Philosophie et histoire de la médecine
mentale
Séminaire doctoral IHPST/CESAMES
(2008-2009)
(Projet « Philosophy,
History and Sociology of Mental Medicine »)
Questions philosophiques et épistémologiques sur les psychothérapies
Séance n°3, 19 novembre 2008 :
le « soin de l’âme » dans l’antiquité, éléments pour une comparaison
anthropologique avec les conditions modernes de la psychothérapie.
A/ Introduction
Pourquoi l’antiquité classique (gréco-romaine) ? Un dépaysement et un retour aux origines.
Danger : la stratification historico-anthropologique masquée par le commentaire perpétuel interne pendant l’antiquité elle-même (les Stoïciens, Platon).
Existence d’un corpus de textes étendu (le corpus hippocratique et ses commentateurs tardifs, Platon, les écoles hellénistiques) sur le « soin de l’âme » d’une part et sur la « folie » de l’autre. Mais difficiles problèmes de recouvrements partiels et de différenciations, déjà à l’époque : opposition entre médecine et philosophie, commune opposition de la médecine et de la philosophie aux éléments archaïques-traditionnels de la religion grecque, rationalité et superstition (le moment hippocratique dans la Maladie sacrée).
L’héritage culturel antique du « soin d’âme », matrice conceptuelle de tous les traitements rationnels de la folie (de Pinel avec le « traitement moral » à Janet, puis à la Rational Emotive Therapy (RET), à prétention « socratique » d’Albert Ellis, et enfin aux techniques cognitives contemporaines). L’imprégnation moralisante du stoïcisme dans la culture européenne depuis le 17ème siècle. Occasion exemplaire de mesurer l’ampleur d’un malentendu anthropologique ? Récurrence de motifs logico-épistémiques indépassables ?
Intervention de B. Granger le 3/12.
Trois axes de réflexion : le rapport des Anciens à la « folie » (mania), la philosophie comme exercice spirituel visant l’absence de trouble (ataraxia), l’idéal du bonheur (eudaimonia) chez les Anciens et l’articulation entre le « soin de l’âme » et le « traitement moral » des Modernes.
B/ L’appréhension gréco-romaine de la souffrance « psychique » et de son traitement.
1. Les particularités de la clinique hippocratique : l’asyndète dans les descriptions, la recherche du pronostic et non du diagnostic (l’effet de la rhétorique sur l’élaboration de définitions non-étiologiques). L’évidence du « psychosomatique » : un effet de la méthode ? La conscience est un des sens. Ce qui est altéré n’est pas l’âme, ni le corps, c’est l’ethos. La lente émergence (mais pourquoi ?) d’une sorte de causalité fonctionnelle entre symptômes dans l’explication des troubles psychiques (Galien).
La division des tâches entre médecine (folie du corps) et philosophie (les maniai de Platon dans le Phèdre, comme bonnes folies) ; le médecin ne peut rien sur ce qui est moral, le régime échoue. Contestations antiques de ce partage : qui dit que c’est de la folie, le médecin ou le philosophe ?
Un faux recouvrement entre médecine et philosophie : les exemples de délire (paranoia chez Hippocrate, ekstasis chez Arétée) empruntés aux Tragiques (surtout Euripide), pas au contenu clinique (aucune trace connue de délire d’un Grec ordinaire).
2. Les formes repérables de la mania/insania : phrenitis et mania/furor proprement dite. Le cas de la mélancolie : les Grecs ont-ils découvert la PMD « sans le savoir » (Celse et Caelius Aurélien) ? Y avait-il des schizophrènes en Grèce et à Rome ? Et des TOC (Théophraste et le superstitieux) ? Maladie sacrée : épilepsie, hystérie, éclampsie. La description exacte de syndromes toxi-infectieux dans les Epidémies (Grmek). La finesse de la peinture « psychologique » : les états anxieux (phrontis, aporiè).
