LE SUJET ET SON ACTE

4ème séance (29 janvier)

 

Je crains un peu que la dernière séance sur Sade en ait effrayé quelques-uns. Permettez-moi de commencer celle-ci qui est à nouveau très philosophique et ardue en marquant tout d’abord un petit temps de recul par rapport à ce que nous sommes en train de faire. Je vais vous parler de deux personnes, Widlöcher et Descombes. Je pense que la plupart d’entre vous n’ont jamais entendu parler de Descombes, mais peut-être avez-vous entendu parler de Widlöcher, qui est un de ces professeurs de psychiatrie bonasse dont on ricane dans le milieu lacanien, dans la mesure où Widlöcher est un de ces psychanalystes s’égarant du côté des sciences cognitives, et qui même à l’intérieur de ses propres institutions – quels que soient les rangs institutionnels qu’il occupe, il a été président de l’International Psychoanalytic Association - est regardé avec un certain étonnement. En parlant aujourd’hui de Widlöcher et de Descombes, il est sûr que je cherche à vous surprendre intellectuellement.

C’est un peu la question qui m’a été posée à propos de la dernière séance, et qui est celle de la quantité de détours ou de préliminaires que vous pouvez trouver particulièrement érudits, en vous demandant où va commencer un exposé qui ressemble à quelque chose que vous pouvez repérer comme étant de l’ordre de la clinique. La question m’a même été posée sous cette forme-là : quand est-ce que je vais parler de Lacan de façon normale sans qu’on peine à reconnaître dans mon propos en quoi cela le concerne essentiellement et concerne ce que certains d’entre vous viennent chercher ici, c’est-à-dire une introduction et une initiation à la théorie analytique ? C’est une manière de me demander en quoi ce que je fais est bien sérieux…

L’effort que je poursuis devant vous - et dont je ne cache pas qu’il est complètement inchoatif, n’est-ce pas, tout ne se termine pas dans ce que je fais par des choses dont je suis sûr -, mon effort, dans ce que je fais, c’est constamment d’élucider le point où un certain bonhomme qui s’appelle Lacan a pu avoir recours de plus en plus sérieusement à l’idée parfaitement extravagante du signifiant saussurien. C’est un moment assez précis, puisque c’est entre 1953 et 1958, que se pose cette question. En 53, il introduit la distinction du réel, du symbolique et de l’imaginaire qui lui suffit parfaitement à commenter le cas Schreber par exemple, et c’est plutôt en 58 à Rome que s’engage de façon de plus en plus rigoureuse, cette espèce de construction extrêmement particulière faisant appel à la notion de signifiant. Alors, poser cette question, c’est vous poser la question de savoir en quoi un pareil machin concerne radicalement l’analyse, et pourquoi, pour parler de détours, de préliminaires et de circonlocutions, Lacan a pu comme ça introduire dans l’enseignement et la pratique de l’analyse des considérations qui lui étaient radicalement étrangères à son époque.

En faisant cela, je mets en cause explicitement, avec différents effets que vous connaissez, l’évidence de toute l’orthodoxie où se pétrifie le discours public sur la psychanalyse lacanienne, et où le signifiant - et des choses de ce genre - est donné d’emblée comme un opérateur spécifique avec toute une conception du monde psychique et de la subjectivité censément révolutionnaire, qui, après la révolution, engendre mécaniquement ses clercs et sa bureaucratie. Mais Saussure vient - comme je l’ai dit l’an passé, chez Lacan, et c’est ça qui est le point énigmatique que je voudrais essayer de travailler aujourd’hui -, vient davantage parer à ce que je n’hésite pas à appeler la lacune criante d’une philosophie du langage adéquate à l’expérience analytique, et beaucoup moins insérer Lacan, comme on peut assez facilement l’imaginer, dans une mouvance structuraliste par laquelle il deviendrait plus lisible. Et j’avais poursuivi et je vais continuer pour les raisons que vous allez comprendre tout à l’heure, c’est un fil qui traîne de l’an dernier que je reprends, j’étais parti de l’idée justement qu’au moment où Lacan fait intervenir la notion de signifiant, ce sont des années bien précises où c’est non pas un ensemble de solutions qu’il applique à ces problèmes, mais un ensemble de problèmes qu’il applique à ses problèmes. Et ce qui est extrêmement important, c’est de bien comprendre à quel point ça pouvait être instable et remarquablement équivoque d’utiliser ce type de notion. C’est beaucoup plus une manière de créer une grille décalant avec des ombres et des effets de lumière, une grille de concepts arrachant à sa fausse évidence une certain clinique, que Lacan est allé chercher l’idée de signifiant saussurien, mais en fait beaucoup plus jakobsonien, comme j’avais essayé de vous le rappeler. Le propos si abstrait dont on me fait un peu grief, peut-être, mon propos – et c’est ce que j’essaie de vous rendre visible en sorte que ce soit formateur pour vous -, c’est de vous reconduire à ce moment des choix théoriques initiaux, dans ce qu’ils ont de problématiques, et ainsi de comprendre le geste même de Lacan, en allant chercher quel type d’opération est pratiquée par le fait d’utiliser certains types de concepts, certains types de catégorisations du champ. Ce à quoi je prête un pouvoir libérant pour vous, qui serait rien moins que de dégager l’imaginaire conceptuel, ou le déblayer, contre ce qui m’apparaît de plus en plus être un épouvantable mécanisme d’inculcation et d’obscurcissement, surtout lorsque comme on le voit de manière un peu inquiétante, la passion d’ignorer est mise au service d’un maniement carrément fétichiste des signifiants-de-Lacan visant à conforter des effets de groupe.

Si bien que le caractère étrange, ma façon « pas normale » de parler de Lacan, comme me l’a dit aimablement un correspondant, implique je crois réellement une manière de poser un problème très simple, qui est celui de la transmission, quoi qu’on raconte sur la toxicité de ma démarche, quitte à décourager certains d’entre vous d’assister à ce séminaire. Et mon levier est bien de prendre au sérieux justement grâce à des questions de philosophie du langage, de philosophie de l’esprit, etc., le problème difficile de ce qu’est la construction des catégories et des problèmes pertinents pour capter dans la psychanalyse ce qui reste une démarche intellectuelle, éthique et politique, mais qui avec tout cela est une démarche de raison.

Voilà.

Et à cet égard, ce qui m’importe infiniment est la question de la transmission du problème de la psychanalyse, plutôt que toute démarche d’inculcation sur le bon usage, la signification exacte, et le rapport précis que tel ou tel concept doit entretenir avec tel ou tel tableau clinique.

 

*

 

J’avance maintenant, après ce préambule.

C’est pour ça que les repères de la trajectoire depuis le début de l’année, sur le sujet et son acte, sont des repères dont il est très clair - et c’est explicite -, que je les articule directement à l’histoire de la métaphysique, à l’histoire de la philosophie, ne faisant en cela certainement pas pire que Lacan à la fin des années 50, par exemple dans le séminaire sur l’éthique.

Si vous vous rappelez bien, dans le thème de cette année, j’avais commencé à distinguer d’abord pourquoi il y avait un lien absolument intrinsèque entre la notion de sujet et la notion d’acte, la notion d’action, puis j’avais essayé de construire ce qu’est le problème de l’acte et celui de l’action en introduisant à nouveau par rapport à ce que justement Lacan laisse en suspens - puisqu’il dit qu’il ne va pas élucider le problème de l’acte, mais le problème de l’acte analytique, sauf qu’on est bien obligé de supposer des tas de choses sur l’acte quand on élucide ce qu’est l’acte analytique -, donc j’avais essayé de construire tout le tableau, l’espace de fond, de ce qu’est le concept d’acte et son usage, ainsi que le concept d’action. Puis j’avais essayé de vous apporter une première chose que j’espérais plus concrète, plus empirique, plus savoureuse, qui était à travers une approche de Sade, une élucidation assez précise et assez systématique du lien que la perversion instaure entre l’acte et l’éthique. Si vous vous rappelez, je vous avais proposé ce que j’avais appelé une « hypothèse métapsychologique grandiose », qui consistait à traiter ce que j’ai appelé une contre-éthique dans la perversion, comme un stigmate pur de ce qui fait qu’il y a bien évidemment une perversion, au même titre par exemple qu’on pourrait rapporter l’hallucination ou le délire à la psychose, et la formation réactionnelle à la névrose. J’avais proposé l’idée qu’il y a une contre-éthique dans la perversion, et que c’est autour de ce dispositif qui est une certaine économie particulière du sujet, de l’acte, etc., qu’on pouvait élucider de manière systématique, sur des lignes qui ne sont pas incompatibles mais restent assez différentes je crois de celles qu’a proposées Lacan, de quoi il s’agit dans la perversion.

Ce que je voudrais aujourd’hui faire, conformément à ce que j’avais promis, c’est jeter les bases d’une sorte de clarification de ce que Freud appelle l’action, et notamment, l’usage qu’il en fait dans la première topique. Contrairement à ce qu’on peut lire parfois, l’action n’est pas du tout un concept de Freud parmi d’autres. Au contraire, c’est le thème métapsychologique organisateur de l’ensemble de sa pensée dans la première topique. Et ce n’est pas pour rien que Freud a pu se mettre sous le patronage de cette fameuse formule goethéenne, « au commencement était l’action », tandis que vous en avez un retour extrêmement particulier, et qui n’a, je vous le montrerai, jamais été digéré par toute une partie du mouvement analytique, qui est l’autre énoncé que donne Lacan citant saint Jean, « au commencement était le verbe ». Comment l’ensemble de la conception psychologique de Freud, qui repose fondamentalement sur l’action, fondamentalement, a pu devenir une conception qui repose sur le verbe ? Ce déplacement dessine une véritable ligne de fracture, et je vous montrerai que quelqu’un comme Widlöcher par exemple, voit très bien et cerne extrêmement précisément ce que Lacan a voulu y gagner, et ce qu’aux yeux d’une certaine psychanalyse orthodoxe fidèle à la lettre de Freud, et qui déduit beaucoup de chose de ce paradigme psychologique de l’action, ce que Lacan y a perdu[1]. Et évidemment, plus vous êtes anti-lacanien, plus vous considérez que ce qui s’y est perdu, c’est la psychanalyse elle-même.

Vous voyez ainsi que lorsque j’ai orienté le séminaire de cette année sur cette formule énigmatique que Lacan propose, « l’acte est signifiant », il est très clair que Lacan, dans les années 60, en lien d’ailleurs avec le concept d’angoisse sur lequel je reviendrai en détail en parlant de Kierkegaard, le Lacan des années 60 - le Lacan du fantasme, le Lacan de l’acte, le Lacan de l’angoisse -, a certainement perçu qu’il y avait quelque chose dans l’articulation de l’acte, de l’action et du signifiant qui était substantiel, et méritait tout à fait qu’on y fasse retour.

