Philosophie et histoire
de la médecine mentaleSéminaire doctoral, IHPST, Paris I (2007-2008)
Problèmes
philosophiques de la psychopathologie cognitive : à partir de Bolton &
Hill
séance n°8, 7 mars
Pour
une histoire du concept de perversion sexuelle au 19ème siècle :
problèmes, pistes, perspectives
Vouloir proposer une histoire du concept de perversion
sexuelle représente une forme de – modeste - défi. Elle appelle en effet la
convocation de dimensions de la pratique et de champs disciplinaires multiples,
qui s’entrelacent pour dessiner l’image d’une normativité sexuelle ne pouvant
être définie de manière simple et univoque. Droit, pratiques policières, physiologie
de la reproduction, psychiatrie, littérature, théologie morale, anthropologie,
réquisits sociaux, demandes politiques, s’entrelacent au sein de l’histoire
de la sexualité à laquelle celle de la perversion appartient, ce qui en fait
tout à la fois l’intérêt et la difficulté. Mais pourquoi « la perversion »
plutôt que « les perversions » ? Ce dernier choix impliquerait
deux présupposés. Contre un choix nominaliste de méthode, il laisse entendre
une existence absolue de son objet, tout comme si « les » perversions
étaient des objets naturels n’attendant que leur découverte de la part des psychiatres
[1]
au 19ème siècle. Ensuite, il atomise la catégorie
dont il est issu en autant d’espèces réclamant à leur tour le regard de l’historien,
et risquant de faire oublier, derrière la multiplicité et l’exotisme des aberrations
sexuelles, l’unité du concept à laquelle elles furent toutes rapportées. Sadisme,
masochisme, exhibitionnisme, … Certes, mais perversions, toutes. C’est le fait
et les conditions de l’apparition
d’une psychopathologie de la sexualité organisée autour de ce concept central
de perversion qui méritent d’être interrogés.
La seconde difficulté préalable est le choix de la
période à laquelle l’enquête historique doit s’appliquer. La plupart des études mentionnant
le sujet commencent aux années 1870, quand se développe une clinique des perversions
en cours de solidification, ou, au mieux, indiquent les années 1850, tout un
chacun y allant de sa diatribe pour expliquer que « le concept de perversion
sexuelle n’existait pas avant la seconde moitié du 19ème siècle ».
C’est juste. Néanmoins, il n’existait pas vraiment avant la fin des années 1870
– on pourrait même dire 1880, là où l’expression « perversion sexuelle »
prend un sens nosographique et technique qu’elle ne possédait pas avant. Quelles
raisons reste-t-il alors pour choisir 1850
[2]
? Cette dernière date est soit trop précoce, soit trop
tardive, ne permettant pas de juger de la lente émergence des conditions de
mise en place d’une Psychopathia Sexualis
[3]
, autrement dit de la construction progressive du concept
de perversion sexuelle. Il me semble nécessaire, à cette fin, de traverser tout
le 19ème siècle
[4]
.
La difficulté suivante est de taille :
c’est le spectre de Foucault, qui vient hanter l’histoire du concept de perversion
sexuelle au 19ème siècle, à laquelle il a consacré plusieurs textes
dans Les anormaux et La
volonté de savoir
[5]
. Il propose une grille de lecture suffisamment dense
et systématique pour laisser l’impression qu’il ne reste aucune place aux enquêtes
ultérieures. L’histoire de la perversion sexuelle peut donc difficilement se
passer d’une critique préalable des approches foucaldiennes, auxquelles je dédierai
le second temps de cette analyse, ce qui me permettra de développer un certain
nombre de points historiques. Le premier sera destiné à poser quelques difficultés
conceptuelles.
I.
Termes et concept : comment
faire l’histoire des perversions ?
Le problème principal que l’on rencontre lorsque
l’on cherche à faire une histoire du concept de perversion sexuelle est déjà,
de manière assez évidente, d’en isoler les premières occurrences. Ce qui pose
immédiatement un problème de taille : avant les années 1880, le terme de
« perversion », présent dans le lexique médical du 19ème
siècle, ne l’est pas à titre de terme technique, mais de mot du langage ordinaire,
et a parfois peu à voir avec l’histoire de la clinique des aberrations sexuelles.
Communément utilisé, son premier sens est physiologique,
renvoyant à la théorie des humeurs. Il est aussi parfois mentionné pour d’autres
types d’altérations. Sa définition est bien exprimée par le Dictionnaire
des sciences Médicales en 1820 :
« Perversio,
de pervertere, déranger, altérer.
On donne quelques fois ce nom aux changements nuisibles qui arrivent aux liquides
et aux solides. C’est ainsi qu’on dit perversion des humeurs, pour indiquer
leur altération ; la perversion de la tête des os, pour la luxation, etc. »
[6]
.
Plus précisément, « perversion » va aussi
qualifier l’altération des fonctions
de l’organisme, sur un axe de la santé à la maladie, mais qui est assez étrangement
référé au bien et au mal
[7]
:
« Changement du bien au mal : il y a, par
exemple, perversion de l’appétit dans la pica, de la vue dans la diploplie,
etc »
[8]
.
Ici, on a affaire à une définition plus fonctionnelle,
clairement marquée en 1885 dans le Dechambre,
qui en fait le « déréglement d’une
fonction, autre que celui qui résulte du plus au moins (…) La perversion
se confond, à certains égards, avec la dépravation »
[9]
.
Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Arnold Davidson
[10]
, sur les thèses duquel je reviendrai, cette dernière signification
est présente tôt dans le siècle, et le terme est le plus souvent employé en
ce sens, notamment dans le champ de l’aliénation. C’est ainsi que Pinel compte
au sein de la symptomatologie de la manie sans délire une « perversion
dans les fonctions affectives »
[11]
, que Leuret parle, à propos d’un cas de « monomanie
homicide » en 1833, de « perversion
maladive des sentiments moraux »
[12]
, qu’Esquirol fait de la perversion de la sensibilité un symptôme
fréquent de la folie
[13]
, alors que l’entrée « folie » dans le Begin et
al
[14]
de 1823 fait de la perversion des fonctions une définition
partielle de l’aliénation. Dans tous les cas, la présence d’une « perversion » a valeur diagnostique : c’est un symptôme.
Faire l’histoire du concept de perversion sexuelle au 19ème siècle
amène ainsi à se poser une double question. Comment la perversion peut-elle
devenir une pathologie sexuelle à part entière, et non plus seulement l’élément
d’une symptomatologie d’ensemble ? Ensuite, comment émerge l’idée d’une
altération spécifique de la fonction sexuelle qui ne soit plus simplement soumise
au régime de l’excès et du défaut, schème général sous lesquels étaient saisies
tous les actes et penchants sexuels dans la première moitié du siècle
[15]
? Autrement dit, comment s’opère le passage d’une perception
quantitative de la vita sexualis des individus à une notion
qualitative ?
Dans une seconde série d’occurrences, le terme « perversion »
possède un sens clairement moral. La « perversion » dénote une dépravation
[16]
morale, renvoyant au vice et au mal. Ainsi, de la sodomie,
Fournier Pescay dit qu’elle est une « dégoûtante
dépravation »
[17]
, tout comme Reydellet fait de la pédérastie « la perversion des siècles passés »
[18]
. Ce sens moral sera fréquemment employé plus tard dans le
siècle, et l’émergence d’une clinique des perversions sexuelles ne sera possible
qu’à la condition d’une distinction entre perversion morale et altération morbide
de l’instinct sexuel. Cette différence est thématisée dans la distinction cardinale
perversité / perversion au sein de la Psychopathia
Sexualis de Krafft-Ebing :
« La perversion de l’instinct sexuel (…) ne
doit pas être confondue avec la perversité des actes sexuels. Celle-ci peut
se produire sans être provoquée par des causes psychopathologiques. L’acte
pervers concret, quelque monstrueux qu’il soit, n’est pas une preuve
[19]
. Pour distinguer entre maladie (perversion) et vice (perversité),
il faut remonter à l’examen complet de l’individu et du mobile de ses actes
pervers. Voilà la clef du diagnostic »
[20]
Sans cette distinction, qui rejette l’acte en périphérie
au profit de la tendance perverse
ne pouvant être décelée que dans l’examen psychologique complet du patient,
le diagnostic de perversion est impossible, car la maladie reste toujours susceptible
de se voir rabattue sur le vice. Mais cette différence entre perversité et perversion
trouve son origine dans une problématique présente dés les années 1830 en France
[21]
, marquant une tension entre diagnostic et nosographie d’une
part, et tâche de la psychiatrie légale de l’autre. C’est dans un article de
Michéa
[22]
que la difficulté est clairement exprimée, et que la distinction
entre vice et impulsion morbide trouve sa première traduction claire. En effet,
l’imputation de responsabilité posait problème dans un certain nombre de cas
de crimes ou de délits où les experts alléguaient l’existence d’une folie partielle,
sans lésion des facultés intellectuelles, mais mettant en en jeu des « goûts
bizarres » et des « passions dépravées ». Faut-il alors excuser
celui qui a une étrange passion sous prétexte d’aliénation ?
[23]
Si la psychiatrie en France disposait pour caractériser ces
états des catégories de « monomanie
instinctive », ou « monomanie
affective », sur lesquelles je reviens plus bas, elles étaient à cette
époque doublement contestées. D’une part, par certains magistrats, doutant du
diagnostic d’une folie partielle exemptant des sujets sains d’esprit d’un châtiment
leur paraissant mérité, de l’autre, au sein de la psychiatrie elle-même, où
l’existence des monomanies commençait à être largement remise en cause. L’alternative
théorique était de considérer l’existence d’une folie morale sur le modèle de
la moral insanity de Prichard
[24]
. Mais le recours à cette dernière, supposant un continuum
psychologique et une gradation par degré de la raison à la folie
[25]
renforçait encore la difficulté quant à l’imputation de responsabilité. Ce qui explique l’affirmation suivante de Michéa :
« Ce qu’il importe aux médecins de chercher
à établir aujourd’hui, ce n’est plus le fait nosologique, mais bien les caractères
qui permettent de distinguer la perversion maladive de la perversité morale,
l’aliéné de l’homme vicieux ou criminel »
[26]
.
C’est
donc dans le contexte spécifique d’une difficulté de la psychiatrie légale que
la distinction entre la perversion proprement morale et la perversion maladive
intervint, ouvrant alors la possibilité de penser des déviations de l’instinct
sexuel qui soient des pathologies, et non simplement des vices.
Ce qui coupe court à la thèse simpliste qui voudrait
que la perversion sexuelle ne soit en réalité qu’une reprise, ou un simple « habillage »
pseudo-médical de la perversion morale. C’est en substance la thèse que soutenait
Lantéri-Laura en 1979
[27]
, pensant l’histoire du concept de perversion comme une « appropriation médicale » de normativités extra-médicales,
en l’occurrence, de normes morales polarisées vers un maintien de l’ordre social
bourgeois, appropriation ayant pour effet et finalité de renforcer et perpétuer
cet ordre. Cette thèse d’une transposition psychiatrique des « mœurs »
fait de la clinique des perversions un simple « moralisme à prétention d’objectivité »
[28]
.
« Nous verrons les connaissances ainsi conditionnées,
sollicitées impérativement de fournir des normées réputées scientifiques, c'est-à-dire
qui jouent exactement le même rôle individuel et social que les interdits qu’elles
sont censées abolir, mais le jouent au nom du savoir : la science, réputée
connaissance de la nature, doit produire des règles naturelles, et si elle s’y
refuse, en montrant qu’elle ne peut jamais qu’expliquer, sans jamais imposer
ou prohiber, il se trouve toujours des hommes de science pour enrober de leur
prestige scientifique les interdictions dont la culture a besoin, et que la
science, en tant que telle, ne peut aucunement fournir »
[29]
Le ton est donné. A priori, la rationalité interne
de toute Psychopathia Sexualis est
liquidée, autant que les dynamiques de savoir qui ont pu présider à son émergence.
Cela tient aux présupposés adoptés :
« En matière de perversions, nous ne pouvons
oublier que c’est la doxa qui délimite le champ des phénomènes dont l’épistémè
traitera : l’opinion veut indiquer le domaine des comportements pervers,
et la connaissance reste, à cet égard, tributaire de l’opinion, même si elle
modifie en cours de route l’étendue de ce champ »
[30]
A l’œuvre, une opposition simple entre épistémè et
doxa, la seconde étant à la fois la condition nécessaire et l’origine de la
seconde, et des conceptions univoques du rôle des normes, en termes « d’interdits »
et « d’idéologie » - sans que ce dernier terme soit précisé outre
mesure.
Mais les approches de ce type, outre des conceptualisations
approximatives, se heurtent à des démentis historiques. Certes, l’histoire de
l’émergence de la Psychopathia Sexualis
ne peut être désarticulée ni des contextes légaux et judiciaires, ni des questions
hygiéniques et prophylactiques appliquées au corps social, et doit ainsi nécessairement
intégrer une dimension critique. L’articulation de la perversité morale et de
sa définition sociale à la perversion sexuelle doit être notamment
ressaisie à travers la théorie de la dégénérescence, essentielle pour
la première Psychopathia Sexualis, pour laquelle elle définit le cadre étiologique
et pathogénique général. Il faut rappeler que, dans la théorie de la dégénérescence
de Morel, les passions et conduites immorales, par les modifications organiques
qu’elles créent chez les individus, sont susceptibles d’être à l’origine d’états
névropathiques chez les descendants, notamment l’aliénation mentale et des aberrations
de « l’instinct génésique »
[31]
. Si la prise en compte de ces éléments est essentielle, elle
suppose de ne pas simplement réduire la psychopathologie de la sexualité à une
reprise plus ou moins heureuse des normes sociales
[32]
.
Pour revenir au concept de perversion, toute la difficulté,
face à ce terme qui ne fait pas partie d’un vocabulaire technique spécifiquement
médical, est donc de réussir à identifier les occurrences pertinentes, sans
se laisser abuser par les homonymies de surface. Cela est d’autant plus crucial
que la clinique des perversions voit ses commencements dans ce que les auteurs
nomment indifféremment « aberrations », « déviations »,
« dépravations » du sens
sexuel, synonymes dont il s’agit, cette fois, de tenir compte. Mais cela signifie
paradoxalement qu’il faut éviter de vouloir livrer a priori une définition trop stricte de
la perversion sexuelle, au risque sinon de proposer à la fois une enquête conceptuelle
biaisée, et une chronologie illégitime.
C’est ce qui me semble se jouer dans l’ouvrage d’Arnold
Davidson
[33]
, particulièrement dans le premier essai, « Refermer
les cadavres », où l’auteur livre une définition conceptuelle de la perversion
qui lui permet de scinder son histoire en trois périodes, ce qui l’amène à faire
de l’histoire de la perversion le paradigme de l’histoire de la psychiatrie
elle-même
[34]
. Selon lui, il ne peut y avoir perversion que là où l’on
trouve un instinct génital polarisé sur la reproduction susceptible de déviations
morbides strictement fonctionnelles.
« La meilleure façon de comprendre l’obsession
des perversions propre au 19ème siècle est d’examiner la notion d’instinct
sexuel car, comme je l’ai indiqué, la conception de la perversion qui sous-tendait
la pensée clinique était celle d’une maladie fonctionnelle de cet instinct.
En d’autres termes, la classe des maladies affectant l’instinct sexuel était
précisément celle des perversions sexuelles »
[35]
Nonobstant le fait qu’elle ne rend pas compte de
la nosographie proposée par Krafft-Ebing dans la Psychopathia Sexualis, où, à côté des perversions
[36]
, l’hyperesthésie, l’anesthésie, et la paradoxie présentent
trois autres figures des pathologies fonctionnelles de l’instinct
[37]
, une telle définition a le défaut d’être trop large, et fait
découvrir des perversions sexuelles trop précocement, quand les conditions d’existence
d’une psychopathologie de la sexualité n’étaient pas encore présentes. C’est
ainsi qu’en 1837, Bayard, dans un examen médico-légal sur un cas de nymphomanie,
parle de « dépravation d’instinct »
et de « dépravation du penchant à
l’instinct sexuel »
[38]
, et que Broussais souligne une « dépravation
de l’instinct génital » quant à la nymphomanie neuf ans plus tôt
[39]
. Sachant que « dépravation » est le synonyme de
« perversion » quant aux altérations fonctionnelles, devrait-on en
déduire que le concept de perversion sexuelle s’est formé en 1830 ?
C’est la difficulté à laquelle toute définition préalable
de la « perversion sexuelle » risque de se heurter. Il me semble alors
qu’il est plus fructueux de proposer une histoire des conditions d’émergence
de la psychopathologie de la sexualité en reprenant les textes dés le début
du 19ème siècle. On découvre alors que le projet d’une telle clinique
est déjà en germe. En 1818, dans son article « libertinage » du Dictionnaire des sciences médicales, Virey
affirme, des « secrets du libertinage » :
« Ce sont encore de véritables maladies, des
dégradations réelles de la sensibilité
[40]
, non moins que les appétits absurdes, les goûts dépravés
qu’excitent le pica et la malacia »
[41]
.
La mention du pica
[42]
, déjà apparente dans la définition du Nysten citée plus haut,
est importante, puisqu’elle va traverser plusieurs décennies et servir de modèle
de définition des altérations fonctionnelles auxquelles les aberrations de l’instinct
génésique seront souvent comparées, posant alors une analogie implicite entre
ce dernier et, d’une part, le goût – ce sera le sens sexuel comme « sixième sens »
[43]
- de l’autre, la faim – c’est l’instinct comme besoin naturel et irrépressible du rapprochement des sexes. Cette
analogie est d’autant renforcée que l’instinct de reproduction est assimilé
à un « appétit vénérien », qui lie alors besoin, conservation, désir
et naturalité. Ce modèle naturel n’est jamais remis en cause au long du 19ème
siècle - ce en quoi Arnold Davison voit juste - même dans la Psychopathia Sexualis, bien qu’il subisse
une transformation importante sur laquelle je m’attarderai plus loin. C’est
ainsi que Krafft-Ebing parle d’un « instinct naturel tout puissant »
[44]
. Ce modèle de l’appétit va fonctionner de concert avec un
modèle du « sens sexuel », qui se réfère à une définition naturaliste,
empiriste, voire sensualiste de la sexualité. Le « sens
sexuel » est d’abord ce qui est à l’origine du mouvement obscur qui
anime les êtres les uns vers les autres, ensuite un analogue aux cinq sens qui
va jusqu’à être défini comme un sixième
sens, et renvoie enfin à l’ensemble des sensations que les animaux, homme
compris, éprouvent dans l’acte sexuel
[45]
. Le sens, sexuel recouvre alors à la fois le besoin de coït,
son désir ressenti et le plaisir qui en découle. Il est important de noter que,
malgré le dépassement du naturalisme, du vitalisme et du sensualisme qui le
caractérisaient premièrement, le modèle du sixième
sens va être conservé jusque dans la clinique des perversions sexuelles.