3. Un contexte complexe : l’animisme et l’arrière-fond chamanique en Grèce archaïque. Dodds et l’interprétation psychanalytique de l’archaïsme en Grèce (des projections d’un soi divisé).
Physis et immanence : le choix « naturaliste » de la médecine, lutte contre les charlatans ou bien stratégie de « déculpabilisation ». L’émergence progressive de l’intellectualité (Platon et Aristote) ; son caractère élitiste ; le paradoxe de la religion orphique, entre sublimation et superstition. Le problème religieux et moral de l’âme et de son destin individuel. Culture de la honte/culture de la « culpabilité » ? L’exemple de l’atèhomérique, l’interpolation de l’hybris chez les Tragiques. Naissance de la subjectivité ? Ou bien un troisième pôle anthropologique, la culture de la persécution ?
4. L’émergence d’un « traitement moral » médico-philosophique dans l’Antiquité ; contre Pigeaud, qui parle de « traitement relationnel ». Sa condition : l’intellectualisation de la folie, donc la discussion « socratique ». La déraison comme paraphrosynè ; Arétée et les Stoïciens. Du coup, le remède est platonicien (la musique, le théâtre, mais aussi la contrainte physique : la folie est fureur à apaiser) ; l’idée de katharsis, qui est une action psychosomatique, et qui n’est pas spécifiquement destinée aux malades de l’esprit, mais à tous.
(Le traitement physique de la folie : l’ellébore et l’idée de crise. Le voyage qui guérit.)
La vraie relation entre médecine et philosophie : la polémique entre Stoïciens et Sceptiques sur le statut des phantasai (Pigeaud). Arétée sépare de façon nouvelle mania (le rapport à la réalité est conservée mais on juge mal) et phrenitis (les sensations sont faussées). C’est le problème d’une distance « subjective » entre ce qu’on perçoit et ce qui est vrai, entre certitude et vérité. Du coup, la mélancolie, « abattement dû à une seule fantasia ». Idée frappante : en cas de mania, le sage peut toujours suspendre son jugement ! (Cicéron in Académiques) C’est le point d’insertion, mais très tardif, d’un rapport à soi possible, et thérapeutique, au sein de la folie même (Pinel, mais aussi Esquirol distinguant hallucination et illusion sur les mêmes bases ?).
C/ De la référence à la folie dans les philosophies hellénistiques à la philosophie comme « exercice spirituel ».
1. La folie comme « trope » sceptique : récurrence d’un motif logique en psychiatrie, fondée sur les paradoxes de la phantasia. L’idée que si l’hallucination est une perception vide, la perception n’est peut-être qu’une hallucination qui a réussi (Sextus Empiricus, folie et rêve). Pas de « psychopathologie » antique, mais un nouage anthropologique et culturel décisif entre rêve, folie, et les problèmes de l’erreur des sens et de la raison. A l’arrière plan, le « sujet » ( ?) comme espace de jeu possible entre ces notions (nécessité de penser la création poétique, mais aussi le prophétisme : Platon, manie et mantique). Ce n’est pas une analogie ; c’est une co-donnée des trois.
2. Du « sujet » épistémique au « sujet » politique. L’acte chez Sophocle : Ajax lu par Hegel, un bloc de responsabilité absolue. L’émergence progressive d’une psychologie du motif dans le droit grec (Gernet). Rome et l’invention juridique de l’individu et de la « conscience morale » (synderesis).
3. Le problème de l’accomplissement politique de l’individu dans la Cité jusqu’à Aristote, puis sa transformation forcée à la période hellénistique et romaine, avec l’émergence d’un individualisme et d’une vie privée (la pratique de la correspondance à visée morale, des hypomnèmata et autres « pensées pour moi-même »).
