Philosophie et histoire de la médecine mentale

Séminaire doctoral, IHPST, Paris I (2007-2008)

 

Problèmes philosophiques de la psychopathologie cognitive : à partir de Bolton & Hill

 

Séance n°1, 13 octobre 2007

A/ Pourquoi Bolton et Hill ?
1. « Order and disorder » : un point de vue cognitiviste
2. La naturalisation de l’esprit comme projet philosophique. « Epistémologie naturalisée » et « théorie de l’esprit » comme endroit et envers du même projet. Le post-empirisme.
3. La philosophie cognitive comme fenêtre sur la psychopathologie

B/ Problématique et structure générale de l’argument
1. Sortir du descriptif pur ou des jeux sur le « sens ». Formuler des hypothèses empiriquement falsifiables et prédictives des actions (des comportements intentionnels pathologiques).
2. La thèse de l’encodage : moyen de sortir de esprit vs. cerveau, et de cause vs. Sens.
3. Encodage donc information, mais information au sein de l’interaction, donc problème crucial : la relativité et la subjectivité du sens.
4. L’évolution pour répondre à Putnam (Terre-Jumelle), l’empathie pour récupérer Wittgenstein.
5. La sémantique fonctionnelle évolutionnaire et son coût conceptuel : démontrer l’intentionnalité dans le vivant pré-mental. Sortie par le haut : l’esprit, appareil biologique de révision de ses propres règles de fonctionnement, manipulées causalement.
6. La psycho-pathologie : le trouble mental est un comportement intentionnel. La référence à la psychanalyse (naturalisée). Le cas exemplaire du trauma. Schizophrénie et dépression comme pathologies de l’agir.


Résumé (par Lionel Fouré et Steeves Demazeux)

A/ Pourquoi travailler sur Bolton & Hill ?

    C’est un texte typique du virage tout-naturaliste de la philosophie de la psychopathologie d’aujourd’hui. Virage naturaliste, c’est-à-dire 1) qu’il s’agit d’une prise de position philosophique qui relève de ce qu’on appelle au sens contemporain le naturalisme, mais aussi 2) de faire en sorte que ces réflexions philosophiques s’intègrent substantiellement, comme de véritables rouages, à l’intérieur de la science psychiatrique. C’est une philosophie scientifique.

Naturalisme au sens moderne = ce qui prend pour idéal de démonstration en philosophie, les modèles des sciences naturelles (définition d'Arthur Danto). Mais en plus, on produit des résultats philosophiques, qui sont intégrés à l’édifice même de la science en construction. La psychiatrie ainsi ne devient cognitive et ne s’intègre aux neurosciences que par une réécriture philosophique de la définition de ses objets.

Le texte de Bolton & Hill est un texte qui met sur la table l’ensemble des raisonnements philosophiques préalables à la transformation de la psychiatrie traditionnelle en sous-partie des neurosciences psychiatriques en devenir. Il y a un consensus sur l’esprit de leur travail dans les usages neuroscientifiques de la philosophie de l'esprit actuelle.

Quand on a une option tout-naturaliste (ambition de réécriture à partir de la problématique psychiatrique de l’ensemble de tout un champ de concepts philosophiques qui étaient auparavant cloisonnés), on se confronte à la nécessité de donner des descriptions tout-naturalistes de ce qui est traditionnellement opposé à la nature : la culture, l’histoire, etc.

    D’où le paradoxe suivant : d’un côté cette philosophie se présente comme extrêmement modeste, comme une réinterprétation rationnelle de ce qu’on appelle un trouble mental, une signification, un symptôme, une intention, un trouble de l’agir ; de l’autre, on a des perspectives de ce que c’est que la société, le lien social en tant que tel, un point de vue critique contre les interprétations sociologiques, historicistes, constructivistes de la maladie mentale qui ont été des paradigmes longtemps puissants, dans la perspective foucaldienne par exemple, ou l’ethnopsychiatrie.

Cette cognitivisation de la psychiatrie témoigne de cette ambition de fond. Donc ce sont des questions philosophiques  qui engagent à terme la portée de la rationalité scientifique.

 

1. Le but poursuivi par Bolton & Hill, c’est d’expliquer « order and disorder ».

- « Order and disorder » : difficile à traduire. « Etat de santé et maladie » ou « ordre et désordre ».

Vouloir expliquer à la fois « order and disorder », c’est typique de toute démarche naturaliste. Exemple : on sait ce qu’est une perception, donc on sait ce qu’est une hallucination.

- Ça s’oppose à la tradition philosophique française, qui est la méthode de la différence pathologique (cf. Canguilhem et Foucault) : on apprendrait ce que c’est que le normal à partir de sa déviation pathologique.  Autrement dit, pour Bolton & Hill, la différence pathologique n’est pas un révélateur de l’état normal. Elle ne l’est ni objectivement (l’hallucination ne nous apprend rien sur la perception, c'est l'inverse), ni subjectivement (le fait de faire l’expérience d’un symptôme, d’une maladie mentale, ne nous apprend rien sur ce qu’on est véritablement soi-même par l’effet de la pathologie). Donc le romantisme enveloppé dans le pouvoir révélateur de la différence pathologique est dépassé, sauf là où l’expérience de la maladie mentale comme expérience subjective ou rapport à la vérité reste d’actualité : dans le champ de la psychiatrie phénoménologique, ou en psychanalyse.

