SUJET ET SON ACTE

7ème séance (29 avril)

 

Je vais ce soir faire plusieurs choses. La première va être d’essayer de resituer dans le parcours du séminaire de cette année l’analyse du désir que je vous ai proposée en marquant le fait que c’est une analyse nouvelle – vous ne trouverez pas ça dans la littérature – en train d’essayer de justifier sa place dans le cadre psychanalytique que j’essaie de construire sur le sujet et son acte. La marche du séminaire sera ceci : je vais rappeler deux ou trois choses que j’ai dites pour vous resituer un peu ce que vise cette analyse originale du désir que j’ai proposée la dernière fois, et puis essayer de vous montrer les effets de modification en particulier sur ce qu’on appelle une interprétation ou ce qu’on appelle le transfert. Ensuite je reprendrai l’analyse beaucoup plus technique que j’avais entamée la dernière fois en reprenant un concept de philosophie analytique qui n’est pas traduit en français - enfin, il y a quelques traductions qui existent – qui portent sur ce qu’on appelle un croisir, qui est un mélange entre croyance et désir, ça traduit besire qui est belief and desire, et j’essaierai de vous proposer un concept adapté aux fins que je poursuis pour cette analyse du concept de désir, qui est un concept symétrique, que j’ai appelé la désoyance, pour désir et croyance. Et sur cette base-là, je vais aboutir après de longs préliminaires à ce que je veux vous apporter à propos de l’angoisse, et je vous parlerai d’un auteur qui est anathème dans un groupe psychanalytique lacanien, puisque c’est Jean Laplanche, en essayant de montrer comment il produit une analyse assez serrée de l’angoisse, qui est une analyse explicitement anti-lacanienne, qui est une analyse où il y a des éléments de réfutation qui sont quand même à prendre pour ce qu’ils sont - je les présenterai sous le meilleur jour comme ce que j’avais fait avec Widlöcher et Descombes -, et comment en reprenant et en recomposant à partir des notions que je vous aurai apportées cette analyse de l’angoisse dont je vais faire un cas typique de désoyance – je suis très content de mon mot alors je vais m’en servir à la pelle ce soir – , qui est le complément du croisir, on arrive à cerner un certain nombre de choses particulières sur la relation du sujet, de l’angoisse et de l’acte.

Enfin c’est une chose que je voulais faire pour une personne qui n’est pas venue, j’essaierai de vous montrer dans quelques textes de Kafka, comment un certain nombre d’éléments que je mets en place avec cette analyse intentionnelle de l’angoisse – c’est en traitant l’angoisse comme un concept intentionnel, en l’analysant linguistiquement et logiquement comme un concept intentionnel – quelles conséquences ça a et ce que ça peut éclairer sur une modalité particulière de la défense obsessionnelle et de l’art de cet obsessionnel extraordinaire qu’est Kafka, et des effets psychiques qui sont attrapés et captés à travers ça, et sa propre compréhension de la psychanalyse – car il parle de la psychanalyse et dit des choses tout à fait particulières – et sa propre compréhension de sa mécanique psychique.

Je commence donc par essayer de vous resituer un peu ce que je suis en train de faire. Je vous rappelle que ce que j’ai proposé comme critère freudien du désir, la manière d’identifier cliniquement ce qu’est le désir au sens freudien, c’est que le désir, c’est ce que je ne veux surtout pas. Ce que j’ai toujours proposé comme critère d’identification, c’est la contre-volonté : ce que je ne veux surtout pas, mais qui malheureusement à mon corps défendant, revient et se réitère et se répète. « Ce que je désire, c’est ce que je ne veux surtout pas », voilà une formule qu’on peut faire travailler grammaticalement et logiquement. Ça veut dire justement, que lorsque Lacan dans Télévision, dit à la question « que puis-je vouloir ? – tout ce que vous voulez ! », on peut dire « tout ce que vous voulez », tant précisément qu’il ne s’agit pas du désir. A partir du moment où il s’agit du désir, par définition, le désir ne s’identifie que par ce que l’on ne veut pas. Ce qui veut dire justement que quand on dit à une femme « je ferai pour toi tout ce que tu veux », c’est précisément ce qui ne l’intéresse en rien, dans la mesure où ce n’est pas tout ce que je peux vouloir qui l’intéresse, mais tout ce que je ne veux pas. Le désir vise dans l’amour, le désir du désir compte pour rien le fait que l’autre fera tout ce qu’on veut, parce que ce n’est justement pas je veux tout ce que tu veux qui importe, mais précisément la dimension contre-volontaire du désir qui fait preuve de la présence intimement subjective dans la relation. On trouve chez Lacan des reprises extrêmement sophistiquées de cette problématique de la contre-volonté, mais elle est au titre du gegenwillen et des pensées contraires, présente dans l’interprétation du rêve. Ce que je ne veux pas, c’est ce que je ne veux pas dire et ce que je ne veux pas faire.

Et je vous rappelle que pour Freud, contrairement à l’affirmation massive de Lacan comme quoi il est partout question de langage chez Freud, non, il est partout question d’action. C’est un point essentiel : toute la métapsychologie de la première topique est entièrement construite sur le primat de l’action, dire étant une action et même dans des passages assez éloquents, une décharge d’action canalisée par le pré-conscient. Ce qui amène Lacan, pour tenter de cerner ce qui est quand même maintenu chez Freud au titre de l’action – et c’est ce dont j’étais parti cette année -, à passer, évoluant un peu au-delà de sa conception du signifiant, à une conception de l’acte. J’avais essayé de vous marquer que dans les années 60, vous avez un tout autre Lacan qui se met en place, curieusement au moment où il est quitté par des gens comme Laplanche ou Widlöcher, au nom justement d’une analyse selon laquelle c’est un dérapage par rapport à la question de l’action. La formule de Lacan « l’acte est signifiant » modifie je crois profondément la conception du signifiant, chez lui. Une des conséquences de cette idée de primat de l’acte, c’est que si tout symptôme est un problème de désir, il ne faut jamais perdre de vue que c’est un problème de désir en action ou en acte. Il faut ajouter cette dimension du fait que le désir est en action ou en acte, puisque comme dit Freud – et ça a de graves conséquences sur la forme du symptôme dans la psychopathologie freudienne – c’est que le mystère, c’est le désir qui en insistant, maintient le symptôme, voire le réactualise sans cesse sous diverses formes.

Ce qui fait que ce désir qui insiste et réactualise le symptôme, a deux dimensions. L’une qui a été retenue par la tradition et qui fait l’objet de contestations empiriques extrêmement violentes, c’est l’argument qui est d’ailleurs factuellement faux, selon lequel les thérapies comportementales écraseraient un symptôme qui ressort ailleurs. Cette idée que ça échoue toujours est une idée fausse, dans la mesure où il n’est pas du tout évident que le symptôme rejaillisse ailleurs. Ça fait partie de ces idées qui circulent dans le milieu analytique, mais qui justement ne sont pas exactes, et qui ont menées d’ailleurs à toutes sortes de contestation du caractère causal du refoulement, car si c’était une cause au sens usuel des sciences de la nature, ça devrait produire un autre effet ailleurs. Mais je crois que ça n’est pas exactement ça qui est visé dans le type de réactualisation propre au désir. Ce qui est visé par cela, c’est que par exemple, ce qui est dans un symptôme peut se réactualiser dans un rêve ou dans un acte manqué, c’est-à-dire dans des séries de phénomènes psychiques qui sont distincts du symptôme, et c’est le même désir qui va s’actualiser dans un symptôme, mais qui peut s’actualiser dans un rêve, provoquant une formation particulière, mais qui ne s’actualise pas comme symptôme parce que le moi n’y est pas partie prenante, ou bien encore dans un trait d’esprit où justement il n’y a pas de refoulement, car le moi ne se mobilise pas comme une contre-volonté face au désir. A chaque fois, il faut penser cette espèce d’actualisation du désir qui n’est pas exactement je crois une causalité au sens où par exemple a essayé de le penser Adolf Grünbaum - qui s’intéresse à l’idée que les explications par le refoulement sont des explications causales, donnant lieu à des « lois » du fonctionnement psychique, donc à une certaine falsifiabilité de l’hypothèse freudienne s’il n’y a pas de résultats empiriques – mais, et c’est tout différent, à l’idée d’actualisation de l’intentionnalité du désir, lequel se réactualise ailleurs sous d’autres formes.

Je passe sur la question, plus délicate, du caractère sexuel du désir, parce que Freud y insiste toujours : il a découvert que le désir qui importe est un désir sexuel. C’est toujours présenté comme quelque chose d’empirique. On peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas une analyse philosophique du désir et de la contre-volonté comme on en trouve chez les psychophilosophes français de la même époque – à l’époque où je parlais de la Traumdeutung, je vous avais parlé de Janet ou encore de l’inventeur du concept de contre-volonté, qui est le père de Paulhan, Frédéric Paulhan, qui avait très bien construit que la forme des symptômes obsessionnels par exemple, est une forme contre-volontaire : ce qui obsède, ce qu’on ne veut surtout pas faire, et que dans une bouffée d’angoisse on se sent au bord d’être en train de faire, c’est typiquement dans la grande phobie d’impulsion obsessionnelle, un désir. Or, que ce désir soit sexuel, on peut le rationaliser – et Freud s’en contente au début. On peut dire que dans une perspective darwinienne et sexologique, le créneau porteur comme il ose le dire à son époque, c’est d’importer une sexologie, du darwinisme sexologique, dans la psychopathologie, c’est-à-dire que le sexe doit être un élément central chez l’individu vu ce que c’est dans l’espèce. Donc on peut rationaliser cette figure du désir en disant qu’il est sexuel comme ça.

Ce qui est beaucoup plus difficile, et qui va occuper Freud jusqu’à la fin, c’est de cerner en quoi c’est une propriété interne de la libido que d’être conflictuelle. C’est beaucoup plus difficile de penser ça que de rationaliser dans un contexte sexologique et darwinien le fait que le désir est sexuel, en important des données extérieures. Ce qui est extrêmement difficile, c’est de cerner ce qui rend intuitif dans la sphère sexuelle cette opposition du désir et de la contre-volonté. Tant qu’il s’agit uniquement de penser dans un modèle biologisant la question de ce que sont les actions commandées par des nécessités sexuelles de l’espèce qui à un moment doivent bien figurer quelque part chez l’individu, on reste dans des modèles de l’appareil psychique dont vous vous représentez très bien qu’au fond il s’agit de modèles du 19ème siècle avec des énergétiques particulières, etc. En revanche, lorsqu’on ne s’intéresse pas à l’action sexuelle mais à l’acte sexuel, le désir sexuel change de sphère et devient peut-être un problème éthique radical.