3. Les écoles hellénistiques de pensée ont-elles des visées « psychothérapeutiques » ? De quoi l’âme est-elle « malade » ? Des passions (Esquirol) et surtout de la colère (Sénèque, la figure de Médée). Ira furor brevis est. Ce qu’on lui propose, l’ataraxia, l’absence de trouble, et non plus l’eudaimonia dynamique selon Aristote. Point commun entre Sceptiques, Stoïciens et Epicuriens. Il s’agit de styles de vie, de pratiques communautaires, et d’askesis privée.
Le motif constant du remède (tetrapharmakon), la philosophie-médecine plutôt que de la médecine philosophique.
Le « souci de soi », néanmoins, n’est jamais institution du soi en tant que soi : Hadot corrige Foucault (qui voit le soi à travers le prisme chrétien de la conversio augustinienne, et en agnostique moderne). La présence du cosmique, de l’universel, et de la Raison comme présence du divin en soi. Les deux sens de la « conversion » antique (épistrophè comme retour et metanoia comme transformation mutative, la seconde permettant la première).
Et la tristesse de la vie (les dieux tristes de la statuaire hellénistique) ? Le taedium vitae ? Les passions explicites (colère, concupiscence charnelle, ambition) ne sont pas nécessairement celles qui donnent le ton du malaise. Rationalisme ou rationalisation ? Ne jamais dissocier le Stoïcisme de son statut de pensée élitiste : l’ennemi, c’est la crainte de la mort et des dieux. Le poids énorme et écrasant des superstitions populaires à l’arrière-plan. Les solutions pour « guérir l’âme » renvoient finalement à la persécution par les puissances obscures (démons), et à une culture de la persécution. L’épicurisme plus « démocratique » que le stoïcisme, mais risquant l’athéisme.
Conclusion :
Question anthropologique générale : voit-on là les maladies morales ou psychiques successives d’un individu en train de se transformer historiquement, ou plutôt, que ces transformations historiques rendent malades les individus auxquelles elles s’imposent ? Seul le recul comparatif permet de donner un sens à cette question. Lien avec une fine remarque de Pigeaud : on fait bien histoires des maladies, pas des histoires des malaises. Mais l’histoire de la psychothérapie, c’est l’histoire d’un tel malaise (comme les « maladies du siècle » et autre Unbehagen in der Kultur). A cet égard, la transition de la souffrance de l’âme de la période archaïque à la période classique, puis hellénistique est exemplaire. Nécessité d’une étude des co-variations des dimensions logico-épistémique, anthropologique (religieuse), et politico-juridique. Ne pas faire du soi une évidence ou un donné dont on examinerait les mutations, mais voir plutôt de quelles mutations le soi émerge comme problème social et personnel.
Notes de Sarah Troubé sur la séance
Introduction : pourquoi l’antiquité
gréco-romaine ?
La philosophie antique peut être moteur de réflexion par son
effet de dépaysement : le terme de psychothérapie est fait
de racines grecques, mais est inventé dans les années 1890.
Un des problèmes soulevés ici est comment l’antiquité
propose une transformation d’une souffrance que l’on appellerait psychique,
comment elle a construit des remèdes, en se transformant elle-même
de manière radicale : de la Grèce archaïque, puis classique,
à la période hellénistique, puis à l’antiquité
tardive et enfin au passage au christianisme. Les formes politiques sont
différentes selon ces périodes : de petites cités,
puis la cité impériale, puis l’empire. Ces disparités
rendent les textes difficiles à lire : le stoïcisme dure au
moins 600 ans, il commence avec le stoïcisme ancien pour finir avec
les commentaires du stoïcisme tardif. Des transformations ont aussi
lieu entre Platon et le néo-platonisme. Mais il existait une conscience
d’une continuité forte de l’identité par les grecs. L’approche
sur les savoirs anciens est aujourd’hui de plus en plus anthropologique
: Vernant, Vidal-Naquet, ne se basent pas sur l’idée d’y retrouver
nos origines, mais de se confronter à une hétérogénéité.
Nous sommes plus proches des romains que des grecs.