Donc aujourd’hui, j’ai un programme comme d’habitude pantagruélique, et je n’ai pas pu en plusieurs heures de préparation arriver moi-même au bout de ce que j’ai indiqué là, qui va être un peu le programme suivant. D’abord, je voudrai de façon cursive vous rappeler ce que signifie chez Freud le primat de l’action, en particulier dans la construction de l’appareil psychique et du rêve, parce que c’est l’organisateur conceptuel de la première topique, c’est ce à partir de quoi on peut comprendre ce qu’est le chapitre VII de la Traumdeutung, ses bases, la notion de désir, tout ce que j’ai développé dans mon livre sur la Traumdeutung à propos de l’intentionnalité du désir chez Freud. Dans un deuxième temps, je vais, en me concentrant sur le rêve rebaptisé par Lacan « le rêve de la belle bouchère », qui est dans la Traumdeutung un des rêves les plus célèbres, examiner ce qui se passe lorsque Lacan donne un traitement reverbalisant, traitant en termes de signifiants, ce qui se concevait, semble-t-il, fort bien à l’intérieur du texte freudien en termes simplement de désir et d’identification. Je voudrais essayer de cerner la nature exacte de l’opération de Lacan, lorsqu’il prend le texte de la belle bouchère et lorsqu’il construit avec un dispositif qui lui paraît valider l’utilisation du signifiant et du signifié et la construction, par exemple de l’idée de phallus, et de l’objet de l’Autre dans sa propre théorie. Je m’appuierai surtout de ce point de vue non plus sur mon propre commentaire de la Traumdeutung, mais sur le résumé des longues considérations que Lacan a fait plusieurs fois sur le rêve en question dans la direction de la cure, et en particulier dans les Ecrits, page 620-629.

Un intérêt de ce texte, c’est qu’il a fait l’objet d’une réfutation dévastatrice de Vincent Descombes dans Grammaire d’objets en tous genres (éditions de minuit, 1983), qui, comme la plupart des textes qui mériteraient d’être discutés, est entièrement passé sous silence dans les discussions prétendument épistémologiques du milieu auquel nous avons l’honneur d’appartenir, et qui par beaucoup d’aspects est un texte intéressant parce que Descombes a, plusieurs années après, écrit un livre qui est à la fois extrêmement critique et à la fois extrêmement admiratif de Lacan, faisant le grand honneur à Lacan de le traiter avec des outils sophistiqués et raffinés, et d’y trouver son compte. Ce qui est intéressant dans la critique de Descombes, c’est qu’il impute à Lacan une erreur qui n’est pas une erreur d’appréciation, ou une erreur de construction, mais qui est littéralement une erreur logique, une erreur logique produisant des effets de contradiction et d’inconsistance dans son propre raisonnement. Il prend les choses dans une minutie de détails qui fait apparaître – Lacan n’est qu’un cas, il s’en prend fortement à Lévi-Strauss avec un effet qui n’est pas moins dévastateur quand on y regarde dans le détail - un effet particulier qui est que le concept même de signifiant, c’est-à-dire la philosophie du langage impliquée par le type de constructions logiques auxquelles on a affaire avec la notion de signifiant saussurien, est absolument incapable de résister à des objections élémentaires. C’est là où j’articule le point… mais je n’aurai pas le temps d’y arriver si je veux vous faire sentir ce qui se joue dans cette histoire, mais je le ferai la prochaine fois parce que ça me paraît important quand même... cette critique de Descombes a fait l’objet à nouveau d’une reprise, largement approbatrice en ce qu’elle est anti-lacanienne, par Widlöcher, et en même temps critique dans la mesure où Widlöcher pense qu’il existe, dans une sorte de psychanalyse très freudienne et orientée sur la notion d’action à proprement parler, réhabilitant l’action contre le verbe, une solution aux apories épistémologiques de ce dans quoi Lacan s’est censément fait prendre au piège.

Alors ce qui m’intéresse beaucoup dans Widlöcher - qui est même à l’intérieur de ses propres réseaux de complicité analytique dans une position spéciale, d’être quelqu’un de soupçonné de lorgner un peu trop sur les sciences cognitives -, c’est qu’avec une certaine robustesse, il déplie les conséquences de ce que signifie revenir aujourd’hui au paradigme de l’action contre le paradigme du signifiant. Il le déplie d’une manière qui a les plus grandes conséquences sur des notions comme celles d’inconscient, de contre-transfert, d’empathie, de cadre - en particulier la fameuse question de la temporalité du cadre - et d’interprétation. Et c’est ça qui me paraît tout à fait frappant : si on laisse tomber ce que Lacan tente de tenir à bout de bras avec cette idée du signifiant, qui est très certainement une idée complètement intenable, du moins dans ce qu’elle est devenue, eh bien si on le laisse tomber, c’est-à-dire si on perd l’acuité particulière que Lacan a pour un certain type de problèmes, qui sont aussi des problèmes logiques - il y a de quoi discuter avec Descombes, on ne va pas lui donner raison tout de suite ! – on voit très bien dans quel type d’ornière on peut retomber, ou du moins dans quelle autre conception de la psychanalyse on peut retomber. Et ce n’est pas que Widlöcher soit aujourd’hui quelqu’un qui contribue beaucoup à cette confusion profonde de l’idée que la psychanalyse aurait finalement des bases qui seraient, à un certain niveau psychologiquement abstrait, compatibles avec celle des sciences cognitives - qui est une confusion culturellement dominante aujourd’hui -, ce n’est pas parce qu’il y a cet aspect chez Widlöcher que, pour autant, il n’aurait pas attrapé dans son essence même, je crois, ce contre quoi Lacan s’est très fortement dressé. Et il en donne avec beaucoup de rigueur une forme de dépliement sur lequel nous reviendrons.

Voilà donc le programme qui me permettra en parlant de Widlöcher, non pas de faire un tour d’horizon de ce qu’est le mouvement analytique non-lacanien, mais en tout cas de vous montrer le point de vue de Widlöcher, et comment l’abandon de ce qu’il appelle « l’erreur linguistique de Lacan » permet de comprendre, d’éclairer et de comprendre certaines choses chez les kleiniens contemporains, chez les théoriciens de la relations d’objet, etc., en particulier dans le monde anglo-saxon.

Je vais donc commencer ce vaste programme par un rappel de quelque chose que j’avais fait dans ce séminaire il y a plusieurs années, qui était ce commentaire de L’interprétation du rêve, en revenant sur le passage central dans lequel Freud introduit précisément la notion d’action. Je vous propose de prendre le début – ce sont toujours des choses qu’on saute sans y faire attention – de l’édition contemporaine ; dans l’édition de 1967 c’est page 114, dans l’édition de 2003, la nouvelle traduction, c’est page 158. C’est dans la section 3 : « le rêve est un accomplissement de souhait » (Wunscherfüllung). Je vous lis ce petit passage et je m’arrête sur la phrase clef :

« Il est facile de montrer que les rêves permettent fréquemment de reconnaître sous une forme non voilée le caractère d’accomplissement de souhait, si bien on peut s’étonner de la raison pour laquelle la langue des rêves n’a pas été comprise depuis longtemps. Il y a par exemple un rêve que je peux produire en moi à volonté pour ainsi dire expérimentalement. Quand le soir je prends des anchois, des olives et d’autres mets fortement salés, j’éprouve durant la nuit une soif qui me réveille. Mais le réveil est précédé d’un rêve qui a à chaque fois le même contenu : à savoir, que je bois. J’avale de l’eau à long trait, elle a un goût délicieux comme seul peut l’avoir une boisson fraîche quand on meurt de soif, et puis je me réveille et il me faut boire pour de bon. Ce qui occasionne ce rêve simple, c’est la soif que je ressens en effet au réveil. De cette sensation provient le souhait de boire, et ce souhait, le rêve me le montre accompli. En cela, il sert une fonction que je devine bientôt. Je suis un bon dormeur, non habitué à être réveillé par un besoin. Si je réussis à apaiser ma soif en rêvant que je bois, je n’ai pas besoin de me réveiller pour la satisfaire. C’est un rêve de commodité. Le rêver, poursuit Freud, se met à la place de l’agir comme d’ailleurs aussi dans la vie ».

Le rêver se met à la place de l’agir comme d’ailleurs aussi dans la vie. Ça montre que la notion de rêve est toujours là pour s’étendre au rêve éveillé, c’est-à-dire pour rappeler qu’il y a d’autres modes de l’inhibition motrice que le sommeil. Cette traduction est une traduction typiquement marquée par les lecteurs français de Hegel, n’est-ce pas, on traduit les infinitifs allemands comme des infinitifs, parce que chez Hegel ça a une signification, ce sont des processus, alors qu’il n’est absolument pas évident que « le rêver mis à la place de l’agir » présenterait une différence théorique et spéculative si on mettait « le rêve remplace l’action » comme dans la traduction de 1967. Néanmoins, c’est important parce que ça vous fait entendre que l’agir (agieren) qui a tout une tradition complexe à l’intérieur même du texte freudien est ici directement introduit en terme non formel avec cet espèce de sens qu’a la Traumdeutung de nous faire palper de quoi il s’agit. La formule « le rêver remplace l’agir » est donc un élément conclusif dans un raisonnement fondamental qui est une élucidation du phénomène du rêve comme accomplissement de désir. C’est une de ses premières acceptions et c’est celle qu’on retrouve également lorsque Freud au fond s’étonne que jamais personne n’ait pensé à ça, vu que grammaticalement, dans la plupart des langues indo-européennes, quand vous dites de quelque chose que vous en rêvez, c’est que vous en avez envie. C’est même quelque chose qui est passé comme une ritournelle qui passe dans les proverbes, que cite Freud. Je crois que si on en restait à une équivalence purement folklorique, n’est-ce pas, « j’en rêve, j’en ai envie », on n’irait pas très loin. Ce que Freud tente de capter, c’est le moment où ça attrape une réalité psychologique dans nos propres processus psychiques. Et c’est par là qu’il a recours, et c’est extrêmement rare, je vous le fais remarquer, à ce qu’il appelle « un rêve expérimental ». Il n’y a pas d’autres endroits dans la Traumdeutung où Freud raconte qu’il y a un rêve qu’il est capable de causer de manière expérimentale. C’est important, parce qu’à l’époque, toute la théorie du rêve tente de fabriquer de tels dispositifs expérimentaux dans lesquels, par la stimulation précise des dormeurs, on pourrait leur faire avoir des contenus de rêve déterminés. Par là , on tente de donner un contenu empirique aux théories associationnistes, en essayant de voir quels sont les processus de transformation du stimulus externe en image mentale par le biais du rêve - sans intervention donc, de l’inconscient.