C’est une difficulté que j’essaierai d’aborder une prochaine fois : c’est que ce qui fait problème éthique central dans la question de l’acte sexuel, c’est qu’il y a un antagonisme absolument inguérissable entre vouloir du bien au partenaire et jouir de lui. Alors évidemment, on peut s’imaginer qu’on jouit avec lui, soit le mythe dont se gausse Lacan à longueur de séminaire : la fusion génitale chez Balint, l’amour fusionnel, l’orgasme conjoint comme fait sexologique qui serait une sorte de point de coïncidence sanctifiée par une cure réussie... Plus subtilement, parce que c’est quand même un problème qui a été traité au 19ème siècle d’une façon extrêmement fine, la question de savoir si l’altruisme est compatible avec la vie sexuelle. Quand on couche avec quelqu’un, est-ce qu’on lui veut du bien ?

Le type même de lieu où cette question est extrêmement bien posée, c’est dans l’Idiot de Dostoïevski, puisque vous vous rappelez que le problème de l’idiot, c’est-à-dire cette figure du saint, c’est le moment où je ne sais plus quelle comtesse, complètement folle d’amour pour l’idiot, s’efforce de se faire comprendre de lui sur le plan du désir, et où il manifeste justement cette idiotie, cette absolue incompréhension de la passion sexuelle dont il est l’objet, qui fait de lui à la fois le saint et l’idiot, sur le plan de son incapacité totale à se représenter quelque chose comme le désir. « Mais, je vous veux du bien ! », dit-il à cette comtesse qui devient folle de rage devant ce bien qu’on lui veut, qui n’est évidemment pas ce qu’elle souhaite, et où se fissure la figure du saint. Le saint n’est pas un idiot, ou est-ce que pour être un saint, il ne faut pas être un idiot au sens de cette incapacité érotique absolue, parce qu’il y a quelque chose d’incompatible dans le désir avec l’altruisme pur, la bonne volonté et la bienveillance dont le prince Mychkine, l’idiot, fait preuve. C’est un élément je crois qui est hautement problématique à la fin du 19ème siècle, et dont je crois que nous ne recueillons avec l’idée de la conjonction génitale à la Balint, que les débris, une fois que la croyance dans l’idée que la psychanalyse affranchit l’érotisme a produit tous les effets catastrophiques que ça a exercé. A l’époque de Freud, cette tension est bien mieux perçue. Je pourrai le montrer aussi à travers la littérature érotique chez Théophile Gautier ; les gens perçoivent qu’il y a une incompatibilité entre jouir du partenaire et lui vouloir du bien.

Ce désir, troisième point, et c’est un point qui m’importe énormément, est intentionnel. Que ce désir soit intentionnel, ce n’est pas une chose que Lacan nie, parce que vous vous rappelez que quand il construit le graphe du désir, la flèche qui va intersecter l’axe du signifiant, est explicitement désignée comme la flèche de l’intentionnalité du sujet, qui aboutit au point d’acte, I(A), par l’identification paternelle. Ce qui me paraît très important dans ce schéma du graphe, et ce en quoi je vous présente une théorie du désir qui est une tentative de cerner le lieu où Lacan a répondu d’une certaine manière et où j’essaie de répondre d’une autre, c’est que justement il y a deux flèches : c’est-à-dire que l’intentionnalité subjective vient intersecter la flèche signifiante, alors que tout ce à quoi je m’efforce de faire droit, c’est à la présence immanente de l’intentionnalité et de l’intentionnalité du désir dans un ordre de langage. Le fait qu’il y a deux flèches aboutit à toute une espèce de métaphysique lacanoïde dont on mesure assez bien à nouveau les ravages – je suis très dans le ravage, ce soir… - qui consiste à expliquer qu’il y aurait quelque chose comme du sujet qui viendrait apparaître comme une entité séparée à l’intérieur du langage, et où dans l’émergence au langage, il y aurait toute sorte de phénomènes de distorsions d’une intentionnalité supposée originaire ou pure, purement « pathique », qui serait modifiée, altérée ou déplacée, et que l’acte subirait une sorte de coups exercés par l’ordre du langage, l’ordre de l’aliénation à l’Autre comme trésor des signifiants, quelque chose, en somme, comme une intentionnalité primaire, qui serait tordue.

Cette intentionalité primaire pose un problème, puisqu’on ne voit pas comment elle pourrait être tordue, puisqu’elle est impossible à identifier où que ce soit. On vous dit que si c’est du réel par exemple, c’est un réel entièrement modifié par le symbolique, mais c’est une phrase entièrement gratuite, puisque comme il est toujours déjà modifié par le symbolique, il n’y a aucun moyen même de parler du réel. Vous voyez, des espèces de présentation qui sont des moyens dynamiques – comme le graphe de Lacan – sont ainsi complètement aplaties sur une construction qui a peu de rapport avec ce qui se passe effectivement dans la cure. C’est pour ça que j’espère ne pas me placer trop loin du lieu où se place Lacan, en partant de cette idée que « l’acte est signifiant », moyen peut-être d’empêcher le mécanicisme du signifiant, l’idée qu’il y aurait un ordre du langage qui viendrait tordre une intentionnalité qu’il faut bien supposer non tordue avant qu’elle soit tordue, qui aboutit à toute sorte de difficultés.

Je ne dis pas que ce soit non fondé : c’est effectivement une manière de représenter l’antipathie du désir et du discours, le fait qu’il y a quelque chose dans le désir qui ne se dit pas. Si on essaie de ne pas perdre de vue qu’il y a quelque chose dans le désir qui ne se dit pas, ça ne doit pas certainement aboutir à une réunification des deux dimensions au sens où on aurait une sorte d’effet du signifiant sur le sujet comme s’il existait du sujet ailleurs que dans cette signifiance. Lorsque Descombes (et Widlöcher tel qu’il le lit) travaille sur Le rêve de la belle bouchère, il y a chez Descombes une dimension purement destructrice de l’argument de Lacan, et chez Widlöcher, il y a une tentative quand même de maintenir quelque chose de la psychanalyse malgré Descombes, qui serait de tenter de coordonner l’immanence du désir à l’espace langagier dans lequel les choses se passent.

Je signale en passant un livre d’une grande virtuosité lacanienne qui est celui que Colette Soler a écrit récemment, qui s’appelle Ce que Lacan pensait des femmes, où vous avez une analyse d’une virtuosité qui défie tout ce que j’ai jamais lu du rêve de la belle bouchère. C’est d’une subtilité tout à fait saisissante, mais, mais comme toujours dans ce genre d’exposé – et pourtant j’ai infiniment de respect pour la compréhension authentiquement analytique que Soler a de toutes sortes de choses -, mais la façon dont Lacan passe du désir de caviar au caviar comme chose et au signifiant « caviar » par les opérations qui sont précisément celles de la métaphore et la construction de l’objet métonymique, eh bien cette question n’est jamais soulevée ! Jamais ! Et je veux bien qu’il y ait là une production d’une grande virtuosité dans le développement systématique de l’analyse de Lacan, mais la question de savoir si les prémisses, c’est-à-dire la façon dont les éléments sur lesquels on joue sont correctement constitués, n’est pas soulevée. Or, je crois que c’est une question qui n’est pas simplement une question de polémique sur la théorie, je pense que c’est vraiment une question clinique, c’est-à-dire que c’est la question de savoir comment on attrape au juste ces fameux éléments, et comment on peut éventuellement avoir à l’égard d’un rêve ou d’une formation de l’inconscient, des moyens assurés non pas d’une pratique entièrement mimétique qui consiste à attraper n’importe quoi et à l’installer dans les schémas, mais à saisir de quoi il s’agit et en avoir effectivement l’usage. Or, on ne peut pas avoir l’usage de ce type de construction si on n’a pas une idée de la façon dont s’est construit, de la manière dont ça opère et dont s’est censé être opérant, c’est-à-dire de l’objet qui est véritablement en cause.

Je récapitule ici ce que j’avais dit la dernière fois.

Contre Widlöcher, j’avais avancé l’idée que le problème qui se pose et qui est encore plus éclatant dans ses travaux sur la dépression, travaux biologisant et cognitiviste d’une certaine manière, c’est que ce que Widlöcher appelle l’intentionnalité est un truc qui lui sert à remplacer la pulsion freudienne avec une biologie qui n’est pas une biologie imaginaire. Il a une conception de la pulsion qui est ramenée à l’action intentionnelle et qui lui permet de construire un schéma explicatif qui met au centre de la dépression – laquelle n’est pas une entité psychanalytique à proprement parler – le phénomène du ralentissement psychomoteur. Et c’est ce ralentissement, enraciné dans un ralentissement de type biologique, qui lui permet de dire ce qu’est l’intentionnalité, et le fait qu’il y a des phénomènes dépressifs qui sont d’ordre biologique, et que c’est pour ça qu’on peut leur donner des médicaments, et Dieu sait quoi encore. Je récuse absolument cette analyse de l’intentionnalité, dans la mesure où c’est une intentionnalité qui est rabattue d’entrée de jeu sur des finalités biologiques, alors que l’intentionnalité, ça n’est absolument pas ça. C’est une propriété grammaticale de certaines constructions. L’intentionnalité, ce n’est pas je ne sais quelle poussée finalisée qui fait fonctionner des appareils biologiques, neurobiologiques ou même si vous voulez sur un mode fonctionnel certains mécanismes neuropsychologiques. L’intentionnalité, c’est ce qui rend raison, c’est ce qui articule. L’intentionnalité, c’est ce qui fait qu’un signe réfère à un objet, c’est ce qui fait qu’un acte est à-propos, fait exprès, dans un ordre dans lequel il se déploie. L’intentionnalité, et c’est pourquoi je parle de la référence et du fait exprès dans l’acte, étant fondamentalement différente de ce qu’on appelle le plus souvent intentionnalité en France, c’est-à-dire une sorte de visée cogitative sur un mode husserlien, d’un ego ou d’une conscience qui est « conscience de » (de ses objets). Le fait que la conscience soit conscience de ses objets est un cas de l’intentionnalité, le rapport du signe à son référent, ou le rapport de l’acte à ce qui est produit par l’acte étant un rapport intentionnel qui n’a justement pas besoin de cette espèce d’incrustation dans un ego -source. Comme évidemment chez Widlöcher, ces notions sont des notions de type biologique – l’intentionnalité est quand même de l’ordre du vivant, des finalités du vivant -, on arrive très rapidement à des considérations sur le pré-discursif, sur l’idée d’un transfert par empathie, et sur l’idée de cette espèce de « co-pensée » qui descend en dessous du niveau verbal, et qu’il justifie de façon assez rusée d’ailleurs en la rapportant à toutes les problématiques héritées de Ferenczi et Melanie Klein, qui sont des manières de se tenir à distance de Lacan en réhabilitant la dimension pré-verbale du contre-transfert, etc.