On va s’intéresser à la manière dont les Grecs discutent
autour de la souffrance psychique et conjuguent médecine et philosophie:
la philosophie et la médecine naissent presque en même temps
(Hippocrate et Platon sont presque contemporains), dans un contexte d’émergence
du rationalisme et de la notion de psyché, qui amène l’idée
que la médecine est une science naturelle et qu’il faut se garder
des charlatans qui guérissent par des incantations. Les fluides,
les humeurs marquent un acte de naissance de cette rationalité, qui
concerne la question psychique, car elle met en place un partage entre philosophes
et médecins des enjeux qui concernent la folie : les folies qui viennent
du corps relèvent du médecin, les folies liées au sacré,
au divin, du philosophe. Il y a donc une articulation complexe entre philosophie
et médecine, qui construit la notion de psyché et de soin
et la compréhension de cette notion dans notre culture.
Le deuxième point est de s’intéresser à la tentation
de récupérer le discours de l’antiquité pour le traitement
rationnel, à partir de l’idée que l’on peut parler avec le
maniaque (qui signifie le fou). Ce discours est la matrice de tous ces traitements
rationnels : Pinel s’y réfère, de même que Janet et
Ellis (à partir de la discussion socratique : les TCC plongent leurs
racines dans cette conception d’Ellis, où les motifs passionnels
sont impliqués). Le stoïcisme a imprégné la culture
européenne, notamment par le stoïcisme chrétien du 17ème
siècle (Corneille), qui a servi de ciment culturel. C’est l’idée
que le fou est soumis à des passions majeures, mais que la raison,
la discussion rationnelle peut l’améliorer. Mais y a-t-il un malentendu
anthropologique, où Pinel recyclerait des clichés culturels
en prétendant renouer avec certains modèles de l’antiquité
? Ou bien cela met-il en évidence des formes logiques constantes,
récurrentes, des jeux de concepts qui amènent à l’idée
qu’il existe un traitement moral, signe d’une continuité substantielle
et non juste d’un collage ?
On peut marquer deux temps du développement : 1° la manière
dont le monde greco-romain s’est intéressé à la question
du soin d’âme. 2° focaliser en insistant sur la dimension médicale
: comment les philosophes se sont articulés aux médecins dans
l’antiquité romaine, jusqu’au 3ème siècle (quand les
romains accordent la citoyenneté à tous les gens qui occupent
l’empire, qui marque le début de la fin de empire romain) ? Comment
la philosophie comme exercice spirituel peut amener l’idée qu’il
y a quelque chose de psychothérapeutique ? Peut-on soutenir l’idée
qu’il y avait quelque chose de psychothérapeutique ? Est-ce que ça
avait les mêmes effets ? Ou bien est ce que l’on projette ce qu’on
pense être psychothérapeutique sur leurs discours ? Ou y avait-il
quelque chose de thérapeutique, mais qui n’était pas leur
visée première ?