C’est ainsi que Moreau affirme en 1887 que
« l’ensemble des faits, objets de ce travail
[les aberrations du sens génésique], nous a conduit à accepter comme absolument
démontrée l’existence psychique d’un sixième sens, le sens génital »
[46]
.
Bien entendu, le définir non plus comme un sens naturel,
mais un « sens psychique » - de manière assez obscure d’ailleurs
[47]
- marque une transformation de taille : le passage, sur
lequel je reviendrai, d’une conception naturaliste de l’instinct sexuel et de
la vita sexualis, à une conception psychologique
et anthropologique, qui constitue une des conditions majeures d’émergence de
la clinique des perversions
[48]
.
Ainsi, si on ne saurait penser de clinique des perversions
chez Virey en 1818, le projet d’une « médecine du libertinage » - qui ne soit pas simplement celle
des maladies vénériennes - et de ses « appétits
absurdes » est pourtant déjà bien présent. Il faudra six décennies
avant qu’il ne soit réalisé, pour passer d’une perception générale de la sexualité
en termes d’excès et de défaut face au « Vœu de la Nature »
[49]
, la norme étant une juste-mesure physique et morale
[50]
, à une appréhension psychologique de troubles de l’instinct
qualitativement conçus.
La seconde difficulté pour qui tente l’histoire du
concept de perversion au 19ème siècle est l’obstacle redoutable constitué
par les approches foucaldiennes
[51]
- d’autant plus dangereux que Foucault, lui, prend bien soin
de faire démarrer son enquête dés les premières décennies du siècle. Tout le
problème tient dans l’impossibilité de contourner ses thèses - et leurs nombreux
avatars - sur cet objet, et dans la difficulté de les critiquer, en partie à
cause de la densité des textes et de leur systématicité. L’histoire du concept
de perversion sexuelle y emprunte deux pistes non exclusives, qui me semblent
issues de deux lectures différentes que Foucault propose de l’histoire du « peuple
des pervers »
[52]
- l’expression est de l’auteur - dans Les
anormaux, son cours au collège de France de 1974-1975
[53]
, puis dans La Volonté
de Savoir
[54]
.
Les anormaux :
les pervers et le pouvoir psychiatrique
Si le cours des années 1974-1975 s’inscrit en droite
ligne des leçons de l’année précédente sur le pouvoir psychiatrique
[55]
, et cherche faire jouer le concept de perversion comme rouage
d’un dispositif de pouvoir médical présidant à la genèse de l’anormalité comme
danger social, La volonté de savoir, conservant les méthodes
de l’enquête dite généalogique
[56]
, insiste davantage sur la constitution des identités relatives
à la sexualité et ainsi aux perversions. Ces dernières auraient permis une « spécification nouvelle des individus »
[57]
dans le cadre global d’une assignation de la vérité de soi
par la sexualité.
Dans les deux cas, et je développerai plus loin,
ce sont des problématiques plus tardives – en particulier celle de l’identité
- qui jouent le rôle de fil directeur de l’enquête historique, portant alors
tous les risques de rétrospectivisme inhérent à une telle entreprise. Mais c’est
le danger propre de la riche « histoire du présent » que se proposait
de faire Foucault à partir de Surveiller
et punir.
Le point de départ, temporel et conceptuel, du cours
sur Les anormaux, est l’émergence
de la psychiatrie légale, de pair avec celle du « pouvoir de normalisation ». Mais,
dans la droite ligne des leçons sur le
pouvoir psychiatrique, Foucault aborde
son objet dans une perspective spécifique, lourde d’implications. D’une part,
en se fondant sur un certain nombre d’expertises dûment choisies, il fait de
la psychiatrie légale une technologie de pouvoir produisant des discours ubuesques
et parodiques, renvoyant alors toute théorie à la périphérie – cette dernière
ne sera plus qu’un instrument dans les mains du pouvoir de l’expert. Ensuite,
il laisse délibérément de côté la question de la vérité du discours du psychiatre.
« Laissons alors à d’autres le soin de poser
la question des effets de vérité qui peuvent être produits, dans le discours,
par le sujet supposé savoir. Moi, j’essaierai plutôt d’étudier les effets de
pouvoir qui sont produits, dans la réalité, par un discours qui est à la fois
statutaire et disqualifié »
[58]
Ironie à peine voilée de la formulation, à travers
la référence à Lacan
[59]
… Car Foucault ne décline pas le choix de la vérité au profit
de celui du pouvoir, tout en laissant pacifiquement les autres à leurs études.
Pour lui, pas d’alternative, et toute tentative de proposer une épistémologie
de la psychiatrie légale est d’emblée révoquée comme non pertinente. La méthodologie
endossée par l’auteur, la généalogie des dispositifs de savoir-pouvoir, exclut
de faire droit à la rationalité de ses objets, si l’on entend par « rationalité »
autre chose que « rationalité politique », i.e. « orientation
stratégique ». Car il s’agit bien dans toute généalogie, au sens foucaldien,
de percer à jour et sans relâche « l’ambition de pouvoir qu’emporte à soi la prétention
à être une science »
[60]
, abandonnant la question de la scientificité pour celle des
rapports de force – auxquels la vérité appartient. Paradoxe, pour une enquête
qui prétend mettre en lumière les relations entre savoir et pouvoir, puisqu’elle
semble oblitérer dés sa fondation l’un des deux termes de la question. Et s’il
ne s’agit pas de nier les enjeux et implications politiques et sociales de la
psychiatrie, en particulier quant aux perversions au 19ème siècle,
lui appliquer une telle réduction empêche justement leur analyse.
Mais pourquoi insister la psychiatrie légale ?
Car Foucault lui accorde, de pair avec la sexualisation de la famille
[61]
, une fonction centrale dans la genèse du champ des aberrations
instinctives, et ainsi des perversions, définies comme déviances d’un instinct
sexuel polarisé sur le coït reproductif, mais pouvant s’en décrocher. Selon
l’auteur, le concept d’un instinct sujet à déviations pathologiques a en effet
été élaboré par la psychiatrie légale dans les années 1820-1830 pour répondre
au problème des « crimes sans raison »
[62]
, notamment à travers le concept de monomanie
instinctive – ou folie instinctive
[63]
, ou encore manie sans
délire de Pinel
[64]
- dans le cadre d’une problématique, non pas médicale ou scientifique,
mais judiciaire. Comment, en effet, punir un crime sans raison, dans une économie
punitive où la mesure de la peine est l’intérêt que le criminel trouve à son
acte ? Ici, Foucault prolonge et met à profit les enquêtes de Surveiller et punir
[65]
. L’instinct sexuel sujet à ces déviations pathologiques,
à ces aberrations nommées « perversions » serait issu de ce premier
concept.
« Ce passage du grand monstre au petit pervers
n’a pu être fait que par cette notion d’instinct, et l’utilisation et le fonctionnement
de l’instinct dans le savoir, mais aussi dans le fonctionnement du pouvoir psychiatrique »
[66]
L’auteur parvient à faire des perversions les pièces
d’un « dispositif de pouvoir » par une triple opération : en
disqualifiant la rationalité de la psychiatrie légale, en rapportant l’entité
nosographique « monomanie instinctive »
à un pur effet de pouvoir, et enfin, en faisant de l’instinct sexuel un rejeton
de ce premier instinct pathologique. Les trois présupposés sont difficiles à
endosser.
Le premier est issu du choix de la méthode généalogique
par Foucault. Une critique de ses thèses sur le pouvoir psychiatrique a été
déjà été menée dans le cadre de ce séminaire par Lionel Fouré, je ne m’étendrai
donc pas sur la question. Il me semble que le choix généalogique de Foucault mériterait à être replacé
dans toute l’économie d’une œuvre – quand bien même l’existence de cette dernière
serait refusée par l’auteur – qui permet de juger de sa double remise en question
chez Foucault lui-même, à travers les enquêtes sur l’histoire de la gouvernementalité
et du libéralisme
[67]
, puis sur les derniers textes éthiques
[68]
.
Quant au second point, si l’histoire de la « monomanie instinctive » fait bien
intervenir la jeune psychiatrie légale, c’est néanmoins une catégorie qui n’en
est pas directement issue. Esquirol, dans son traité Des maladies mentales de 1838, relie cette entité pathologique à
la manie sans délire de Pinel ; elle recouvre en effet la même symptomatologie :
« le malade, hors des voies ordinaires,
est entraîné à des actes que la raison ou le sentiment ne déterminent pas, que
la conscience réprouve, que la volonté n’a plus la force de réprimer ;
les actions sont involontaires, instinctives, irrésistibles, c’est la monomanie
sans délire, ou la monomanie instinctive »
[69]
. Si ces cas de « crime sans raison » ont pu lui
fournir une application qui explique et justifie son recours durant plusieurs
décennies – au-delà même de la remise en cause des monomanies, puisqu’il sera
incorporé aux « folies lucides », il n’en fut pas pour autant simplement
forgé dans l’urgent besoin judiciaire issu des homicides sans motif.
Enfin, que ces derniers aient été mis au compte d’une
pathologie de l’instinct n’autorise pas, sur la foi d’une simple homonymie,
à faire de l’instinct sexuel sujet à déviances un rejeton direct de ces étranges
actes pathologiques – à l’inverse, il ne s’agit pas de nier que la monomanie
instinctive, et plus encore les folies morales, aient joué un rôle important
quant à l’émergence des perversions sexuelles. Il me semble que pour procéder
à cette filiation, Foucault fait fonctionner comme paradigme implicite un unique
cas, célèbre à l’époque, et devenu un passage obligé de toute histoire des perversions
au 19ème siècle
[70]
: celui du Sergent Bertrand
[71]
, arrêté au cimetière de Montparnasse dans la nuit du 15 au
16 Mars 1849, pour avoir déterré des cadavres et les avoir mis en pièces. Il
s’est avéré au cours de l’instruction qu’il avait, de plus, et des rapports
sexuels avec un certain nombre de corps - féminins. Ce cas se vit dédié un ensemble
d’articles, dans l’Union médicale, les Annales médico-psychologiques, La Gazette médicale de Paris, et la Gazette des Hôpitaux, en 1849 et 1850.
L’expert mandaté, Marchal, établit un diagnostic de monomanie instinctive, relayé
par Michéa
[72]
et Lunier
[73]
. L’emploi fréquent du même diagnostic dans des cas d’homicide
et de suicide jusqu’à la fin des années 1850 a sans doute poussé Foucault à
proposer cette filiation univoque entre l’instinct destructeur des criminels
et l’instinct dévié des pervers, ce qui lui permettait d’étayer sa thèse générale
sur l’anormalité comme objet constitué par le pouvoir psychiatrique.
Foucault fait en réalité fonctionner implicitement
un glissement sémantique par homonymie qui traverse l’ensemble des textes des
Anormaux, se fondant sur deux occurrences
du termes « instinct » - dans les cas de « folies instinctives » et dans « instinct
sexuel » - pour, à la fois, étayer sa thèse d’une filiation entre crimes
sans raison et perversions, et, plus généralement, d’un lien intrinsèque du
sexe au crime que la psychiatrie aurait mis en place pour fonctionner comme
hygiène du corps social. En effet, si Foucault note bien que tous les experts
ont dans le cas Bertrand posé un double
diagnostic, de monomanie instinctive couplée à une pathologie de l’instinct
sexuel (soit une « monomanie érotique » – Michéa, Lunier -, soit une
« perversion de l’instinct génésique »
pour Brierre de Boismont. Voir note 20, page précédente, pour l’analyse que
livre Foucault de ce double diagnostic), il n’en mentionne pas une conclusion
importante. Conclusion qui l’obligerait à prendre en compte autre chose que
la psychiatrie légale comme point de départ de l’histoire des perversions, et
alors à nuancer cette articulation du sexe au crime. Il ne faut en effet pas
oublier que les thèses de Foucault sur la naissance des perversions ont pour
conséquence la mise en évidence d’un continuum « de l’autoérotisme enfantin jusqu’à l’assassinat »
[74]
.
Quelle que soit la prédominance d’une dimension pathologique
sur l’autre, qu’aient été distinguées monomanie instinctive et pathologie de
l’instinct génésique dans le cas Bertrand signifie que les deux occurrences,
l’une adjectivale, l’autre nominale, d’ « instinct », renvoient
à deux conceptualisations différentes. Les critères diagnostiques de la monomanie
instinctive, que Foucault reconnaît par ailleurs, étaient spécifiques, et s’appliquaient
bien en l’état au sergent : irrésistibilité et caractère en partie automatique
des actes, sentiments brusques et violents chez le sujet, étaient les signes
pathognomoniques permettant aux experts de se prononcer. Cet « instinct »
en jeu dans les délits du sergent, a peu à voir avec le fait que ce dernier
ait ou pas consommé le coït sur les cadavres qu’il mettait en pièces. Eusse
été la dimension sexuelle absente, le diagnostic de monomanie instinctive
n’en aurait pas moins été prononcé
[75]
.
Foucault n’insiste pas sur ce point, et laisse en
retrait un élément essentiel pour comprendre l’histoire des perversions sexuelles :
l’instinct sexuel, ou génital, ou appétit vénérien, lésé chez le soldat Bertrand,
reste ce concept naturaliste, tiré du champ de la biologie et de la
physiologie de la reproduction, et encore marqué, comme le rappelle
Alain Corbin
[76]
, par le vitalisme et le sensualisme
[77]
. Ce « sens génésique »
perturbé se donne d’abord comme un sens naturel, « qui a rapport à la genèse et aux fonctions de la génération »
comme l’affirme encore le Nysten en 1865 dans sa définition de « génésique »
[78]
. L’instinct génésique, ou encore instinct
vénérien, instinct sexuel, instinct de reproduction, instinct de génération,
instinct de propagation, est propre aux animaux comme à l’homme, et « préside à la conservation de l’espèce »
[79]
. Entre l’humanité et le reste du règle animal, il n’existe
encore qu’une distinction de degré, relative à l’échelle des êtres :
« Nous voyons donc que la nature accroit ce
penchant et augmente les moyens de jouissance, à mesure qu’on se rapproche de
l’espèce humaine, par l’échelle de la composition graduelle des animaux »
[80]
Cet « instinct génésique » continue à renvoyer
en 1850 à la vita sexualis de Moreau
de la Sarthe et Virey
[81]
, qui met en relation individu et espèce via la procréation,
dimension qui sera encore présente dans la clinique des perversions sexuelles
des années 1880 :
« La perpétuité de la race humaine ne dépend ni du
hasard ni du caprice des individus : elle est garantie par un instinct
naturel tout puissant, qui demande impérieusement à être satisfait. La satisfaction
de ce besoin naturel ne procure pas seulement une jouissance des sens et une
source de bien-être physique, mais aussi une satisfaction plus élevée :
celle de perpétuer notre existence passagère en léguant nos qualités physiques
et intellectuelles à de nouveaux êtres »
[82]
Ne pas oublier cette dimension de l’instinct sexuel
permet de mesurer le tournant, à partir des années 1860, de ce concept naturaliste
à une définition anthropologique
[83]
et psychologique
[84]
, qui permet la définition de psychopathologies
sexuelles
[85]
, transformation bien moins visible si l’on limite la source
de l’instinct génésique qui apparaît dans
le champ de la psychiatrie aux manifestations instinctives des fous criminels, comme peut le faire Foucault. En
limitant le problème des déviances de l’instinct au champ de la psychiatrie
légale, à travers le privilège accordé aux monomanies instinctives, et en faisant
fonctionner, à partir d’un glissement sémantique implicite, une assimilation
entre deux occurrences du terme « instinct », Foucault se dégageait
de la prise en compte de la physiologie de la reproduction. Ce qui lui permettait
de limiter le problème des perversions à celui d’un croisement entre pouvoir
psychiatrique, pouvoir administratif, pouvoir judiciaire et pouvoir familial
[86]
.
Il reste que le rôle des monomanies instinctives
et de ses avatars
[87]
, s’il doit être pris en compte quant à l’histoire des perversions
– puisqu’il ouvre à la fois la possibilité de penser des pathologies mentales
laissant intactes les facultés intellectuelles, et qu’il est de plus à l’origine
des « folies lucides » et
des « folies héréditaires »
dans lesquelles les aberrations sexuelles vont être facilement classées dans
les années 1850 et 1860 – doit être ressaisi comme élément d’un ensemble plus
vaste
[88]
. Le rôle des monomanies affectives
doit être au même titre soulignée, en ce qu’elles font bien jouer pour Esquirol
des affects et des caractères pervertis
[89]
. La notion de « folie
morale » s’y réfère, en tentant d’accommoder la conception de la moral insanity de Prichard avec la doctrine des monomanies
[90]
. La surévaluation du rôle des monomanies instinctives risque
aussi, en sus de ne pas prendre en compte des distinctions nosographiques importantes,
d’amener à oublier l’obstacle que la doctrine des monomanies représentait pour
la possibilité de pathologies qui ne soient pas ordonnées au paradigme du délire.
Il faudra abandon de ce dernier – ce que souligne par ailleurs bien Foucault
- et des monomanies
[91]
, à partir des critiques répétées au début des années 1850
entérinées par Falret (J.-P.)
[92]
, auquel s’adjoindra le passage à théorie de la dégénérescence
qui, en jouant un rôle de référent général pour toute les pathologies mentales,
permettra notamment de penser un ensemble de maladies qui ne soit plus rapportées
au délire.
