Philosophie et histoire de la médecine mentaleSéminaire doctoral, IHPST, Paris I (2007-2008)

Problèmes philosophiques de la psychopathologie cognitive : à partir de Bolton & Hill

séance n°9, 21 mars 2008


Remarques introductives aux problèmes de la neuropsychanalyse

Eric Stremmler

 

À la question de savoir pourquoi la psychanalyse n’a pas de facto intégré le giron des sciences cognitives dans le dernier quart du XXe siècle, une partie fondamentale de la réponse pourrait bien venir d’une étude épistémologique, en complément d’une étude historique telle que l’a appelée de ses vœux Nicolas Georgieff, professeur de psychiatrie, psychanalyste, et membre de l’Institut des Sciences Cognitives de Lyon. La question de Georgieff est éminemment pertinente puisque ses travaux ainsi que ceux des premiers neuropsychanalystes anglo-saxons tendraient à montrer que le Freud pré-analytique aurait, en quelque sorte, été le premier véritable cognitiviste. Ce Freud-là, c’est en Biologiste de l’esprit, ou encore en Christophe Colomb des neurosciences qu’on nous le présente dorénavant. De façon plus spécifique, c’est dans l’Entwurf, opuscule confiné dans sa correspondance avec Wilhelm Fliess, qu’on nous assure avoir logé les embryons de la théorie holographique du cerveau, des boucles de rétropropagation cybernétique, ou encore de la neurochimie des émotions.  

J’ai montré dans un travail sur l’histoire de la neuropsychanalyse, que c’est justement afin de se frayer un passage vers les sciences cognitives et de rompre un isolement mortifère – notamment aux Etats-Unis – qu’un groupe de psychanalystes a entrepris de prendre le taureau par les cornes, dans les années 1990, en s’associant avec des neurobiologistes prestigieux. Ces neurobiologistes n’étaient, au départ, pas tous favorables à un tel rapprochement. Néanmoins, ceux-ci vinrent finalement conforter la crédibilité scientifique de la discipline sérieusement mise à mal par les Freud Wars. J’ai notamment indiqué qu’il ne s’agissait pas uniquement d’envisager un rapprochement avec les neurosciences, mais aussi avec l’intelligence artificielle, et dans une moindre mesure avec la philosophie de l’esprit. Le mouvement neuropsychanalytique vise en quelque sorte à intégrer la psychanalyse en tant que discipline à part entière dans le domaine des sciences cognitives modernes.

Sa rationalité intrinsèque, pourtant mise au premier plan par Georgieff, n’y suffirait plus, il faudrait, coûte que coûte, que la psychanalyse se raccroche au train des neurosciences cognitives sous peine de disparition.

Alors, après quinze ans de neuropsychanalyse, pourquoi la psychanalyse n’a-t-elle toujours par acquis droit de cité chez les cognitivistes ?

 

La réponse par l’explication historique me semble partielle. Il y a fort à parier qu’une étude philosophique facilitera la mise en relief de problèmes épistémiques, ontologiques, et méthodologiques qui font qu’il n’est absolument pas garanti que les explications neuroscientifiques puissent se superposer ou s’articuler sur les explications psychanalytiques pour accroître l’intelligibilité du processus explicatif du fonctionnement de l’esprit en général et du fonctionnement pathologique de l’esprit, en particulier.

Le trauma est un des thèmes fondamentaux étudiés par cette nouvelle discipline. S’il n’est toujours pas apparu de clinique neuropsychanalytique proprement dite, de nombreux travaux théoriques ont pourtant rendu compte d’une tentative d’intégration de la théorie psychanalytique du trauma avec les dernières avancées neuroscientifiques sur le sujet, notamment sur les troubles liés au syndrome de stress post-traumatique (PTSD). Je propose de mener cette première étude épistémologique de la neuropsychanalyse sur le trauma, et plus particulièrement sur le travail fondamental effectué depuis une quinzaine d’années par Allan N. Schore dans ce domaine. De tous les neuropsychanalystes, Schore est, sans doute, celui qui a développé une théorie générale du fonctionnement de l’esprit, et notoirement du fonctionnement pathologique de l’esprit, qui est la plus aboutie. Sa théorie du traumatisme psychique est remarquablement développée, même si, et la remarque a son importance, il va falloir nous transporter dans un univers qui, bien qu’originellement enraciné chez Freud, sera plutôt l’espace imaginaire qu’on pourrait tisser en déroulant les travaux de Heinz Kohut, John Bowlby et Antonio Damasio. 

 

Qu’est-ce qui caractérise la spécificité de l’approche neuropsychanalytique du trauma par rapport à l’approche freudienne ?

Chez Freud, on a les deux tendances, une assez neurologique (ça laisse des traces dans le cerveau et elles sont reparcourues par le rêve traumatique, les agirs compulsifs, et les délires), et une autre qui dilue l’événement déclanchant dans la reviviscence de traumas infantiles eux-mêmes peu traumatiques à la lumière des capacités de l’adulte, et de nature « sexuelle », avec entre les deux, un facteur interne médiateur, le fantasme.

Donc on peut tirer les choses dans les deux sens. La neuropsychanalyse cherche-t-elle alors non pas à assumer cette tension, mais plutôt à la résorber dans une synthèse supérieure ?

 

Cette étude devra permettre d’aborder l’engagement épistémologique de la neuropsychanalyse sous plusieurs facettes. Plusieurs pistes de réflexion peuvent être envisagées, mais je les résumerai en une seule phrase : la neuropsychanalyse affiche-t-elle une véritable prétention scientifique objectivante ou n’est elle qu’une tentative plutôt normative de développement d’un langage commun à la psychanalyse et aux neurosciences ?

C’est en trois parties distinctes que je j’envisage cette première exploration.

Dans un premier temps, je donnerai un compte rendu synthétique de la théorie psychoneurobiologique du trauma développée par Schore. J’ai retenu trois points essentiels de sa théorie et de sa clinique : 1. les effets du trauma relationnel sur le développement du cerveau droit, 2. les conséquences du trauma relationnel précoce sur la régulation des affects, 3. la nouvelle psychologie schorienne du Self et la psychothérapie psychanalytique développementale.

Dans une deuxième partie, j’examinerai plusieurs questions épistémologiques concernant la théorie, et la clinique du trauma développées par Schore. Je m’attacherai particulièrement au traitement des affects et des émotions, puis aux raisons et causes traumatiques, et enfin je me demanderai ce que prouve la neuroimagerie fonctionnelle dans sa théorie.

Dans une dernière partie, je mentionnerai rapidement comment le programme épistémologique de la neuropsychanalyse semble, en fait, correspondre au programme de développement des connaissances élaboré au début du XXe siècle par Moritz Schlick. Je terminerai, alors, sur une proposition formulée autour de la nécessité d’introduire l’épistémologie psychanalytique élaborée par Akeel Bilgrami dans ce débat sur la neuropsychanalyse.

La théorie neuropsychanalytique du trauma d’Allan Schore

 

Avant de prendre connaissance des points cardinaux de la théorie schorienne du trauma, il me semble nécessaire de nous arrêter un instant sur l’introduction à son travail, livrée dans ses deux ouvrages de référence Affect Regulation and the Repair of the Self, et Affect Dysregulation and Disorders of the Self. On y trouve sa théorie du trauma, mais aussi sa conception générale de la neuropsychanalyse en tant que psychoneurobiologie des fonctions et dysfonctions humaines. Autour des deux concepts clés que sont l’attachement et la régulation des affects dans sa théorie générale du fonctionnement de l’esprit, et de l’esprit traumatisé en particulier, on trouvera assez clairement exposées ses positions sur ses (p)références analytiques kohutiennes et bowlbyennes, son désaveu de la métapsychologie freudienne, sa foi dans les neurosciences de l’émotion telles qu’elles ont été développées par des chercheurs comme Antonio Damasio, Jaak Panksepp ou Joseph LeDoux, sa fascination devant les techniques de neuroimagerie fonctionnelles, et d’un point de vue plus conceptuel comment, et où, il situe l’esprit dans le cerveau de ses patients traumatisés.