Ce qui est essentiel là-dedans à capter, c’est que l’accomplissement du désir a lieu par le remplacement de l’agir par quelque chose qui doit avoir la même intentionnalité, c’est-à-dire qui doit en rendre raison de la même manière : le désir doit rendre raison du rêve comme de l’action. Et c’est en ce sens que nous avons bien affaire à la même intentionnalité. Le modèle du « j’ai soif en rêve » est un modèle qu’on retrouve partout chez Freud, comme celui du « j’ai mal » par exemple dans le rêve du cheval quand il a je crois un furoncle sur la marge anale, ou le modèle des rêves d’enfant qui sont censés être des rêves élémentaires : ce sont ces rêves qui sont ensuite compliqués par l’intervention d’un ensemble de dispositifs de refoulement. Mais ce qui est architectonique, ce qui est à la base de la construction extrêmement sophistiquée de tous les mécanismes d’action, de contre-action, etc., qui produisent la déformation du rêve, tout le travail du rêve, c’est cette dimension de l’action : on doit rapporter constamment le désir à ce qui se passe dans le rêve sur le modèle de l’action qui n’a pas lieu, et que le rêve remplace. J’ai donné un commentaire un peu précis, sur lequel je vais revenir, des conclusions structurales qu’en tire Freud, et où vous reconnaîtrez très facilement des choses ordinaires en clinique.

Si cette construction est juste, elle a deux conséquences qui sont en même temps des formes de validation empirique. La première, c’est qu’il existe bien quelque chose comme un espace du rêve, où les actions sont « retenues » tout en étant « présentes en intention ». C’est précisément ces intentions qui imagent, ou qui s’imagent, dans le rêve. Et c’est ce qui fait que l’hallucination onirique est une hallucination de souhait. Ce n’est pas une rupture d’une sorte de chaîne associative par irruption d’un phénomène anomal, incohérent de hasard avec une décharge imaginative pure : si c’est l’hallucination de souhait, c’est qu’elle est prise justement dans ce réseau d’intentions. C’est lié au fait que, chez Freud, nous croyons au contenu de nos rêves : quand nous sommes dans le rêve, nous croyons au rêve, nous avons ce type de rapport intentionnel aux images oniriques. Ceci a un impact thérapeutique, tout de suite mentionné par Freud, et qui est un lieu commun de la psychiatrie de l’époque, c’est la guérison des maladies mentales : les patients continuent à rêver à leurs symptômes la nuit, tandis qu’ils sont redevenus normaux le jour. Sans aller chercher ça à l’hôpital, où c’est néanmoins tout à fait frappant, surtout d’ailleurs dans le sens inverse, n’est-ce pas, c’est que les gens commencent à faire des cauchemars horribles puis délirent – il y a effectivement des sédations d’épisodes qui sont ponctuées par des rétentions à l’intérieur de l’espace du rêve. Et vous observerez très facilement dans la pratique ordinaire combien obtenir un rêve au lieu d’un symptôme est quelque chose de tout à fait frappant, qui permet d’ailleurs à l’intérieur du rêve et précisément parce qu’il n’est pas agi, parce que l’intentionnalité pathologique n’est pas agie, d’en déplier les moments et d’en observer les composantes subjectives profondes. En tout cas, en rester au rêve, c’est déjà la santé. C’est un argument que Freud par exemple dans l’édition de 67, p. 84, reprend.

Mais la deuxième chose, c’est que cette thèse sur l’action, sur l’agir remplacé par le rêve, jette aussi une lumière sur la texture du symptôme. En effet, comme je commentais Freud :

«… ceux-ci transportent les désirs refoulés jusque dans la vie éveillée. Leur pénibilité et leur violence dérivent de leur caractère de contre-action. Le Wunsch interdit, s’effectuant dans une action, le sujet se paralyse lui-même dans l’exécution du geste défendu, et par exemple dans le cas de l’hystérie, se bloque en une contraction musculaire qui somatise la contre-action refoulante de la contre-volonté. En rêve, où les mouvements physiques sont justement impossibles (physiologiquement, le sommeil commence par une déconnexion de l’activité motrice), il n’existe alors que les intentions et les contre-intentions refoulantes ».

C’est précisément à ce moment-là que le sens de l’action - d’une manière entièrement différente de ce qui peut se produire dans la réalité où il y a une espèce de complication qu’on observe quand on est devant un bras tétanisé, un bras parétique (la parésie c’est une paralysie molle), on ne sait pas ce qui est l’objet du geste, et on ne sait pas ce qui est empêché dans le geste -, là, la manifestation onirique des intentions et des contre-intentions est beaucoup plus manifeste. Lorsqu’on entre dans ce type de notion, d’une part l’idée qu’il y a un espace du rêve avec corollaire et un espace qui va devenir bien sûr celui de l’appareil psychique, dans le chapitre 7 de la Traumdeutung, la complication dont je parlais tout à l’heure, celle qui fait que justement il y a une contre-volonté à l’œuvre dans le rêve (elle rend compte cette contre-volonté bien sûr de la paralysie hystérique), cette même contre-volonté rend compte dans le Freud de la première topique du phénomène de l’obsession-impulsion - c’est-à-dire ce à quoi je ne peux pas m’empêcher de penser, et qui, dans la lutte anxieuse de Westphal, des psychiatres de la fin 19ème siècle, est le signe pathognomonique du contrôle de l’impulsion : ce qui ne cesse de me menacer de me faire agir contre mon gré. Ajoutez-y, dans la mesure où c’est considéré comme une forme d’action chez Freud, le langage, traité comme émission de mots. Lorsque dans l’exemple canonique la jeune mère se dit qu’il ne faut pas qu’elle claque la langue pour permettre à son bébé de s’endormir, et qu’au moment où elle pense ceci, elle fait claquer sa langue et réveille son bébé, ce type de phénomène dans lequel la simple présentation de ce qu’il ne faut pas faire immédiatement est impossible à contrôler, la contre-volonté se manifeste de manière paradoxale. C’est le principe même, la construction du symptôme et de la présence d’un désir refoulé dans une manifestation du symptôme. D’un symptôme qui, jusqu’à la guerre de 14, est dans la plupart des cas un symptôme tel qu’on peut le repérer dans la médecine psychologique de l’époque, d’un symptôme qui est caractéristique de ce qu’un lecteur psychiatre de l’époque peut connaître dans sa nosographie ordinaire.

La contre-volonté, je le rappelle parce que c’est quelque chose sur lequel j’ai longuement insisté il y a quelques années, c’est chez Freud le critère du désir. La seule manière d’identifier ce qu’est le désir qui compte en psychanalyse, c’est que ce que je désire, c’est ce que je ne veux surtout pas, mais alors, vraiment pas. C’est ce dont je ne veux pas, c’est ce désir indésirable, qui mobilise la contre-volonté. Je vous parlerai plus tard de l’effet profond qu’a fait aux lecteurs de Freud cette conception de la contre-volonté. C’est d’autant plus frappant que je dois être le seul à ma connaissance à avoir tiré de L’interprétation du rêve la notion de contre-volonté. J’ai découvert récemment que dans les années 30, c’est une notion qui était apparue comme fondamentalement importante, en particulier, pour une raison que je mentionne en passant mais sur laquelle on reviendra, chez les néo-positivistes logiques. Dans la mesure justement où le néo-positiviste logique est une de ces pensées hyper-rationalistes, extrêmement exigeante sur le plan formel, avec en particulier des conséquences politiques importantes : car non seulement c’étaient des gens qui étaient anti-métaphysiques, mais un certain nombre d’entre eux ont été impliqués dans les mouvements révolutionnaires en Allemagne, du côté des Bolcheviks, etc. Or il y a parmi eux un personnage extraordinaire qui s’appelle Waismann, qui était le secrétaire personnel de Schlick, le maître du néo-positiviste logique, qui a écrit un livre absolument remarquable, sur la volonté, sur l’éthique, dans lequel il rapporte – c’est un grand logicien Waismann – très finement ces textes de Freud aux textes de Kafka - qu’il connaissait à l’époque, qui étaient déjà passés dans le domaine publique, en particulier la célèbre série de textes qui s’appelle Er (il) -, et à Dostoïevski[2] . Ça devrait être étonnant pour le public français qui s’imagine que le néo-positivisme logique, c’est l’ennui carnapien à perte de vue, de s’apercevoir que justement, à partir du moment où le monde est structuré à travers des formalismes logiques fondamentaux, que devient le sujet ? Que devient l’éthique ? C’est précisément dans cette mesure-là que certains néo-positivistes logiques sont allés chercher chez Freud, chez Kafka, chez Dostoïevski, une manière d’interroger ce qu’il en était de la subjectivité, ce qui les fait participer évidemment à la grande tradition de la philosophie allemande par beaucoup d’aspects, mais montre très bien le fait que pour eux ces notions freudiennes sont authentiquement éclairantes : elles sont prises telles quelles. Je parlerai de Waismann et en particulier de son interprétation ingénieuse de l’homme de la contre-volonté par excellence, qui est Kafka. Si vous lisez son journal, c’est quelqu’un chez qui ce que je désire, c’est ce que je ne veux pas s’étale absolument partout, avec la référence au père. C’est la figure très particulière de la névrose obsessionnelle comme style de vie.

Un autre point sur lequel j’attire votre attention, parce que sinon on ne comprend pas bien ces textes et ce qu’ils disent, c’est que ce que je vous ai mis là en évidence comme « le rêve remplace l’action », c’est qu’il ne s’agit absolument pas dans ce contexte où tout le monde à l’époque parle de neurasthénie, de faiblesse psychique, de psychasthénie, il ne s’agit aucunement de dire qu’il y aurait une sorte de faiblesse du mécanisme même de l’action, de la transformation de l’intention en action. Ce n’est en aucune manière la perte du sens de la réalité à la Janet, une sorte de faiblesse du pouvoir psychique d’aller jusqu’au bout de ses conséquences ; c’est un déplacement qui fait qu’au lieu d’agir, je rêve, sans que le mécanisme même de l’action soit d’aucune manière lésé par une tare psychique constitutionnelle. Autrement dit, ce n’est pas une inaptitude nerveuse ; ce qui est en cause dans ce déplacement de l’action au rêve, c’est, dans la figure d’Hamlet, la question même de l’acte. C’est l’acte subjectif qui est empêché. Ce n’est pas du tout la conduction nerveuse dans le bras d’Hamlet : c’est l’acte en tant qu’acte qui est empêché. Et donc, à partir du moment où ce n’est pas une faiblesse, une inaptitude nerveuse, mais quelque chose qui concerne un déplacement de l’orientation subjective, il s’agit bien chez Freud d’y faire valoir le point d’acte. Voilà pourquoi je n’ai jamais réussi à trouver une authentique différence, chez Freud, quand il parle d’acte ou d’action : parce que c’est à chaque fois en même temps l’action et l’acte qui sont en cause dans sa manière d’apercevoir ce qui est en cause dans une parésie, une paralysie, une coprolalie, etc.

