Philosophie et histoire de la médecine mentaleSéminaire doctoral, IHPST, Paris I (2007-2008)

 Problèmes philosophiques de la psychopathologie cognitive : à partir de Bolton & Hill

Séance n°2, 26 octobre 2007

A/ Difficultés intrinsèques à la démarche de Bolton et Hill. Une « autre » philosophie de la psychopathologie est-elle possible ?

1. L’attitude fondationnaliste. L’inférence rétrodictive généralisée suffit-elle ? L’argument instrumentaliste (« l’intendance suivra »). Sous-détermination et unicité de l’explication chez Bolton et Hill. Friabilité dialectique et friabilité empirique des arguments.
2. Causes et raisons : Wittgenstein à la torture.
3. La clinique des maladies mentales inquiète l’idée de folk psychology « normale ». Importance de la psychanalyse sans (voire contre) la naturalisation des états mentaux. « Psychologie populaire » et « psychologie ordinaire » (// « philosophie du langage ordinaire »).
4. Le problème crucial des « psycho »-thérapies : quelle « interaction » ? quelle « information » ?
5. L’acceptation non-critique de l’état actuel de la nosographie : la trilogie schizophrénie, autisme, dépression. Trauma et borderline : des entités problématiques. L’optimisme caché dans les points de vue évolutionnaires : est-on si sûr que l’humain fonctionne bien ?
6. Rien sur les dimensions juridico-morale (où l’intention compte en tant qu’intention) : perversion, dangerosité, expertise pénale : quel « esprit » pour ces questions pratiques ? La psychiatrie comme science morale.
7. La « santé mentale » : la régulation sociale des maladies mentales, son espace normatif propre, comme problème philosophique de plein droit. Les « neurosciences sociales » et leur usage en psychiatrie cognitive : une illusion épistémologique qui a des conséquences en sociologie ?B/ Conclusion : Une approche top-down avant toute approche bottom-up ? Est-ce le problème ? Importance de l’histoire conceptuelle de la psychiatrie, de la casuistique en clinique, et autres conséquences méthodologiques.C/ Discussion générale. Raisons des deux exposés à venir d’Eric Stermler et Lionel Fouré.


Résumé (par Steeves Demazeux)

    Je me propose de parcourir l’ensemble des difficultés purement conceptuelles que pose le livre de Bolton & Hill et d’essayer de voir, à partir d’une formulation critique de ce qu’ils racontent, si on est condamné à simplement ne pas être d’accord avec un certain nombre de points ou si — et c’est le but de ce séminaire, on peut tirer de ces critiques une forme de programme intellectuel différent qui permette de construire une « autre philosophie de la psychopathologie ».
   1.       L’attitude fondationnaliste.      Le premier point que je voulais aborder, c’était l’attitude fondationnaliste, inscrite dans la structure même de livre. Il s’agit de rejoindre un certain nombre de préoccupations contemporaines en psychopathologie à partir d’une élaboration qui plonge ses racines, sur le plan empirique, jusqu’aux mécanismes biologiques fondamentaux, et qui ambitionne, sur le plan conceptuel, de rejoindre le sens sophistiqué, l’intention complexe et perturbée qu’on peut observer dans les maladies mentales en clinique. Le tout à partir de formes ultra-simples, ultra-schématiques d’activités intentionnelles et  de processus causaux intentionnels, par une complexification et une amplification progressive de l’extension des concepts d’abord définis à un niveau élémentaire, et par une complexification et un enrichissement des données empiriques disponibles, pour réussir in fine à atteindre les maladies mentales telles qu’elles sont caractérisées en psychiatrie.     C’est une attitude qui est très claire dans la construction du livre « bottom-up » : on part du simple et on va vers les formes supérieures de la cognition. Le schéma général de construction est une version dure, rationaliste de l’interprétation bio-psycho-sociale des maladies mentales. Pour obtenir ce dispositif, toute une épistémologie est mobilisée : celle du « post-empirisme », —option très répandue aujourd’hui, et une sémantique fonctionnelle évolutionnaire qui va rencontrer in fine la psychopathologie.     a) Le prix payé par cet œcuménisme (qui conjugue des théories très hétérogènes : références aux travaux sur le développement, à la cognition chez le nourrisson, l’épigénèse chez les animaux, mais aussi un intérêt intellectuel véritable pour la psychanalyse, en tout cas une psychanalyse naturalisée, avec des références à Bowlby, etc.), c’est la friabilité conceptuelle de la chose. On peut tout à fait dialectiser à un point ou un autre de cet édifice à plusieurs étages, c’est comme un château de cartes : une carte enlevée, beaucoup de choses peuvent tomber. Je pense que cette friabilité conceptuelle a un point d’application particulier qui est l’épine enfoncée dans toute discussion philosophique au sujet des sciences cognitives, c’est la fameuse opposition entre les causes et les raisons : comment réussir à fabriquer une notion de causalité intentionnelle ou d’intentionnalité causale qui tienne le coup sur le plan philosophique ?     b) Je crois aussi que le deuxième problème de ce fondationnalisme, c’est qu’il ne cesse de présupposer quelque chose de très particulier dans les maladies mentales : on fait référence à des entités existantes pour crédibiliser l’approche conceptuelle de ces maladies.  Par exemple: prenons les délires (delusions). Les auteurs prennent toujours l’exemple de délires qui sont en fait des délires paranoïaques, à savoir des délires systématiques où clairement il y a des stratégies délirantes cohérentes (c’est moi qui ajoute paranoïaque, le délire paranoïaque, ça n’existe pas en tant que tel chez les anglo-saxons, « paranoïd » étant assez différent de ce que nous entendons nous par « paranoïaque»). Tout cela donne le sentiment qu’il y a des stratégies intentionnelles stables chez les délirants paranoïaques (cliniquement c’est douteux : il existe des cas où on voit des réaménagements considérables du délire, un fait que Kraepelin n’a pas pris assez en compte). Ils se donnent ce fait au départ. Les stratégies intentionnelles des délires ne sont pas déduites de l’édifice, elles sont présupposées et servent même d’appui pour montrer qu’on ne va pas n’importe où dans cet édifice, élaboré pour rejoindre une certaine conception du délire (kraepelinienne).  
       Dans cet édifice théorique, il y a recours systématique à un type d’argument particulier : L’inférence rétrodictive = inférence qui va à la condition nécessaire. Quelle est la condition nécessaire pour que l’action arrive à un certain nombre de buts ? (et inversement, si l’action échoue, qu’est-ce qui a échoué en amont ?) Or, ces conditions dont il s’agit sont constamment de deux ordres:

* des conditions conceptuelles : par exemple, l’idée qu’il doit y avoir quelque chose de fonctionnel, un mécanisme fonctionnel qui assume sur tout son ensemble et parcours le rapport de l’agent à son action (de la conception à l’exécution de l’action). Exemple d’inférence rétrodictive, il doit bien y avoir « quelque chose comme » une conscience, soit une permanence de l’adhésion de l’agent à son action (s’il y a de l’action qui arrive au but, il doit bien y avoir une condition nécessaire = quelque chose qui maintient la continuité entre l’intention et son but réalisé).