 

Le travail effectué par Schore sur le trauma peut être considéré, à la fois, comme le socle de cette théorie générale de la psychoneurobiologie des fonctions et dysfonctions humaines, et comme son extension majeure.

En premier lieu, j’évoquerai comment Schore met en relief une coïncidence intéressante pour la psychanalyse en décrivant comment le trauma relationnel précoce façonne le cerveau du très jeune enfant. Je poursuivrai en rentrant dans le mécanisme de l’attachement traumatique et de la psychopathogénèse des troubles liés au syndrome de stress post-traumatique. J’aborderai alors la régulation des affects lorsqu’elle est perturbée par un trauma relationnel précoce. Je terminerai cette revue en décrivant comment Schore est amené à souscrire que le cerveau droit est sans doute le substrat neuronal de l’inconscient freudien. Je conclurai cette partie en abordant les implications cliniques et thérapeutiques proposées par Schore qui, à la suite de Heinz Kohut, s’engage vers une nouvelle psychologie du Soi et une psychothérapie développementale d’inspiration psychanalytique.

Occasionnellement, je ponctuerai mon commentaire des apports et propositions de Louis Cozolino et John Gedo sur la théorie neuropsychanalytique du trauma. Ces deux chercheurs s’inscrivent volontairement dans le courant de pensée schorien.

Je distinguerai ce groupe des autres neuropsychanalystes ayant publié sur la question du trauma en remarquant chez eux une cohérence et une unité conceptuelle qu’on ne retrouve pas (encore) chez leurs confrères. Il existe, hors de ce trio, une dizaine de travaux suffisamment important sur le trauma pour qu’on les remarque, mais leur statut d’ébauche m’invite à penser qu’il est justifié de conférer une priorité immédiate à Schore, Cozolino et Gedo.

Les effets du trauma relationnel sur le développement du cerveau droit

 

Schore retient de l’enseignement de Bowlby, à la croisée de la biologie et de la psychanalyse développementale, deux hypothèses fondamentales : 1. la relation dite d’attachement joue directement sur « la capacité à gérer le stress », 2. l’existence d’un « système de contrôle » situé dans le cerveau de l’enfant sert à réguler les fonctions de l’attachement. Comme le voit Schore, « l’attachement est plus que le comportement manifeste, il est interne, en construction dans le système nerveux, et résulte de l’expérience de l’enfant dans ses transactions avec la mère [1]  ».

Le prerequisit à sa théorie du trauma, élaborée à la fin des années 90, était de confirmer qu’il existait bien des états d’attachement transactionnels de synchronie affective. Ces états – positifs ou négatifs – étant régulés de façon interactive par la personne dispensant les soins maternels à l’enfant.

QUOTE 2

Une fois ce préambule acquis, Schore s’appuie sur cette base pour mettre en perspective les effets que pourra générer une relation mère-enfant traumatique sur la croissance de l’hémisphère droit de l’enfant.  Ce sera ensuite à cause de cette croissance dysfonctionnelle qu’une multitude de troubles psychopathologiques – dont le syndrome de stress post-traumatique – pourront, si je puis dire, venir se loger dans la tête de l’enfant, de l’adolescent ou du futur adulte. Je comprends de Schore que si l’on développe, malgré soi, une prédisposition à la maladie mentale, cette dernière vous tombera un jour dessus en provenance de l’extérieur par la médiation d’un événement externe :    

QUOTE 3

Il nous faut nous concentrer en premier lieu sur ce premier événement qu’est la relation traumatique imposée par la mère non protectrice, ou maltraitante, à son enfant. Ce sont les dégâts occasionnés par cette relation dyadique problématique précoce sur le substrat neuronal du cerveau droit de l’enfant que Schore tient à expliquer en ouverture de sa théorie du trauma. Du sixième mois de grossesse jusqu’à la fin de la deuxième année, le cerveau droit de l’enfant sera anatomiquement prédominant sur le cerveau gauche.

Le cortex droit qui arrive à maturité avant le gauche devient donc le principal acteur (pour ne pas dire réceptacle) des expériences sociales précoces. De nouveau, un langage cybernétique est utilisé pour rendre compte de ces interactions de cerveau à cerveau :

QUOTE 4

Schore cite une multitude de travaux d’imagerie anatomique cérébrale confirmant ce fait troublant. (cf F. Parot !) L’effet est effectivement troublant car le suivi de la croissance anatomique du cerveau de l’enfant va coïncider avec plusieurs étapes essentielles du développement psychique de l’enfant et de l’adolescent tel qu’il a pu être conçu par la psychanalyse et notamment par Freud lui-même. Des psychanalystes comme Kohut et Bowlby n’auront d’ailleurs fait que renforcer cette agitation en s’intéressant plus particulièrement que ne l’avait fait Freud à la vie psychique pré-œdipienne.

Schore considère comme un élément essentiel l’aspect physiologique des postulats de Kohut qui établissent que le maintien crucial de l’enfant dans un équilibre homéostatique dépend directement de ses interactions dyadiques réciproques avec ses selfobjects. Pourtant, rien ne garantit que Kohut aurait lui-même considéré ces postulats comme relevant de la physiologie. Ce qui fait, sans doute, dire à Schore que les selfobjects agissent comme des « régulateurs psychobiologiques externes », c’est qu’ils peuvent aussi agir à des niveaux infrasématiques, en dessous des niveaux attentionnels conscients, pour « cocréer des états de cohésion et de vitalisation maximales ». C’est là tout le point de départ de la rencontre de Schore avec Kohut. La conception schorienne du trauma découle de la dysrégulation de ce « moment » kohutien. L’apport principal de Schore est sa mise en forme neurobiologique.

L’attachement sur lequel a travaillé Bowlby est conceptualisé par Schore comme étant «la transformation d’une régulation externe en une régulation interne». Il envisage cette progression comme un accroissement de complexité des systèmes du cerveau en maturation responsables de la régulation adaptative des interactions entre l’organisme en développement et l’environnement social. C’est la régulation des émotions dans l’expérience dyadique mère–enfant qui fournit le cadre de cette maturation cérébrale.

Schore se base, en plus de ses propres recherches, sur les travaux de plusieurs neurobiologistes pour affirmer que seuls des liens d’attachement stables peuvent fournir le cadre d’un développement neurobiologique satisfaisant. Cette croissance neurobiologique saine permet à l’enfant de développer des capacités de coping (gestion adaptée des situations) qui, elles, influencent directement la santé mentale de l’enfant, puis de l’adulte.

Par opposition à ce scénario, la mère, ou la nourrisse, abusive non seulement s’engage moins dans le jeu, mais, surtout, elle renforce les états d’affect négatif que Schore désigne comme traumatiques.