A ce moment-là, on avance un peu plus dans l’économie de la Traumdeutung, et on comprend cette distinction qui n’est pas une distinction si formalisée que ça, et qui pourtant est si importante entre les pensées du rêve et les représentations du rêve, entre les Gedanken et les Vorstellungen. Les pensées du rêve sont articulées les unes aux autres par le jeu de l’association par contraste, ces espèces de pensées par contraste sont structurées comme les intentions et les contre-intentions, et sont à la racine de l’action primaire, de cette action primaire qui est remplacée par le rêve. Les Vorstellungen, les représentations du rêve, qui sont régies, elles, non pas par l’association par contraste, mais par les associations de contiguïté et de ressemblance par homophonie, sont celles qui servent à une partie du travail du rêve – partie qui est d’ailleurs une partie accessoire chez Freud, et non pas une partie centrale, car l’association centrale n’est jamais l’association par ressemblance chez Freud, mais toujours l’association par contraste –, elles servent de support (de signifiants) à ces pensées du rêve qui doivent être déchiffrées.

Je crois que ça a une grande conséquence dans un usage que fait Lacan d’une distinction cruciale. Cette distinction reflète l’effort de saisie de ce qui est en cause dans le phénomène, et pas du tout un effort de traduction mot à mot de choses qui seraient déjà formalisées dans la Traumdeutung. Car Lacan insiste pour dire qu’un fantasme a une signification, tandis que le désir a du sens. Or, c’est fort différent de dire qu’un fantasme a une signification, et de dire que le désir a du sens. Parce que si le désir a du sens, il s’agit effectivement de ces effets de sens qui sont liés à la chaîne signifiante, tandis que si le fantasme a une signification, le fantasme renvoie très précisément à ces pensées du rêve qui sont celles qui permettent de voir les dispositions fondamentales et l’intentionnalité du désir qui régit quelqu’un, et qui ne se construisent justement pas de la même manière. J’insiste sur cette distinction parce que, pour Widlöcher, c’est justement ça qui est faux, chez Lacan : l’idée que le fantasme aurait une signification. C’est un point qui lui importe énormément. L’idée que dans le fantasme, il y aurait quelque chose de référentiel, l’idée qu’on pourrait énoncer, énoncer, à quelqu’un la signification qui est dans son fantasme, et que ça aurait par exemple un effet de résolution dans une cure par exemple, est entièrement inaccessible à Widlöcher.

Mais je reviens à l’action.

Il ressort de cette théorie de l’action chez Freud, que l’appareil psychique du chapitre VII sur lequel on a tant écrit, est un arc réflexe, mais un arc réflexe qu’il faut bien se garder de comparer, dans les pays de langue français ou encore plus de langue anglaise, à quoi que ce soit comme un dispositif du style stimulus-réponse, ou bien à une machine réflexologique comme il y en avait à l’époque. Lorsqu’on utilise la notion d’arc réflexe chez un physiologiste allemand de la fin du 19ème siècle, ce n’est absolument pas du tout pour qu’on y pense une sorte de décharge d’un mouvement brut – on rentre d’un côté un input, et l’output c’est soit une sécrétion, un effet d’affect, soit une décharge motrice. Pour un physiologiste allemand, ce que produit un arc réflexe, c’est une action. C’est-à-dire que la fameuse réaction au stimulus, il faut bien entendre que cette réaction est une réaction toujours organisée, et qui vise un but téléologiquement inscrit à l’intérieur même de la machine. La traduction qu’a fait Meyerson de la Traumdeutung est amusante, car il y injecte pour se faire comprendre du lecteur français toute la réflexologie du 19ème siècle, plus du vocabulaire janétien – travers que ne risquent pas d’avoir les nouveaux traducteurs puisque comme ils n’ont jamais lu de physiologie allemande ni de Janet, ils traduisent d’une manière incompréhensible ce que Meyerson avait voulu faire comprendre. Mais ce qui est extrêmement frappant, c’est qu’on a l’impression quand on lit l’ancien texte des PUF, qu’on a affaire à une machine. On ne se rend absolument pas compte que le texte du chapitre VII est rédigé par quelqu’un qui parle à des neuropathologistes. Le mouvement qui sort est un mouvement qui est une action, c’est un mouvement qui est téléologiquement ordonné, et qui porte donc toute l’intentionnalité qui traverse l’ensemble de l’appareil psychique. Ça ne fait pour eux aucune espèce de doute, ce n’est pas du tout une machine avec des rouages. Donc c’est un mouvement du corps significatif. C’est ce qui permet, justement, de repenser, dit Freud, la convulsion hystérique comme une pantomime traversée par la volonté. Parce que justement, si vous disposez d’un appareil psychique de ce type-là, vous n’avez pas une décharge ressemblant mystérieusement à quelque chose de sensé, vous avez d’un bout à l’autre du sens, et ce sens est transformé.

Pour ça, il faut lire la grande crise d’hystérie de Charcot, comme je le propose quelque part dans mon livre, exactement selon l’opération du renversement de sens. Si vous la décrivez, ça commence par de l’angoisse, puis ensuite une formidable agitation, puis ensuite des poses érotiques, et enfin des éclats de rire et des attitudes suggestives. Ce qui étonnait beaucoup les gens, c’est comment on pouvait passer du côté purement physique de l’angoisse qui monte, à une convulsion épileptique, puis, pourquoi est-ce que cette convulsion épileptique retombe en poses érotiques, puis ces poses érotiques en rires ? Eh bien il suffit, quand on applique la méthode de Freud - parce que Freud ne le dit pas – d’inverser tout. Vous commencez par les rires de la séduction, puis vous avez les rapports sexuels, puis vous avez l’orgasme, puis vous avez la culpabilité et l’angoisse. Il suffit de mettre la chose exactement à l’envers, et le même processus à lire comme un palindrome, prend sens d’être entièrement renversé. Et c’est par là que la grande crise hystéro-épileptique de Charcot, où il y a un mélange de poses érotiques et de crises d’épilepsie prend sens d’être entièrement renversée, et d’être pensée comme quelque chose où le sens est présent d’un bout à l’autre du processus.

Donc voyez, il est essentiel chez Freud de penser ce primat de l’action, de la téléologie propre à l’action et de la signification du désir dans l’acte dans tout son argument. Et l’une des choses que j’ai essayée de faire dans mon commentaire, c’est montrer que contrairement aux interprétations naturalistes dominantes du texte, une lecture soigneuse montre qu’à chaque fois par exemple que dans le travail du rêve, vous avez l’impression qu’on va tomber dans une dimension mécanique de collisions des représentations, de transformations un peu sauvages et bizarres, à chaque fois vous avez dans le chapitre suivant un recadrage de ce dispositif associatif et mécaniste où Freud montre la représentation de but (Zielvorstellung) au travail. L’intentionnalité qui régit l’ensemble du dispositif, jusqu’à la fameuse élaboration « secondaire » – qui n’est pas du tout secondaire comme un truc qu’on rajoute, mais qui est présente dès le départ, et où ce qui est ré-intentionnalisé dans le registre de la conscience, c’est précisément l’intentionnalité du désir inconscient. C’est comme ça que Freud construit d’une manière absolument hermétique à un public français qui ne connaît pas l’histoire de la psychologie allemande, et qui voit dans toute construction d’appareil psychique une manière d’évacuer la question du spirituel – d’enlever du spirituel pour garder du mécanique – tandis que jamais, au grand jamais, les psychophysiciens allemands Mach ou Helmholtz etc., tous les gens que lisaient Freud, n’auraient eu l’idée farfelue de se servir de la neurologie pour nier le mental. Pour eux, ça n’avait rigoureusement aucun sens. Ça n’a de sens qu’à l’intérieur du positivisme français et des débats de Janet et les psychologues positivistes.

Vous voyez à ce moment-là pourquoi précisément la théorie du rêve est essentielle : c’est que l’inhibition du mouvement dans le sommeil ouvre la voie à la production, non pas du désir, mais du désir comme intention, comme pure intention.

La Traumdeutung est très étayée sur un patient qu’avait Freud à ce moment-là, un névrosé obsessionnel qui s’appelle E., qui paraît-il a été identifié par le producteur des Rolling Stones, l’historien de la psychanalyse dont le nom m’échappe, et qui passe sa vie dans les registres d’hôtel de l’Autriche-Hongrie à essayer de trouver qui est allé voir Freud tel jour, etc. – il paraît qu’il l’a identifié, ce serait un personnage assez étonnant, mais on attend les révélations – c’est évidemment sous le signe de la névrose obsessionnelle qu’écrit Freud, car la névrose obsessionnelle se présente assez régulièrement sous la forme du cauchemar les yeux ouverts. Tous ces phénomènes de glissements littéraux au niveau du symptôme et de signification massivement oedipienne au niveau du fantasme se présentent comme les gens que décrit Freud, E. en particulier dans la correspondance avec Fliess comme rêvant les yeux ouverts, et le cauchemar est dans la texture même du symptôme obsessionnel. Voilà un peu un rappel de l’usage de la notion d’action.

Je termine sur la notion de névrose obsessionnelle parce que c’est précisément l’énigme de la psychopathologie contemporaine en 1900 : comment penser les phénomènes d’obsessions ? Comment penser les phénomènes de l’impulsion ? Comment penser le statut de l’angoisse ? Comment penser le statut de l’inhibition à l’agir ? Et évidemment, tout le dispositif de la Traumdeutung construit une métapsychologie de l’action qui a pour but de rendre compte au-delà de l’hystérie (pour laquelle il y a des tas de modèles), de l’unité dans la névrose de l’hystérie et de la névrose obsessionnelle. C’est pour ça que je maintiens bien que le fait que « l’action remplace le rêve » ait une telle valeur organisatrice dans la Traumdeutung.

 

*

 

Je passe, deuxième point, à ce que Lacan raconte de la belle bouchère. Le rêve de la belle bouchère, dans l’édition de 2003, est p.182, et dans l’édition de 1967 est p.133. Je vous le lis rapidement, ce rêve de la belle bouchère tient en quelques lignes, suivent les compléments qui viennent en association :

« Je veux donner un dîner, mais je n’ai pour toutes provisions qu’un peu de saumon fumé (C’est très « poisson » ce soir. Il y avait les anchois en apéritif tout à l’heure, maintenant c’est le saumon fumé et ça va continuer tout à l’heure avec le caviar). Je pense aller faire des achats, mais je me souviens que c’est dimanche après-midi, moment où tous les magasins sont fermés. Je veux alors téléphoner à quelques fournisseurs, mais le téléphone est en dérangement. Il me faut donc renoncer au souhait de donner un souper ».