- Du coup, un autre rapport à soi s’organise, une autre manière de rapporter à soi la maladie mentale. Exemple du DSM : il n’y a pas de schizophrène, mais des "personnes avec une schizophrénie". Il y a là un autre rapport à soi, un autre "moi", lié au fait que la différence pathologique n’est pas du tout quelque chose de déterminant. Le soi, la personne, n'est plus altéré/révélé à soi en tant que soi par la maladie, mais est juste malade de sa maladie, qui l'empêche d'être soi, comme un cancer.

- Désormais ce sont les méthodes de la psychologie expérimentale qui s’appliquent aux enfants autistes, aux schizophrènes. Ce ne sont plus les conditions cliniquement définies des enfants autistes qui vont mettre en question les résultats de la psychologie expérimentale sur les sujets normaux (ou très à la marge). Au contraire, on traite l’enfant autiste comme un matériel soumis comme tous les autres à un protocole expérimental qui vaut pour d’autres : les personnes saines, les déprimés, les vieux, les jeunes, etc.

 

2. La naturalisation de l’esprit comme projet philosophique

La deuxième raison pour laquelle ce texte est typique, c’est l’idée qu’une philosophie naturaliste de l’esprit préexiste aux objets auxquels elle s’attaque, qu'elle en porte les véritables conditions d'intelligibilité. C’est bien mis en évidence chez Bolton & Hill : cette philosophie fonctionne dans trois registres : a) comme épistémologie générale (pour faire de la psychologie cognitive, il faut inventer une épistémologie particulière, le "post-empiricism"); b) comme une théorie scientifique de ce qu’est l’esprit, où les arguments philosophique sont soumis à des tests de nature empirique; c) comme théorie métaphysique moniste (pas exactement matérialiste, d'ailleurs), véhiculant, autour des thèmes évolutionnistes mobilisés, des notions morales spécifiques

 

a) Epistémologie générale :

Cette épistémologie générale est la condition d’existence de la psychopathologie contemporaine, c’est ce qu’on appelle une "épistémologie naturalisée" = épistémologie de Quine, qui est l’idée, entre autres, que ce sont des esprits finis qui connaissent, qui ont des croyances. Cette épistémologie ne se fait pas du point de vue d’un sujet transcendantal, mais au  contraire du point de vue de la révision permanente de nos croyances, de nos conceptions scientifiques. Elle réfute le partage classique dans le néo-positivisme logique entre l'analytique et l'empirique, et cela a de fortes conséquences sur les problèmes métaphysiques qu'elle écarte (par exemple, Bolton & Hill n'ont pas d'intérêt marqué pour les problèmes de l'identité esprit/cerverau, de l'identité contingente, etc., qui sont hors-paardigme)

Les véritables points d’appui de cette épistémologie naturalisée, ce sont la psychologie  expérimentale (comment naissent les biais, les erreurs, les articulations entre organisme et instrument de mesure, etc., et l’ambition de traiter les raisonnements scientifiques comme eux-mêmes produits causalement (même si cette causalité est très sophistiquée, si elle est un processus "intentionnel-causal").

 

b) Théorie de l’esprit :

La « folk psychology » est la psychologie populaire, celle qu’on utilise tous les jours pour prédire le comportement des autres et nous régler dessus. Elle fonctionne sous la forme de syllogismes pratiques en général présents sous forme d'enthymèmess : pourquoi X fait-il quelque chose ? Parce qu’il croit que s’il fait ceci, c’est parce qu’il désire cela, et que le désirant, alors il fait ceci. Vocabulaire de la croyance, du désir, etc. Pas besoin d’apprentissage, car nous l’apprenons par notre fréquentation mutuelle. Cette folk psychology est, supposent Bolton & Hill, celle à l’intérieur de laquelle nous repérons la psychologie des autres, et aussi leur psychopathologie. Exemple de l’akrasie: le modèle est l'irrationalité chez les êtres rationnels.

On n’a pas besoin d’être psychiatre pour repérer que quelqu’un est fou : la folie des autres nous affecte d’une certaine manière, probablement parce que nous sommes câblés pour percevoir des anomalies fines dans l'intentionnalité de nos congénères. Il semble cependant que le langage ordinaire nous donne accès à une folk psychology qui est une perception bien moins "populaire" de ce qui ne va pas dans les conduites des autres. Par exemple, les réflexions subtiles de la morale sur l'amour-propre ou les observations cliniques sur les mécanismes défensifs: on n'a pas besoin de science apprise pour voir de quoi il s'agit (le lapsus révélateur est déjà chez Shakespeare), mais cela déborde largement le cadre de la "psychologie populaire" standard.

 

   Quatre points importants sont à noter :

- Une théorie scientifique de l’esprit amenée par une philosophie naturaliste nous amènerait en pleine lumière les véritables déterminants conceptuels de cette folk psychology (psychologie prédictive-pratique) enracinée dans le langage, dans notre vie quotidienne, de par l’évolution (la sélection naturelle l’aurait implantée en nous). Si on a une théorie de l’esprit comme ça, on peut aussi avoir un traitement épistémologique de cette théorie de l’esprit. Une fois qu’on introduit cette réflexion conceptuelle, les véritables rouages de cette folk psychology, il n’est pas exclu que nous puisions devenir de vrais "esprits scientifiques" : ça implique la possibilité de transformer nos croyances commodes pour la vie sociale en connaissances véritablement sophistiquées, en véritable psychologie scientifique, transformant ensuite, en un second temps, nos relations sociales.

