Philosophie et histoire de la médecine mentaleSéminaire doctoral, IHPST, Paris I (2007-2008)

Problèmes philosophiques de la psychopathologie cognitive : à partir de Bolton & Hill

séance n°8, 7 mars 2008


Pour une histoire du concept de perversion sexuelle au 19ème siècle : problèmes, pistes, perspectives

(version préliminaire d'un article en préparation)

Julie Mazaleigue (EHSBM / CHSSC) Université de Picardie Jules Verne

 

Vouloir proposer une histoire du concept de perversion sexuelle représente une forme de – modeste - défi. Elle appelle en effet la convocation de dimensions de la pratique et de champs disciplinaires multiples, qui s’entrelacent pour dessiner l’image d’une normativité sexuelle ne pouvant être définie de manière simple et univoque. Droit, pratiques policières, physiologie de la reproduction, psychiatrie, littérature, théologie morale, anthropologie, réquisits sociaux, demandes politiques, s’entrelacent au sein de l’histoire de la sexualité à laquelle celle de la perversion appartient, ce qui en fait tout à la fois l’intérêt et la difficulté. Mais pourquoi « la perversion » plutôt que « les perversions » ? Ce dernier choix impliquerait deux présupposés. Contre un choix nominaliste de méthode, il laisse entendre une existence absolue de son objet, tout comme si « les » perversions étaient des objets naturels n’attendant que leur découverte de la part des psychiatres [1] au 19ème siècle. Ensuite, il atomise la catégorie dont il est issu en autant d’espèces réclamant à leur tour le regard de l’historien, et risquant de faire oublier, derrière la multiplicité et l’exotisme des aberrations sexuelles, l’unité du concept à laquelle elles furent toutes rapportées. Sadisme, masochisme, exhibitionnisme, … Certes, mais perversions, toutes. C’est le fait et les conditions de l’apparition d’une psychopathologie de la sexualité organisée autour de ce concept central de perversion qui méritent d’être interrogés.

La seconde difficulté préalable est le choix de la période à laquelle l’enquête historique doit s’appliquer. La plupart des études mentionnant le sujet commencent aux années 1870, quand se développe une clinique des perversions en cours de solidification, ou, au mieux, indiquent les années 1850, tout un chacun y allant de sa diatribe pour expliquer que « le concept de perversion sexuelle n’existait pas avant la seconde moitié du 19ème siècle ». C’est juste. Néanmoins, il n’existait pas vraiment avant la fin des années 1870 – on pourrait même dire 1880, là où l’expression « perversion sexuelle » prend un sens nosographique et technique qu’elle ne possédait pas avant. Quelles raisons reste-t-il alors pour choisir 1850 [2]  ? Cette dernière date est soit trop précoce, soit trop tardive, ne permettant pas de juger de la lente émergence des conditions de mise en place d’une Psychopathia Sexualis [3] , autrement dit de la construction progressive du concept de perversion sexuelle. Il me semble nécessaire, à cette fin, de traverser tout le 19ème siècle [4] .

            La difficulté suivante est de taille : c’est le spectre de Foucault, qui vient hanter l’histoire du concept de perversion sexuelle au 19ème siècle, à laquelle il a consacré plusieurs textes dans Les anormaux et La volonté de savoir [5] . Il propose une grille de lecture suffisamment dense et systématique pour laisser l’impression qu’il ne reste aucune place aux enquêtes ultérieures. L’histoire de la perversion sexuelle peut donc difficilement se passer d’une critique préalable des approches foucaldiennes, auxquelles je dédierai le second temps de cette analyse, ce qui me permettra de développer un certain nombre de points historiques. Le premier sera destiné à poser quelques difficultés conceptuelles.


 

 

 

 

 

I.                    Termes et concept : comment faire l’histoire des perversions ?

 

 

Le problème principal que l’on rencontre lorsque l’on cherche à faire une histoire du concept de perversion sexuelle est déjà, de manière assez évidente, d’en isoler les premières occurrences. Ce qui pose immédiatement un problème de taille : avant les années 1880, le terme de « perversion », présent dans le lexique médical du 19ème siècle, ne l’est pas à titre de terme technique, mais de mot du langage ordinaire, et a parfois peu à voir avec l’histoire de la clinique des aberrations sexuelles.

Communément utilisé, son premier sens est physiologique, renvoyant à la théorie des humeurs. Il est aussi parfois mentionné pour d’autres types d’altérations. Sa définition est bien exprimée par le Dictionnaire des sciences Médicales en 1820 :

 

«  Perversio, de pervertere, déranger, altérer. On donne quelques fois ce nom aux changements nuisibles qui arrivent aux liquides et aux solides. C’est ainsi qu’on dit perversion des humeurs, pour indiquer leur altération ; la perversion de la tête des os, pour la luxation, etc. » [6] .

 

Plus précisément, « perversion » va aussi qualifier l’altération des fonctions de l’organisme, sur un axe de la santé à la maladie, mais qui est assez étrangement référé au bien et au mal [7]  :

 

« Changement du bien au mal : il y a, par exemple, perversion de l’appétit dans la pica, de la vue dans la diploplie, etc » [8] .

 

Ici, on a affaire à une définition plus fonctionnelle, clairement  marquée en 1885 dans le Dechambre, qui en fait le « déréglement d’une fonction, autre que celui qui résulte du plus au moins (…) La perversion se confond, à certains égards, avec la dépravation » [9] .

 

Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Arnold Davidson [10] , sur les thèses duquel je reviendrai, cette dernière signification est présente tôt dans le siècle, et le terme est le plus souvent employé en ce sens, notamment dans le champ de l’aliénation. C’est ainsi que Pinel compte au sein de la symptomatologie de la manie sans délire une « perversion dans les fonctions affectives » [11] , que Leuret parle, à propos d’un cas de « monomanie homicide » en 1833, de « perversion maladive des sentiments moraux » [12] , qu’Esquirol fait de la perversion de la sensibilité un symptôme fréquent de la folie [13] , alors que l’entrée « folie » dans le Begin et al [14] de 1823 fait de la perversion des fonctions une définition partielle de l’aliénation. Dans tous les cas, la présence d’une « perversion » a valeur diagnostique : c’est un symptôme. Faire l’histoire du concept de perversion sexuelle au 19ème siècle amène ainsi à se poser une double question. Comment la perversion peut-elle devenir une pathologie sexuelle à part entière, et non plus seulement l’élément d’une symptomatologie d’ensemble ? Ensuite, comment émerge l’idée d’une altération spécifique de la fonction sexuelle qui ne soit plus simplement soumise au régime de l’excès et du défaut, schème général sous lesquels étaient saisies tous les actes et penchants sexuels dans la première moitié du siècle [15]  ? Autrement dit, comment s’opère le passage d’une perception quantitative de la vita sexualis des individus à une notion qualitative ?

 

Dans une seconde série d’occurrences, le terme « perversion » possède un sens clairement moral. La « perversion » dénote une dépravation [16] morale, renvoyant au vice et au mal. Ainsi, de la sodomie, Fournier Pescay dit qu’elle est une « dégoûtante dépravation » [17] , tout comme Reydellet fait de la pédérastie « la perversion des siècles passés » [18] . Ce sens moral sera fréquemment employé plus tard dans le siècle, et l’émergence d’une clinique des perversions sexuelles ne sera possible qu’à la condition d’une distinction entre perversion morale et altération morbide de l’instinct sexuel. Cette différence est thématisée dans la distinction cardinale perversité / perversion au sein de la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing :

 

« La perversion de l’instinct sexuel (…) ne doit pas être confondue avec la perversité des actes sexuels. Celle-ci peut se produire sans être provoquée par des causes psychopathologiques. L’acte pervers concret, quelque monstrueux qu’il soit, n’est pas une preuve [19] . Pour distinguer entre maladie (perversion) et vice (perversité), il faut remonter à l’examen complet de l’individu et du mobile de ses actes pervers. Voilà la clef du diagnostic » [20]

 

Sans cette distinction, qui rejette l’acte en périphérie au profit de la tendance perverse ne pouvant être décelée que dans l’examen psychologique complet du patient, le diagnostic de perversion est impossible, car la maladie reste toujours susceptible de se voir rabattue sur le vice. Mais cette différence entre perversité et perversion trouve son origine dans une problématique présente dés les années 1830 en France [21] , marquant une tension entre diagnostic et nosographie d’une part, et tâche de la psychiatrie légale de l’autre. C’est dans un article de Michéa [22] que la difficulté est clairement exprimée, et que la distinction entre vice et impulsion morbide trouve sa première traduction claire. En effet, l’imputation de responsabilité posait problème dans un certain nombre de cas de crimes ou de délits où les experts alléguaient l’existence d’une folie partielle, sans lésion des facultés intellectuelles, mais mettant en en jeu des « goûts bizarres » et des « passions dépravées ». Faut-il alors excuser celui qui a une étrange passion sous prétexte d’aliénation ? [23] Si la psychiatrie en France disposait pour caractériser ces états des catégories de « monomanie instinctive », ou « monomanie affective », sur lesquelles je reviens plus bas, elles étaient à cette époque doublement contestées. D’une part, par certains magistrats, doutant du diagnostic d’une folie partielle exemptant des sujets sains d’esprit d’un châtiment leur paraissant mérité, de l’autre, au sein de la psychiatrie elle-même, où l’existence des monomanies commençait à être largement remise en cause. L’alternative théorique était de considérer l’existence d’une folie morale sur le modèle de la moral insanity de Prichard [24] . Mais le recours à cette dernière, supposant un continuum psychologique et une gradation par degré de la raison à la folie [25] renforçait encore la difficulté quant à l’imputation de responsabilité.  Ce qui explique l’affirmation suivante de Michéa :

 

« Ce qu’il importe aux médecins de chercher à établir aujourd’hui, ce n’est plus le fait nosologique, mais bien les caractères qui permettent de distinguer la perversion maladive de la perversité morale, l’aliéné de l’homme vicieux ou criminel » [26] .

 

 C’est donc dans le contexte spécifique d’une difficulté de la psychiatrie légale que la distinction entre la perversion proprement morale et la perversion maladive intervint, ouvrant alors la possibilité de penser des déviations de l’instinct sexuel qui soient des pathologies, et non simplement des vices.

Ce qui coupe court à la thèse simpliste qui voudrait que la perversion sexuelle ne soit en réalité qu’une reprise, ou un simple « habillage » pseudo-médical de la perversion morale. C’est en substance la thèse que soutenait Lantéri-Laura en 1979 [27] , pensant l’histoire du concept de perversion comme une « appropriation médicale » de normativités extra-médicales, en l’occurrence, de normes morales polarisées vers un maintien de l’ordre social bourgeois, appropriation ayant pour effet et finalité de renforcer et perpétuer cet ordre. Cette thèse d’une transposition psychiatrique des « mœurs » fait de la clinique des perversions un simple « moralisme à prétention d’objectivité » [28] .

 

« Nous verrons les connaissances ainsi conditionnées, sollicitées impérativement de fournir des normées réputées scientifiques, c'est-à-dire qui jouent exactement le même rôle individuel et social que les interdits qu’elles sont censées abolir, mais le jouent au nom du savoir : la science, réputée connaissance de la nature, doit produire des règles naturelles, et si elle s’y refuse, en montrant qu’elle ne peut jamais qu’expliquer, sans jamais imposer ou prohiber, il se trouve toujours des hommes de science pour enrober de leur prestige scientifique les interdictions dont la culture a besoin, et que la science, en tant que telle, ne peut aucunement fournir » [29]

 

Le ton est donné. A priori, la rationalité interne de toute Psychopathia Sexualis est liquidée, autant que les dynamiques de savoir qui ont pu présider à son émergence. Cela tient aux présupposés adoptés :

 

« En matière de perversions, nous ne pouvons oublier que c’est la doxa qui délimite le champ des phénomènes dont l’épistémè traitera : l’opinion veut indiquer le domaine des comportements pervers, et la connaissance reste, à cet égard, tributaire de l’opinion, même si elle modifie en cours de route l’étendue de ce champ » [30]

 

A l’œuvre, une opposition simple entre épistémè et doxa, la seconde étant à la fois la condition nécessaire et l’origine de la seconde, et des conceptions univoques du rôle des normes, en termes « d’interdits » et « d’idéologie » - sans que ce dernier terme soit précisé outre mesure.

Mais les approches de ce type, outre des conceptualisations approximatives, se heurtent à des démentis historiques. Certes, l’histoire de l’émergence de la Psychopathia Sexualis ne peut être désarticulée ni des contextes légaux et judiciaires, ni des questions hygiéniques et prophylactiques appliquées au corps social, et doit ainsi nécessairement intégrer une dimension critique. L’articulation de la perversité morale et de sa définition sociale à la perversion sexuelle doit être notamment  ressaisie à travers la théorie de la dégénérescence, essentielle pour la première Psychopathia Sexualis, pour laquelle elle définit le cadre étiologique et pathogénique général. Il faut rappeler que, dans la théorie de la dégénérescence de Morel, les passions et conduites immorales, par les modifications organiques qu’elles créent chez les individus, sont susceptibles d’être à l’origine d’états névropathiques chez les descendants, notamment l’aliénation mentale et des aberrations de « l’instinct génésique » [31] . Si la prise en compte de ces éléments est essentielle, elle suppose de ne pas simplement réduire la psychopathologie de la sexualité à une reprise plus ou moins heureuse des normes sociales [32] .

 

Pour revenir au concept de perversion, toute la difficulté, face à ce terme qui ne fait pas partie d’un vocabulaire technique spécifiquement médical, est donc de réussir à identifier les occurrences pertinentes, sans se laisser abuser par les homonymies de surface. Cela est d’autant plus crucial que la clinique des perversions voit ses commencements dans ce que les auteurs nomment indifféremment « aberrations », « déviations », « dépravations » du sens sexuel, synonymes dont il s’agit, cette fois, de tenir compte. Mais cela signifie paradoxalement qu’il faut éviter de vouloir livrer a priori une définition trop stricte de la perversion sexuelle, au risque sinon de proposer à la fois une enquête conceptuelle biaisée, et une chronologie illégitime.

C’est ce qui me semble se jouer dans l’ouvrage d’Arnold Davidson [33] , particulièrement dans le premier essai, « Refermer les cadavres », où l’auteur livre une définition conceptuelle de la perversion qui lui permet de scinder son histoire en trois périodes, ce qui l’amène à faire de l’histoire de la perversion le paradigme de l’histoire de la psychiatrie elle-même [34] . Selon lui, il ne peut y avoir perversion que là où l’on trouve un instinct génital polarisé sur la reproduction susceptible de déviations morbides strictement fonctionnelles.

 

« La meilleure façon de comprendre l’obsession des perversions propre au 19ème siècle est d’examiner la notion d’instinct sexuel car, comme je l’ai indiqué, la conception de la perversion qui sous-tendait la pensée clinique était celle d’une maladie fonctionnelle de cet instinct. En d’autres termes, la classe des maladies affectant l’instinct sexuel était précisément celle des perversions sexuelles » [35]

 

Nonobstant le fait qu’elle ne rend pas compte de la nosographie proposée par Krafft-Ebing dans la Psychopathia Sexualis, où, à côté des perversions [36] , l’hyperesthésie, l’anesthésie, et la paradoxie présentent trois autres figures des pathologies fonctionnelles de l’instinct [37] , une telle définition a le défaut d’être trop large, et fait découvrir des perversions sexuelles trop précocement, quand les conditions d’existence d’une psychopathologie de la sexualité n’étaient pas encore présentes. C’est ainsi qu’en 1837, Bayard, dans un examen médico-légal sur un cas de nymphomanie, parle de « dépravation d’instinct » et de « dépravation du penchant à l’instinct sexuel » [38] , et que Broussais souligne une « dépravation de l’instinct génital » quant à la nymphomanie neuf ans plus tôt [39] . Sachant que « dépravation » est le synonyme de « perversion » quant aux altérations fonctionnelles, devrait-on en déduire que le concept de perversion sexuelle s’est formé en 1830 ?

 

C’est la difficulté à laquelle toute définition préalable de la « perversion sexuelle » risque de se heurter. Il me semble alors qu’il est plus fructueux de proposer une histoire des conditions d’émergence de la psychopathologie de la sexualité en reprenant les textes dés le début du 19ème siècle. On découvre alors que le projet d’une telle clinique est déjà en germe. En 1818, dans son article « libertinage » du Dictionnaire des sciences médicales, Virey affirme, des « secrets du libertinage » :

 

« Ce sont encore de véritables maladies, des dégradations réelles de la sensibilité [40] , non moins que les appétits absurdes, les goûts dépravés qu’excitent le pica et la malacia » [41] .

 

La mention du pica [42] , déjà apparente dans la définition du Nysten citée plus haut, est importante, puisqu’elle va traverser plusieurs décennies et servir de modèle de définition des altérations fonctionnelles auxquelles les aberrations de l’instinct génésique seront souvent comparées, posant alors une analogie implicite entre ce dernier et, d’une part, le goût – ce sera le sens sexuel comme « sixième sens » [43] - de l’autre, la faim – c’est l’instinct comme besoin naturel et irrépressible du rapprochement des sexes. Cette analogie est d’autant renforcée que l’instinct de reproduction est assimilé à un « appétit vénérien », qui lie alors besoin, conservation, désir et naturalité. Ce modèle naturel n’est jamais remis en cause au long du 19ème siècle - ce en quoi Arnold Davison voit juste - même dans la Psychopathia Sexualis, bien qu’il subisse une transformation importante sur laquelle je m’attarderai plus loin. C’est ainsi que Krafft-Ebing parle d’un « instinct naturel tout puissant » [44] . Ce modèle de l’appétit va fonctionner de concert avec un modèle du « sens sexuel », qui se réfère à une définition naturaliste, empiriste, voire sensualiste de la sexualité. Le « sens sexuel » est d’abord ce qui est à l’origine du mouvement obscur qui anime les êtres les uns vers les autres, ensuite un analogue aux cinq sens qui va jusqu’à être défini comme un sixième sens, et renvoie enfin à l’ensemble des sensations que les animaux, homme compris, éprouvent dans l’acte sexuel [45] . Le sens, sexuel recouvre alors à la fois le besoin de coït, son désir ressenti et le plaisir qui en découle. Il est important de noter que, malgré le dépassement du naturalisme, du vitalisme et du sensualisme qui le caractérisaient premièrement, le modèle du sixième sens va être conservé jusque dans la clinique des perversions sexuelles. C’est ainsi que Moreau affirme en 1887 que

 

« l’ensemble des faits, objets de ce travail [les aberrations du sens génésique], nous a conduit à accepter comme absolument démontrée l’existence psychique d’un sixième sens, le sens génital » [46] .

