui sont tellement cristallins qu’on peut se
demander à quoi on a affaire : ce ne sont pas du tout des psychoses de
psychiatres, ça l’est quelque fois, mais parfois ça ne l’est pas vraiment
-, le moment donc, dans lequel on a affaire à de la perversion devient indécidable.
Lorsque par exemple, parlant du transsexualisme, Lacan met « perversion »
entre guillemets, pour parler de celui qu’il a bien connu qui était le Henri
du service de Jean Delay dont je parle dans mon bouquin, le Henri du Jean
Delay, c’est absolument insaisissable en quel point il s’agit de perversion
ou de psychose. Le moment ici me semble tout à fait indécidable.
Je
termine pour laisser un peu de temps, de façon très spéculative, très hasardée,
parce que je n’ai pas l’expérience qu’il faut pour en faire état, pour le
montrer cliniquement, mais il me semble que de façon contingente, selon certains
individus, une direction possible de la cure face à de tels
sujets pourrait peut-être, peut-être,
être de sanctionner la formalisation éthique de la déviance. Autrement dit
de prendre au sérieux quelque chose d’extrêmement paradoxal, qui serait l’exigence
de consistance dans le déni - je prends consistance au sens logique :
un système consistant est un système non-contradictoire - au moment même justement
où ce à quoi on a affaire, c’est à cet opérateur de la Verleugnung, c’est-à-dire la
mère est castrée, et elle n’est pas castrée. C’est-à-dire que le dispositif
éthique peut être porté et maintenu jusqu’à un certain degré de consistance,
tel que bien sûr le transfert fait émerger non pas cette déviance, mais cette
forme discursive plus ou moins totalitaire qui encadre ce qui s’appelle de
l’acte. Il me semble pour ce qu’on peut comme ça conjecturer de certaines
situations dans lesquelles la prise de conscience éthique de ce qui est la
raison d’être de l’acte a un certain effet d’apaisement sur le pervers, je
suppose que c’est parce que comprendre ce qui serait un succès dans l’acte,
ce qui est poursuivi dans l’acte et qui est pris dans ce paradoxe d’un acte
asymptotique qui serait l’acte de destruction absolu(e), permet éventuellement
à un certain nombre de gens – et je pourrais montrer ça en détail avec Pat
Califia par exemple – montrer quel type de consistance ils peuvent soutenir
face au réel de la Chose, c’est-à-dire précisément de ce réel dans lequel
il y va d’autre chose que ce qu’il en va pour un névrosé. En tout cas, et
c’est quelque chose sur lequel il me semble que je peux dire quelque chose
de plus subjectif, c’est qu’en produisant cette hypothèse d’une « contre-éthique »,
et du dispositif à l’intérieur duquel les actes pervers deviennent à eux-mêmes
intelligibles dans leur succès relatif et dans l’impossibilité qui est la
leur, eh bien il en ressort pour le praticien un certain effet de pacification
de l’angoisse, puisqu’à ce moment-là, ce n’est plus exactement lui qui est
torturé, ni l’Autre visé au-delà de lui, mais la Chose encore au-delà de cet
Autre, qui est le véritable enjeu d’un certain nombre d’agir, d’un certain
nombre de paroles, et il en résulte au moins pour ce qui est comme ça de l’imaginaire
dans lequel on peut être capté dans l’intensité des transferts avec quelques
patients pervers, un petit effet de clarification.
Genevière Morel : j’ai une petite question sur une expression qu’il
me semble que vous avez utilisée. Vous avez parlé de « Verleugnung dans
l’Autre ».
P-H. Castel : oui.
Geneviève Morel : c’est un jugement, la Verleugnung. Freud distingue la Verdrängung, la Verwerfung, la Verleugnung…
Quand on parle de « mettre une division dans
l’Autre », on voit à peu près ce que ça veut dire, mais qu’est-ce que
ça signifierait au fond une « Verleugnung dans l’Autre » ? Ça
veut dire que ce serait l’Autre qui serait l’acteur du jugement ? Ou
c’est un scénario ?
P-H. Castel : Voilà !