Comparaison avec la physique populaire remplacée par la physique scientifique.

Ce qui est rendu possible par une épistémologie naturalisée, ce serait quelque chose comme une révision majeure de notre organisation sociale. Ce projet est explicite chez les Churchlands, implicite dans toute critique (même non-éliminativiste, comme chez Bolton & Hill) de la psychologie populaire.

 

- En médecine mentale, surtout en psychothérapie, elle régit un autre rapport aux malades, orthopédiques, ou orthodoxiques. Conséquence d’une telle épistémologie généralisée dans l’interaction clinique avec un malade mental : pendant qu’il délire, "nous savons" ce qu’il a, nous savons qu’il y a un dysfonctionnement dans son cerveau qui fait qu’il produit ce type d’énoncé. Ça altère profondément la nature du rapport à l’autre.

Les mêmes concepts, en tout cas, doivent servir à expliquer comment on devient un malade mental et comment on pourrait devenir un esprit scientifique.

 

- L’épistémologie naturalisée, Bolton & Hill l’appelle « post-empirisme », en hommage à Quine. Post-empirisme car cette épistémologie pense qu’il existe un cercle vertueux entre certains concepts. Ce cercle, montrent Bolton & Hill, à un centre, c’est celui de la causalité mentale (de leur concept d'"iintention causale", dont la cellule élémentaire, prépsychologique et déjà biologique, c'est l'information-à propos-de.

L’objet de cette épistémologie n’est donc pas le stimulus (contre Quine et son behaviorisme). Le point de vue n’est pas celui de la perception, d'ailleurs, mais de l’action, constamment pensée comme interaction avec autrui. Cette pensée de l’action et de l’interaction est soumise à un point de vue évolutionnaire, qui est le véritable sens du sens (« direction » en anglais), du meaning. Ultimement, ça repose sur la fitness, sur l’adaptation, sur l’utilité comme en théorie des jeux évolutionnaires . Le sens du sens est ce qui fait que biologiquement nous sommes pris dans le processus de l’évolution. Référence à Millikan.

 

- Dernier point : au sommet de l’évolution, il y a cet appareil biologique très particulier qui s’appelle l’esprit, qui a un degré d’indétermination et de souplesse dans la manipulation de ses propres ressorts causaux. Donc le rapport à nous-même n’est plus non plus l’introspection : ce que je suis, c’est une théorie révisable. Le self auquel aboutissent les théories naturalistes de l’esprit aujourd’hui, ce n’est pas du tout un moi pensé en terme de réflexivité, mais une théorie avec des croyances sur moi stables, et des croyances sur moi moins stables, révisables.

Donc pas de point de vue transcendant pour juger de ce qu’on est soi-même. On peut toujours faire des expériences de pensée pour réviser nos croyances au sujet de nous-mêmes.

 

Conséquence : a-t-on affaire avec le livre de Bolton & Hill à un paradigme scientifique de la psychopathologie, ou à quelque chose de plus problématique, à savoir un paradigme philosophique de la psychopathologie ?

Point essentiel du livre : tant qu’on n’a pas fait la preuve que ce que Bolton & Hill disent est faux, ils considèrent que ce qu’ils disent est vrai. Les auteurs « capitalisent », c’est-à-dire avancent en considérant comme acquis un certain nombre de choses tant qu’ils n’ont pas trouvé d’objection dirimante. Reamrquez toutes les occurences du "A n'est pas incompatibles avec B", et l'usage de l'inférence rétrodictive.

Mais, s’il y a une autonomie forte des physiciens à l’égard de la philosophie de la physique, ce n’est plus vrai en philosophie de la psychopathologie : quand on discute philosophiquement avec quelqu’un qui fait de la philosophie de la psychopathologie, la discussion engage la psychopathologie elle-même, c’est-à-dire la manière dont les objets sont définies, et , encore au-delà, comment du coup on va interagir avec eux. Ne pas perdre de vue qu'objectiver quelqu'un ou son comportement, c'est une attitude sociale, qui entrâine des contre-attitudes. Penser à l'ethnométhodologie, à son lien avec Wittgenstein.

Exemple de la théorie contemporaine des émotions tristes. Exemple de la théorie expressiviste des émotions : on peut, en répondant aux émotions du dépressif, se déprimer de sa dépression. L’important  ici, ce n’est pas ce qui se passe dans le cerveau du dépressif, mais ce qui se passe dans la relation entre celui qui est dépressif et son environnement. Le lieu de ce débat, c’est la pédopsychiatrie. Un adulte qui se plaint, on lui donne des psychotropes. L’enfant, lui, ne se plaint pas. La pédopsychiatrie ne pense pas l’émotion de manière interne, mais de manière externaliste : la dépression de l’enfant nécessite que l’on tienne compte de l’environnement familial. D’où la différence de point de vue entre un pédopsychiatre et un psychiatre, notamment sur le statut des émotions. Donc la réflexion philosophique (êtes-vous internaliste comme un psychiatre ou externaliste et expressiviste comme un pédopsychiatre?) engage les objets mêmes de la psychiatrie. Ce n’est pas le cas pour la physique quantique.