Le commentaire par Lacan du commentaire par Freud du commentaire que la belle bouchère donne de son propre rêve – et ces phénomènes d’emboîtement sont essentiels, c’est le lieu même où se produit le dépliement de l’interprétation -, est un locus classicus du lacanisme ; il est bien résumé dans les Ecrits page 620-629, et sert de cible à Descombes. Je vous rappelle en quelques lignes le commentaire de Freud qui reste profondément marqué par la mise en évidence de l’intentionnalité du désir et justement des actes, des actions, que le rêve remplace, ce qui permet de se placer sur un autre plan où se jouent toutes sortes de mécanismes et notamment le mécanisme fondamental de l’identification hystérique. Cette patiente, dit Freud, est une patiente spirituelle (witzig). Autrement dit, on a affaire à un trait d’esprit, c’est-à-dire à un discours qui est adressé à l’analyste cum grano salis, avec un grain de sel, donc avec quelque chose qui est de l’ordre du non-dit. Ça c’est je crois une pièce tout à fait essentielle : c’est le grain de sel, que Descombes s’efforce de transformer en grain de sable de la machinerie lacanienne. Mais si on perd de vue que toutes les patientes qui font des rêves contraires à la théorie freudienne du désir font ces rêves sur le mode de spirituel – Ah, attendez mon coco, vous allez voir ce que je vais faire de votre théorie ! Et ce rêve-là, comment vous l’intégrez ?… (Ce n’est pas de la petite bière les patientes de Freud à l’époque, ce sont des femmes hautement cultivées qui ne sont pas prêtes à se laisser mener en bateau) -, cette dimension-là est absolument essentielle. Et j’insiste beaucoup sur la dimension du grain de sel, c’est-à-dire de quelque chose qui ne sera compris qu’à demi-mot. Bien. Après cette mise en bouche, qui place le commentaire sur le plan d’un travail de l’allusion – il ne faut jamais perdre de vue qu’on est là en train de jouer sur l’à demi-mot -, eh bien, si j’insiste là-dessus, c’est parce qu’il y a quelque chose dans l’élucidation logique du raisonnement freudien qui ne doit pas perdre de vue que le raisonnement freudien porte sur quelque chose de rhétorique, c’est-à-dire sur ce qu’on peut dire raisonnablement, logiquement, sur ce qu’on peut même éventuellement formaliser d’un dispositif qui est d’abord une forme particulière de trait d’esprit avec du rêve et avec du commentaire de rêve. Autrement dit, l’élément du Witz, l’élément du grain de sel – c’est parce qu’on est toujours dans les anchois et qu’on sera tout à l’heure dans le caviar, donc je ne veux pas perdre mon grain de sel en route -, cet élément de grain de sel est cela même dont on essaie de cerner précisément la fonction. Et ce qu’il faut élucider conceptuellement, c’est cette rhétorique-là, cette rhétorique d’une patient spirituelle avec son analyste.

Si on ne perd pas ça de vue, pour Freud, le rêve de la belle bouchère a deux niveaux d’interprétation. Le premier, c’est que les associations livrent que la personne à l’époque la plus invitable à la maison était du genre plate comme une limande, et qu’aller nourrir cette personne et lui donner des formes aurait pu évidemment en faire un objet pour les appétits du « boucher de mari », comme dit Lacan, de la belle bouchère. Freud :

« Désormais le sens du rêve est clair, je puis dire à la patiente : c’est exactement comme si, entendant la requête de son amie, vous aviez pensé en vous-mêmes : toi, bien sûr que je vais t’inviter pour que tu puisses manger tout ton content chez moi, grossir et plaire encore davantage à mon mari. Je préfère ne plus donner de souper ».

Il y a ainsi une autre femme, qui curieusement, aime le saumon. La raison pour laquelle le saumon intervient, c’est que le plat favori de cette autre femme, dont le mari parle avec appétit, c’est justement le saumon. Donc vous avez un premier niveau dans lequel effectivement il y a véritablement un désir, ce n’est pas un rêve contraire au désir, c’est le désir de ne pas inviter cette femme de façon à ce que cette femme ne profite pas du très bon dîner qu’elle se promettait bien de faire chez la belle bouchère, car cette femme pourrait devenir désirable au mari.

Mais, dit Freud, il y a un second niveau, un second niveau qui est évidemment le plus subtil et le plus fin parce que si le premier niveau est vrai, si c’est un rêve qui met en scène un refus de souhait venant de l’amie, il y a un deuxième désir à l’horizon. C’est que cette femme, dans ses associations à propos du rêve, dit « oui, il y a une chose que je ne veux pas, c’est que mon mari me donne suffisamment d’argent pour que tous les matins, je puisse avoir un petit pain au caviar ». Et elle s’en sert, dit-elle, pour le taquiner. Alors elle dit que c’est pour la dépense que ça occasionnerait, mais en fait n’est-ce pas, elle interdit à son mari de le lui permettre pour le taquiner. La traduction de 1967 disait que cette chose-là était « tirée par les cheveux », tandis que la traduction de 2003 dit qu’elle est « cousue de fil blanc »… Ce qui prouve qu’on progresse ! Sauf que j’ai eu les difficultés les plus redoutables à comprendre pourquoi Freud trouve que c’est cousu de fil blanc, les allusions  érotiques qu’il peut y avoir avec un petit pain fourré de caviar qu’elle interdirait à son mari de lui permettre de consommer le matin. Ça m’a plongé dans des abîmes de perplexité, j’ai un usage limité du petit pain au caviar le matin, sans doute... J’ai été très perplexe devant l’idée que c’était cousu de fil blanc, et que tout le monde était censé comprendre de quoi il s’agissait. Toujours est-il que puisque c’est clair pour Freud, ça l’est pour nous. Et le deuxième mécanisme qui se met en place est donc celui-ci : non seulement il y a un refus de souhait, mais il y a aussi un souhait de refus : elle veut que son mari lui refuse le petit pain au caviar, ce qui lui permet de rester insatisfaite.

Là, Freud construit un raisonnement positivement extravagant, qui ressemble en gros à un raisonnement pratique dont j’ai essayé de reconstituer les étapes.

Il y a un premier souhait, c’est que mon amie ne prenne pas de formes, et en tout cas qu’elle n’ait jamais ce saumon qu’elle adore : je ne le lui donnerai jamais. Mais, mais, la rêveuse, la bouchère, rêve que son propre souhait d’inviter à dîner cette amie ne soit pas réalisé : « il me faut donc renoncer au souhait de donner un dîner ». Donc – si c’est vraiment un raisonnement –, donc elle se met à la place de son amie.

On voit qu’il y a là comme une sorte de raisonnement pratique, c’est-à-dire une maxime d’action, un cas d’application et une conclusion, sauf que c’est extrêmement particulier, parce que pour faire tenir ce raisonnement pratique debout, la conclusion permute les deux agents en cause. Cette interversion des positions des agents dans les souhaits est la conclusion qu’on devrait tirer d’un tel raisonnement pratique. On continue à tirer une conclusion – l’identification hystérique n’est pas un flash où des images se collent : c’est véritablement pris dans une démarche intentionnelle (les raisons du désir ?) et ça fait glisser un agent à la place d’un autre. Alors, si on essaie de le développer pour le faire tenir, on a donc dans la première prémisse : moi qui excite mon mari par mes belles formes, je souhaite que mon amie mangeuse de saumon ne prenne pas de formes. Puis, deuxième temps : or, mon souhait qui est de donner à dîner échoue. Enfin, donc je suis elle, je suis elle qui veut maigrir et qui excite mon mari. Pour que ce raisonnement extrêmement étrange tienne, pour que ceci s’enchaîne de cette façon, il faut plusieurs choses.

La première, c’est qu’il faut que les désirs qui sont des désirs extrêmement différents – le désir « de ne pas prendre de formes », le désir « qu’elle ne prenne pas de formes », le désir « de donner à dîner »  -, que dans ces désirs de ou désir que…, tout ce qui vient après de (et que) soit entièrement balayé. Il ne doit rester que des désirs (…).

Deuxièmement, il faut qu’on puisse permuter et faire jouer un rôle équivalent à « saumon » et à « caviar », puisque l’amie se prive de saumon parce qu’elle n’ose pas dépenser et qu’elle voudrait bien grossir, tandis que l’autre se prive de caviar, quoique pour exciter son mari. Or l’excitation érotique du mari se trouve mystérieusement liée dans cette situation au fait qu’il parle avec beaucoup d’intérêt de cette amie de sa femme qui aimerait se faire inviter à dîner. On voit bien ici, dit Freud, quelque chose qui est une identification hystérique, mais une identification hystérique médiée par une question de la patiente : « Comment est-ce que mon homme peut désirer cette morue, cette limande ? Qu’a-t-elle pour elle ? Comment mon mari peut-il désirer cette femme ? ». C’est par ce biais là que se fait l’identification hystérique du désir au désir, mais plus précisément, en fait, du désir (refusé de saumon) au désir (de se refuser du caviar). Elle est du désir au désir à condition qu’on ne perde pas de quoi il y a désir, et qu’on puisse construire comme équivalent le désir de refuser du saumon et le désir de se refuser du caviar. Et comme dit Freud : elle se met à la place de son amie parce que son amie se met à la place de la rêveuse auprès du boucher, comme un objet de désir. Lequel boucher n’en ferait qu’une bouchée…

Voilà la position curieuse que tient Freud, et qui est assez clairement contradictoire : il faut que ce soit du désir au désir (sur un mode abstrait), et en même temps, on doit à un moment où l’autre dire (concrètement) de quoi ces désirs sont des désirs. Il s’excuse d’ailleurs de ne pas pouvoir donner plus de développement sur la psychopathologie de l’hystérie à cet endroit-là. Comment est-ce que Lacan recompose tout ça ? Lacan recompose les choses à sa manière, et cette manière est problématique. Car c’est un des rares endroits où on voit Lacan travailler avec ce qu’il appelle du signifiant et du signifié, il n’y en a pas beaucoup, et on peut tout à fait imaginer que c’est effectivement quand il prenait ses notes ou quand il discutait, à un certain moment de sa vie, au moins le genre de rapprochements et de construction qu’il devait avoir avec ses propres patients. Donc il s’agit là effectivement de quelque chose qui je pense a une signification pratique qui nous permet de voir comment fait Lacan avec ce type de discours. Il dit : vous avez une dimension du signifiant et une dimension du signifié :

 

S_

s

 

Puis au-dessus de la barre, vous allez mettre le désir de caviar et le signifié de ce signifiant le désir de caviar, c’est le désir d’avoir un désir refusé (par le mari) :

 

S       le désir de caviar

s        le désir d’avoir un désir refusé (par le mari, afin qu’on puisse le taquiner, précisément parce qu’il a les moyens d’offrir à sa femme ce dont elle a envie)

 

Vous reconnaissez ici le fameux : « Je te demande de ne pas me donner ce que je t’offre ici [comme désir] parce que ça n’est pas ça » - formule qui vient quasiment 30 ans après ces années-là, mais qui est littéralement le nouage hystérique de la belle bouchère fonctionnant comme paradigme du nœud borroméen. « Je te demande de me refuser ce que je désire parce que ça n’est pas ça », ce dispositif-là est donc  déjà présent ici, et il va se retrouver inchangé 20 ans après quand il va falloir essayer de construire le dispositif énonciatif qui donne lieu au nœud borroméen. C’est donc, Widlöcher n’a pas tort de le dire, absolument organisateur, ce qui se passe à ce moment-là avec le rêve de la belle bouchère. C’est ce sur quoi se construit pratiquement tout le lacanisme, je dirais. C’est aussi comme il le dit bien, pourquoi le discours hystérique est si essentiel, et pourquoi Lacan dans l’histoire du mouvement analytique est certainement le seul qui ait maintenu le primat absolu du discours hystérique pour comprendre de quoi il s’agit fondamentalement en psychanalyse. Vous savez que dans l’histoire du mouvement analytique, les gens ensuite se sont dit que c’étaient plutôt les psychoses des enfants, les névroses obsessionnelles, etc., mais l’idée même que c’était organisé autour du discours hystérique, seul Lacan l’a maintenue.

