Philosophie et histoire de la médecine
mentale
Séminaire doctoral, IHPST, Paris I (2007-2008)
Problèmes philosophiques de la psychopathologie cognitive :
à partir de Bolton & Hill
Séance n°4, 13 octobre 2007
Analyse du chapitre 7 de Mind, Meaning, and Mental
Disorder: « Psychiatric disorder
and its explanation »
A/
La différence entre psychopathologie cognitive, psychiatrie biologique, neuropsychiatrie,
et « organicisme » en psychiatrie.
B/
Attaqué dans un champ par un taureau furieux : comment opère l’intentionnalité
causale selon Bolton et Hill.
C/
« Le » trouble psychiatrique : un point de vue essentialisant,
à partir de l’intention causale et de ses vicissitudes
Bolton & Hill promeuvent une analyse conceptuelle qui utilise une instrumentation
logique pour clarifier ce que les gens font. Mais
quel est en réalité le type de présupposé logique employé pour l’interprétation
des énoncés ?
La
problématique du chapitre 7 peut se résumer à cette question : quelle
est l’autonomie rationnelle de la psychopathologie si on la distingue de la
psychiatrie biologique traditionnelle héritière de la psychiatrie organiciste ?
A/
La différence entre psychopathologie cognitive, psychiatrie biologique, neuropsychiatrie,
et « organicisme » en psychiatrie.
1.
La critique d'une psychiatrie biologique trop « étroite » (Guze).
Historiquement, 2 grandes écoles : psychiatrie
organiciste (dysfonctionnement cérébraux) vs. « psychisme » (Pinel, Esquirol)
L’organicisme
en psychiatrie :
Cf. Article de Bayle, 1822, Remarques
sur l’arachnitis chronique
* Bayle part d’observations sur six personnes
qui ont ce qu’on appellera plus tard une paralysie générale. Il découvre une
altération cérébrale très précise sur l’arachnitis
(cf. in Postel, Dictionnaire de psychiatrie
et de psychopathologie clinique, Larousse, Préface qui explique à quoi
cela correspond aujourd’hui). Or, Bayle montre que chez ces patients les troubles
moteurs sont parallèles aux troubles intellectuels et indiquent la progression
d’une seule et même maladie: à mesure que la paralysie progresse, les troubles
intellectuels progressent (on pensait auparavant qu’il s’agissait de troubles
différents). D’où l’importance de cette découverte pour le développement de
la neuropsychiatrie (de même : on montrera que la mégalomanie =
symptôme terminal de la paralysie générale, cf. Nietzsche à la fin de sa vie).
* Par la suite : Organicisme = toute maladie mentale se rapporte en dernière analyse
à une altération physique du cerveau. L’enjeu
sera d’étendre à la totalité du champ des maladies mentales ce qui a été construit
sur la paralysie générale.
C’est
contre cette conception que va se dresser la psychopathologie cognitive. Elle
part d’une critique de la métaphysique dualiste : dans les maladies mentales,
c’est l’esprit qui est malade et non le cerveau. Bolton & Hill insistent sur
l’étiquette de « psychopathologie cognitive » (et non « neuropsychopathologie ») et sur l’importance de promouvoir
l’idée d’un « nouveau psychisme » non dualiste. Ils critiquent la
conception « étroite » de la psychiatrie biologique développée par
Guze (1989)
* Guze, Biological
psychiatry: is there any other kind?, Psychol Med. 1989 May;19(2):315-23.
La
vraie maladie mentale = un trouble biologique du cerveau. Le simple développement
d’un cerveau ou les vicissitudes de ce développement ne suffisent pas à rendre
compte de la variété des maladies mentales et de leur gravité. Les apprentissages et les modifications liées à ces
apprentissages ne font qu’indiquer des différences de variation possibles
d’individu à individu, mais cela ne peut pas expliquer la maladie en tant
que maladie. C’est parce que le cerveau est biologiquement lésé que les apprentissages
peuvent contribuer au contenu des maladies mentales. Sinon, il n’y aurait
que des variations normales (ce pour quoi le cerveau est fait…)
Conclusion : s’il y a vraiment des pathologies,
c’est parce qu’il y a d’abord des modifications structurales du cerveau.
→ Conception étroite de la « biologie » :
réductionnisme physico-biologique = n’accepte comme
type d’explication que des explications physico-chimiques.