Je pense qu’il en ressort un scénario qui fait que tout cela ne peut se dire
qu’à travers les formes du roman. Un
scénario ce n’est pas un fantasme, je ne le prends pas en ce sens-là. Je le
prends au sens où on a à la limite même plutôt besoin d’un mythe, d’une sorte
de mythe, pour dire ça. Mais ce que je veux dire par là, c’est qu’il ne s’agit
pas de produire du manque dans l’Autre, il s’agit de faire désexister l’Autre,
c’est-à-dire à la fois de tenter par un agir, qui est un agir dans l’ordre
de la parole, en s’adressant à Autrui, de faire désexister l’Autre, parce
que dans l’Autre, il y a toujours trop, il y a toujours ce qui apparaît
évidemment imaginairement comme la mère stimulante, la mère séductrice, la
mère qui injecte et qui infecte quelque chose sans jamais en réalité qu’on
sache véritablement si elle infecte ou pas. Cet espèce de rapport à la désexistence
de l’Autre, voilà ce qui me paraît être le propre de cette Verleugnung dans l’Autre. Réussir à
faire en sorte que ce jugement soit un jugement auto-contradictoire, que l’Autre
doive assumer…
Geneviève Morel : C’est une sorte d’auto-destruction logique de
l’Autre ?
P-H. Castel : … mais
l’Autre devrait exister suffisamment pour pouvoir la perpétrer contre lui-même.
Comme si l’on pouvait lui prendre la foudre, la recevoir, et la retourner
pour la détruire à l’intérieur de lui-même, comme dans la dernière prière-défi
de Juliette. On le voit bien dans l’homologie
foudre-phallus dans la prière plus abstraite qui est en note, dans laquelle
il est mis au défi d’exister, on voit beaucoup plus la pure structure de parole
sur quoi ça repose. Et il me semble que c’est en ce sens beaucoup plus abstrait,
parce que finalement il n’y a que la parole, que les mots mêmes, qui sont
retournés contre l’Autre. L’an dernier quand je parlais de Céline, il me semble
qu’il y a dans l’écriture de Céline un dispositif qui consiste à chasser la
voix comme un objet (a) sur le mode de l’éructation maniaque. C’est pour ça
que ça ressemble à de la manie, quelquefois. C’est une observation classique :
quand on coince un pervers, c’est extrêmement commun qu’il fasse un épisode
maniaque, quand la police le prend en particulier. Parce que justement, vous
avez un lâchage de l’objet voix qui vient d’une manière absolument monstrueuse
et qui est par certains aspects délirantes, tenter de recréer de l’autre côté
le vide au moment où ça se referme. Et j’avais associé si vous vous rappelez
ce thème à ce fait quand même qui ne laisse pas de poser problème en médecine
psychiatrique dans les prisons : c’est que quand on met un pervers derrière
les barreaux, un grand pervers, eh bien il devient assez régulièrement paranoïaque.
Si vous mettez du mur là où il y avait l’Autre, tout le dispositif cède. C’est
vraiment pour ça que je pense que ça va beaucoup plus loin… enfin, « beaucoup
plus loin »… non, ça ne va pas « beaucoup plus loin », ça part
dans une autre direction plutôt, que celle de la construction du manque dans
l’Autre. Et ça atteste que derrière l’Autre auquel le pervers s’adresse dans
le transfert, vous avez une puissance abominable. Voilà qui donne la mesure
de la captation maternelle, de la séduction originaire, quand on en est à
ne pouvoir survivre que par un tel dispositif. Voyez l’emprise totalitaire !
C’est ce qui nous rapproche le plus, je crois, de ce qu’on peut imaginer de
la psychose. Tout en en étant pas. C’est ça le point singulier. Mais c’est
spéculatif. Il faudrait que je vous raconte deux ou trois choses sur des patients,
mais c’est un peu ça.
X Il y a une haine revendiquée de la mère, dans La philosophie dans le boudoir, de la part de Madame de Saint-Ange et d’Eugénie notamment, c’est sidérant…
P-H. Castel : Tout à
fait. Mais en même temps c’est difficile de dire qu’il s’arrête à cette haine.