Si Foucault insiste autant sur les instincts criminels
des monomaniaques homicides, c’est, je le répète, à la fois pour entériner sa
thèse sur le pouvoir psychiatrique, et pour pouvoir renforcer la parenté entre
sexualité et crime qui en serait issue. Choisissant ses sources principales
dans la psychiatrie légale, dans les campagnes sanitaires contre la masturbation
enfantine, et dans les campagnes contre l’inceste, il paraît effectivement difficile
d’en conclure autre chose qu’une telle thèse politique. Néanmoins, cela oblitère
la multiplicité des lieux au sein desquels s’est élaborée la clinique des perversions
sexuelles. Certes, la médecine légale y joue un rôle non négligeable, et le
sous titre de l’œuvre de Krafft-Ebing, présent dés la première édition de 1886
– « eine klinisch-forensische Studie » - ne permet pas d’en douter.
La clinique de l’exhibitionnisme
[93]
en est tributaire, de même que, en partie, celle du sadisme,
de l’inversion sexuelle, et de la pédophilie. Néanmoins, il est nécessaire de
prendre en compte d’autres sources, a minima pour les observations cliniques,
et sans même développer sur l’anthropologie déjà citée et la psychologie de
l’association à partir de laquelle toute la psychogénèse des perversions sera
élaborée. Outre les consultations privées, à l’origine de bon nombre d’observations,
n’ayant que peu à voir avec le crime, et touchant avant tout les classes dominantes
de la société, toute la clinique de l’inversion sexuelle en Allemagne et en
Autriche est tributaire de la lutte sociale précoce des homosexuels, en particulier
sous l’égide de Kertbeny et Ulrichs, luttes auxquelles un certain nombre de
psychiatres participaient directement en demandant la dépénalisation face à
une législation très dure héritée de la loi Caroline
[94]
. Ensuite, la prise en compte de la fonction de la littérature
dans la formulation même de la classification des perversions est essentielle.
Sans Sacher-Masoch, point de masochisme, et Krafft-Ebing est tributaire à double
titre de l’écrivain autrichien. D’abord conceptuellement, car il forge le concept
de masochisme davantage dans cette référence littéraire qu’en regard des cas
concrets qui lui ont été donnés à voir, proposant la définition d’un type de
relation directement importés des textes du romancier autrichien
[95]
. Ensuite parce que l’on doit sans doute à la diffusion de
l’œuvre de Masoch, dont il faut rappeler le succès européen de dans les trois
dernières décennies du siècle
[96]
, une inflexion des fantasmes des dits masochistes. Ainsi,
la référence aux héroïnes de Masoch est formulée explicitement par un certain
nombre de sujets observés par Krafft-Ebing. En guise d’exemple, un fragment
de cas clinique :
« Observation 58 : Masochisme. Z… 27 ans,
artiste, de vigoureuse constitution physique, d’extérieur agréable, prétend
n’être pas taré (…). Il dit que, seules, les femmes qui ressemblent aux héroïnes
des romans de Sacher-Masoch pourraient l’exciter »
[97]
Ce qui me fait anticiper les propos suivants
en affirmant qu’il est illusoire et réducteur de vouloir rabattre la norme sexuelle
sur sa définition psychopathologique. Il ne faut pas non plus oublier les nombreuses
citations et inspirations littéraires antiques, qui comblent souvent une partie
des traités, et fonctionnent comme des passages obligés sous l’autorité des
Anciens – ou des moins anciens. Gilles de Rais, Messaline, Néron sont des figures
paradigmatiques convoquées et reconvoquées, images récurrentes tirées des livres
d’histoire et qui viennent se substituer aux cas cliniques proprement dit, ou
combler les vides existants. S’inscrivant dans la tradition inaugurée par l’aliénisme
d’une psychiatrisation des grandes figures passées, elles possèdent une fonction
non négligeable pour l’économie des aberrations sexuelles. A travers le concept
de perversion et ses espèces, la sexualité est loin d’être simplement articulée
aux crimes.
Perversions et identités
La volonté
de savoir pose des difficultés
bien différentes quant à l’histoire de la perversion. Dans - et à partir de
- ce texte, on peut dégager trois thèses qui s’articulent. La première, maîtresse pour l’œuvre, lie indissolublement
sexualité et vérité. Inscrivant son histoire de la sexualité dans le projet
général philosophique d’une ontologie historique de la subjectivité, Foucault,
à travers la reprise de l’histoire des technologies de l’aveu déjà esquissée
dans Les anormaux
[98]
, et de la genèse de la notion de « sexualité »
à partir de la chair chrétienne, peut en arriver à affirmer que l’occidental
s’est trouvé assujetti à une nouvelle exigence : chercher sans relâche
la clé de sa subjectivité au cœur de sa sexualité :
« Dans cette ’’question’’du sexe (…), deux processus
se développent, renvoyant toujours de l’un à l’autre : nous lui demandons
de dire la vérité (…) ; et nous lui demandons de nous dire notre vérité,
ou plutôt, nous lui demandons de dire la vérité profondément enfouie de cette
vérité de nous-mêmes que nous croyons posséder en conscience immédiate »
[99]
Cette vérité, Foucault la lit comme issue de la Scientia Sexualis, dénomination qui recouvre
selon lui l’ensemble, tant des savoirs que des technologies de pouvoir amenant
le sujet à se reconnaître comme sujet sexualisé, surtout au 19ème
siècle. Cette Scientia est le corollaire
du dispositif de sexualité, expression
par laquelle l’auteur entend désigner l’ensemble des foyers de pouvoir produisant
du savoir sur le sexe et qui ont inauguré une nouvelle expérience spécifique
des plaisirs en Occident
[100]
. La Psychopathia
Sexualis en fait bien entendu partie. Foucault oppose ce savoir à l’ars erotica
[101]
dont il n’hésite pas à dire qu’il est absent dans notre
civilisation. Nonobstant le fait que cette dernière affirmation soit fausse
– Corbin n’hésite pas à rappeler l’ensembles des manuels d’hygiène conjugale,
certes médicaux, mais constituant néanmoins bien des « arts
de foutre » dans la première moitié du 19ème ; de même,
toute affirmation sur la présence, ou pas, d’un ars erotica en France au 19ème ne saurait se passer d’une
étude approfondie sur les pratiques des bordels, entre autres, que Foucault
ne mentionne étrangement jamais – l’emploi même de l’expression « Scientia
Sexualis » semble marquer une contradiction interne dans les thèses
de Michel Foucault.
Insistant en effet sur la méthode généalogique qu’il
emploie dans l’ouvrage, et qui devrait amener à l’avènement de la multiplicité
des discours et des pouvoirs, de leur « polyvalence tactique » et de leurs inscriptions polymorphes
[102]
, Foucault exhibe néanmoins un résultat monolithique :
le dispositif de sexualité, cohérent, unifié, écrasant. Comment à la fois affirmer
la nécessité de prendre en compte la diffraction des discours et des pouvoirs
tout en soutenant l’existence d’une telle unité d’assujettissement ? Car
il n’y a pas, de fait, au 19ème siècle de Scientia
Sexualis une et univoque. Au contraire, et en se limitant au champ de la médecine, on constate au moins deux
types de discours distincts qui coexistent durant tout le siècle sans se recouvrir
: celui de l’hygiène conjugale d’une part, dont Sylvie Chaperon rappelle qu’il
est à partir des années 1850 largement le fait de médecins non spécialisés,
et celui de la psychiatrie de l’autre, mettant en jeu une communauté spécialisée
et ayant accès aux chaires universitaires ainsi qu’à des échanges scientifique
de haut niveau. De même, la notion d’un dispositif de pouvoir unifié assujettissant
les individus, si elle est clairement pensée sur le modèle disciplinaire proposé
antérieurement par Foucault dans Surveiller et punir
[103]
, ne s’avère pas aussi féconde que ce dernier. Elle implique
une univocité de la norme sexuelle – j’y reviendrai plus bas - et laisse penser
que la plupart des individus s’y sont conformés – ce sans quoi la thèse de La volonté de savoir et l’exhortation à se défaire de la « monarchie du sexe » à la fin de l’ouvrage
perdent tout leur sens. Car qu’en irait-il d’une monarchie sans monarque et
sans pouvoir ? Si le mérite des analyses foucaldiennes est d’avoir mis
en évidence l’injonction d’une mise en discours du sexe et ses mécanismes, leur
dimension systématique doit être minorée. Il s’agit d’être, en substance, plus
foucaldien que Foucault laissant toute leur place à la plurivocité des discours
et des conduites sexuelles au 19ème siècle – dont la clinique des
aberrations sexuelles, à laquelle Foucault accorde une place centrale
[104]
, n’est qu’une dimension parmi d’autres.
La prise de distance avec les thèses de La volonté de savoir suppose leur remise
en contexte historique. Il ne faut en effet pas oublier que Foucault, dans cet
ouvrage, répond très précisément à un ensemble de thèses qu’il nomme « hypothèse
répressive »
[105]
. Ce sont les théoriciens de la répression sexuelle qui sont
visés : Van Ussel
[106]
, et, derrière lui, Marcuse et son Eros
et civilisation
[107]
. Contre leur idée d’une répression générale des pratiques
et des discours, il s’agit pour Foucault de faire valoir la « mise en discours » de la sexualité, « l’incitation à parler » et le « sexe
bavard ». En conséquence, contre l’idée d’une libération sexuelle qui
serait libération générale de l’individu, dont on comprend qu’elle ait pu agacer
Foucault, il s’agit de dénoncer la sexualité comme un assujettissement. Sous
ce binôme répression / libération, Foucault s’attaque à ce qu’il nomme le schéma
juridico-discursif, et au privilège qu’elle accorde à la loi, auquel il oppose
un modèle à la fois technologique et guerrier, de rapports de force stratégiquement
orientés. Il est possible qu’à l’origine de ce refus, et en tous cas au sein
de La volonté de savoir, on puisse
lire une opposition profonde de Foucault à la psychanalyse
[108]
- avec laquelle il entretient un dialogue tout au long de
son œuvre – dans laquelle il lit l’omniprésence de la loi au sein même du désir
[109]
. La volonté de savoir
est en tous les cas un texte à l’orientation stratégique et polémique très précise.
Le caractère systématique et politiquement très affirmé des thèses y trouve
son explication, et tient d’une controverse datée et spécifique dans le champ
de l’histoire de la sexualité, qui n’a plus à constituer le cadre des recherches
aujourd’hui. S’il ne s’agit pas bien entendu pas de faire peser sur toutes les
analyses foucaldienne le sceau de l’infamie, il est pourtant nécessaire de dépasser
le cadre théorique qu’elles proposent.
D’autant que la ligne politique générale de La volonté de savoir reste somme toute
assez étrange. Le sujet est exhorté à se battre contre la sexualité elle-même,
ce sexe monarque, ce sexe triste dont Sade serait le sergent
[110]
. Mais en quoi consiste ce combat ? Si l’on comprend
bien de quelle bataille se fait entendre le grondement à la fin de Surveiller
et punir – les révoltes de prison contemporaines à l’ouvrage - il est permis de rester sceptique quant aux
issues pratiques possibles des textes de Foucault sur la sexualité. C’est en
substance ce qu’en affirme Mathieu Potte-Bonneville : tout à son entreprise
de faire une ontologie de la subjectivité moderne, et de lutter contre les assujettissements
disciplinaires et biopolitiques, le philosophe a construit dans son premier
tome de L’histoire de la sexualité
une impasse pratique
[111]
. Impasse constatée par Foucault lui-même, qui
réévaluera le projet initial de l’histoire de la sexualité pour opérer à la
fois un recentrage sur la problématique du sujet moral dans sa relation aux
normes sexuelles, et un décalage historique vers l’Antiquité
[112]
. Paradoxalement, certains foucaldiens, ignorant alors ces
derniers textes, continuent à s’inscrire dans ce qu’ils estiment être un projet
éthique et politique d’actualité
[113]
. Ainsi, Arnold Davidson considère qu’il est nécessaire de
faire l’histoire du concept de perversion sexuelle, car il en va de notre libération,
et de la possibilité d’inaugurer de nouvelles formes de subjectivité :
« Nous sommes prisonniers de l’espace historique
de la psychiatrie du 19ème siècle (…). L’archéologie de la perversion
est une étape cruciale dans la compréhension de l’histoire du moi au XXème siècle. Le temps
viendra, peut-être, où nous pourrons nous dire, How do I love thee ; let me count the way (…) et ne plus craindre
notre perversion possible »
[114]
.
Mais craint-on encore la perversion telle qu’elle
se présentait chez Krafft-Ebing, Moreau ou Kiernan ? Rien n’est moins sûr,
comme il n’est pas certain que le concept de perversion au 19ème
siècle puisse participer d’une quelconque manière à une épistémologie du moi
contemporain.
Ce qui m’amène à aborder la seconde
thèse, issue de La volonté de savoir,
et articulée à la première, qui constitue un obstacle pour l’histoire des perversions
au 19ème siècle : l’idée qu’il en va d’un problème d’identité
sexuelle, qui est une conséquence, d’une part du lien entre vérité de soi et
sexe proposé par Foucault, de l’autre, du constat de la création d’espèces psychologiques
renvoyant à autant de personnalités pathologiques par la clinique des perversions
sexuelles. Ainsi, de l’homosexuel, Foucault dit la chose suivante :
« La sodomie (…) était un type d’actes interdits ;
leur auteur n’en était que le sujet juridique. L’homosexuel du 19ème
siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance,
un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie
indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse »
[115]
Effectivement, la définition de ces dernières, je
l’ai dit plus haut, suppose premièrement une définition anthropologique et psychologique
de l’instinct sexuel, qui en fait la racine de tous les phénomènes psychologiques
et culturels humains
[116]
. La vita sexualis est
donc ce qui va guider tant le développement de l’individu que de l’humanité.
Ensuite, les perversions, comme spécificités morbides de l’instinct sexuel,
trouvent leur origine dans l’enfance. Si, en effet, la théorie de la dégénérescence
reste le cadre pathogénique général jusqu’en fin de siècle
[117]
, il existe pourtant une psychogenèse des perversions,
rapportée à un lien d’association créé entre des images et des sensations précocement
dans la vie de l’individu, association entretenue et solidifiée ensuite pas
une forme de « masturbation psychique » consistant pour l’enfant à
pratiquer l’onanisme en se rappelant les images liées premièrement à des sensations
voluptueuses
[118]
. La perversion est ainsi liée à l’identité du
sujet à travers l’histoire personnelle de ce dernier. Enfin, elle est rapportée
à sa personnalité, la vita sexualis n’étant
pas une dimension individuelle isolée, mais traversant toute la vie psychique,
et constituant l’origine d’un important ensemble de phénomènes normaux, comme
pathologiques. Il est donc difficile de nier que les perversions sexuelles possèdent
un rôle individualisant en rapportant les sujets à une identité sexuelle distribuée
selon des espèces psychopathologiques. Ainsi, Arnold Davidson affirme que « la
sexualité individualise, elle nous transforme en un genre spécifique d’être
humains »
[119]
.
Le problème réside dans l’inflation
que font subir les thèses foucaldiennes à ce constat. En effet, pour que les
perversions sexuelles aient pu avoir une influence sur la définition générale de la subjectivité occidentale,
et aient ainsi pu participer à un degré important à l’ontologie de nous-mêmes,
comme l’affirme Arnold Davidson, et non seulement à l’ontologie des quelques
cas cliniques décrits dans les traités psychiatriques
[120]
, il eût fallu que ce soit la Psychopathia
Sexualis qui définisse la norme sexuelle. Cette dernière serait tout bonnement
l’envers des pathologies de l’instinct sexuel, qui la dessinerait en creux.
Mais cette thèse est fausse. Certes, le pathologique permet de définir le normal.
Certes, la psychopathologie des perversions a joué un rôle dans la définition
de la norme sexuelle. Mais cette fonction est très loin de constituer une dimension
majoritaire ou commune de la normativité sexuelle, qui ne peut et ne doit être
comprise qu’en référence à des normes distinctes, hétérogènes, parfois mêmes
contradictoires. Comme je l’ai dit plus haut, dans le seul champ de la médecine,
l’hygiène conjugale est en décrochage avec l’appréhension psychiatrique de la
sexualité, bien qu’elle puisse parfois en constituer aussi le complément. Elle
continue à faire fonctionner un paradigme de la juste mesure et de l’harmonie
des plaisirs du couple
[121]
, parallèlement à la clinique des perversions qui ne la concerne
pas. Il reste que les perversions frappent davantage l’imagination que les plaisirs
réguliers de l’alcôve, ceci expliquant sans doute le privilège qui leur est
fait dans l’histoire de la sexualité. Mais une enquête qui chercherait à livrer
une image juste et générale des transformations de la norme sexuelle au 19ème
siècle se devrait de considérer cette dernière toujours au pluriel, et de prendre
en compte les champs extra-médicaux et extra-scientifiques : comportements
sociaux, littérature érotique, théologie morale, histoire des bordels, contribuent
à un paysage vaste et nuancé
[122]
, où la norme définie en regard des perversions n’est qu’un
élément, pouvant entrer en conflit avec d’autres dimensions normatives. Il suffit
de se rappeler les protestations écrites de Sacher-Masoch - dont les romans
furent bien davantage diffusés en Europe que tous les traités sur les aberrations
sexuelles - à Krafft-Ebing pour s’en convaincre.
Ce présupposé erroné, qui tend à réduire
la norme sexuelle à l’envers du concept de perversion, entraîne deux autres
erreurs. La première consiste à faire du type d’individualisation proposée par
la Psychopathia Sexualis une radicale
nouveauté : c’est seulement à partir des années 1870 que les individus
auraient commencé à se voir catégorisés sous des espèces naturelles à travers
leur sexe. C’est oublier que cette tendance à l’individualisation par les plaisirs
avait commencé dés la fin du 18ème siècle, comme le rappelle bien
Alain Corbin à travers la doctrine des idiosyncrasies. Cette dernière, réinterprétation
de la doctrine des tempéraments offrant la possibilité d’une singularisation
complète des diagnostics et indications thérapeutiques, servait de référence
pour la définition de la juste mesure de désir et de plaisir, en quantité comme
en fréquence, correspondant à chaque individu :
« Chaque individu possède sa propre ’’sensibilité
génitale’’, un ’’sens génital’’ doté d’une impressionnabilité particulière,
une lascivité bien à lui »
[123]
Si chacun, en début de siècle, a son sens génital,
l’apparition de la psychopathologie de la sexualité n’est pas un commencement,
mais le couronnement d’un mouvement d’individualisation du sexe commencé bien
avant elle dans la médecine conjugale. En réalité, penser le type d’individualisation
fourni par les perversions comme peut le faire Foucault, c’est faire fonctionner
rétrospectivement un autre paradigme, plus tardif, de l’identité.