 

Bien entendu, le définir non plus comme un sens naturel, mais un « sens psychique » - de manière assez obscure d’ailleurs [47] - marque une transformation de taille : le passage, sur lequel je reviendrai, d’une conception naturaliste de l’instinct sexuel et de la vita sexualis, à une conception psychologique et anthropologique, qui constitue une des conditions majeures d’émergence de la clinique des perversions [48] .

Ainsi, si on ne saurait penser de clinique des perversions chez Virey en 1818, le projet d’une « médecine du libertinage » - qui ne soit pas simplement celle des maladies vénériennes - et de ses « appétits absurdes » est pourtant déjà bien présent. Il faudra six décennies avant qu’il ne soit réalisé, pour passer d’une perception générale de la sexualité en termes d’excès et de défaut face au « Vœu de la Nature » [49] , la norme étant une juste-mesure physique et morale [50] , à une appréhension psychologique de troubles de l’instinct qualitativement conçus. 

 

 

 

 

  1. Deux obstacles : le pouvoir psychiatrique et les questions identitaires

 

 

La seconde difficulté pour qui tente l’histoire du concept de perversion au 19ème siècle est l’obstacle redoutable constitué par les approches foucaldiennes [51] - d’autant plus dangereux que Foucault, lui, prend bien soin de faire démarrer son enquête dés les premières décennies du siècle. Tout le problème tient dans l’impossibilité de contourner ses thèses - et leurs nombreux avatars - sur cet objet, et dans la difficulté de les critiquer, en partie à cause de la densité des textes et de leur systématicité. L’histoire du concept de perversion sexuelle y emprunte deux pistes non exclusives, qui me semblent issues de deux lectures différentes que Foucault propose de l’histoire du « peuple des pervers » [52] - l’expression est de l’auteur - dans Les anormaux, son cours au collège de France de 1974-1975 [53] , puis dans La Volonté de Savoir [54] .

 

 

Les anormaux : les pervers et le pouvoir psychiatrique

 

Si le cours des années 1974-1975 s’inscrit en droite ligne des leçons de l’année précédente sur le pouvoir psychiatrique [55] , et cherche faire jouer le concept de perversion comme rouage d’un dispositif de pouvoir médical présidant à la genèse de l’anormalité comme danger social, La volonté de savoir, conservant les méthodes de l’enquête dite généalogique [56] , insiste davantage sur la constitution des identités relatives à la sexualité et ainsi aux perversions. Ces dernières auraient permis une « spécification nouvelle des individus » [57] dans le cadre global d’une assignation de la vérité de soi par la sexualité.

Dans les deux cas, et je développerai plus loin, ce sont des problématiques plus tardives – en particulier celle de l’identité - qui jouent le rôle de fil directeur de l’enquête historique, portant alors tous les risques de rétrospectivisme inhérent à une telle entreprise. Mais c’est le danger propre de la riche « histoire du présent » que se proposait de faire Foucault à partir de Surveiller et punir.

 

Le point de départ, temporel et conceptuel, du cours sur Les anormaux, est l’émergence de la psychiatrie légale, de pair avec celle du « pouvoir de normalisation ». Mais, dans la droite ligne des leçons sur le pouvoir psychiatrique,  Foucault aborde son objet dans une perspective spécifique, lourde d’implications. D’une part, en se fondant sur un certain nombre d’expertises dûment choisies, il fait de la psychiatrie légale une technologie de pouvoir produisant des discours ubuesques et parodiques, renvoyant alors toute théorie à la périphérie – cette dernière ne sera plus qu’un instrument dans les mains du pouvoir de l’expert. Ensuite, il laisse délibérément de côté la question de la vérité du discours du psychiatre.

 

« Laissons alors à d’autres le soin de poser la question des effets de vérité qui peuvent être produits, dans le discours, par le sujet supposé savoir. Moi, j’essaierai plutôt d’étudier les effets de pouvoir qui sont produits, dans la réalité, par un discours qui est à la fois statutaire et disqualifié » [58]

 

Ironie à peine voilée de la formulation, à travers la référence à Lacan [59] … Car Foucault ne décline pas le choix de la vérité au profit de celui du pouvoir, tout en laissant pacifiquement les autres à leurs études. Pour lui, pas d’alternative, et toute tentative de proposer une épistémologie de la psychiatrie légale est d’emblée révoquée comme non pertinente. La méthodologie endossée par l’auteur, la généalogie des dispositifs de savoir-pouvoir, exclut de faire droit à la rationalité de ses objets, si l’on entend par « rationalité » autre chose que « rationalité politique », i.e. « orientation stratégique ». Car il s’agit bien dans toute généalogie, au sens foucaldien, de percer à jour et sans relâche « l’ambition de pouvoir qu’emporte à soi la prétention à être une science » [60] , abandonnant la question de la scientificité pour celle des rapports de force – auxquels la vérité appartient. Paradoxe, pour une enquête qui prétend mettre en lumière les relations entre savoir et pouvoir, puisqu’elle semble oblitérer dés sa fondation l’un des deux termes de la question. Et s’il ne s’agit pas de nier les enjeux et implications politiques et sociales de la psychiatrie, en particulier quant aux perversions au 19ème siècle, lui appliquer une telle réduction empêche justement leur analyse.

Mais pourquoi insister la psychiatrie légale ? Car Foucault lui accorde, de pair avec la sexualisation de la famille [61] , une fonction centrale dans la genèse du champ des aberrations instinctives, et ainsi des perversions, définies comme déviances d’un instinct sexuel polarisé sur le coït reproductif, mais pouvant s’en décrocher. Selon l’auteur, le concept d’un instinct sujet à déviations pathologiques a en effet été élaboré par la psychiatrie légale dans les années 1820-1830 pour répondre au problème des « crimes sans raison » [62] , notamment à travers le concept de monomanie instinctive – ou folie instinctive [63] , ou encore manie sans délire de Pinel [64] - dans le cadre d’une problématique, non pas médicale ou scientifique, mais judiciaire. Comment, en effet, punir un crime sans raison, dans une économie punitive où la mesure de la peine est l’intérêt que le criminel trouve à son acte ? Ici, Foucault prolonge et met à profit les enquêtes de Surveiller et punir [65] . L’instinct sexuel sujet à ces déviations pathologiques, à ces aberrations nommées « perversions » serait issu de ce premier concept.

 

« Ce passage du grand monstre au petit pervers n’a pu être fait que par cette notion d’instinct, et l’utilisation et le fonctionnement de l’instinct dans le savoir, mais aussi dans le fonctionnement du pouvoir psychiatrique » [66]

 

L’auteur parvient à faire des perversions les pièces d’un « dispositif de pouvoir » par une triple opération : en disqualifiant la rationalité de la psychiatrie légale, en rapportant l’entité nosographique « monomanie instinctive » à un pur effet de pouvoir, et enfin, en faisant de l’instinct sexuel un rejeton de ce premier instinct pathologique. Les trois présupposés sont difficiles à endosser.

Le premier est issu du choix de la méthode généalogique par Foucault. Une critique de ses thèses sur le pouvoir psychiatrique a été déjà été menée dans le cadre de ce séminaire par Lionel Fouré, je ne m’étendrai donc pas sur la question. Il me semble que le choix  généalogique de Foucault mériterait à être replacé dans toute l’économie d’une œuvre – quand bien même l’existence de cette dernière serait refusée par l’auteur – qui permet de juger de sa double remise en question chez Foucault lui-même, à travers les enquêtes sur l’histoire de la gouvernementalité et du libéralisme [67] , puis sur les derniers textes éthiques [68] .

Quant au second point, si l’histoire de la « monomanie instinctive » fait bien intervenir la jeune psychiatrie légale, c’est néanmoins une catégorie qui n’en est pas directement issue. Esquirol, dans son traité Des maladies mentales de 1838, relie cette entité pathologique à la manie sans délire de Pinel ; elle recouvre en effet la même symptomatologie : « le malade, hors des voies ordinaires, est entraîné à des actes que la raison ou le sentiment ne déterminent pas, que la conscience réprouve, que la volonté n’a plus la force de réprimer ; les actions sont involontaires, instinctives, irrésistibles, c’est la monomanie sans délire, ou la monomanie instinctive » [69] . Si ces cas de « crime sans raison » ont pu lui fournir une application qui explique et justifie son recours durant plusieurs décennies – au-delà même de la remise en cause des monomanies, puisqu’il sera incorporé aux « folies lucides », il n’en fut pas pour autant simplement forgé dans l’urgent besoin judiciaire issu des homicides sans motif.

Enfin, que ces derniers aient été mis au compte d’une pathologie de l’instinct n’autorise pas, sur la foi d’une simple homonymie, à faire de l’instinct sexuel sujet à déviances un rejeton direct de ces étranges actes pathologiques – à l’inverse, il ne s’agit pas de nier que la monomanie instinctive, et plus encore les folies morales, aient joué un rôle important quant à l’émergence des perversions sexuelles. Il me semble que pour procéder à cette filiation, Foucault fait fonctionner comme paradigme implicite un unique cas, célèbre à l’époque, et devenu un passage obligé de toute histoire des perversions au 19ème siècle [70]  : celui du Sergent Bertrand [71] , arrêté au cimetière de Montparnasse dans la nuit du 15 au 16 Mars 1849, pour avoir déterré des cadavres et les avoir mis en pièces. Il s’est avéré au cours de l’instruction qu’il avait, de plus, et des rapports sexuels avec un certain nombre de corps - féminins. Ce cas se vit dédié un ensemble d’articles, dans l’Union médicale, les Annales médico-psychologiques, La Gazette médicale de Paris, et la Gazette des Hôpitaux, en 1849 et 1850. L’expert mandaté, Marchal, établit un diagnostic de monomanie instinctive, relayé par Michéa [72] et Lunier [73] . L’emploi fréquent du même diagnostic dans des cas d’homicide et de suicide jusqu’à la fin des années 1850 a sans doute poussé Foucault à proposer cette filiation univoque entre l’instinct destructeur des criminels et l’instinct dévié des pervers, ce qui lui permettait d’étayer sa thèse générale sur l’anormalité comme objet constitué par le pouvoir psychiatrique.

Foucault fait en réalité fonctionner implicitement un glissement sémantique par homonymie qui traverse l’ensemble des textes des Anormaux, se fondant sur deux occurrences du termes « instinct » - dans les cas de « folies instinctives » et dans « instinct sexuel » - pour, à la fois, étayer sa thèse d’une filiation entre crimes sans raison et perversions, et, plus généralement, d’un lien intrinsèque du sexe au crime que la psychiatrie aurait mis en place pour fonctionner comme hygiène du corps social. En effet, si Foucault note bien que tous les experts ont dans le cas Bertrand posé un double diagnostic, de monomanie instinctive couplée à une pathologie de l’instinct sexuel (soit une « monomanie érotique » – Michéa, Lunier -, soit une « perversion de l’instinct génésique » pour Brierre de Boismont. Voir note 20, page précédente, pour l’analyse que livre Foucault de ce double diagnostic), il n’en mentionne pas une conclusion importante. Conclusion qui l’obligerait à prendre en compte autre chose que la psychiatrie légale comme point de départ de l’histoire des perversions, et alors à nuancer cette articulation du sexe au crime. Il ne faut en effet pas oublier que les thèses de Foucault sur la naissance des perversions ont pour conséquence la mise en évidence d’un continuum « de l’autoérotisme enfantin jusqu’à l’assassinat » [74] .

Quelle que soit la prédominance d’une dimension pathologique sur l’autre, qu’aient été distinguées monomanie instinctive et pathologie de l’instinct génésique dans le cas Bertrand signifie que les deux occurrences, l’une adjectivale, l’autre nominale, d’ « instinct », renvoient à deux conceptualisations différentes. Les critères diagnostiques de la monomanie instinctive, que Foucault reconnaît par ailleurs, étaient spécifiques, et s’appliquaient bien en l’état au sergent : irrésistibilité et caractère en partie automatique des actes, sentiments brusques et violents chez le sujet, étaient les signes pathognomoniques permettant aux experts de se prononcer. Cet « instinct » en jeu dans les délits du sergent, a peu à voir avec le fait que ce dernier ait ou pas consommé le coït sur les cadavres qu’il mettait en pièces. Eusse été la dimension sexuelle absente, le diagnostic de monomanie instinctive  n’en aurait pas moins été prononcé [75] .

Foucault n’insiste pas sur ce point, et laisse en retrait un élément essentiel pour comprendre l’histoire des perversions sexuelles : l’instinct sexuel, ou génital, ou appétit vénérien, lésé chez le soldat Bertrand, reste ce concept naturaliste, tiré du champ de la biologie et de la  physiologie de la reproduction, et encore marqué, comme le rappelle Alain Corbin [76] , par le vitalisme et le sensualisme [77] . Ce « sens génésique » perturbé se donne d’abord comme un sens naturel, « qui a rapport à la genèse et aux fonctions de la génération » comme l’affirme encore le Nysten en 1865 dans sa définition de « génésique » [78] . L’instinct génésique, ou encore instinct vénérien, instinct sexuel, instinct de reproduction, instinct de génération, instinct de propagation, est propre aux animaux comme à l’homme, et « préside à la conservation de l’espèce » [79] . Entre l’humanité et le reste du règle animal, il n’existe encore qu’une distinction de degré, relative à l’échelle des êtres :

 

« Nous voyons donc que la nature accroit ce penchant et augmente les moyens de jouissance, à mesure qu’on se rapproche de l’espèce humaine, par l’échelle de la composition graduelle des animaux » [80]

 

Cet « instinct génésique » continue à renvoyer en 1850 à la vita sexualis de Moreau de la Sarthe et Virey [81] , qui met en relation individu et espèce via la procréation, dimension qui sera encore présente dans la clinique des perversions sexuelles des années 1880 :

 

« La perpétuité de la race humaine ne dépend ni du hasard ni du caprice des individus : elle est garantie par un instinct naturel tout puissant, qui demande impérieusement à être satisfait. La satisfaction de ce besoin naturel ne procure pas seulement une jouissance des sens et une source de bien-être physique, mais aussi une satisfaction plus élevée : celle de perpétuer notre existence passagère en léguant nos qualités physiques et intellectuelles à de nouveaux êtres » [82]

 

Ne pas oublier cette dimension de l’instinct sexuel permet de mesurer le tournant, à partir des années 1860, de ce concept naturaliste à une définition anthropologique [83] et psychologique [84] , qui permet la définition de psychopathologies sexuelles [85] , transformation bien moins visible si l’on limite la source de l’instinct génésique qui apparaît dans le champ de la psychiatrie aux manifestations instinctives des fous criminels, comme peut le faire Foucault. En limitant le problème des déviances de l’instinct au champ de la psychiatrie légale, à travers le privilège accordé aux monomanies instinctives, et en faisant fonctionner, à partir d’un glissement sémantique implicite, une assimilation entre deux occurrences du terme « instinct », Foucault se dégageait de la prise en compte de la physiologie de la reproduction. Ce qui lui permettait de limiter le problème des perversions à celui d’un croisement entre pouvoir psychiatrique, pouvoir administratif, pouvoir judiciaire et pouvoir familial [86] .

Il reste que le rôle des monomanies instinctives et de ses avatars [87] , s’il doit être pris en compte quant à l’histoire des perversions – puisqu’il ouvre à la fois la possibilité de penser des pathologies mentales laissant intactes les facultés intellectuelles, et qu’il est de plus à l’origine des « folies lucides » et des « folies héréditaires » dans lesquelles les aberrations sexuelles vont être facilement classées dans les années 1850 et 1860 – doit être ressaisi comme élément d’un ensemble plus vaste [88] . Le rôle des monomanies affectives doit être au même titre soulignée, en ce qu’elles font bien jouer pour Esquirol des affects et des caractères pervertis [89] . La notion de « folie morale » s’y réfère, en tentant d’accommoder la conception de la moral insanity de Prichard avec la doctrine des monomanies [90] . La surévaluation du rôle des monomanies instinctives risque aussi, en sus de ne pas prendre en compte des distinctions nosographiques importantes, d’amener à oublier l’obstacle que la doctrine des monomanies représentait pour la possibilité de pathologies qui ne soient pas ordonnées au paradigme du délire. Il faudra abandon de ce dernier – ce que souligne par ailleurs bien Foucault - et des monomanies [91] , à partir des critiques répétées au début des années 1850 entérinées par Falret (J.-P.) [92] , auquel s’adjoindra le passage à théorie de la dégénérescence qui, en jouant un rôle de référent général pour toute les pathologies mentales, permettra notamment de penser un ensemble de maladies qui ne soit plus rapportées au délire.