* Bolton & Hill répondent d’abord
que c’est empiriquement faux : le développement est essentiel, et ses
vicissitudes peuvent être pathologiques. Exemple des enfants abusés sexuellement
(ou par violence) qui présentent des anomalies structurales importantes, dans
des endroits précis du cerveau, qui ont des conséquences dans le développement
des enfants, qui les rendent très sensibles à des phénomènes dépressifs, et
cela agit sur le génome lui-même (par effet en boucle : activation ou
sous-activation). D’où la possibilité de production
de toute sorte de phénomènes pathologiques. Donc : pas de développement
neutre par rapport à la pathologie.
Cf. aussi les modèles animaux : on peut facilement rendre des rats sensibles à l’alcool en perturbant leur attachement à la mère. Trouble du comportement qui entraîne une sensibilité accrue aux toxiques.
* Ils insistent en outre sur l’idée que
la biologie n’est pas seulement la biologie du réduictionnisme physico-chimique.
Il y a aussi l’éthologie, la psychobiologie, voire la sociobiologie. On ne
peut pas réduire les apprentissages des organismes qui se développent à de
simples variations sur la base de cerveaux ou non lésés. Critique de la vision rétrécie de la psychiatrie
biologique : il faut rendre compte des développements structuraux d’un esprit qui doit être capable
de refuser les règles suivant lesquelles il agit en fonction du contexte.
Il faut ainsi intégrer l’idée de règles contextuelles pour une adaptation
au milieu (implication de la fitness, etc.). D’où l’introduction de l’intentionnalité
(idée d’une cause intentionnelle) dans le corpus de la neurobiologie, et la
promotion d’une biologie plus sophistiquée : psychobiologie (raisons
qui causent) voire sociobiologie (espace social de l’ajustement ; empathie).
Bolton & Hill montrent à cet égard que la médecine
contemporaine n’est pas en reste et inclut déjà dans la description de ses
phénomènes biologiques une certaine dimension d’intentionnalité (Cf. les pathologies
systémiques comme la polycythémie).
2.
Conséquences pratiques : la remise en cause d'un certain modèle médical de
la psychiatrie.
Les conséquences pratiques sont très importantes
dans ce chapitre. La position de Bolton & Hill aboutit à une remise en
cause du modèle médical classique en psychiatrie, ce qui entraîne une certaine
crispation (cf. importance de ce modèle médical dans la construction
des classifications psychiatriques). L’argument psychopharmacologique perd toute sa force dans l’argumentation
de Bolton & Hill: si on prend une cause prochaine pour la véritable cause
mentale, on ne se rend pas compte du fait que le médicament modifie le comportement
en tant qu’il s’adapte au contexte culturel et social.
Le cognitivisme psychopathologique est un holisme :
il existe des dépendances structurales entre les différentes parties du cerveau.
L’intégration des différents réseaux causaux va permettre de juger de la pertinence
de l’hypothèse générale. Bolton & Hill entreprennent ainsi de réhabiliter la médecine mentale. La psychothérapie s’intègre de
manière « organique », si on peut dire, et n’est plus quelque chose
de complémentaire… La psychopathologie cognitive, dans la pratique, est très
sensible aux phénomènes de compensation (idée que le délire peut avoir une
fonction de compensation qui va permettre à un individu de compenser ses symptômes
négatifs). On peut voir que le motif de la compensation revient souvent dans
le chapitre 7 en raison même de cette approche holiste.
Remarque : la psychologie évolutionnaire est
profondément anti-eugéniste (dans le pool génétique, les gènes présents d’une
autre manière chez certains individus sont importants pour le reste de la
population…). À l’inverse, la psychiatrie biologique a longtemps été implicitement
eugéniste et a reposé sur des traitements très normatifs, inconscients des
procédés subjectifs de rétablissement mental via les processus de compensation.
3.
3 éléments pour une critique :
a)
On arrive bien à penser une « compensation
» morbide dans la maladie mentale, mais pas la création de nouvelles normes
du fonctionnement psychique. Bolton & Hill prennent
en compte le fait qu’un organisme peut compenser et qu’on peut penser certains
délires comme des formes de compensation. Mais ce à quoi ils n’arrivent pas,
c’est à penser la création de nouvelles normes de fonctionnement psychique
(cela déplace la question de la normalité, cf. psychothérapie des grandes
psychoses). L’hypothèse canguilhémienne n’est pas prise en compte alors qu’on
en est pourtant près…
b)
Ce que l'approche bottom-up ne permet pas de penser, les formes
originales d'empathie (psychanalyse naturalisée contre dénaturalisation psychanalytique).