Ce que j’avais donc proposé, c’est de relever le défi d’une analyse intentionnelle du désir, c’est-à-dire d’une analyse qui ne propose pas de manière entièrement dogmatique la réécriture du désir de façon à ce que ça rentre dans la chaîne signifiante, mais de faire levier des objections de Descombes et de Widlöcher en maintenant au contraire l’idée d’intentionalité du désir, et de proposer à titre de programme d’élucidation à la fois philosophique et psychanalytique, ce qu’est la grammaire logique des affects.

Ce que je veux dire par « grammaire logique des affects », c’est de dire que les affects – qui sont essentiellement ceux qui concernent la psychopathologie : la honte, l’angoisse, etc. – sont pris dans une construction verbale et un ordre logico-grammatical qui fixent en réalité ce que nous en appréhendons, et que ce sont certainement des quantités énergétiques des effets, des trucs qui chatouillent les boyaux, mais que ces choses qui chatouillent les boyaux sont fondamentalement prises à l’intérieur d’une grammaire, et qu’elles n’y sont définissables qu’en prenant finement compte de la structure intentionnelle de ces termes. Autrement dit, de la même manière que Husserl travaille sur la conscience en la cernant comme conscience de, comme conscience thétique se rapportant à des objets - et il définit donc un objet intentionnel comme l’objet dont j’ai conscience, en disant que c’est le propre de cette conscience intentionnelle de viser, de s’échapper vers l’objet qu’elle vise -, je travaillerai dans un registre assez comparable sur ce que c’est que l’angoisse de, la honte de, etc. en travaillant sur les prépositions. Les pré-positions, comme leurs noms l’indiquent - et les prépositions acceptables autour de ce vocabulaire des affects, l’angoisse de, l’angoisse pour, la peur de, l’effroi devant, etc.- définissent l’espace intentionnel à l’intérieur duquel ces affects sont pris, et d’une manière immanente.

Je crois que ça a deux conséquences de déplacer les choses ainsi. Ça nous ouvre sur des ressources interprétatives qui sont bien différentes je crois de celles qui magnifient voire idéalisent les vertus de la coupure ou de l’équivoque signifiante, ou du travail sur le signifiant et le signifié. Parce que c’est une chose tout à fait différente que je suggère, qui est d’indiquer comment la vie psychique peut être prise dans une combinatoire d’attitudes, d’attitudes indiquées par ce jeu des prépositions. Je n’ai aucun doute par exemple qu’on puisse rester aveugle des années durant, sur une expression qu’on va employer, du type « l’amour de ma mère », sans entendre que le de peut être un génitif objectif plutôt qu’un génitif subjectif, et qu’on peut raconter des tas de choses sans entendre qu’il suffirait de permuter le génitif objectif et le génitif subjectif pour être entièrement éclairé sur un certain nombre d’impasses de sa propre existence. Simplement, ce que je voudrai marquer, c’est qu’il est très difficile de dire par exemple qu’il s’agit dans le génitif subjectif - qui n’est pas entendu - d’un signifiant refoulé. Ce n’est pas en tant que signifiant qu’il est refoulé : ce sont des positions subjectives, et on ne va pas imaginer que c’est un usage objectif qui serait transporté dans un Autre lieu, un lieu inconscient. Il faut tout à fait autre chose à cet égard. C’est plus parlant dans les exemples que je vous ai donnés du patient dont je me suis occupé et par rapport auquel j’ai dû manger mon chapeau sur le plan diagnostic, sur la question de la honte. Lorsque vous avez un affect de honte, et qu’en fait cet affect de honte est rigoureusement le même en tant qu’affect, qu’il s’agisse de la honte de quelque chose, ou de la honte pour quelqu’un. Honte de et honte pour correspondent au même affect ! Si vous avez honte pour moi parce que je ne m’aperçois pas des contrepèteries que je fais, ce que vous ressentez, c’est physiologiquement – et c’est pour ça qu’on emploie le même mot - la même chose que si vous avez honte d’une tâche sur votre cravate, par exemple. Il y a des situations, et j’avais été impressionné par cette situation avec un patient, je vous le rappelle, où la honte de voir les parents copuler était en fait une honte pour les parents qui copulent. Simplement, il est extrêmement difficile de considérer qu’il y aurait un pour qui serait là comme un signifiant refoulé quelque part. Ce sont là des mutations subjectives qui se passent à un niveau différent de ce qu’on a l’habitude de fournir comme l’interprétation paradigmatique de la coupure, en disant qu’il y aurait un signifiant particulier qui serait refoulé.

Je crois aussi que ça aboutit à certaines choses importantes sur la prise en compte de l’asymétrie transférentielle, dans la mesure où je crois que ce n’est pas exactement le même que celle du sujet qui parle et du lieu vide de son adresse d’où lui revient en saine doctrine lacanienne l’organisation inconsciente de son dire. Il y a d’autres modalités d’asymétrie transférentielle qui ne virent ni dans la logique de l’empathie, du contre-transfert au sens anti-lacanien d’une sorte de primat pré-verbal affectif sur la parole, et qui ne soit pas non plus cette espèce de caricature, voire cette identification à un imaginaire de la théorie qui fait du silence analytique une sorte d’incarnation mythologique de la place vide de l’Autre, et où la parole ne serait qu’une sorte de parole tranchante censée faire choir l’objet (a) de la chaîne signifiante. Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire – se taire ou intervenir comme ça – mais je pense qu’à partir du moment où ce qui est en cause dans l’interprétation est d’un autre ordre que ce qui est déterminé par l’interprétation du dire analytique en terme de signifiants, et en particulier du modèle phonologique du signifiant où quelque chose serait fondamentalement de l’ordre de l’équivoque phonologique -, je crois que c’est un autre dispositif qui se met en place.

Bien évidemment – mais il y a quand même des imbéciles pour le croire -, jamais personne n’a pratiqué l’analyse en se contentant d’asséner des équivoques phonologiques à ses patients. Ce qui est fondamental, c’est ceci : c’est qu’il ne s’agit pas de faire apparaître des différences de signifiés, dans l’approche que je suggère, il s’agit de faire apparaître des différences de signification. C’est tout à fait différent. Ce n’est pas du tout une différence de signifiés qui émergent d’un jeu positionnel entre les signifiants, c’est une différence de signification qui émerge d’un emploi propositionnel distinct.

C’est pour cela que j’ai énormément valorisé chez Lacan les passages où il rappelle à partir des années 60 - chose que Widlöcher n’a manifestement pas admis -, que le fantasme a une signification. Il faut bien avoir un concept de la signification. Ce n’est donc pas une équivoque grammaticale qui nous donne accès à ce qui est en cause dans la signification et l’architecture intentionnelle spécifique de cette signification qui est dans le fantasme.

Alors, en tout cas, voyez que ce je vise - bien que je ne sache pas du tout si j’y réussis ou ce que je réussis à faire là -, c’est ouvrir de nouvelles oreilles. Je veux dire par là, qu’on puisse entendre un peu au-delà de ce qui était la première conception du signifiant chez Lacan, le type de problème qui s’est posé avec la notion d’acte et la notion de fantasme. Vous avez cette espèce de triptyque, acte-fantasme-angoisse, qui est au travail à partir des années 60, qui va d’ailleurs mener à l’invention de l’objet (a), on va voir comment, avec un travail non pas sur des signifiants comme « famillionnaire » ou des choses de ce genre, mais sur des propositions comme le cogito, par exemple, qui ont un agencement logique interne, qui vont être réécrites de différentes manières. Ça permet d’essayer de comprendre un peu quel type de déplacement s’opère dans sa manière de poser les problèmes. Parce que je crois que rétroactivement ça éclaire ce qu’on peut entendre devant certains propos qui nous paraissent être quelque fois des propos absolument décisifs dans une analyse, où nous nous rendons bien compte que ce n’est pas en terme de signifiant phonologique qu’on va cerner au juste ce qui est en cause et ce qui est absolument décisif pour un sujet dans tel ou tel type d’énoncés.

Je passe à ce sur quoi j’avais terminé la dernière fois, qui est une analyse du désir que j’avais construite de la manière la plus immanente possible comme un travail sur la grammaire logique du désir lui-même. J’avais terminé d’une manière spéculative en reprenant ce concept d’Elizabeth Anscombe introduit dans Intention en 1958, qui est celui de direction d’ajustement.

Vous vous rappelez qu’il y a deux types d’énoncés : les énoncés de croyance et les énoncés de désir. Les énoncés de croyance ont une direction d’ajustement qui va du monde à moi dans la mesure où croire quelque chose est toujours croire que quelque chose est le cas. Il est impossible d’entretenir une croyance en se disant qu’on va croire à quelque chose dont on sait que c’est faux, que ce n’est pas le cas. A l’inverse, la direction d’ajustement du désir, c’est de moi au monde. Autrement dit, qu’est-ce qui s’appelle un désir ? C’est de produire par son action une modification de l’état du monde qui est conforme au désir, tandis qu’on modifie sa croyance en fonction de l’état du monde qui s’impose à nous. Ce sont deux directions d’ajustement antagonistes. Or, lorsque j’avais analysé le concept de désir, vous vous rappelez qu’on avait buté sur une difficulté qui est une difficulté métaphysique extrêmement classique qui dure encore en philosophie morale, qui est la question de savoir comment on peut agir bien. Pour agir bien, comment peut-on avoir un moteur de son action qui soit conforme à une croyance rationnelle, par exemple ? Alors, pourquoi est-ce que c’est un problème éthique extrêmement délicat ? Parce qu’il semble bien que vous pouvez tout à fait avoir la croyance que tel type d’acte est bien, que vous êtes devant une possibilité concrète empirique de faire cet acte, et que donc, il faut faire cet acte. Et puis on ne fait rien… On ne fait rien parce qu’il nous semble assez intuitif en même temps que la croyance, par elle-même, constate les choses, mais qu’elle n’est certainement pas, en tant que croyance, quelque chose qui peut être un moteur de l’acte. En même temps, on a très envie de dire qu’une croyance est un moteur de l’acte.