La seconde erreur est l’oubli de la faible diffusion
des traités de psychopathologie portant sur les perversions. La lecture de ces
derniers restait limitée à une petite population. Comment auraient-ils
pu, alors, fonctionner comme instances normatives ? Quand bien même on
comprendrait leur efficace en termes de diffusion via la surveillance policière,
l’investissement médical intra-familial, ou de campagnes politiques et sociales
contre l’inceste et la pédophilie, élément tous mentionnés par Foucault, ce
serait oublier qu’en dehors de cas spécifiques liés aux attentas aux moeurs
[124]
, la perversion sexuelle ne constituait pas un problème social
majeur. Que le projet d’une police médicale et d’une hygiène totale de la sexualité,
liée notamment à la question eugéniste et prophylactique des risques de dégénérescence
de la race, ait été proposée explicitement dans les traités médicaux, est une
chose, qu’il ait été réalisé globalement à l’échelle du corps social, permettant l’énoncé
d’une norme valant pour tous, chacun se préoccupant alors de perversion, en
est une autre. C’est ainsi que, rappelant les travaux de George Chauncey, Régis
Révenin rappelle que les théories médicales ont assez peu touché la population
homosexuelle, en particulier populaire
[125]
.
Cette mention de l’homosexualité est importante,
car les erreurs et présupposés dénoncés si dessus trouvent leur origine dans
le privilège accordé à une problématique spécifique dans le champ de l’histoire
des perversions, qui mène d’une part à faire d’un trait identitaire propre à
l’inversion sexuelle des années 1870 aux années 1890 une problématique générale,
et de l’autre à projeter rétrospectivement une question d’identité propre au
20ème siècle sur le 19ème siècle. En effet, il est fréquent
que lire que l’homosexualité aurait fonctionné comme le paradigme des perversions
dans la première psychopathologie sexuelle. La littérature dédiée à l’histoire
de l’homosexualité est d’ailleurs pléthorique, et l’historiographie immense,
au détriment des autres perversions. Pourtant, sadisme et masochisme constituaient
pour Krafft-Ebing des perversions centrales, et le fétichisme, avec ses mécanismes
d’association psychologiques, peut être considéré comme un modèle quant à la
psychogénèse de toutes les aberrations sexuelles dans les années 1880-1890.
Pourquoi cette prégnance de l’homosexualité ? En réalité, le privilège
historique qui lui est accordé tend à masquer une translation illégitime, de
l’importance de la littérature psychopathologique qui lui a été dédiée à partir
des années 1870
[126]
à sa qualification comme paradigme. Il est vrai qu’en Allemagne
et en Autriche, l’homosexualité, sous la catégorie d’inversion sexuelle, s’est
vue mise au centre du discours
[127]
, pour des raisons tenant à un contexte légal et judiciaire
bien spécifique. En effet, la loi pénalisait lourdement les relations homosexuelles,
ce qui a suscité l’émergence d’une première forme de militantisme
[128]
, certes limitée et circonstanciée, mais suffisamment importante
pour que les psychiatres allemands prennent part au débat en faveur des homosexuels.
Il existe donc des raisons historiques spécifiques à la place prise par l’inversion
sexuelle dans les discours sur les perversions. Mais, de fait, la position du
problème de l’inversion reposait effectivement sur des prémisses identitaires,
ce que Foucault voit justement en affirmant d’une « manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin »
[129]
, inaugurée par les textes de Karl Ulrichs lui-même parlant
d’une sensibilité sexuelle féminine dans un corps d’homme, ou encore d’une âme
de femme dans un corps d’homme . Le « sens
sexuel contraire »
[130]
était, semble-t-il, pensée selon un schème identitaire répondant
à l’inversion des genres
[131]
, et il est clair dans les textes d’Ulrichs qu’au-delà d’une
demande de dépénalisation, il s’agit de promouvoir un type de subjectivité spécifique
rapportée à un « troisième sexe ». Cette conception genrée de l’inversion
s’effacera postérieurement dans la psychopathologie, dés la toute fin du siècle.
Néanmoins, cette position du problème était spécifique
à l’inversion sexuelle, et ne correspondait pas aux conceptions des autres perversions.
On comprend alors comment un certain nombre d’historiens ont pu faire du problème
de l’identité subjective la clé de voûte de la psychopathologie des perversions.
En faisant d’une omniprésence, explicable contextuellement, la marque d’un paradigme
historique, en faisant alors de l’inversion un paradigme épistémologique des
perversions sexuelles, et en généralisant ainsi le problème identitaire à toutes
les perversions, ils ont pu en arriver à penser que la psychopathologie de la
sexualité avait profondément modifié la subjectivité occidentale en cette fin
de 19ème siècle. Mais, répétons-le, encore eut-il fallu que la Psychopathia Sexualis soit une institution traversant le corps social
… Même en se limitant au cas de l’inversion, il fait insister sur le fait qu’elle
n’a pas constitué une référence centrale pour les homosexuels, et n’a sans doute
pas créé de formes de subjectivités spécifiques :
« Les discours médicaux n’ont sans doute pas
’’inventé’’ l’homosexuel, contrairement à la thèse souvent avancée, dans la
mesure où les écrits scientifiques ont alors essentiellement été lus par les
élites »
[132]
De fait, la question des identités sexuelles telle
qu’elle est présentée chez Foucault ou Davidson est un problème propre au 20ème
siècle
[133]
, projeté rétrospectivement sur la clinique des aberrations
sexuelles du siècle précédent, mais qui ne pouvait trouver sa formulation dés
les années 1880. C’est le risque inhérent à cet exercice riche et complexe auquel
s’est livré Foucault sous le nom « d’histoire
du présent ».
Il ne s’agit néanmoins pas de réduire l’importance
de la genèse de la clinique des aberrations sexuelles, ni de la désarticuler
de ses enjeux sociaux et politiques, qu’elle exhibe par ailleurs de manière
évidente
[134]
. Mais les comprendre au plus près suppose de ressaisir les
perversions dans la lente histoire de leur émergence à partir du début du 19ème
siècle, en prenant garde de ne pas y projeter trop rapidement des ontologies
postérieures.
Bibliographie
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2.
[1] Pour simplifier, j’utiliserai ce mot comme synonyme « d’aliéniste ».
[2] Une autre raison, historique, est alléguée : la célèbre affaire du nécrophile de Montparnasse, le sergent Bertrand, en 1849. On verra plus bas qu’elle ne peut être considérée comme le premier acte d’une psychopathologie de la sexualité.
[3] Je reprends le titre de Krafft-Ebing en un sens général, puisque j’en ferai le synonyme de « psychopathologie des aberrations sexuelles »
[4] Un peu arbitrairement, mais pas de manière totalement injustifiée, on pourrait fixer les commencements à 1792, avec le nouveau code dépénalisant la sodomie en France. Quant au choix de la France comme source principales de textes, il est légitime. Quand bien même la clinique des perversions se donnerait de manière exemplaire en Allemagne, et notamment avec Krafft-Ebing, la littérature en France fut extrêmement dynamique sur le sujet, et l’on peut considérer, pour reprendre une expression d’Alain Corbin, qu’elle est tout au long du siècle un laboratoire privilégié pour l’histoire de la sexualité. Il faut noter de plus que dans l’enquête psychiatrique sur les aberrations sexuelles, malgré les désaccords et les conflits nationaux, il existe un schème de pensée partagé par tous les savants européens (en l’occurrence sur cette question : anglais, allemands, autrichiens, français, italiens).
[5] Références citées plus bas
[6] Article « perversion » in Dictionnaire des sciences médicales, Pancoucke, Paris, Tome 41, 1820, p. 45
[7] Référence à des valeurs qui ramène à la seconde série d’occurrences de « perversion », morale. Elle mériterait un commentaire exhaustif, qui ne sera pas l’objet spécifique de cette intervention .
[8] Article « perversion » in Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire de P.-H. Nysten, 10ème édition, Baillière, Paris, 1855, p. 947
[9] Article « perversion », in Dictionnaire Usuel des sciences médicales, Dechambre, Duval, Lerebouillet, Paris, Masson, 1885, p. 1221
[10] Il affirme que le premier usage moderne – la définition fonctionnelle des perversions – date de 1842. Voir Davidson, A., L’émergence de la sexualité, Albin Michel, Paris, 2005, p. 48. Cela ne correspond pas à l’usage médical, « perversion » et ses synonymes étant utilisés auparavant de manière récurrente dans les textes médicaux pour qualifier des altérations fonctionnelles. C’est la limite de l’exercice du dictionnaire concernant ce concept, qui appartient d’abord au langage ordinaire, et n’en vient à qualifier les aberrations sexuelles dans le cadre d’une psychopathologie de la sexualité qu’à partir des années 1870.
[11] Pinel, P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou La manie, Richard, Caille et Ravier, Paris, an IX (1800), p. 156
[12] Leuret, F., « Affaire de monomanie homicide, condamnation », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, tome 9, 1833, p. 452
[13] Esquirol, E., Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, Baillière, 1838, Tome premier, p.6
[14] Article « Folie » : « trouble morbide et chronique, diminution, abolition ou perversion des facultés intellectuelles ou affectives », in Dictionnaire des termes de médecine, chirurgie, art vétérinaire, pharmacie, histoire naturelle, botanique, physique, chimie, etc., Paris, Crevot, Béchat, Baillière, 1823, p. 297
[15] Voir Virey, J.J., article « Libertinage », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, Paris, Tome 28, 1818, pp. 112-155 Virey, mais aussi tous les articles sur le célibat et la continence dans les dictionnaires jusqu’en 1850. Dans la première moitié du siècle, même la pédérastie et les pratiques des libertins sont en dernière analyse rattachées à l’excès, soit du penchant vénérien chez l’individu, soit des actes antérieurs qui mènent une sensibilité émoussée à des plaisirs débauchés, soit à la masturbation. Voir Corbin, A., L’harmonie des plaisirs, Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Perrin, Paris, 2007, chapitre 4, « les affres du manque et de l’excès », pp. 117-150
[16] Terme lui aussi employé dans le sens cité précédemment, d’altération.
[17] Article « sodomie », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, Paris, Tome 51, 1821, pp. 441-448.
[18] Reydellet, Article « pédérastie », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, Paris, Tome 40, 1819, pp. 37-45
[19] Je souligne
[20] Krafft-Ebing, R. (von), Psychopathia Sexualis, avec recherches spéciales sur l’inversion sexuelle, traduit sur la huitième édition allemande, Carré, Paris, 1895, p. 78
[21] Mais aussi en Allemagne et en Angleterre.
[22] Michéa, « Des caractères qui permettent de distinguer la perversion maladive de la perversité morale », Revue et commentaire de l’Union Médicale par Brierre de Boismont, A., in Annales médico-psychologiques, Tome 4, 1852.
[23] « Le meurtrier n’en est pas moins responsable aux yeux de la morale et de la justice, et cela parce qu’il avait en vue la satisfaction d’une passion antisociale », Idem, p. 440. C’est une formulation du problème posé par le diagnostic de monomanie sans lésion des facultés intellectuelle isomorphe à celles des deux décennies précédentes. Exactement le même problème se pose quant aux mœurs, et un article de Taufflieb de 1835 dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, rapportant les discussions médico-légales en Allemagne, mentionne la difficulté concernant des cas de « névroses des organes génitaux » où il serait difficile de faire la différence entre maladie et excès de libertinage. « Recherches sur l’état actuel, en Allemagne, des doctrines médico-légales relatives aux aliénations mentales », Ann. Hyg. Pub., Tome 14, 1835, pp. 154-205
[24] Prichard, J.C., A treatise on insanity and other disorders affecting the mind, London, 1835. Ayant pourtant été transposée en « folie morale » en France, la catégorie promue par Prichard fut souvent critiquée, au motif de cette difficulté médico-légale. Le même problème se posait en Allemagne. Il est important de mettre l’accent sur cette moral insanity. Cette dernière promeut l’idée d’un continuum entre l’état normal et la folie, qui fait de la « folie morale » un état intermédiaire entre l’aliénation et l’état normal. Laissant les facultés intellectuelles intactes, elle s’étend néanmoins à toute la sphère morale et affective en étant marquée par une « perversion de tous les penchants naturels ».
[25] A la différence des monomanies instinctives et affectives qui, si elles ouvraient le risque de pathologisation de toute passion, qui permettaient de maintenir un clivage des facultés.
[26] Michéa, op.cit., p. 440
[27] Lantéri-Laura, G., Lecture des perversions : histoire de leur appropriation médicale, Masson, Paris, New York, Barcelone, 1979
[28] Idem, p. 19
[29] Lantéri-Laura, op.cit., pp. 9-10
[30] Idem, p. 15
[31] Morel, B., Traité des dégénérescences de l’espèce humaine, Baillière, Paris, 1857. Les aberrations sexuelles sont des expressions et signes de dégénérescence.
[32] Erreur que ne commet pas Foucault. Voir La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 55 : « Un monde de la perversion se dessine, qui est sécant par rapport à celui de l’infraction légale ou morale, mais n’en est pas simplement une variété ».
[33] Davidson, A., « Refermer les cadavres », op.cit., pp. 25-75
[34] Le concept de perversion étant selon lui un concept psychologique dont l’émergence signe le recul définitif du schème de pensée anatomo-pathologique en psychiatrie. Cette approche ne me semble pas juste historiquement, mais je ne la discuterai pas ici.
[35] Davidson, op.cit., p. 44
[36] Que Krafft-Ebing nomme « paresthésies », ce qui a le mérite de mettre l’accent sur une déviation de la sensibilité sexuelle.
[37] Que Davidson cite pourtant, assez étrangement.
[38] Bayard, H., « Examen médico-légal de cette question : la nymphomanie peut-elle être une cause d’interdiction, ou les faits qui tendraient à l’établir sont-ils non pertinents ? » in Annales médico-psychologiques, Tome 18, 1837, pp. 416-477
[39] Broussais, De l’irritabilité et de la folie, Paris, Delaunay, 1828, pp. 365-366
[40] Ce texte peut être considéré comme significatif car il prend justement pour objet des dépravations de la sensibilité sexuelle, ce qui restera la définition des perversions dans les deux dernières décennies du siècle.
[41] Virey, J.J., art.cité in Dictionnaire des sciences médicales.
[42] Dite aussi « malacie ».
[43] Voir plus bas
[44]
Krafft-Ebing, op.cit., p. 1
[45] « L’émoi des sens », dont Alain Corbin souligne que c’est un vocabulaire particulièrement employé pour qualifier le plaisir et les sensations féminines, car il constitue « le seul mode admissible d’expression du désir, d’allusion à sa sensibilité érotique » , in L’harmonie des plaisirs, op.cit., p. 31
[46] Moreau, L., Les aberrations du sens génésique, Asselin et Houzeau, 1887, p. 3
[47] Puisque Moreau insiste sur le fait qu’il reste analogue au cinq autres sens, pouvant être lésé de manière séparé, ce qui est essentiel pour une clinique des aberrations sexuelles. Mais les cinq autres sens n’ont, eux, rien de « psychique » … En réalité, si le recours à l’analogie est nécessaire, c’est qu’il faut d’une part appuyer l’existence d’un sens non démontré – puisque, Moreau n’oublie pas de le mentionner, sa localisation est assez obscure et controversée - et ensuite pouvoir affirmer la possibilité de pathologies qui lui seraient propres.
[48] Bien remarquée et mise en exergue par Arnold Davidson.
[49] L’expression est de Corbin
[50] « C’est donc à l’homme sage et vertueux à chercher dans la morale et dans la raison un secours entre ces deux écueils [l’excès et le défaut] et à savoir mettre dans ses plaisirs cette limite qui en fait le charme, comme aussi elle en assure la durée ». Reydellet, article « pédérastie », in Dictionnaire des sciences médicales, art.cit. Le non respect de cette juste mesure entraîne justement à la pédérastie, et à ses « dégoûtantes jouissances ».
[51] J’entends sous ces termes tant les thèses de Foucault que certains de leurs héritages
[52] In La volonté de savoir, op.cit.
[53] Les Anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1999
[54] La volonté de savoir, op.cit.
[55] Le pouvoir psychiatrique, Cours au Collège de France 1973-1974, Gallimard-Le Seuil, Paris, 2003
[56] Qui cherche, à partir d’une enquête dite microphysique, à mettre en évidence la constitution de dispositifs de savoir-pouvoir, i.e. de technologies de pouvoir spécifiques couplées à des disciplines scientifiques et stratégiquement orientées vers des objectifs politiques bien définis.
[57] La volonté de savoir, p. 59
[58] Les Anormaux, op.cit., p. 14
[59] On voit alors la continuité de fond entre le cours sur Les Anormaux et La volonté de savoir, malgré les divergences d’approche : c’est la critique de la psychanalyse, avec laquelle Foucault a entretenu une relation complexe tout au long de son œuvre. Voir Birman, J., Foucault et la psychanalyse, Parangon/Vs, Lyon, 2007
[60] « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1975-1976, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1997, p. 11
[61] Elle aussi comprise en référence à des dynamiques politiques : investissement du corps de l’enfant par la médecine à travers la lutte contre la masturbation, et campagnes contre l’inceste notamment. Voir les cours du 5 mars et du 12 Mars 1975, in Les Anormaux, op.cit.
[62] Dont le paradigme fut, selon Foucault, le cas Henriette Cornier. Voir cours du 5 Février 1975. Ce choix n’est guère étonnant, au vu de la publicité que ce crime eut à l’époque. La psychiatre légale en fit elle-même un de ses cas paradigmatiques, souvent cité par la suite, sans doute à cause du caractère exceptionnel – bien que loin d’être unique - de l’acte.