Si Foucault insiste autant sur les instincts criminels des monomaniaques homicides, c’est, je le répète, à la fois pour entériner sa thèse sur le pouvoir psychiatrique, et pour pouvoir renforcer la parenté entre sexualité et crime qui en serait issue. Choisissant ses sources principales dans la psychiatrie légale, dans les campagnes sanitaires contre la masturbation enfantine, et dans les campagnes contre l’inceste, il paraît effectivement difficile d’en conclure autre chose qu’une telle thèse politique. Néanmoins, cela oblitère la multiplicité des lieux au sein desquels s’est élaborée la clinique des perversions sexuelles. Certes, la médecine légale y joue un rôle non négligeable, et le sous titre de l’œuvre de Krafft-Ebing, présent dés la première édition de 1886 – « eine klinisch-forensische Studie » - ne permet pas d’en douter. La clinique de l’exhibitionnisme [93] en est tributaire, de même que, en partie, celle du sadisme, de l’inversion sexuelle, et de la pédophilie. Néanmoins, il est nécessaire de prendre en compte d’autres sources, a minima pour les observations cliniques, et sans même développer sur l’anthropologie déjà citée et la psychologie de l’association à partir de laquelle toute la psychogénèse des perversions sera élaborée. Outre les consultations privées, à l’origine de bon nombre d’observations, n’ayant que peu à voir avec le crime, et touchant avant tout les classes dominantes de la société, toute la clinique de l’inversion sexuelle en Allemagne et en Autriche est tributaire de la lutte sociale précoce des homosexuels, en particulier sous l’égide de Kertbeny et Ulrichs, luttes auxquelles un certain nombre de psychiatres participaient directement en demandant la dépénalisation face à une législation très dure héritée de la loi Caroline [94] . Ensuite, la prise en compte de la fonction de la littérature dans la formulation même de la classification des perversions est essentielle. Sans Sacher-Masoch, point de masochisme, et Krafft-Ebing est tributaire à double titre de l’écrivain autrichien. D’abord conceptuellement, car il forge le concept de masochisme davantage dans cette référence littéraire qu’en regard des cas concrets qui lui ont été donnés à voir, proposant la définition d’un type de relation directement importés des textes du romancier autrichien [95] . Ensuite parce que l’on doit sans doute à la diffusion de l’œuvre de Masoch, dont il faut rappeler le succès européen de dans les trois dernières décennies du siècle [96] , une inflexion des fantasmes des dits masochistes. Ainsi, la référence aux héroïnes de Masoch est formulée explicitement par un certain nombre de sujets observés par Krafft-Ebing. En guise d’exemple, un fragment de cas clinique :

 

«  Observation 58 : Masochisme. Z… 27 ans, artiste, de vigoureuse constitution physique, d’extérieur agréable, prétend n’être pas taré (…). Il dit que, seules, les femmes qui ressemblent aux héroïnes des romans de Sacher-Masoch pourraient l’exciter » [97]

 

 Ce qui me fait anticiper les propos suivants en affirmant qu’il est illusoire et réducteur de vouloir rabattre la norme sexuelle sur sa définition psychopathologique. Il ne faut pas non plus oublier les nombreuses citations et inspirations littéraires antiques, qui comblent souvent une partie des traités, et fonctionnent comme des passages obligés sous l’autorité des Anciens – ou des moins anciens. Gilles de Rais, Messaline, Néron sont des figures paradigmatiques convoquées et reconvoquées, images récurrentes tirées des livres d’histoire et qui viennent se substituer aux cas cliniques proprement dit, ou combler les vides existants. S’inscrivant dans la tradition inaugurée par l’aliénisme d’une psychiatrisation des grandes figures passées, elles possèdent une fonction non négligeable pour l’économie des aberrations sexuelles. A travers le concept de perversion et ses espèces, la sexualité est loin d’être simplement articulée aux crimes.

 

 

Perversions et identités

 

La volonté de savoir pose des difficultés bien différentes quant à l’histoire de la perversion. Dans - et à partir de - ce texte, on peut dégager trois thèses qui s’articulent.  La première, maîtresse pour l’œuvre, lie indissolublement sexualité et vérité. Inscrivant son histoire de la sexualité dans le projet général philosophique d’une ontologie historique de la subjectivité, Foucault, à travers la reprise de l’histoire des technologies de l’aveu déjà esquissée dans Les anormaux [98] , et de la genèse de la notion de « sexualité » à partir de la chair chrétienne, peut en arriver à affirmer que l’occidental s’est trouvé assujetti à une nouvelle exigence : chercher sans relâche la clé de sa subjectivité au cœur de sa sexualité :

 

« Dans cette ’’question’’du sexe (…), deux processus se développent, renvoyant toujours de l’un à l’autre : nous lui demandons de dire la vérité (…) ; et nous lui demandons de nous dire notre vérité, ou plutôt, nous lui demandons de dire la vérité profondément enfouie de cette vérité de nous-mêmes que nous croyons posséder en conscience immédiate » [99]

 

Cette vérité, Foucault la lit comme issue de la Scientia Sexualis, dénomination qui recouvre selon lui l’ensemble, tant des savoirs que des technologies de pouvoir amenant le sujet à se reconnaître comme sujet sexualisé, surtout au 19ème siècle. Cette Scientia est le corollaire du dispositif de sexualité, expression par laquelle l’auteur entend désigner l’ensemble des foyers de pouvoir produisant du savoir sur le sexe et qui ont inauguré une nouvelle expérience spécifique des plaisirs en Occident [100] .  La Psychopathia Sexualis en fait bien entendu partie. Foucault oppose ce savoir à l’ars erotica [101] dont il n’hésite pas à dire qu’il est absent dans notre civilisation. Nonobstant le fait que cette dernière affirmation soit fausse – Corbin n’hésite pas à rappeler l’ensembles des manuels d’hygiène conjugale, certes médicaux, mais constituant néanmoins bien des « arts de foutre » dans la première moitié du 19ème ; de même, toute affirmation sur la présence, ou pas, d’un ars erotica en France au 19ème ne saurait se passer d’une étude approfondie sur les pratiques des bordels, entre autres, que Foucault ne mentionne étrangement jamais – l’emploi même de l’expression « Scientia Sexualis » semble marquer une contradiction interne dans les thèses de Michel Foucault.

Insistant en effet sur la méthode généalogique qu’il emploie dans l’ouvrage, et qui devrait amener à l’avènement de la multiplicité des discours et des pouvoirs, de leur « polyvalence tactique » et de leurs inscriptions polymorphes [102] , Foucault exhibe néanmoins un résultat monolithique : le dispositif de sexualité, cohérent, unifié, écrasant. Comment à la fois affirmer la nécessité de prendre en compte la diffraction des discours et des pouvoirs tout en soutenant l’existence d’une telle unité d’assujettissement ? Car il n’y a pas, de fait, au 19ème siècle de Scientia Sexualis une et univoque. Au contraire, et en se limitant au champ de la médecine, on constate au moins deux types de discours distincts qui coexistent durant tout le siècle sans se recouvrir : celui de l’hygiène conjugale d’une part, dont Sylvie Chaperon rappelle qu’il est à partir des années 1850 largement le fait de médecins non spécialisés, et celui de la psychiatrie de l’autre, mettant en jeu une communauté spécialisée et ayant accès aux chaires universitaires ainsi qu’à des échanges scientifique de haut niveau. De même, la notion d’un dispositif de pouvoir unifié assujettissant les individus, si elle est clairement pensée sur le modèle disciplinaire proposé antérieurement par Foucault dans Surveiller et punir [103] , ne s’avère pas aussi féconde que ce dernier. Elle implique une univocité de la norme sexuelle – j’y reviendrai plus bas - et laisse penser que la plupart des individus s’y sont conformés – ce sans quoi la thèse de La volonté de savoir et l’exhortation à se défaire de la « monarchie du sexe » à la fin de l’ouvrage perdent tout leur sens. Car qu’en irait-il d’une monarchie sans monarque et sans pouvoir ? Si le mérite des analyses foucaldiennes est d’avoir mis en évidence l’injonction d’une mise en discours du sexe et ses mécanismes, leur dimension systématique doit être minorée. Il s’agit d’être, en substance, plus foucaldien que Foucault laissant toute leur place à la plurivocité des discours et des conduites sexuelles au 19ème siècle – dont la clinique des aberrations sexuelles, à laquelle Foucault accorde une place centrale [104] , n’est qu’une dimension parmi d’autres.

La prise de distance avec les thèses de La volonté de savoir suppose leur remise en contexte historique. Il ne faut en effet pas oublier que Foucault, dans cet ouvrage, répond très précisément à un ensemble de thèses qu’il nomme « hypothèse répressive » [105] . Ce sont les théoriciens de la répression sexuelle qui sont visés : Van Ussel [106] , et, derrière lui, Marcuse et son Eros et civilisation [107] . Contre leur idée d’une répression générale des pratiques et des discours, il s’agit pour Foucault de faire valoir la « mise en discours » de la sexualité, « l’incitation à parler » et le « sexe bavard ». En conséquence, contre l’idée d’une libération sexuelle qui serait libération générale de l’individu, dont on comprend qu’elle ait pu agacer Foucault, il s’agit de dénoncer la sexualité comme un assujettissement. Sous ce binôme répression / libération, Foucault s’attaque à ce qu’il nomme le schéma juridico-discursif, et au privilège qu’elle accorde à la loi, auquel il oppose un modèle à la fois technologique et guerrier, de rapports de force stratégiquement orientés. Il est possible qu’à l’origine de ce refus, et en tous cas au sein de La volonté de savoir, on puisse lire une opposition profonde de Foucault à la psychanalyse [108] - avec laquelle il entretient un dialogue tout au long de son œuvre – dans laquelle il lit l’omniprésence de la loi au sein même du désir [109] . La volonté de savoir est en tous les cas un texte à l’orientation stratégique et polémique très précise. Le caractère systématique et politiquement très affirmé des thèses y trouve son explication, et tient d’une controverse datée et spécifique dans le champ de l’histoire de la sexualité, qui n’a plus à constituer le cadre des recherches aujourd’hui. S’il ne s’agit pas bien entendu pas de faire peser sur toutes les analyses foucaldienne le sceau de l’infamie, il est pourtant nécessaire de dépasser le cadre théorique qu’elles proposent.

D’autant que la ligne politique générale de La volonté de savoir reste somme toute assez étrange. Le sujet est exhorté à se battre contre la sexualité elle-même, ce sexe monarque, ce sexe triste dont Sade serait le sergent [110] . Mais en quoi consiste ce combat ? Si l’on comprend bien de quelle bataille se fait entendre le grondement à la fin de Surveiller et punir – les révoltes de prison contemporaines à l’ouvrage -  il est permis de rester sceptique quant aux issues pratiques possibles des textes de Foucault sur la sexualité. C’est en substance ce qu’en affirme Mathieu Potte-Bonneville : tout à son entreprise de faire une ontologie de la subjectivité moderne, et de lutter contre les assujettissements disciplinaires et biopolitiques, le philosophe a construit dans son premier tome de L’histoire de la sexualité une impasse pratique [111] .  Impasse constatée par Foucault lui-même, qui réévaluera le projet initial de l’histoire de la sexualité pour opérer à la fois un recentrage sur la problématique du sujet moral dans sa relation aux normes sexuelles, et un décalage historique vers l’Antiquité [112] . Paradoxalement, certains foucaldiens, ignorant alors ces derniers textes, continuent à s’inscrire dans ce qu’ils estiment être un projet éthique et politique d’actualité [113] . Ainsi, Arnold Davidson considère qu’il est nécessaire de faire l’histoire du concept de perversion sexuelle, car il en va de notre libération, et de la possibilité d’inaugurer de nouvelles formes de subjectivité :

 

«  Nous sommes prisonniers de l’espace historique de la psychiatrie du 19ème siècle (…). L’archéologie de la perversion est une étape cruciale dans la compréhension  de l’histoire du moi au XXème siècle. Le temps viendra, peut-être, où nous pourrons nous dire, How do I love thee ; let me count the way (…) et ne plus craindre notre perversion possible » [114] .

 

Mais craint-on encore la perversion telle qu’elle se présentait chez Krafft-Ebing, Moreau ou Kiernan ? Rien n’est moins sûr, comme il n’est pas certain que le concept de perversion au 19ème siècle puisse participer d’une quelconque manière à une épistémologie du moi contemporain.

 

            Ce qui m’amène à aborder la seconde thèse, issue de La volonté de savoir, et articulée à la première, qui constitue un obstacle pour l’histoire des perversions au 19ème siècle : l’idée qu’il en va d’un problème d’identité sexuelle, qui est une conséquence, d’une part du lien entre vérité de soi et sexe proposé par Foucault, de l’autre, du constat de la création d’espèces psychologiques renvoyant à autant de personnalités pathologiques par la clinique des perversions sexuelles. Ainsi, de l’homosexuel, Foucault dit la chose suivante :

 

« La sodomie (…) était un type d’actes interdits ; leur auteur n’en était que le sujet juridique. L’homosexuel du 19ème siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse » [115]

 

Effectivement, la définition de ces dernières, je l’ai dit plus haut, suppose premièrement une définition anthropologique et psychologique de l’instinct sexuel, qui en fait la racine de tous les phénomènes psychologiques et culturels humains [116] . La vita sexualis est donc ce qui va guider tant le développement de l’individu que de l’humanité. Ensuite, les perversions, comme spécificités morbides de l’instinct sexuel, trouvent leur origine dans l’enfance. Si, en effet, la théorie de la dégénérescence reste le cadre pathogénique général jusqu’en fin de siècle [117] ,  il existe pourtant une psychogenèse des perversions, rapportée à un lien d’association créé entre des images et des sensations précocement dans la vie de l’individu, association entretenue et solidifiée ensuite pas une forme de « masturbation psychique » consistant pour l’enfant à pratiquer l’onanisme en se rappelant les images liées premièrement à des sensations voluptueuses [118] .  La perversion est ainsi liée à l’identité du sujet à travers l’histoire personnelle de ce dernier. Enfin, elle est rapportée à sa personnalité, la vita sexualis n’étant pas une dimension individuelle isolée, mais traversant toute la vie psychique, et constituant l’origine d’un important ensemble de phénomènes normaux, comme pathologiques. Il est donc difficile de nier que les perversions sexuelles possèdent un rôle individualisant en rapportant les sujets à une identité sexuelle distribuée selon des espèces psychopathologiques. Ainsi, Arnold Davidson affirme que « la sexualité individualise, elle nous transforme en un genre spécifique d’être humains » [119] .

            Le problème réside dans l’inflation que font subir les thèses foucaldiennes à ce constat. En effet, pour que les perversions sexuelles aient pu avoir une influence sur la définition générale de la subjectivité occidentale, et aient ainsi pu participer à un degré important à l’ontologie de nous-mêmes, comme l’affirme Arnold Davidson, et non seulement à l’ontologie des quelques cas cliniques décrits dans les traités psychiatriques [120] , il eût fallu que ce soit la Psychopathia Sexualis qui définisse la norme sexuelle. Cette dernière serait tout bonnement l’envers des pathologies de l’instinct sexuel, qui la dessinerait en creux. Mais cette thèse est fausse. Certes, le pathologique permet de définir le normal. Certes, la psychopathologie des perversions a joué un rôle dans la définition de la norme sexuelle. Mais cette fonction est très loin de constituer une dimension majoritaire ou commune de la normativité sexuelle, qui ne peut et ne doit être comprise qu’en référence à des normes distinctes, hétérogènes, parfois mêmes contradictoires. Comme je l’ai dit plus haut, dans le seul champ de la médecine, l’hygiène conjugale est en décrochage avec l’appréhension psychiatrique de la sexualité, bien qu’elle puisse parfois en constituer aussi le complément. Elle continue à faire fonctionner un paradigme de la juste mesure et de l’harmonie des plaisirs du couple [121] , parallèlement à la clinique des perversions qui ne la concerne pas. Il reste que les perversions frappent davantage l’imagination que les plaisirs réguliers de l’alcôve, ceci expliquant sans doute le privilège qui leur est fait dans l’histoire de la sexualité. Mais une enquête qui chercherait à livrer une image juste et générale des transformations de la norme sexuelle au 19ème siècle se devrait de considérer cette dernière toujours au pluriel, et de prendre en compte les champs extra-médicaux et extra-scientifiques : comportements sociaux, littérature érotique, théologie morale, histoire des bordels, contribuent à un paysage vaste et nuancé [122] , où la norme définie en regard des perversions n’est qu’un élément, pouvant entrer en conflit avec d’autres dimensions normatives. Il suffit de se rappeler les protestations écrites de Sacher-Masoch - dont les romans furent bien davantage diffusés en Europe que tous les traités sur les aberrations sexuelles - à Krafft-Ebing pour s’en convaincre.

            Ce présupposé erroné, qui tend à réduire la norme sexuelle à l’envers du concept de perversion, entraîne deux autres erreurs. La première consiste à faire du type d’individualisation proposée par la Psychopathia Sexualis une radicale nouveauté : c’est seulement à partir des années 1870 que les individus auraient commencé à se voir catégorisés sous des espèces naturelles à travers leur sexe. C’est oublier que cette tendance à l’individualisation par les plaisirs avait commencé dés la fin du 18ème siècle, comme le rappelle bien Alain Corbin à travers la doctrine des idiosyncrasies. Cette dernière, réinterprétation de la doctrine des tempéraments offrant la possibilité d’une singularisation complète des diagnostics et indications thérapeutiques, servait de référence pour la définition de la juste mesure de désir et de plaisir, en quantité comme en fréquence, correspondant à chaque individu :

 

« Chaque individu possède sa propre ’’sensibilité génitale’’, un ’’sens génital’’ doté d’une impressionnabilité particulière, une lascivité bien à lui » [123]

 

Si chacun, en début de siècle, a son sens génital, l’apparition de la psychopathologie de la sexualité n’est pas un commencement, mais le couronnement d’un mouvement d’individualisation du sexe commencé bien avant elle dans la médecine conjugale. En réalité, penser le type d’individualisation fourni par les perversions comme peut le faire Foucault, c’est faire fonctionner rétrospectivement un autre paradigme, plus tardif, de l’identité.

