Philosophie et histoire de la
médecine mentale
Séminaire doctoral, IHPST, Paris I (2007-2008)
Problèmes philosophiques de la psychopathologie
cognitive : à partir de Bolton & Hill
Séance n°3 – 16 novembre 2007
Introduction
aux chapitres psychopathologiques (7, 8 et 9)
A/
Chapitre 7
Après
200 pages de discussion de philosophie générale, le chapitre 7 introduit la
question psychopathologique. L’axiome fondamental de cette psychopathologie
contemporaine, c’est qu’on ne peut expliquer le désordre (le trouble) que quand
on a une théorie de l’ordre (le fonctionnement psychologique normal). C’est
l’inversion de la méthode pathologique traditionnelle en psychiatrie où on
ne possède l’explication du trouble que dans la mesure où on a une explication
de la situation normale. Le moyen de retrouver la clinique extrêmement variée
des maladies mentales, c’est le passage par la psychologie génétique,
c’est-à-dire les troubles du développement qui en dernière analyse vont être le
lieu de manifestations biologiques ou génétiques.
La
psychopathologie cognitive se démarque radicalement de la psychiatrie
biologique traditionnelle sur le point suivant : elle est beaucoup plus
biologique que la psychiatrie biologique. Elle ne se contente pas de donner des
explications qui appartiennent au champ de la biologie, elle se situe dans le
champ de la biologie. C’est-à-dire qu’elle intègre l’éthologie, l’évolution
darwinienne, l’idée d’un développement des organismes. Elle s’oppose
radicalement à la réduction de la psychiatrie biologique, à une psychopharmacologie
du comportement et à une neuro-anatomie fonctionnelle
qui se contente d’isoler les éléments particuliers certes biologiques, mais
détachés du fonctionnement global des organismes et de la thèse générale de la
biologique contemporaine selon laquelle les organismes construisent un
dispositif pour s’adapter à des situations mouvantes, et ont donc besoin de
traiter des règles, des contextes, et d’agir causalement sur ces règles et ces
contextes pour que les organismes restent adaptés. Ça conduit au chapitre 8, à
cette idée qui est organisatrice de la psychopathologie contemporaine, qu’il y
a de l’intentionnalité dans le trouble (in disorder).
B/
Chapitre 8
Parler
d’intentionnalité dans le trouble, in disorder,
c’est non pas soutenir qu’il y a un trouble suivi de phénomènes adaptatifs rationnalisant possédant une explication intentionnelle,
mais affirmer que l’intentionnalité elle-même est en crise dans le trouble
mental. Le cas fécond auquel s’intéresse le plus Bolton & Hill, c’est
lorsque les disruptions de l’intentionnalité – le délire, la réponse
traumatique, ou l’agir compulsif dans le trouble obsessionnel compulsif – sont
les effets causaux d’une cause qui serait aussi une cause intentionnelle.
L’intentionnalité se situe au niveau d’explication causale cachée, intérieure.
Ça vise la régulation de l’agir, qui implique des plans d’action, des dispositifs non apparents, non
conscients, mais intentionnels de régulation de cette action. L’intentionnalité
de surface dépend de téléologies souterraines qu’on peut mettre en évidence de
manière neuropsychologique et expérimentale, et qui portent spécifiquement sur
la régulation de l’action. C’est là que Bolton & Hill font du trauma un
modèle partiel transposable absolument partout, où l’intentionnalité est
préservée de niveau en niveau, que ce soit au niveau de l’intentionnalité
fondamentale de l’agir jusqu’aux rationalisations morales supérieures. On voit alors
deux choses : 1) l’intégration de la psychologie génétique comme le lieu
dans lequel on suit le développement de la potentialité à la schizophrénie par
exemple – psychologie génétique qui inclut évidemment l’interaction avec les
parents, ce qui conduit à l’acceptation de l’existence de niveaux de défense
archaïque du type de ceux dont parle Mélanie Klein, mais naturalisés ; 2)
l’intégration des différentes théories psychopathologiques disponibles – thérapie
familiale exceptée, car la dimension relationnelle y est telle qu’on ne sait
plus comment la rattacher à un déterminisme sur la génétique ou les troubles éthologiques
acquis.
C/
Chapitre 9
C’est
le chapitre où l’on découvre la théorie des troubles mentaux telle que cette
psychopathologie la constitue. Il en existe trois catégories : a) la
schizophrénie ; b) les troubles de l’anxiété (eux-mêmes divisés en
deux : trauma et troubles obsessionnels compulsifs), c) les borderlines, rangés dans la classe des personality
disorder.
A
chaque fois, il s’agir de montrer que la clef de voute
de l’explication de cette pathologie, c’est un trouble de la régulation de
l’action.
a) Dans la schizophrénie, le trouble
est radical : ce sont toutes les théories contemporaines du monitoring de
l’action. Il y a quelque chose dans le monitoring de l’action, c’est-à-dire
dans la manière dont est maintenue la structuration, l’effectuation de
l’action, de la planification à l’exécution, qui est perturbé, avec comme
conséquence fondamentale un trouble du self. La division du self est
considéré comme un trouble de l’action, avec un mécanisme compensatoire :
comme l’action est impossible et qu’il faut quand même agir, le délire et les
symptômes positifs servent à restituer une dimension de l’action possible,
serait-elle délirante, là où l’action est empêchée du côté des symptômes
négatifs.
b) Les désordres anxieux. 1) Le
trauma est celui dans lequel la présence de l’intentionnalité est la plus
claire. 2) Les troubles obsessionnels compulsifs, avec intentionnalité (dont
Bolton est un spécialiste) et sans intentionnalité. L’intentionnalité en
question est tout sauf morale : elle a des effets moraux, mais ce sont
uniquement des troubles de l’anxiété, pas des troubles de la culpabilité, du
remords, etc. Ce sont des troubles de l’anxiété qui se subjectivent de manière
contingente, toujours naturalisable, alors que ce qui caractérise l’intentionnalité
morale, c’est qu’elle compte en tant qu’intentionnalité (réf. à la thèse
kantienne). Problème : on ne sait pas comment naturaliser ce type
d’intentionnalité.
c) Les personality
disorder. Notion essentielle à la construction de
cette psychopathologie cognitive, puisque c’est le lieu où l’analyse de
l’intentionnalité et de l’esprit rejoignent la forme supérieure de l’esprit qui
est la personnalité. C’est en ce point que sont réinjectés les fameux mécanismes
archaïques, notamment le spliting, qui permet
de comprendre au nom d’une psychanalyse naturalisée, les troubles
supérieurs de l’esprit.