QUOTE 5

            Des stimulations émotionnelles particulièrement intenses, et malvenues, ont donc pour conséquence une perturbation notoire des réactions biochimiques du jeune cerveau. Ce désordre neurochimique entraînerait, lui, la modification pathologique du fonctionnement d’un sous organe, ou d’une sous-partie du cerveau, celui justement nécessaire au développement des capacités de coping de l’enfant. Nous touchons ici le cœur de la théorie schorienne du trauma : l’abus émotionnel prolongé est le pivot du trauma infantile. À cet effet, Schore précise que cet abus a été subis, en général, avant l’âge de deux ans, donc précédent d’environ deux ans l’apparition de l’œdipe freudien. Schore y insiste :

QUOTE 6

Schore estime qu’il est maintenant possible de comprendre Kohut grâce à la neurobiologie des émotions, et du développement. Par exemple, il reconnaît dans les descriptions, et les explications, de chercheurs comme Panksepp, ou Damasio, un parallèle avec le mécanisme kohutien de « mirroring » :

      QUOTE 7

S’il n’est sans doute pas faux qu’il se passe de tels événements à l’échelle neurobiologique du cerveau du bébé, ce processus ne peut, à mon avis, rendre compte de quelque chose de plus profond, et insaisissable qui est le jeu de langage centré sur le bébé, et ses effets sur les attitudes propositionnelles du nourrisson (ses désirs, ses croyances), ainsi que ses fantasmes en construction.

 

Le langage proprement dit se trouve-t-il rejeté de la neuropsychanalyse ? Pas si sur, mais il est temps de remarquer qu’un trait essentiel de toute l’analyse de Schore est sa mise en avant de la communication, et du transfert non verbal. Comme on le verra plus tard, la « cible » du processus thérapeutique que lui, et Cozolino, recommandent, se trouve être des faisceaux de réseaux de neurones à activer, et non plus le contenu même de ce qui est dit (ou écouté) pour mettre en branle ces assemblages neuronaux. Il semblerait que ce qui se passe au niveau infrasémantique soit véritablement plus important que ce qui est propagé par la parole.

Conséquences du trauma relationnel précoce sur la régulation des affects

 

Schore considère la relation d’attachement comme le régulateur de l’excitabilité, et il en tire que « l’attachement est, par essence, la régulation dyadique de l’émotion ». Les interactions émotionnelles précoces influencent donc directement l’organisation des systèmes cérébraux qui régulent l’affect (et la cognition). Schore présente alors son modèle neurobiologique développemental de l’attachement :

  QUOTE 9

Pour Schore, la dysrégulation des affects a une double origine ; l’abus et la négligence. Je pense qu’il n’est pas faux de prétendre que pour lui on peut équivaloir le trauma à cette dysrégulation des affects. Cette dérégulation se matérialise dans ce que Schore appelle une relation sociale (cf A. Erhenberg). Quand cette dernière est mauvaise ou détériorée et qu’elle implique l’enfant, il y voit le « facteur de stress » le plus puissant de toute l’étiologie traumatique.

 

QUOTE 10

 

Ce point de vue ne manque pas d’intérêt car Schore situe alors clairement la source du trauma à l’extérieur – dans le social -. Cependant, il faut prendre quelques précautions car, très vite, des raisons « sociales » se transforment en causes naturelles internes. En quelque sorte, la mauvaise relation sociale de la dyade mère-enfant serait la cause ultime d’un PTSD, alors que l’empreinte neuronale de l’hémisphère droit deviendrait une cause prochaine du PTSD. L’évènement externe déclencheur comme l’éclat d’obus, ou le viol (subi par un adulte) ne serait qu’une autre cause prochaine. Pour résumer, on aurait donc une cause ultime située dans une relation abusive, ou de négligence, mère-enfant qui induirait un état neurologique quasi permanent qui se révélerait être une cause prochaine (interne) du trauma après la rencontre du cerveau droit mutilé avec une cause prochaine externe. Curieusement, la rencontre entre deux causes prochaines internes ne semble pas envisagée comme se pourrait typiquement l’être dans un cas d’hystérie. 

            Les accrocs rencontrés par le système de régulations des affects menant au PTSD de l’enfant, puis de l’adulte, seraient la marque de ce que Schore appelle un phénomène de dé-évolution des circuits limbiques du cerveau droit. L’effet à long terme du trauma précoce serait ainsi l’arrêt de développement des affects. Cette dé-évolution pourrait aussi entraîner l’apparition d’un large spectre de troubles comme les états-limites, certaines psychoses, et prédisposer l’individu aux comportements violents.

Vers une explication des troubles de la personnalité borderline et antisociale

 

Selon Cozolino, « le BPD [2] peut se concevoir comme une variante d’un PTSD complexe ». Les données probantes l’incitant à se prononcer de la sorte sont l’abus précoce, le trauma, et l’apparition de symptômes dissociatifs remarqués fréquemment chez ces individus. Les patients BPD se caractérisent par : une hypersensibilité à un abandonnement réel ou imaginaire, des troubles de l’identité personnelle, des relations intenses et instables, une alternance d’idéalisation et de dévaluation d’eux-mêmes et des autres,s des comportements compulsifs, risqués, et automutilant.

C’est l’appui de l’explication neurobiologique qui, d’une part, permet à Cozolino d’assimiler ce trouble à un trauma de type PTSD, puis ensuite de penser que l’explication neurochimique de son étiologie lui confère une crédibilité supérieur, voire vraie. À propos du BPD, Cozolino – en tant que thérapeute - se voit « comme un réseau neuronal externe aidant à l’intégration de réseaux soustraits au processus de développement » !  

Voici un exemple typique d’explication psychoneurobiologique telle qu’on peut les rencontrer fréquemment chez Schore ou Cozolino. Il s’agit donc, ici, de décrire, plus ou moins minutieusement, l’enchaînement des événements conduisant un sujet à s’automutiler. Le psychisme du patient, n’est pour ainsi dire, pas évoqué, et l’explication fondamentale réside véritablement dans les échanges interactifs entre substrat neuronal et neurotransmetteurs.

 

QUOTE 11

 

Absolument aucune indication n’est fournie concernant la manière dont le patient va s’automutiler ; ni avec quel moyen, ni, bien sûr, le lieu ou la date de l’événement, ni la partie du corps mutilée ne sont mentionnés. On ne sait absolument pas non plus si cet acte est commis en référence à une personne particulière, ou en réaction à une action humaine quelconque. Il me semble qu’on peut, au moins pour ce cas particulier, dire que les explications psychanalytiques et neurobiologiques ne se recoupent pas. Le fond du mécanisme psychoneurobiologique n’est sans doute pas faux, mais n’est-il pas situé à un autre niveau que celui de l’explication psychanalytique clinique qui, elle, pourrait, plus facilement, donner un sens – dans le transfert – à ce qui s’est passé.

Vers une nouvelle psychologie du Soi et une psychothérapie psychanalytique développementale

 

Une particularité importante du traitement thérapeutique du trauma proposée par l’école de Schore est de considérer les affects comme des entités purement biologiques. Si comme le pensent John Gedo et Arnold Modell, « la cure analytique doit fournir l’opportunité de retranscrire des expériences traumatiques passées (c'est-à-dire, des souvenirs chargés d’affect) en sorte qu’ils acquièrent de nouvelles significations », alors le réapprentissage des affects devient donc la réparation d’un déficit biologique. Les phénomènes de répétition et de recontextualisation qui impliquent une « mosaïque de catégorie d’affects » correspondent alors à l’opération biologique – opérée par le neuropsychanalyste - de transformation de souvenirs purement procéduraux en souvenirs sémantiques. Cette transformation correspond à ce que Modell appelle une retranscription. En gros, au début de l’analyse, le patient ne peut que se remémorer le trauma passé dans l’action en sorte que ce soit l’analyste qui devienne le réceptacle de ses affects qui l’ont menés à la folie. Pour Gedo, le moment de la cure à partir duquel le patient encode ses transactions infantiles sous forme verbale dénote un changement crucial au niveau de l’organisation biologique du cerveau. S’il est sûrement désirable qu’un tel remaniement s’effectue pour le bien du patient, il me semble surprenant qu’on puisse réduire cet événement psychologique dans le processus de la cure à une unique opération biologique. Freud, lui parlait de refoulement primaire en ce qui concerne ces souvenirs informulables verbalement [3] . Je crois que nous ne sommes plus très loin d’une position éliminativiste à la Churchland. Peut-on en neuropsychanalyse ne se satisfaire de l’affect que comme entité relevant uniquement du biologique ?