 

D’où un premier reproche qu’on peut faire à Bolton & Hill : d’une certaine manière, ils jouent sur les deux tableaux. Ils disent faire une épistémologie de la psychopathologie, qui est une épistémologie philosophique qui respecte le travail des médecins. Mais ce n’est pas vrai ! Ça joue un rôle dans la fabrication des entités, des méthodes des classifications, critères de la santé mentale.

Mais l’intérêt du livre reste là : si vous voulez savoir à quoi ressemblent les débats de la philosophie de l’esprit contemporaine en général, tout ou presque est dans Bolton & Hill ! C’est un compendium des grandes querelles de la philosophie de l’esprit depuis trente ou quarante ans.

 

Venons-en à la configuration du livre : les six premiers chapitres sont entièrement consacrés à défendre une théorie de l’esprit valable pour la psychologie normale comme pour la psychopathologie. Puis viennent trois chapitres (7, 8 et 9) où arrivent les objets traditionnels de la psychiatrie passés à la moulinette de l’épistémologie naturaliste…

 

 Mais il y a deux originalités très forte chez Bolton & Hill :

1) Bolton a une solide connaissance de Wittgenstein et donc de ce qui s’oppose le plus au projet de la naturalisation de l’esprit. L’originalité du livre, c’est de  faire en sorte qu’on puisse naturaliser Wittgenstein ! Le holisme — le fait que les choses soient interdépendantes —, le caractère social de la signification (qui est l’usage avec les  autres en société), et le pilier du wittgensteinisme , la distinction des raisons et des causes, tout ça est naturalisé par Bolton. Ça n’empêche pas que ça se passe entre des cerveaux. Difficulté philosophique insurpassable, à mon avis, et sur laquelle je réglerai ma critique: on ne peut pas avoir avec les causes ce qu'on a avec les raisons, et vice versa.

Pourquoi font-il ça ? Le but poursuivi est le suivant : il s’agit de se frayer une porte de sortie pour éviter l’opposition entre le naturalisme dur (tout est dans le cerveau) et le constructivisme (les maladies mentales n’existent pas en soi). Dans le monde anglo-saxon, l’opposition est caricaturale, absolue. Naturaliser Wittgenstein, c’est pour Bolton sortir de cette querelle stérile. D’où une certaine position œcuménique : les auteurs entreprennent de laisser une place pour la psychiatrie herméneutique, pour une certaine forme de la psychanalyse, etc. C’est agréable de discuter avec Bolton & Hill : ils trouvent qu’il y a du bon partout ! Ils se dispensent ainsi de postures hypercritiques qui limitent plus qu’elles n’ouvrent nos capacités d’écoute. Y compris cliniques.

2) Le but de Bolton & Hill est de faire une théorie de la « cognition sociale » (c’est le catch-word aujourd'hui), de fabriquer donc des "neurosciences sociales" à l’intérieur desquelles les objets de la psychiatrie seront des objets paradigmatiques. Il y a bien des manières de faire des neurosciences sociales, mais la piste poursuivie par la psychiatrie, c’est de prendre la maladie mentale comme un véritable paradigme du lien social entre des individus équipés de cerveau (d'où l'importance de l'autisme, par exemple, comme déficit exemplaire).

 

B/ Problématique et structure générale de l’argument

1. Le but du livre de Bolton & Hill est de sortir du règne du descriptif en psychopathologie (qui a commencé au milieu du 19ème siècle), dont l’objectif était d’affiner la description clinique au lieu de chercher les causes. Fin de la clinique psychiatrique : en France après 1930. Les grands tableaux cliniques se stabilisent à ce moment-là.

Sortir du descriptif, c’est aussi sortir d’une conception du soin psychique selon laquelle ce sur quoi on agit, c’est sur le sens subjectif des symptômes. La psychothérapie interviendrait sur le sens vécu, et non sur la réalité de l’état des gens.

Pour sortir du descriptif et entrer dans la science, il y a nécessité de formuler des hypothèses biologiques prédictives des actions des gens. Parmi ces actions, il y a aussi ce que vous dites, ce qu’on peut appeler les « speech actions » : les actions de parler. (Ce n'est pas du tout la même chose que des speech acts, il me semble.) Les hypothèses étiologiques prédictives sont des hypothèses falsifiables (cf. Popper), qu’on peut corroborer empiriquement. Elles sont prédictives au sens minimum de la folk psychology , qui sert à prédire le comportement des autres, et même le nôtre, et, idéalement, dans une véritable compréhesion psychologique d'autrui. Il y a donc déjà du prédictif dans le common sense, dans la mesure où avoir du bon sens, c’est savoir comment les choses vont évoluer. Mais comment élever cette folk psychology à la dimension d’un système scientifique prédictif dans lequel on pourrait comprendre comment se fait la prédiction ?

 

       Cette théorie prédictive portant sur les comportements déviants repose sur une assomption qui est du type suivant : si on le fait avec la folk psychology, c’est donc que c’est possible. Il doit y avoir en dessous de la folk psychology un ensemble d’opérations causales, intentionnelles, structurées. En réfléchissant sur le succès pratique sélectionné évolutionnairement par cette folk psychology, on doit pouvoir arriver de manière réflexive à comprendre scientifiquement pourquoi il y a des psychoses, autrement dit des comportements intentionnels pathologiques, qui sont pathologiques en tant que comportement intentionnels. Etre paranoïaque, ce n’est pas, ou pas juste avoir des neurones qui se déconnectent (ou n'importer quoi de ce genre) ; c’est avoir une stratégie d’ensemble à l’intérieur de laquelle on continue à coordonner des croyances, des actions, etc. Si on comprend ce qu’est une folk psychology, on comprend comment une stratégie intentionnelle dans la paranoïa, par exemple, est possible.