L’appréhension gréco-romaine
de la souffrance « psychique » et de son traitement :
Hippocrate : renvoie à un ensemble de médecins ioniens, en
réalité, à un ensemble de traités et de descriptions
compilés au 5ème siècle, mais il y a une unité
méthodologique importante. Un des traits de la description hippocratique
est l’asyndète, une énumération avec une connexion
nulle, minimale (« et »), sans tentative de la remplacer par
« à cause de » ou « dans la mesure où »
: les signes donnent l’impression d’être placés sur le même
plan. Cet agglomérat de signes sans connexion causale permet juste
de calculer le pronostic, le but n’est pas diagnostique. L’idée n’est
pas que l’âme et le corps sont la même chose, qu’ils forment
un tout, mais c’est une méthode qui met tout sur le même plan,
et qui n’implique pas qu’il n’y avait pas une dimension psychologique :
il y a des descriptions de cas avec des symptômes mentaux, souvent
des troubles toxi-infectieux, qui provoquent la fièvre et des anomalies
du comportement. Tardivement, il y a une influence de la rhétorique
grecque et alexandrine tardive, de véritables définitions
des maladies sont construites (Galien) : le statut des descriptions change,
avec des signes hiérarchisés, la visée est alors de
permettre aux gens de parler de la même chose, la définition
ne doit pas préjuger de la cause. Cela fait que jamais les maladies
ne sont prises comme spécifiquement mentales : voir par exemple la
description de la mélancolie, avec des signes physiques aussi (selles
noires car écoulement de la bile). Il ne faut pas plaquer sur ces
descriptions une idée psycho-somatique, car ce qui les intéresse
est l’éthos, la totalité du comportement, qui comprend le
comportement, les altérations physiques, et aussi morales (on peut
porter un jugement moral sur malades mentales) : ce qui est altéré
n’est pas l’âme, ni le corps, mais l’éthos. Avec l’influence
du stoïcisme, on construit des relations fonctionnelles, causales (un
événement triste crée la mélancolie) : une telle
relation existe dans la tragédie, mais pour que les médecins
admettent des causalités fonctionnelles, il a fallu que s’opèrent
certaines transformations.
A l’époque d’Hippocrate s’opère le partage entre la folie
du corps, avec les troubles toxi-infectieux, très courants, et la
folie supérieure, que la culture grecque a besoin de conserver à
part (Platon : thèmes de la création poétique et communication
directe avec le divin, importants dans les rituels initiatiques). Pour les
hippocratiques, le médecin ne peut rien pour ce qui est moral, il
ne peut qu’agir sur le régime, qui n’agit pas sur le moral : 5-6
siècles après, c’est l’inverse. Le problème qui subsiste
est de savoir qui décide de la folie, le médecin ou le philosophe
? C’est une question aussi posée par Kant : pour lui, cela ne relève
pas du médecin, mais du philosophe, lui seul peut distinguer la folie
qui relève du corps de l’autre folie.
Mais n’est-ce pas un faux recouvrement entre médecine et philosophie?
Les exemples de la mania sont souvent empruntés au répertoire
tragique (Médée par exemple), et non à un contenu clinique.
Ce n’est pas la même chose que ce que l’on appelle délire,
la mania est prise dans une forme littéraire élevée,
il n’y a pas de trace de notations de propos tenus comme délirants,
pathologiques, chez les grecs anciens ou les romains. On peut dire qu’ils
ne percevaient pas cela comme ça, mais soit comme une affection du
corps si le discours ne veut rien dire, soit, si le discours a un peu de
sens, comme relevant du prêtre, de l’interprète des songes
: il n’y a pas de perception spontanée du fait qu’il pourrait y avoir
quelque chose entre les deux, si le discours a du sens, on l’interprète
comme une manifestation divine, il n’y a pas d’idée de folie raisonnable
ou de délire systématisée (paranoïa).
Les médecins cherchent à subdiviser la folie en phrénitis
(liée à la fièvre) et mania comme folie sans fièvre.
Chez Celse, on a insania et furor (furor furore punitis : la folie est sa
propre punition, car est un malheur : c’est un argument par le malheur et
non par la responsabilité). Le problème classique est alors
: peut-on essayer de reconnaître nos maladies mentales dans leurs
maladies ? Ce problème est d’autant plus ardu pour les maladies mentales.