Lorsque Lacan dit tout à fait à tort que ça se termine sur la castration,
c’est parce qu’il ne savait pas qu’il y a d’autres chapitres perdus. Et Rétif
de la Bretonne qui les a lus, dit qu’en fait dans La
philosophie dans le boudoir, ça c’était le début d’une série de tortures
et de crimes absolument monstrueux, absolument épouvantables dont Rétif ne
comprenait pas le sens à l’intérieur de l’économie du texte. En fait, ce n’est
pas un point terminal, c’est le point de fuite du dispositif pervers, la couture
du sexe maternel. Comme vous (Geneviève Morel) avez dit une fois, il est très
freudien en fait Lacan, quand il dit que ça s’arrête sur la couture du sexe
maternel. La logique même de Lacan inciterait à penser que là on a quelque
chose qui va du côté de la jouissance, et certainement pas du côté de la castration.
Franz Kaltenbeck : quel est le rapport entre l’Etre suprême en méchanceté et la nature naturante ?
P-H. Castel : je pense
que l’Etre suprême en méchanceté, c’est la première possibilité pour Sade
de se construire la transcendance dont il a besoin, mais quand il…
F. Kaltenbeck : Dieu ?
P-H. Castel : …oui,
un dieu, mais quand il se construit cette transcendance-là, ça ne peut être
qu’au prix de son naturalisme, au prix de l’immanence. Il y a un autre indice,
c’est que ce discours, Juliette l’adopte et qu’elle le répète à la fin à Noirceuil.
C’est celui qu’elle va retenir dans sa formation. Le discours de Braschi intègre
cette dimension de la transcendance du rapport à l’Autre tout en la rapportant
à un naturalisme qui du coup est complètement refondu, et d’ailleurs un naturalisme
beaucoup plus puissant que le naturalisme de d’Holbach, ou l’immanentisme
spinoziste du 18ème siècle qu’on trouve chez Diderot, par exemple.
C’est la production de la division en deux niveaux de causalité, la nature
naturante qui est le jaillissement premier et puis les trois règnes. Entre
les deux, vous avez une sorte de figure qui n’est pas une figure de toute-puissance
divine puisque le jet est pensé dans la logique aristotélicienne de l’antipéristase
et de l’épuisement une fois que le mû s’est détaché du moteur, ça ne peut
que progressivement s’épuiser. Il y a le risque d’une fatigue et d’une mort,
et la nécessité de retourner donc à ce point vital. Donc c’est pour ça que
je pense que c’est un emboîtement dialectique qui réussit dans le discours
de Braschi.
X : comment situer le discours pervers par rapport à l’éthique
du bien-dire. Parce que vous utilisez le terme de contre-éthique ; alors
si la psychanalyse ça vise ou ça s’appuie sur l’éthique du bien-dire, la perversion,
ça serait la contre-éthique de quoi ?
P-H. Castel : Je crois
qu’il y a un bien-dire pervers, qui est le point d’équilibration de cette
contre-éthique, parce que je dis très sérieusement bien que je n’ai pas les
moyens de vous donner des exemples de succès, mais lorsque je dis très sérieusement
que s’il y avait des pervers qu’on puisse psychanalyser, une direction de
la cure possible serait d’amener à la formalisation éthique de leur point
de vue, c’est évidemment une chose que seul un psychanalyste peut considérer
possible avec un pervers. C’est-à-dire : « très bien, mais est-ce
que c’est bien dit ? ». Ça ne veut pas du tout dire que l’éthique
analytique aurait le moindre rapport avec la perversion. Pas du tout. Absolument
pas. Mais si vous faites le pari que le pervers n’est pas un mutant – ce qui
est la menace ! Dès qu’on arrive à ce que j’appelle la néo-subjectivité
ou la néo-sexualité, ça consiste à faire, de ce que je juge maintenant être
une erreur, de ces gens des mutants. A l’Association Lacanienne Internationale,
il y a quelqu’un qui parle de mutants, c’est Marcel Czermak. Il voit des mutants
partout. C’est extrêmement sérieux. C’est-à-dire que si vous considérez qu’il
y a effectivement des positions subjectives qui sont construites d’une telle