       Ce qui pose problème, c’est que cette théorie prédictive porte, dans les sciences de la nature, sur des phénomènes (cf. en physique), et non pas sur des actions ! Or, une action n’est pas simplement un phénomène. Qu’est-ce qui fait qu’un comportement intentionnel paranoïaque n’est pas un phénomène comme le passage d’un état liquide à un état gazeux ? C’est qu’une action n’existe que sous un certain point de vue, sous une certaine description. Exemple de l’apologue de l’homme qui pompe de l’eau, d’Anscombe (L’intention) : plus j’ajoute d’informations sur le contexte, plus mon action change de sens, alors que physiquement, mon action est la même. L’idée d’Anscombe, c’est celle de la dépendance, de la sensibilité de l’action à sa description.

       Bolton & Hill se gardent bien de citer ce terrible exemple qui reste dévastateur, je crois, contre toute tentative de naturaliser l’action. Mais ils introduisent le débat concernant la possibilité de naturaliser l’action à partir des objections de Chomsky à Skinner (acte de naissance des sciences cognitives) : le vice de la conception skinnerienne du langage, c’est que Skinner est incapable de dire ce qu’est un comportement, car il ne peut pas dire pourquoi un comportement est le même qu’un autre comportement, et pourquoi une paraphrase veut dire la même chose qu’une autre phrase alors que les stimuli verbaux sont entièrement différents. Mais dans l’argument de Chomsky contre Skinner, et c’est ça qui importe à Bolton & Hill, l’idée est que pour réussir à dire que les deux comportements sont les mêmes, on ne va pas dire « parce qu’ils tombent sous la même description », mais : « parce qu’ils sont l’effet de contraintes fonctionnelles internes ». Ce qui introduit l’idée de régulation de l’action. Ce qu’on veut dire, c’est comment les actions sont régulées, et pas seulement prédites. L’hypothèse fonctionnaliste fait de l’output le résultat d’un mécanisme, et donc chez Chomsky, d’une syntaxe et d’une grammaire. Il faudra voir si, par ce détour, les objections anscombiennes sont surmontées.

 

Le reste du livre, jusqu’au chapitre 7, est consacré à défendre la thèse suivant laquelle on peut formuler en psychopathologie des hypothèses étiologiques prédictives des comportements intentionnels des malades (thèse qui a pour conséquence que la psychopathologie a bien sa place au sein des sciences cognitives). Cette thèse de Bolton & Hill est solidaire de ce qu’on appelle la "thèse de l’encodage".

 

2. La thèse de l’encodage

   Elle revient à dire que ce qui régule réellement l’action est encodé dans le cerveau. Donc ce sur quoi on doit faire des hypothèses prédictives, c’est sur l’encodage de la régulation de l’action et des interactions. Cette thèse de l’encodage est une thèse sur la causalité mentale (les informations encodées ont un statut causal), et elle soutient l’idée que ces informations ont en même temps que leur pouvoir causal un contenu intentionnel fort (large content), c’est-à-dire qu’elles sont à la fois des causes de l’action et des raisons de l’action.

L’idée est basée, come toujours avec Bolton & Hill, sur une inférence rétrodictive : s’il y a une folk psychology, c’est qu’il doit bien y avoir quelque chose (condition nécessaire) qui encode la capacité à prévoir ce qu’il y a dans la tête d’un autre. Ce postulat est un postulat fonctionnel, car on ne sait pas très bien empiriquement ce qu’est un tel encodage.

- Phénomène ≠ action. J.-L. Austin : pour comprendre ce qu’est une action, il faut regarder ce qu’est une excuse. On n’est pas libre de la description sous laquelle on fait son action. Cf.  Néron dans Spinoza. Les actions sont exposées à la redescription. Exemple : actes manqués = actes réussis sous une autre description.

- La thèse de l’encodage introduit la dimension de la causalité mentale tout en tenant compte du problème de la dépendance, de la relativité, de la subjectivité, du contenu des actions (de leur dépendance à une description). On verra comment.

 

La thèse de Bolton & Hill s’oppose aux stratégies habituelles en philosophie de l’esprit, qui consistent à dire que la vraie causalité dans les maladies mentales est cérébrale, et que la dimension "mentale" est une simple façon d’en parler.

Autrement dit, le but de Bolton & Hill est de sortir des oppositions stériles esprit/cerveau, et cause/raison. L’enjeu est de passer à quelque chose qui a trois termes : organisme, vie de relation de cet organisme, et contraintes évolutionnaires sur cette vie de relation. Le sens est fourni par l’évolution, et tout s’adapte de cette manière-là.

   Mais le prix conceptuel à payer pour cela, c’est qu’on est obligé de dire que dans les organismes, il y a déjà du sens, déjà une intentionnalité. L’intentionnalité qui se manifeste dans la vie de relation (intentionnalité de second degré, corticale) est l’héritière de l’intentionnalité de premier degré, sous-corticale. En ce sens, on peut dire qu’il y a de la pensée et de la socialisation chez les animaux supérieurs, mais sur des bases biologiques "contraignantes". Ça coupe les ailes à un constructivisme radical qui considère que la façon dont on décrit les actions des gens sont "entièremen"t fonction du contexte historique et social. Ici, la dimension d’intentionnalité de sens et de raison est contrôlable à l’intérieur du paradigme évolutionnaire. A quel degré, cela reste cependant obscur.