Si on ne peut essayer, cela n’a pas grand sens de chercher un rapprochement
de nos psychothérapies avec eux : c’est la question de l’identifiabilité
des maladies, des souffrances psychiques. Les catégories sont stables
dans la Grèce antique pour les maladies : cela doit bien refléter
quelque chose, anthropologiquement, de leur perception de ce qui était
normal ou pas. On ne peut réduire cette stabilité à
la fixation du corpus : le contexte de l’antiquité est différent
de celui du Moyen Age, où s’opère une fixation du corpus de
l’antiquité, alors que dans l’antiquité, il y a des transformations,
des découvertes, mais une stabilité du cadre. Il existe des
arguments pour dire que les Grecs avaient repéré le phénomène
de la manie et de la mélancolie (mais non leur alternance) : la furor
triste et la furor gaie. Autre point troublant : il est difficile d’identifier
quelque chose comme de la schizophrénie dans la littérature
antique. Pour les TOC, on a la description du superstitieux dans les Caractères
de Théophraste, mais qui ne mentionne pas l’angoisse, puis Plutarque,
4 siècles plus tard (époque romaine) qui en fait une autre
description.
La maladie sacrée contient une description de l’épilepsie,
avec des phases convulsives décrites. Il y a une finesse de la peinture
psychologique, les états anxieux et dépressifs sont décrits
très en détail. On peut penser cela par analogie avec les
descriptions de fleurs : on ne peut comprendre le spectre de couleurs des
anciens, ils appellent noir des choses bleues ou rouges pour nous, parfois,
le jaune et le vert semblent être la même couleur. Il en va
peut-être de même pour le repérage des émotions,
on a une impression de proximité alors qu’ils ne parlent peut-être
pas du tout de la même chose. La schizophrénie a des symptômes
très visibles, déficitaires, à partir de Pinel. Dans
l’antiquité, l’évolution vers la démence n’a pas l’air
de frapper les observateurs.
Pourquoi ce décalage ? Quelques hypothèses : on sous estime
l’arrière fond chamanique d’où émerge cette pensée
classique de la raison, de l’âme : Dodds, qui utilise dans les années
1950 la psychanalyse, décrit la mentalité archaïque comme
incapable de se représenter l’unité du monde, de symboliser
l’irrationalité du monde, elle extérioriserait les choses,
qui reviennent ainsi comme irrationnelles : c’est le fond chamanique, un
soi qui ne peut accéder à sa véritable unité.
Mais cette explication est faible. Quand Hippocrate fait son virage naturaliste,
le malade est une partie de la nature, la nature est une, il s’agit d’en
finir avec le charlatanisme : la superstition ne guérit personne,
et de plus, le malade n’est pas coupable d’être malade. La médecine
commence quand ces effets sont des effets dans la nature, et non des choses
dont le malade pourrait s’accuser, en y remédiant par les sacrifices,
purgations, etc. Si le début de la maladie est polémique,
il y a l’idée que la maladie est un processus naturel, que le malade
n’est pas coupable même si se sent coupable : c’est une idée
difficile à faire accepter, même à époque de
Socrate et Platon. Il ne faut pas idéaliser la Grèce ancienne,
Platon et Aristote ne sont pas représentatifs, la religion est très
formaliste, ritualiste, avec des lois qui interdisent de ne pas croire aux
dieux ou de croire que les astres ne sont pas divins, l’hyper rationalisation
de la religion s’impose de manière difficile. L’orphisme est une
religion initiatique, venue d’orient, avec des mystères, des initiations
secrètes, qu’on ne connaît que par les chrétiens tardifs
: c’est une religion magique, avec des formules secrètes, et intellectualisée
: il y a du divin, ce qui fait que les dieux sont des dieux, c’est une logicisation
du rapport au divin, les dieux civiques ont le statut d’allégories
(Platon). Au même moment où la théorie de âme
est rationaliste, les pratiques sont de plus en plus superstitieuses, c’est
comme une réaction populaire (Dodds).