 

 

Quotes :

 

1.

« Psychoanalytic theory has to include valid propositions about the regulation of behaviour in the preverbal era and during the development phases that follow the acquisition of symbolic capacities; moreover, it has to be able to explicate the transition from the earlier mode of regulation to the later one, as well as any regressive retreat to prevalence of the earlier mode. In other words, only theories that parallel the hierarchical arrangement of the central nervous system are sufficiently inclusive and flexible to do justice to the complexity of human behaviour [4] .”

 

2.

“I argued that in attachment transactions of affective synchrony, the psychobiologically attuned caregiver interactively regulates the infant’s positive and negative states, thereby coconstructing a growth-facilitating environment for the experience-dependent maturation of a control system in the infant’s right brain. The efficient functioning of this coping system is central to the infant’s expanding capacity for self-regulation, the ability to flexibly regulate stressful emotional states through interactions with other humans – interactive regulation in interconnected contexts, and without other humans – autoregulation in autonomous contexts. The adaptive capacity to shift between these dual regulatory modes, depending upon the social context, is an indicator of normal social emotional development. In this manner a secure attachment relationship facilitates right brain development, promotes efficient affect regulation, and fosters adaptive infant mental health [5] .”

 

3.

“In the broadest sense, this work utilizes a psychoneurobiological perspective to attempt to explicate how external events may impact on intrapsychic structure and development for infants and children already burdened by high psycho-social risk.”

 

4.

« The child is using the output of the mother’s right cortex as a template for the imprinting – the hard wiring of circuits in his/her own right cortex that will come to mediate his/her expanding affective capacities. […] In theses transactions she is ‘downloading programs’ from her brain into the infant’s brain [6] .”

 

5.

“Because her attachment is weak, she provides little protection against other potential abusers of the infant, such as the father. This caregiver is inaccessible and reacts to her infant’s expressions of emotions and stress inappropriately and/or rejectingly, and shows minimal or unpredictable participation in the various types of arousal regulating processes. Instead of modulating she induces extreme levels of stimulation and arousal, either too high in abuse or too low in neglect, and because she provides no interactive repair the infant’s intense negative emotional sates last for long periods of time. Such states are accompanied by severe alterations in the biochemistry of the immature brain, especially in areas associated with the development of the child’s coping capacities [7] .”

 

6.

« Caregiver-induced trauma is qualitatively and quantitatively more potentially psychopathogenic than any other social or physical stressor [8] . »

 

7.

« We now can understand the mechanism of Kohutian « mirroring ». The human face is a unique stimulus for the display of biologically significant information. Psychobiological studies of attachment show that in mutual gaze the mother’s face is triggering high levels of endogenous opiates in the child’s growing brain. These endorphins, produced in the anterior pituitary, are biochemically responsible for the pleasurable qualities of social interaction and attachment as they act directly on dopamine neurons in the subcortical reward centers of the infant’s brain that are responsible for heightened arousal. By promoting a symbiotic entrainment between the mother’s mature and the infant’s immature endocrine and nervous systems, hormonal responses are triggered that simulate the child into a similar state of heightened central nervous system (CNS) arousal and sympathetic nervous system activity and resultant excitement and positive emotion [9] .”

 

9.

« In modelling the developmental neurobiology of attachment I have proposed that the attachment experiences of infancy are stored in implicit memory in the early maturing right hemisphere. Implicit memory is a regulatory memory, and so unconscious working models of the attachment relationship encode strategies of affect regulation for coping with stress, especially interpersonal stress. For the rest of the lifespan these internal representations are accessed as guides for future interactions, and the term ‘working’ refers to the individual’s unconscious use of them to interpret and act on new experiences.”

 

10.

« It is established that social stressors are far more detrimental than nonsocial aversive stimuli (Sgoifo et al., 1999), and therefore attachment of ‘relational trauma’ from the social environment has more negative impact upon the infant brain than assaults from the nonhuman or inanimate, physical environment [10] .”

 

11.

1.      Amygdaloid memory systems are traumatically primed during early attachment experiences to react to any possible indication of abandonment by triggering sympathetic fight-or-flight reaction and raising baseline levels of norepinephrine and stress hormones.

2.      Orbitofrontal systems are inadequately developed during attachment to engage in healthy self-soothing and the inhibition of fear activation by circuits of the amygdala.

3.      Orbitofrontal systems develop separate tracks of positive and negative experience that are never integrated.

4.      Orbitofrontal dissociation may result in disconnection between right and- and left- hemisphere and top-down processing, partly accounting for rapid and radical shifts between positive and negative appraisals of relationships.

5.      The networks of the social brain are unable to internalize images from early interactions with caretakers to provide self-soothing and affect regulation.

6.      Rapid fluctuations between sympathetic and parasympathetic states result in baseline irritability and sympathetic survival responses to real or imagined abandonment.

7.      Chronic high levels of stress hormones compromise hippocampal functioning, decreasing the brain’s ability to control amygdala functioning and exacerbating emotional dyscontrol.

8.      Amygdaloid dyscontrol heightens the impact of early memory on adult functioning, increasing the contemporary impact of early bonding failures.

9.      Hippocampal compromise decrease reality testing and memory functioning, contributing to the inability to maintain positive or soothing memories during states of high arousal.

10.  Early bonding failures lead to lower levels of serotonin, resulting in greater risk of depression, irritability, and decreased positive reinforcement from interpersonal interactions.

11.  Self-harm during dysregulated states results in endorphin release and a sense of calm, putting these individuals at risk for repeated self-abusive behavior.

 



[1] SCHORE A.N., Affect Regulation and the Repair of the Self, W. W. Norton & Company, 2003, p. 12.

[2] Borderline Personality Disorder

[3] Par opposition aux souvenirs sémantiques plus tard inaccessibles à la conscience. FREUD S. Repression SE XIV

[4] GEDO J.E., Psychoanalysis as Biological Science: A Comprehensive Theory, The Johns Hopkins University Press, 2004, p. 34.

[5] SCHORE A.N., AD&DS, p 179.

[6] SCHORE A.N., AR&RS, p. 13.

[7] SCHORE A.N., AD&DS, p. 181.

[8] Ibid, p. 183.

[9] SCHORE A.N., AR&RS, p. 14.

[10] SCHORE A.N., AD&DS, p. 236.


Discussion de l'exposé d'Eric Stremmler


Références :
• Psychanalysis as a biological science, John Gedo
• The neuroscience of psychotherapy, Louis Cozzolino
• Philoctetes (revue)
• Neuro-psychoanalysis (revue, ed. Edward Nersessian & Mark Solms)
• Affect Dysregulation and disorders of the self, Allan N. Schore

P.-H Castel : – Je tenais à ce qu’Éric fasse cet exposé sur la neuro-psychanalyse dans le cadre de ce séminaire sur Bolton & Hill, dans la mesure où la neuro-psychanalyse essaie de réaliser le même type de synthèse que ce qui anime Bolton & Hill : une sorte de fluidification des composantes de l’intentionnalité biologique avec une intentionnalité inter-personnelle voire sociale de ces mouvements. Le problème = construire un spectre cohérent où on aurait tous les avantages de la naturalisation biologique de l’intentionnalité + les avantages de la sémantique sociale, inter-personnelle des relations psycho-thérapeutiques considérées comme ce qu’il y a de plus fin dans le travail de la psychopathologie.
En ce sens, Schore est peut-être plus intéressant que Solms (le père officiel de la neuro-psychanalyse) dans la mesure où il cherche précisément à construire cette espèce de spectre très fouillé. Est-ce que vous êtes d’accord avec moi ?