[63] L’article « Folie », pp. 612-613 Du Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaires de P.-H. Nysten, de 1865, propose d’ailleurs toute une série d’équivalence entre les entités nosographiques suivantes : folie héréditaire, folie lucide (voir Trélat, U., La folie lucide étudiée et considérée au point de vue de la famille et de la société, Delahaye, Paris, 1861), folie instinctive, monomanie instinctive, monomanie raisonnante, moral insanity. Toutes mettent en jeu un caractère pathologique indissolublement lié à l’intempérance, et leur caractère pathognomonique est « la manifestation (…) subite, instantanée, fatale, d’actes bizarres, ridicules, excentriques, dans quelques circonstances ; immoraux, dépravés au suprême degré, dans quelques autres » p. 613. Cette dernière affirmation montre l’importance de la prise en compte de cette « folie instinctive » pour l’histoire des perversions. Mais si ces assimilations sont claires, il faut néanmoins les nuancer. Tardives, elles font intervenir un complexe hérédité-instinct qui n’est précisé qu’à la fin des années 1850, en particulier avec la théorie de la dégénérescence de Morel qui donne un cadre théorique fort à l’hérédité de la folie. De plus, si toutes ces pathologies font intervenir des lésions des facultés affectives et mettent en jeu la dimension non intellectuelle, mais morale de l’individu, leur assimilation ne rend pas compte d’une différence, importante, entre la folie morale proprement dite (la moral insanity de Prichard) et la monomanie instinctive, présente malgré la variabilité des nosographies et terminologies – Prichard critique d’ailleurs la doctrine des monomanies, car il refuse le clivage des facultés qu’elle introduit chez le sujet. Néanmoins, il faut reconnaître la coexistence de différentes termes en référence à une même entité pathologique, et obéissant à des critères diagnostiques équivalents, dans la première moitié du 19ème, sans que leur usage soit toujours conceptuellement très bien précisé. Après 1854, les monomanies n’apparaîtront plus – à la suite des critiques de Falret citées plus bas – mais les « folies lucides », « folies morales » et « folies héréditaires » conserveront le rôle qu’elles avaient auparavant pour la psychiatrie légale. Voir sur cette question Coffin, J.-C., « la ‘’Folie morale’’, figure pathologique et entité miracle des hypothèses psychiatriques au 19ème siècle », in Histoire de la criminologie française, sous la direction de Laurent Mucchielli, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 89-106
[64] Pinel, P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, op.cit., pp. 149 et ss. Voir la définition que donne Pinel de la manie sans délire, pp. 156 (et ss) : il ne s’agit pas d’une altération des fonctions de l’entendement, de l’imagination, ou de la perception, du jugement ou de la mémoire mais d’une « perversion dans les fonctions affectives, impulsion aveugle à des actes de violence, ou même d’une fureur sanguinaire, sans qu’on puisse assigner aucune idée dominante, aucune illusion de l’imagination qui soit la cause déterminable de ces funestes penchans ». Le cas paradigmatique est celui de ces accès de fureur inexplicables, décrits sous le vocable de l’ irrésistibilité.
[65] Surveiller et punir, op.cit.
[66] Les Anormaux, op.cit., p. 122
[67] Notamment Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France 1977-1978, Gallimard/Le Seuil, Paris, 2004, et Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard/Le Seuil, Paris, 2004
[68] Cités plus bas. Voir aussi « A propos de la généalogie de l’éthique », in Dits et Ecrits II (édition en deux tomes), Gallimard, Paris, 2001, pp. 1202-1230
[69] Esquirol, Traité des maladies mentales, Tome 2, Baillière, 1838, paris, p. 2.
[70] Chacun y allant, et ce fort légitimement, de son interprétation. Il faut dire que le cas fit couler beaucoup d’encre de 1849 à 1852, par son caractère exceptionnel, les traits de son auteur, jeune homme plutôt agréable et intelligent, et ses détails, frappants pour l’imagination. Par ailleurs, ce cas resta isolé, et ne fut nullement à l’origine d’un brusque engouement pour les aberrations sexuelles. Il faut attendre les années 1870 pour que ces dernières commencent à se voir dédiées des traités de plus en plus nombreux. Voir note 40.
[71] Auquel Foucault dédie la fin du cours du 12 Mars 1975
[72] Michéa, Cl-F., « Des déviations maladives de l’appétit vénérien », in L’Union médicale, 17 Juillet 1849, pp. 338-339
[73] Lunier, L., « Examen médico-légal d’un cas de monomanie instinctive. Affaire du Sergent Bertrand », in Annales médico-psychologiques, Tome 1 (série 2), 1849, pp. 351-379. « Bertrand était donc affecté de cette variété de folie que Pinel appelle manie sans délire, Prichard manie instinctive, Marc et Esquirol monomanie instinctive » p. 375. Tous les experts partageaient un diagnostic double, entre monomanie instinctive et érotique, ce que rappelle Foucault dans son cours du 12 Mars 1975, et sur lequel je développe plus bas. Brierre de Boismont parlait lui de « perversion de l’instinct génésique », cette dernière n’ayant bien entendu pas encore le sens et la spécificité que pourra lui donner plus de trois décennies plus tard Krafft-Ebing. Voir Remarques médico-légales sur la perversion de l’instinct génésique, Brierre de Boismont, Gazette Médicale de Paris, 21 Juillet 1849. Foucault, dans une analyse qui fait cette fois une part plus grande à l’épistémologie, pense lire dans cette affaire un tournant conceptuel, sous prétexte de l’invocation d’une « monomanie érotique » par Michéa. Il lit dans l’expertise de ce dernier l’émergence d’un instinct sexuel à l’origine de tous les besoins, déconnecté de la reproduction, et soumis à l’économie d’un principe de plaisir, qu’il relie, via un texte de Hans Kaan de 1846, nommé Psychopathia Sexualis (sans pour autant qu’il soit assimilable, contrairement à ce qu’en laisse penser le nom, à une clinique des perversions. Tout en proposant une classification des perversions, le texte de Kaan centre son propos autour de l’onanisme, restant dans la droite ligne de la dénonciation de la masturbation depuis Tissot au 18ème), au travail de l’imagination. Le texte de Michéa signerait selon lui « l’entrée du plaisir dans la psychiatrie », avec l’apparition d’une triade instinct-imagination-plaisir (leçon du 12 Mars 1975, déjà citée). Pourtant, ce décrochage, et l’importance de l’imagination érotique, était bien mis en exergue auparavant, dans la psychiatrie mais surtout dans l’hygiène conjugale (voir Corbin. Voir Virey, 1818, article « libertinage » déjà cité). Sans cela, nulle explication ni de l’existence, ni du contenu des nombreux traités dédiés aux couples dans la première moitié du 19ème siècle. Quant au travail de l’imagination dans la sexualité, il était déjà bien thématisé depuis l’âge classique. On le trouve d’ailleurs chez Sade, où la « femme de tête » est par excellence celle dont le plaisir dépend de son imagination - La jeune Eugénie de la Philosophie dans le boudoir emporte l’adhésion de ses précepteurs parce qu’elle « décharge de tête », rien qu’à la pensée des crimes qu’elle pourrait commettre sur sa mère. C’est cette même imagination qui est centrale chez l’érotomane, et va définir une pathologie des affects, comme chez les jeunes masturbateurs, qui, entretenus par les lectures, les spectacles et les rêveries, basculent dans la maladie. Que l’imagination subisse une transformation importante avec l’émergence d’une clinique des perversions sexuelles à partir des années 1870 –et notamment avec l’émergence d’une notion de « masturbation psychique » liées aux théories psychologiques de l’association - il est bien sûr essentiel de le noter. Pour autant, affirmer, comme Foucault, qu’avec Michéa, l’imagination entre dans le domaine de la psychiatrie est illégitime Le discours que tient Foucault sur ce texte est assez étrange – et du coup difficile à réfuter - puisqu’à la fois très général dans ses conclusions, et de plus semblant convoquer des thématiques déjà bien précisées plus précocement dans le siècle. De fait, cette affaire du sergent Bertrand permit, pour la première fois, une formulation d’un prototype de classification des « déviations de l’instinct génésique » (Michéa). Néanmoins, il ne s’agit pas plus que chez Kaan de l’avènement d’une première clinique des perversions, contrairement aux affirmations d’Arnold Davidson. Michéa, s’il esquisse un portrait de « l’amour grec » en référence aux pédérastes et tribades célèbres de son temps, ne fait en effet nulle œuvre de clinique, mais se fonde quant aux cas qu’il invoque soit sur l’autorité médicale des Anciens, soit sur les récits historiques, si fréquemment invoqués dans tous les traités psychiatriques.
[74] Les Anormaux, op.cit.
[75] C’est ce qui apparait clairement dans l’analyse proposée par Lunier, L., art. cit.
[76] Corbin, A., op.cit.
[77] Voir plus bas
[78] Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie …, op.cit., p. 651
[79] Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire de P.-H. Nysten, 10ème édition, 1855, pp. 689-690
[80] Virey, article « Libertinage », op.cit., p. 118.
[81]
Corbin, A., op.cit.
[82]
Krafft-Ebing, op.cit.,
pp. 1-2
[83] En particulier la première anthropologie évolutionniste. De manière moins évidente, il faut aussi prendre en compte l’anthropologie interne à la théorie de la dégénérescence, qui joue par ailleurs le rôle de cadre étiologique et pathogénique général pour les premières cliniques des perversions – Krafft-Ebing, dans les éditions successives de sa Psychopathia Sexualis, piochera à la fois du côté de l’évolutionnisme darwinien, avec la notion d’atavisme, tout en conservant la dégénérescence comme cadre explicatif de tous les états névropathiques, sans trop se soucier, d’ailleurs, de faire coexister Darwin et Lamarck (la dégénérescence suppose l’hérédité de l’acquis). Pour une discussion sur l’opposition atavisme / dégénérescence, voir Mucchielli, L., « La réception de Lombroso en France », in Histoire de la criminologie française, op.cit.. La dimension anthropologique du traité de Morel apparaît souvent en retrait du caractère eugéniste et biopolitique de cette théorie cadre, pour des raisons bien compréhensibles.
[84] La psychologie de l’association est à ce titre centrale pour comprendre la psychogénèse des perversions. Binet, dans son texte sur Le fétichisme dans l’amour (Doin, Paris, 1888) reconnaît explicitement le tribut à l’associationnisme
[85] Ce sur quoi insiste bien Arnold Davidson dans son ouvrage L’Emergence de la sexualité, référence.
[86] Dimensions qui conservent néanmoins leur importance
[87] Nombreuses dénominations, parfois aussi désaccords quant à la terminologie. Pour Esquirol, les monomanies instinctives sont des pathologies de la volonté, mais elles apparaissent aussi parfois comme des maladies des sentiments. Les frontières sont souvent minces.
[88] Au risque sinon de limiter la genèse de la psychopathologie de la sexualité à l’histoire de la criminologie.
[89] Esquirol, op.cit.
[90]
Ce qui pose problème, puisqu’elles
mettent en jeu des modèles différents de l’aliénation et des facultés perturbées.
Georget endosse néanmoins l’idée d’une continuité entre raison et aliénation,
tout en défendant la nosographie d’Esquirol « Nous devons dire que, depuis le délire
le plus limité jusqu’au délire le plus général, et depuis le premier degré
de débilité intellectuelle jusqu’à la démence la plus complète, les désordres
de la pensée forment une suite non interrompue de formes du délire ».
Georget, 1836, art. « Folie », in Dictionnaire de médecine ou répertoire général
des sciences médicales considérées sous le rapport théorique et pratique,
par MM. Adelon, Béclard, Bérard et al., Seconde édition, Tome 13, Béchet
Jeune, Paris, pp. 251-360. La citation est tirée de la page 266.
[91] Ce fait est aussi souligné par Sylvie Chaperon, Les origines de la sexologie. 1850-1900, Audibert, Paris, 2007
[92] Falret, J.-P., « De la non existence de la monomanie », in Archives générales de médecine, Tome 4, série 5 ; Labé, Panckoucke, Paris, 1854, pp. 147-164,
[93] Voir Lasègue, Ch., « Les exhibitionnistes », in Etudes médicales, Asselin et Cie, Tome 1, 1884, pp. 692-700
[94]
Article 175 du Code Pénal pour l’Empire d’Allemagne de
1871 : « Les actes de débauche contre nature qui auront été commis
entre personnes du sexe masculin ou avec des animaux, seront punis d’emprisonnement ;
le coupable pourra, en outre, être privé des droits civiques », traduction
française, Friedrich Wollf, Strasbourg, 1871. Article 71 du Nouveau Code
criminel de l’Empereur, publié à Vienne le 15 Janvier 1787, la pénalisation
restant identique le long du 19ème : « Celui qui dégrade
l’humanité au point d‘avoir un commerce charnel avec une bête, ou avec une
personne de son sexe, se rend coupable d’un délit civil », traduction
française, Hardouin et Gatey, Paris, 1787 p. 104. Comparer avec l’article CXVI de la Loi
Caroline, code du Saint Empire Romain Germanique, de 1533 et qui sera appliqué
pendant trois siècles, constituant un modèle législatif pour le droit continental
jusqu’au début du 19ème siècle, où le code français de 1810 deviendra
à son tour le modèle européen : « De la punition du crime contre nature : le crime d’une personne commis avec une bête,
d’un homme avec un homme, d’une femme avec une femme, sera puni de mort
et selon l’usage ordinaire on prononcera la peine du feu », suivie
d’une « Observation : Cette
loy renferme sous la même peine les crimes de Bestialité et de Sodomie,
dont l’explication a toujours assez peiné les Jurisconsultes, pour l’éviter
dans leurs écrits, tout Juge étant suffisamment instruit pour en connaître
les circonstances essentielles lorsqu’il doit examiner les délits de cette
nature. Ce que l’on doit remarquer particulièrement au sujet de cette procédure,
est que comme dans les autres crimes la confession seule du coupable
ne suffit point pour porter jugement si le corps du délit n’a pas été constaté,
c’est-à-dire, si l’on n’a des preuves visibles du fait arrivé, dont
il est accusé ; de même, afin de pouvoir condamner pour fait de Sodomie,
le corps du délit doit être constaté quoique différemment ; savoir
par la confession réciproque des deux coupables, parce que ce crime est
de la nature de ceux dont il ne reste aucun vestige ou preuve visible,
telle que se trouve par exemple dans l’assassinat », traduction
française de Vogel, F.A. (citoyen suisse), in Code
criminel de l’empereur Charles V, vulgairement appelé La Caroline :
contenant les loix qui sont suivies dans les jusridictions criminelles de
l’Empire : Et à l’usage des Conseils de Guerre des Troupes Suisses,
Claude Simon, Paris, 1734, p. 180. On peut voir la continuité dans la
qualification du crime – mise sur le même plan de la sodomie et de la bestialité
- comme dans sa description – crime contre-nature, marquant une dégradation
de l’humanité - de la Loi Caroline jusqu’aux codes allemands et autrichiens
de la seconde décennies du 19ème. En France, la double rupture
pénale de la Révolution et de l’Empire a vu disparaître tant de crime de
sodomie que celui de bestialité, au profit de la catégorie large des « attentats
aux mœurs ».
[95] C’est moins vrai avec Sade. Le nom du Marquis est davantage utilisé comme source de nomenclature que comme référence descriptive.
[96] Qui lui valut en France la légion d’honneur et les éloges répétés de la Revue des Deux Mondes.
[97]
Krafft-Ebing, op.cit., p. 155
[98] Cours du 19 et du 26 Février 1975
[99] Volonté de Savoir, p. 93
[100] C’est le cadre philosophique que reprend Arnold Davidson lorsqu’il parle de « sexualité ».
[101] La volonté de savoir, p. 77
[102] Je renvoie à ce titre au chapitre IV de l’ouvrage, en particulier aux pages 121 à 135, où sont exposées des considérations quant à la méthode généalogique.
[103] Op.cit.
[104] La volonté de savoir, op.cit., pp. 50-67, « l’implantation perverse ».
[105] Titre du premier chapitre de l’oeuvre
[106] Van Ussel, Jos, Histoire de la répression sexuelle, Laffont, Paris, 1972
[107] Marcuse, H., Eros et civilisation : contribution à Freud, Seuil, Paris, 1971
[108] Ou plutôt : à sa conception de la psychanalyse, dont il s’ingénie surtout à faire une technique à partir des années 70, en mentionnant assez rarement ses discours. Il reconnaît néanmoins à plusieurs reprises un « honneur politique » à la psychanalyse, celui d’avoir refusé et réfuté les recours eugénistes et racistes à la théorie de la dégénérescence.
[109] La volonté de savoir, op.cit., pp. 197-198. « Rien ne saurait empêcher que penser l’ordre du sexuel selon l’instance de la loi, de la mort, du sang et de la souveraineté (…) ne soit en fin de compte une rétro-version historique » p. 198
[110] Selon le titre d’un texte de Foucault
[111] « Le livre rencontre à coup sûr une impasse pratique liée à l’analyse rigoureuse des conditions dans lesquelles s’effectue la production politique de la subjectivité » p. 193, Potte-Bonneville, Mathieu, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004.
[112] Idem, pp. 193 et ss., pour une analyse de ces modifications. Les deux autres tomes de l’Histoire de la sexualité paraissent à ce titre plus fécond théoriquement et méthodologiquement, puisqu’ils posent explicitement la problème de savoir comment les individus se réfèrent aux normes sexuelles, multiples, qui traversent le contexte dans lequel ils s’inscrivent, et laissent en arrière l’idée d’une normativité écrasante et univoque. Et à l’analyse, il s’avère que les individus « bricolent » empiriquement avec les normes, bricolage méritant d’être lui aussi étudié dans le détail.
[113] Il y en a, concernant la sexualité. Mais pas celui de La volonté de savoir, ni celui d’une lutte contre la Psychopathia Sexualis. A moins de vouloir combattre les moulins à vent.