Jusqu’au ridicule, Bolton
& Hill développent une approche bottom-up : ils partent du fait le plus trivial et le moins pathologique
(des gens, un champ et un taureau ; la peur d’être chargé par le taureau
entendue comme une réponse adaptée…) et ils infèrent les différentes possibilités
qui rendent cette réponse dysfonctionnelle. Stratégie
inverse de la psychiatrie traditionnelle qui consiste au contraire de partir
des situations pathologiques. Le problème de cette inférence bottom-up, c’est
qu’elle met entièrement de coté la possibilité de prendre en compte les règles
originales que suit un malade mental pour se rapporter à autrui ou à son environnement.
Au fond, lorsque nous jugeons que le comportement d’autrui est dysfonctionnel, nous nous faisons crédit d’une empathie normale
(c’est parce qu’elle est anormale qu’on perçoit une anormalité). Mais n’y
a t-il pas un travail de l’empathie (au sens d’une projection rationnelle
de ce qui se passe dans la tête de l’autre) qui vient de nous (cf. peur de
notre part, projection d’une forme d’anormalité qui apprend autant sur nous
que sur l’autre) ? Bolton & Hill ne prennent
pas en compte cette possibilité. Leur rapport à la psychanalyse n’est pas
du côté transfert/contre transfert, mais du côté génétique (fonctions structurantes) ;
psychanalyse naturalisée entièrement réduite à une psychologie génétique des
affects.
c)
L'option d'une ontologie naturaliste
et intégrative, comme si c'était la seule attitude philosophique scientifique.
Leur projet philosophique = ontologie naturaliste
du mental.
« Nature » : au sens aristotélicien
(croissance) ; accent sur la psychologie génétique.
« Nature » : il n’y en
a qu’une (monisme) ; continuité entre le biologique, le mental,
le social… Tout s’étage et se continue de manière rigoureusement homogène.
Cette exigence naturaliste de croissance
et d’unicité rejaillit à rebours sur la pierre angulaire de leur théorie
qui est le concept d’information (intentionnalité prise comme un maillon dans
une chaine causale).
Problème de ce choix : pourquoi la seule
philosophie qui vaille serait-elle celle qui pose des questions ontologiques sur les concepts qu’on manipule ?
On pourrait très bien se contenter d’une approche critique des concepts. Traditionnellement, en philosophie,
si on augmente en clarté et en compréhension, il ne manque rien. Possibilité
que la complexité puisse être décrite en tant que pluralité et complexité.
On n’est pas donc obligé de faire un projet nécessairement intégrateur (pourquoi
devrait-il y avoir Une nature ?). On n’est pas obligé pour faire de la
bonne philosophie de naturaliser l’épistémologie. De fait, si on a vraiment
un point de vue naturaliste unitaire, alors le discours fait partie de la
nature lui-même et est contraint lui-même (épistémologie naturalisée)…
Remarque : cela n’est pas propre
à la psychopathologie, mais à l’ensemble de la philosophie cognitiviste moderne.
Cf. en sociologie : il n’y a pas d’ontologie convaincante d’une institution
ou d’une représentation collective. Solution = réclamer une ontologie pour
les sciences humaines. Idée que pour les objets sociaux, l’activité de critique
est bien fondée si et seulement
si on dispose d’une ontologie naturelle et unitaire... Mais n’est-ce pas là
un détournement de la signification de l’activité critique de la philosophie
au profit d’un présupposé ontologique ?
B/
Attaqué dans un champ par un taureau furieux: comment opère l'intentionnalité
causale selon Bolton et Hill.
Analyse
fastidieuse et minutieuse…qui aboutit à un certain nombre de problèmes philosophiques
majeurs.
1.
Le fonctionnalisme psychologique comme théorie de la causalité mentale : «percevoir
un taureau comme dangereux » comme fonction de l'esprit.
Idée
que peur = réponse normale à la vue d’un taureau perçu comme une menace.
Pour Bolton & Hill, ceci n’est pas une
banalité. Leur ambition est de montrer, à partir de l’articulation des différentes
dimensions causales et intentionnelles, psychique et physique, que « percevoir
un taureau comme dangereux » est une fonction de l’esprit. Remarque :
ce n’est pas un cas de phobie… mais de « peur normale ».
Contexte d’arrière plan : Bolton et Hill
prennent position sur les causes mentales et révisent le vieux schéma
Stimulus → Réponse. Entre le stimulus entendu comme cause (explanans/explanandum) et la réponse, on
insinue le long de ce parcours un ensemble de croyances et d’attitudes propositionnelles
qui intentionnalisent à plusieurs niveaux le parcours
causal.