* des processus fonctionnels (destination évolutionnaire de l’organisme): comme c’est l’action d’un organisme, qui appartient à une espèce, il doit y avoir des processus fonctionnels généraux qui appartiennent à toute l’espèce et qui sont mobilisés de manière élective pour cette action, et qui visent à adapter l’organisme à son environnement (amélioration de la fitness, de la capacité reproductive…)

Vous voyez, à partir du moment où l’action arrive à son but, par inférence rétrodictive, on cherche les conditions nécessaires. Puis on tâtonne pour construire des étages de plus en plus profonds de cet édifice fondationnaliste.

Le problème de toute démarche de ce type, qui nous donne des conditions nécessaires, c’est qu’elle laisse en suspens la question de savoir si la condition nécessaire est une condition suffisante. C’est un problème classique en sciences cognitives : on voit bien que c’est nécessaire (il faut un cerveau ainsi construit pour faire des actions, etc.) mais on n’arrive jamais à savoir exactement quel est le rapport entre ces conditions nécessaires et ce qu’elles conditionnent, et s’il ne manque pas quelque chose pour comprendre si la condition nécessaire ainsi inférée est la condition nécessaire et suffisante de ce qu’elle explique.    Ex : comme conditions nécessaires, il y a certainement des bases biologiques : avant le cortical il faut du sous-cortical disent Bolton & Hill… Il y a là un réquisit normatif dans l’explication = identifier ce qu’il faut dans le cerveau pour qu’il puisse réguler tel ou tel comportement intentionnel dans la vie… Le problème, c’est que plus on avance dans le livre, moins les conditions sont différenciées et riches en information dans l’explication épistémologique, et moins on sait si elles sont suffisantes. Et de plus en plus celles qui sont suffisantes, ce sont les conditions nécessaires qui ne portent pas sur l’action, mais plutôt sur l’interaction (interaction avec autrui, avec le monde…). Le poids de la responsabilité de la différenciation des déterminations tombe sur les relations externes, voire sociales des organismes, donc inter-psychologiques voire inter-cérébrales (cf. neurones-miroirs). Tout ce qui n’est pas suffisamment régulé du dedans devient ainsi de plus en plus régulé du dehors.        

Bien sûr, ce n’est pas une véritable objection à Bolton & Hill, qui défendent explicitement l’idée d’une continuité fondamentale dans le sens où la régulation du dehors n’est possible que « sur la base » d’une régulation par le dedans. Mais on a le sentiment d’un glissement où on essaie de marier la chèvre et le chou (au lieu de vraiment montrer comment les choses, effectivement, se font).

D’où l’idée que j’avais développée l’autre jour, l’idée que « l’intendance suivra »: on finira toujours, pour Bolton & Hill, par élucider sur la base de postulats fonctionnels corroborés empiriquement ce qui se passe dans le cerveau et qui permet à l’action d’arriver à un certain nombre de fins.    Ma critique porte donc sur le point suivant : Bolton & Hill veulent obtenir tout en le contrôlant un certain degré d’indétermination (indeterminacy) : passer du déterminisme neurobiologique à un certain degré d’indéterminisme qui permet aux organismes d’agir au sens fort (car c’est une capacité propre à l’esprit que de pouvoir modifier ses propres schémas de règles). Ce qui est embêtant, c’est que cette indétermination n’est pas seulement liée à la complexification de la vie (on passe des lois à des règles, du biologique au psychique) : elle est transportée d’une manière purement logique à l’intérieur des concepts biologiques qui sous-tendent l’édifice. Au fond, si le cerveau n’est que ce qu’il doit être pour permettre des comportements intentionnels, on ajoute un degré d’indétermination dans les concepts biologiques qui fait que le cerveau lui-même ne devient qu’un instrument ployé en tous sens en fonction des comportements qu’il est censé expliqué. On perd le type de contrainte explicative qu’on espérerait avoir à partir de la structure même de ce cerveau. Bien sûr, ça marche bien pour des mécanismes comme la perception, l’audition, etc., mais pour quelque chose de plus compliqué (délire paranoïaque, intrication expérience morale et obsession mentale chez quelqu’un qui souffre de TOC, etc.), on ne sait plus trouver quelque chose de vraiment contraignant dans le cerveau. 

Tout cela, un peu subtil, est aussi une question de goût épistémologique : tout dépend de ce qu’on attend d’une explication, autrement dit, quel degré de restriction sur l’espace du pensable vous attendez d’une explication (ce qu’elle va vous dire de ce qui est possible ou impossible). A cet égard, le texte de Bolton & Hill est très satisfaisant sur un plan philosophique abstrait (le fonctionnalisme comme machine à tout digérer), mais frustrant sur le plan empirique fin (par exemple une découverte intéressante sur une fonction particulière du cerveau qui pourrait avoir des conséquences sur un certain comportement intentionnel), précisément à cause de ce haut degré de généralité où on en reste. 

Bolton & Hill critiquent constamment l’étroitesse de la psychiatrie biologique traditionnelle (qui ne fait pas suffisamment place aux mécanismes fonctionnels et donc à l’inscription des organismes dans une perspective évolutionnaire). Mais on n’élargit pas impunément la psychiatrie biologique ! Ou alors on perd des phénomènes intéressants et surprenants.  Un seul exemple : les souris qui ont le vertige, et qu’on traite aux benzodiazépines. On a 100% de résultats favorables.  En plus, si la drogue marche sur la souris, elle marche aussi sur l’homme. Il existe donc une composante de l’angoisse qui n’est pas si intuitive, qui est somatique, et qui implique le vertige. Vous enlevez le vertige, et vous enlevez le support biologique de l’angoisse. Une explication comme ça est grossière (ne tient pas compte de la nature intentionnelle de l’angoisse…). C’est grossier… mais c’est solide, d’une certaine manière (relation causale forte) ! Or, avec ce que proposent Bolton & Hill, en élargissant le cadre de la psychiatrie biologique traditionnelle, on perd l’efficacité de cette corrélation causale solide et clairement établie. Quand on passe, en somme, du bio-psycho au psycho-social, des explications causales aux explications par des raisons, des lois aux règles, des processus mécaniques au sens, la contrainte se relâche, et ce sur un plan purement méthodologique (et non pas seulement par ce que l’organisme devient de plus en plus libre) : les concepts sont de plus en plus sous-déterminés.      