Hume dit, que c’est justement la raison pour laquelle un désir est fondamentalement un désir aveugle. « J’ai faim » ou « j’ai soif » sont des désirs qui n’impliquent aucune espèce de représentation quelconque du monde, ce sont des états, et lorsque nous prétendons que nous avons agi moralement, c’est-à-dire que nous avons effectivement mobilisé un désir pour agir au nom de telle croyance, eh bien, dit Hume, nous ne faisons que rationaliser a posteriori une action elle-même aveugle procédant d’une qualité naturelle qui serait par exemple la sympathie (c’est important chez Hume et Adam Smith, son grand ami). Donc quelque chose qui est une sorte de mouvement affectif que nous rationalisons après coup, mais sans que ce nos conceptions morales soient véritablement les guides de notre action.

C’est extrêmement ennuyeux, parce que les exemples de désir que donne Hume, sont des désirs qui n’ont aucun contenu objectif, au sens où quand on dit « j’ai faim », on ne dit pas « j’ai faim de saumon » ou « j’ai faim de caviar ». Mais il est extrêmement douteux que tout ce que nous appelons en général du désir est un état vide de toute représentation d’objet. Par exemple le désir sexuel – au hasard… - est quelque chose qui semble bien porter, de manière assez intuitive, une représentation fort déterminée bien que floue ou extrêmement difficile à déterminer en terme de représentation et de croyance stable, de ce qui est désiré. Alors il en va de même avec le désir moral. Il est très difficile de dire que quand je veux faire du bien à autrui, je ne fais que rationaliser une sorte de mouvement de sympathie que je tartine ensuite d’un vocabulaire moral, religieux, etc., ce qui est bien sûr l’attitude de Hume et la raison de son indifférentisme sceptique à l’égard des religions, qui ne font que rationaliser une sympathie déjà présente dans l’ordre naturel.

Ces difficultés ont donné lieu au développement d’une conception très originale qui est dû à un type qui s’appelle Altham, qui est la conception des besires – qui sonne d’ailleurs comme « bizarre » en anglais -, qui est traduit par croisir. C’est-à-dire qu’il doit bien y avoir quand même des croyances qui sont motivantes par elles-mêmes, parce que ce que dit Altham, c’est que lorsqu’on distingue de manière humienne les croyances et les désirs, quand on les distingue comme ça, on prend une distinction modale pour une distinction réelle.

En effet, il est vrai qu’on peut produire des cas dans lesquels la croyance est totalement inerte : je crois qu’il faut donner de l’argent à un pauvre, il y a un pauvre devant moi, et je conclus que je dois donner de l’argent au pauvre, et ensuite je passe mon chemin. J’ai tout conclu, tout cela est parfaitement inféré, sauf que je ne fais rien... Simplement, tous ces exemples-là sont suspects. Ce serait difficile de dire qu’après tout, est-ce que ce n’est pas une rationalisation de mon indifférence, c’est-à-dire que je ne veux tout simplement pas, que j’ai une croyance motivante de garder mon argent pour moi, et c’est pour ça que je ne lui donne pas d’argent. Autrement dit, la possibilité d’analyser d’un côté la croyance et de l’autre côté le désir comme s’il n’y avait pas fondamentalement quelque chose de mixte, qui est un croisir, ou une croyance motivante, paraît phénoménologiquement suspecte.

Le problème avec le croisir, c’est que si c’est une solution, c’est une solution miraculeuse, comme disent les philosophes de l’esprit, parce qu’évidemment, c’est un mot qui réconcilie tout et qui permet de résoudre le problème, mais peut-être n’est-ce qu’un autre nom du même problème. Alors Altham explique un certain nombre de choses là-dessus. C’est qu’un croisir, c’est un état de désir qui est justement celui de faire ce qui est approprié à ce que je crois de la situation. Altham dit bien que ça n’a d’usage qu’en matière éthique. Je ne peux pas croisir que les carrés ont quatre ou trois côtés, parce que justement la croyance est toujours supposée déjà vraie. Donc les états du monde à l’intérieur desquels j’ai des croisirs sont des états du monde qui sont déjà le cas. Dans le croisir, la croyance est présumée vraie, et ce qu’on veut c’est que, étant supposée vraie, cette croyance guide et motive de manière appropriée le désir. Ça veut dire aussi que croisir que p, ce n’est pas croire que p et désirer que p. Ça ne peut pas être une croyance à laquelle on ajoute un désir : il faut que ce soit rigoureusement les deux ensemble, parce qu’il n’est pas imaginable que dans une conjonction - une conjonction au sens du calcul des lois de Morgan - qu’il puisse y avoir un terme faux et l’autre vrai, et la résultante vraie. Un exemple de croisir, c’est par exemple « je croisis qu’il faut aider son prochain à mourir ». C’est un exemple qui est assez parlant, parce que « je croisis qu’il faut aider son prochain à mourir » est bien soumis à un état du monde qui pourrait faire que je renonce à mon croisir. Si par exemple j’apprends que la personne que j’ai aidé à mourir a été prise dans un complot plus ou moins pervers pour se suicider pour en faire hériter une troisième, je vais corriger mon croisir en fonction de l’état du monde extérieur. Ce qui permet de voir un peu ce que veut dire Altham avec l’idée de croisir, c’est que nous avons de fait un travail qui consiste à rechercher activement dans les choses l’aspect motivant, un peu comme lorsque nous disons, « vu comme ça, alors oui ». Quand on dit « vu comme ça, alors oui », on met en œuvre une sorte de conséquence qui fait que si est donné tel état représentationnel du monde, alors ça implique automatiquement une sorte d’action conforme à la situation telle qu’elle se présente.

Le problème du croisir, c’est que ce n’est pas forcément quelque chose qui est un remède à tout, parce que ça achoppe sur une difficulté classique, qui est celle de l’action akratique, celle où je connais les meilleures raisons d’agir, et que néanmoins je n’agis pas en fonction de cela.

Tout excès d’alcool nuit à la santé

Or c’est mon dernier verre.

Qu’est ce que vous concluez, dans un syllogisme pratique de ce genre : vous buvez ou vous ne buvez pas ?

On voit très bien que la manière de construire l’aspect sous lequel on voit le dernier verre, est certainement motivant, mais motivant dans un sens ou dans un autre, ça ne résout pas le problème de l’akrasia. Je crois que c’est quand même intéressant, parce que dans les polémiques sur l’existence ou la non-existence du croisir, la question de l’action akratique, de l’incontinence ou de la faiblesse de la volonté - le fait de ne pas faire ce qu’on devrait faire alors qu’on a les meilleures raisons du monde -, c’est qu’on voit bien, dans l’action akratique, que ce qui est en cause, et c’est ça qui est intéressant avec le croisir, ce n’est pas la dimension de croyance, ce n’est pas l’aspectualité. Ce qui est en cause dans le croisir, c’est le désir qui est en amont de la croyance. La question ne se pose pas ailleurs qu’au niveau du désir. Et donc la présence réelle d’un désir qui fait l’efficacité du concept, à l’intérieur de ce dispositif de la croyance, s’avère dans l’akrasia être en fait non seulement une croyance interne englobée dans le désir, mais une sorte de primat du désir.

C’est pourquoi, si le croisir est un « croire désirer », un « croire désirant » d’une certaine manière, je propose de construire le concept symétrique de désoyance, qui serait un désir croyant qui aurait des propriétés symétriques, qui serait un désir qui a un contenu représentatif potentiel. Autant le croisir avait un contenu motivant potentiel, autant cette fois le désir a un contenu représentatif potentiel en esquisse. D’autre part, autant le croisir était ordonné à la vérité d’une croyance, puisque je renonce à mes croisirs lorsque j’apprend que l’état du monde n’est pas ce que je croyais – je suppose vraie la partie croyance dans un croisir – de la même manière, dans la désoyance, nous allons supposer satisfaite la partie désir. Et je crois que ce que j’appelle la désoyance, c’est précisément ce qu’on appelle en anglais le wishfull thinking, c’est-à-dire l’attitude mentale très particulière et je crois irréductible qui consiste à prendre ses désirs pour des réalités. Désoir, ou avoir une désoyance, c’est prendre ses désirs pour des réalités. Prendre ses désirs pour des réalités, c’est faire apparaître que dans les désirs, il y a cette capacité potentielle à produire un état du monde qui est éventuellement halluciné – comme une hallucination de souhait – qui fait qu’à l’intérieur du désir, vous pouvez attraper quelque chose comme la potentialité représentative du désir qui va représenter, donner à croire que le monde est dans un état qui satisfait le désir. C’est ça qu’on appelle « prendre ses désirs pour des réalités », et je crois que ce n’est pas du tout un état mental qui est une complication, un mélange compliqué de croyance et de désir.

C’est pour ça que je propose le terme de désoyance. Je pense qu’il est tout aussi nécessaire d’avoir la désoyance ici, que pour rendre compte de l’acte moral par exemple vous avez besoin d’une certaine manière de quelque chose comme le croisir. Autrement dit, nous ne sommes pas là en train de fabriquer des monstres verbaux ; pour rendre compte d’un certain type de phénomènes, on est obligé d’avoir ce rapport-là. Je crois que ce qui parle également en faveur de cette idée – je n’ai pas d’arguments en forme, évidemment, je vous expose un concept donc je ne peux pas prouver sa validité intrinsèque -, c’est qu’il est difficile d’imaginer un croisir, c’est-à-dire un désir motivé par une croyance d’ordre éthique, sans la possibilité inverse, c’est-à-dire d’avoir un désir qui puisse avoir un contenu représentatif. Il y a un balancement dialectique qui me paraît indispensable entre croisir et désoyance. Autrement dit, si vous avez la possibilité d’avoir une croyance qui est réellement motivante – un croisir – vous devez aussi avoir un désir potentiellement représentatif.

Contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer, nous sommes très près de Freud.

Je vous rappelle que Freud propose deux solutions, en 1915, au refoulement : soit la fuite, soit le jugement de condamnation - on pourrait aussi penser au changement de but de la pulsion avec la sublimation, mais il ne la mentionne pas. En tout cas, il parle soit de la fuite, soit du jugement de condamnation.