Alors, deuxième dispositif toujours du même genre - le désir de saumon fonctionne sur le même mode :

 

S    le désir de saumon

s     avoir un désir insatisfait (par un mari qui ne dépenserait pas de l’argent à ça).

 

Tout ça est du registre de la Versagung, de la frustration, du « refusement », comme le dit mieux Laplanche, parce que la frustration est le fait que justement il y a quelqu’un de l’autre côté, qui le fait miroiter, appelant l’amplification imaginaire. Il vaut certainement mieux traduire comme Laplanche le propose, Versagung par refusement pour qu’on entende mieux qu’il y a de l’Autre qui refuse, ce qui fait que l’objet de la frustration est essentiellement infinitisé, et prend cette taille dans l’imaginaire qui le spécifie particulièrement. Il ne faut jamais oublier que je suis frustré par, je ne suis pas seulement frustré de ; il y a toujours ce deuxième aspect grammatical.

Si donc vous traitez les choses comme ça vous pouvez construire une métaphore, c’est-à-dire que la substitution qui peut s’opérer est du désir de saumon au désir de caviar, dans la mesure justement où on peut faire glisser un signifiant l’un par rapport à l’autre précisément pour faire apparaître l’effet de signification de l’insatisfaction. Ce qui est beaucoup plus problématique, et c’est ça qui nous met au cœur du problème que pointe Descombes, c’est que si le désir de caviar est un désir conscient, en revanche, il est peu probable que ce désir de caviar apparaisse consciemment comme un désir d’avoir un désir refusé. Le désir de caviar vient représenter (figurer et tenir lieu de) dans la conscience quelque chose qui est refoulé, qui est le désir d’avoir un désir refusé, et qui va apparaître comme refoulé dans son économie à partir du moment où il va y avoir en outre le dispositif de l’identification hystérique et tout le mécanisme par lequel la patiente se pose la question : Comment est-ce que cette greluche, plate comme une sole, peut attirer mon mari ? Simplement, ce que fait Lacan, c’est quelque chose que je vais appeler une troncation. Il suppose qu’à partir du moment où on a ça :

 

S       le désir de caviar

s        le désir d’avoir un désir refusé (par le mari)

 

on peut avoir aussi :

 

 


S       le désir   de caviar

s        le désir   d’avoir un désir refusé (par le mari)

 

 


donc on coupe tout, et on passe du « caviar » au manque :

 

« caviar »

manque (en un sens complètement équivoque : c’est le manque qui laisse autant à désirer chez la patiente que chez son amie)

 

C’est extrêmement palpable dans le texte, comment vous transformez – et c’est ce sur quoi travaille Descombesje désire du caviar en un signifiant « caviar », qui se substitue au signifiant « saumon ». Pour Lacan, c’est une opération complètement recevable et légitime de dire qu’on peut remplacer « j’ai envie de caviar » par « j’ai envie de saumon » au même sens où l’on peut remplacer comme dans une combinatoire « caviar » par « saumon ». Autrement dit, on peut remplacer quelque chose qui est un désir de… (ou que…) par quelque chose qui est tantôt un objet (du caviar) et un signifiant (« caviar »). On peut remplacer quelque chose qui est un désir, autrement dit quelque chose de l’ordre de l’acte, de l’ordre d’une intention – et il le fait dans le texte de façon absolument systématique -, par « caviar », qu’il met soit en italique, soit entre guillemets, soit sans rien,

 

 signifiant

                        « caviar »

                        ________                   objet

                         manque

 

oscillant entre les positions du nom de l’objet comme dans les dessins de Saussure - avec Arbor et en dessous un arbre,

 

                      arbor    

 

 

 


jusqu’à indiquer que si l’on a une pareille équivalence, on tient pour entièrement négligeable qu’il s’agisse de désir.  Et donc qu’est-ce qui reste ici ? Le manque.

Voilà l’opération centrale des pages 620 à 629 dans lesquelles l’interprétation du rêve de la belle bouchère opère une transformation en passant en quelque sorte d’une description d’acte à un pur signifiant. Il en va de même avec le saumon, mais le point qui me paraît extrêmement important, c’est que vous avez cet espèce de glissement qui est « caviar » mis en série avec « saumon » jusqu’à ce qu’on arrive au signifié phallus (dont le signifiant est la jouissance ?) :

 

caviar ® saumon ® ……. ® jouissance

……………………………          phi

 

L’objet qui court, que Lacan essaie de saisir dans les points de fuite de son formalisme, c’est le grain de sel de départ, c’est-à-dire cette espèce de sous-entendu érotique qui court à travers toute la scène. Simplement, ce sous-entendu érotique, il le présente d’une manière telle que l’opération du signifiant et du signifié permet de l’attraper par le biais d’une métaphore et d’une métonymie. Métaphore du signifiant « saumon » et du signifiant « caviar », métonymie de cette petite chose mystérieuse que pourrait bien avoir la greluche plate comme une limande qui pourrait être l’objet qui attire le regard de mon homme, se dit inconsciemment la patiente. Ce que Lacan essaie de faire à travers tout cela c’est de substituer à la problématique freudienne du rapport entre des désirs conscients et des désirs inconscients, une sorte de jeu de signifiants qui transforme ceci :

 

 


S       le désir   de caviar                                                    

s        le désir   d’avoir un désir refusé (par le mari)

 

 


en ceci :

 

                        « caviar »

                        ________                  

                         manque

 

de façon à pouvoir cerner un objet qui serait ultimement de l’ordre du phallique.

Alors, ça a beaucoup d’effets. En particulier ça a un effet clinique que pointe Lacan et qui n’est pas pointé par Freud. Freud se contente de dire que le rêve de la belle bouchère, comme tous les rêves, « a un double sens ». Mais quel double sens ? Ce double sens apparaît bien à partir du moment où la belle bouchère se pose comme question « Qu’est-ce que mon homme peut désirer chez cette femme ? ». Mais ce que montre Lacan, c’est que se poser la question, c’est se mettre à la place de l’homme. Au niveau de la question, cette question « qu’est-ce qu’il désire chez cette femme ? » est posée par quelqu’un qui s’est mis à la place de l’homme. Ce que Freud a seulement relevé, c’est qu’au niveau de la réponse – c’est-à-dire je me mets à sa place – il y a identification à une femme, à l’autre femme. Or pour qu’il y ait identification à une autre femme, apparaît une autre dimension de la chose au niveau de l’énonciation : c’est qu’elle fait l’homme à ce moment-là. Autrement dit, c’est cette question qui devient le sujet même, comme dit Lacan. L’hystérique fait l’homme en ce sens précis.

Néanmoins, ce qui est extrêmement troublant dans l’analyse que continue Lacan, c’est que vous avez là une certaine fidélité au texte de Freud. Fidélité à deux niveaux. La première fidélité, c’est qu’il ne s’agit chez Lacan que d’une extension de la conclusion du raisonnement pratique bizarre que fait Freud. Parce que lorsque je vous ai pointé tout à l’heure dans le raisonnement pratique qui aboutit à l’identification, qu’il faut que a) le désir et b) ce de quoi il y a désir soient séparés pour qu’on puisse conclure l’identification, il me semble que ce n’est au fond pas loin de ce que fait effectivement Freud. Si l’on veut conclure à l’identification, on est bien obligé à un moment de séparer le désir du caviar, le désir de plaire au mari, le désir d’avoir un désir refusé, parce que c’est du désir au désir que se font les choses. Et si c’est du désir au désir, il faut enlever la complétive qui suit le désir, « je désire que… », il faut enlever le que, il ne faut garder que le désir « pur ». C’est précisément, semble-t-il, ce que fait Freud. D’autre part, reprocher à Lacan – comme Descombes et Widlöcher – de passer du désir de caviar au caviar, c’est-à-dire de réduire quelque chose qui est de l’ordre d’une intention, ou d’un désir, à quelque chose de l’ordre d’un signifiant et d’un nom… mais si vous regardez soigneusement le texte en particulier dans la dernière traduction, c’est ce que fait Freud ! « Nous avons vu que la patiente, en même temps qu’elle rêvait d’un refus de souhait, s’efforçait de se procurer dans le réel un souhait refusé ». Et qu’est-ce qu’il met ici entre parenthèses ? « Le petit pain au caviar ». Freud aussi fait cette opération, qui consiste à traiter légitimement dans son raisonnement le petit pain au caviar comme un désir, c’est-à-dire à identifier d’une manière problématique le désir et l’objet de ce désir.

Ça c’est je crois quelque chose de particulier, parce qu’il semble bien que ça fasse partie de la grammaire. Il n’y a pas vraiment d’anomalie bizarre à dire comme écrit Freud : « [elle] s’efforçait de se procurer dans le réel un souhait refusé (un petit pain au caviar) ». Nous passons d’une façon fondamentalement naturelle du désir à l’objet du désir. Nous ne pouvons attraper nos désirs, nous ne pouvons singulariser nos désirs que par leurs objets. C’est cet effet d’individualisation du désir par l’objet sur lequel j’attire votre attention parce que c’est une des grandes difficultés chez Lacan, de savoir au juste comment ces choses-là fonctionnent. Est-ce qu’on peut avoir un désir, ou quand on dit qu’on a un désir, est-ce toujours le désir d’un objet déterminé, où toute la charge sémantique du un dépend des possibilités d’identifier l’objet du désir ? Quand on parle par exemple de désir de désir, de quoi parle-t-on ? On emploie comme ça des expressions désir de désir, mais est-ce qu’on en a la grammaire ? Quand on parle de désir de désir, est-ce qu’on peut traiter le désir d’un autre désir comme un objet ? Il me semble que oui. Et c’est une des grandes difficultés qui fait qu’on est obligé à une sorte de gymnastique attentive à l’économie de cette grammaire particulière dans laquelle le désir n’est individué qu’à travers l’individuation des objets sur lequel il porte. Ça pose toutes sortes de difficultés, et je vous montrerai que ça pose des difficultés cliniques quand on entend parler quelqu’un de ce que c’est qu’un état mental, qu’une honte, qu’un plaisir, etc. La première conclusion donc que tire Lacan de cette analyse, c’est que cette question « devient le sujet même », et il en tire quelque chose qui n’est pas dans le texte de Freud, c’est que le double sens de ceci, c’est qu’elle se met à la place de l’homme. Et ça, c’est la position hystérique fondamentale : l’hystérique fait l’homme.