Toutes
les causes en jeu dans le mouvement de ma main, par exemple, prennent une
coloration intentionnelle (deviennent à propos de…).
Bolton
et Hill poussent l’analyse jusqu’à la prise en considération de l’image du
taureau sur la rétine…Différents types de taureaux anglais (il y en a de plus
ou moins gros… un trop petit ou un trop gros ne causera pas de peur…) ;
or, déjà au niveau de la perception (qui est biologiquement adaptée), il y
a des objets qui nous feront plus ou moins peur selon leur taille (il y aurait
des seuils perceptifs, des inférences câblées, à l’œuvre dans la détection
de la dangerosité). Idée donc que la détection de la dangerosité en
tant que dangerosité est une fonction de l’organisme vivant. Non pas seulement
des seuils perceptifs, mais aussi des croyances et attitudes propositionnelles
pour appréhender dangerosité en tant que telle.
2.
1ère difficulté: à partir d'Anscombe,
L'intention §10.- cause de la peur et objet de la peur, la causalité
mentale et le point de vue en première personne.
E.
Anscombe, L’intention,
§10 :
« Un
enfant voit un morceau d'étoffe rouge au détour d'un escalier, et il demande
ce que c'est. Il croit que sa nourrice lui dit qu'il s'agit d'un morceau de
Satan, et il en ressent une frayeur épouvantable. (Elle lui a évidemment dit
que c'était un morceau de satin.) L'objet de sa frayeur est le morceau d'étoffe
; la cause de sa crainte est la remarque de sa nourrice. Il peut arriver que
l'objet de la peur corresponde à la cause de la peur, mais, comme Wittgenstein
le remarque, il n'est pas en tant que tel la cause de la peur (un visage hideux
apparaissant à la fenêtre serait bien sûr à la fois la cause et l'objet, et
par conséquent, les deux peuvent facilement être confondus). Ou encore, vous
pouvez très bien être fâché de l'action de quelqu'un, alors que ce qui fait
que vous êtes en colère, c'est quelque chose qui vous le rappelle ou quelqu'un
qui vous en parle.
Cette
sorte de cause d'un sentiment ou d'une réaction peut aussi bien être rapportée
par la personne elle-même que reconnue par quelqu'un d'autre, même lorsqu'elle
n'est pas identique à l'objet. Remarquez que cette sorte de causalité, ou
de sens de « causalité », est si loin de s'accommoder avec les explications
de Hume, que les gens qui pensent que ce philosophe a convenablement traité
du sujet de la causalité n'en tiendraient aucun compte dans leurs raisonnements.
Si on attirait leur attention sur elle, ils maintiendraient sans doute que
le mot « cause » est ici impropre ou trop équivoque. Ou encore, ils pourraient
essayer de fournir une explication humienne pour ce qui est de la reconnaissance
de la cause par un observateur extérieur;
mais ils ne le pourraient sûrement pas pour celle du patient. »
Objet
de la peur ≠ cause de la peur. La véritable cause de la frayeur, c’est
la remarque de la nourrice. Anscombe critique ainsi
l’idée qu’il y aurait une forme de causalité de la peur traitable de manière
humienne. En particulier, il n’y a pas symétrie entre la première personne
(cause non humienne : « à cause de » = accès en première
personne sans observation) et l’observation en troisième personne (causalité
humienne, liée à l’habitude de voir la même réaction de peur face à un taureau).
Or, quand je dis que j’ai peur du taureau, ce n’est pas l’objet possible d’une
élucidation empirique plus précise ; je ne peux pas descendre dans le
grain d’explication causale dans ce cas (jusqu’à la stimulation nerveuse ;
rétine…) ; je ne peux pas rentrer plus loin. Le mot de cause semble logiquement
impossible à fondre dans une explication empirique. Amphibologie du mot « cause » :
ce n’est pas le même mot cause qui
est en jeu. Certes, souvent l’objet et la cause de la peur coïncident. Mais
on peut très bien les disjoindre, et notamment dans le rapport entre le taureau
et sa dangerosité imputée. Un exemple nous est donné dans ce passage fameux
d’Un cœur simple de Flaubert :
« Un
soir d'automne, on s'en retourna par les herbages. La lune à son premier quartier
éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe
sur les sinuosités de la Toucques. Des boeufs, étendus
au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer.
Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond
devant elles. - « Ne craignez rien ! » dit Félicité
; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'échine, celui qui
se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l'imitèrent. Mais
quand l'herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s'éleva. C'était
un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme
Aubain allait courir. - « Non ! non ! moins
vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par-derrière un
souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient
l'herbe de la prairie ; voilà qu'il galopait maintenant ! Félicité se retourna
et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu'elle lui jetait dans
les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur
en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage avec ses deux petits,
cherchait éperdue comment franchir le haut-bord.
Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des
mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle criait : - « Dépêchez-vous
! dépêchez-vous ! »
Mme
Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs
fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.
Le
taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait
à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut le temps de se couler
entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s'arrêta.
Cet
événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Evêque.
Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu'elle eût rien
fait d'héroïque." (Flaubert, Trois
contes, Un cœur simple)
Je suis dans un champ avec un taureau. Je sais
donc ce qui peut arriver… Ce qui ici cause ma peur, c’est l’évocation des
souvenirs que ce taureau me cause. C’est notamment mon souvenir du roman de
Flaubert qui cause la peur. Or Bolton & Hill ne prennent pas en compte ce type de possibilité... Ils veulent
en finir avec cette distinction cause/objet de l'émotion.
3.
2ème difficulté : peur de re et
peur de dicto. Qui aurait physiquement
peur d'un taureau de dicto ?
Deuxième
difficulté : il faut distinguer la peur de re et la peur de dicto. Je veux montrer qu’on ne peut
pas avoir peur d’un taureau de dicto.
Soit
l’énoncé suivant : « j’ai peur d’un taureau qui me fonce dessus ».
Depuis Quine, on sait que l’énoncé est ambigu en raison de l’incertitude de
l’objet sur lequel porte le quantificateur existentiel.
S’agit-il de ce taureau-là ou d’un taureau en général ?
Ce taureau : peur de re vs. taureau en général
(inclus à l’intérieur de l’énoncé) : peur de dicto.
Bolton & Hill font comme si l’intention qui
se rapporte au taureau physique (de
re : celui qui impressionne ma rétine) était la même que celle qui se rapporte au taureau
de dicto.
Or, la formulation de ma règle renvoie au taureau de dicto alors que l’expérience, elle, renvoie
au taureau de re.
Est-ce
que mon taureau de re ne peut
pas être compris comme un cas de taureau de
dicto ? Pour ce type de problème, cf. Chisholm, R. 1976. ‘Knowledge and belief: de dicto and de re’, Philosophical
Studies 29: 1-20.
On
traite alors le taureau de re comme un taureau dont on aurait spécifié
tous les prédicats, et en ce cas un taureau de
re est individualisé à partir du taureau de dicto, mieux,
dans cet approche, le tauraeau de re ne serait qu'un cas du taureau
de dicto. Mais cela ne peut pas s'appliquer dans le cas présent.
Car Bolton & Hill insistent pour s’en tenir à
la pure perception biologique où les problèmes conceptuels ne se posent pas.
Problème : il n’y a sûrement pas de description complète en termes conceptuels
au niveau des bâtonnets rétiniens ou des neurones. Or, la question qui nous
occupe se situe à un problème très élevé sur le plan conceptuel : le
taureau en tant que dangereux a des propriétés
sémantiques très différentes du taureau simplement perçu.
4.
Le refus de l'analyse en « niveaux » disjoints chez Bolton et Hill. L'argument
d'une unique intentionnalité réelle, mais qui aurait des niveaux de complexité
logique. Raison et cause,
Bolton
& Hill veulent éviter d’avoir à traiter des niveaux
de fonctionnement irréductibles les uns aux autres.
Citation, pp. 251-252, deux points à souligner:
"The first is that the concept of levels of functioning is misleading
if it obscures the extent to which responses with the same intentionality
may occur at multiple levels. Equally there are differences in levels of representation
such that intentionality with respect to "dangerous bull" has a
different logic and degree of complexity than intentionality with respect
to "lack of glucose".
Ils disent que « le concept de niveau de fonctionnement
est trompeur s’il obscurcit à quel point les réponses qui ont la même intentionnalité
peuvent arriver à des niveaux multiples » : il faut que ce soit
la même intentionnalité en cause,
sinon tout se défait. « Également, il y a des différences dans les
niveaux de représentation » : rapport peur/taureau dangereux a un
degré de complexité différent à celui de bonne/ mauvais hormone qui a les
effets requis. Le glucose n’agit sur le récepteur que sous sa description
de glucose. Le taureau n’agit sur ma peur qu’en tant qu’il est pris comme
taureau dangereux.