Les auteurs sont conscients de cette difficulté : ils en font même une propriété du post-empirisme. Pour eux, les lois causales sont des lois fonctionnelles, valables pour expliquer le fonctionnement normal d’un certain type d’organisme.  Mais la généralité est alors perdue ! Plus la loi fonctionnelle est précise, et moins la généralité (propriété fondamentale en épistémologie de toute loi causale) est conservée. On explique bien des actions particulières d’un organisme, mais les « lois fonctionnelles » sont de plus en plus spécialisées. Et il y a une menace : cette loi fonctionnelle efficace si resserrée n’est-elle pas ad hoc ? (simple description du fonctionnement de l’organisme particulier qu’on est en train de caractériser…)

Bolton & Hill reconnaissent le problème, mais pour eux il y a là aussi un gain : ces lois générales que nous perdons sont remplacées par des sortes de « maximes » pour la recherche, qui guident l’investigation sur d’autres organismes. Si ça marche comme ça chez tel organisme, est-ce que je ne peux pas, à titre d’hypothèse, voir si ça ne marche pas comme ça pas ailleurs ? Pour eux, l’objection que je formule est une objection qui signe bien le prestige de la loi causale physique : prestige qui empêche de penser ce qu’il advient de la loi causale physique dans un registre proprement biologique. Ce qu’elle perd en généralité, elle le gagne en capacité à formuler des hypothèses d’investigation sur le fonctionnement des organismes (évolutionnairement ?) proches. Ça, c’est tout simplement le mode de pensée évolutionnaire qui n’est pas le mode de pensée du physicien. On pourrait là abonder dans leur sens : pourquoi refuserait-on au biologiste évolutionnaire d’avoir des intuitions qui lui soient propres ? (on parle bien d’intuitions mathématiques, d’intuitions physiques…)    

Quelle que soit l’originalité de cet argument, il y a de nouveau un prix à payer : s’il s’agit dans leur livre de parvenir à une « théorie causale prédictive de l’action », est-ce qu’on a encore prédiction ? (on perdrait la généralité mais on conserverait la prédiction, l’autre grande propriété de toute relation causale)  Problème : lois prédictives ≠ simple prévisibilité des comportements ! Je veux bien qu’on dise que certains comportements fonctionnels sont prévisibles… Mais a-t-on encore la prédictibilité ? Il me paraît peut-être un peu forcé, à partir du fait qu’on peut ordinairement prévoir ce que vont faire les autres, de dire qu’il devrait y avoir des lois prédictives qui commandent les mécanismes de la prévision, et qui sont le reflet de lois fonctionnelles régissant l’articulation de l’intention à l’action chez ces organismes dont on scrute le comportement intentionnel.

Exemple en psychiatrie : la dangerosité du malade mental. Certes peut-être prévisible… mais il serait curieux de dire qu’il y a des « lois prédictives » de ce type de chose ! La nuance grammaticale entre le prévisible et le prédictible est importante. Autre exemple : les cas de récidives très prévisibles (grands alcooliques désocialisés et paranoïaques, qui ont raté une première fois leur coup) : il est prévisible qu’ils vont recommencer…mais est-ce qu’on va dire pour cela qu’il y a des lois prédictives qui commandent leur fonctionnement mental ?!    

Je m’enfonce par là dans une volonté de poser des questions philosophiques ouvertes pour lesquelles je n’ai pas de réponse. L’une est la question du sens clinique : certes, certains médecins sont plus doués pour sentir si quelqu’un va être dangereux ou pas. Ça veut dire que la psychologie populaire qui sert de noyau dur à la psychopathologie cognitive (elle en part pour y revenir) n’est peut-être pas si « populaire » que ça… Il y a peut-être des différences de qualité, selon les individus, dans la capacité de prédire ce genre de comportement.

Les premiers psychiatres (Pinel) : quel type de philosophie de l’esprit (de la causalité mentale, des émotions, intentions, passions, etc.) est mobilisée pour intégrer à un espace d’humanité partagée — il y a une dimension d’empathie fondamentale à la naissance de la psychiatrie — des individus qui, dans une autre conception du rapport de l’âme et du corps, de l’intentionnalité de l’action (celle de la religion, bien sûr), seraient plutôt que des « malades mentaux » des personnes de l’autre côté de la barrière sociale ou morale ? Je sais que ce n’est pas la mode de traiter Pinel ainsi comme quelqu’un qui aurait une telle philosophie de l’esprit (au lieu de quelqu’un qui aurait attrapé la question des malades mentaux dans un autre paradigme d’interprétation sociale, à cause de la révolution française). Néanmoins, je pense qu’on ne peut pas se dispenser d’essayer d’élucider la variation particulière, dans la conception de l’esprit des premiers psychiatres, qui leur permet d’accéder à quelque chose de différent. Or il y a une solidarité profonde entre cette psychologie populaire des premiers psychiatres, ses soubassements philosophiques (plus sophistiqués qu’on ne croit), et une manière d’interagir avec les malades mentaux régie par ce fameux « sens clinique ».

Au fond, est-ce que la prétendue « psychologie populaire » n’est pas une idéalisation réductrice de ce que nous pouvons faire quand nous sommes confrontés à des fonctionnements anormaux, bizarres, étranges, de l’esprit des autres ? Y a-t-il ici un « bug » dans l’espèce d’emboîtement mécanique et/ou fonctionnel des rapports explication causale/explication par les raisons qui s’appelle la psychologie populaire ? Ou néglige-t-on, en fait, la finesse enveloppée par le langage ordinaire dans l’interaction avec autrui ? Il y a là, je crois, tout un espace de discussion possible qui est ouvert et qui permettrait de s’intéresser à la grammaire fine des échanges entre un patient et son psychothérapeute (plutôt que de plaquer dessus la grosse machine de la folk psychology au motif qu’elle « fonctionne » comme cela chez nous et autrui, dans des conditions « normales »).