La
conclusion générale de ces thèses, c’est qu’on ne peut comprendre les troubles
mentaux que sur le principe qu’un malade mental est quelqu’un qui cherche par
tous les moyens à sauver les conditions de l’action adaptée. Ce qui produit par
conséquent la vaste palette des troubles mentaux, c’est de maintenir un plan
d’action là où l’action est empêchée. Si bien que ces trois entités sont toutes
adossées à la dépression, comprise ici comme l’entité qui naît de
l’impossibilité de sauver l’action. La dépression naît lorsque l’action est
impossible. L’échec de l’action peut être soit intentionnel (dépression
réactionnelle), soit endogène (lié à une faillite des plans d’action).
1)
De quel prix paye-t-on l’abandon de la “bonne vieille” méthode pathologique, où
l’on part du trouble, c’est-à-dire quand on va du désordre à l’ordre, et non
pas de l’ordre au désordre ? L’un des problèmes essentiels, que je soulève
parce que je suis très canguilhemien, c’est le
problème de la créativité pathologique : il y a des maladies qui créent
des normativités nouvelles. Aller de l’ordre au désordre, c’est supposer le
désordre incapable de produire, d’une certaine manière, un nouvel ordre,
probablement surprenant par rapport à l’ancienne normalité, mais qui néanmoins
peut fonctionner, et qui donne un autre statut à l’auto-validation
du mieux-être en psychiatrie.
2)
Question de méthodologie générale : Bolton & Hill conviennent qu’ils
ne font pas une théorie générale des troubles mentaux, mais ce qu’ils font,
c’est une théorie des théories possibles des maladies mentales. La théorie de
l’ordre, quand on part de l’ordre pour aller au désordre, finit par être une
théorie normative par rapport aux théories possibles du désordre. Conséquence :
cette théorie des théories possibles est elle-même une théorie de l’esprit,
c’est une théorie de l’esprit sur l’esprit. La psychopathologie
cognitive est une production de certaines croyances (celles qui sont du côté du
psychopathologue) avec les croyances difficiles à résoudre qui sont celles des
malades mentaux. D’où la question : lorsqu’on fait de la psychopathologie
cognitive en tenant compte de la nature même du processus et de l’épistémologie
sous-jacente, est-ce qu’on s’adapte au trouble mental d’autrui, est-ce qu’on
cherche à le comprendre, ou ce qu’on cherche à ce que le trouble mentale
s’adapte à ce que nous pouvons en comprendre parce que ce que nous pouvons en
comprendre est ce qui respecte le mieux ce à quoi nous sommes adaptés ? Il
y a ici une ambiguïté profonde, dans cette épistémologie pos-empiriste :
est-on en présence d’une activité qui rend intelligible, ou une activité qui
consiste à s’adapter à la pensée d’autrui, ou adapter la pensée d’autrui à un
autre ? On ne sait plus très bien si c’est une théorie psychopathologie ou
une pratique nouvelle de l’esprit humain quand cet esprit est naturalisé. Ces
questions peuvent peut-être aider à comprendre ce qui est en jeu dans les
thérapies cognitivo-comportementales.
3) Dernière question, ayant trait au fantôme de Freud dans la machine cognitive : ce livre est une manière de longer Freud sans jamais reconnaître quelque dette que ce soit à son égard. On y parle de psychogénétique, de relations aux parents, d’empathie, de projection et de défense, mais à aucun moment on ne se confronte à la philosophie de l’esprit qui est interne à la conception freudienne. On laisse par conséquent de côté des questions plus fines, sur la différence par exemple entre l’empathie et le transfert. Le Freud qui nous reste, c’est un Freud naturalisé, cognitivisé, désexualisé et sans référence à la morale. Eluder la question de la sexualité s’avère problématique, parce que la raison d’être de l’introduction de la sexualité dans l’édifice freudien, se fait en référence à Darwin. Or, l’action fondamentale pour un darwinien, c’est quand même de se reproduire. Pour le Freud des années 1890, le fait d’être sexué a pourtant à voir avec notre fonctionnement neuropathologique et psychopathologique. Comment penser autrement que nos actions doivent être ordonnées par rapport à la question de l’organisation de la société autour du sexe ? Le point d’application ultime, ce n’est pas celui de la grammaire des causes et des raisons, mais la question de savoir si la psychiatrie est une science morale ou une science naturelle. Parler de science morale, ce n’est évidemment pas faire régner la morale dans la psychiatrie, mais souligner que les concepts moraux, qui ont des propriétés logiques et grammaticales, doivent être mobilisés pour dire qui est normal et qui ne l’est pas. C’est évidemment dans cette frange de la psychopathologie non déficitaire (radicalement non déficitaire, par exemple dans la paranoïa), que se joue la question de l’intentionnalité (Exemple du transsexualisme). La question des concepts moraux en tant que telle est celle où peut se radicaliser de la façon la plus utile, la mise en question de Bolton & Hill.