Conclusion
critique sur cette remarque : l’échelle de complexité de l’intentionnalité
est ad hoc :
* l’une est causale et l’autre langagière
* c’est le taureau référent (de re ) qui est un facteur
causal de la crainte dans l’argument. Autrement dit, l’hétérogénéité logique
n’est pas abolie. Le postulat fonctionnel d’identification de la dangerosité
(sélection qui a fait qu’on perçoit comme dangereux le taureau qui nous fonce
dessus) est le nom du problème, pas sa solution (on ne sait pas comment s’opère
le passage taureau de re/de dicto ; ni explication causale troisième personne/
première personne, directe et sans observation).
5.
L'indécidabilité fructueuse selon Bolton & Hill, ou la fluidité de la
transition du causal non-intentionnel dans le causal-intentionnel.
Devant le taureau : trois options possibles
pour interpréter sur le plan intentionnel le fait de ne pas bouger:
* soit stratégie claire et adaptée
(ne pas bouger pour ne pas exciter l'animal)
* soit conflit entre deux stratégies( on ne sait pas ce qu’il faut faire, et du coup, on reste
paralysé entre la fuite et la peur de fuir)
*soit paralysie par l’angoisse (annule toute possibilité pour l’organisme pétrifié de développer une quelconque stratégie, l'immobilité n'est pas un conflit, mais un effondrement du fonctionnement mental possible et même de la possibilité d'avoir un conflit de stratégies).
Or cette indécidabilité entre les trois options possibles importe à Bolton et Hill parce qu’elle est liée à leur thèse fondamentale = la continuité intentionnelle est perturbée autant dans le lien neurohormone/récepteur (// cas du glucose) que dans le lien croyance/objet (// cas du lien peur-taureau).
On
ne peut pas aborder une maladie mentale sans aborder la question de la décidabilité
de ce qui se passe et qui constitue ou pas une maladie mentale : se demander
s’il y a une stratégie, ou conflit entre différentes stratégies, ou encore
absence de stratégie par effondrement causal et organique… Bolton & Hill
se servent de cette indécidabilité pour en faire
une maxime d’investigation pour « étudier les stratégies intentionnelles
éventuelles dans des situation morbides ». La même intentionnalité se
diffracte à travers les niveaux (ils ne veulent pas que les niveaux impliquent
un partage par spécialité qui nous enfermeraient dans une dispersion des explications,
soit de type neurologique, soit de type psychiatrique…).
C/
« Le » trouble psychiatrique : un point de vue essentialisant, à partir de
l'intention causale et de ses vicissitudes.
1.
La « bonne » médecine fait déjà droit à des explications causales intentionnelles
(l'exemple de la polycythémie).
Bolton
et Hill s’en prennent au modèle médical classique pour montrer qu’il n’est
pas vrai que celui-ci a pour tâche de montrer des dysfonctions de l’organisme
réparées de manière causales
Ex :
maladies systémiques où il faut prendre en compte des questions de seuils,
de normes…
Exemple
de la polycythémie : en altitude (Pérou), une production de
globules rouges supplémentaires (GR) à cause de la raréfaction du taux
d’oxygène dans l'air qu'on respire… Signes cliniques = tachycardie ;
maux de tête ; etc., jusqu’à ce qu’une quantité suffisante de GR soit
produite.
Pas
une maladie quand on est à 4000 mètres : simple mécanisme d’adaptation.
Mais quand on redescend à 1000 mètres ; risque que l’épaississement du
sang entraîne des problèmes ; risque d’AVC
(accident vasculaire cérébral). Donc, polycythémie :
non pas simple dysfonctionnement d’un système ; mais description de la
maladie qui implique une certaine intentionnalité de l’organisme, sa sensiblité
à l'environnement et son "adaptation en contexte"
Mais
cet exemple que développent Bolton & Hill est peut-être un exemple malheureux :
il faut en effet distinguer entre polycythémie essentielle
et polycythémie accidentelle, secondaire. La maladie, c’est quand
on naît avec une dysrégulation du nombre de GR,
et en règle générale, la polycytémie est avant tout
une affection liée à une anomalie génétique.
Quoi
qu’il en soit, leur idée = la médecine, en général, fait appel à des normes,
à des mécanismes intentionnels. Cela semble peu étonnant pour un canguilhémien,
mais cela reste très gênant pour les anglo-saxons (loup du vitalisme dans
la bergerie du mécanisme ?)
2.