Or, par définition, un jugement de condamnation, est un croisir, et il ne saurait y avoir un tel croisir s’il n’y avait pas une désoyance au niveau du refoulement (du désir refoulé). Je vous laisse réfléchir à ce point. Certes ce n’est pas très intuitif, parce qu’en plus j’emploie des mots qui n’existe pas, donc c’est un peu troublant, mais je pense que ce qui fonde conceptuellement, intrinsèquement, l’idée que dans la grammaire du refoulement, on est bien amené à une solution au refoulement qui est un jugement de condamnation, c’est bien ça. Je vous signale que la fuite ne peut être qu’une conséquence d’un jugement de condamnation. C’est très difficile d’imaginer que la fuite peut avoir lieu devant un objet externe : le propre du refoulement est qu’il a lieu devant un objet interne qu’on ne peut fuir. Donc on peut fuir les sources qui accroissent l’excitation, mais tout cela est vain s’il n’y a pas d’abord ce primat du jugement de condamnation. C’est-à-dire que la véritable solution, c’est un jugement de condamnation, la fuite n’étant qu’une application ponctuelle pour remplacer le refoulement d’une manière qui soit moins pathologique. En tout cas, je crois que l’articulation refoulement / jugement de condamnation fait sentir quelque part la balance dialectique de ce que j’appelle le croisir et la désoyance.

Prenez cela au niveau de la vie fantasmatique. Quel est le contenu représentatif du désir dans la désoyance ? Je crois qu’on peut très bien le percevoir avec l’idée qu’au fond, lorsque je dis « c’est pas vrai », pointe ce que je ne veux pas croire, mais qui néanmoins se présente à moi sur un mode qui peut être particulièrement anxiogène, mais d’une forme de certitude qui est typiquement celle dont l’obsédé témoigne.

Pourquoi est-ce que j’insiste autant sur le contenu représentatif potentiel dans le désir ? C’est qu’autant une croyance est déterminée - c’est une croyance en quelque chose, en un objet, la croyance a un objet intentionnel particulièrement déterminé -, la hantise, le fantasme que, la rêverie semi-consciente que, ont un caractère essentiellement sous-déterminé. Comme le faisait remarquer Lacan sur la Traumdeutung – et c’est une chose qu’il ne faut jamais perdre de vue -, les rêves sont causés par des désirs refoulés. C’est mal traduit en français : dans mon commentaire, j’avais pointé – et Lacan fait à mon avis référence à ça -, c’est que toutes les formules de Freud utilisent des formules indéterminées. C’est-à-dire : il y a du désir qui est cause, mais on n’identifie jamais le désir qui telle une boule de billard percutant la deuxième percutant la troisième, serait l’agent causal au sens d’un individu mental de désir, qui provoquerait dans une cascade d’événements, un certain nombre d’effets. « Le désir dans un rêve », « Le désir moteur »… Mais il n’y a pas de « le » ! Ce qu’on désire croire – car on croit à ce qu’on se représente en rêve, c’est pour ça que je parle de désoyance dans le rêve, c’en est une propriété absolument essentielle.

Dans des tas d’hallucinations neurologiques, par contraste, les gens voient des choses, mais ils n’y croient pas. Par exemple dans l’hallucinose de Wernicke, qui est une hallucinose toxique, les gens voient des petits bonhommes qui courent sur les meubles, mais sans y croire, alors que l’hallucination psychotique, et c’est un critère important, est une hallucination à laquelle le psychotique croit –, ce qu’on désire croire n’est rien en dehors des différentes façons de voir, des différentes aspectualisations manifestées par le rêve, dans le rêve, et également, vous vous rappelez chez Freud, dans les hallucinations postérieures, puisque quand on associe sur un rêve, c’est toujours le même désir qui vient répéter les mêmes résistances dans les associations postérieures au rêve. C’est ce qui fait que le désir n’est même pas un événement antérieur provoquant comme dans un processus neurophysiologique une imagerie mentale, puisque le désir est toujours agissant, même dans les commentaires et les associations postérieures sur le rêve.

 

*

 

A partir de ce que je viens vous raconter, je voudrais avancer sur la question de l’angoisse, en traitant comme j’ai traité le désir, l’angoisse sur un mode intentionnel.

Je crois que c’est un affect, l’angoisse, qui de manière exemplaire, est potentiellement représentatif, au sens où lorsque vous êtes angoissé, vous devez être angoissé de quelque chose, mais ce de quoi vous êtes angoissé, justement, manque. Avec un effet très particulier, qui est que toute réflexion sur l’incapacité à cerner l’objet de l’angoisse accroît l’angoisse. Le bon procédé pour faire déjanter un môme, c’est de lui demander « de quoi tu as peur ? » : plus il va essayer de cerner l’objet, plus la panique va le gagner. Autrement dit, la dimension de Vorstellen, de représentation, qui est dans cet affect-là, fonctionne exemplairement à vide. Lacan le dit sur le mode paradoxal que vous connaissez : l’angoisse est la présentation de l’objet (a), puisque justement l’objet (a) ne se présentifiant jamais, tout ce à quoi vous avez affaire est à un trou, le trou de l’imprésentable du désir lui-même. Lorsque Lacan dit que l’angoisse « n’est pas sans objet », il essaie justement en utilisant cette figure du « pas sans objet » de faire entendre - sauf qu’il le donne comme une métaphore ou une image, tandis que moi je le prends grammaticalement extrêmement au sérieux, c’est-à-dire que c’est la négation d’une proposition, c’est effectivement la substance même de l’angoisse, et non pas une belle façon de se faire comprendre en image : c’est à mes yeux le fonctionnement prépositionnel qui nous indique le rapport particulier qui fixe l’intentionnalité du concept d’angoisse – qu’on ne sait pas ce qu’il y a.

Alors, pourquoi est-ce que je dis que l’angoisse est le cas central de désoyance ? Parce que justement, vous avez d’un côté une dimension de certitude interne : l’angoisse est une attitude épistémique, c’est quelque chose comme le savoir d’un objet qui ne se présente jamais comme remplissant mon attente, mon attente de connaissance, et cette certitude est précisément celle qui passe dans l’acte, dit Lacan, au sens où il n’y a pas de passage à l’acte sans angoisse paroxystique préalable, tout passage à l’acte est réponse couplée avec une attaque d’angoisse, et où justement dans le passage à l’acte, ce qui se décharge est toujours comme dit Lacan, le sujet identifié à l’objet du désir. Et le paradigme du passage à l’acte, c’est chez Lacan la défénestration : le sujet se passe lui-même en dehors du cadre.

Je voudrai travailler un peu sur cette angoisse, en prenant au sérieux le « pas sans objet », en prenant au sérieux la structure intentionnelle de l’angoisse. Et pour ça, je vais prendre quelque référence chez Laplanche. Je suis peut-être obligé de rappeler, pour certains d’entre vous qui ne l’ont jamais lu, ce qui est l’hostilité intrinsèque de Laplanche à Lacan, bien que ce soit un de ses anciens patients, formés par Lacan, c’est une formule que vous avez peut-être déjà repérée chez Lacan parce qu’il revient dessus en insistant souvent, c’est que le langage est la condition de l’inconscient, tandis que l’hérésie laplanchienne consiste à dire que c’est l’inconscient qui est la condition du langage. Et à peu près tout, toute la structure théorique de ce que Laplanche a ensuite dévidée, et à l’intérieur de quoi se construit sa fameuse théorie de la séduction, est une tentative de rester freudien, il insiste beaucoup là-dessus, en maintenant l’antériorité de l’inconscient sur le langage : c’est-à-dire qu’il y a un ça avant le moi, il y a un inconscient avant le préconscient, qui est des traces verbales investies pulsionnellement, et toute la métapsychologie, la conduite de la cure, etc., qui met le signifiant au principe de la pratique comme de la théorie chez Lacan, est essentiellement déplacée et mise dans une position subordonnée par rapport à l’inconscient. L’inconscient investit des signifiants, et le signifiant n’est pas un moyen de reconstruire complètement la notion d’inconscient.

Ça repose - et j’insiste sur ce point parce que Laplanche n’est pas le traître ou le crétin que vous verrez dans la littérature lacanienne - sur une critique particulièrement fine de ce sur quoi achoppe Lacan. Et ce sur quoi achoppe Lacan nous concerne, puisque, dit Laplanche, c’est la métonymie. Lacan insiste pour dire que dans « j’ai vu trente voiles », ce n’est absolument pas parce que la voile est une partie réelle du bateau qu’on voit trente voiles, mais que c’est parce que « voile » est une partie signifiante du syntagme « bateau à voile ». C’est d’un convaincant... Donc Laplanche enfonce le clou en disant qu’on peut dire tout ce qu’on veut sur les métaphores au sens de la métaphore surréaliste qui produit « la terre est bleue comme une orange », etc., qui produit des effets de signifié, mais comme on a besoin de coupler la métaphore et la métonymie, l’échec d’une construction strictement signifiante de la théorie freudienne par Lacan pointe au niveau de la métonymie. Il faut bien supposer qu’il y a déjà une partialisation des objets, c’est-à-dire qu’on puisse avoir des objets partiels dans la réalité psychique, pour qu’ensuite il y en ait éventuellement une expression métonymique. Tandis que ce que Lacan pris de manière dogmatique tendrait à dire, c’est que si nous avons des objets partiels, c’est parce que c’est un effet métonymique de la chaîne signifiante que de découper des totalités imaginaires par cette figure qui repousse toujours l’objet fuyant, l’objet qui reste à dire, etc.

Ça a des conséquences importantes dans l’exégèse des textes fondamentaux de Freud, puisque ça veut dire qu’il y a une théorie des objets partiels (et en particulier de ce qu’il appelle des « objets-source »), chez Laplanche, qui reste irréductible à l’économie signifiante. Lorsqu’il lit l’homme aux rats, par exemple – et je vous montrerai ça l’année prochaine peut-être -, il dit que l’explication que Lacan donne de l’homme aux rats par circulation de la dette symbolique dans le mythe individuel du névrosé – texte que j’avais commenté il y a quelques années – l’explication qu’il en donne uniquement en référence au problème de la transmission symbolique du père, la construction de la dette, etc., est totalement incapable de rendre compte des rats, et de la transformation des rats en excréments, des excréments en enfants, des enfants en argent, etc., lesquelles choses ne sont pas des produits des déplacements de la chaîne signifiante, mais in-sistent et ex-sistent en dehors de cette chaîne signifiante.