Eric Stremmler : – C’est vrai. Mais je dirais que Solms a une certaine conscience épistémologique que n’ont pas forcément les autres, ni même Schore. Je suis très curieux de voir ce qu’il va pouvoir faire avec Georg Northoff, ce neuro-philosophe allemand devenu depuis un an et demi le représentant officiel de l’épistémologie du mouvement neuro-psychanalytique, et qui s’oppose complètement à Bilgrami, le représentant d’une épistémologie anti-naturaliste propre à Philoctetes.

P.-H Castel : – Le but qu’on poursuit en fait à travers cet exposé est de savoir si on a affaire à des gens qui découvrent le substrat neural de l’Inconscient, ou bien si on a là plutôt un objet de sociologie des sciences, la production d’un langage normatif qui essaie de concilier un certain nombre de problématiques différentes (version naturaliste de la psychanalyse + neurosciences). Auquel cas, c’est ambigu. D’un côté, il s’agit d’introduire dans le champ des neurosciences des problématiques originales (cf. auteurs de premier ordre : LeDoux, Panksepp, Damasio). En même temps, on voit bien comment les neurosciences accentuent des prémisses naturalistes dans la lecture des textes de Freud et dans la pratique du transfert qui sont à la base de leur formation. C’est vraiment une hésitation entre les deux.

Dans ton exposé, il y a quelque chose de très frappant à un moment avec lequel je ne suis pas d’accord, c’est l’idée de reprocher à la citation 11de n’apporter aucun caractère prédictif à la nature de l’acte auto-mutilateur de quelqu’un qui aurait un trouble de personnalité borderline. Comme le disent très bien Bolton & Hill, la difficulté est épistémologique. À partir du moment où nous incluons des explications normatives, même au niveau de l’intentionnalité biologique, une explication normative va supposer un contexte = le contexte adapté à l’intelligence qui se déploie dans la relation interactionnelle. Au bout d’un certain temps, plus on explique bien une action en ayant recours à des intentions, moins on a ce type d’universalité prédictive qui est le propre des sciences physiques. C’est exactement comme pour expliquer l’action d’un animal dans son milieu : on est obligé de donner tellement de contraintes sur la nature du milieu dans lequel l’animal agit, qu’en fait, on ne peut pas en tirer des lois prédictives du genre : « les animaux placés dans telle ou telle situation produisent en général tel ou tel type d’action». « En général » = une clause ceteris paribus qui abolit précisément ce qu’on attend de la prédiction. On pourrait donc très bien dire que cela donne l’architecture biologique qui permet non pas de prédire l’action mais de comprendre pourquoi l’action a eu lieu (ex : l’acte d’auto-mutilation). Il est important de penser que dès qu’on introduit une explication d’ordre intentionnel, on introduit une explication contextuelle pour rendre compte de la spécificité de l’action. Et donc plus elle est précise, moins elle ressemble à une prédiction universelle du type de la loi de la chute des corps, etc. Même Bolton & Hill, c’est là une des forces de leur livre, disent que ce renoncement à l’universalité, au profit de généralisations d’un statut intermédiaire, aboutit finalement à dire que les seules lois qu’on pourrait donner en psychopathologie sont des maximes d’exploration du contexte dans lequel une intention prend place, et non pas de véritables structures prédictives. Quand vous parlez de « langage normatif commun », là, Bolton & Hill nous apportent quelque chose d’intéressant sur la forme logique de ce qu’on peut appeler une explication à partir du moment où on entre dans une explication intentionnelle, quand on va mobiliser de l’intentionnalité. La question du « langage normatif commun », c’est donc une question de sociologie des sciences, comme je l’ai dit tout à l’heure, mais c’est aussi une question philosophique. Il peut y avoir différents ordres de langage normatif, et on peut chercher des critères pour savoir quel est le meilleur. En ce sens, celui de Bolton & Hill me paraît avoir beaucoup plus de consistance.


Une autre remarque, historique, qui permettra de bien faire comprendre l’arrière-plan de l’exposé d’Éric. Que Kohut ait pu être introduit comme le psychanalyste référent de tout ce mouvement est pour quiconque connaît un peu l’histoire de la psychanalyse, un objet de sidération. S’il y a bien des anti-kohutiens sur le continent américain, c’est à New York, la plus ancienne société psychanalytique de langue anglaise. Qu’ils aient mangé leur chapeau au point de réhabiliter Kohut qui avait été excommunié par Anna Freud, cela est très intéressant. Pourquoi est-ce important de le préciser ? La théorie kohutienne = une théorie du narcissisme qui se trouve très en amont de ce qu’on appelle en général la relation d’objet. Dans le livre le plus intéressant de Kohut, Les deux analyses de Mr. Z*, il y a une introduction en français de Serge Cottet qui raconte bien le côté formel et abstrait de la théorie de Kohut. L’idée du selfobject, c’est que, en amont de toutes les relations d’objet pulsionnel, ce narcissisme est une forme de rapport à soi. Le selfobjet (en un seul mot), c’est l’objet que le soi est « à soi », en quelque sorte. Le point central de la projection, c’est pour l’analyste de réparer le rapport narcissiste qu’a le patient avec ce soi qu’il est à soi-même, et qui est en amont de toutes les relations d’objet qu’il va entretenir ensuite à l’intérieur de l’espace œdipien. Cela suppose des pratiques transférentielles qui mettent un très fort accent sur la projectivité, sur la façon dont certaines formes de soi excluent le rapport à soi (ex : le soi grandiose ; ex : la dissociation, dans lequel le selfobjet devient un soi indépendant, qui dépouille le patient de sa propre identité). Ce qui est important chez Kohut, c’est que tout ceci est obtenu par inférences rétrodictives à partir de l’analyse du transfert chez les adultes et chez les adolescents. En aucune manière, ça n’est une hypothèse sur le développement des enfants appuyée sur une psychologie du développement. Il y a eu, chez lez kohutiens, des tentatives de s’occuper de certains enfants sur ce mode. Mais tout cela est construit avant tout par inférences sur ce qui doit se passer. L’opération de synthèse à laquelle se livre Schore, si je vous suis, c’est de supplémenter ce qui est obtenu par inférence rétrodictive d’une inférence prédictive à partir des stades de développement à la Bowlby, de l’attachement, de la régulation des émotions, etc., avec, exactement comme chez Bolton & Hill, la croyance régulatrice que les deux vont s’emboîter. Qu’en fait, l’approche top-down va miraculeusement s’emboîter dans une approche bottom-up.

Pourquoi Éric Stremmler insiste-t-il sur le fait que tout cela est hors langage ? Cela aboutit à des choses qui n’ont rien à voir avec le fait de croire à l’Œdipe, ou à ce qui se passe avant l’Œdipe, etc. Cela aboutit à des choses très étranges. Le trauma dans la psychanalyse est fondamental, puisque l’individuation suppose la séparation. Cette séparation (d’avec les parents, les care-givers, prototypiquement la mère) implique une forme de traumatisme. La raison fondamentale pour laquelle le normal et le pathologique sont intimement liés dans la psychanalyse, c’est que l’individu ne se remet pas des conditions de son individuation. Là, à partir du moment où on parle des parents qui sont des care-givers, on prend un type très particulier de trauma qui est projeté sur le trauma considéré comme fondamental.