La seconde erreur est l’oubli de la faible diffusion des traités de psychopathologie portant sur les perversions. La lecture de ces derniers restait limitée à une petite population. Comment auraient-ils pu, alors, fonctionner comme instances normatives ? Quand bien même on comprendrait leur efficace en termes de diffusion via la surveillance policière, l’investissement médical intra-familial, ou de campagnes politiques et sociales contre l’inceste et la pédophilie, élément tous mentionnés par Foucault, ce serait oublier qu’en dehors de cas spécifiques liés aux attentas aux moeurs [124] , la perversion sexuelle ne constituait pas un problème social majeur. Que le projet d’une police médicale et d’une hygiène totale de la sexualité, liée notamment à la question eugéniste et prophylactique des risques de dégénérescence de la race, ait été proposée explicitement dans les traités médicaux, est une chose, qu’il ait été réalisé globalement  à l’échelle du corps social, permettant l’énoncé d’une norme valant pour tous, chacun se préoccupant alors de perversion, en est une autre. C’est ainsi que, rappelant les travaux de George Chauncey, Régis Révenin rappelle que les théories médicales ont assez peu touché la population homosexuelle, en particulier populaire [125] .

Cette mention de l’homosexualité est importante, car les erreurs et présupposés dénoncés si dessus trouvent leur origine dans le privilège accordé à une problématique spécifique dans le champ de l’histoire des perversions, qui mène d’une part à faire d’un trait identitaire propre à l’inversion sexuelle des années 1870 aux années 1890 une problématique générale, et de l’autre à projeter rétrospectivement une question d’identité propre au 20ème siècle sur le 19ème siècle. En effet, il est fréquent que lire que l’homosexualité aurait fonctionné comme le paradigme des perversions dans la première psychopathologie sexuelle. La littérature dédiée à l’histoire de l’homosexualité est d’ailleurs pléthorique, et l’historiographie immense, au détriment des autres perversions. Pourtant, sadisme et masochisme constituaient pour Krafft-Ebing des perversions centrales, et le fétichisme, avec ses mécanismes d’association psychologiques, peut être considéré comme un modèle quant à la psychogénèse de toutes les aberrations sexuelles dans les années 1880-1890. Pourquoi cette prégnance de l’homosexualité ? En réalité, le privilège historique qui lui est accordé tend à masquer une translation illégitime, de l’importance de la littérature psychopathologique qui lui a été dédiée à partir des années 1870 [126] à sa qualification comme paradigme. Il est vrai qu’en Allemagne et en Autriche, l’homosexualité, sous la catégorie d’inversion sexuelle, s’est vue mise au centre du discours [127] , pour des raisons tenant à un contexte légal et judiciaire bien spécifique. En effet, la loi pénalisait lourdement les relations homosexuelles, ce qui a suscité l’émergence d’une première forme de militantisme [128] , certes limitée et circonstanciée, mais suffisamment importante pour que les psychiatres allemands prennent part au débat en faveur des homosexuels. Il existe donc des raisons historiques spécifiques à la place prise par l’inversion sexuelle dans les discours sur les perversions. Mais, de fait, la position du problème de l’inversion reposait effectivement sur des prémisses identitaires, ce que Foucault voit justement en affirmant d’une « manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin » [129] , inaugurée par les textes de Karl Ulrichs lui-même parlant d’une sensibilité sexuelle féminine dans un corps d’homme, ou encore d’une âme de femme dans un corps d’homme . Le « sens sexuel contraire » [130] était, semble-t-il, pensée selon un schème identitaire répondant à l’inversion des genres [131] , et il est clair dans les textes d’Ulrichs qu’au-delà d’une demande de dépénalisation, il s’agit de promouvoir un type de subjectivité spécifique rapportée à un « troisième sexe ». Cette conception genrée de l’inversion s’effacera postérieurement dans la psychopathologie, dés la toute fin du siècle.

Néanmoins, cette position du problème était spécifique à l’inversion sexuelle, et ne correspondait pas aux conceptions des autres perversions. On comprend alors comment un certain nombre d’historiens ont pu faire du problème de l’identité subjective la clé de voûte de la psychopathologie des perversions. En faisant d’une omniprésence, explicable contextuellement, la marque d’un paradigme historique, en faisant alors de l’inversion un paradigme épistémologique des perversions sexuelles, et en généralisant ainsi le problème identitaire à toutes les perversions, ils ont pu en arriver à penser que la psychopathologie de la sexualité avait profondément modifié la subjectivité occidentale en cette fin de 19ème siècle. Mais, répétons-le, encore eut-il fallu que la Psychopathia Sexualis soit une institution traversant le corps social … Même en se limitant au cas de l’inversion, il fait insister sur le fait qu’elle n’a pas constitué une référence centrale pour les homosexuels, et n’a sans doute pas créé de formes de subjectivités spécifiques :

 

« Les discours médicaux n’ont sans doute pas ’’inventé’’ l’homosexuel, contrairement à la thèse souvent avancée, dans la mesure où les écrits scientifiques ont alors essentiellement été lus par les élites » [132]

 

De fait, la question des identités sexuelles telle qu’elle est présentée chez Foucault ou Davidson est un problème propre au 20ème siècle [133] , projeté rétrospectivement sur la clinique des aberrations sexuelles du siècle précédent, mais qui ne pouvait trouver sa formulation dés les années 1880. C’est le risque inhérent à cet exercice riche et complexe auquel s’est livré Foucault sous le nom « d’histoire du présent ».

 

 

Il ne s’agit néanmoins pas de réduire l’importance de la genèse de la clinique des aberrations sexuelles, ni de la désarticuler de ses enjeux sociaux et politiques, qu’elle exhibe par ailleurs de manière évidente [134] . Mais les comprendre au plus près suppose de ressaisir les perversions dans la lente histoire de leur émergence à partir du début du 19ème siècle, en prenant garde de ne pas y projeter trop rapidement des ontologies postérieures.

 

 

 

Bibliographie des textes cités :

 

 

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[1] Pour simplifier, j’utiliserai ce mot comme synonyme « d’aliéniste ». 

[2] Une autre raison, historique, est alléguée : la célèbre affaire du nécrophile de Montparnasse, le sergent Bertrand, en 1849. On verra plus bas qu’elle ne peut être considérée comme le premier acte d’une psychopathologie de la sexualité. 

[3] Je reprends le titre de Krafft-Ebing en un sens général, puisque j’en ferai le synonyme de « psychopathologie des aberrations sexuelles »

[4] Un peu arbitrairement, mais pas de manière totalement injustifiée, on pourrait fixer les commencements à 1792, avec le nouveau code dépénalisant la sodomie en France. Quant au choix de la France comme source principales de textes, il est légitime. Quand bien même la clinique des perversions se donnerait de manière exemplaire en Allemagne, et notamment avec Krafft-Ebing, la littérature en France fut extrêmement dynamique sur le sujet, et l’on peut considérer, pour reprendre une expression d’Alain Corbin, qu’elle est tout au long du siècle un laboratoire privilégié pour l’histoire de la sexualité. Il faut noter de plus que dans l’enquête psychiatrique sur les aberrations sexuelles, malgré les désaccords et les conflits nationaux, il existe un schème de pensée partagé par tous les savants européens (en l’occurrence sur cette question : anglais, allemands, autrichiens, français, italiens).

[5] Références citées plus bas

[6] Article « perversion » in Dictionnaire des sciences médicales, Pancoucke, Paris, Tome 41, 1820, p. 45

[7] Référence à des valeurs qui ramène à la seconde série d’occurrences de « perversion », morale. Elle mériterait un commentaire exhaustif, qui ne sera pas l’objet spécifique de cette intervention .

[8] Article « perversion » in Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire de P.-H. Nysten, 10ème édition, Baillière, Paris, 1855, p. 947

[9] Article « perversion », in Dictionnaire Usuel des sciences médicales, Dechambre, Duval, Lerebouillet, Paris, Masson, 1885, p. 1221

[10] Il affirme que le premier usage moderne – la définition fonctionnelle des perversions – date de 1842. Voir Davidson, A., L’émergence de la sexualité, Albin Michel, Paris, 2005, p. 48. Cela ne correspond pas à l’usage médical, « perversion » et ses synonymes étant utilisés auparavant de manière récurrente dans les textes médicaux pour qualifier des altérations fonctionnelles. C’est la limite de l’exercice du dictionnaire concernant ce concept, qui appartient d’abord au langage ordinaire, et n’en vient à qualifier les aberrations sexuelles dans le cadre d’une psychopathologie de la sexualité qu’à partir des années 1870.

[11] Pinel, P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou La manie, Richard, Caille et Ravier, Paris, an IX (1800), p. 156

[12] Leuret, F.,  « Affaire de monomanie homicide, condamnation », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, tome 9, 1833, p. 452

[13] Esquirol, E., Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, Baillière, 1838, Tome premier, p.6

[14] Article « Folie » : « trouble morbide et chronique, diminution, abolition ou perversion des facultés intellectuelles ou affectives », in Dictionnaire des termes de médecine, chirurgie, art vétérinaire, pharmacie, histoire naturelle, botanique, physique, chimie, etc., Paris, Crevot, Béchat, Baillière, 1823, p. 297

[15]   Voir Virey, J.J., article « Libertinage », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, Paris, Tome 28, 1818, pp. 112-155 Virey, mais aussi tous les articles sur le célibat et la continence dans les dictionnaires jusqu’en 1850. Dans la première moitié du siècle, même la pédérastie et les pratiques des libertins sont en dernière analyse rattachées à l’excès, soit du penchant vénérien chez l’individu, soit des actes antérieurs qui mènent une sensibilité émoussée à des plaisirs débauchés, soit à la masturbation. Voir Corbin, A., L’harmonie des plaisirs, Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Perrin, Paris, 2007, chapitre 4, « les affres du manque et de l’excès », pp. 117-150

[16] Terme lui aussi employé dans le sens cité précédemment, d’altération.

[17] Article « sodomie », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, Paris, Tome 51, 1821, pp. 441-448.

[18] Reydellet, Article « pédérastie », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, Paris, Tome 40, 1819, pp. 37-45

[19] Je souligne

[20] Krafft-Ebing, R. (von), Psychopathia Sexualis, avec recherches spéciales sur l’inversion sexuelle, traduit sur la huitième édition allemande, Carré, Paris, 1895, p. 78

[21] Mais aussi en Allemagne et en Angleterre.

[22] Michéa, « Des caractères qui permettent de distinguer la perversion maladive de la perversité morale », Revue et commentaire de l’Union Médicale par Brierre de Boismont, A.,  in  Annales médico-psychologiques, Tome 4, 1852.

[23] « Le meurtrier n’en est pas moins responsable aux yeux de la morale et de la justice, et cela parce qu’il avait en vue la satisfaction d’une passion antisociale », Idem, p. 440. C’est une formulation du problème posé par le diagnostic de monomanie sans lésion des facultés intellectuelle isomorphe à celles des deux décennies précédentes. Exactement le même problème se pose quant aux mœurs, et un article de Taufflieb de 1835 dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, rapportant les discussions médico-légales en Allemagne, mentionne la difficulté concernant des cas de « névroses des organes génitaux » où il serait difficile de faire la différence entre maladie et excès de libertinage. « Recherches sur l’état actuel, en Allemagne, des doctrines médico-légales relatives aux aliénations mentales », Ann. Hyg. Pub., Tome 14, 1835, pp. 154-205

[24] Prichard, J.C., A treatise on insanity and other disorders affecting the mind, London, 1835. Ayant pourtant été transposée en « folie morale » en France, la catégorie promue par Prichard fut souvent critiquée, au motif de cette difficulté médico-légale. Le même problème se posait en Allemagne. Il est important de mettre l’accent sur cette moral insanity. Cette dernière promeut l’idée d’un continuum entre l’état normal et la folie, qui fait de la « folie morale » un état intermédiaire entre l’aliénation et l’état normal. Laissant les facultés intellectuelles intactes, elle s’étend néanmoins à toute la sphère morale et affective en étant marquée par une « perversion de tous les penchants naturels ».

[25] A la différence des monomanies instinctives et affectives qui, si elles ouvraient le risque de pathologisation de toute passion, qui permettaient de maintenir un clivage des facultés.

[26] Michéa, op.cit., p. 440

[27] Lantéri-Laura, G., Lecture des perversions : histoire de leur appropriation médicale, Masson, Paris, New York, Barcelone, 1979

[28] Idem, p. 19

[29] Lantéri-Laura, op.cit., pp. 9-10

[30] Idem, p. 15

[31] Morel, B., Traité des dégénérescences de l’espèce humaine, Baillière, Paris, 1857. Les aberrations sexuelles sont des expressions et signes de dégénérescence.

[32] Erreur que ne commet pas Foucault. Voir La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 55 : « Un monde de la perversion se dessine, qui est sécant par rapport à celui de l’infraction légale ou morale, mais n’en est pas simplement une variété ».

[33] Davidson, A., « Refermer les cadavres », op.cit.,  pp. 25-75

[34] Le concept de perversion étant selon lui un concept psychologique dont l’émergence signe le recul définitif du schème de pensée anatomo-pathologique en psychiatrie. Cette approche ne me semble pas juste historiquement, mais je ne la discuterai pas ici.

[35] Davidson, op.cit., p. 44

[36] Que Krafft-Ebing nomme « paresthésies », ce qui a le mérite de mettre l’accent sur une déviation de la sensibilité sexuelle.

[37] Que Davidson cite pourtant, assez étrangement. 

[38] Bayard, H., « Examen médico-légal de cette question : la nymphomanie peut-elle être une cause d’interdiction, ou les faits qui tendraient à l’établir sont-ils non pertinents ? » in Annales médico-psychologiques, Tome 18, 1837, pp. 416-477

[39] Broussais, De l’irritabilité et de la folie, Paris, Delaunay, 1828, pp. 365-366

[40] Ce texte peut être considéré comme significatif car il prend justement pour objet des dépravations de la sensibilité sexuelle, ce qui restera la définition des perversions dans les deux dernières décennies du siècle.

[41] Virey, J.J., art.cité in Dictionnaire des sciences médicales.

[42] Dite aussi « malacie ».

[43] Voir plus bas

[44] Krafft-Ebing, op.cit., p. 1

[45] « L’émoi des sens », dont Alain Corbin souligne que c’est un vocabulaire particulièrement employé pour qualifier le plaisir et les sensations féminines, car il constitue « le seul mode admissible d’expression du désir, d’allusion à sa sensibilité érotique » , in L’harmonie des plaisirs, op.cit., p. 31

[46] Moreau, L., Les aberrations du sens génésique, Asselin et Houzeau, 1887, p. 3

[47] Puisque Moreau insiste sur le fait qu’il reste analogue au cinq autres sens, pouvant être lésé de manière séparé, ce qui est essentiel pour une clinique des aberrations sexuelles. Mais les cinq autres sens n’ont, eux, rien de « psychique » … En réalité, si le recours à l’analogie est nécessaire, c’est qu’il faut d’une part appuyer l’existence d’un sens non démontré – puisque, Moreau n’oublie pas de le mentionner, sa localisation est assez obscure et controversée  - et ensuite pouvoir affirmer la possibilité de pathologies qui lui seraient propres.

[48] Bien remarquée et mise en exergue par Arnold Davidson.

[49] L’expression est de Corbin

[50] « C’est donc à l’homme sage et vertueux à chercher dans la morale et dans la raison un secours entre ces deux écueils [l’excès et le défaut] et à savoir mettre dans ses plaisirs cette limite qui en fait le charme, comme aussi elle en assure la durée ». Reydellet, article « pédérastie », in Dictionnaire des sciences médicales, art.cit. Le non respect de cette juste mesure entraîne justement à la pédérastie, et à ses « dégoûtantes jouissances ».

[51] J’entends sous ces termes tant les thèses de Foucault que certains de leurs héritages

[52] In La volonté de savoir, op.cit.

[53] Les Anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1999

[54] La volonté de savoir, op.cit.

[55] Le pouvoir psychiatrique, Cours au Collège de France 1973-1974, Gallimard-Le Seuil, Paris, 2003

[56] Qui cherche, à partir d’une enquête dite microphysique, à mettre en évidence la constitution de dispositifs de savoir-pouvoir, i.e. de technologies de pouvoir spécifiques couplées à des disciplines scientifiques et stratégiquement orientées vers des objectifs politiques bien définis.

[57] La volonté de savoir, p. 59

[58] Les Anormaux, op.cit., p. 14

[59] On voit alors la continuité de fond entre le cours sur Les Anormaux et La volonté de savoir, malgré les divergences d’approche : c’est la critique de la psychanalyse, avec laquelle Foucault a entretenu une relation complexe tout au long de son œuvre. Voir Birman, J., Foucault et la psychanalyse, Parangon/Vs, Lyon, 2007

[60] « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1975-1976, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1997, p. 11

[61] Elle aussi comprise en référence à des dynamiques politiques : investissement du corps de l’enfant par la médecine à travers la lutte contre la masturbation, et campagnes contre l’inceste notamment. Voir les cours du 5 mars et du 12 Mars 1975, in Les Anormaux, op.cit.

[62] Dont le paradigme fut, selon Foucault, le cas Henriette Cornier. Voir cours du 5 Février 1975. Ce choix n’est guère étonnant, au vu de la publicité que ce crime eut à l’époque. La psychiatre légale en fit elle-même un de ses cas paradigmatiques, souvent cité par la suite, sans doute à cause du caractère exceptionnel – bien que loin d’être unique - de l’acte.