Cela est tout un espace de discussion possible pour montrer aux détails de l’interaction une attention tout sauf populaire, et très raffinée : pour approfondir la détection de l’architecture intentionnelle particulière de certaines relations que nous avons avec autrui, et de modifier en retour nos propres règles de compréhension en fonction de ce qu’un autre peut nous dire (psychanalyse, psychiatrie phénoménologique : des exemples évidents de psychologie à la fois « populaire », mêlant causes et raisons, et pas du tout banales, voire très sophistiquées).

Conclusion : la friabilité de l’argument de Bolton & Hill ne doit pas seulement être interprétée de manière négative : elle peut ouvrir à une autre conception de la relation psychologique à autrui. Il s’agit de réussir à transformer ce qui n’est pas suffisamment naturalisé en un objet positif (avec des moyens conceptuels originaux) en interrogeant, à partir de ce qu’il y a de plus fin dans la relation entre un malade et son psychiatre, en interrogeant en fait ce qu’on appelle cette psychologie populaire (qui est peut-être beaucoup plus compliquée et complexe en réalité que l’abstraction formelle qu’en produisent, pour les nécessités de fonctionnalisme et de référence biologique, les psychiatres cognitivistes). Il s’agira donc pour nous de prendre à l’envers la question : soit « top–down », mais non comme simple complément du « bottom-up » — comme autre manière d’identifier les problèmes psychopathologiques.    2. Le  rapport causes/raisons dans le cadre de l’action.

2. L’objectif de Bolton & Hill est de naturaliser Wittgenstein. But = établir un certain type de continuité causes/raisons permettant d’avoir des lois causales expliquant les comportements intentionnels. Bolton & Hill ne sont ni réductionnistes, ni éliminativistes. Ils sont des fonctionnalistes, et en cela, ils cherchent un équilibre entre causes et raisons. Le recours général à la notion de fonction est le moyen standard d’y arriver.    Petite parenthèse épistémologique : il y a beaucoup de conceptions divergentes des fonctions… Or, les auteurs ne s’engagent pas trop là-dedans, car ils ont un sens de la robustesse requise quand dans une explication conceptuelle on parle d’objets qui existent… Or, à cet égard, trop de raffinement conceptuel dans l’analyse de la notion fonction devient suspect si le but de cette théorie fonctionnelle est par exemple de guider pragmatiquement l’action à l’égard des malades mentaux. Car au fond, c’est l’interaction effective qui est le vrai test de la pertinence de la théorie fonctionnelle. Fin de parenthèse Deux choses sont présupposées pour parler de l’action de façon prédictive:  a) Lien action/motifs intelligibles : quand on demande à quelqu’un pourquoi il fait quelque chose, le lien entre la raison donnée et l’action est un lien logique. Mais d’un autre côté, lorsqu’on identifie, parmi les raisons que donne quelqu’un,  la raison qui explique pourquoi il a effectivement fait ce qu’il a fait, on passe, semble-t-il, d’un lien logique (de raison) à un lien causal. Car c’est « à cause », de « cette » raison-là (nulle autre) qu’il a agi. Bien sûr, la grammaire conceptuelle dans laquelle on exprime les raisons (« pourquoi ? ») est certainement différente de la grammaire dans laquelle on exprime des relations causales (« comment ? »). Le fonctionnalisme suggère que la motivation réelle produit causalement l’action (l’action = l’effet causal de la raison motivante de l’action). On a donc une intention causale ou causalité intentionnelle.

Pb : avec « fonction » : a-t-on ainsi résolu le problème ou a-t-on seulement nommé le problème ?! La notion de fonction se trouve dans le langage ordinaire. Tout le problème, c’est de hisser cet usage ordinaire à une valeur scientifique. Sinon, on reste dans un certain verbalisme. Wittgenstein n’a jamais interdit (d’ailleurs, l’une des qualités de Wittgenstein était de ne rien interdire, il se contentait de constater) qu’on utilise le concept de fonction dans les formes du langage ordinaire. Par contre, le problème apparaît quand on veut lui donner une qualité empirique et scientifique. Bolton & Hill veulent une notion de fonction opératoire, de manière en plus très œcuménique : ils insistent sur le caractère systémique des organismes (rapport fonction/ système clos de l’organisme et système écologique). Mais ils ont également une théorie étiologique selon laquelle l’organe O a pour fonction de faire f si et seulement si les O précédents dans l’histoire ont fait f  et que cela a été conservé par la sélection. La sélection de l’organe devient la sélection pour cette fonction. C’est à ce titre — du fait qu’ils ont été conservés — qu’on peut dire qu’ils ont cette fonction (et non par accident, ni par simple rencontre).Remarque : ces deux niveaux sont habituellement disjoints : place de l’organe dans le tout de l’organisme (on part du tout) vs. insistance sur la dimension causale (on part de l’élément de base vers son intégration dans un ensemble fonctionnel).Nouvel œcuménisme…qui ne résout pas le problème wittgensteinien : si on parle de la cause : (a) ça s’observe objectivement ; (b) une cause est toujours prise dans une série causale infinie. Mais une raison (a) s’interprète contextuellement ; (b) va toujours vers une raison dernière qui en donne le sens. D’où la tendance de Bolton & Hill de fabriquer des monstres « entre » causes et raisons. Exemple : « l’énergie définie sémantiquement » (comment une force peut-elle être un sens ?!).