Deuxième déviation fondamentale que vous montrez très bien, et que je n’avais pas bien compris avant : le type de fantasme auquel il pense, c’est une sorte d’image pratiquement codée dans les neurones, alors que le fantasme chez Freud a une structure phrastique. Cf. Schreber : tentative de construire quelque chose qui jouerait le rôle d’un fantasme : « être la femme qui manque à Dieu ». On a là une phrase à trou (« être le …. qui manque à …. ») dans laquelle on peut ranger un certain nombre de choses, et c’est autour de ce dispositif fortement sémantique que s’organise la subjectivité. Quelqu’un comme Widlöcher, par exemple, aboutit au même problème : dès lors que vos fantasmes sont des images prégnantes, des sortes de scènes dont on ne retient que la qualité imaginale, mentalisée, et non le fait que c’est quelque chose qui s’énonce dans un contexte donné, qui vous pose dans le champ de l’Autre comme y faisant exception et ayant une valeur pour lui (ce qu’exprime la formule délirante de Schreber), on est totalement en dehors du fait que ce soit une cure par la parole qui fasse revenir sous la forme d’une disposition particulières des places dans le transfert, ce fantasme qui s’énonce. À cet égard, je trouve très frappant que, comme Bolton & Hill, ils insistent sur le trauma. Est-ce parce ce que le trauma est empiriquement une situation exemplaire ? Ou bien est-ce parce que, dans la fameuse question du continuum entre différents types d’intentionnalité, on a logiquement besoin de quelque chose comme le trauma pour articuler les différents niveaux d’intentionnalité ? Par exemple, il y a un groupe de psychanalystes lyonnais qui se sont interrogés sur le problème de l’émergence de la relation fétichiste. L’explication standard du fétichisme dans la psychanalyse = le traumatisme de la découverte que la mère est châtrée. Le fétiche apparaît comme une positivation du phallus qui manque à la mère. Les gens de Lyon se sont intéressés au passé en général fortement traumatique des gens très précocement fétichistes. Leur idée : on pourrait remonter, à travers une interprétation du rapport au visage de la mère (à ce qui est absent dans le visage de la mère), jusqu’à des expériences hyper-précoces du visage de la mère tel qu’il est métabolisé dans les rêves archaïques et dans les expériences de vide. À nouveau, on voit bien le problème : ce n’est pas parce qu’on a la possibilité d’une approche top-down qu’elle va forcément s’emboîter dans l’approche bottom-up. Le problème, c’est la croyance que les deux vont coïncider.

Encore deux points que je veux souligner :
• Question d’ordre logique. Si on veut faire de la neuro-psychanalyse, en donnant des soubassements neurologiques à la psychanalyse, est-ce qu’on a un gain d’information conceptuelle quand on dit que le substrat neuronal de l’inconscient freudien est le cerveau droit ? Est-ce qu’on a là un véritable gain d’information ? (on enlève surtout le gauche…). Est-ce qu’on a mieux compris ce qu’il en est avec l’Inconscient freudien une fois qu’on a dit que c’est le cerveau droit et non le cerveau gauche qui en est le substrat neural ? S’il n’y a pas de gain d’information, quelle est la signification épistémique d’un tel énoncé ? C’est là où on peut se demander si on n’a pas affaire à une sorte de scientisme délirant qui consiste à croire que cela est une explication. Cela est lié à ce que Françoise Parot a très bien formulé, c’est qu’on est en train de passer d’un énoncé du type : « quand je pense, tel ou tel neurone s’est activé » à des énoncés du type : « si je pense, tel ou tel neurone s’active » : on passe d’une corrélation (que personne ne conteste : le psychanalyste ne peut qu’espérer qu’il se passe des choses dans les neurones de son patient, et réciproquement, les patients peuvent espérer qu’il se passe des choses dans les neurones de leur analyste…) à une relation de consécution… Quand vous passez de l’un à l’autre, vous avez modifié la forme logique de votre énoncé, mais est-ce que vous avez modifié le contenu empirique ? On peut parfaitement regarder une image en disant : « quand je rêve, ça s’allume par là », mais on n’est pas du tout obligé d’employer une formule logique du type : « Si je rêve, ça s’allume là ». Vous voyez, du même ordre est la question du cerveau droit et du cerveau gauche.
• Je conclus sur le problème de ce qu’on appelle des émotions. L’idée du down-loading de software de la mère à l’enfant... Le problème des émotions, c’est qu’on ne nous communique pas simplement des émotions par empathie. On nous introduit à un certain nombre de choses, que j’appellerai, en reprenant une formule de Mauss : l’expression obligatoire des émotions. Ce que nous appelons interagir de manière émotionnelle, c’est nous référer à ce que dans telle ou telle situation, on attend de nous (au sens des attentes de Mauss) : on attend que vous vous comportiez de telle ou telle manière. Non pas injection de software, mais comment on réagit dans telle ou telle situation. Autrement dit, il y a le jeu subtil chez Schore entre achievement et ??. C’est qu’il faut une musique, il faut un solfège, qui n’est nullement décidé par ? et qui n’opère que dans le cadre de la relation. Cet achievement implique une référence aux attentes collectives sur le plan émotionnel. Le tiers dont il est question ? le père ; phallus, etc… mais = quelque chose de différent qui épistémologiquement pose problème. Deuxièmement, ce n’est que dans une analyse logico-linguistique des émotions, que nous nous apercevons des véritables modalités de mise en place des émotions. J’avais écrit un papier sur la honte que j’avais appelé ironiquement La honte irréductible de la psychiatrie cognitive. En fait, il y a deux types de honte : honte de faire x / honte pour quelqu’un (ex : vous voyez que ma braguette est ouverte). Si on réfléchit bien, les états physiologiques dans le cerveau sont rigoureusement les mêmes (sudation, malaise, etc.) dans les deux cas (honte d’avoir la braguette ouverte/ avoir honte pour quelqu’un qui a la braguette ouverte). Mais les deux n’ont de sens que dans des horizons d’attentes. L’état physiologique est strictement le même (c’est la même honte : on appelle cela dans les deux cas de la honte) ; mais la mise en œuvre relationnelle (nombre de places d’actants) est différente. Je prends l’exemple de la honte, on pourrait faire de même sur l’angoisse, etc. Ce type d’analyse montre que ce qui fait profondément défaut à ces études naturalistes, c’est qu’elles acceptent des formes de la honte qui sont non critiques, précisément celles qui sont standardisées dans les manuels statistiques où on supprime le contexte… Une fois qu’on a aboli ce type de choses, on se retrouve sans le contexte fin de l’analyse émotionnelle. Or, il me semble, de manière absolument triviale, que c’est justement ce contexte là (qui, que, quoi, de quelle manière…) qui est constamment mobilisé dans l’analyse émotionnelle.


Françoise Parot : – Ce que tu dis sur l’identité des états (honte pour soi-même/honte pour autrui), ce n’est pas vrai. C’est le système limbique qui est relativement dans le même état. Mais le reste du cortex, (par exemple, les neurones de modulation, où se trouve engrammé le fait que tu n’es pas dans la même situation si tu as la braguette ouverte ou si X a la braguette ouverte), est dans un état différent. Bien sûr que le cerveau n’est pas dans le même état… Et ce n’est pas grave…

P.-H Castel : – Mais alors pourquoi utilise-on le même mot ?

Françoise Parot : – Mais l’identité du mot n’est pas censé refléter ce qui ce passe en dessous…

P.-H Castel: – C’est simplement qu’on ne peut pas compter le nombre d’actants dans le cerveau…

Françoise Parot : – Mais bien sûr que si… Si toi tu as conscience qu’il y a plusieurs actants, c’est bien dans ton cerveau que tu en as conscience.