[63] L’article « Folie », pp. 612-613 Du Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaires de P.-H. Nysten, de 1865, propose d’ailleurs toute une série d’équivalence entre les entités nosographiques suivantes : folie héréditaire, folie lucide (voir Trélat, U., La folie lucide étudiée et considérée au point de vue de la famille et de la société, Delahaye, Paris, 1861), folie instinctive, monomanie instinctive, monomanie raisonnante, moral insanity. Toutes mettent en jeu un caractère pathologique indissolublement lié à l’intempérance, et leur caractère pathognomonique est « la manifestation (…) subite, instantanée, fatale, d’actes bizarres, ridicules, excentriques, dans quelques circonstances ; immoraux, dépravés au suprême degré, dans quelques autres » p. 613. Cette dernière affirmation montre l’importance de la prise en compte de cette « folie instinctive » pour l’histoire des perversions. Mais si ces assimilations sont claires, il faut néanmoins les nuancer. Tardives, elles font intervenir un complexe hérédité-instinct qui n’est précisé qu’à la fin des années 1850, en particulier avec la théorie de la dégénérescence de Morel qui donne un cadre théorique fort à l’hérédité de la folie. De plus, si toutes ces pathologies font intervenir des lésions des facultés affectives et mettent en jeu la dimension non intellectuelle, mais morale de l’individu, leur assimilation ne rend pas compte d’une différence, importante, entre la folie morale proprement dite (la moral insanity de Prichard) et la monomanie instinctive, présente malgré la variabilité des nosographies et terminologies – Prichard critique d’ailleurs la doctrine des monomanies, car il refuse le clivage des facultés qu’elle introduit chez le sujet.  Néanmoins, il faut reconnaître la coexistence de différentes termes en référence à une même entité pathologique, et obéissant à des critères diagnostiques équivalents, dans la première moitié du 19ème, sans que leur usage soit toujours conceptuellement très bien précisé. Après 1854, les monomanies n’apparaîtront plus – à la suite des critiques de Falret citées plus bas – mais les « folies lucides », « folies morales » et « folies héréditaires » conserveront le rôle qu’elles avaient auparavant pour la psychiatrie légale. Voir sur cette question Coffin, J.-C., « la ‘’Folie morale’’, figure pathologique et entité miracle des hypothèses psychiatriques au 19ème siècle », in Histoire de la criminologie française, sous la direction de Laurent Mucchielli, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 89-106

[64] Pinel, P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, op.cit., pp. 149 et ss. Voir la définition que donne Pinel de la manie sans délire, pp. 156 (et ss) : il ne s’agit pas d’une altération des fonctions de l’entendement, de l’imagination, ou de la perception, du jugement ou de la mémoire mais d’une « perversion dans les fonctions affectives, impulsion aveugle à des actes de violence, ou même d’une fureur sanguinaire, sans qu’on puisse assigner aucune idée dominante, aucune illusion de l’imagination qui soit la cause déterminable de ces funestes penchans ». Le cas paradigmatique est celui de ces accès de fureur inexplicables, décrits sous le vocable de l’ irrésistibilité.

[65] Surveiller et punir, op.cit.

[66] Les Anormaux, op.cit., p. 122

[67] Notamment Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France 1977-1978, Gallimard/Le Seuil, Paris, 2004, et Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard/Le Seuil, Paris, 2004

[68] Cités plus bas. Voir aussi « A propos de la généalogie de l’éthique », in Dits et Ecrits II  (édition en deux tomes), Gallimard, Paris, 2001, pp. 1202-1230

[69] Esquirol, Traité des maladies mentales, Tome 2, Baillière, 1838, paris, p. 2.

[70] Chacun y allant, et ce fort légitimement, de son interprétation. Il faut dire que le cas fit couler beaucoup d’encre de 1849 à 1852, par son caractère exceptionnel, les traits de son auteur, jeune homme plutôt agréable et intelligent, et ses détails, frappants pour l’imagination. Par ailleurs, ce cas resta isolé, et ne fut nullement à l’origine d’un brusque engouement pour les aberrations sexuelles. Il faut attendre les années 1870 pour que ces dernières commencent à se voir dédiées des traités de plus en plus nombreux. Voir note 40.

[71] Auquel Foucault dédie la fin du cours du 12 Mars 1975

[72] Michéa, Cl-F., « Des déviations maladives de l’appétit vénérien », in L’Union médicale, 17 Juillet 1849, pp. 338-339

[73] Lunier, L.,  « Examen médico-légal d’un cas de monomanie instinctive. Affaire du Sergent Bertrand », in Annales médico-psychologiques, Tome 1 (série 2), 1849, pp. 351-379. « Bertrand était donc affecté de cette variété de folie que Pinel appelle manie sans délire, Prichard manie instinctive, Marc et Esquirol monomanie instinctive » p. 375. Tous les experts partageaient un diagnostic double, entre monomanie instinctive et érotique, ce que rappelle Foucault dans son cours du 12 Mars 1975, et sur lequel je développe plus bas. Brierre de Boismont parlait lui de « perversion de l’instinct génésique », cette dernière n’ayant bien entendu pas encore le sens et la spécificité que pourra lui donner plus de trois décennies plus tard Krafft-Ebing. Voir Remarques médico-légales sur la perversion de l’instinct génésique, Brierre de Boismont, Gazette Médicale de Paris, 21 Juillet 1849.  Foucault, dans une analyse qui fait cette fois une part plus grande à l’épistémologie, pense lire dans cette affaire un tournant conceptuel, sous prétexte de l’invocation d’une « monomanie érotique » par Michéa. Il lit dans l’expertise de ce dernier l’émergence d’un instinct sexuel à l’origine de tous les besoins, déconnecté de la reproduction, et soumis à l’économie d’un principe de plaisir, qu’il relie, via un texte de Hans Kaan de 1846, nommé Psychopathia Sexualis (sans pour autant qu’il soit assimilable, contrairement à ce qu’en laisse penser le nom, à une clinique des perversions. Tout en proposant une classification des perversions, le texte de Kaan centre son propos autour de l’onanisme, restant dans la droite ligne de la dénonciation de la masturbation depuis Tissot au 18ème), au travail de l’imagination. Le texte de Michéa signerait selon lui « l’entrée du plaisir dans la psychiatrie », avec l’apparition d’une triade instinct-imagination-plaisir (leçon du 12 Mars 1975, déjà citée). Pourtant, ce décrochage, et l’importance de l’imagination érotique, était bien mis en exergue auparavant, dans la psychiatrie mais surtout dans l’hygiène conjugale (voir Corbin. Voir Virey, 1818, article « libertinage » déjà cité). Sans cela, nulle explication ni de l’existence, ni du contenu des nombreux traités dédiés aux couples dans la première moitié du 19ème siècle. Quant au travail de l’imagination dans la sexualité, il était déjà bien thématisé depuis l’âge classique. On le trouve d’ailleurs chez Sade, où la « femme de tête » est par excellence celle dont le plaisir dépend de son imagination - La jeune Eugénie de la Philosophie dans le boudoir emporte l’adhésion de ses précepteurs parce qu’elle « décharge de tête », rien qu’à la pensée des crimes qu’elle pourrait commettre sur sa mère. C’est cette même imagination qui est centrale chez l’érotomane, et va définir une pathologie des affects, comme chez les jeunes masturbateurs, qui, entretenus par les lectures, les spectacles et les rêveries, basculent dans la maladie. Que l’imagination subisse une transformation importante avec l’émergence d’une clinique des perversions sexuelles à partir des années 1870 –et notamment avec l’émergence d’une notion de « masturbation psychique » liées aux théories psychologiques de l’association -  il est bien sûr essentiel de le noter. Pour autant, affirmer, comme Foucault, qu’avec Michéa, l’imagination entre dans le domaine de la psychiatrie est illégitime Le discours que tient Foucault sur ce texte est assez étrange – et du coup difficile à réfuter - puisqu’à la fois très général dans ses conclusions, et de plus semblant convoquer des thématiques déjà bien précisées plus précocement dans le siècle. De fait, cette affaire du sergent Bertrand permit, pour la première fois, une formulation d’un prototype de classification des « déviations de l’instinct génésique » (Michéa). Néanmoins, il ne s’agit pas plus que chez Kaan de l’avènement d’une première clinique des perversions, contrairement aux affirmations d’Arnold Davidson. Michéa, s’il esquisse un portrait de « l’amour grec » en référence aux pédérastes et tribades célèbres de son temps, ne fait en effet nulle œuvre de clinique, mais se fonde quant aux cas qu’il invoque soit sur l’autorité médicale des Anciens, soit sur les récits historiques, si fréquemment invoqués dans tous les traités psychiatriques.

[74] Les Anormaux, op.cit.

[75] C’est ce qui apparait clairement dans l’analyse proposée par Lunier, L., art. cit.

[76] Corbin, A., op.cit.

[77] Voir plus bas

[78] Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie …, op.cit., p. 651

[79] Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire de P.-H. Nysten, 10ème édition, 1855, pp. 689-690

[80] Virey, article « Libertinage », op.cit., p. 118.

[81] Corbin, A., op.cit.

[82] Krafft-Ebing, op.cit., pp. 1-2

[83] En particulier la première anthropologie évolutionniste. De manière moins évidente, il faut aussi prendre en compte l’anthropologie interne à la théorie de la dégénérescence, qui joue par ailleurs le rôle de cadre étiologique et pathogénique général pour les premières cliniques des perversions – Krafft-Ebing, dans les éditions successives de sa Psychopathia Sexualis, piochera à la fois du côté de l’évolutionnisme darwinien, avec la notion d’atavisme, tout en conservant la dégénérescence comme cadre explicatif de tous les états névropathiques, sans trop se soucier, d’ailleurs, de faire coexister Darwin et Lamarck (la dégénérescence suppose l’hérédité de l’acquis). Pour une discussion sur l’opposition atavisme / dégénérescence, voir Mucchielli, L., « La réception de Lombroso en France », in Histoire de la criminologie française, op.cit.. La dimension anthropologique du traité de Morel apparaît souvent en retrait du caractère eugéniste et biopolitique de cette théorie cadre, pour des raisons bien compréhensibles.

[84] La psychologie de l’association est à ce titre centrale pour comprendre la psychogénèse des perversions. Binet, dans son texte sur Le fétichisme dans l’amour (Doin, Paris, 1888) reconnaît explicitement le tribut à l’associationnisme

[85] Ce sur quoi insiste bien Arnold Davidson dans son ouvrage L’Emergence de la sexualité, référence.

[86] Dimensions qui conservent néanmoins leur importance

[87] Nombreuses dénominations, parfois aussi désaccords quant à la terminologie. Pour Esquirol, les monomanies instinctives sont des pathologies de la volonté, mais elles apparaissent aussi parfois comme des maladies des sentiments. Les frontières sont souvent minces.

[88] Au risque sinon de limiter la genèse de la psychopathologie de la sexualité à l’histoire de la criminologie.

[89] Esquirol, op.cit.

[90] Ce qui pose problème, puisqu’elles mettent en jeu des modèles différents de l’aliénation et des facultés perturbées. Georget endosse néanmoins l’idée d’une continuité entre raison et aliénation, tout en défendant la nosographie d’Esquirol « Nous devons dire que, depuis le délire le plus limité jusqu’au délire le plus général, et depuis le premier degré de débilité intellectuelle jusqu’à la démence la plus complète, les désordres de la pensée forment une suite non interrompue de formes du délire ». Georget, 1836, art. « Folie », in Dictionnaire de médecine ou répertoire général des sciences médicales considérées sous le rapport théorique et pratique, par MM. Adelon, Béclard, Bérard et al., Seconde édition, Tome 13, Béchet Jeune, Paris, pp. 251-360. La citation est tirée de la page 266.

[91] Ce fait est aussi souligné par Sylvie Chaperon, Les origines de la sexologie. 1850-1900, Audibert, Paris, 2007

[92] Falret, J.-P., « De la non existence de la monomanie », in Archives générales de médecine, Tome 4, série 5 ; Labé, Panckoucke, Paris, 1854, pp. 147-164,

[93] Voir Lasègue, Ch., « Les exhibitionnistes », in Etudes médicales, Asselin et Cie, Tome 1, 1884, pp. 692-700

[94] Article 175 du Code Pénal pour l’Empire d’Allemagne de 1871 : « Les actes de débauche contre nature qui auront été commis entre personnes du sexe masculin ou avec des animaux, seront punis d’emprisonnement ; le coupable pourra, en outre, être privé des droits civiques », traduction française, Friedrich Wollf, Strasbourg, 1871. Article 71 du Nouveau Code criminel de l’Empereur, publié à Vienne le 15 Janvier 1787, la pénalisation restant identique le long du 19ème : « Celui qui dégrade l’humanité au point d‘avoir un commerce charnel avec une bête, ou avec une personne de son sexe, se rend coupable d’un délit civil », traduction française, Hardouin et Gatey, Paris, 1787  p. 104. Comparer avec l’article CXVI de la Loi Caroline, code du Saint Empire Romain Germanique, de 1533 et qui sera appliqué pendant trois siècles, constituant un modèle législatif pour le droit continental jusqu’au début du 19ème siècle, où le code français de 1810 deviendra à son tour le modèle européen : « De la punition du crime contre nature :  le crime d’une personne commis avec une bête, d’un homme avec un homme, d’une femme avec une femme, sera puni de mort et selon l’usage ordinaire on prononcera la peine du feu », suivie d’une « Observation : Cette loy renferme sous la même peine les crimes de Bestialité et de Sodomie, dont l’explication a toujours assez peiné les Jurisconsultes, pour l’éviter dans leurs écrits, tout Juge étant suffisamment instruit pour en connaître les circonstances essentielles lorsqu’il doit examiner les délits de cette nature. Ce que l’on doit remarquer particulièrement au sujet de cette procédure, est que comme dans les autres crimes la confession seule du coupable ne suffit point pour porter jugement si le corps du délit n’a pas été constaté, c’est-à-dire, si l’on n’a des preuves visibles du fait arrivé, dont il est accusé ; de même, afin de pouvoir condamner pour fait de Sodomie, le corps du délit doit être constaté quoique différemment ; savoir par la confession réciproque des deux coupables, parce que ce crime est de la nature de ceux dont il ne reste aucun vestige ou preuve visible, telle que se trouve par exemple dans l’assassinat », traduction française de Vogel, F.A. (citoyen suisse), in Code criminel de l’empereur Charles V, vulgairement appelé La Caroline : contenant les loix qui sont suivies dans les jusridictions criminelles de l’Empire : Et à l’usage des Conseils de Guerre des Troupes Suisses, Claude Simon, Paris, 1734, p. 180. On peut voir la continuité dans la qualification du crime – mise sur le même plan de la sodomie et de la bestialité - comme dans sa description – crime contre-nature, marquant une dégradation de l’humanité - de la Loi Caroline jusqu’aux codes allemands et autrichiens de la seconde décennies du 19ème. En France, la double rupture pénale de la Révolution et de l’Empire a vu disparaître tant de crime de sodomie que celui de bestialité, au profit de la catégorie large des « attentats aux mœurs ».

 

[95] C’est moins vrai avec Sade. Le nom du Marquis est davantage utilisé comme source de nomenclature que comme référence descriptive.

[96] Qui lui valut en France la légion d’honneur et les éloges répétés de la Revue des Deux Mondes.

[97] Krafft-Ebing, op.cit., p. 155

[98] Cours du 19 et du 26 Février 1975

[99] Volonté de Savoir, p. 93

[100] C’est le cadre philosophique que reprend Arnold Davidson lorsqu’il parle de « sexualité ».

[101] La volonté de savoir, p. 77

[102] Je renvoie à ce titre au chapitre IV de l’ouvrage, en particulier aux pages 121 à 135, où sont exposées des considérations quant à la méthode généalogique.

[103] Op.cit.

[104] La volonté de savoir, op.cit., pp. 50-67, « l’implantation perverse ».

[105] Titre du premier chapitre de l’oeuvre

[106] Van Ussel, Jos, Histoire de la répression sexuelle, Laffont, Paris, 1972

[107] Marcuse, H., Eros et civilisation : contribution à Freud, Seuil, Paris, 1971

[108] Ou plutôt : à sa conception de la psychanalyse, dont il s’ingénie surtout à faire une technique à partir des années 70, en mentionnant assez rarement ses discours. Il reconnaît néanmoins à plusieurs reprises un « honneur politique » à la psychanalyse, celui d’avoir refusé et réfuté les recours eugénistes et racistes à la théorie de la dégénérescence.

[109] La volonté de savoir, op.cit., pp. 197-198. « Rien ne saurait empêcher que penser l’ordre du sexuel selon l’instance de la loi, de la mort, du sang et de la souveraineté (…) ne soit en fin de compte une rétro-version historique » p. 198

[110] Selon le titre d’un texte de Foucault

[111] « Le livre rencontre à coup sûr une impasse pratique liée à l’analyse rigoureuse des conditions dans lesquelles s’effectue la production politique de la subjectivité » p. 193, Potte-Bonneville, Mathieu, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004.

[112] Idem, pp. 193 et ss.,  pour une analyse de ces modifications. Les deux autres tomes de l’Histoire de la sexualité paraissent à ce titre plus fécond théoriquement et méthodologiquement, puisqu’ils posent explicitement la problème de savoir comment les individus se réfèrent aux normes sexuelles, multiples, qui traversent le contexte dans lequel ils s’inscrivent, et laissent en arrière l’idée d’une normativité écrasante et univoque.  Et à l’analyse, il s’avère que les individus « bricolent » empiriquement avec les normes, bricolage méritant d’être lui aussi étudié dans le détail. 

[113] Il y en a, concernant la sexualité. Mais pas celui de La volonté de savoir, ni celui d’une lutte contre la Psychopathia Sexualis. A moins de vouloir combattre les moulins à vent.