Donc vous voyez qu’en fait Laplanche n’est pas du tout quelqu’un qui met les choses à l’envers pour produire n’importe quoi, c’est véritablement quelqu’un qui essaie d’attraper sur un point de fragilité qui est curieusement le même que l’explication du rêve de la belle bouchère - la production de l’objet métonymique dans le déplacement signifiant -, une faiblesse argumentative qu’il retourne contre Lacan en disant qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la théorie du signifiant, et dans le primat du signifiant. C’est pour ça que je me permets de faire ce parallèle : de la même manière que vous avez la possibilité d’une destruction comme celle qu’on a vu de l’interprétation lacanienne du rêve de la belle bouchère, le même problème est curieusement autour de l’objet qui reste à dire, c’est-à-dire de celui de la perte originaire, qui va servir de point d’accroche au phallus négativé sur l’image-reflet, de l’objet non spéculaire, tout ce problème de l’objet qui choit est chez Laplanche systématiquement rapporté à autre chose qu’à un effet de chute sur la chaîne signifiante. Ça doit in-sister par soi, et c’est ce qu’il appelle l’objet-source, qui lui permet de construire une théorie psychanalytique particulière, justement celle de la séduction, donc de la présence de l’objet-source à des endroits particuliers de l’appareil psychique.

Laplanche, dans sa conception de l’angoisse qu’il développe dans les années 70, construit la notion d’angoisse en essayant de montrer son contenu psychique inconscient, et son économie psychique propre, lui semble-t-il en dehors de ces effets très particuliers de relation à l’objet, que Lacan lui essaie d’attraper à travers la fameuse formule « l’angoisse n’est pas sans objet » - puisque c’est l’objet (a) qui est à la fois trou et présence du désir, qui est cet objet dont l’angoisse est « pas sans ». Il s’appuie sur des textes, il s’appuie sur le petit Hans en particulier dans l’angoisse, et il montre bien que chez Freud vous avez trois figures connexes. Vous avez donc Angst, l’angoisse, et il rappelle très bien que l’angoisse en allemand, est Angst vor, c’est-à-dire que c’est toujours construit avec cette préposition qui est structuralement intentionnelle, et il raconte également qu’il y a toute sorte d’expression qu’emploie le petit Hans – « ich habe Angst vor », qui est parfois traduit en français par « j’ai peur de » parce qu’on ne peut pas dire « j’ai angoisse de » - mais Angst a un champ sémantique que nous sommes obligés de traduire par « peur » dans certains cas. Mais la peur à proprement parler, c’est Furcht, qui est une peur de l’objet. Autrement dit, il n’y a pas de peur sans qu’on puisse dire de quoi on a peur. Si on vous dit « de quoi vous avez peur ? », il n’y a pas de problème, si on vous dit « de quoi vous vous angoissez ? », vous levez les yeux au ciel en répondant quelque chose comme « si on pouvait savoir, on n’aurait que peur ! ». Ça, c’est important, parce qu’à partir du moment où vous donnez l’objet, l’angoisse descend d’un cran. Or, à partir du moment où on ne sait pas si on sait de quoi on a peur, la peur se teinte d’angoisse. Si vous savez de quoi vous avez peur, vous avez peur. Si vous croyez que ce qui vous fait peur était l’objet, le simple fait de croire – c’est ça que j’appelle l’analyse logico-grammaticale d’un concept – fait que vous avez affaire à une peur qui est en réalité teintée d’angoisse. Ce qui montre bien l’affinité fondamentale de l’angoisse avec la croyance et son antagonisme avec le savoir : la seule chose qu’on sait dans l’angoisse, c’est qu’on est angoissé.

Le terme symétriquement antagonique qui permet par variation de construire tout cela, c’est l’effroi : Schreck. L’effroi qui est utilisé dans le concept de névrose traumatique - on emmène d’ailleurs curieusement les enfants voir Shrek au cinéma – est un processus qui est à la fois et de manière bien paradoxale un processus d’effraction et un processus de décharge. L’effroi, c’est très étrange et ça donne la géométrie particulière de la décharge instantanée dans le trauma, est à la fois quelque chose qui vous saisit et à la fois quelque chose que vous déchargez au moment même où ça vous saisit. Avec un effet de déstructuration : le cri d’effroi ou la réponse physiologique à l’effroi est une décharge de l’effroi. Vous avez la dimension d’effraction, et cette dimension d’effraction est indémêlable de la dimension de décharge de la surcharge que provoque l’effroi.

Vous avez ensuite tout un ensemble de dispositif intermédiaire. Vous avez l’angoisse de la deuxième théorie de l’angoisse – Inhibition, symptôme, angoisse – qui se situe entre la peur et l’angoisse, qui est l’angoisse-signal, l’idée que l’angoisse est toujours le signal d’une angoisse pire à venir. Et que dans le moi, au moment où Freud installe l’angoisse dans le moi dans sa deuxième théorie, l’angoisse est réappropriée par le moi comme un signal qui lui permet d’éviter un surcroît d’angoisse. Le même mécanisme a lieu avec la douleur, parce qu’elle fonctionne toujours comme signal d’une plus grande douleur à venir. L’angoisse-signal montre comment ce à quoi l’angoisse nous prépare, ce n’est pas exactement à l’objet, mais au halo dangereux qui est la possibilité de l’objet. Il y a un halo dangereux autour de l’objectal, on peut dire le dire comme ça, quelque chose qui va se produire, et l’angoisse ne prépare à aucun objet, l’angoisse-signal est construction de ce halo périlleux qui est préparation au danger et non pas préparation à l’objet.

Laplanche, en analysant le petit Hans, fait plusieurs hypothèses qui sont très fécondes en utilisant cette notion surarticulée de l’angoisse.

Il fait remarquer que Freud - et il s’en est mordu les doigts, c’est le cas de le dire - plaque sur l’image du cheval qui mort, l’image du père qui châtre. Superposition. Laplanche fait remarquer qu’il y a quelque chose qui n’a va pas très bien dans les données, et que Freud repère extrêmement bien. Je vous cite ce petit passage :

« Le 3 avril, le petit Hans arrive de bonne heure dans mon lit, tandis que les jours précédents il n’y était plus venu et semblait même fier de cette retenue. Je demande : « Pourquoi donc es-tu venu aujourd’hui ?»

Hans – Quand je ne suis pas avec toi, j’ai peur ; quand je ne suis pas au lit avec toi, alors j’ai peur. Quand je n’aurai plus peur, je ne viendrai plus.

Moi – Tu m’aimes donc, tu as peur quand tu es dans ton lit le matin, et c’est pour ça que tu viens me trouver ?

Hans – Oui. Pourquoi m’as-tu dis que j’aime maman et que c’est pour ça que j’ai peur (parce que le père lui a servi de l’Œdipe à la pelle), quand c’est toi que j’aime ? ».

« Freud commente aussitôt ce passage, dit Laplanche, et relève à juste titre l’ambivalence des sentiments de Hans à l’égard de son père. Son amour, qu’il affirme ici d’une façon extrêmement nette homosexuel, « ce n’est pas maman que j’aime, c’est toi mon père », mais Freud ne souligne pas cet aspect d’Œdipe inversé, mais aussi, l’hostilité latente de cette scène. Celle-ci s’élucide d’ailleurs un peu plus loin puisque le petit Hans va dans le lit du père pour vérifier que celui-ci n’est pas parti, et ce parce qu’il craint de l’avoir lui-même chassé d’auprès de la mère (puisque c’est un couple qui va très bien, ils font lit à part, les parents !). Il va donc se rassurer de son angoisse d’avoir par sa faute perdu le père (car ils font lit à part, mais c’est le gamin qui est en analyse. Bon ça, ce n’est pas dans Laplanche…). Ce qui amène Freud à conclure ainsi cette phrase concernant le père :

« Cette partie de l’angoisse liée au père a deux composantes : la peur du père, et la peur pour le père. La première dérive de son hostilité contre son père, donc comme peur de vengeance dérivant de l’agression contre le père (là, c’est le cheval qui mord). La seconde, du conflit de la tendresse, ici exagérée par réaction, avec l’hostilité. La peur du père vient de l’hostilité envers le père, la peur pour le père vient de l’ambivalence, c’est-à-dire du fait que le père est non seulement haï, mais aimé ».

Vous voyez le jeu des prépositions : il est freudien, déjà.

Laplanche fait une remarque sur le texte de Freud en se demandant si Freud va assez loin. On peut même se demander si la peur du cheval ne se développe pas uniquement sur le fond, et par contraste avec, dit-il, un père insuffisamment redoutable. L’option, pour simplifier, serait la suivante : ou bien l’angoisse du cheval survient en déplacement d’une peur réelle (c’est-à-dire la peur du père castrateur), ou bien l’angoisse du cheval tire son énergie de l’amour pour le père, et cela en l’absence d’une peur réelle (simplement parce que ce père-là n’a pas l’air de mordre très fort, vu qu’il ne couche pas dans le lit de maman). Ce qui fait voyez la dimension fondamentale de suppléance, je trouve que c’est une remarque très fine, qui tient compte d’une chose simple : que peut bien faire ce père à faire psychanalyser son gamin ? C’est quand même la question fondamentale de Hans et du père de Hans, alors qu’on sait par le destin de Hans dans l’appendice que les parents ont divorcé, et on sait ce qu’il en est advenu du devenir de cette phobie infantile dans le psychisme de Hans, futur musicien, homosexuel, je crois, etc.

Ce qui me paraît intéressant là-dedans, c’est ceci : c’est la bascule prépositionnelle sur la peur : peur du père, peur pour le père. L’affect est le même, la représentation change, la direction de visé change. Ce n’est peut-être pas suffisamment souligné par Laplanche : la texture du sujet de la peur. Parce qu’avoir peur pour le père, c’est une modalité d’identification. Il faut quand même marquer ce point, ça fait partie de la grammaire logique de la préposition pour devant les verbes affectifs : s’angoisser pour, avoir honte pour, pro, c’est littéralement à la place de en latin. Autrement dit, vous avez là tout un dispositif d’identifications particulières qui sont véhiculées par la grammaire de ces verbes affectifs. Le rôle du symptôme phobique, et c’est bien vu je dirai psychanalytiquement et cliniquement par Laplanche, c’est de suppléer à la défaillance du père, c’est de s’identifier à quelque chose qui serait suffisamment « mordant » pour parer à l’amour pour la mère. Avec le fait qu’il restera toujours une cicatrice de cette phobie dans l’évolution de l’enfant. Cicatrice de cette phobie d’enfant qui est la condition de l’utilisation de l’affect pour soutenir l’identification paternelle dans une logique spéciale. Voyez ainsi ce que j’appelle la logique des pré-positions : les « de », « pour », etc., sont des éléments qui permettent de cerner les différentes modalités du rapport intentionnel à l’objet. Et Freud ne s’est jamais privé de les utiliser.