Tout va bien, comme d’habitude, tant qu’on reste dans le simple. Quand l’action est entendue comme simple geste moteur peu ou pas ambigu : prendre un stylo pour écrire au tableau : la raison de mon geste = sa cause). Quand l’intentionnalité est proche de la téléologie du mouvement, sa rationalité psychomotrice de base, c’est peu gênant. Mais plus obscur quand on arrive devant un « passage à l’acte », par ex. une « automutilation »,…, c’est plus difficile de penser qu’il n’y a là : qu’une action motrice déployée + des représentations symboliques complexes qui déterminent l’action. Cela laisse un peu insatisfait.   En droit, l’exemple intéressant de l’« acte non acte » : perte d’un parapluie, déposé aux objets perdus. Sans l’avoir voulu, sans même le savoir, on perd au bout d’un an la propriété du parapluie. On tient pour un acte de renonciation de la possession et un acte de don d’un objet, quelque chose que vous ne savez même pas être en train de faire. Acte non acte : quand ne pas faire est considéré comme faire… Or, énormément d’actes de la vie ressemblent à ce type d’actes davantage qu’à des actes contrôlés de manière psychomotrice !       b) L’extrême difficulté de définir, dans un mécanisme fonctionnel, la raison causale, la raison qui fait cause.   Exemple classique discuté par Bolton & Hill : qu’est-ce que la grenouille vise quand elle attrape une mouche avec sa langue ? Sous quel format est défini l’objet de son action ? En tant que mouche ? En tant que point noir ? En tant que point noir potentiellement comestible ? etc. Fait-elle les choses pour se nourrir ? N’y a-t-il au contraire que des déclenchements comportementaux (possibilité de la tromper alors) ?   Tout le problème de Bolton & Hill va être de s’accommoder du problème de l’erreur sur le but. Autre problème, pour les intentions de haut niveau : comment peut-on vouloir des objets inexistants ? Il y a toutes sortes d’autres distinctions qui poseraient problème et qui mériteraient d’être plus attentivement étudiées. Je les laisse de côté pour l’instant (Je ne suis pas sûr qu’on pourrait appliquer les mêmes raisonnements fonctionnalistes qu’on applique avec une certaine efficacité dans le cas des actions simples).      

Wittgenstein est donc mis ici à la torture (on le naturalise) : on part de l’idée de Wittgenstein selon laquelle suivre une règle ne serait pas tout à fait incompatible avec le fait d’obéir à certaines régularités causales, mais même, exigerait ces régularités ; et on transforme ce rapport en rapport de dépendance causale asymétrique. Les deux points de fond évoqués la dernière fois : a) la notion naturaliste d’empathie résout-elle le problème Wittgenstein de l’accord social sur les règles ?  b) les évidences, les certitudes de base (cf. On certainty) ne seraient rien d’autre que l’expression de contraintes sous-corticales, de routines fondamentales de notre fonctionnement psychique. Ce n’est pas stupide. Il y a un peu de ça chez Wittgenstein (il y a des régularités naturelles). Mais le problème = ces régularités naturelles rendent-elles compte de ce qui est essentiel dans le fait de suivre ou de ne pas suivre une règle ?  Le concept-clef de Bolton & Hill = Le concept d’information censé être cette « raison causale », ou cette « cause qui rationalise son effet ». * Information = traitée par Bolton & Hill comme un état intentionnel (« information about ») essentiel dans la régulation de l’action.  Ils se battent pour essayer de montrer qu’elle (a) obéit à des règles, (b) n’est pas uniquement psychologique (déjà présente dans des organismes qui n’ont pas la parole, ex. le cœur), (c) qu’elle est distincte de l’information au sens de la théorie mathématique et physique de l’information (Shannon et Weaver).     

Quelqu’un comme Joëlle Proust ne serait pas d’accord sur ce point (physicalisme qu’elle revendique vs. biologisme de Bolton & Hill). Un des points forts de son physicalisme = montrer que certaines boucles de régulations sont contraintes de manière physique dans le traitement de l’information. La robotique théorique montre ainsi qu’il y a des contraintes physiques et formelles sur les boucles d’encodage qui sont des contraintes réelles et qui ont une grande conséquence sur la régulation de l’action.        

Ex : contrôle de la motricité ; quels sont les paramètres qui permettent de comprendre comment est encodée l’information envoyée à la main pour que l’écartement pouce/index s’adapte pour prendre un objet à mesure que ma main s’approche... Cela peut se mesurer, se calculer et on peut savoir comment c’est encodé dans le cerveau. Non pas contrôle analogique mais contrôle qui tient compte des dérivées partielles d’ordre 3 et 4 de l’équation du mouvement de la main qui s’approche de l’objet. Le cerveau, vu ses capacités informationnelles, ne pourrait pas traiter autre chose que ce type d’informations qui ne porte pas sur le calcul constant du mouvement mais sur les dérivées partielles du mouvement (avec beaucoup moins d’informations à traiter, donc). Ce sont là des données empiriques qui sont importantes : on est câblé biologiquement pour vivre dans un monde newtonien, ce qui conditionne notre motricité et donc le calcul de l’information dans la régulation de nos gestes. Problème : si on va trop loin dans cette direction, on perd le sens classique de l’information au sens où je donne en ce moment des informations sur Bolton & Hill ! Si on va trop loin du côté de l’inscription physique, on perd ça : le contenu. A l’inverse, si on va trop haut, on perd toute la richesse d’explication physique et physiologique qu’on a évoquée, les contraintes structurales de l’information comme phénomène naturel.      

Finalement, pour sauver la notion d’information, Bolton & Hill sont condamnés à avoir recours constamment à des postulats fonctionnels toujours difficiles à mettre en évidence (pas de fossiles qui permettent de vérifier l’émergence d’un design psychobiologique pour les opérations les plus complexes) et à la limite infalsifiables. Car on n’arrive jamais vraiment à identifier la dite information fonctionnelle sous le microscope. Et quand on y arrive, ce n’est pas via la psychologie, mais via la robotique !

3.  La Folk Psychology chez Bolton & Hill.      

Cf. plus haut : La folk psychology n’est-elle pas une idéalisation scandaleusement réductrice sur ce que nous pouvons faire avec le langage ordinaire ? Mais je voudrais aller un peu plus loin en soulevant une objection à partir de ce que reconnaissent Bolton & Hill.     

Ce que les auteurs reconnaissent = leur épistémologie post-empirique sert de psychologie normative. Puisque ce qu’on va détecter dans les objets de l’enquête, comment ça fonctionne (la théorie du soi d’un schizophrénie, d’un dépressif…), tout cela dysfonctionne par rapport à une norme de fonctionnement qui est d’une manière psychologisée ce qu’on a épistémologiquement dans les réquisits du bon fonctionnement et de la bonne explication post-empiriste (critique distinction synthétique/analytique, noyau de croyances révisables, soi comme théorie et non comme introspection…).