[114] Davidson, op.cit., p. 74
[115] La volonté de savoir p. 59
[116]
« La vie sexuelle est le facteur le plus puissant de l’existence
individuelle et sociale, l’impulsion al plus forte pour le déploiement des
forces, l’acquisition de la propriété, la fondation d’un foyer, l’inspiration
des sentiments altruistes qui se manifestent d’abord pour une personne de
l’autre sexe, ensuite pour les enfants et qui enfin s’étendent à toute la
société humaine. Ainsi toute l’éthique et peut-être en grande partie l’esthétique
et la religion sont la résultante du sens sexuel », Krafft-Ebing,
op.cit., p. 2
[117] Voir plus haut.
[118] Voir Binet, Le fétichisme dans l’amour, op.cit., de manière exemplaire, mais cela traverse à peu près tous les textes sur les perversions dans les années 1880.
[119] Davidson, op.cit., p. 61
[120] Dont un certain nombre sont tirés des Anciens, l’autre étant largement partagée entre les cliniciens qui citent régulièrement les mêmes ensembles de cas, le renouvellement périodique du corpus n’étant pas la règle. Ce qui signifie que, contrairement à l’image d’une Scientia Sexualis écrasante, le nombre d’individus disposés à se fendre d’une visite chez un spécialiste des perversions, outre les cas d’attentats aux mœurs, restait en ces dernières décennies du siècle assez modeste.
[121] Voir Corbin et Chaperon, op.cit., pour un panorama exhaustif de cette question.
[122] A ce titre, l’article de Laura Murat intitulé « la tante, le policier et l’écrivain. Pour une protosexologie de commissariats et de roman », in Sexologie et théories savantes du sexe, Revue d’histoire des sciences humaines n°17, Paris, 2007, pp. 47-59 est exemplaire.
[123] Corbin, op.cit., p. 50
[124] Dont l’homosexualité fut un cas spécifique en Allemagne et en Autriche, ainsi qu’en Angleterre. Voir plus bas.
[125] Révenin, R., « Conceptions et théories savantes de l’homosexuaité masculine en France, de la monarchie de Juillet à la Première Guerre mondiale », Revue d’histoire des sciences humaines, op.cit., pp. 23-45. Le point en question est développé p. 38
[126]
On considère en général et à juste titre l’article de
Westphal de 1869 comme fondateur de la clinique de l’inversion sexuelle
(catégorie large regroupant les cas qui seront décrits plus tard comme homosexualité,
transvestisme, et transsexualisme, mais recouvrant aussi les sensations
délirantes de posséder des organes de l’autre sexe). Westphal,
K., « Die konträre Sexualempfindung : symptom eine neuropathitischen
(psychopathitischen) Zustandes », in Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankenheit,
2, 1869-1870.
[127] Bien qu’étant aussi en France l’objet d’une littérature importante.
[128] Notamment avec Ulrichs et Kertbeny, déjà cités
[129] Foucault, La volonté de savoir, p. 59
[130] « konträre Sexualempfindung »
[131] C’est aussi la thèse de Sylvie Chaperon, pp. 101-107
[132] Révenin, R., op.cit., pp. 38-39
[133] Il faut noter que, lorsqu’il parle des gays dans une interview de 1984, Michel Foucault pose le problème de la subjectivité dans les mêmes termes que ceux de La volonté de savoir, ce qui est loin d’être anodin. Voir « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité », in Dits et Ecrits, édition en deux volumes, Gallimard, Paris, 2004, Tome 2, pp. 1554-1571
[134] Problème de la race et de l’hérédité, protection de la famille, respect de l’ordre social …
P.-H Castel: – Ce travail n’est pas sans ressembler
à l’exposé de Lionel Fouré sur Foucault, qui remettait
lui aussi en cause l’usage des sources historiques par Foucault. En dehors
des foucaldiens, tout le monde est d’accord là-dessus. Ce qui reste
quand même chez Davidson (Arnold), qui a lu les textes dont il parle
(à la différence de Foucault), c’est cette espèce
de questionnement sur la sexualité et la constitution de la subjectivité
: comment le sexe est devenu quelque chose qui sert à interroger
la vérité. La perspective de Foucault, c’est de décrédibiliser
la fonction radicalement critique de la psychanalyse de son époque.
Les ennemis dans ce genre de problématique sont à l’horizon
; on voit bien où est le canon qui sert à tirer dessus,
mais on ne voit pas très bien l’effet sur la cible ni où
est tout à fait la cible… Chez Davidson, il n’y a pas un tel implicite
d’une critique de la psychanalyse comme chez Foucault, ce qui crée
un décalage important.
Je voudrais commencer par une remarque de méthode. Le 19e siècle
dont vous parlez est délimité précisément
comme étant de l’autre côté d’une certaine coupure.
Il est essentiel que vous précisiez, méthodologiquement,
que vous le problématisez à partir d’une critique de la
prétendue continuité de la perversion au 19e avec le 20e.
Au fond, votre ennemi est bien identifié : c’est Davidson, et peut-être
plus encore Foucault.
Je voudrais partir d’une petite remarque philosophique assez simple :
vous travaillez beaucoup sur comment les médecins ont eux-mêmes
construit une notion de la perversion et des perversions. On pourrait
aussi prendre les choses et les enrichir d’un point de vue plus conceptuel
en opérant une analyse en termes de grammaire logique de la notion.
Qu’est ce que cela signifie quand on dit de quelqu’un qu’il est pervers
? Quand on dit de quelqu’un qu’il est pervers, est-ce qu’on a à
faire à un prédicat fin, ou à un prédicat
épais (comme généreux, courageux : épaisseur
morale substantielle) ? C’est extrêmement ambigu… souvent, dire
que c’est pervers, c’est dire que c’est pire que mal… et même pire
que pire, l’impensable, vous avez le pervers. Il me semble que la distinction
entre perversité/perversion pourrait se retrouver dans tout un
ensemble d’usages du mot pervers. Qu’est-ce qu’on va substantialiser ?
Le pervers, c’est quand même le diabolique, étymologiquement
: il y a ce problème de savoir quelle est la substance qu’on donne
au non-être du mal. Le pervers prend la relève du diabolique.
Il me semble aussi que la question de savoir s’il y a une perversion ou
des perversions est due aux méthodes de classifications médicales
naturalistes (genres/espèces). On peut tout à fait considérer
qu’il y a des airs de famille qui donnent quelque chose de ressemblant.
Il est tout à fait frappant que le pervers, nous l’apprécions
à travers l’air qu’il a. Il y a une manière d’être
pervers, un certain type de relation à autrui, qui apparaît
à travers la personnalité du pervers.
Ce que fait Foucault, c’est qu’il construit le peuple des pervers par
ségrégation. Il considère au fond que la normalité
sexuelle est un genre bien défini et que la perversion se définit
par ségrégation. On pourrait aussi bien travailler en disant
qu’il y a beaucoup de choses au 19e siècle qui commencent à
apparaître dans un autre registre que le genre et l’espèce
(cf. airs de famille des systèmes politiques dans l’utilitarisme
de Bentham, bien avant Wittgenstein. Ressemblance de proche en proche
(A ressemble à B qui ressemble à C qui ressemble à
D, D à E, E à F, etc., mais A ne ressemble pas à
F)). Or, c’est peut-être dans cet espace des perversions que l’acuité
du sens clinique va se construire à partir de là. C’est
une très mauvaise objection faite aux classifications psychiatriques
de dire que les gens qui ne se ressemblent absolument pas peuvent répondre
aux mêmes critères. La pratique est toujours une pratique
par ressemblance. L’école de la clinique de la perversion a permis
de construire un style clinique très particulier, notamment chez
les Français et les Allemands. Vous prenez à l’envers ce
que Foucault reproche à la psychiatrie. C’est justement sa force
qu’il appelle sa faiblesse.
Lionel Fouré disait à juste titre de Foucault qu’il nie la consistance interne du savoir psychiatrique, la cohérence de son histoire, au nom du grand partage du normal/anormal. Pourquoi fait-il cela ? Vous ajoutez à cela et montrez bien qu’il y a une projection rétrospective des problématiques du 20e siècle sur celles du 19e siècle: les problèmes d’identité d’une part ; d’autre part (mais je suis là moins d’accord) une projection des représentations intellectuelles sophistiquées sur ce qui aurait été la conscience commune de ce qu’on appelle le moi, la sexualité, etc. Je ne sais pas si vous ne sous-estimez pas la puissance de la littérature souterraine pornographique de cette époque. Cf. Le jardin des supplices de Mirbeau : l’un des grands diffuseurs souterrains de la littérature sadienne. Or Freud, sans le savoir, va parler de sadisme pour décrire ce genre de choses. Il y avait déjà une grande littérature pornographique populaire. L’immensité de la littérature pornographique au 17e siècle aujourd’hui surprend. Le vrai argument que vous posez, c’est que ces gens partent d’une théorie du moi et qu’à partir de là ils produisent une théorie de la perversion. Et cela ne nous apprend rien du moi car la théorie du moi est présupposée à la construction de leur notion de la perversion. Les choses ont été faites à l’envers.
Deux autres remarques sur ce que vous dites :
• L’exhibitionnisme de Lasègue = problème
médico-légal assez commun : il s’agit d’un passage à
l’acte de gens complètement normaux qui sont amenés au poste
pour exhibitionnisme. Pas de tableau de jouissance mauvaise… culpabilité
intense… Idée de Lasègue= compulsion compatible avec une
intégrité morale. Ce n’est pas pris dans la répétition.
• Irène Théry : La distinction de sexe. Vraiment
un très bon livre. Idée qu’il y a une grande naïveté
sociologique de toutes ces analyses sur la perversion. La question de
la sensibilité sexuelle est liée à la montée
en puissance de l’individualisme. L’individualisme, c’est l’idée
que la société a une origine naturelle qui est sexuelle
et qui est familiale, et que la sensibilité sexuelle, c’est ce
qui unit naturellement l’homme et la femme. Tout cela réifie les
rapports hommes/femmes, qui deviennent des invariants universels qui produisent
des normes. Ce qui fait que l’homosexualité va émerger comme
beaucoup plus pertinente pour le discours social que le masochisme, le
fétichisme, etc. Je crois qu’à partir de l’analyse de Hume
sur les sentiments moraux, on peut déjà montrer que le sentiment
sexuel, c’est déjà une cause et une raison…On pourrait ainsi
sortir de cette prison de reconnaître des individus victimes des
préjugés des autres. Ce n’est pas du tout comme cela que
les choses se passent. La construction du concept de perversion et sa
critique chez Foucault, tout cela n’est pas du tout subversif : cela fait
partie du même espace dans lequel les individus affirment leurs
liens sociaux naturels.
La question de Freud à l’horizon de tout cela : il ne peut pas y avoir de distinction si forte entre perversion morale et perversion sexuelle. Le pervers cherche à extraire, à faire sortir de l’angoisse chez autrui. Cela modifie totalement le point d’appui des choses. C’est la solution au problème non pas de l’homosexualité, mais du masochisme. Ce qui est recherché dans le masochisme, c’est la faillite psychique de celui qui martyrise l’autre, effrayé par l’ampleur que peut prendre la chose.
Cf. Kant avec Sade, Lacan
Cf. le travail de Lacan et de Delay sur Gide. Analyse très fine
du pervers en ce sens particulier.
On ne peut pas nier là que la psychanalyse a conservé un lien étroit avec l’origine morale du concept de perversion et que c’est cette dénaturalisation de la perversion comme un mode particulier de rapport à autrui qui peut-être était présent dans beaucoup de choses que les médecins expriment dans un vocabulaire naturaliste.
Françoise Parot : - Je pensais à la question de la littérature religieuse (théologie morale) dans les rapports avec les traités d’hygiène. Quel lien y-a-t-il et est-ce que ça évolue au cours du siècle ?
(inaudible)
Julie Mazaleigue : - Il y a des points de croisements, mais pas de thématisation identique. La théologie morale des relations entre homme et femme n’est pas pensée de manière isomorphe avec les questions d’hygiène du couple.
Françoise Parot : - Pierre-Henri a parlé tout à l’heure
du rapport diabolique/pervers. Est-ce qu’on trouve des traces de cela
dans les textes?
(inaudible)
Julie Mazaleigue : – Sade, on ne peut pas l’exempter du vice. Sade, c’est une espèce de figure paradigmatique à part qui restera à tout jamais vicieuse. Très clairement, on ne voudra jamais psychiatriser Sade.
Mathias Winter : – Une petite remarque ou un rapprochement possible: l’histoire du concept de monstruosité et d’une tératologie (cf. article Canguilhem). Il y a vraiment ce passage d’un concept moral du monstrueux à la constitution d’une science de la monstruosité…Les monstres physiques sont d’abord, autour du 16e siècle, appréhendés à partir de la morale, tandis qu’au 19e siècle, ils deviennent des entités naturelles.
Julie Mazaleigue: – On a là quelque chose de parallèle bien que les psychiatres font attention à distinguer la monstruosité morale de la perversion sexuelle. Le concept n’est pas encore tout à fait solidifié mais on parle de dépravation de l’appétit vénérien au sens d’une altération d’une fonction. Gilles de Rais, paradoxalement, c’est un pervers sexuel. La clinique des perversions sexuelles n’est pas réductible à une tératologie. Il y a un espace particulier pour le mal moral, qui est en contact avec la monstruosité, mais la frontière reste nette entre perversité et vice.
Pierre-Henri Castel : – Vous mettez l’accent sur l’idée naïve que nous pouvons avoir de l’histoire de la perversion. Je vous recommande la lecture du livre d’Irène Théry qui raconte très bien comment il n’y a pas d’individualisme dans les sociétés contemporaines sans privilégier la question sexuelle.
La causalité psychique chez le premier Freud
Mathias Winter (Ecole Normale Supérieure de Lyon-Sciences Humaines)
En 1890, dans l’article « traitement d’âme », Freud,
s’appuyant notamment sur l’hypnose, reconnaît la puissance de l’âme
sur le corps. En 1896, Freud termine d’opérer un tournant dans
sa carrière intellectuel, en délaissant son travail de neurologue,
en se consacrant entièrement à la psychologie, et surtout
en rejetant ses propres tentatives rendre compte de la psychologie en
des termes compatibles avec ceux de la neurologie. Désormais c’est
par le biais de la psychologie, et d’une causalité propre aux processus
psychiques, qu’il expliquera les névroses.
Pourtant, en 1895 encore, Freud distingue le psychique du névrotique,
et développe abondamment l’idée d’une étiologie sexuelle
des névroses, au point d’élaborer un modèle causal
complexe pour justifier la place qu’il attribue à la sexualité
dans l’étiopathogénie. Cette étiologie sexuelle se
réfère encore à une causalité d’ordre physique,
puisque le sexuel c’est encore du nerveux.
A la même époque, Freud fait sans cesse référence
à une causalité d’ordre psychique, et ce un double sens.
D’une part il identifie des mécanismes psychiques responsables
sinon de l’apparition, du moins de la forme des névroses ; d’autre
part il attribue une responsabilité causale forte à la défense
du moi et au refoulement, des processus qui font intervenir l’intentionalité
d’un sujet. Il n’en continue pas moins de présenter ses formulations
psychologiques avec la plus extrême prudence.
Cette prudence est jusqu’à un certain point stratégique
: elle apparaît surtout dans les textes publiés. Mais on
la trouve aussi dans les lettres à Fliess, où Freud se livre
beaucoup plus. Il semble que jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à
se décider une fois pour toutes pour la psychologie, Freud hésite,
et ne parvient pas à faire taire son idiosyncrasie de neurologue.
Cette idiosyncrasie peut se ramener à l’exigence d’une explication
scientifique causale. La question qui se pose alors, c’est de savoir dans
quelle mesure le passage à une causalité psychique et intentionnelle
– ce n’est pas identique – s’effectue pour Freud en rupture avec son idiosyncrasie
naturaliste.
Au moins deux réponses sont possibles. La première est celle
d’Adolf Grünbaum, dans « Les fondements de la psychanalyse
», qui soutient l’idée que Freud est passé d’un critère
de scientificité étroitement physicaliste au profit d’un
critère de scientificité méthodologique uniquement
: ce critère de scientificité porte sur les attributions
de pertinence causale. L’objectif de Freud, c’est de découvrir
la causalité qui produit les névroses. Il croyait d’abord
que c’était seulement les dispositions corporelles, et s’est rendu
compte qu’il fallait accorder une efficace aux motifs psychologiques.
L’autre interprétation qu’on peut opposer est celle de Lacan, au
début des « 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse ».
Lacan reconnaît qu’effectivement Freud est parti de l’Etiologie
des névroses, qu’il était d’abord préoccupé
par un problème de causalité ; mais que ce sur quoi il a
achoppé c’est la béance entre la cause et ce qu’elle affecte.
Freud aurait finalement laissé tomber ses préoccupations
causalistes, et se serait désormais concentré sur cette
béance, nommément l’inconscient. Comment positionner cette
béance par rapport au problème de la causalité ?
Il pourrait s’agir du passage, chez Freud, d’une conception de la cause
en un sens positif, à une conception de la cause en un sens négatif.
En psychopathologie, la cause ne serait dès lors plus physique
ou psychique, elle se situerait plutôt dans la négation de
leur union, autour du problème spécifique de la sexualité.
I. Du nerveux au sexuel
Le point de départ théorique de Freud
sur la question des rapports esrpit-corps, c’est le parallélisme
psycho-physiologique de Jackson. Processus psycho et processus physio
varient en parallèle, mais il n’y a pas véritablement action
causale des uns sur les autres. Cf : Aphasies, p.105. Cette question n’est
absolument pas développée par Freud, qui n’a visiblement
par pour ambition de construire conceptuellement ce parallélisme,
il s’agit plutôt une position théorique commode, qui vise
essentiellement à nier que les représentations ont leur
siège dans des régions du cerveau.
Dans les faits, c’est un peu plus compliqué. Freud parle en effet
et de causes organiques du trouble psychique, et de causes psychiques
de troubles organiques.
Freud semble dans un premier temps souscrire à la neurologie de
son temps, telle qu’il l’a apprise par ex chez Charcot : trouver la causalité,
c’est trouver les causes organiques. Plusieurs formulations montrent que
Freud maintient une causalité organique de droit à l’arrière-plan.