Deuxième chose, en cela même, le désir du rêve ne dit pas « je », conclut Lacan, bien qu’il y ait discours, et notamment une grammaire. Il y a bien une grammaire, mais le désir du rêve ne dit pas « je ». Il suffit de désirer pour que tout soit traité comme déjà accompli, voilà pour la grammaire. Pour le désir, il ne dit pas « je », mais vous voyez qu’il est soumis à la mutation des identifications sexuelles, puisqu’elle fait l’homme. Elle fait donc l’homme, mais ce n’est pas « je fais l’homme ».

Alors peut-on vraiment procéder ainsi ? Quand je demande si on peut vraiment procéder ainsi, je demande si on peut exploiter certains détails du texte de Freud et quelque chose qui à mon avis est déjà présent dans le texte de Freud, de façon à y fonder quelque chose comme une analyse en terme de signifiants. Le problème est simple je crois à capter, au départ. C’est le problème de la pulsion, et de son représentant. Freud nous dit : le désir, la pulsion, se fait représenter par une représentation. C’est la dimension, dans le Vorstellungrepräsentanz, du représentant, de la « représentance ». Mais d’un autre côté, la représentation a son économie propre comme représentation, comme figuration de la scène. Et cette dimension des choses est la dimension du Vorstellung. C’est précisément parce qu’il y a une représentance et une Vorstellung que Lacan propose pour résoudre et articuler les deux ensemble, la notion même de signifiant.

Qu’est-ce que vous avez ici ? Vous avez tout simplement un désir, un désir pulsionnel, quelque chose qui est de l’ordre de la pulsion, qui finit par aboutir à une Vorstellung, une représentation. Mais cette Vorstellung emporte en elle tout ce qui est précisément du désir refoulé et de la pulsion. Ces derniers ne se définissent que par rapport à cette représentation à laquelle on va arriver. La métaphore et de la métonymie fournissent une sorte de solution miraculeuse à l’articulation de la « représentance » de quelque chose qui est de l’ordre du désir, de l’acte, de la pulsion, etc., et de la « représentation », par exemple de la figuration de la scène psychique dans laquelle s’étale l’accomplissement du vœu. C’est cette tension à l’intérieur de la notion de Vorstellungrepräsentanz qui est censée être résolue par le signifiant : d’un côté une pulsion essaie de se faire représenter, et d’autre part, un jeu de représentations (qui est non plus dynamique mais sémantique), a valeur de figuration. Et c’est cette articulation des deux que la logique de la métaphore et de la métonymie met en place concrètement : le déplacement, Entstellung, c’est cette bascule permanente de l’un à l’autre, du signifié au signifiant, du pulsionnel au représentationnel, du dynamique au sémantique, de l’intentionnalité du désir à l’intentionnalité de la signification.

Deuxième chose coordonnée à ceci : l’idée de fantasme. C’est-à-dire que le fantasme chez Lacan, qu’est-ce qu’il figure (au sens de la Vorstellung) ? Il figure le manque-à-être que le désir seul permet d’identifier. Evidemment, il le figure asymptotiquement, il le figure de manière partielle, mais sa fonction est figurative. C’est pour ça qu’il a une signification. C’est pour ça qu’on peut dire « la phrase » du fantasme, une phrase qui a une signification. Mais ce qu’il figure, c’est encore le manque-à-être qui est indiqué et pointé par le désir.

Le problème qui éclate aussitôt, et qui est je crois fort bien dit par Widlöcher, c’est qu’on a l’impression qu’on essaie dans la solution par le signifiant à l’énigme du Vorstellungsrepräsentanz, de faire jouer à l’inconscient un double rôle. D’un côté, c’est une source de paroles, « ça parle », et de l’autre, c’est un lieu combinatoire des signifiants. D’une certaine manière, on écrase le ça du « ça parle » sur le grand Autre comme trésor du signifiant, en mettant bien sûr ce grand Autre dans l’intime, à l’intérieur. Le but de Lacan, dans ce texte, et c’est sensible quand on regarde le détail, c’est de réussir à faire en sorte que ce qui est inconscient soit à la fois source de paroles, le lieu d’émergence du désir, et le lieu combinatoire des signifiants.

Or est-ce qu’on peut effectivement fabriquer un concept de signifiant qui soit ici un peu plus qu’une solution ad hoc ? Car si on a chez Freud l’énigme du Vorstellungrepresentanz et qu’on le remplace par l’énigme du signifiant, s’il n’y a pas eu gain de clarté, on n’avance toujours pas.

Mais ce que ça fait apparaître, c’est l’enjeu de la chose, enjeu qui va progressivement éloigner de Lacan dans les années 60 ses premiers élèves, c’est que personne ne comprend – personne ­– comment ça marche, c’est-à-dire comment vous pouvez d’un côté avoir un inconscient qui est une source, pour la parole, et le même inconscient pris dans le registre de l’Autre, comme lieu combinatoire des signifiants. Pour les premiers élèves, pour Widlöcher et quantité d’autres, voilà leur paraît de plus en plus intenable, parce que ça leur paraît vider de toute consistance la source psychique, le lieu d’émergence des pulsions, le lieu où il y a de l’acte et des désirs, des désirs qui émergent, puisque tout est immédiatement repris dans un grand Autre où n’existe qu’une concaténation de signifiants qui se substituent les uns les autres. Donc là où on croyait retrouver du psychique, on n’a que du linguistique.

Cette espèce de solution par la métaphore et la métonymie qui passe par la transformation d’une formulation comme « je désire du caviar » en un signifiant « caviar » - le « je désire du caviar », on le substitue à « je désire du saumon » comme on substitue « caviar » à « saumon », comme on substitue une paire de phonèmes - c’est ça qui ne passait pas. Parce que « je désire du caviar », c’est propositionnel - « je désire du caviar », c’est l’expression d’une action, c’est l’expression d’une intention - tandis que « caviar », c’est un signifiant dans une combinatoire. Et si on transforme l’un dans l’autre, alors on perd justement la dimension du pulsionnel, on perd la dimension du psychique et on n’a plus que du linguistique. Vous voyez le point qui a arrêté les gens et qui a provoqué la critique – on le voit très bien avec Widlöcher – et l’idée qu’on allait trop loin, même si c’est très bien de s’intéresser au langage : on détruisait la dimension irréductible du psychique. C’est là où intervient je crois fortement l’idée de Widlöcher (qui va reprendre Descombes), c’est que la manipulation à laquelle se livre dans ses pages Lacan, ne tient pas debout et repose sur une confusion conceptuelle.

Cette confusion intellectuelle, elle est bien expliquée par Descombes dans le livre qui circule parmi vous en ce moment, en particulier page 225 à 248. Descombes dit que le désir de caviar et le désir d’être l’aimé du mari sont des signifiants propositionnels. Ce sont des signifiants où il y a un désir que… : je désire être insatisfait, je désire ne pas avoir de caviar, etc. C’est un désir qui marche avec une complétive.

Il y a alors trois niveaux de critique chez Descombes.

Le premier, c’est qu’on ne peut justement pas transformer un désir que… en un désir d’un objet, et que cela pose le problème que j’ai soulevé tout à l’heure : lorsque l’on parle d’un désir, il semble qu’on ne puisse pas faire autrement de particulariser ce désir qu’en citant l’objet et les moyens d’identifier l’objet individuel dont ce désir est le désir. Or le manque, dit Descombes, ne peut jamais être particularisé. Quand on dit qu’on a un désir qui se rapporte à un objet manquant, « l’objet manquant » est une illusion linguistique, un mirage imaginaire de croire que quand on a dit l’objet manquant du désir, on a parlé d’un objet. L’objet manquant du désir est dépourvu de toutes les qualités qui permettrait de l’identifier, lesquels critères permettraient d’identifier le désir comme un désir de caviar, comme un désir de saumon, etc. Il n’y a pas un désir de l’objet manquant. On ne peut pas avoir eu dans sa vie trois désirs de l’objet manquant, alors qu’on peut avoir eu trois fois envie de caviar. Le manque se désigne par une marque syntaxique simple, c’est que l’Autre chose, dit Lacan, que je désire, selon la fameuse formule, « au-delà de ce que je demande », et qui est censé se particulariser au-delà de la satisfaction comme preuve d’amour, cette Autre chose, c’est encore autre chose, mais ça n’a pas plus de spécificités, comme objet du désir, que l’objet de la demande. Vous ne pouvez pas tordre le langage dans tous les sens - sauf par une sorte d’opération mystifiante, dit Descombes, et il le dit avec beaucoup de forces en citant un texte où on sent bien que Lacan est en grande difficulté -, mais même si vous le faites, vous ne pouvez pas donner de critères d’identification qui permettraient de savoir de quel désir vous parlez, en disant que c’est le désir « d’encore autre chose ». Le désir d’autre chose, la demande d’autre chose ou le désir de quelque chose et la demande de quelque chose, ça n’est pas plus ni mieux défini. Jamais vous ne pourrez y accéder.

Autrefois, je répondais à cette objection en disant qu’il y a quand même quelque chose dont nous percevons que c’est singulier, c’est quand nous disons : « ce qu’on veut, c’est ce qui est exquis ». « Exquis », c’est un mot dont l’étymologie vient justement de ce qui est au-delà de ce que l’on peut demander, « l’exquis » vient d’une racine latine qui signifie précisément le suprêmement désirable, quelque chose qui est au-delà de la limite, précisément dans la mesure où c’est quelque chose qui vient en plus et qui ne pouvait pas être demandé, mais qui viendrait satisfaire le désir, voire combler le désir en tant que désir. Mais c’est une explication qui à nouveau succombe sous l’objection de Descombes, puisque c’est une explication verbale : c’est donner un autre nom au même problème. L’exquis, c’est le nom d’un indéfini, mais ça ne définit pas plus précisément ce qu’on n’arrive pas à identifier. Et ce n’est donc pas parce qu’on va utiliser la langue et l’étymologie pour essayer de faire comme si on avait réussi à individualiser cet objet-là (du désir), qu’on a réussi effectivement à l’individualiser. Descombes est extrêmement sévère, parce qu’il fait du coup remarquer que tout ce glissement que j’ai mis ici du caviar au saumon vers l’objet fuyant - la belle enveloppe phallique de l’objet métonymique -, c’est totalement gratuit. A aucun moment, nous n’avons quoi que ce soit comme un objet individualisé sur lequel nous puissions fixer quelque chose de l’ordre du désir. Descombes ajoute que c’est pour ça que Lacan est obligé d’injecter du mythe dans son formalisme. Il est obligé d’injecter l’idée que si, il y en a un, et que c’est le phallus. Mais la présence du phallus n’est en aucune manière déduite du formalisme : elle a toujours été là, on retrouve le phallus comme signifié de la jouissance que parce qu’il était là au départ. On ne sort le lapin du chapeau que parce qu’on l’a déjà mis dans le chapeau. On peut donc vraiment se demander, dit Descombes, et il le dit avec beaucoup de sévérité, ce qui a été gagné là-dedans.