   C’est enfin une manière de sortir d’un autre paradigme, celui de Jaspers : s’il y a les causes d’un côté et les raisons de l’autre, la seule chose qu’on peut faire, c’est décrire. Donc, tout ce qu’on pourrait faire pour soigner, c’est modifier le sens. Avec Bolton & Hill, non seulement on redécrit le sens, mais on modifie la condition réelle de l’individu. Quand il cesse d’être triste, ce n’est pas simplement parce qu’il a donné un autre sens à son existence, mais parce que l’état de son cerveau a été modifié, en sorte qu’il encode ses actions et interactions d’une autre manière, plus fonctionnelle, mieux adaptée (?). Ici, le sens implique une modification du système causal à l’intérieur du cerveau qui produit de la pathologie mentale.

 

3. L’encodage porte donc sur des informations qui ont un contenu intentionnel.

   Les informations encodées ont un contenu intentionnel, et les informations traitées par l’organisme qui peut devenir malade, sont des informations qui peuvent être fausses. Informations encodées = état intentionnel, information à propos de… 

     Problème : est-ce qu’on n’est pas en train de faire une amphibologie sur le concept d’information, qu’on traite à la fois comme le contenu informatif d’un état et comme le support (« which carries information ») qui porte l’information. Mais le concept d’information est-il une réponse au problème de Bolton & Hill ou un autre nom du problème fondamental des sciences cognitives, qui est de traiter de manière physique, ou du moins non incompatible avec l'existence d'un support physique, le sens intentionnel le plus large possible comme celui des états mentaux que nous rencontrons dans les maladies mentales ? Tout l’argumentaire de Bolton & Hill repose sur l’idée que leur concept d’information peut résoudre cette tension et qu’il n’est pas contradictoire.

4. Quelles ont les réponses que Bolton & Hill donnent au problème de la relativité du sens ?

 - Bolton & Hill ne s’attaquent pas à l’objection d’Anscombe, mais à une expérience de pensée célèbre, celle de la Terre-jumelle de Putnam (dont le but est de montrer que le sens est totalement indépendant des états mentaux des individus). Bolton & Hill donnent une réponse par l’évolution, par les contraintes qui pèsent sur l’organisme du fait de l’évolution.

- Le deuxième argument examiné est de celui de Wittgenstein, qui traite de la fameuse dépendance sociale du sens. Le sens n’est que l’usage que j’ai d’un terme, et c’est un usage social dans une forme de vie partagée. Leur réponse est une réponse par l’empathie. Ce concept, qui envahit comme la lèpre le champ de la psychopathologie contemporaine, a une origine empirique (cf. les neurones miroirs) mais aussi une origine conceptuelle : c’est le problème de savoir comment normer le rapport que les individus ont les uns avec les autres quand ils décident du bon usage des mots et du sens.

   Il y a un vrai besoin conceptuel d’avoir une théorie de l’empathie pour répondre à Wittgenstein sur l’usage du sens. En ce sens, on peut dire que la notion d’empathie est fondamentale pour les sciences cognitives parce qu’elle répond à des besoins fonctionnels théoriques majeurs.

 

5. La sémantique fonctionnelle évolutionnaire.

- Le salut ne peut venir selon Bolton & Hill que d’une sémantique fonctionnelle évolutionnaire.

Cette sémantique puise à Ruth Millikan et Daniel Dennett : le sens du sens est évolutionnaire. C’est un mélange d’instrumentalisme et de biologisme, qui permet de dire que le sens du sens est évolutionnaire, et donc qu’il existe comme un facteur causal à l’intérieur du cerveau, qui explique in fine la maladie mentale.

- Problème pour Bolton & Hill : s’ils veulent rejoindre un jour les formulations délirantes (« je suis dieu », « je souille l’existence de la terre », etc.), il faut supposer, au niveau infra, que les informations traitées et encodées dans le cerveau sont « comme des phrases » (sentence-like), et que ces « comme des phrases » permettent d’expliquer à la fois les propos normaux et les propos anormaux. Référence appuyée à Fodor, même s'ils le critiquent. Mais le connexionnisme — qui est une sous-discipline majeure des sciences cognitives — se passe des états neuraux sentence-like. Donc Bolton & Hill sont confrontés à une difficulté intéressante : comment peuvent-ils fonder la psychologie ordinaire sur une théorie des substructures qui seraient sentence-like sans succomber aux objections traditionnelles du connexionnisme ?

- Toujours est-il que ce qui fait la beauté philosophique du travail, c’est qu’ils se posent la question du coût conceptuel de leur sémantique fonctionnelle évolutionnaire. Et ça coûte très cher, puisqu’il faut démontrer qu’au cours de l’évolution, vous avez dans les organismes quelque chose qu’on peut décrire en termes d’intentionnalité, et qui préfigure ce qui sera traité ultimement en termes d’informations sémantiques dans les interactions humaines.