Je crois qu’on peut aller plus loin. Prenez l’angoisse. L’angoisse est également un de ces termes affectifs qui admettent la déclinaison angoisse de / angoisse pour. Or, je crois que chaque fois, c’est l’hypothèse que je vous propose, chaque fois que nous travaillons sur ces termes affectifs, les prépositions permettent de cerner la réalité même du fonctionnement émotionnel et psychique, c’est-à-dire les lignes d’identification, les lignes de mise à distance de l’objet, etc. Ce que j’essaie de vous montrer, c’est la vie prépositionnelle de ce vocabulaire affectif. Prenez par exemple l’effroi : on ne peut pas avoir de l’effroi pour quelqu’un. Et c’est même difficile de dire qu’on a de l’effroi de quelque chose : on a de l’effroi devant quelque chose. Il y a véritablement comme ça une dimension d’extériorité et même d’effraction qui est posée. Je fais cette remarque en passant. Mais l’angoisse ? L’angoisse peut être de quelqu’un ou de quelque chose. En revanche, l’angoisse ne peut être que pour quelqu’un. Elle ne peut pas être pour quelque chose. Il y a quelque chose de comparable avec la honte. La honte peut être la honte de quelqu’un, ou la honte de quelque chose. C’est-à-dire que quand c’est la honte de, c’est toujours la honte d’un objet, c’est la personne qui est traitée comme un objet. En revanche, il ne peut pas y avoir de honte pour quelque chose. Même structure d’identification. Et pourtant, quand vous faites ces parallèles avec « de », « pour », « quelqu’un » et « quelque chose », vous avez une différence amusante qu’avait remarquée Ruwen Ogien : c’est que je peux avoir honte de moi, mais que je ne peux pas avoir honte pour moi. Il y a des espaces exclus. Eh bien moi, j’ai pensé que quand même, si. Je crois qu’on pourrait dire que la mélancolie, la mélancolie freudienne, est le cas où le sujet a honte pour lui. Ce qui est beaucoup plus fort que la honte de ce qu’il a fait, etc. Même si un mélancolique dit « j’ai honte de moi », cette chose étrange que Freud appelle « l’ombre de l’objet tombée sur le moi », je le gloserais volontiers en disant « j’ai honte pour moi ». C’est-à-dire que l’image idéale à quoi je pourrai me soutenir, cette image idéale même est tombée et perdue. C’est donc par rapport à la dynamique de l’identification à l’idéal du moi que la honte pour moi me paraît marquer le fait mélancolique.

Si vous faites attention aux types d’identification, ils sont ici distincts : avoir peur pour quelqu’un, ce n’est nullement se confondre avec quelqu’un. En revanche, s’angoisser pour quelqu’un, c’est quelque chose qui est fondamentalement confusionnant, qui entraîne une forme de délimitation, de désidentification qui fait que lorsqu’on parle de l’angoisse et qu’on la distingue de la peur en ne mettant l’accent que sur l’objet, on parle de l’angoisse de et de la peur de, mais si vous mettez aussi la dimension de la peur pour et de l’angoisse pour, vous voyez qu’il y a une dimension subjective au niveau de l’identification qui n’est nullement relevée par Freud ni par Laplanche, mais qui est tout aussi présente, et qui indique des différences non seulement au niveau du rapport à l’objet – absence d’objet dans l’angoisse et présence d’un objet dans la peur – mais des modifications aussi au niveau de la personne.

Je vous le fais remarquer, parce que c’est le cas dont j’avais longuement discuté, qu’avoir honte pour l’autre est peut-être pour cette raison la défense la plus radicale contre l’angoisse pour l’autre. Il me semble que c’est un des points les plus fondamentaux de la résistance dans la névrose obsessionnelle. Je crois que si dans un certain nombre de cas de névroses obsessionnelles, il ne s’agit pas de culpabilité mais bien de la honte (la honte n’est pas la culpabilité, et il y a tout un travail à faire sur la honte dans la névrose obsessionnelle) la honte est un moyen de parer à l’angoisse pour l’autre, et en particulier à l’angoisse pour la mère.

Je suis certain que ce n’est pas verbal. Ce jeu de prépositions est authentiquement un jeu de constructions intentionnelles, je crois qu’il s’agit de la visée d’un objet. Ces prépositions ont un contenu de visée, ont un contenu intentionnel, et elles déterminent des attitudes subjectives. Ce ne sont pas des permutations de de et de pour comme des signifiants, ou comme on pourrait permuter les lettres dans une séquence. C’est pour ça que j’ai rajouté quelque chose au tableau, ici, qui est une case vide. C’est que je crois ceci.

 

Angoisse (intentionnalité, objet = ?)

 

Peur (intentionnalité, objet déterminé)                                                                ?

 

Effroi (non-intentionnel, réaction émotive)

 

C’est que si vous remplissez de manière combinatoire ce dont il s’agit, l’angoisse est un état affectif intentionnel où l’objet est égal à x. La peur est un état intentionnel où l’objet est déterminé. L’effroi est un état qui n’est pas intentionnel : c’est l’effroi devant quelque chose, c’est un état de fait, ce n’est pas une intentionnalité, c’est un état psychique, une émotion pure qui n’a pas d’objet, qui ne vise rien, qui n’est donc ni intentionnel affectif, ni objectal. Il devrait donc y avoir, et il y a bien sûr, quelque chose qui serait un état affectif intentionnel qui serait une manière d’éviter l’angoisse, de sortir de l’angoisse, non pas en lui donnant un objet, mais en supprimant activement la possibilité même qu’il puisse y avoir un objet. L’angoisse est toujours hantée : il y a une angoisse de quelque chose, l’objet angoissant est fantomatique. Ce qui pourrait être une manière de se défendre contre l’angoisse, c’est d’altérer cet état au niveau justement de sa capacité même à représenter quelque chose comme un objet.

Eh bien je crois que ça, ça définit l’unheimlich. Ça définit l’unheimlich, c’est-à-dire le sentiment du surnaturel : ça a quelque chose d’angoissant, et en même temps il ne peut y avoir rien du tout, il ne peut y avoir rien du tout qui serait l’objet de cette angoisse. Et dès que ça apparaît, le procédé même de fabrication de l’unheimlich, du surnaturel, vise à rendre tout objet qui apparaîtrait en lieu et en place de l’objet d’angoisse cocasse, incompréhensiblement là, bizarre, ne répondant pas aux fonctions de ce que devrait être véritablement l’objet d’angoisse, etc. Et ceci, jusqu’au comique. L’unheimlich, c’est pour ça que je veux terminer sur Kafka, l’obsessionnel archétypique, on ne sait pas ce qui cloche, quelque chose cloche, et ça peut éventuellement provoquer le rire.

Je vais arrêter parce qu’il est onze heures moins vingt, et je parlerai de Kafka la prochaine fois… non, ceux qui sont venus uniquement pour Kafka, je ne voudrais pas leur faire un coup pareil !

Je voudrais pointer ceci : qu’est-ce que c’est que l’écriture de Kafka, sinon quelque chose dont on sait par les gens qui y ont assisté, que lorsqu’on écoutait Kafka raconter ses histoires, il était très courant qu’on soit pris d’un éclat de rire inextinguible. Et je crois qu’il y a un type de comique qui n’est pas isolé correctement par Freud dans le Witz, qui est le rire d’angoisse. Je crois que si vous avez déjà vu un très grand obsessionnel, le rire d’angoisse, c’est-à-dire l’idée qu’il y a quelque chose de cocasse qui est produit par la manière dont le récit sur le divan s’organise comme ça, de manière à désobjectiviser l’angoisse, à empêcher l’angoisse de manifester son potentiel représentatif en produisant une histoire dont on ne sait pas où elle va, où l’angoisse est diffuse, mais où jamais elle n’arrive à présentifier quelque chose comme l’objet (a). L’objet (a) ne vient surgir que comme des espèces de petites pointes bizarres, avec des effets d’inachèvement et de décharge dans le rire. Ce rire d’angoisse est une des formes de sublimation et de travail dans le symptôme les plus spécifiques de la névrose obsessionnelle. Alors j’avais choisi Kafka puisque Kafka définit lui-même sa vie comme il le dit dans une lettre à Milena comme « angoisse et désir », et parce que Kafka a une théorie de sa propre névrose obsessionnelle qui est une théorie qu’il oppose à Freud. C’est une théorie qu’il expose dans son journal, vous le trouverez en novembre 1920, de la manière suivante. Je vous lis ce passage :

« Je me dis, Milena, qu’il ne comprend pas la chose. Essaie de comprendre en l’appelant maladie. C’est une de ces nombreuses manifestations morbides que la psychanalyse croit avoir découverte. Je ne l’appelle pas maladie, mais je vois une erreur sans remède dans la partie thérapeutique de la psychanalyse. Toutes ces prétendues maladies, si tristes qu’elles paraissent, sont des questions de croyance, l’arrimage de l’homme en détresse dans quelque sol maternel. De même que la psychanalyse ne trouve rien d’autre à l’origine des religions que ce qui d’après elle constitue le fondement des maladies de l’individu. Mais des ancrages de cette sorte, pourvu qu’ils trouvent un sol véritable, ne représentent pas une propriété individuelle et interchangeable : ils sont préfigurés dans la nature de chacun, et ultérieurement continuent à modeler cette nature et le corps lui-même dans la même direction. Et c’est cela qu’on prétend guérir, dit Kafka ? Et dans mon cas (c’est le schéma que j’ai mis au tableau), on peut imaginer trois cercles : A au centre, puis B, puis C. A, le noyau, explique à B pourquoi cet homme est obligé de se torturer et de se défier lui-même, pourquoi il doit renoncer (non, ce n’est pas un renoncement, ce qui serait très différent, mais une résignation nécessaire, met Kafka entre parenthèse). Pourquoi il ne peut vivre assez, l’homme agissant, rien n’est plus expliqué. B se contente de lui donner des ordres, C agit sous une pression implacable et dans la sueur de l’angoisse, C agit donc par crainte plus que par intelligence : il fait confiance, il croit que A a tout expliqué à B, et que B a tout compris et transmis comme il faut ».