[114] Davidson, op.cit., p. 74

[115] La volonté de savoir p. 59

[116] « La vie sexuelle est le facteur le plus puissant de l’existence individuelle et sociale, l’impulsion al plus forte pour le déploiement des forces, l’acquisition de la propriété, la fondation d’un foyer, l’inspiration des sentiments altruistes qui se manifestent d’abord pour une personne de l’autre sexe, ensuite pour les enfants et qui enfin s’étendent à toute la société humaine. Ainsi toute l’éthique et peut-être en grande partie l’esthétique et la religion sont la résultante du sens sexuel », Krafft-Ebing, op.cit., p. 2

[117] Voir plus haut.

[118] Voir Binet, Le fétichisme dans l’amour, op.cit., de manière exemplaire, mais cela traverse à peu près tous les textes sur les perversions dans les années 1880.

[119] Davidson, op.cit., p. 61

[120] Dont un certain nombre sont tirés des Anciens, l’autre étant largement partagée entre les cliniciens qui citent régulièrement les mêmes ensembles de cas, le renouvellement périodique du corpus n’étant pas la règle. Ce qui signifie que, contrairement à l’image d’une Scientia Sexualis écrasante, le nombre d’individus disposés à se fendre d’une visite chez un spécialiste des perversions, outre les cas d’attentats aux mœurs, restait en ces dernières décennies du siècle assez modeste.

[121] Voir Corbin et Chaperon, op.cit., pour un panorama exhaustif de cette question.

[122] A ce titre, l’article de Laura Murat intitulé « la tante, le policier et l’écrivain. Pour une protosexologie de commissariats et de roman », in Sexologie et théories savantes du sexe, Revue d’histoire des sciences humaines n°17, Paris, 2007, pp. 47-59 est exemplaire.

[123] Corbin, op.cit., p. 50

[124] Dont l’homosexualité fut un cas spécifique en Allemagne et en Autriche, ainsi qu’en   Angleterre. Voir plus bas.

[125] Révenin, R., « Conceptions et théories savantes de l’homosexuaité masculine en France, de la monarchie de Juillet à la Première Guerre mondiale », Revue d’histoire des sciences humaines, op.cit., pp. 23-45. Le point en question est développé p. 38

[126] On considère en général et à juste titre l’article de Westphal de 1869 comme fondateur de la clinique de l’inversion sexuelle (catégorie large regroupant les cas qui seront décrits plus tard comme homosexualité, transvestisme, et transsexualisme, mais recouvrant aussi les sensations délirantes de posséder des organes de l’autre sexe). Westphal, K., « Die konträre Sexualempfindung : symptom eine neuropathitischen (psychopathitischen) Zustandes », in Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankenheit, 2, 1869-1870.

[127] Bien qu’étant aussi en France l’objet d’une littérature importante.

[128] Notamment avec Ulrichs et Kertbeny, déjà cités

[129] Foucault, La volonté de savoir, p. 59

[130] « konträre Sexualempfindung »

[131] C’est aussi la thèse de Sylvie Chaperon, pp. 101-107

[132] Révenin, R., op.cit., pp. 38-39

[133] Il faut noter que, lorsqu’il parle des gays dans une interview de 1984, Michel Foucault pose le problème de la subjectivité dans les mêmes termes que ceux de La volonté de savoir, ce qui est loin d’être anodin. Voir « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in Dits et Ecrits, édition en deux volumes, Gallimard, Paris, 2004, Tome 2, pp. 1554-1571

[134] Problème de la race et de l’hérédité, protection de la famille, respect de l’ordre social …


Discussion de l’exposé de Julie Mazaleigue:

P.-H Castel: – Ce travail n’est pas sans ressembler à l’exposé de Lionel Fouré sur Foucault, qui remettait lui aussi en cause l’usage des sources historiques par Foucault. En dehors des foucaldiens, tout le monde est d’accord là-dessus. Ce qui reste quand même chez Davidson (Arnold), qui a lu les textes dont il parle (à la différence de Foucault), c’est cette espèce de questionnement sur la sexualité et la constitution de la subjectivité : comment le sexe est devenu quelque chose qui sert à interroger la vérité. La perspective de Foucault, c’est de décrédibiliser la fonction radicalement critique de la psychanalyse de son époque. Les ennemis dans ce genre de problématique sont à l’horizon ; on voit bien où est le canon qui sert à tirer dessus, mais on ne voit pas très bien l’effet sur la cible ni où est tout à fait la cible… Chez Davidson, il n’y a pas un tel implicite d’une critique de la psychanalyse comme chez Foucault, ce qui crée un décalage important.
Je voudrais commencer par une remarque de méthode. Le 19e siècle dont vous parlez est délimité précisément comme étant de l’autre côté d’une certaine coupure. Il est essentiel que vous précisiez, méthodologiquement, que vous le problématisez à partir d’une critique de la prétendue continuité de la perversion au 19e avec le 20e. Au fond, votre ennemi est bien identifié : c’est Davidson, et peut-être plus encore Foucault.
Je voudrais partir d’une petite remarque philosophique assez simple : vous travaillez beaucoup sur comment les médecins ont eux-mêmes construit une notion de la perversion et des perversions. On pourrait aussi prendre les choses et les enrichir d’un point de vue plus conceptuel en opérant une analyse en termes de grammaire logique de la notion. Qu’est ce que cela signifie quand on dit de quelqu’un qu’il est pervers ? Quand on dit de quelqu’un qu’il est pervers, est-ce qu’on a à faire à un prédicat fin, ou à un prédicat épais (comme généreux, courageux : épaisseur morale substantielle) ? C’est extrêmement ambigu… souvent, dire que c’est pervers, c’est dire que c’est pire que mal… et même pire que pire, l’impensable, vous avez le pervers. Il me semble que la distinction entre perversité/perversion pourrait se retrouver dans tout un ensemble d’usages du mot pervers. Qu’est-ce qu’on va substantialiser ? Le pervers, c’est quand même le diabolique, étymologiquement : il y a ce problème de savoir quelle est la substance qu’on donne au non-être du mal. Le pervers prend la relève du diabolique.
Il me semble aussi que la question de savoir s’il y a une perversion ou des perversions est due aux méthodes de classifications médicales naturalistes (genres/espèces). On peut tout à fait considérer qu’il y a des airs de famille qui donnent quelque chose de ressemblant. Il est tout à fait frappant que le pervers, nous l’apprécions à travers l’air qu’il a. Il y a une manière d’être pervers, un certain type de relation à autrui, qui apparaît à travers la personnalité du pervers.
Ce que fait Foucault, c’est qu’il construit le peuple des pervers par ségrégation. Il considère au fond que la normalité sexuelle est un genre bien défini et que la perversion se définit par ségrégation. On pourrait aussi bien travailler en disant qu’il y a beaucoup de choses au 19e siècle qui commencent à apparaître dans un autre registre que le genre et l’espèce (cf. airs de famille des systèmes politiques dans l’utilitarisme de Bentham, bien avant Wittgenstein. Ressemblance de proche en proche (A ressemble à B qui ressemble à C qui ressemble à D, D à E, E à F, etc., mais A ne ressemble pas à F)). Or, c’est peut-être dans cet espace des perversions que l’acuité du sens clinique va se construire à partir de là. C’est une très mauvaise objection faite aux classifications psychiatriques de dire que les gens qui ne se ressemblent absolument pas peuvent répondre aux mêmes critères. La pratique est toujours une pratique par ressemblance. L’école de la clinique de la perversion a permis de construire un style clinique très particulier, notamment chez les Français et les Allemands. Vous prenez à l’envers ce que Foucault reproche à la psychiatrie. C’est justement sa force qu’il appelle sa faiblesse.

Lionel Fouré disait à juste titre de Foucault qu’il nie la consistance interne du savoir psychiatrique, la cohérence de son histoire, au nom du grand partage du normal/anormal. Pourquoi fait-il cela ? Vous ajoutez à cela et montrez bien qu’il y a une projection rétrospective des problématiques du 20e siècle sur celles du 19e siècle: les problèmes d’identité d’une part ; d’autre part (mais je suis là moins d’accord) une projection des représentations intellectuelles sophistiquées sur ce qui aurait été la conscience commune de ce qu’on appelle le moi, la sexualité, etc. Je ne sais pas si vous ne sous-estimez pas la puissance de la littérature souterraine pornographique de cette époque. Cf. Le jardin des supplices de Mirbeau : l’un des grands diffuseurs souterrains de la littérature sadienne. Or Freud, sans le savoir, va parler de sadisme pour décrire ce genre de choses. Il y avait déjà une grande littérature pornographique populaire. L’immensité de la littérature pornographique au 17e siècle aujourd’hui surprend. Le vrai argument que vous posez, c’est que ces gens partent d’une théorie du moi et qu’à partir de là ils produisent une théorie de la perversion. Et cela ne nous apprend rien du moi car la théorie du moi est présupposée à la construction de leur notion de la perversion. Les choses ont été faites à l’envers.

Deux autres remarques sur ce que vous dites :

• L’exhibitionnisme de Lasègue = problème médico-légal assez commun : il s’agit d’un passage à l’acte de gens complètement normaux qui sont amenés au poste pour exhibitionnisme. Pas de tableau de jouissance mauvaise… culpabilité intense… Idée de Lasègue= compulsion compatible avec une intégrité morale. Ce n’est pas pris dans la répétition.
• Irène Théry : La distinction de sexe. Vraiment un très bon livre. Idée qu’il y a une grande naïveté sociologique de toutes ces analyses sur la perversion. La question de la sensibilité sexuelle est liée à la montée en puissance de l’individualisme. L’individualisme, c’est l’idée que la société a une origine naturelle qui est sexuelle et qui est familiale, et que la sensibilité sexuelle, c’est ce qui unit naturellement l’homme et la femme. Tout cela réifie les rapports hommes/femmes, qui deviennent des invariants universels qui produisent des normes. Ce qui fait que l’homosexualité va émerger comme beaucoup plus pertinente pour le discours social que le masochisme, le fétichisme, etc. Je crois qu’à partir de l’analyse de Hume sur les sentiments moraux, on peut déjà montrer que le sentiment sexuel, c’est déjà une cause et une raison…On pourrait ainsi sortir de cette prison de reconnaître des individus victimes des préjugés des autres. Ce n’est pas du tout comme cela que les choses se passent. La construction du concept de perversion et sa critique chez Foucault, tout cela n’est pas du tout subversif : cela fait partie du même espace dans lequel les individus affirment leurs liens sociaux naturels.

La question de Freud à l’horizon de tout cela : il ne peut pas y avoir de distinction si forte entre perversion morale et perversion sexuelle. Le pervers cherche à extraire, à faire sortir de l’angoisse chez autrui. Cela modifie totalement le point d’appui des choses. C’est la solution au problème non pas de l’homosexualité, mais du masochisme. Ce qui est recherché dans le masochisme, c’est la faillite psychique de celui qui martyrise l’autre, effrayé par l’ampleur que peut prendre la chose.

Cf. Kant avec Sade, Lacan
Cf. le travail de Lacan et de Delay sur Gide. Analyse très fine du pervers en ce sens particulier.

On ne peut pas nier là que la psychanalyse a conservé un lien étroit avec l’origine morale du concept de perversion et que c’est cette dénaturalisation de la perversion comme un mode particulier de rapport à autrui qui peut-être était présent dans beaucoup de choses que les médecins expriment dans un vocabulaire naturaliste.

Françoise Parot : - Je pensais à la question de la littérature religieuse (théologie morale) dans les rapports avec les traités d’hygiène. Quel lien y-a-t-il et est-ce que ça évolue au cours du siècle ?

(inaudible)

Julie Mazaleigue : - Il y a des points de croisements, mais pas de thématisation identique. La théologie morale des relations entre homme et femme n’est pas pensée de manière isomorphe avec les questions d’hygiène du couple.


Françoise Parot : - Pierre-Henri a parlé tout à l’heure du rapport diabolique/pervers. Est-ce qu’on trouve des traces de cela dans les textes?

(inaudible)

Julie Mazaleigue : – Sade, on ne peut pas l’exempter du vice. Sade, c’est une espèce de figure paradigmatique à part qui restera à tout jamais vicieuse. Très clairement, on ne voudra jamais psychiatriser Sade.

Mathias Winter : – Une petite remarque ou un rapprochement possible: l’histoire du concept de monstruosité et d’une tératologie (cf. article Canguilhem). Il y a vraiment ce passage d’un concept moral du monstrueux à la constitution d’une science de la monstruosité…Les monstres physiques sont d’abord, autour du 16e siècle, appréhendés à partir de la morale, tandis qu’au 19e siècle, ils deviennent des entités naturelles.

Julie Mazaleigue: – On a là quelque chose de parallèle bien que les psychiatres font attention à distinguer la monstruosité morale de la perversion sexuelle. Le concept n’est pas encore tout à fait solidifié mais on parle de dépravation de l’appétit vénérien au sens d’une altération d’une fonction. Gilles de Rais, paradoxalement, c’est un pervers sexuel. La clinique des perversions sexuelles n’est pas réductible à une tératologie. Il y a un espace particulier pour le mal moral, qui est en contact avec la monstruosité, mais la frontière reste nette entre perversité et vice.

Pierre-Henri Castel : – Vous mettez l’accent sur l’idée naïve que nous pouvons avoir de l’histoire de la perversion. Je vous recommande la lecture du livre d’Irène Théry qui raconte très bien comment il n’y a pas d’individualisme dans les sociétés contemporaines sans privilégier la question sexuelle.


La causalité psychique chez le premier Freud

Mathias Winter (Ecole Normale Supérieure de Lyon-Sciences Humaines)


En 1890, dans l’article « traitement d’âme », Freud, s’appuyant notamment sur l’hypnose, reconnaît la puissance de l’âme sur le corps. En 1896, Freud termine d’opérer un tournant dans sa carrière intellectuel, en délaissant son travail de neurologue, en se consacrant entièrement à la psychologie, et surtout en rejetant ses propres tentatives rendre compte de la psychologie en des termes compatibles avec ceux de la neurologie. Désormais c’est par le biais de la psychologie, et d’une causalité propre aux processus psychiques, qu’il expliquera les névroses.
Pourtant, en 1895 encore, Freud distingue le psychique du névrotique, et développe abondamment l’idée d’une étiologie sexuelle des névroses, au point d’élaborer un modèle causal complexe pour justifier la place qu’il attribue à la sexualité dans l’étiopathogénie. Cette étiologie sexuelle se réfère encore à une causalité d’ordre physique, puisque le sexuel c’est encore du nerveux.
A la même époque, Freud fait sans cesse référence à une causalité d’ordre psychique, et ce un double sens. D’une part il identifie des mécanismes psychiques responsables sinon de l’apparition, du moins de la forme des névroses ; d’autre part il attribue une responsabilité causale forte à la défense du moi et au refoulement, des processus qui font intervenir l’intentionalité d’un sujet. Il n’en continue pas moins de présenter ses formulations psychologiques avec la plus extrême prudence.
Cette prudence est jusqu’à un certain point stratégique : elle apparaît surtout dans les textes publiés. Mais on la trouve aussi dans les lettres à Fliess, où Freud se livre beaucoup plus. Il semble que jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à se décider une fois pour toutes pour la psychologie, Freud hésite, et ne parvient pas à faire taire son idiosyncrasie de neurologue. Cette idiosyncrasie peut se ramener à l’exigence d’une explication scientifique causale. La question qui se pose alors, c’est de savoir dans quelle mesure le passage à une causalité psychique et intentionnelle – ce n’est pas identique – s’effectue pour Freud en rupture avec son idiosyncrasie naturaliste.
Au moins deux réponses sont possibles. La première est celle d’Adolf Grünbaum, dans « Les fondements de la psychanalyse », qui soutient l’idée que Freud est passé d’un critère de scientificité étroitement physicaliste au profit d’un critère de scientificité méthodologique uniquement : ce critère de scientificité porte sur les attributions de pertinence causale. L’objectif de Freud, c’est de découvrir la causalité qui produit les névroses. Il croyait d’abord que c’était seulement les dispositions corporelles, et s’est rendu compte qu’il fallait accorder une efficace aux motifs psychologiques.
L’autre interprétation qu’on peut opposer est celle de Lacan, au début des « 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse ». Lacan reconnaît qu’effectivement Freud est parti de l’Etiologie des névroses, qu’il était d’abord préoccupé par un problème de causalité ; mais que ce sur quoi il a achoppé c’est la béance entre la cause et ce qu’elle affecte. Freud aurait finalement laissé tomber ses préoccupations causalistes, et se serait désormais concentré sur cette béance, nommément l’inconscient. Comment positionner cette béance par rapport au problème de la causalité ? Il pourrait s’agir du passage, chez Freud, d’une conception de la cause en un sens positif, à une conception de la cause en un sens négatif. En psychopathologie, la cause ne serait dès lors plus physique ou psychique, elle se situerait plutôt dans la négation de leur union, autour du problème spécifique de la sexualité.