Problème : est-ce que c’est de l’intentionnalité, ou est-ce simplement de la téléologie qu’on découvre dans la nature ? La Critique de la Faculté de Juger de Kant repose sur le fait qu’on ne peut pas penser les organismes sans avoir recours au concept de finalité, mais ça ne veut pas dire que c’est comme ça réellement dans la nature. Objectivement n'est pas réellement, chez Kant. Tout cela est lié aussi au réalisme intentionnel : il faut que les intentionnalités dans les organismes soient des intentionnalités réelles. Kant : la catégorie de la réalité porte sur des déterminismes causaux / l’objectivité porte sur la finalité. Idem chez Bolton & Hill : y a-t-il réellement des dispositifs intentionnels dans les organismes, ou est-ce simplement qu’on ne peut pas en parler autrement ?

- Problème pour Bolton & Hill : comment articuler des intentionnalités de premier rang, sous-corticale, profondément immergées dans des déterminismes causaux, biochimiques, génétiques, à des intentionnalités du type « suivre une règle » au sens de Wittgenstein, où suivre une règle est aussi pouvoir ne pas la suivre ?

Comment s’en tirent Bolton & Hill ? Par le haut : si tout ce qu’on dit tient debout, alors au bout de l’évolution apparaît un appareil biologique de révision et d’adaptation de ses propres règles de fonctionnement, qui peut agir sur lui-même de manière causal. C’est l’esprit ! C’est une quasi-déduction transcendantale de l’esprit à partir des prémisses épistémologiques et philosophiques qu’ils développent. Cet esprit répond aux objections du réalisme intentionnel, de la distinction de l’intentionnalité et de la téléologie, et de l’articulation des lois causales au règles au sens de Wittgenstein. Seul l’esprit résout les antinomies traditionnelles inhérentes à ce type de démarche épistémologique.

Mais c’est une gigantesque usine à gaz philosophico-psychopathologique… C’est un dispositif qui produit au bout du compte exactement le genre d’esprit dont vous avez besoin pour parler de la psychopathologie contemporaine.

 

6. La psychopathologie : le trouble mental est intentionnel.

- C’est là qu’on entre dans le champ de la psychopathologie qui va définir le trouble mental comme un comportement intentionnel. Ce trouble est vraiment mental : ce n’est pas simplement les effets de langage ou les effets sur l’affectivité d’un dysfonctionnement neuronal. Il s’agit bien d’une psycho-pathologie, et non d’une neuro-pathologie avec des conséquences sur le comportement extérieur. L’idée de trouble mental défini comme comportement intentionnel implique que les troubles mentaux puissent avoir une stratégie intentionnelle et persister dans leur suivi. Le trouble mental n’est donc pas un déficit strict. Et ces stratégies intentionnelles ont une coordination forte entre le cortical et le sous-cortical, les intentions de second degré sémantiquement riches et celles de premier degré liées aux téléologies fonctionnelles des sous-systèmes cérébraux.

- Dans ce registre, il y a un recours massif à deux psychanalystes, encore que de façon implicite : Melanie Klein et Winnicott, d'un point de vue qui est celui à la gois de l'empathie et de la psychogénèse (et qui s'appuie en fait sur des théories à la Bowlby). Ce recours s’explique par l’intérêt que porte la philosophie de la psychopathologie au problème de l’articulation des individus les uns aux autres. La psychanalyse nous apporte des informations sur la co-dépendance des individus, sur l’apprentissage affectif, sur les stratégies de projection, etc. Tout cela est bien sûr soigneusement encadré dans un dispositif naturaliste (exemple : le transfert freudien, c’est en fait l’empathie…). Mais le point central est celui-ci : il s’agit de comportements intentionnels, donc de comportements stratégiques, donc de comportements d’interaction.

- Il y a un certain nombre de pathologies-types considérées par Bolton & Hill : d’abord 1) le trauma, car c’est ce qui permet d’observer une disruption causale à l’intérieur de la vie intentionnelle, disruption qui nécessite un réaménagement, par le patient, de sa vie. Bolton & Hill redécouvrent Janet !

Autres pathologies mises en avant : 2) la schizophrénie (pensée en termes de monitoring de l’intention, comme pathologie de l’agir) et 3) la dépression (pensée à partir du modèle pharmacologique utilisé pour tester les effets des médicaments sur les souris — le acquiered-helplessness — où les antidépresseurs rétabliraient hypothétiquement l’intention d’agir pour avoir un résultat salutaire).

 

Question :  A partir du moment où on travaille sur l’intentionnalité, il y a des discussions sémantiques, donc il y a forcément une logique propositionnelle sous-jacente. On peut travailler là-dessus avec une grammaire. Mais après, si on est vraiment cognitiviste, on va chercher des processus mentaux sous-jacents qui analogiquement, sont isomorphes aux logiques sémantiques, et qui seraient le deuxième niveau, une sorte de syntaxe qui a des propriétés logiques, mais qui ne serait pas sémantique. Elle serait inhérente aux processus mentaux dans leurs connexions avec les processus cérébraux sous-jacents. Ça a toujours été le point de faiblesse des sciences cognitives, d’essayer de trouver une formalisation de cette jonction. Certains l’ont cherché, comme David Marr. Donc triplicité de niveau : cérébral, processus mentaux sous-jacents, processus intentionnel. Mais l’objection des connexionnistes, c’est que ce n’est pas formalisable, c’est-à-dire que c’est émergent. N’est-ce pas le point de faiblesse, finalement, de l’hypothèse cognitiviste ? Et Bolton & Hill disent-ils quoi que ce soit sur les processus cérébraux sous-jacents ?