P.H. Castel : –Tu n’as pas besoin d’en avoir conscience pour que ce soit le cas… Si par exemple j’ai honte d’avoir ma braguette ouverte, et si j’ai honte pour Éric parce qu’il a la braguette ouverte, le fait d’avoir une place de plus (honte, x,y) ne peut pas être encodé dans le cerveau…

Françoise Parot : – Bien sûr que si…

Eric Stremmler : – Shore pourrait vous donner raison à tous les deux à la fois... Le sentiment de honte est ce qu’il appelle une valeur d’un état intentionnel en première personne, mais qui est soi-même un engagement (commitment), qui n’a pas à être décrit par un état neurobiologique, alors que la honte de quelqu’un, ce sera un état dispositionnel. Mais il se peut qu’un jour on arrive à avoir une description neurobiologique de cet état-là…

P.-H Castel: – La description neurobiologique d’un tel état supposera une connaissance du contexte qui n’est pas dans l’objet qui est examiné (une image du cerveau précise). C’est une contrainte logique.

Françoise Parot : – Mais dans tes neurones de modulation, tu auras ta situation qui est engrammée : tu es devant quelqu’un, il y a quelqu’un d’autre, etc. Une émotion ne se situe pas seulement dans le système limbique. Tu ne peux pas isoler comme cela le système limbique du reste du cerveau ! Si tu prends tout le cerveau, tu vois Éric et tu as honte pour lui qu’il ait la braguette ouverte… Il y a le cortex visuel, les neurones de modulation qui te disent qui tu es par rapport à lui, etc. Ce n’est pas grave, ça ne te dit pas tout du monde : ça ne te dit pas ce que ça fait que ce soit Éric alors que si c’était M. X, ça te ferait peut-être rire !

P.-H Castel: – Pourquoi cette dispute est-elle importante ? Ma position = la honte pour soi/ honte pour quelqu’un : deux prédicats logiquement et non empiriquement disjoints. Mon idée derrière cela, c’est qu’il y a une limite épistémologique à la compatibilité d’une explication bottom-up et d’une explication top-down. La raison en est que pour pouvoir identifier la présence d’un prédicat à deux ou trois places, ça n’est pas dans une image du cerveau qu’on peut le voir, mais dans la façon dont l’objet est construit. Si on ne donne aucune indication du contexte externe, il est impossible empiriquement de repérer que ce qui s’active dans le cerveau est un prédicat à deux ou trois places. Et là où je ne suis pas d’accord, c’est qu’on peut très bien ne pas avoir conscience d’avoir honte.

Françoise Parot : – Pour moi, la question n’est pas dans le fait de savoir si c’est conscient ou pas. Ton cerveau engramme totalement la situation dans laquelle tu es, que tu en aies conscience ou pas. Ce qui ne change pas, effectivement, c’est peut-être l’état de ton système limbique. Imaginons un système limbique isolé, auto-suffisant : il est le support d’une émotion qui n’est pas analysée (consciemment ou pas) par tout ce qu’il y a autour. Mais en réalité, autour d’un système limbique, il y a tout le cortex ! Encore une fois, cela ne change au rien au fond du problème que la naturalisation puisse aller jusque là. Ce que tu ne peux pas voir a priori en regardant le cerveau total de quelqu’un qui est gêné, c’est le rapport qu’il a avec cette personne-là particulière. Ce que tu ne peux pas voir, c’est la qualité de l’analyse qu’il va faire de l’émotion qui a été portée par le système limbique. Sous réserve d’inventaire, la naturalisation ne va pas jusque là… Et c’est un problème important, tant pour le rêve que pour l’attachement. Dans un cas comme dans l’autre, les systèmes limbiques fonctionnent (que ce soit un rat ou un enfant ne change pas grand-chose à la question), mais ce que l’analyse naturalisante des cerveaux en train de rêver ou de vivre un état d’attachement ne dit pas, c’est le contenu vécu, la qualité de l’attachement ou du rêve. Là, cela n’est pas prédictif. Et c’est même fondamental le fait que cela n’est pas prédictif. C’est bien fondamental ce que ça nous fait de ressentir quelque chose, qui n’est pas la même chose selon les individus.

P.-H Castel: – Est-ce que tu serais d’accord néanmoins pour dire qu’il y a une expression attendue de nos émotions qui serait d’avoir honte pour lui ?

Françoise Parot : – Au sens où il est normal socialement ? Oui, bien sûr…

P.-H. Castel : – Il y a donc bien un espace d’attente, là on est d’accord. Thomas Nagel = c’est une simple limitation temporelle, ce que cela fait d’être une chauve-souris. Ce n’est pas, selon lui, quelque chose d’intrinsèquement et d’a priori non naturalisable. Il dit que c’est seulement non naturalisé. Mais ce à quoi je fais référence, c’est que c’est plutôt pour des raisons logiques que c’est non naturalisable : chez Descombes, chez Mauss, on a des états potentiels qui par définition ne sont pas dans l’objet mais dans les conditions d’objectivation de l’objet.

Françoise Parot : – C’est toute la question du rapport entre les représentations collectives/individuelles (Durkheim)… Il y a une distance, ça n’est pas la même chose, ça n’est pas isomorphe. Tu ne peux pas retrouver dans la naturalisation de l’esprit subjectif des éléments de l’esprit objectif (au sens de Descombes)…

P.-H Castel: – Sauf que ce que Descombes me reprochait, c’est de croire à l’esprit subjectif… D’autres questions ?

Françoise Parot : – Éric, il faut que tu ailles vérifier les données empiriques de Schore ! C’est fondamental. On peut dénoncer une démarche idéologique par des données empiriques. À ma connaissance, ce qu’il dit sur l’attachement et sur le développement du cerveau droit est fondé sur les sociétés de rats…

Frédéric Advenier: – Est-ce que tu peux revenir sur la distinction entre cause ultime/prochaine ?

Eric Stremmler : – C’est une distinction fondée par Ernst Mayr. Cf. Les oiseaux qui migrent : parce qu’il fait froid = cause prochaine ; cause ultime= bagage génétique qui fait qu’ils sont amenés à ces départs tous les ans….

Françoise Parot : – Le poids de la cause ultime est lié à l’histoire (ici, phylogénétique).

P.-H Castel: – C’est un point très important : cf. Allan Young, The Harmony of illusion. Il explique très bien comment le PTSD a été imposé dans le DSM-III à la suite d’une revendication politique des vétérans du Vietnam. Le PTSD : c’est la seule étiquette du DSM-III où l’étiologie est indiquée dans le titre (alors que le DSM-III se dit a-théorique). C’est devenu aux États-Unis, comme l’explique Young, le refuge de toutes les explications psycho-dynamiques. Là où on ne pouvait plus parler des névroses, en aucune manière, on a été obligé, dans une forme de contrainte par instrumentation et par la nécessité de s’exprimer, de mobiliser le PTSD pour réinjecter à l’intérieur de la nouvelle nomenclature tout l’ancien bagage des névroses. Young, qui a développé ses travaux après 1995, explique qu’aujourd’hui la distinction entre cause prochaine/ultime a été imposée à l’intérieur même de la rationalité psychiatrique contemporaine pour essayer de re-standardiser le PTSD sur le modèle des autres pathologies. C’est-à-dire que maintenant, ce qui intéresse les gens, ce sont les prédispositions génétiques et les causes historiques lointaines qui font que telle ou telle personne va développer un certain type de trouble. Au contraire, au départ, ce qui était fondamental dans le PTSD, c’était que n’importe qui pouvait l’avoir ! Cela reste aujourd’hui un des objets de litige fondamentaux suite à l’attentat du World Trade Center. On craignait une multiplication du PTSD par millions. Il y a eu une grande mobilisation des hôpitaux, des dispensaires, etc., pendant plusieurs semaines. En fait, même les pompiers, en général, ne sont pas traumatisés. Il y en a eu extrêmement peu par rapport à ce à quoi on s’attendait. Or, c’est là qu’il s’insère, Schore, à l’intérieur d’un espace polémique de la psychiatrie américaine, dont l’une des sources, c’est justement le problème de la classification du PTSD à l’origine. Est-ce qu’il peut y avoir une maladie mentale qui n’a qu’une cause prochaine ? Ou bien est-ce qu’une vraie maladie mentale a nécessairement des causes ultimes (développementales, génétiques, etc.) ?