Je trouve ce texte entièrement génial, parce qu’au lieu comme la plupart des obsessionnels, de discourir à l’infini sur la division de leur moi, ce qui est le standard de la littérature auto-analytique des obsessionnels depuis Amiel, etc., ici, il n’y a pas deux, mais il y a trois instances. Et ce que Kafka analyse, c’est précisément la rupture que provoque B entre ce qui justifie, entre ce qui est la raison de l’action, et l’action en tant que processus causal. Il y a un B qui laisse la possibilité de douter de la raison. Ça, je crois que c’est extrêmement intéressant pour la phénoménologie de la névrose obsessionnelle. Je ne suis pas du tout sûr que le doute, ce soit un doute sur le résultat de l’action : le doute de l’obsessionnel, comme Kafka ici le décrit, c’est un doute sur l’injonction même qui est reçue, parce que l’instance même qui enjoint est séparée du noyau qui contient la raison de la culpabilité. C’est donc bien la structure intentionnelle même de l’acte, dans son conflit, qui est étalée ici.

L’autre chose que je voulais vous pointer, c’est que quelques mois avant d’écrire cette lettre, évidemment, on a très envie et on a raison d’un point de vue topologique, d’aller supposer qu’en fait A et le monde extérieur se continue l’un dans l’autre. Je vous cite cet autre passage d’une lettre à Milena, complètement poignante parce qu’on a une lettre à Max Brod qui explique dans quelles circonstances épouvantables, l’impossibilité qu’a Kafka de rejoindre Milena à Berlin, cette lettre est écrite :

« Songe, Milena, que le bureau n’est pas une institution arbitraire et stupide, il est aussi cela et surabondamment, mais ce n’est pas ici la question, et il relèverait d’ailleurs plutôt du fantastique (et en fait, le mot allemand c’est unheimlich, je crois, il faut vérifier), que du stupide. Mais que jusqu’ici, c’est ma vie ». Et Kafka continue : « je ne peux m’arracher à lui. Ce ne serait peut-être pas mauvais, mais jusqu’ici précisément en fait je n’ai pas su le faire. C’est bien ma vie. Je peux me conduire avec lui avec intensité ; travailler moins que personne, je le fais ; faire quand même l’important, je le fais ; accepter comme un droit le traitement le plus charmant qui soit concevable en son sein, mais mentir, pour courir soudain en homme libre, moi qui ne suis qu’un employé, à un endroit où ne m’appellerait rien d’autre que le battement normal du cœur, non, je ne peux pas. Pour moi le bureau, et il en est allé de même pour l’école primaire, le lycée, la faculté, la famille, tout, le bureau est un être humain, un être vivant, qui me regarde où que je sois, de ses yeux candides, un être auquel j’ai été lié de je ne sais quelle mystérieuse façon bien qu’il me soit étranger autant que les gens que j’entends sur le ring (ring, c’est l’anneau). Oui, il m’est étranger jusqu’à l’absurde, mais c’est cela précisément qui exige des égards. Je ne lui cache pas ma manière d’être, mais quand une telle candeur s’en rendra jamais compte ? ».

Je crois que là, l’impossibilité de décider via le regard qui est la raison justificative de la culpabilité, de ce bureau fonctionnant comme l’instance surmoïque la plus profonde, est je crois entièrement parfaite.

Je termine pour ne pas dépasser exagérément notre horaire, mais la sphère B, dans cet emboîtement, pour conclure ce que je vous aurai raconté aujourd’hui, c’est que c’est la production d’une mise en suspens interne dans l’intention de l’action. Il doit y avoir une raison, mais il n’y en a aucune dans la peur ou dans l’angoisse. C’est l’expression « il n’y a aucune raison que tu t’angoisses » qui déclenche le rire d’angoisse. C’est l’abolition du contenu représentatif intrinsèque de l’angoisse. Toute la technique du récit kafkaïen qui produit de l’unheimlich, et qui fait rire, parce qu’on ne sait pas où ça va en venir, on sent qu’il y a une extraordinaire angoisse qui est étouffée, et en même temps, c’est complètement surnaturel : cette histoire de « procès », on ne sait pas d’où ça vient, d’où ça sort, ça se termine très mal, il y a une sorte de production de ce qu’on a appelé ensuite de « l’absurde », mais qui n’est pas exactement de l’absurde, ce n’est pas du tout de la littérature de l’absurde, c’est quelque chose de bien plus substantiel. C’est cet effet d’impossibilité jetée sur la saisie de ce que serait l’objet représenté en esquisse par l’angoisse. Lorsqu’on enlève le représentable caché dans l’angoisse, lorsqu’on désubjectivise l’angoisse, eh bien on produit l’élément manquant de la combinatoire, celui que ne voit pas Laplanche, qui est l’unheimlich, ce sentiment du surnaturel. Alors, il y a un grand danger avec l’unheimlich, c’est sa proximité avec l’effroi. C’est-à-dire qu’on peut rire, quoique la décharge du rire ait quelque chose qui est extrêmement proche de l’effroi. D’après mon expérience, le rire d’angoisse obsessionnel est proche effectivement de l’effroi, c’est-à-dire d’une irruption de quelque chose qui va être d’autant plus violent, et traumatique, effractant au sens fort, que là on a supprimé une des défenses possibles. Merci.

 

X : (question inaudible)

P-H. Castel : la peur est un état intentionnel dans lequel il y a une représentation explicite de l’objet. On sait de quoi on a peur. Dans l’angoisse, on ne sait pas de quoi on s’angoisse. On sait que l’angoisse n’est pas sans objet. L’idée de « pas sans objet » est de produire par le jeu des prépositions l’intentionnalité à vide de l’angoisse. Comme dit Lacan, l’angoisse est rapport à l’objet (a). Seul l’objet (a) peut être objet de l’angoisse.

X : alors quelle est la différence avec l’incapacité à représenter ?

P-H. Castel : avec l’effroi ? Eh bien c’est que l’effroi n’est pas un état intentionnel.

X : non, avec la colonne ici…

P-H. Castel : ici ? C’est là où je mets l’unheimlich, le surnaturel, l’inquiétant, l’inquiétante étrangeté… L’hypothèse que je fais, c’est que c’est quelque chose qui vise à abolir la charge représentative implicite qu’il y a dans l’angoisse. Et donc, au lieu où menace de surgir l’objet (a), par un procédé de bizarrerie, de suspens, de cocasserie, qui peut par moment déboucher sur ce type de rire étrange que j’appelle le rire obsessionnel, c’est désobjectivant, c’est une manière de rendre à jamais insaisissable au juste, ce qui pourrait être l’objet de l’angoisse se révélant quand même. Le problème est que ce que l’unheimlich gagne en s’éloignant par là de l’angoisse, il le perd en se rapprochant par là de l’effroi, de la même manière que la proximité entre la peur et l’effroi est bien connue. Je développe cet élément comme une stratégie de représentation particulière parce que c’est il me semble que c’est l’une des pistes, chez certains obsessionnels, mais ce n’est pas le cas de Kafka, pour produire un certain type de cocasserie dans leurs productions verbales et dans leurs élaborations mentales. Une cocasserie qui est un procédé pour tenir le coup dans l’angoisse. Je n’ai pas pris Kafka parce que c’est génialement unheimlich, mais aussi parce qu’il y a là quelque chose d’extrêmement fort. On rit devant certaines cocasseries obsessionnelles, alors qu’on sait bien que ce qui est en cause là-dedans, c’est peut-être une des angoisses les plus atroces qui soit. Donc c’était ma manière de donner une illustration un peu jolie de l’angoisse comme concept intentionnel. Il y a véritablement une combinatoire des prépositions qui permet de cerner tout un espace qu’il est intéressant je crois d’explorer. C’est un peu plus… ? Non ? Vous n’avez pas l’intuition de ce dont je parle, je n’arrive pas à vous le faire sentir ! Bon. Peut-être qu’il n’y a rien à sentir !

Franz Kaltenbeck : pourquoi est-ce que vous pensez que Kafka est un obsessionnel ?

P-H. Castel : parce que tout ce que j’ai vu de son journal, des gens qui l’ont décrit…

Franz Kaltenbeck : oui, mais sur quoi, sur quels symptômes vous vous basez ?

P-H. Castel : la rumination, le doute, les allers-retours permanents, c’est un catalogue de l’angoisse, de la phobie d’impulsion…

Franz Kaltenbeck : les doutes sont constamment résolus dans l’œuvre !

P-H. Castel : dans l’œuvre ? A condition qu’il puisse l’écrire !

Franz Kaltenbeck : mais il l’écrit !

P-H. Castel : non, il la déchire toutes les nuits ! 

Franz Kaltenbeck : oui, mais avant de la déchirer, il l’écrit ! Il en laisse beaucoup !

P-H. Castel : par rapport à ce qui est perdu, on ne sait pas, parce qu’il a quand même passé toutes ses nuits à écrire pendant longtemps. Non, je ne me posais pas de problème à penser que Kafka était obsessionnel.

Franz Kaltenbeck : moi je pense plutôt que s’il était quelque chose, il était phobique.

P-H. Castel : disons que je le construis comme un obsessionnel. Dans les lettres par exemple que Milena adressait à Brod, on y voit des scènes de dépersonnalisation, puisqu’en fait elle raconte à Brod qu’elle l’a appelé vingt fois au téléphone en disant « viens, j’ai besoin de toi, je vais crever si tu ne viens pas », et…

Franz Kaltenbeck : et il a pris une décision…

P-H. Castel : il n’a pris aucune décision, il est mort sur place ! Et il l’écrit dans son journal. Il était incapable de bouger, c’est-à-dire de s’extraire du bureau, parce qu’il ne peut pas mentir au directeur.

Z : il n’était pas malade à ce moment-là ? 

P-H. Castel : non, pas à ce moment-là. Vous ne pensez pas qu’il est obsessionnel ?

Franz Kaltenbeck : il a pris la décision de ne pas se marier avec Milena.

P-H. Castel : vous ne pensez pas que la procrastination… ? 

Franz Kaltenbeck : si vous lisez la lettre au père…

P-H. Castel : … qu’il ne lui a jamais envoyée !

Franz Kaltenbeck : il l’a confiée à Milena !