 

Réponse de P-.H. Castel : sur le premier point, il y a une discussion pas mal du tout du language of thoughts, du langage de la pensée fodorienne. Fodor formule une hypothèse classique selon laquelle il y a un niveau intermédiaire entre les niveaux biochimiques de l’activité cérébrale, et ce qui s’exprime en langage intentionnel, qui est une syntaxe particulière qui a à la fois des propriétés matérielles, et comme c’est une syntaxe logique, elle peut avoir une interprétation sémantique qui permet de rejoindre la dimension du langage intentionnel. Searle propose à cet égard le contre-argument fameux de la chambre chinoise : ce n’est pas parce que vous avez une syntaxe, que vous avez la sémantique que vous voulez.

Concernant Marr, sur la théorie computationnelle de la vision. Sur ce point, le problème est de comprendre comment est encodé et formaté le stimulus visuel de manière à comprendre comment il est traitable à l’intérieur des différents appareils du cortex visuel. Mais la conception de Marr est une conception maximalement intentionnelle au sens de l’écologie perceptive. C’est une théorie de la vision extrêmement importante par le fait qu’elle montre qu’il y a des niveaux non intuitifs de construction de formatage des informations visuelles, ce qu’il appelle le niveau 2 et demi.

Le problème est un problème auquel Bolton & Hill font parfaitement face. Le connexionnisme offre des réponses séduisantes, mais ce que proposent Bolton & Hill, qui ne s’appuient pas sur cette psychopathologie connexionniste, c’est un changement de paradigme ! On est des organismes, pas des ordinateurs ! Ce ne sont pas des traitements de symboles logiques, ce sont des êtres vivants. Si ce sont des êtres vivants, ils sont soumis à un paradigme évolutionnaire, et le problème est de savoir comment ils interagissent entre eux. Si vous avez ça comme prémisse, le raisonnement de Bolton & Hill, c’est que l’intendance suivra. C’est-à-dire qu’on finira bien par comprendre que telle ou telle animation cérébrale que montre l’imagerie a pour fonction de servir à ceci ou à cela : ce qu’on veut expliquer, ce sont les interactions de l’organisme avec son environnement et ses semblables, le cerveau, en un sens, est là pour se plier à ces fins.

Est-ce qu’on va donc réussir à trouver les bases cérébrales et réussir à trouver une explication de ce qu’est une maladie mentale, du type de celle qui permet de calculer une trajectoire d’un satellite autour d’un astre ? La modification de la structure épistémologique de la théorie dans le cadre du post-empirisme vise justement à liquider ce type de question ! C’est une question qui n’a de sens qu’à l’intérieur du paradigme de l’identité matérialiste du cerveau et de l’esprit. Si Bolton & Hill se situent à l’intérieur du paradigme de la sémantique fonctionnelle évolutionnaire, la question disparaît, ou du moins cesse d'être aussi pressante. Ce que j’apprécie avec le fondationnalisme de Bolton & Hill, c’est qu’ils sont conscients de la co-dépendance de leur épistémologie, de la manière dont ils définissent les faits mentaux, de la manière dont ils abordent la psychiatrie, etc.

 

 

Question : quel est l’origine du concept d’empathie ?

 

Réponse de P-.H. Castel : c’est l’Einfühlung de la psychologie allemande et de la phénoménologie. Ça va de paire avec les neurones miroirs, le problème de savoir comment il se fait que quand on a une intention d’agir, on le voit dans le cerveau. De même, quand un sujet voit un mouvement, à l’intérieur de son cerveau, les neurones se mettent dans une configuration telle que c’est la même que si c’était lui qui faisait l’action. Cette idée, c’est que l’empathie serait une sorte de substructure non consciente, profonde, liée à la coordination et à la perception du mouvement des autres, mais même des intentions du mouvement des autres. Qui plus est, ça marche avec les primates supérieurs ! On peut donc faire des expériences avec des modèles animaux, ou plutôt, des animaux-modèles.

Ce qui m’importe de Bolton & Hill, c’est de sortir du fait scientifique brut de la découverte des neurones miroirs, pour montrer que si c’est important dans les sciences cognitives, c’est que ça répond à un besoin théorique fondamental des sciences cognitives, qui est celui de traiter le problème du contrôle de ce qui se passe à l’extérieur une fois que l’action peut être redécrite par les autres. L’empathie stabilise le degré de réinterprétation par les autres de ce que je fais véritablement. Ça tempère, supposent-ils, l’effet d’infini impliqué par l’apologue d’Anscombe, de l’homme qui pompe de l’eau.

Quant à l’origine de l’Einfühlung, ça doit être fin 19ème siècle. Je crois que c’est la réponse allemande à Taine. Ça concernait la psychologie de l’art.

 

Question : quelle est la différence entre « évolutionnaire » et « évolutionniste » ?

 

Réponse de P-.H. Castel : Bolton & Hill parlent de « evolutionary ». Ce mot désigne ce qui relève de l’évolution. Quand on parle par contre de théorie des jeux évolutionniste, ça implique de mettre sur la table des arguments biologiques. « Evolutionnaire », c’est un degré en dessous de détermination du recours à la théorie de l’évolution, de "évolutionniste", notamment. Mais la nuance en anglais est sans doute perdue par la plupart de ceux qui utilsient ces mots.