I. Du nerveux au sexuel

Le point de départ théorique de Freud sur la question des rapports esrpit-corps, c’est le parallélisme psycho-physiologique de Jackson. Processus psycho et processus physio varient en parallèle, mais il n’y a pas véritablement action causale des uns sur les autres. Cf : Aphasies, p.105. Cette question n’est absolument pas développée par Freud, qui n’a visiblement par pour ambition de construire conceptuellement ce parallélisme, il s’agit plutôt une position théorique commode, qui vise essentiellement à nier que les représentations ont leur siège dans des régions du cerveau.
Dans les faits, c’est un peu plus compliqué. Freud parle en effet et de causes organiques du trouble psychique, et de causes psychiques de troubles organiques.
Freud semble dans un premier temps souscrire à la neurologie de son temps, telle qu’il l’a apprise par ex chez Charcot : trouver la causalité, c’est trouver les causes organiques. Plusieurs formulations montrent que Freud maintient une causalité organique de droit à l’arrière-plan. Ainsi dans le texte de 1890 sur le « traitement d’âme », où il dit déjà que la cause première des névroses est dans le psychisme, il mentionne des « causes plus lointaines » mais qu’on peut laisser de côté pour le moment. De même dans la « communication préliminaire » des Etudes sur l’hystérie, Freud et Breuer, après avoir argumenté en faveur de la responsabilité causale du traumatisme, concluent en disant que « la cause interne de l’hystérie reste encore à découvrir ».
Néanmoins, Freud opère très tôt une première rupture, en apportant d’importantes limites à la thèse héréditaire de la névrose, dominante dans ce contexte. Mais contester l’importance de l’hérédité ne signifie pas se tourner brutalement vers une causalité d’ordre psychique. Là-dessus, Freud est extrêmement prudent, comme on le voit dans ce passage des Psychonévroses de défense, p.11 : « Peut-être serait-il plus exact de dire : ce ne sont pas là du tout des processus de nature psychiques, mais des processus physiques dont la conséquence psychique se présente comme si était effectivement advenu ce qui est exprimé par les locutions : « séparation de la représentation d’avec son affect et fausse connexion de ce dernier ». p. 11. Soit l’on considère que c’est une simple précaution oratoire, mais ça n’est pas cohérent avec le fait que dans cet article Freud défend une position osée et ne veut pas la lâcher (alors qu’à la rigueur dans la communication préliminaire on peut dire qu’il fait des concessions à Breuer) ; soit l’on admet que c’est important pour Freud : il ne tient pas du tout, en dernière instance, à ce que tout ça soit purement psychique. On retrouve cette prudence dans la réponse qu’il fait au Dr Hollander en 1895.

Car concernant la névrose, Freud ne tient pas tellement à une explication psychologique. Dans les Etudes sur l’hystérie notamment, il distingue à plusieurs reprise ce qui est psychique de ce qui est névrotique : note p 50 : "J'étais alors enclin à attribuer à tous les symptômes d'une hystérie une origine psychique. Aujourd'hui, je qualifierais de névrotique les tendances à l'angoisse de cette femme qui vivait dans la continence (névrose d'angoisse)"
p69 : "je pense en outre que tous ces facteurs psychiques [peur de...; croyance que...] expliquent le choix mais non la persistance des phobies. Pour cette dernière, il convient d'ajouter un facteur névrotique, le fait que la malade vivait depuis des années dans la continence, cause la plus fréquente d'une tendance à l'angoisse". On reviendra plus loin sur la différence entre les mécanismes psychologiques qui déterminent les formes des névroses, et l’étiologie, les causes du fait qu’il y a névrose.
Ce que Freud considère à cette époque comme sa découverte la plus importante, c’est bien l’étiologie sexuelle des névroses. Et le sexuel, c’est du nerveux.
Etudes p207: "je fus forcé de reconnaître que puisque l'on pouvait parler de cause dans l'acquisition d'une névrose, l'étiologie devait tenir à des facteurs sexuels"
différents facteurs sexuels produisent différentes névroses : on peut distinguer névroses avec mécanisme psychique / sans mécanisme psychique
aucun facteur psychique ne participe à la neurasthénie, dont il faut distinguer la névrose obsessionnelle, où comme dans l'hystérie il y a un mécanisme psychique compliqué
la névrose d'angoisse ne comporte pas de mécanisme psychique, mais agit sur le psychisme

On peut se référer sur ce point au texte le plus élaboré de cette époque à propos de l’étiologie sexuelle, et à propos de la causalité, à savoir le texte sur la distinction entre neurasthénie et névrose d’angoisse, et la réponse de Freud à critique de ce texte par Lowenfeld.
Dans l’article de 1895 sur la séparation entre neurasthénie et névrose d’angoisse, Freud donne des arguments pour une étiologie sexuelle de la névrose d’angoisse. Cette étiologie est explicitement décrite en termes de charge pesant sur le système nerveux. Dans la neurasthénie, il y a épuisement nerveux ; dans la névrose d’angoisse, l’angoisse est une décharge de l’excitation sexuelle.
On est donc là en présence d’une causalité qui se fonde en dernière instance sur de l’organique, sur du nerveux : l’excitation somatique n’est pas déchargée par ses voies normales, et donc elle se décharge en angoisse.
La cause de la névrose, c’est l’abstinence, l’insatisfaction, etc : tout ce qui conduit à une limitation de la décharge somatique.
Mais attention, cette décharge échoue par le fait que l’excitation n’est pas « dérivée psychiquement », élaborée, traduite en libido psychique. On y reviendra. Pour le moment, on peut dire que Freud donne quand même de cette dérivation une explication neurologique : la décharge psychique (libido) c’est une décharge corticale ; la décharge d’angoisse est sous-corticale. On est dans un cadre d’élaboration de l’excitation par le système nerveux lui-même.
En outre, dans le cadre de son conflit théorique avec Lowenfeld Freud est conduit à construire un modèle précis et complexe de la causalité, qui est un modèle qui vise à déterminer les charges pesant sur le système nerveux. Les névroses st essentiellement surdéterminées, ce qui a un sens clairement neurologique : « que, d’une façon générale, se produise une affection névrotique, cela dépend de la charge totale du système nerveux (en rapport avec sa capacité de supporter). En règle générale, les névroses sont surdéterminées, càd que, dans leur étiologie, plusieurs facteurs agissent conjointement »p70.
Il distingue ainsi a) condition, b) cause spécifique, c) cause concurrente, d) circonstance occasionnante ou cause déclenchante. L’essence de la cause déclenchante est sa situation temporelle (juste avant l’effet), donc chaque type de cause peut jouer ce rôle. Les conditions sont les facteurs sans lesquels l’effet ne pourrait se produire, mais qui ne peuvent à eux seuls le produire. La cause spécifique n’est absente d’aucun cas de réalisation de l’effet, elle peut suffire à produire l’effet, si les conditions sont remplies. Pour la névrose d’angoisse : condition : hérédité, cause spécifique : facteur sexuel, causes adjuvantes et déclenchantes : atteintes banales, émotions.
Freud élabore donc un modèle complexe de la causalité qui permet d’expliquer la névrose d’angoisse, mais c’est pour défendre l’étiologie sexuelle, pas la causalité psychique. Cf correspondance p103 : l’angoisse touche aussi bien des femmes sensibles qu’anesthésiques : donc la source de l’angoisse n’est pas dans le psychique mais dans le physique « c’est un facteur physique de la vie sexuelle qui produit l’angoisse »
Le problème, c’est qu’à côté de ça il développe des formulations qui vont incontestablement dans le sens fort d’une causalité psychique : par exemple, l’une des principales causes de la névrose d’angoisse chez l’homme, c’est l’abstinence intentionnelle.

II. Mécanismes psychologiques et intentionalité du sujet.

Dans les textes de cette période, Freud distingue le plus souvent mécanismes et étiologie. L’étiologie, en dernier lieu, est plutôt du côté physique. En revanche, les mécanismes de formation des névroses sont psychologiques. Mais on peut encore distinguer deux groupes au niveau des mécanismes psychologiques. En fait, au sein même de l’ordre psychique, on peut distinguer des mécanismes, et des causes.
Le principal mécanisme à proprement parler, c’est la substitution. La transposition est le mécanisme propre des névroses : c’est un mécanisme psychique qui les différencie donc de la neurasthénie (où le mécanisme n’est jamais psychique). Ainsi, les représentations de contrainte et phobies s’expliquent schématiquement par le fait que l’affect séparé de la représentation insupportable s’accroche à d’autres représentations, qui deviennent contraignantes du fait de cette « fausse connexion ». Dans l’hystérie, il y a conversion de l’affect en symptôme corporel. C’est là aussi un des mécanismes de déplacement de l’affect. Comme on l’a vu, Freud reste prudent, et considère que la formulation psychologique est seulement commode. Du reste, on peut considérer que ces mécanismes de déplacement, qui portent sur le lien entre des affects et des représentations, même s’ils sont psychologiques, n’engagent pas en définitive l’intentionalité du sujet. On peut très bien les identifier en définitive à des mécanismes neurologiques, dans la mesure où ils partagent avec les processus physiologiques le même caractère aveugle. D’une certaine façon, ça marche tout seul. (discutable au moins pour les obsessions, où le symptôme a quelque chose d’un acte protecteur). En outre, à ce niveau Freud parle quand même de causalité : cf Etudes p231: "la représentation devient alors, du fait même de son refoulement, la cause des symptômes morbides, elle est donc pathogène".
p242 : par suite de l'intrication de tous les symptômes, pas de succès partiel : il faut tout liquider : "par suite même de ces nombreuses associations causales, les représentations pathogènes non encore liquidées vont servir de motifs à toutes les créations de la névrose". Il y a une causalité psychique, entre des représentations, engage-t-elle le sujet ?


Il y a des processus psychologiques qui ont quelque chose comme une responsabilité causale : à savoirs les processus de défense, principalement le refoulement. En effet, ces processus font intervenir le moi, autrement dit un sujet intentionnel.
Ainsi dans la correspondance : p98-99 : dégénérescence, sénilité, conflit (défense) et conflagration (trauma) : divers modes de transpositions de l’excitation sexuelle qui provoquent la névrose => donc mélange causes physiques/psychiques

Les exemples les plus nets se trouvent par ex dans le Manuscrit H, 1895 (p140) : Sur la paranoïa : la représentation délirante comme la représentation de contrainte « doit sa force à un processus psychologique » ; « on devient parano à propos de choses qu’on ne supporte pas, à condition de posséder la disposition psychique spécifique pour cela ». A propos d’un exemple : « elle ne voulait pas qu’on lui rappelât cela, par conséquent elle l’avait refoulé intentionnellement ». « La paranoïa a donc pour visée de défendre le moi contre une représentation inconciliable en projetant son contenu factuel dans le monde extérieur ». L’idée délirante est maintenue avec la même énergie employée pour écarter une idée désagréable : « ils aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes. Voilà le secret ».
Le refoulement est étudié principalement dans les Etudes : p91: dans tous les cas d'hystérie acquise il y a une cause psychique, à savoir une représentation intentionnellement refoulée du conscient et exclue de l'élaboration associative : "c'est dans ce refoulement intentionnel que gît, à mon avis, le motif de la conversion totale ou partielle de la somme d'excitation" ; ce refoulement ne peut être dû qu'à un sentiment de déplaisir; "l'idée refoulée se venge alors en devenant pathogène" p96 : "aussi le véritable moment traumatisant est-il celui où la contradiction s'impose au moi et où celui-ci décide de chasser la représentation contradictoire. Par ce rejet, la représentation n'est point anéanti mais seulement repoussée dans l'inconscient. Lorsque ce processus se produit pour la première fois, il donne lieu à la production d'un noyau ou d'un point central de cristallisation où se forme un groupe psychique séparé du moi et autour duquel tout ce qui dépendait de l'idée contradictoire va se concentrer" => la dissociation du conscient est donc voulue et intentionnelle, ou du moins introduite par un acte volontaire (et non effet de la dégénérescence comme le croyait Janet).

On peut ici se référer à la lecture de l’évolution de Freud proposée par A Grünbaum. Celui-ci critique de la compréhension de la psychanalyse en termes d’explication par les raisons et non par les causes : au contraire Freud attribue un rôle causal à l’idéation refoulée : la théorie du refoulement « a emphatiquement abjuré une conception exclusivement physicaliste des attributions de pertinence causale » (p75)
P 100sqq : des raisons explicatives sont des raisons motivantes
« Freud le déterministe se faisait le champion d’une telle appartenance [des raisons au genre des causes]. Car il estimait que les raisons explicatives sont une espèce de motif et que les motifs à leur tour – qu’ils soient conscients ou inconscients – une espèce du genre de la cause » « De fait, il parlait parfois indifféremment de motifs et de causes » ; il « emploie « motif » dans un sens technique parent du sens étymologique : dans son langage, un « motif » est une cause excitatrice, instigatrice, qui nous meut à l’action »

l’essentiel de la pertinence causale d’un état antécédent X vis-à-vis d’une occurrence Y n’a rien à voir avec la nature physique de X, mais tient à la question de savoir si X fait une différence relativement à Y, ou affecte l’incidence de Y
? neutralité ontologique de X : si un refoulement R est l’élément pathogène psychique d’une névrose N, alors la présence de R est causalement pertinente relativement à l’incidence de N dans la classe de ceux qui présentent R, parce qu’elle fait une différence pour ce qui est d’être affecté par N
Une cause n’est pas nécessairement un agent physique simple : « quand les motifs des agents valent comme causes de leurs actions, cette pertinence causale a les mêmes fondements ontologiques que dans le cas des antécédents physiques qui causent, par exemple, les événements astronomiques, à savoir que les antécédents font une différence dans ce qui advient » (p105)

donc pour Grunbaum :
Après effondrement du modèle neuromécanique de l’Esquisse, « Freud abandonna sa notion initiale, ontologiquement réductive, du statut scientifique en faveur d’une autre conception méthodologique et épistémologique » p. 5

En fait, on voit que c’est plus compliqué, puisqu’il y a au moins deux façons d’aborder la causalité psychique : il y a les raisons d’agir d’un sujet, à propos de quoi Freud se demande s’il ne faudrait pas supposer une seconde intelligence inconsciente, et se dit que ce n’est sans doute là qu’une apparence (Etudes, p219).
Mais il y a aussi les mécanismes plus aveugles : le fait qu’à partir du refoulement initial, il y a constitution d’un groupe pathogène indépendant.
p242 : par suite de l'intrication de tous les symptômes, pas de succès partiel : il faut tout liquider : "par suite même de ces nombreuses associations causales, les représentations pathogènes non encore liquidées vont servir de motifs à toutes les créations de la névrose"
III. Force psychique et causalité négative

Dans le séminaire sur les Psychoses (p120) Lacan remarque toutefois que chez Freud, « la question du centre du sujet reste toujours ouverte ». Pour Lacan, c’est une mauvaise évolution de la psychanalyse post-freudienne que d’avoir retrouvé en force le moi et les défenses : « le moi redevient non seulement le centre, mais la cause du trouble ».
Dans ses premières années, Freud reste effectivement prudent par rapport aux formulations qui font intervenir le moi. D’ailleurs, il un point essentiel de ce qu’il cherche à désigner par là, c’est en effet de l’ordre de la cause, mais pas forcément de la cause au sens d’une instance qui serait cause première du comportement. Un concept essentiel ici est celui de force. La question de la force psychique est présente très tôt chez Freud.
Dans les Etudes : p229-230 : critique de l'hypnose, qui ne permet pas de vaincre les résistances
"J'avoue d'ailleurs que cette expérience a assez bien flatté mon besoin de rapports quantitatifs, même dans le domaine psychique, entre la cause et l'effet" => Freud devient psychohérapeute mais emporte avec lui son idiosyncrasie de neurologue
p217 : équivalence force psychique-aversion du moi (formulation psychophysiologique?) : "il s'agit surtout d'un parallèle d'ordre quantitatif, d'une lutte entre des motivations plus ou moins puissantes ou intenses"
La névrose résulte d’un conflit que le sujet n’a pas la force de résoudre : refoulement raté. Ce conflit est un conflit d’affects. Cf la communication préliminaire : le traumatisme n’est pas une cause déclenchante, c’est une cause persistante, toujours active. Pour que cela soit compréhensible, il faut supposer une force agissante.
Définition du traumatisme dans un texte de 1892, écrit avec Breuer, sur la théorie de l’attaque hystérique : « devient traumatisme psychique toute impression dont la liquidation par travail mental associatif ou réaction motrice offre des difficultés au système nerveux ».
On peut jusqu’à un certain point considérer qu’on reste bien dans l’ordre du nerveux. Peut-on dire que le syst nerveux est déjà une sorte de sujet ? c’est une lecture possible du Projet de psychologie scientifique.
Il me semble que ce qu’il faut souligner de façon essentielle, c’est que pour le premier Freud, le fonctionnement normal du système nerveux opère sans cesse une élaboration psychique du somatique. Il y a une capacité à former des représentations à partir du corps.
Le refoulement par exemple c’est la mise à l’écart d’une représentation par rapport au cours normal de la pensée.
Dans l’article de 1893 sur les paralysies hystériques, Freud dit que dans l’hystérie c’est la conception banale du corps qui est altérée : la lésion est une altération de la conception, de l’idée de bras : autrement dit « l’abolition de l’accessibilité associative de la conception du bras » : « le bras se comporte comme s’il n’existait pas pour le jeu des associations » => on est obligé de se tenir dans le registre psychologique.
Mais ce registre psychologique, ce n’est pas nécessairement un donné de base, un présupposé intouchable : c’est quelque chose qui se construit sur la base des processus somatiques. Explication : cf articles sur névrose d’angoisse : s’il y a angoisse, c’est que l’excitation somatique n’est pas dérivée psychiquement.
Mécanisme de cette névrose :
D’abord, il s’agit d’une accumulation d’excitation ; ensuite, l’angoisse en question n’autorise aucune dérivation psychique
Problème : qu’est-ce que la dérivation psychique de l’excitation somatique ?
La baisse de libido chez certains malades (désintérêt pour le sexuel) montre que c’est bien l’excitation somatique qui est accumulée, avec décroissement de la participation psychique aux processus sexuels : le mécanisme de cette névrose est donc « à chercher dans la déviation de l’excitation sexuelle somatique à l’écart du psychique, et dans une utilisation anormale, causée par là, de cette excitation » (p50)
Le problème est celui de la maîtrise par le système nerveux de sa propre excitation, perçue du coup comme un danger. L’élaboration psychique, c’est en quelque sorte la maîtrise du syst nerveux par lui-même.
Mais en fait, il n’y a semble-t-il qu’un seul domaine où le système nerveux perd la maîtrise de lui-même : celui de la sexualité.