manière, alors pourquoi pas ? On n’est pas obligé de défendre l’humanité
parce qu’on s’aime tous les uns les autres. Il se pourrait très bien qu’il
y ait des gens qui ont l’air humains et qui n’en soient pas. Ce n’est pas
exclu. Mais j’essaie de cerner les raisons pour lesquelles même par exemple
quelqu’un comme Pat Califia, il suffit de lire le quatrième de couverture
de Sex changes pour que vous mettiez à suer
à grosses gouttes. C’est absolument
terrifiant, cet humour. C’est incroyable. Si c’est dans l’ordre du signifiant,
il y a des positions subjectives qui sont d’autres
positions subjectives. Et ce que je vous dis là, c’est moins coûteux théoriquement
qu’aller supposer des manières problématiques de « nouer » le réel,
l’imaginaire et le symbolique. Je ne doute pas de la pertinence de la chose,
mais là vous pouvez avoir accès à quelque chose je dirai de plus simple… oui,
de plus simple, dans le fait que le signifiant et l’acte, la coordination
des deux, ça laisse des positions qui ne sont pas hors des prises de l’éthique
analytique, et qui sont en même temps relativement formalisables. Il suffit
d’écouter Sade, il suffit de voir le progrès de Juliette. S’il y a un progrès
dans Juliette, ce n’est pas un pur
effet narratif. Il y a une pédagogie du libertinage, et le discours de Braschi,
présenté comme point culminant montre que le pervers apprécie ce qui est vraiment pervers. Il est donc susceptible
d’une mobilité intérieure dans la disposition de la reconquête de son… de
son intentionnalité, pour dire les
choses. Il n’est pas vrai du tout que ce soit des actes comme ça, pris à l’intérieur
d’une structure sans dispositif mobile. Donc le bien-dire vaut aussi bien
pour le pervers, me semble-t-il.
Y : Vous lui permettez comme ça une subjectivation ?
P-H. Castel : Je pense
qu’il y a un sujet qui est aux prises avec son propre effacement, qui veut
son effacement, mais qu’il n’est pas question de lâcher le sujet en le laissant
s’effacer n’importe comment. Je pense d’ailleurs que pour les quelques-uns
qu’on ait vus, que ce soit avec Geneviève ou ceux dont on a parlé avec Henry
Frignet, on a quand même le sentiment que pour un certain nombre de transsexuels,
le recours aux théories du « genre », chez les transsexuels, en
dehors de tout les fanfreluches libertaires, l’anarcho-esthétisme à la mode
et autres pitreries, quand vous prenez quelqu’un pour qui c’est du sérieux,
comme Jacob Hale par exemple, ou Pat Califia puisqu’on vient de traduire son
bouquin en français, c’est une éthique, c’est un style, c’est une fabrication
de soi. Ça n’a absolument rien à voir avec ce qui est fantasmé à ce sujet
comme une sorte de franchissement de la liberté, ou du body
art qui a poussé le bouchon trop loin. Ce que je trouve admirable par
exemple dans ce type de position, c’est qu’un certain nombre de ces très grands
pervers survivent à des maladies somatiques ahurissantes. C’est le cas de
Pat Califia qui a, je crois, une affection dégénérative grave. Il y avait
un très grand sado-masochiste qui faisait des performances incroyables, qui
était l’homme qui a vécu le plus longtemps avec une myopathie de Duchenne,
je crois, un type qui se clouait son pénis sur des planchettes, en public…
Son nom m’échappe. Eh bien, c’est quelqu’un qui a survécu à une maladie incroyable.
J'ai une histoire comparable avec un de mes patients.
La
prochaine fois, le 29 janvier, je vais revenir sur la notion d’action, je
reprendrai des travaux que j’ai faits il y a longtemps. Je voudrais montrer
par quelles opérations justement la théorie du rêve en tant que « substitut
de l’action » chez Freud, dans la Traumdeutung,
devient chez Lacan sa conception très particulière sur la métaphore et la
métonymie. Donc je reprendrai ce que j’ai fait dans mon bouquin sur la Traumdeutung, et j’essaierai d’expliquer
le type de problèmes que ça pose, le besoin de recourir à l’action dans la
première topique, chez Freud.