Le deuxième niveau de critique, c’est que l’arbitraire saussurien s’applique à des concepts, mais pas à des phrases. Vous pouvez parfaitement avoir arbor avec le petit arbre en dessous. D’accord, bon, l’arbitraire saussurien joue là-dedans. Mais vous ne pouvez pas traiter sinon de manière entièrement informelle et inexploitable « j’ai un désir de caviar » qui est une phrase, qui est une proposition, comme le signifiant d’une autre phrase « j’ai un désir de désir insatisfait », qui est une description d’acte psychique, d’un acte de désir ou de quelque chose de ce genre-là, mais d’une intention. Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas ? Lacan, dit Descombes, confond deux choses. Il confond les actes qui sont figurés, les souhaits, les désirs, etc., qui ont un sens en fonction d’un contexte d’emploi - et uniquement en fonction d’un tel contexte  -, avec les symboles, les signifiants dans une combinatoire. En réalité, certainement, c’est uniquement dans une combinatoire comme celle du latin que « arbor » peut avoir du sens, et s’opposer à « armor » (par permutations phonémiques). « Caviar », on peut bien imaginer, et ce n’est pas ça que conteste Descombes, que « caviar » fasse partie de la constellation des signifiants qui reviennent toujours dans le discours de la patiente pour toutes sortes de raisons. On peut effectivement traiter ça comme les éléments d’une combinatoire. Mais c’est une toute autre chose que de traiter comme les éléments d’une combinatoire des signifiants qui ne sont pas de cet ordre (« caviar »), mais des signifiants comme « le désir d’avoir un désir refusé », qui sont en réalité des descriptions d’acte qui sont des actes psychiques, des élans pulsionnels, et qui eux n’ont pas besoin d’une combinatoire pour avoir un sens, mais d’un contexte. Ce qui est entièrement différent.

Descombes fait valoir la différence ainsi : il parle de Roland Barthes et des Mythologiques, et dit qu’il y a quelque chose de stupide dans ces Mythologies, c’est de croire que le béret est un signifiant par rapport au chapeau melon ou par rapport au haut-de-forme. Effectivement, on peut citer des chansons : « chapeau bas devant la casquette », comme en 1848, « à genoux devant l’ouvrier ! », où on voit bien que ça a une fonction à l’intérieur d’une chanson, où dans une combinatoire la casquette représente l’ouvrier et le chapeau représente le bourgeois, avec comme ça des permutations. Mais ce que dit Descombes, c’est que ce qui est significatif n’est pas le béret mais le fait de porter un béret. C’est l’emploi du béret (comme action) qui est significatif, et cet emploi du béret, pour être défini comme significatif, n’a absolument pas besoin d’une combinatoire. Il a besoin d’un contexte social. On ne peut pas remplacer le contexte social en réduisant le fait de porter le béret à « béret », à une combinatoire à l’intérieur de laquelle il y aurait des permutations qui feraient que ce serait signifiant de porter un béret et signifiant de porter un chapeau melon par pure différence dans le dispositif. Sauf à entièrement sacrifier la notion même d’acte et de proposition. Je vous ferai remarquer que beaucoup de lacaniens se promènent, innocents qu’ils sont, sentant qu’il y a là un problème… ça se pointe à quelque chose de très facile : les gens qui glissent comme ça du grand Autre à ce qu’ils appellent avec beaucoup plus de prudence le champ de l’Autre. Le champ de l’Autre, c’est la tentative de rattraper, avant qu’il ne soit trop tard, la combinatoire signifiante dans quelque chose de beaucoup plus sociologique, qui est le contexte d’emploi des signifiants. Donc faites bien attention à cette dimension capitale, c’est que justement, quand vous êtes dans le propositionnel, par définition, vous n’avez pas de règles combinatoires d’emploi.

L’exemple que donne Descombes, c’est ce qu’il appelle le signifiant Norpois et le signifiant Brichot, dans la Recherche. Norpois, c’est un diplomate. C’est quelqu’un qui sait qu’on ne va pas lui dire que c’est la guerre sous la forme : « mon pauvre Norpois ! Demain, c’est la guerre ! ». Il sait très bien que c’est un mot d’un usage absolument anodin dans un contexte qu’il devra entièrement construire et comprendre, qui n’est écrit d’avance nulle part, qu’il devra comprendre que si son interlocuteur lui dit « je vais consulter », il ne reviendra pas, et que ce sera la rupture des relations diplomatiques. Mais il n’existe nulle part de combinatoire où « consulter » s’opposerait à quelque autre terme permettant de dire : « voilà, cette différence est signifiante, il va y avoir la guerre ». Et il l’oppose au signifiant Brichot, l’universitaire, dans lequel le signifiant est positionnel, est purement positionnel, sur le modèle des signifiants qui ne doivent leur signification qu’à la nature des relations qu’ils entretiennent avec les autres, comme par exemple dans un système phonémique. Je crois que ça a les conséquences les plus grandes sur la nature même de l’Autre. Par exemple, est-il si clair que ça pour chacun d’entre nous, lorsque dans le transfert l’Autre est engagé, que ce qui est en cause est un contexte, ou une combinatoire ?

La troisième critique, fatale aux yeux de Descombes à tout l’édifice lacanien, consiste à dire que non seulement la troncation « désir de caviar » en « caviar » est erronée, mais aussi qu’elle est catastrophique, parce qu’elle s’efforce de transformer des phrases d’action en éléments pour une substitution combinatoire. On arrive alors à ceci : c’est que, comme on ne peut pas substituer justement les termes de cette manière, quand on les prend au sérieux, c’est-à-dire lorsqu’effectivement on essaie de les faire jouer en tant que signifiants à l’intérieur des désirs, on a bien « je désire manger chaque matin un petit pain au caviar », mais quand vous opérez des substitutions pertinentes, vous arriverez peut-être à « je désire manger chaque matin un petit pain à autre chose », voire « je désire manger chaque matin un petit pain au phallus » - si vous voulez, par ces mécanismes d’opération et de substitution combinatoire – mais jamais vous n’arriverez à « je désire être l’objet du désir de l’Autre » (vœu hystérique cardinal, ici). Jamais. Sauf par une opération qui ne dépend pas de la logique signifiante elle-même, mais de ce qu’on veut faire faire à cette logique signifiante. De la même manière, dit-il, on ne peut réduire les complétives après « désirer ». Par exemple, Descombes considère que la formule « je désire être l’objet du désir de l’Autre » est une formule égarante. Parce que si je veux être invité à dîner, je ne veux pas être une invitation à dîner. Or, « l’objet du désir de l’Autre », ça peut parfaitement s’entendre de cette manière : je désire être celle qu’on invite à dîner, et non pas être une invitation à dîner (alors que « l’objet » du désir de l’Autre, ce peut tout à fait, grammaticalement, être une telle invitation !). On ne peut pas éliminer la complétive « celle qu’on invite à dîner » en la remplaçant par un objet : « une invitation à dîner ». Ce sont des règles grammaticales qui bloquent les opérations. Cette incongruité, dit Descombes, manifeste combien cette formalisation de Lacan est un pseudo-formalisme. En réalité, elle donne une enveloppe formelle à la manipulation signifiante, mais dès qu’on prend au sérieux la manipulation signifiante des éléments, on produit des énoncés aberrants. Donc, quel est l’intérêt de s’appuyer sur une notion de combinatoire si on l’applique à un verbe « désirer » dont la grammaire, si on le traite de cette manière-là va produire des énoncés dépourvus de signification ?

Je termine sur la critique de Widlöcher. Je me permets d’aller un peu lentement même s’il est tard parce que ça me paraît être une chose qui permet de comprendre pourquoi les gens se sont étripés autour de la question de savoir si ça avait du sens cette histoire de signifiant -, c’est que lorsqu’on s’efforce de transformer des phrases d’action en éléments de substitution combinatoire, autrement dit de traiter les actes entendus comme des expressions pulsionnelles, entendus comme des descriptions intentionnelles du désir, en signifiants qui peuvent permuter et valoir par un jeu d’opposition, eh bien, on peut faire ce forçage, certes, mais ce qu’on perd entièrement, c’est le psychique, totalement aboli dans sa dimension même, le psychique dont Freud parle, c’est-à-dire l’intentionnalité du désir qui ne s’exprime qu’à travers des phrases. La grammaire logique de ces phrases est réduite à des objets du désir, caviar, saumon, cernés dans un jeu de substitution par l’entremise de leurs signifiants, lesquels sont mis en série jusqu’à désigner l’objet fuyant de la métonymie, et dans une espèce de linguisticisation du processus, où l’on perd la dimension de l’action, de l’acte et du désir telle que Freud l’avait construite. On aboutit alors à une confusion radicale dans laquelle d’un côté vous avez l’inconscient comme trésor des signifiants – « saumon », « caviar », phallus – et du même côté cet inconscient qui est censé être l’inconscient qui parle, du ça parle, mais dont l’intentionnalité, en tant que ça parle à quelqu’un, que ça produit des phrases, est impossible à faire coïncider au même lieu. La source et le lieu ne peuvent absolument pas être la même chose, sauf à produire des effets aberrants.

Si on prend au sérieux, comme notion, le signifiant, elle reflète ses propres inconsistances conceptuelles et ses équivoques, des équivoques qui étaient déjà repérées chez Freud au titre du Vorstellungsrepräsentanz et qui restent tout autant en mal d’explication. C’est donc sur cet axe-là où vous voyez la notion d’action et d’acte basculer du côté du psychique par opposition au linguistique, par opposition à la théorie du signifiant, que la prochaine fois je reprendrai la discussion de Widlöcher pour qu’on mesure ce qui se passe si on va jusqu’au bout de son objection. Et c’est seulement si on va jusqu’au bout de son objection qu’on pourra par un effet de retour, non pas consacrer la théorie lacanienne du signifiant pour elle-même, ce dont nous n’avons cure – c’est le cas de le dire – mais d’en saisir la difficulté, soit l’objet avec lequel se bat Lacan, quel que soit ce qu’on peut trouver de maladroit ou d’inconsistant dans sa théorie, afin devoir quel est l’enjeu pour la pratique analytique de se servir néanmoins de cette notion de signifiant, en ayant bien conscience du type de difficultés qui s’y attachent. Certainement pas en allant s’imaginer que l’interprétation du rêve de la belle bouchère est un monument de clarté et d’efficacité conceptuelles.

Je vous remercie.



[1] Dans Les nouvelles cartes de la psychanalyse, Odile Jacob, 1996, surtout p.115-131.

[2] « Questions d’éthique » de Moritz Schlick et « Volonté et motif » de Friedrich Waismann, tr. fr. Christian Bonnet, PUF, 2000.