Ce qui est de l’ordre des phénomènes intentionnels à l’origine de la névrose, ce sont toujours des refus porté sur le sexuel, une négation du sexuel. La névrose arrive à cause de ce que le sujet veut, soit. Mais ici veut = refoule = se refuse à un certain savoir. On n’est pas très loin de l’élaboration psychique de la tension somatique : le système nerveux rejette hors de lui-même une pulsion qu’il ne maîtrise pas, et ce rejet consiste à ne pas en faire qq chose de psychique.
Il y a donc qq chose comme l’échec d’une articulation entre l’ordre du sexe et l’ordre du sens. Et on peut considérer que la cause de la névrose est dans ce trou là, dans cet écart qui se produit entre les deux. C’est en partie le sens de la « béance » dont parle Lacan, qui fait d’ailleurs référence au texte de Kant sur les grandeurs négatives.
C’est très approprié, au sens où Freud semble tourner autour de quelque chose comme une cause négative : le refus, l’absence, la négation.
D’ailleurs, le dernier point, qui n’affleure encore que très rarement dans les textes de cette période, (ça apparaît surtout dans les histoires de malades des études), c’est le fait que la causalité qui produit les symptômes, c’est une fausse causalité, une causalité de substitution. Par exemple ce qui donne leur force eux représentations de contrainte c’est la fausse association entre représentation et affect.
Ceci rejoint un dernier problème, qui est bien sûr l’objet de la critique de Grunbaum, c’est la différence entre explication clinique et explication causale. Freud effectivement hésite dans ses formulations. Par dans les Etudes : p210: le procédé cathartique "n'agit nullement sur les causes déterminantes de l'hystérie et ne peut ainsi empêcher que de nouveaux symptômes viennent remplacer ceux qui ont été écartés" : cette méthode est symptomatique et non causale, ce qui ne lui enlève pourtant pas toute valeur : elle agit sur ce qui peut être modifié : mais la constitution hystérique même ne peut pas être modifiée.
Et pourtant Freud que c’est cette méthode qui lui a donné accès à l’étiologie des névroses.
Cf surtout dans la correspondance : p 186 (fin 1895) : je suis presque sûr d’avoir trouvé avec formules de l’effroi sexuel et du plaisir sexuel infantile la solution de hystérie et névrose de contrainte, et je suis sûr que ces deux névroses sont guérissables de façon générale, non slmt les symptômes mais la disposition névrotique elle-même
Mais p. 197 : l’interprétation des névroses comme conflits et défenses est ici qualifiée de « solution clinique », dont il faudra peut être se contenter.
C’est un des problèmes cruciaux, que je ne résoudrai pas ici.


Conclusion :

Freud est parti du parallélisme psycho-physiologique. Il pense que l’on peut formuler des énoncés causaux dans ces deux ordres, là-dessus Grunbaum a raison.
Mais quand il cherche la cause des névroses, certes Freud passe d’une causalité physique à une causalité psychique. Mais cette causalité psychique elle n’existe pas n’importe comment : elle porte sur les représentations sexuelles, et si elle est causale c’est parce qu’une force est à l’œuvre. Il n’y a donc aucun sens à parler de causalité psychique sans sexualité. On peut considérer que les concepts de force psychique et d’affect, donc l’origine de ce qui s’appelle ensuite libido et pulsions, sont présents très tôt dans l’œuvre de Freud, et indiquent une préoccupation constante pour le fondement somatique du psychopathologique. Certes Freud étend, avec l’ics, le champ de la présence d’un sujet, mais ce sujet ne se constitue que dans le travail, et notamment le travail de rejet, des pulsions sexuelles.

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Citations :

1) « Les médecins se virent confrontés à la tâche de rechercher la nature et l’origine des manifestations morbides de ces nerveux ou névrosés. On découvrit à cette occasion qu’au moins chez certains de ces malades les signes du mal n’ont pas d’autre origine qu’un changement dans l’influence de leur vie psychique sur leur corps, et que par conséquent la cause première du trouble est à chercher dans le psychique. Quant à savoir quelles sont les causes plus lointaines dont a été affecté le psychique, qui vient à son tour troubler le corporel, c’est une autre question, qu’on peut se permettre de laisser de côté pour l’instant ».
Traitement psychique, 1890, in Résultats, idées, problèmes I, p.5

2) « La chaîne des processus physiologiques ne se trouve probablement pas dans un rapport de causalité avec les processus psychiques. Les processus physiologiques ne s’interrompent pas dès qu’ont commencé les processus psychiques. Au contraire, la chaîne physiologique se poursuit, si ce n’est qu’à partir d’un certain moment un phénomène psychique correspond à un ou plusieurs de ses chaînons. Le processus psychique est ainsi parallèle au processus physiologique (« a dependent concomitant »). »
Contribution à la conception des aphasies, 1891, PUF, p.105

3) « Peut-être serait-il plus exact de dire : ce ne sont pas là du tout des processus de nature psychique, mais des processus physiques dont la conséquence psychique se présente comme si était effectivement advenu ce qui est exprimé par les locutions : « séparation de la représentation d’avec son affect et fausse connexion de ce dernier ».
Les névropsychoses de défense, 1894, in OC tome III, PUF, p. 11

4) « Dans un certain nombre de cas de névrose d’angoisse, on ne peut pas reconnaître une quelconque étiologie. Il est à noter que dans de tels cas la mise en évidence d’une lourde charge héréditaire se heurte rarement à des difficultés.
Mais là où l’on est fondé à considérer la névrose comme une névrose acquise, si l’on procède à un examen soigneux orienté vers ce but, on trouve comme facteurs étiologiques efficients une série de nuisances et d’influences provenant de la vie sexuelle. Celles-ci semblent d’abord de nature variée, mais elles laissent facilement déceler le caractère commun qui explique leur effet similaire sur le système nerveux (…) ».
Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé en tant que « névrose d’angoisse », 1894, in OC tome III, p. 41

5) « De toutes ces indications, à savoir qu’il s’agit d’une accumulation d’excitation, que l’angoisse qui correspond vraisemblablement à une telle excitation accumulée est de provenance somatique, si bien donc que c’est de l’excitation somatique qui est accumulée, qu’en outre cette excitation somatique est de nature sexuelle et qu’elle s’accompagne d’un décroissement de la participation psychique aux processus sexuels – toutes ces indications, dis-je, font qu’on s’attend encore mieux à ce que le mécanisme de la névrose d’angoisse soit à chercher dans la déviation de l’excitation sexuelle somatique à l’écart du psychique, et dans une utilisation anormale, causée par là, de cette excitation ».
ibid., p. 50

6) « Je crois qu’on se rend possible une présentation des circonstances étiologiques, vraisemblablement très compliquées, qui prédominent dans la pathologie des névroses, si l’on se fixe les concepts étiologiques suivants : a) condition, b) cause spécifique, c) cause concurrente, et comme terme d’une valeur inégale à celle des précédents, d) circonstance occasionnante ou cause déclenchante » Equation étiologique de la névrose d’angoisse : « Condition : hérédité. Cause spécifique : un facteur sexuel, au sens d’une dérivation de la tension sexuelle à l’écart du psychique. Causes adjuvantes : toutes les atteintes banales : émotion, effroi, tout comme épuisement physique par maladie ou suractivité »
Sur la critique de la névrose d’angoisse (réponse à Löwenfeld), 1895, OC tome III, p. 74

Etudes sur l’hystérie, 1895 (PUF) : « Communication préliminaire »

7) « Au point de vue théorique, ils [les résultats de l’investigation clinique] montrent le facteur accidentel est, bien au-delà de ce que l’on pensait, déterminant dans la pathologie de l’hystérie. » p. 1

8) « L’expérience pourtant nous a enseigné que les symptômes les plus différents, qui passent pour être des productions spontanées et, pour ainsi dire, idiopathiques, de l’hystérie, ont avec le traumatisme motivant un rapport tout aussi étroit que les phénomènes, si clairs à ce point de vue, dont nous venons de parler. » (il s’agit des phénomènes de l’hystérie traumatique). p. 2

9) « Dans d’autres cas, la connexion n’est pas aussi nette. Il n’existe plus, pour ainsi dire, qu’un lien symbolique entre le phénomène pathologique et sa motivation (…). Nous avons pu voir des malades qui faisaient de cette sorte de symbolisation le plus grand usage ». p. 3

10) « Nous avons, de façon analogue, démontré que la cause de la plupart des symptômes hystériques méritait d’être qualifiée de traumatisme psychique (…). Mais en ce qui concerne la relation causale entre le traumatisme psychique motivant et le phénomène hystérique, il faut se garder de croire que le traumatisme agit à la façon d’un agent provocateur qui déclencherait le symptôme. Celui-ci, devenu indépendant, subsisterait ensuite. Mieux vaut dire que le traumatisme psychique et, par suite, son souvenir agissent à la manière d’un corps étranger qui, longtemps après son irruption, continue à jouer un rôle actif. (…) Contrairement à ce que dit l’axiome : cessante causa, cessante effectus, nous pouvons sans doute déduire de ces observations que l’incident déterminant continue, des années durant, à agir et cela non point indirectement, à l’aide de chaînons intermédiaires, mais directement en tant que cause déclenchante ». p. 4

11) « On peut donc dire que, si les représentations devenues pathogènes se maintiennent ainsi dans toute leur fraîcheur et toujours aussi chargées d’émotions, c’est parce que l’usure normale due à une abréaction et à une reproduction dans des états où les associations ne seraient pas gênées leur est interdite. » p.8

12) « La cause interne de l’hystérie reste encore à découvrir. Nous n’avons fait qu’effleurer l’étiologie de l’hystérie, jeter quelque lumière sur la causation des formes acquises et mettre en valeur le facteur accidentel des névroses ». p. 13

Chapitre 4 : « Psychothérapie de l’hystérie »

13) « En partant ainsi de la méthode de Breuer, j’arrivai à étudier d’une façon générale l’étiologie et le mécanisme des névroses. J’eus ensuite la chance d’aboutir, en un laps de temps relativement court, à des résultats appréciables. Je fus forcé de reconnaître que puisque l’on pouvait parler de cause dans l’acquisition d’une névrose, l’étiologie devait tenir à des facteurs sexuels. » p. 207


Discussion de l'exposé de Mathias Winter

P.-H. Castel : – Ce que vous dites est assez original. Je crois qu’il y a peu de gens qui mesurent la finesse de cette observation que vous avez relevée sur le problème de la causalité. Cf. citation 10 : c’est exactement le problème qui se pose entre la réponse à Löwenfeld et les Études sur l’hystérie : « Contrairement à ce que dit l’axiome : cessante causa, cessante effectus [remarque : = sublata causa tollitur effectus : « si on enlève la cause, on enlève l’effet », formule qu’on trouve chez Grünbaum] , nous pouvons sans doute déduire de ces observations que l’incident déterminant continue, des années durant, à agir et cela non point indirectement, à l’aide de chaînons intermédiaires, mais directement en tant que cause déclenchante ». Cela, c’est exactement ce qui différencie la névrose d’angoisse des autres névroses (notamment la névrose hystérique). Quand Grünbaum s’appuie sur le texte sur la névrose d’angoisse, et sur l’épistémologie de la cause qui est valide pour la névrose d’angoisse, il étend au delà de ces faits ce que Freud dit au niveau des psychonévroses (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa). Il impute à Freud de ne pas respecter une épistémologie qui ne va pas par rapport à la maladie même qui était en cause. Et ce que dit très justement Lacan, c’est qu’à partir du moment où on fait cesser l’axiome « sublata causa tollitur effectus », l’effet nous empêche d’adopter une théorie normale de la causalité : il y a bien ce qu’il appelle une béance entre la cause et l’effet. Alors on entre dans un tout autre registre que la théorie de la cause qui valait pour la névrose d’angoisse. Lacan va dire : ce qui permet à quelque chose qui n’est qu’un incident déterminant de continuer à exercer son effet, c’est l’Inconscient. Par conséquent, ce que Freud appelait l’Inconscient (ce dont on n’a pas conscience, pour des raisons organiques, etc.) ne vaut plus au moment de cette rupture. Je trouve que vous avez montré de manière très claire ce type de problème épistémologique autour de la causalité.

Ce qui me frappe par rapport à ce sujet (j’avais travaillé sur ce problème il y a quelques années), c’est qu’il y a une autre manière de voir l’enchainement des pathologies, c’est à travers des degrés croissants d’intentionnalité dans la pathologie (neurasthénie < névroses d’angoisse< névrose obsessionnelle< phobie).
Cf. cette très belle citation 3 : « Peut-être serait-il plus exact de dire : ce ne sont pas là du tout des processus de nature psychique, mais des processus physiques dont la conséquence psychique se présente comme si était effectivement advenu ce qui est exprimé par les locutions : « séparation de la représentation d’avec son affect et fausse connexion de ce dernier » ». Formule très contournée. Ce qu’il faut savoir, c’est que le problème qui se pose = la masturbation compulsive an-idéique (anxieuse, mais sans représentation sexuelle). C’est le tableau de la neurasthénie sexuelle de Beard. Le problème : s’il n’y a pas de représentation, est-ce parce qu’il n’y a pas de représentation ? ou est-elle ailleurs ? L’activité interprétative de Freud à ce moment là va consister à entrer dans ce blanc, à intentionnaliser les choses dans une opération complètement constructive. Ce que va montrer Freud, c’est que si on rattache ces phénomènes à l’horizon obsessionnel dans lequel ils se produisent, alors on peut produire une explication en terme de déplacement. Cela a été le titre de gloire de Freud. Il a été connu grâce à cela (vers 1903,1904).


Autre question : à partir de quand Freud tient-il compte du transfert ? Au fond, l’associationnisme freudien va devenir téléologique à partir du moment où il y a des représentations de buts dans le transfert et l’envie de guérir (vs. Grünbaum qui considère que toutes les expressions intentionnelles ne sont pas intentionnelles mais ne sont que « des manières de parler », parce que Freud ne peut pas, vu la théorie de la causalité qu’il a défendue, avoir une autre théorie non complètement mécanique, ce qui est totalement démenti à chaque page de la Traumdeutung où c’est une causalité finalisée qui est en jeu : ce que dit le patient est adressé à l’analyste). C’était la thèse de Simonelli dans son travail : est-ce qu’il n’y a pas d’un côté une élaboration strictement épistémologique sur la causalité et de l’autre un parallèle clinique ? Et que c’est de la clinique que lui vient l’idée au fond que ce modèle de la causalité est en péril et qu’il va falloir le bouger.

Comme vous l’avez très bien dit, il y a d’abord le problème de la persistance de la cause incidente qui devient la cause déclenchante ad vitam eternam. Et puis, il y a le caractère finalisé et intentionnel de ces mécanismes psychologiques, qui repose en dernière analyse sur le transfert (c’est là que cela se finalise, s’intentionnalise).

Mathias Winter: – Ce qui affleure dans ces textes, c’est que par dessus cette béance causale, il y a tout ce qui est de l’ordre de la fausse connexion qui occupe une place grandissante (les causes que le patient veut reconnaître, les causes auxquelles il attache de l’importance).

P.-H. Castel : – C’est évidemment central : le modèle du transfert, c’est celui de la fausse connexion.

Françoise Parot : – J’ai un peu tiqué sur l’emploi du terme intentionnalité. Il faudrait faire très attention. L’intentionnalité, ce n’est pas l’intention du patient, c’est d’abord le fait d’être orienté vers un objet, au sens propre du terme. C’est là qu’on trouve la question des connexions et des dérivations d’un objet à l’autre. Il faut faire attention à ne pas assimiler les raisons d’agir et l’intentionnalité, et encore moins la responsabilité. Tout cela m’intéresse, car je travaille actuellement sur les rapports causalité structurante/causalité déclenchante.

P.-H Castel : - En fait, les thérapies comportementales ont cette propriété de considérer que la cause incidente peut rester une cause.

Françoise Parot : - L’une des questions qui portent sur l’efficacité des thérapies comportementales, c’est de pouvoir momentanément supprimer le pouvoir déclenchant d’un certain nombre d’évènements. Mais justement, ce qui est laissé complètement de côté, c’est la raison pour laquelle une cause est déclenchante... Et qu’on ne peut trouver que dans les causes structurantes et dans cette béance, à laquelle on a fait allusion, entre des éléments réels et leur métabolisation.

P.-H. Castel : – Finalement, c’est tout cela qui fait qu’il est si difficile de naturaliser la psychanalyse. L’inconscient a lieu précisément dans le cas de figure où on rumine l’architecture des niveaux de causalité qui sont fondamentaux dans l’épistémologie naturaliste.
Il y a un autre aspect que vous ne mentionnez pas, c’est que dans le texte de Grünbaum contre Freud, ce que dit Grünbaum, c’est que l’hypothèse de Löwenfeld est en fait une formulation de l’hypothèse de Quine-Duhem : l’architecture de la causalité permet de dire que dans les cas d’inductions parallèles (whewelliennes), lorsque le patient dit que l’analyste a tort, s’il y a des séries parallèles (rêves, symptômes, actes manqués) qui montrent des modifications, alors on peut s’appuyer sur le fait qu’il y eu une modification causale liée à l’interprétation. On a besoin de cette pluralité des séries causales pour pouvoir dire que, même si le patient ne reconnaît pas la valeur de l’interprétation, l’interprétation a eu une action causale quoi qu’il en dise et quoi qu’il proteste. Ce parallélisme des séries causales est entièrement articulé sur une théorie de la causalité qui permet de réviser les hypothèses en fonction de leur contribution explicative aux phénomènes.