Dans ce contexte émerge le problème religieux et moral de
âme : une des thèses de Dodds, dans le commentaire de la prière
d’Agamemnon quand il a tué sa fille, et qu’il vit un état
de terreur, (atè), est que c’est une figure de l’écrasement
de l’homme sous la souffrance venue des dieux. Ce n’est pas l’idée
que cette terreur apparaît parce qu’on a fait quelque chose de mal
et que les dieux punissent, mais l’idée que si on a fait quelque
chose de mal ou qu’on a été trop téméraire,
c’est que la malédiction consiste dans le fait que les dieux nous
ont rendu téméraires. C’est une différence entre la
période homérique et la période classique : les classiques,
les tragiques introduisent l’hybris, un excès monstrueux de pensée
et de désir, comme moyen terme : on cède à la tentation
posée par le dieu. Cela crée la possibilité de la culpabilité,
l’hybris est du ressort de la subjectivité. La notion de psychisme
émerge comme une notion affective, la présence affective de
homme dans ce qui lui arrive, et non comme une théorie : cela rompt
avec l’époque archaïque, où le malheur arrive du dehors
uniquement. Voir Hegel, la propédeutique : quand Ajax tue les moutons
en étant aveuglé, il assume la totalité de son acte,
alors que dans la conception homérique, la totalité de ce
que j’ai fait est ce qu’il m’est arrivé de faire, c’est le lot de
destin, donc c’est moi tout entier : il n’y a pas la possibilité
de l’erreur, d’une séparation entre acte et intention, etc. La possibilité
qu’il y ait une âme est liée à l’émergence de
la culpabilité. Dodds montre qu’il ne faut pas lire le texte comme
une punition divine, il ne faut pas projeter nos catégories de subjectivité.
Pour Ajax, on ne peut dire qu’a une hallucination, car c’est la totalité
de son destin qui est en cause (pour qu’il ait une hallucination, il faudrait
qu’il n’ait pas eu l’intention de faire ce qu’il a fait), alors que par
ailleurs les Grecs savent décrire les oblitérations de la
conscience (Arès qui passe son fouet devant yeux des guerriers).
Les folies ont-elles des traitements médicaux ? le voyage, l’ellébore
(plante qui est un poison violent, qui fait vomir, c’est le contexte hippocratique
d’accélération de la crise, pour provoquer le désordre,
où le corps va rétablir son équilibre naturel). Mais
il n’y a pas de pharmacologie pour les délires. Avec la Grèce
hellénistique, les stoïciens, c’est le traitement moral (Pigeaud
refuse qu’on parle de traitement moral dans l’antiquité, elle parle
de traitement relationnel), ils diffusent le motif platonicien de l’intervention
de la raison dans la discussion socratique avec les fous : la paraphrosunè.
Les remèdes sont le théâtre, la musique, la danse et
le chant, et la discussion philosophique, la mise en cause des passions
par l’argumentation : mais on n’a pas de témoignages sur ces discussions,
qui les racontent, ni de textes qui décrivent des délires,
même toxiques, ni le traitement moral. Les techniques qui font usage
de la catharsis sont Aristote, la purgation par la crainte et la pitié
dans le théâtre tragique, qui produit un effet thérapeutique
de soulagement. Mais le problème de la catharsis est qu’elle est
utilisée pour tout le monde : il est difficile de voir une distinction
entre le fou et le normal, avec juste des passions déchaînées.
Aucun des remèdes stoïciens est spécialement destiné
aux malades de l’esprit. Pour les médecins tardifs, il est clair
qu’ils soignent des gens avec des affections psychiques, mais la limite
nous est obscure.
L’apport de la pensée stoïcienne à la psychiatrie dans
antiquité : les stoïciens ont une théorie de la représentation,
donc quelqu’un peut avoir une représentation des choses qui n’est
pas la chose, cela fonde la possibilité de distinguer l’illusion
(déformée) de l’hallucination (pas de fantaston, mais fantastikon).