Eric Stremmler : – Je signale à cet égard que Schore est très actif pour le DSM-V (PTSD)

P.-H. Castel : – Le prochain DSM, qui est en préparation, veut défendre une approche dimensionnelle : il veut essayer d’introduire des variations liminaires dans l’appréciation des troubles en les intégrant plus sérieusement sur l’axe III et V, de manière à ce qu’on ait une idée de fonctionnement global qui permette de mieux apprécier la gravité des maladies. On comprend pourquoi Schore défend ce type d’approche. Une approche dimensionnelle est plus affine avec une approche interpersonnelle et psychothérapeutique des maladies mentales. Cela laisse plus de place à l’idée de gestion et de rééquilibrage dans une pathologie.

Françoise Parot : – Je trouve qu’il y a beaucoup de productions, de raisonnements, de « dissertations », manifestement … Mais, et c’est probablement une déformation de ma formation, j’aimerais bien aller voir à la paillasse ce qu’il en est quand même ! Je pense qu’il y a beaucoup de délire là-dedans, d’idéologie du moment… Si tu soumets ce qu’ils disent à des chercheurs de l’INSERM qui travaillent sur la neurobiologie du nourrisson, du fœtus, je suis sûre qu’ils vont te dire que ce sont des horreurs qu’ils profèrent...

Steeves Demazeux : – Justement, est-ce que tu peux dire quelque chose des ennemis déclarés de cette nouvelle discipline ? Au sens où cela peut être parfois inquiétant de ne pas avoir d’ennemis déclaré quand on est une nouvelle discipline…

Éric Stremmler : – Il y a eu scission en 2003 entre les deux fondateurs de la revue de neuro-psychanalyse qui étaient Nersessian et Solms. Solms a continué seul, et c’est lui qui a le vent en poupe avec cette revue ; de nombreux groupes de neuro-psychanalyse se sont implantés dans toutes les grandes capitales du monde. Nersessian n’était plus d’accord avec ce que faisait Schore ; selon lui, il ne peut pas y avoir de clinique neuro-psychanalytique… Ce qu’il l’intéresse, c’est la discussion intellectuelle et le fait de convaincre des gens comme Damasio de l’importance aujourd’hui encore de certaines thèses de Freud… La différence, c’est qu’il n’y a pas de visée clinique…

Steeves Demazeux : – Est-ce qu’ils parviennent à publier dans des grandes revues (philosophie, psychiatrie, etc.), en dehors de celles qu’ils ont créées ?

Éric Stremmler : – Dans les revues de psychanalyse, oui, dans certaines revues de neurosciences, aussi… Mais je ne connais pas vraiment les degrés d’impact factor !

P.-H Castel: – Neuro-psychanalysis a un impact-factor élevé…

Françoise Parot : – Oui, mais il faut effectivement vérifier s’ils publient dans des revues reconnues de neurosciences…

Éric Stremmler : – Concernant les ennemis, oui : ils ont eu beaucoup d’ennemis chez les psychanalystes…

Steeves Demazeux : – Mon idée, c’était : est-ce qu’il y a eu un biologiste, psychiatre de grande renommée, etc. qui ait pris la peine de critiquer certaines des thèses de la neuro-psychanalyse ?

Éric Stremmler : – Non, pour l’instant, personne n’a vraiment pris la peine de faire cela…

Michael Villamaux : – J’ai l’impression que c’est déjà reconnu un petit peu à l’IPA, non ?

Éric Stremmler : – Oui, j’ai même remarqué qu’il y a déjà beaucoup de sociétés lacaniennes qui vont faire porter leurs prochaines études sur la neuro-psychanalyse… Mais c’est vrai que la neuro-psychanalyse est proche de l’IPA.

P.-H. Castel : – Tu parlais de la copie d’efférence : c’est un concept neurobiologique important, ou plutôt un postulat fonctionnel (on ne peut pas l’objectiver empiriquement de façon directe), qui permet de comprendre comment dans un mouvement intentionnel, il y a une régulation de l’agir au fur et à mesure de l’agir. Ex : quand j’avance ma main pour saisir ce stylo, ma main s’ajuste progressivement pour s’adapter à la taille de l’objet que je vais saisir. L’information visuelle régule l’approche de l’objet ; au fur et à mesure, l’état actuel du mouvement est comparé à ce qui est planifié dans le cerveau. Il s’agit donc d’une exigence dans la boucle de rétro-contrôle pour comprendre comment nous adaptons nos mouvements. Cela est important dans les théories contemporaines de la schizophrénie (monitoring) : il y a des manières sophistiquées de construire les troubles de la conscience de soi à partir d’un déficit du monitoring de l’action dont la base neurobiologique, c’est le postulat fonctionnel de la copie d’efférence.

Lionel Fouré : – En ce qui concerne la dysrégulation des affects et leurs causes : il y des abus et il y a la négligence. Qu’est-ce qu’on pourrait avoir comme exemple de négligence ?

Éric Stremmler : – il faut peut-être entendre abus comme un acte isolé et négligence comme quelque chose de répété…

P.-H. Castel : – Abuse : faire du mal et neglect : davantage absence de soin que faire du mal.

P.-H Castel : – Pour conclure, je crois qu’il y a aussi un aspect important dans les représentations sociales véhiculées à bas bruit par ce type de science, c’est l’insistance sur la notion de personnalité borderline. Les approches psychodynamiques sont encore aujourd’hui considérées comme crédibles pour le traitement des troubles borderline. Cela est lié notamment au fait que le patient refuse les traitements, les médicaments. Il y a une difficulté, que Kohut a vu très tôt, et qui doit être bien prise en compte : c’est que souvent, lorsque le patient va bien, il se suicide le lendemain… Il y a une grande difficulté à gérer un certain niveau de malaise ou de catastrophe qui permet justement au patient de rester en vie. Là on est obligé de penser autrement. Mais comme on peut le remarquer, c’est que, comme Bolton et Hill, ils ne choisissent pas n’importe quelle maladie. Ils choisissent des pathologies très compatibles avec une représentation dominante de ce que c’est que le moi, la santé psychique… Il n’est pas anodin de rappeler que Kohut était homosexuel (c’était d’ailleurs un des facteurs de son exclusion). Or, Kohut a essayé de montrer, sur les patients borderline, psychopathes, etc. qu’il y avait des modalités de la réparation qui impliquait des formes d’engagement personnel avec les patients, et que tout cela était évidemment incompatible avec le cadre extrêmement contraphobique de l’analyse anna-freudienne (cadre silencieux, formel…). Les théories très projectives et empathiques de Kohut ont amené avec elles leur champ clinique privilégié des troubles de la personnalité borderline pour s’imposer et subsister au titre de l’efficacité clinique avérée dans le champ de la psychiatrie contemporaine.