D’où diverses conséquences :       

 a) Un usage bizarre de la psychanalyse.    Problème : par définition, la clinique des maladies mentales inquiète la folk psychology. Le fait est que les fous ne sont jamais « si fous » que cela… (le délire productif d’un schizophrène l’aide à vivre ; d’où suicides nombreux quand on donne trop de neuroleptiques à un schizophrène. Bolton & Hill le savent, cela est attesté par de grandes enquêtes statistiques sur les malades mentaux). Un délire n’est donc jamais si délirant qu’on croit, jamais si inadapté. Un délire = une stratégie fonctionnelle qui inquiète la psychologie normale. La psychologie normale va donc peut-être un petit peu plus loin que ce qu’on aurait cru, et peut être utile et efficace « autrement ». La psychanalyse, à cet égard, n’est pas jetée à la poubelle par Bolton & Hill ni par les cognitifs anglo-saxons en général — elle l’est surtout en France ; ailleurs, il n’y a plus de concurrence institutionnelle, donc ça ne pose pas de problèmes.  

Bolton & Hill : leur psychanalyse = celle des grands mécanismes « archaïques » (clivage, déni, projection…) importants pour rendre compte de certaines particularités relationnelles (trauma).  Mais c’est surtout une psychanalyse naturalisée (cf. séance suivante ; l’exposé de Stremler). Elle considère que a) le transfert = une forme d’empathie ; elle s’intéresse à b) dyade mère/enfant (Winnicott, Klein) pour enrichir le contenu affectif et sémantique de ce qu’apporte la psychologie cognitive génétique…tout est « bowlbyfié » à haute dose (théorie de l’attachement). Le problème est que ces recodages de la psychanalyse achoppent sur un point important : les notions de la psychanalyse naturalisée sont-elles encore opératoires sur le moindre cas particulier ? Sont-elles encore ne serait-ce que plausibles ?    Ex : relire L’homme aux rats à la lumière de ce recodage : cela est-il simplement plausible ?    

b) Les critères de ce qui ne va pas chez l’autre.     

Cette difficulté strictement conceptuelle (avec Wittgenstein) est en fait une difficulté pratique fondamentale. Car comme on est dans un continuum cause/raison, devant quelqu’un qui délire, par quels critères concrets et précis, cliniques, allez-vous comprendre ce qui se passe ? Va-t-on  comprendre le délire comme :                     

 a) Dysfonctionnement chez un schizophrène (dysfonctionnement causal : « bug » dans le cerveau, problème de déficit de substance blanche au niveau ventricules, etc) ?                      

b) Ou comme une manière de s’adapter à autrui et d’interagir avec lui qui pose des difficultés particulières (réaménagement des règles qu’il suit, qu’il faut suivre avec lui,  problème de la « compensation » des symptômes négatifs par les positifs) ?         

Problème à prendre du point de vue clinique avant la théorisation et les ambitions de reconstruction fondationalistes. Je suis partisan de considérer que la relation clinique par elle-même est la source des bonnes questions (la finesse des élaborations morales d’un obsédé, le type d’engagement idéaliste d’un paranoïaque, etc., sont les objets dont on doit partir pour sélectionner ce qui est opératoire dans l’explication qui y conduit). Sinon, on est dans une indétermination extrêmement profonde. En somme, chercher le suffisant pour avoir d’emblée le nécessaire et suffisant, plutôt que partir du nécessaire, pour tendre asymptotiquement vers le nécessaire et suffisant.  

CONCLUSION : Deux ou trois choses pour conclure :

1)   La question de la responsabilité des malades mentaux. Psychopathologie cognitive en général = théorie qui n’a rien à dire sur cette question (perversité, etc.). Conséquence : liquidation totale de la psychiatrie comme science morale (qui s’intéresse aux causes, mais aussi aux intentions). Cf. Kant : agir conformément à la morale / agir par devoir moral : c’est la même action, seule l’intention change. Il faut s’intéresser à l’intention en tant qu’intention. La psychiatrie devrait s’intéresser à la philosophie morale à cet égard, et pas uniquement à la notion biologique de fonction.

2)   Attitude très soumise à l’égard de l’état actuel de la psychiatrie contemporaine. Les objets que Bolton & Hill choisissent de rejoindre (schizophrénie, dépression, autisme, borderline) sont traités comme des entités naturelles (aucune histoire de ces entités n’est faite), comme le virus de la grippe ou comme les accidents cardio-vasculaires… Problème : la schizophrénie dont ils parlent est une schizophrénie déjà construite par des processus de naturalisation implicites. Je voulais souligner le fait qu’une vraie philosophie de la psychopathologie, allant un peu plus loin que ce que proposent Bolton & Hill, devrait passer par une histoire de ces objets (de la formation de ces entités nosographiques) visant à intégrer de manière substantielle l’histoire conceptuelle des entités sur lesquelles on travaille. Sans cette histoire conceptuelle, on fait sortir le lapin du chapeau (on le naturalise) que parce qu’on l’a d’abord mis dedans.

3)   Il me semble important de travailler sur des cas limites. Ça me vient de ma formation de linguiste. J’ai été formé à la linguistique générative : c’est une machine puissante mais qui ne résout pas les problèmes de l’aspect et de l’énonciation. D’où l’idée de Culioli (grand linguiste de l’énonciation) : épistémologiquement il faut procéder différemment. Il faut partir des différences fines à la surface des énoncés pour choisir ensuite les bonnes grammaires profondes (et non pas partir des grammaires profondes : car en partant d’elles on obtient sans doute des conditions nécessaires, mais pas des conditions suffisantes des phénomènes de surface, celles requises par la linguistique « fine » de l’énonciation).  De cette manière, on peut obtenir des conditions nécessaires mais aussi suffisantes. Mutatis mutandis, on peut penser la même chose avec la psychologie cognitive : certes, il y a des mécanismes nécessaires. Mais comment apprécier les différences fines en surface ? Cf. a) le cas des paranoïa sans symptôme négatif, ou des paranoïas qui se guérissent par des modifications morales raffinée (délire de relation des sensitifs) ; b) l’entrelacement du moral et du morbide chez obsédé ou mélancolique ; c) le transsexualisme (entièrement délirant d’un côté, longtemps emblème de la psychose à l’état pur ; et désormais un droit de l’homme reconnu à Strasbourg !).