Les répercussions de la « mauvaise » médecine sur le problème des classifications
Dans
les classifications psychiatriques, on a longtemps privilégié le modèle des
maladies non systémiques (ex : modèle des maladies infectieuses) où on
peut discrétiser à souhait les symptômes. D’où multiplication des entités
pathologiques dans les différentes classifications. Dans le même temps, on
se rend compte qu’il y a une grande comorbidité ! Or cette comorbidité
est liée au fait qu’on ne considère pas les maladies mentales comme des maladies
systémiques…
Aujourd’hui
(horizon du DSM-V) : il y a une tendance à renoncer à l’approche
catégorielle des troubles mentaux au profit d’une approche dimensionnelle,
et cela dans le but de promouvoir une
conception plus holistique et systémique des maladies mentales.
Remarque
au sujet de cette idée de concevoir les maladies psychiatriques comme des
maladies systémiques (qui peuvent donc être décrites en termes de rééquilibration,
de compensation, etc.) : est-ce un problème ontologique ou épistémologique ?
En médecine, il faut être uniciste : toujours
chercher le trouble unique derrière l’apparente dispersion des symptômes.
Or, être uniciste est
un principe avant tout méthodologique
qui n’implique pas nécessairement d’hypothèse sur la systématicité des troubles
en jeu. Bolton & Hill, eux, font une hypothèse
ontologique. Mais on n’est pas obligé de
les suivre et on peut très bien se contenter de l’attitude méthodologique
(qui prend en compte le postulat de l’unicisme).
3.
Réhabiliter le contexte interpersonnel de la maladie mentale. La dépression
sévère chez les femmes. Sommes-nous si bons juges de l'intentionnalité chez
autrui ? La dangerosité
Bolton
& Hill veulent réhabiliter les psychothérapies. Ils insistent sur
l’importance du contexte psychosocial des maladies mentales.
Ex :
dépression sévère des femmes, des enfants battus… S’agit-il de dysfonctionnements
cérébraux particuliers ? La dépression réactionnelle chez les femmes
battues est-elle plutôt liée aux conditions de vie particulières ?
Remplaçons
ensuite la dangerosité d’un taureau par la dangerosité d’un pervers ou d’un
criminel (qui est un véritable problème de psychiatre). Est-on
si bon juge de l’intentionnalité des comportements qui comptent en psychiatrie ?
Le problème est que la manière dont les objets sont
appréhendés dans cette approche bottom-up
n’aboutit nulle part. Le problème de l’expertise médico-légale, par exemple,
n’est pas abordé. Une vraie réflexion philosophique devrait partir de la pratique
des experts médico-légaux et de l’analyse fine des intentionnalités de haut
niveau impliqué dans la distinction des actes commis sous l'empire
de la folie, et de ceux commis par méchanceté. Cf. la question
de l’intentionnalité morale en tatn que résolument distincte de l'intentionnalité
biologique "améliorée" (relationnelle, contextuelle)
de Bolton & Hill : il faut distinguer l’action faite par morale/l’action
seulement conforme à la morale (Kant). C’est ici l’intention qui fait la différence
entre ce qui est moral et ce qui ne l'est pas (mais qui est parfaitement adapté
à la survie et à l'amélioration des performances des
individus)… Or, les raisons d’intérêt sont naturalisables, mais pas l’intention
morale, ou l'intention compte en tant qu’intention… et pourtant c’est celle
qui compte dans l’expertise médico-légale: l'intention en tant qu'intention.
Par
conséquent, à mon avis, la référence importante, ce n’est
pas la biologie, mais la psychiatrie entendue comme science morale. Bolton
& Hill se contentent de composantes rustiques
de l’intentionnalité (ilsq privilégient tout ce qui peut se naturaliser).
Mais si on part de ça vers les formes supérieures, on n’aboutit jamais vraiment
à ce qui commande effectivement des attitudes appropriées à
l'égard des autres êtres humains (sur le plan juridique), ou
alors par hasard…
4.
Le cercle des interactions entre causal non-intentionnel
et causal-intentionnel : a) le cas de l'agressivité chez le jeune
mâle humain ; b) la logique des « compensations » délirantes aux symptômes
négatifs de la schizophrénie (Roberts) ; c) gènes et environnements (Tienari).
La
limite du raisonnement naturaliste = le cercle des interactions entre
causal non-intentionnel et causal-intentionnel.