Ainsi dans le texte de 1890 sur le « traitement d’âme »,
où il dit déjà que la cause première des névroses
est dans le psychisme, il mentionne des « causes plus lointaines
» mais qu’on peut laisser de côté pour le moment. De
même dans la « communication préliminaire » des
Etudes sur l’hystérie, Freud et Breuer, après avoir argumenté
en faveur de la responsabilité causale du traumatisme, concluent
en disant que « la cause interne de l’hystérie reste encore
à découvrir ».
Néanmoins, Freud opère très tôt une première
rupture, en apportant d’importantes limites à la thèse héréditaire
de la névrose, dominante dans ce contexte. Mais contester l’importance
de l’hérédité ne signifie pas se tourner brutalement
vers une causalité d’ordre psychique. Là-dessus, Freud est
extrêmement prudent, comme on le voit dans ce passage des Psychonévroses
de défense, p.11 : « Peut-être serait-il plus exact
de dire : ce ne sont pas là du tout des processus de nature psychiques,
mais des processus physiques dont la conséquence psychique se présente
comme si était effectivement advenu ce qui est exprimé par
les locutions : « séparation de la représentation
d’avec son affect et fausse connexion de ce dernier ». p. 11. Soit
l’on considère que c’est une simple précaution oratoire,
mais ça n’est pas cohérent avec le fait que dans cet article
Freud défend une position osée et ne veut pas la lâcher
(alors qu’à la rigueur dans la communication préliminaire
on peut dire qu’il fait des concessions à Breuer) ; soit l’on admet
que c’est important pour Freud : il ne tient pas du tout, en dernière
instance, à ce que tout ça soit purement psychique. On retrouve
cette prudence dans la réponse qu’il fait au Dr Hollander en 1895.
Car concernant la névrose, Freud ne tient
pas tellement à une explication psychologique. Dans les Etudes
sur l’hystérie notamment, il distingue à plusieurs reprise
ce qui est psychique de ce qui est névrotique : note p 50 : "J'étais
alors enclin à attribuer à tous les symptômes d'une
hystérie une origine psychique. Aujourd'hui, je qualifierais de
névrotique les tendances à l'angoisse de cette femme qui
vivait dans la continence (névrose d'angoisse)"
p69 : "je pense en outre que tous ces facteurs psychiques [peur de...;
croyance que...] expliquent le choix mais non la persistance des phobies.
Pour cette dernière, il convient d'ajouter un facteur névrotique,
le fait que la malade vivait depuis des années dans la continence,
cause la plus fréquente d'une tendance à l'angoisse".
On reviendra plus loin sur la différence entre les mécanismes
psychologiques qui déterminent les formes des névroses,
et l’étiologie, les causes du fait qu’il y a névrose.
Ce que Freud considère à cette époque comme sa découverte
la plus importante, c’est bien l’étiologie sexuelle des névroses.
Et le sexuel, c’est du nerveux.
Etudes p207: "je fus forcé de reconnaître que puisque
l'on pouvait parler de cause dans l'acquisition d'une névrose,
l'étiologie devait tenir à des facteurs sexuels"
différents facteurs sexuels produisent différentes névroses
: on peut distinguer névroses avec mécanisme psychique /
sans mécanisme psychique
aucun facteur psychique ne participe à la neurasthénie,
dont il faut distinguer la névrose obsessionnelle, où comme
dans l'hystérie il y a un mécanisme psychique compliqué
la névrose d'angoisse ne comporte pas de mécanisme psychique,
mais agit sur le psychisme
On peut se référer sur ce point au
texte le plus élaboré de cette époque à propos
de l’étiologie sexuelle, et à propos de la causalité,
à savoir le texte sur la distinction entre neurasthénie
et névrose d’angoisse, et la réponse de Freud à critique
de ce texte par Lowenfeld.
Dans l’article de 1895 sur la séparation entre neurasthénie
et névrose d’angoisse, Freud donne des arguments pour une étiologie
sexuelle de la névrose d’angoisse. Cette étiologie est explicitement
décrite en termes de charge pesant sur le système nerveux.
Dans la neurasthénie, il y a épuisement nerveux ; dans la
névrose d’angoisse, l’angoisse est une décharge de l’excitation
sexuelle.
On est donc là en présence d’une causalité qui se
fonde en dernière instance sur de l’organique, sur du nerveux :
l’excitation somatique n’est pas déchargée par ses voies
normales, et donc elle se décharge en angoisse.
La cause de la névrose, c’est l’abstinence, l’insatisfaction, etc
: tout ce qui conduit à une limitation de la décharge somatique.
Mais attention, cette décharge échoue par le fait que l’excitation
n’est pas « dérivée psychiquement », élaborée,
traduite en libido psychique. On y reviendra. Pour le moment, on peut
dire que Freud donne quand même de cette dérivation une explication
neurologique : la décharge psychique (libido) c’est une décharge
corticale ; la décharge d’angoisse est sous-corticale. On est dans
un cadre d’élaboration de l’excitation par le système nerveux
lui-même.
En outre, dans le cadre de son conflit théorique avec Lowenfeld
Freud est conduit à construire un modèle précis et
complexe de la causalité, qui est un modèle qui vise à
déterminer les charges pesant sur le système nerveux. Les
névroses st essentiellement surdéterminées, ce qui
a un sens clairement neurologique : « que, d’une façon générale,
se produise une affection névrotique, cela dépend de la
charge totale du système nerveux (en rapport avec sa capacité
de supporter). En règle générale, les névroses
sont surdéterminées, càd que, dans leur étiologie,
plusieurs facteurs agissent conjointement »p70.
Il distingue ainsi a) condition, b) cause spécifique, c) cause
concurrente, d) circonstance occasionnante ou cause déclenchante.
L’essence de la cause déclenchante est sa situation temporelle
(juste avant l’effet), donc chaque type de cause peut jouer ce rôle.
Les conditions sont les facteurs sans lesquels l’effet ne pourrait se
produire, mais qui ne peuvent à eux seuls le produire. La cause
spécifique n’est absente d’aucun cas de réalisation de l’effet,
elle peut suffire à produire l’effet, si les conditions sont remplies.
Pour la névrose d’angoisse : condition : hérédité,
cause spécifique : facteur sexuel, causes adjuvantes et déclenchantes
: atteintes banales, émotions.
Freud élabore donc un modèle complexe de la causalité
qui permet d’expliquer la névrose d’angoisse, mais c’est pour défendre
l’étiologie sexuelle, pas la causalité psychique. Cf correspondance
p103 : l’angoisse touche aussi bien des femmes sensibles qu’anesthésiques
: donc la source de l’angoisse n’est pas dans le psychique mais dans le
physique « c’est un facteur physique de la vie sexuelle qui produit
l’angoisse »
Le problème, c’est qu’à côté de ça il
développe des formulations qui vont incontestablement dans le sens
fort d’une causalité psychique : par exemple, l’une des principales
causes de la névrose d’angoisse chez l’homme, c’est l’abstinence
intentionnelle.
II. Mécanismes psychologiques et intentionalité du sujet.
Dans les textes de cette période, Freud
distingue le plus souvent mécanismes et étiologie. L’étiologie,
en dernier lieu, est plutôt du côté physique. En revanche,
les mécanismes de formation des névroses sont psychologiques.
Mais on peut encore distinguer deux groupes au niveau des mécanismes
psychologiques. En fait, au sein même de l’ordre psychique, on peut
distinguer des mécanismes, et des causes.
Le principal mécanisme à proprement parler, c’est la substitution.
La transposition est le mécanisme propre des névroses :
c’est un mécanisme psychique qui les différencie donc de
la neurasthénie (où le mécanisme n’est jamais psychique).
Ainsi, les représentations de contrainte et phobies s’expliquent
schématiquement par le fait que l’affect séparé de
la représentation insupportable s’accroche à d’autres représentations,
qui deviennent contraignantes du fait de cette « fausse connexion
». Dans l’hystérie, il y a conversion de l’affect en symptôme
corporel. C’est là aussi un des mécanismes de déplacement
de l’affect. Comme on l’a vu, Freud reste prudent, et considère
que la formulation psychologique est seulement commode. Du reste, on peut
considérer que ces mécanismes de déplacement, qui
portent sur le lien entre des affects et des représentations, même
s’ils sont psychologiques, n’engagent pas en définitive l’intentionalité
du sujet. On peut très bien les identifier en définitive
à des mécanismes neurologiques, dans la mesure où
ils partagent avec les processus physiologiques le même caractère
aveugle. D’une certaine façon, ça marche tout seul. (discutable
au moins pour les obsessions, où le symptôme a quelque chose
d’un acte protecteur). En outre, à ce niveau Freud parle quand
même de causalité : cf Etudes p231: "la représentation
devient alors, du fait même de son refoulement, la cause des symptômes
morbides, elle est donc pathogène".
p242 : par suite de l'intrication de tous les symptômes, pas de
succès partiel : il faut tout liquider : "par suite même
de ces nombreuses associations causales, les représentations pathogènes
non encore liquidées vont servir de motifs à toutes les
créations de la névrose". Il y a une causalité
psychique, entre des représentations, engage-t-elle le sujet ?
Il y a des processus psychologiques qui ont quelque chose comme une responsabilité
causale : à savoirs les processus de défense, principalement
le refoulement. En effet, ces processus font intervenir le moi, autrement
dit un sujet intentionnel.
Ainsi dans la correspondance : p98-99 : dégénérescence,
sénilité, conflit (défense) et conflagration (trauma)
: divers modes de transpositions de l’excitation sexuelle qui provoquent
la névrose => donc mélange causes physiques/psychiques
Les exemples les plus nets se trouvent par ex dans
le Manuscrit H, 1895 (p140) : Sur la paranoïa : la représentation
délirante comme la représentation de contrainte «
doit sa force à un processus psychologique » ; « on
devient parano à propos de choses qu’on ne supporte pas, à
condition de posséder la disposition psychique spécifique
pour cela ». A propos d’un exemple : « elle ne voulait pas
qu’on lui rappelât cela, par conséquent elle l’avait refoulé
intentionnellement ». « La paranoïa a donc pour visée
de défendre le moi contre une représentation inconciliable
en projetant son contenu factuel dans le monde extérieur ».
L’idée délirante est maintenue avec la même énergie
employée pour écarter une idée désagréable
: « ils aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes.
Voilà le secret ».
Le refoulement est étudié principalement dans les Etudes
: p91: dans tous les cas d'hystérie acquise il y a une cause psychique,
à savoir une représentation intentionnellement refoulée
du conscient et exclue de l'élaboration associative : "c'est
dans ce refoulement intentionnel que gît, à mon avis, le
motif de la conversion totale ou partielle de la somme d'excitation"
; ce refoulement ne peut être dû qu'à un sentiment
de déplaisir; "l'idée refoulée se venge alors
en devenant pathogène" p96 : "aussi le véritable
moment traumatisant est-il celui où la contradiction s'impose au
moi et où celui-ci décide de chasser la représentation
contradictoire. Par ce rejet, la représentation n'est point anéanti
mais seulement repoussée dans l'inconscient. Lorsque ce processus
se produit pour la première fois, il donne lieu à la production
d'un noyau ou d'un point central de cristallisation où se forme
un groupe psychique séparé du moi et autour duquel tout
ce qui dépendait de l'idée contradictoire va se concentrer"
=> la dissociation du conscient est donc voulue et intentionnelle,
ou du moins introduite par un acte volontaire (et non effet de la dégénérescence
comme le croyait Janet).
On peut ici se référer à
la lecture de l’évolution de Freud proposée par A Grünbaum.
Celui-ci critique de la compréhension de la psychanalyse en termes
d’explication par les raisons et non par les causes : au contraire Freud
attribue un rôle causal à l’idéation refoulée
: la théorie du refoulement « a emphatiquement abjuré
une conception exclusivement physicaliste des attributions de pertinence
causale » (p75)
P 100sqq : des raisons explicatives sont des raisons motivantes
« Freud le déterministe se faisait le champion d’une telle
appartenance [des raisons au genre des causes]. Car il estimait que les
raisons explicatives sont une espèce de motif et que les motifs
à leur tour – qu’ils soient conscients ou inconscients – une espèce
du genre de la cause » « De fait, il parlait parfois indifféremment
de motifs et de causes » ; il « emploie « motif »
dans un sens technique parent du sens étymologique : dans son langage,
un « motif » est une cause excitatrice, instigatrice, qui
nous meut à l’action »
l’essentiel de la pertinence causale d’un état
antécédent X vis-à-vis d’une occurrence Y n’a rien
à voir avec la nature physique de X, mais tient à la question
de savoir si X fait une différence relativement à Y, ou
affecte l’incidence de Y
? neutralité ontologique de X : si un refoulement R est l’élément
pathogène psychique d’une névrose N, alors la présence
de R est causalement pertinente relativement à l’incidence de N
dans la classe de ceux qui présentent R, parce qu’elle fait une
différence pour ce qui est d’être affecté par N
Une cause n’est pas nécessairement un agent physique simple : «
quand les motifs des agents valent comme causes de leurs actions, cette
pertinence causale a les mêmes fondements ontologiques que dans
le cas des antécédents physiques qui causent, par exemple,
les événements astronomiques, à savoir que les antécédents
font une différence dans ce qui advient » (p105)
donc pour Grunbaum :
Après effondrement du modèle neuromécanique de l’Esquisse,
« Freud abandonna sa notion initiale, ontologiquement réductive,
du statut scientifique en faveur d’une autre conception méthodologique
et épistémologique » p. 5
En fait, on voit que c’est plus compliqué,
puisqu’il y a au moins deux façons d’aborder la causalité
psychique : il y a les raisons d’agir d’un sujet, à propos de quoi
Freud se demande s’il ne faudrait pas supposer une seconde intelligence
inconsciente, et se dit que ce n’est sans doute là qu’une apparence
(Etudes, p219).
Mais il y a aussi les mécanismes plus aveugles : le fait qu’à
partir du refoulement initial, il y a constitution d’un groupe pathogène
indépendant.
p242 : par suite de l'intrication de tous les symptômes, pas de
succès partiel : il faut tout liquider : "par suite même
de ces nombreuses associations causales, les représentations pathogènes
non encore liquidées vont servir de motifs à toutes les
créations de la névrose"
III. Force psychique et causalité négative
Dans le séminaire sur les Psychoses (p120)
Lacan remarque toutefois que chez Freud, « la question du centre
du sujet reste toujours ouverte ». Pour Lacan, c’est une mauvaise
évolution de la psychanalyse post-freudienne que d’avoir retrouvé
en force le moi et les défenses : « le moi redevient non
seulement le centre, mais la cause du trouble ».
Dans ses premières années, Freud reste effectivement prudent
par rapport aux formulations qui font intervenir le moi. D’ailleurs, il
un point essentiel de ce qu’il cherche à désigner par là,
c’est en effet de l’ordre de la cause, mais pas forcément de la
cause au sens d’une instance qui serait cause première du comportement.
Un concept essentiel ici est celui de force. La question de la force psychique
est présente très tôt chez Freud.
Dans les Etudes : p229-230 : critique de l'hypnose, qui ne permet pas
de vaincre les résistances
"J'avoue d'ailleurs que cette expérience a assez bien flatté
mon besoin de rapports quantitatifs, même dans le domaine psychique,
entre la cause et l'effet" => Freud devient psychohérapeute
mais emporte avec lui son idiosyncrasie de neurologue
p217 : équivalence force psychique-aversion du moi (formulation
psychophysiologique?) : "il s'agit surtout d'un parallèle
d'ordre quantitatif, d'une lutte entre des motivations plus ou moins puissantes
ou intenses"
La névrose résulte d’un conflit que le sujet n’a pas la
force de résoudre : refoulement raté. Ce conflit est un
conflit d’affects. Cf la communication préliminaire : le traumatisme
n’est pas une cause déclenchante, c’est une cause persistante,
toujours active. Pour que cela soit compréhensible, il faut supposer
une force agissante.
Définition du traumatisme dans un texte de 1892, écrit avec
Breuer, sur la théorie de l’attaque hystérique : «
devient traumatisme psychique toute impression dont la liquidation par
travail mental associatif ou réaction motrice offre des difficultés
au système nerveux ».
On peut jusqu’à un certain point considérer qu’on reste
bien dans l’ordre du nerveux. Peut-on dire que le syst nerveux est déjà
une sorte de sujet ? c’est une lecture possible du Projet de psychologie
scientifique.
Il me semble que ce qu’il faut souligner de façon essentielle,
c’est que pour le premier Freud, le fonctionnement normal du système
nerveux opère sans cesse une élaboration psychique du somatique.
Il y a une capacité à former des représentations
à partir du corps.
Le refoulement par exemple c’est la mise à l’écart d’une
représentation par rapport au cours normal de la pensée.
Dans l’article de 1893 sur les paralysies hystériques, Freud dit
que dans l’hystérie c’est la conception banale du corps qui est
altérée : la lésion est une altération de
la conception, de l’idée de bras : autrement dit « l’abolition
de l’accessibilité associative de la conception du bras »
: « le bras se comporte comme s’il n’existait pas pour le jeu des
associations » => on est obligé de se tenir dans le registre
psychologique.
Mais ce registre psychologique, ce n’est pas nécessairement un
donné de base, un présupposé intouchable : c’est
quelque chose qui se construit sur la base des processus somatiques. Explication
: cf articles sur névrose d’angoisse : s’il y a angoisse, c’est
que l’excitation somatique n’est pas dérivée psychiquement.
Mécanisme de cette névrose :
D’abord, il s’agit d’une accumulation d’excitation ; ensuite, l’angoisse
en question n’autorise aucune dérivation psychique
Problème : qu’est-ce que la dérivation psychique de l’excitation
somatique ?
La baisse de libido chez certains malades (désintérêt
pour le sexuel) montre que c’est bien l’excitation somatique qui est accumulée,
avec décroissement de la participation psychique aux processus
sexuels : le mécanisme de cette névrose est donc «
à chercher dans la déviation de l’excitation sexuelle somatique
à l’écart du psychique, et dans une utilisation anormale,
causée par là, de cette excitation » (p50)
Le problème est celui de la maîtrise par le système
nerveux de sa propre excitation, perçue du coup comme un danger.
L’élaboration psychique, c’est en quelque sorte la maîtrise
du syst nerveux par lui-même.