4)   Réhabilitation de la casuistique = accepter que la perte de généralité des explications fonctionnelles puisse être la porte ouverte à la recherche des différences qui singularisent telle situation pathologique. Non pas vivre cela comme « perte » de généralité de l’explication fonctionnelle, mais comme « gain » de pertinence dans l’exploration casuistique. A ce titre, j’ai une conception peut-être un peu personnelle de la psychanalyse qui consiste à dire que les concepts de la psychanalyse n’ont de sens que dans les formes verbales interrogatives (on sait à quoi correspond l’Œdipe : non quand on a une théorie de l’Oedipe…mais quand on est capable de poser au bon moment (kairos) la question : « Et votre père dans tout ça ? »). C’est ça qui fait la particularité de ce mode d’interaction (plutôt que théorie psychologique) dans lequel la pertinence du moment où vous posez la question vaut interprétation et transformation. Ça peut s’étendre à beaucoup des choses que disent Bolton & Hill (leur intuition que les explications fonctionnelles comme ils les conçoivent fonctionnent comme des maximes pour prolonger l’investigation) : ce ne sont pas des généralités psychologiques mais ce sont plutôt des bonnes questions à poser que formulent les théories fonctionnelles des maladies mentales. Allons jusqu’au bout…. Servons-nous en en examinant comment rationnellement ça marche dans la discussion d’un psychiatre avec son malade. Il y a plus alors à apprendre de Cicourel ou de Grice que de la téléosémantique de Milikan.

5)   La question canguilhémienne de l’invention des nouvelles normes. (remarque : Canguilhem s’est toujours tenu à distance de la psychiatrie et de la psychanalyse). A partir du moment où on a une théorie fonctionnelle de ce genre (orientée sur la casuistique), rien n’interdit de concevoir les maladies mentales comme inventions de nouvelles normes (avec plus d’échecs que de succès, mais il faut y regarder de près). Cela a une grande importance pour apprécier objectivement a) ce qu’est une psychothérapie et b) pour apprécier les politiques publiques en santé mentale.

 Tout cela converge vers l’idée que s’il y a une autre philosophie de la psychopathologie possible, c’est en la prenant non pas comme une science naturelle, mais en la prenant comme une science morale. Ce qui veut dire : 1) s’attacher à l’intention en tant qu’intention ; 2) retrouver la signification de l’explication historique non comme une explication déficiente mais comme un type d’explication qui est impliquée par la nature de l’objet même : on est obligé de tenir compte dans l’explication des raisons que donnent les gens de leur comportement (ces raisons ne peuvent pas être traitées a priori comme des effets causaux)  c) cela modifie la position  de l’observateur qui est « impliqué », qui est en interaction avec son objet d’étude… En ce sens, le post-empirisme de Bolton & Hill ne va pas assez loin : c’est une expérience morale qui est en cause dans ce déplacement des points de vue. Ça permettrait de prolonger quelque chose que Bolton & Hill laissent penser, mais ne disent pas explicitement : l’ouverture de l’espace de ce qui est strictement déterministe vers ce qui suit des règles, cette ouverture-là élargit en acte le concept même de l’être humain.

  

Question (Esther Lardreau): je voulais revenir sur votre conclusion et sur une des critiques adressées à Bolton & Hill touchant la question de la responsabilité et le fait que la psychiatrie devrait trancher la question de la responsabilité. Vous considérez comme réciprocable, du fait que la psychiatrie doive trancher, touchant la question de la responsabilité, le fait qu’elle soit une science morale. Or ça me paraît des propositions non réciprocables. Ce n’est pas en tant que science morale que la psychiatrie se prononce sur la responsabilité mais en tant que science de la nature. Quand elle dit d’un patient : « il est irresponsable », elle le traite comme cause mécanique : « il n’est pas auteur de ces actions » = « il n’est pas libre »… Lorsque dans les années 1840 avec Esquirol se pose la question des circonstances atténuantes, il pose clairement le problème : les aliénés doivent échapper aux peines habituelles parce que ce sont de purs mécanismes, non susceptibles d’amélioration. Il ne sert à rien de les soumettre à la loi puisque qu’on ne peut pas les améliorer. Les fous = ni citoyens, ni sujets moraux… donc pas de raison de les soumettre à la loi. C’est parce que ce ne sont pas des sujets moraux qu’ils échappent à la loi ! 

P.-H. Castel : Je vois ce que vous voulez dire… Mais je pense que le fait de prendre cet exemple des auteurs de la loi de 1838 est très égarant. A l’époque, et aujourd’hui encore, ce ne sont pas les psychiatres qui décident l’irresponsabilité, ce sont les juges. Le psychiatre n’est là que pour éclairer le juge (épilepsie, ivresse pathologique…). Or, ce qui importe dans la démarche de l’expertise contemporaine, celle qui a suivi, c’est au contraire d’élucider les degrés d’intentionnalité de l’acte (pas comme ce que raconte Foucault où ils sont ou pour rien ou pour quelque chose). Il s’agit de montrer que même lorsqu’il y a des contraintes (hallucinatoires par exemple), on peut néanmoins interpréter ce qui a été fait comme renvoyant à une certaine présence de l’agent à l’acte. Il y a un grain, une échelle de variation dans l’intentionnalité.  La façon dont le psychiatre intervient = établir les degrés d’intentionnalité.  Certes, le trou qui fait que quelque chose n’est plus intentionnel du tout existe, et est naturel (ex : automatisme ambulatoire comme dans l’épilepsie), mais la façon dont le psychiatre en rend compte, c’est en clarifiant les degrés d’intentionnalité. En ce sens, je suis d’accord avec vous : il y a bien une référence naturaliste que seul le médecin peut faire. Mais seul le psychiatre, et l’expert correctement formé, peut conduire un entretien dans lequel ces degrés d’intentionnalité sont mis en évidence.

Esther Lardreau: Oui mais pour Kant, il n’y a pas de degrés ! Dans l’ordre de la morale, il n’y a pas de degré. L’action est d’emblée morale ou elle appartient au mécanisme. L’ordre de la morale et l’ordre de la science sont bien tranchés. 

 PH Castel : J’entends bien, mais ce n’est pas comme ça que se pratiquent les expertises. On peut considérer, par exemple, qu’un adulte a une enfance d’une telle sorte qu’il est plus ou moins libre qu’un autre de résister à telle ou telle contrainte ou telle ou telle pression. Dans les tribunaux, c’est quelque chose qui est régulièrement invoqué. Il faut distinguer la morale et les sciences morales (qui n’édictent pas le bien ou le mal). La psychiatrie, dans sa dimension expertale, mobilise des concepts des sciences morales, et notamment celui d’intentionnalité, et de ses degrés.