Il
y a un cercle : méchant envers vous donc
augmentation du taux de testostérone et donc
encore plus méchant…
Le
principe du raisonnement de Bolton & Hill est le suivant : tout ce
système doit être pensé comme un système en boucle jusques et y compris lorsqu’il
intègre une dimension psychosociale : il y a des croyances et des attitudes
qui déclenchent chez autrui des croyances et réponses en boucles… avec ajustement
des croyances… (perception de l’autre comme de plus
en plus dangereux et donc élévation de testostérone)
Problème :
cette hypothèse est infalsifiable au sens poppérien (grâce à ce cercle,
on peut se situer au point qu’on veut…) ! En allant jusqu’au bout, on
peut trivialiser : il n’y a pas d’attitude sociales sans modifications
cérébrales et hormonales ; il n’y a pas de modifications cérébrales et
hormonales sans rapport aux attitudes sociales…
b)
Les phénomènes de compensation chez le schizophrène, où les syumptômes
positifs (délires) seraient des sortes de rééquilibrage
combattant les effets des symptômes négatifs (apragmatisme, anhédonie,
etc.). Cf. article séduisant de Roberts (1991), Delusional belief systems and meaning
in life: a preferred reality? Br J Psychiatry
Suppl. 1991 Nov;(14):19-28: il ne faut pas trop
lutter contre les délires, car la qualtié de vie des malades
s'en ressent. Mais de nouveau, l’argument
est circulaire (il n'y a pas de critère indépendant pour décider
à quel degré doit se faire la compensation
pour qu'elle assure une qualité de vie normale, ou du moins optimale;
car si le patient délire beaucoup, c'est peut-être qu'il a à
lutter contre des symptômes négatifs écrasants, et réciproquement).
Autrement dit, les observations empiriques ne font jamais que confirmer l’ensemble
des hypothèses de ce monisme corps/esprit, qu'il est facile de ramener à
une pétition de principe.
c)
à la fin du chapitre, Bolton & Hill s’intéressent à l’analyse des composantes génétiques et de
l’interaction avec l’environnement.
Cf.
l'article
de Tienari (1991) : des jumeaux schizophrènes
sont placés dans des familles différentes. Il y a une grande réplication,
mais l’auteur a montré que cela variait en fonction du profil psychologique
de la famille (familles plus ou moins dysfonctionnelles…).
Cela renvoie au problème de la contrainte générale des organismes au milieu
dans lesquels ils se développent.
Seulement,
en tant que théorie, il faut reconnaître que le pouvoir prédictif de la théorie
de Bolton & Hill est très faible : on sait quand même depuis longtemps
que le milieu est important pour la schizophrénie (même si on sait par ailleurs
qu’il y a une composante génétique !) en en faisant la preuve d’une dépendance
corps/esprit, organisme/milieu…
5.
Faut-il (et peut-on) vérifier qu'il y a un tel cercle, et qu'il confirme bien
une conception intégrative et naturaliste du mental ? Alternative
: utiliser la raison pour enrichir les interactions avec les malades mentaux.
En
guise de conclusion: on peut proposer un renversement complet de l’attitude
philosophique devant ces problèmes. Au lieu d’un projet de vaste ontologie
psychopathologique et intégrative, utiliser la réflexion philosophique de
manière critique : comment on peut intentionnaliser
un certain nombre de phénomènes mentaux qui se présentent a
priori comme non intentionnels? Comment construire des façons de penser
les malades mentaux non plus comme pris dans des routines automatiques mais
comme réagissant à d’autres normes de fonctionnement psychiques? On peut ainsi
chercher à promouvoir une attitude pratique qui consiste à modifier de nouveaux
espaces d’empathie en justifiant qu’on le fait par des raisons : créer
des relations possibles en modifiant la manière de se rapporter à eux, voire
de nouvelles institutions possibles, de manière pragmatique, pour justifier
un nouvel espace de sens pour les troubles mentaux.
cf.
les patients souffrants de syndrome d’Asperger, cas extrême de la revendication
de "neurodiversité" : ils revendiquent style cognitif
différent qui les amèneà demander de créer des écoles différentes pour eux,
de manière adaptée, en respectant les contraintes qui pèsent sur leurs styles
cognitifs différents…c’est peut-être un peu caricatural mais ce qui est important,
c’est de mettre l’accent sur la différence plus que sur le déficit. Il ne
s’agit pas forcément de soutenir ce type de démarche, mais de reconnaître
que cela ouvre la possibilité d’une approche pragmatique différente qui permettrait
de développer une manière riche d’interagir avec les patients les plus graves,
en laissant un espace à de nouvelles normes de fonctionnement psychique.