Mais en fait, il n’y a semble-t-il qu’un seul domaine où le système
nerveux perd la maîtrise de lui-même : celui de la sexualité.
Ce qui est de l’ordre des phénomènes
intentionnels à l’origine de la névrose, ce sont toujours
des refus porté sur le sexuel, une négation du sexuel. La
névrose arrive à cause de ce que le sujet veut, soit. Mais
ici veut = refoule = se refuse à un certain savoir. On n’est pas
très loin de l’élaboration psychique de la tension somatique
: le système nerveux rejette hors de lui-même une pulsion
qu’il ne maîtrise pas, et ce rejet consiste à ne pas en faire
qq chose de psychique.
Il y a donc qq chose comme l’échec d’une articulation entre l’ordre
du sexe et l’ordre du sens. Et on peut considérer que la cause
de la névrose est dans ce trou là, dans cet écart
qui se produit entre les deux. C’est en partie le sens de la « béance
» dont parle Lacan, qui fait d’ailleurs référence
au texte de Kant sur les grandeurs négatives.
C’est très approprié, au sens où Freud semble tourner
autour de quelque chose comme une cause négative : le refus, l’absence,
la négation.
D’ailleurs, le dernier point, qui n’affleure encore que très rarement
dans les textes de cette période, (ça apparaît surtout
dans les histoires de malades des études), c’est le fait que la
causalité qui produit les symptômes, c’est une fausse causalité,
une causalité de substitution. Par exemple ce qui donne leur force
eux représentations de contrainte c’est la fausse association entre
représentation et affect.
Ceci rejoint un dernier problème, qui est bien sûr l’objet
de la critique de Grunbaum, c’est la différence entre explication
clinique et explication causale. Freud effectivement hésite dans
ses formulations. Par dans les Etudes : p210: le procédé
cathartique "n'agit nullement sur les causes déterminantes
de l'hystérie et ne peut ainsi empêcher que de nouveaux symptômes
viennent remplacer ceux qui ont été écartés"
: cette méthode est symptomatique et non causale, ce qui ne lui
enlève pourtant pas toute valeur : elle agit sur ce qui peut être
modifié : mais la constitution hystérique même ne
peut pas être modifiée.
Et pourtant Freud que c’est cette méthode qui lui a donné
accès à l’étiologie des névroses.
Cf surtout dans la correspondance : p 186 (fin 1895) : je suis presque
sûr d’avoir trouvé avec formules de l’effroi sexuel et du
plaisir sexuel infantile la solution de hystérie et névrose
de contrainte, et je suis sûr que ces deux névroses sont
guérissables de façon générale, non slmt les
symptômes mais la disposition névrotique elle-même
Mais p. 197 : l’interprétation des névroses comme conflits
et défenses est ici qualifiée de « solution clinique
», dont il faudra peut être se contenter.
C’est un des problèmes cruciaux, que je ne résoudrai pas
ici.
Conclusion :
Freud est parti du parallélisme psycho-physiologique.
Il pense que l’on peut formuler des énoncés causaux dans
ces deux ordres, là-dessus Grunbaum a raison.
Mais quand il cherche la cause des névroses, certes Freud passe
d’une causalité physique à une causalité psychique.
Mais cette causalité psychique elle n’existe pas n’importe comment
: elle porte sur les représentations sexuelles, et si elle est
causale c’est parce qu’une force est à l’œuvre. Il n’y a donc aucun
sens à parler de causalité psychique sans sexualité.
On peut considérer que les concepts de force psychique et d’affect,
donc l’origine de ce qui s’appelle ensuite libido et pulsions, sont présents
très tôt dans l’œuvre de Freud, et indiquent une préoccupation
constante pour le fondement somatique du psychopathologique. Certes Freud
étend, avec l’ics, le champ de la présence d’un sujet, mais
ce sujet ne se constitue que dans le travail, et notamment le travail
de rejet, des pulsions sexuelles.
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Citations :
1) « Les médecins se virent confrontés
à la tâche de rechercher la nature et l’origine des manifestations
morbides de ces nerveux ou névrosés. On découvrit
à cette occasion qu’au moins chez certains de ces malades les signes
du mal n’ont pas d’autre origine qu’un changement dans l’influence de
leur vie psychique sur leur corps, et que par conséquent la cause
première du trouble est à chercher dans le psychique. Quant
à savoir quelles sont les causes plus lointaines dont a été
affecté le psychique, qui vient à son tour troubler le corporel,
c’est une autre question, qu’on peut se permettre de laisser de côté
pour l’instant ».
Traitement psychique, 1890, in Résultats, idées, problèmes
I, p.5
2) « La chaîne des processus physiologiques
ne se trouve probablement pas dans un rapport de causalité avec
les processus psychiques. Les processus physiologiques ne s’interrompent
pas dès qu’ont commencé les processus psychiques. Au contraire,
la chaîne physiologique se poursuit, si ce n’est qu’à partir
d’un certain moment un phénomène psychique correspond à
un ou plusieurs de ses chaînons. Le processus psychique est ainsi
parallèle au processus physiologique (« a dependent concomitant
»). »
Contribution à la conception des aphasies, 1891, PUF, p.105
3) « Peut-être serait-il plus exact
de dire : ce ne sont pas là du tout des processus de nature psychique,
mais des processus physiques dont la conséquence psychique se présente
comme si était effectivement advenu ce qui est exprimé par
les locutions : « séparation de la représentation
d’avec son affect et fausse connexion de ce dernier ».
Les névropsychoses de défense, 1894, in OC tome III, PUF,
p. 11
4) « Dans un certain nombre de cas de névrose
d’angoisse, on ne peut pas reconnaître une quelconque étiologie.
Il est à noter que dans de tels cas la mise en évidence
d’une lourde charge héréditaire se heurte rarement à
des difficultés.
Mais là où l’on est fondé à considérer
la névrose comme une névrose acquise, si l’on procède
à un examen soigneux orienté vers ce but, on trouve comme
facteurs étiologiques efficients une série de nuisances
et d’influences provenant de la vie sexuelle. Celles-ci semblent d’abord
de nature variée, mais elles laissent facilement déceler
le caractère commun qui explique leur effet similaire sur le système
nerveux (…) ».
Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie
un complexe de symptômes déterminé en tant que «
névrose d’angoisse », 1894, in OC tome III, p. 41
5) « De toutes ces indications, à
savoir qu’il s’agit d’une accumulation d’excitation, que l’angoisse qui
correspond vraisemblablement à une telle excitation accumulée
est de provenance somatique, si bien donc que c’est de l’excitation somatique
qui est accumulée, qu’en outre cette excitation somatique est de
nature sexuelle et qu’elle s’accompagne d’un décroissement de la
participation psychique aux processus sexuels – toutes ces indications,
dis-je, font qu’on s’attend encore mieux à ce que le mécanisme
de la névrose d’angoisse soit à chercher dans la déviation
de l’excitation sexuelle somatique à l’écart du psychique,
et dans une utilisation anormale, causée par là, de cette
excitation ».
ibid., p. 50
6) « Je crois qu’on se rend possible une
présentation des circonstances étiologiques, vraisemblablement
très compliquées, qui prédominent dans la pathologie
des névroses, si l’on se fixe les concepts étiologiques
suivants : a) condition, b) cause spécifique, c) cause concurrente,
et comme terme d’une valeur inégale à celle des précédents,
d) circonstance occasionnante ou cause déclenchante » Equation
étiologique de la névrose d’angoisse : « Condition
: hérédité. Cause spécifique : un facteur
sexuel, au sens d’une dérivation de la tension sexuelle à
l’écart du psychique. Causes adjuvantes : toutes les atteintes
banales : émotion, effroi, tout comme épuisement physique
par maladie ou suractivité »
Sur la critique de la névrose d’angoisse (réponse à
Löwenfeld), 1895, OC tome III, p. 74
Etudes sur l’hystérie, 1895 (PUF) : « Communication préliminaire »
7) « Au point de vue théorique, ils [les résultats de l’investigation clinique] montrent le facteur accidentel est, bien au-delà de ce que l’on pensait, déterminant dans la pathologie de l’hystérie. » p. 1
8) « L’expérience pourtant nous a enseigné que les symptômes les plus différents, qui passent pour être des productions spontanées et, pour ainsi dire, idiopathiques, de l’hystérie, ont avec le traumatisme motivant un rapport tout aussi étroit que les phénomènes, si clairs à ce point de vue, dont nous venons de parler. » (il s’agit des phénomènes de l’hystérie traumatique). p. 2
9) « Dans d’autres cas, la connexion n’est pas aussi nette. Il n’existe plus, pour ainsi dire, qu’un lien symbolique entre le phénomène pathologique et sa motivation (…). Nous avons pu voir des malades qui faisaient de cette sorte de symbolisation le plus grand usage ». p. 3
10) « Nous avons, de façon analogue, démontré que la cause de la plupart des symptômes hystériques méritait d’être qualifiée de traumatisme psychique (…). Mais en ce qui concerne la relation causale entre le traumatisme psychique motivant et le phénomène hystérique, il faut se garder de croire que le traumatisme agit à la façon d’un agent provocateur qui déclencherait le symptôme. Celui-ci, devenu indépendant, subsisterait ensuite. Mieux vaut dire que le traumatisme psychique et, par suite, son souvenir agissent à la manière d’un corps étranger qui, longtemps après son irruption, continue à jouer un rôle actif. (…) Contrairement à ce que dit l’axiome : cessante causa, cessante effectus, nous pouvons sans doute déduire de ces observations que l’incident déterminant continue, des années durant, à agir et cela non point indirectement, à l’aide de chaînons intermédiaires, mais directement en tant que cause déclenchante ». p. 4
11) « On peut donc dire que, si les représentations devenues pathogènes se maintiennent ainsi dans toute leur fraîcheur et toujours aussi chargées d’émotions, c’est parce que l’usure normale due à une abréaction et à une reproduction dans des états où les associations ne seraient pas gênées leur est interdite. » p.8
12) « La cause interne de l’hystérie reste encore à découvrir. Nous n’avons fait qu’effleurer l’étiologie de l’hystérie, jeter quelque lumière sur la causation des formes acquises et mettre en valeur le facteur accidentel des névroses ». p. 13
Chapitre 4 : « Psychothérapie de l’hystérie »
13) « En partant ainsi de la méthode de Breuer, j’arrivai à étudier d’une façon générale l’étiologie et le mécanisme des névroses. J’eus ensuite la chance d’aboutir, en un laps de temps relativement court, à des résultats appréciables. Je fus forcé de reconnaître que puisque l’on pouvait parler de cause dans l’acquisition d’une névrose, l’étiologie devait tenir à des facteurs sexuels. » p. 207
Discussion de l'exposé de Mathias Winter
P.-H. Castel : – Ce que vous dites est assez original. Je crois qu’il y a peu de gens qui mesurent la finesse de cette observation que vous avez relevée sur le problème de la causalité. Cf. citation 10 : c’est exactement le problème qui se pose entre la réponse à Löwenfeld et les Études sur l’hystérie : « Contrairement à ce que dit l’axiome : cessante causa, cessante effectus [remarque : = sublata causa tollitur effectus : « si on enlève la cause, on enlève l’effet », formule qu’on trouve chez Grünbaum] , nous pouvons sans doute déduire de ces observations que l’incident déterminant continue, des années durant, à agir et cela non point indirectement, à l’aide de chaînons intermédiaires, mais directement en tant que cause déclenchante ». Cela, c’est exactement ce qui différencie la névrose d’angoisse des autres névroses (notamment la névrose hystérique). Quand Grünbaum s’appuie sur le texte sur la névrose d’angoisse, et sur l’épistémologie de la cause qui est valide pour la névrose d’angoisse, il étend au delà de ces faits ce que Freud dit au niveau des psychonévroses (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa). Il impute à Freud de ne pas respecter une épistémologie qui ne va pas par rapport à la maladie même qui était en cause. Et ce que dit très justement Lacan, c’est qu’à partir du moment où on fait cesser l’axiome « sublata causa tollitur effectus », l’effet nous empêche d’adopter une théorie normale de la causalité : il y a bien ce qu’il appelle une béance entre la cause et l’effet. Alors on entre dans un tout autre registre que la théorie de la cause qui valait pour la névrose d’angoisse. Lacan va dire : ce qui permet à quelque chose qui n’est qu’un incident déterminant de continuer à exercer son effet, c’est l’Inconscient. Par conséquent, ce que Freud appelait l’Inconscient (ce dont on n’a pas conscience, pour des raisons organiques, etc.) ne vaut plus au moment de cette rupture. Je trouve que vous avez montré de manière très claire ce type de problème épistémologique autour de la causalité.
Ce qui me frappe par rapport à ce sujet
(j’avais travaillé sur ce problème il y a quelques années),
c’est qu’il y a une autre manière de voir l’enchainement des pathologies,
c’est à travers des degrés croissants d’intentionnalité
dans la pathologie (neurasthénie < névroses d’angoisse<
névrose obsessionnelle< phobie).
Cf. cette très belle citation 3 : « Peut-être serait-il
plus exact de dire : ce ne sont pas là du tout des processus de
nature psychique, mais des processus physiques dont la conséquence
psychique se présente comme si était effectivement advenu
ce qui est exprimé par les locutions : « séparation
de la représentation d’avec son affect et fausse connexion de ce
dernier » ». Formule très contournée. Ce qu’il
faut savoir, c’est que le problème qui se pose = la masturbation
compulsive an-idéique (anxieuse, mais sans représentation
sexuelle). C’est le tableau de la neurasthénie sexuelle de Beard.
Le problème : s’il n’y a pas de représentation, est-ce parce
qu’il n’y a pas de représentation ? ou est-elle ailleurs ? L’activité
interprétative de Freud à ce moment là va consister
à entrer dans ce blanc, à intentionnaliser les choses dans
une opération complètement constructive. Ce que va montrer
Freud, c’est que si on rattache ces phénomènes à
l’horizon obsessionnel dans lequel ils se produisent, alors on peut produire
une explication en terme de déplacement. Cela a été
le titre de gloire de Freud. Il a été connu grâce
à cela (vers 1903,1904).
Autre question : à partir de quand Freud tient-il compte du transfert
? Au fond, l’associationnisme freudien va devenir téléologique
à partir du moment où il y a des représentations
de buts dans le transfert et l’envie de guérir (vs. Grünbaum
qui considère que toutes les expressions intentionnelles ne sont
pas intentionnelles mais ne sont que « des manières de parler
», parce que Freud ne peut pas, vu la théorie de la causalité
qu’il a défendue, avoir une autre théorie non complètement
mécanique, ce qui est totalement démenti à chaque
page de la Traumdeutung où c’est une causalité finalisée
qui est en jeu : ce que dit le patient est adressé à l’analyste).
C’était la thèse de Simonelli dans son travail : est-ce
qu’il n’y a pas d’un côté une élaboration strictement
épistémologique sur la causalité et de l’autre un
parallèle clinique ? Et que c’est de la clinique que lui vient
l’idée au fond que ce modèle de la causalité est
en péril et qu’il va falloir le bouger.
Comme vous l’avez très bien dit, il y a d’abord le problème de la persistance de la cause incidente qui devient la cause déclenchante ad vitam eternam. Et puis, il y a le caractère finalisé et intentionnel de ces mécanismes psychologiques, qui repose en dernière analyse sur le transfert (c’est là que cela se finalise, s’intentionnalise).
Mathias Winter: – Ce qui affleure dans ces textes, c’est que par dessus cette béance causale, il y a tout ce qui est de l’ordre de la fausse connexion qui occupe une place grandissante (les causes que le patient veut reconnaître, les causes auxquelles il attache de l’importance).
P.-H. Castel : – C’est évidemment central : le modèle du transfert, c’est celui de la fausse connexion.
Françoise Parot : – J’ai un peu tiqué sur l’emploi du terme intentionnalité. Il faudrait faire très attention. L’intentionnalité, ce n’est pas l’intention du patient, c’est d’abord le fait d’être orienté vers un objet, au sens propre du terme. C’est là qu’on trouve la question des connexions et des dérivations d’un objet à l’autre. Il faut faire attention à ne pas assimiler les raisons d’agir et l’intentionnalité, et encore moins la responsabilité. Tout cela m’intéresse, car je travaille actuellement sur les rapports causalité structurante/causalité déclenchante.
P.-H Castel : - En fait, les thérapies comportementales ont cette propriété de considérer que la cause incidente peut rester une cause.
Françoise Parot : - L’une des questions qui portent sur l’efficacité des thérapies comportementales, c’est de pouvoir momentanément supprimer le pouvoir déclenchant d’un certain nombre d’évènements. Mais justement, ce qui est laissé complètement de côté, c’est la raison pour laquelle une cause est déclenchante... Et qu’on ne peut trouver que dans les causes structurantes et dans cette béance, à laquelle on a fait allusion, entre des éléments réels et leur métabolisation.
P.-H. Castel : – Finalement, c’est tout cela qui
fait qu’il est si difficile de naturaliser la psychanalyse. L’inconscient
a lieu précisément dans le cas de figure où on rumine
l’architecture des niveaux de causalité qui sont fondamentaux dans
l’épistémologie naturaliste.
Il y a un autre aspect que vous ne mentionnez pas, c’est que dans le texte
de Grünbaum contre Freud, ce que dit Grünbaum, c’est que l’hypothèse
de Löwenfeld est en fait une formulation de l’hypothèse de
Quine-Duhem : l’architecture de la causalité permet de dire que
dans les cas d’inductions parallèles (whewelliennes), lorsque le
patient dit que l’analyste a tort, s’il y a des séries parallèles
(rêves, symptômes, actes manqués) qui montrent des
modifications, alors on peut s’appuyer sur le fait qu’il y eu une modification
causale liée à l’interprétation. On a besoin de cette
pluralité des séries causales pour pouvoir dire que, même
si le patient ne reconnaît pas la valeur de l’interprétation,
l’interprétation a eu une action causale quoi qu’il en dise et
quoi qu’il proteste. Ce parallélisme des séries causales
est entièrement articulé sur une théorie de la causalité
qui permet de réviser les hypothèses en fonction de leur
contribution explicative aux phénomènes.