Françoise Parot : Trois remarques :   a)  Je suis toujours surprise quand on en appelle à l’exemple de la grenouille et de la mouche, très tranchable sur le plan empirique, pour prolonger des remarques qui ne sont pas complètement empiriques. C’est frappant dans les exemples des fonctionnalistes de recourir toujours à ce type d’exemples.   b) Une objection qui a été faite à l’explication par les raisons réalisée par des psychologues (pas forcément cognitivistes) : une fois qu’on a expliqué un comportement de conduite par les raisons, on reste au milieu du gué, car les raisons ont leurs causes, elles ne tombent pas du ciel. De fait, y aurait-il possibilité d’une psychopathologie quelconque si les raisons n’avaient pas des causes ?  c) Remarque au sujet de cette empathie. On la trouve partout, cette histoire de naturalisation de la psychanalyse. A ma connaissance, l’une des méthodes clé de la naturalisation = une approche comparatiste (comparaison homme/animal). Cf. beaucoup d’études sur l’empathie chez le chimpanzé, bientôt chez la souris. Mais ce qu’on oublie de faire, c’est la comparaison entre les différents groupes humains : en quoi l’empathie permet-elle d’expliquer le rapport entre les humains ? 

P.-H. Castel : a) Sur la première, je suis entièrement d’accord. Une des originalités de Bolton & Hill, c’est de penser qu’il y a une certaine sorte de concept de la mouche chez la grenouille, un état informationnel qui se rapporte à un contenu-mouche plutôt qu’à un contenu-point noir qui bouge (car seule la mouche nourrit, pas le point noir). Je ne suis pas entièrement convaincu par leur réponse, mais une réponse de ce genre est caractéristique de leur démarche.  b) Sur le deuxième point, je suis un admirateur inconditionnel de Davidson. Je pense à une note de Davidson à la fin de son essai sur l’irrationalité chez Freud : si on a une expérience morale, c’est justement qu’on peut instituer certaines raisons comme des causes. C’est parce que je m’aperçois que les hommes et les femmes ne sont pas si inégaux que ma culture m’a appris à les considérer, que je vais agir différemment à l’égard des femmes. La cause (l’émotion que je ressens soudain devant une femme humiliée) fonctionne comme raison (désormais j’agirai autrement). Davidson voit très bien, ainsi, qu’une psychothérapie consiste de même à chercher des causes à mes « raisons ». Je me croyais supérieur du fait de mes mérites moraux, je m’aperçois que je ne fais que répéter un appel à la gratification et à l’admiration que j’ai éprouvées dans mon enfance, et que quand je ne l’obtiens pas, je l’hallucine, etc. Mais le fait de pouvoir faire jouer l’une contre l’autre, n’est ni une réduction, ni une tentative d’établir un continuum entre les deux. Une troisième possibilité d’investigation, qui me paraît aussi légitime, consisterait à rapprocher plus fortement la question morale de la question des psychothérapies. C’est un espace de réflexion très différent de celui de la continuité cause/raison, et qui est philosophiquement presque encore entièrement vierge.    c) Dernier point (sur la naturalisation de l’empathie) : je crois qu’un de ses ressorts n’est pas strictement conceptuel. Car les sciences cognitives sont un des points de relais de l’individualisme contemporain (au sens sociologique): c’est le lieu où l’individualisme méthodologique (sciences de la nature) se transforme en individualisme sociologique. Le lien social en tant que tel est traité comme une interaction entre individus : relations de cerveaux à cerveaux (cf. travaux d’Ehrenberg).

Un des points les plus importants est le suivant. On voit avec les neurosciences sociales qui essaient de se construire (l’idée récurrente et idéologiquement très implantée que tout ce qui était autrefois « mal expliqué » par la sociologie va l’être mieux au titre de l’interaction entre des cerveaux) recourent à un lexique qui part d’une somme d’individus interagissants comme norme biologique de la réalité sociale. Or, s’il y a clairement eu, il y a trente ans, le projet d’expliquer grâce aux neurosciences l’autisme, la schizophrénie… C’est un échec, mais ce qui change, c’est que l’autisme devient un paradigme explicatif (déficitaire) de ce qu’est la relation normale du lien social. Il y a là une transformation de la valeur conceptuelle (qui n’est pas une transformation conceptuelle) dans la rhétorique de l’explication à l’intérieur des neurosciences sociales… C’est commun : quand on échoue à expliquer quelque chose (l’autisme), on en fait un paradigme pour expliquer quelque chose d’autre (le lien social). C’est une faiblesse habituelle, en psychanalyse notamment (l’hystérie jamais expliquée, mais devenue modèle de relation entre individus).      

Dernière remarque : au sujet de l’évolution, c’est frappant la façon dont les gens considèrent que l’humanité est une espèce sur la bonne voie sur le plan de l’évolution… Ne serions-nous plutôt pas comme ces cerfs irlandais paralysés par leur ramure ? (nous, nous aurions un trop gros cerveau ; taux de sélection minimal…). L’évidence avec laquelle nous sommes considérés comme n’étant pas une espèce péramorphe me paraît absolument sidérante, d’autant que peu d’espèces animales ont eu l’idée ingénieuse d’inventer le nazisme, la bombe H, etc. Il y là un optimisme très particulier dans ces conceptions évolutionnaires. Pourquoi ne serions-nous pas une impasse évolutive ? Cela est une question qui mériterait d’être posée. Il y a quand même beaucoup de choses que nous faisons qui pourraient être à notre détriment. L’histoire le dira si nous sommes bien adaptés. Prenez l’idée que certaines routines anciennes, bien adaptées il y a longtemps, seraient nuisibles dans notre fonctionnement moderne. Par exemple, argument que notre capacité à nous angoisser peut « s’emballer » de manière inadaptée parce que notre environnement a changé, qu’il n’est plus celui du chasseur-cueilleur du pléistocène chez à la psychopathologie évolutionniste. Le chasseur-cueilleur du pléistocène est pourtant proche de nous…

 Remarque : - Il y a un livre très beau là-dessus : le récit d’Ishi (note : de Theodora Kroeber), le dernier indien sauvage américain qui se rend dans la cité californienne… livre passionnant. 

P.-H. Castel : En tout cas, ces usages de l’évolutionnisme me semblent ad hoc. Souvent, on a l’impression d’en apprendre davantage sur ceux qui font cette théorie (leurs options philosophiques, politiques, morales) que sur les objets dont ils font la théorie.