Cette distinction donne la possibilité de distinguer la manie qui
procède de l’hallucination et les illusions des sens qui ne sont
pas de la folie. La première application est la mélancolie
: Arété : un abattement dû à une seule fantasia
(une idée délirante, mono-maniaque) : cela ressemble à
la distinction d’Esquirol entre hallucination et illusion, il reprend un
motif stoïcien. Le moment où la philosophie et la médecine
s’emboîtent l’une dans l’autre, c’est le stoïcisme, avec la monomanie
qui implique une forme de sujet, un libre jeu entre ce qu’il imagine et
la réalité, un déboitement entre l’intention et ce
qui existe. Il y a une sorte de cognitivation du sujet par le stoïcisme.
Pour les stoïciens, le sage peut toujours suspendre son jugement (alors
qu’on pense que le paranoïaque ne le peut pas, car la conviction délirante
fait que l’attitude sceptique n’est pas possible) : le procédé
de la suspension du jugement est utilisé contre l’hallucination.
Chez Sextus Empiricus (médecin sceptique), le scepticisme est utilisé
pour remettre en cause la phantasia.
Qu’est-ce que les médecins ont apporté aux philosophes ? Il
y a un lien fort entre médecine et scepticisme dans l’antiquité
tardive. Est-ce que les sceptiques se servent de la folie pour montrer que
la raison ne vaut rien ? La folie et le rêve sont des arguments pour
mettre en question la nature du rapport à la réalité.
Ce thème perdure, jusqu’à Henri Ey : la représentation
au sens des stoïciens permet de penser l’hallucination comme perception
vide, mais les sceptiques amènent l’idée que peut être
la perception est une hallucination qui tombe juste, qui ne prouve pas que
la raison peut penser la réalité. Cette idée se retrouve
chez Taine, et chez les psychiatres du 19ème siècle. Malgré
la différence des univers anthropologiques, les arguments logiques
les traversent.
De la référence à la
folie dans les philosophies hellénistiques à la philosophie
comme « exercice spirituel » :
Le contexte politique évolue : quand Aristote écrit, il fait
l’éloge de la cité, mais elle est déjà finie,
il est le précepteur d’Alexandre le Grand, qui met fin à la
liberté des cités grecques, les individus se transforment
en sujets. Cette transformation au 3ème siècle av. JC est
l’émergence de formes d’individualisme, d’une récupération
de la philosophie qui doit changer de sens en conservant un vocabulaire
identique, il ne s’agit plus de l’accomplissement du destin politique, mais
de la consolation de l’individu. Les romains apportent la notion d’individualisme
juridique, dans un état centralisé, et de conscience morale.
Des transformations anthropologiques ont lieu dans la philosophie, avec
un nouveau type de rapport à soi : on a non plus des traités,
mais une littérature de correspondance morale (Cicéron à
sa femme Tuilla), des carnets secrets. Les Pensées pour moi-même
de Marc-Aurèle sont le signe de cette transformation, il connaît
la philosophie, mais les mêmes mots servent à quelque chose
de différent. Le lien intrinsèque au collectif, qui faisait
que le malaise s’exprimait dans des formes collectives (tragédies,
Médée, etc) devient un rapport inquiet à lui-même
de l’aristocrate stoïcien du monde impérial. La pratique du
stoïcisme est une réponse à la capacité acquise
d’être un embarras pour soi-même. Hegel : « la philosophie
pour un temps d’esclavage universel » : selon lui, l’esclave (Epictète)
et l’empereur (Marc-Aurèle) disent la même chose. Mais cela
ne tient pas compte de l’émergence contrastée de certaines
figures du soi. Pour Aristote, l’autarcie est le but du sage, la non dépendance
absolue est imitation du divin, vers lequel le monde tend, mais qui s’en
désinteresse, il jouit de son propre rapport à soi. Quand
les chrétiens arrivent, ils apparaissent fous, le chrétien
est la figure du fou dans l’antiquité tardive, il croit que le monde
est crée. Les réfutations antiques du christianisme ont été
brûlées par les chrétiens.
Le paradoxe d’Aristote est la question de savoir si le sage peut avoir des
amis : comment le rapport à autrui peut-il rendre compatible l’amitié,
comme base de la vie sociale, et l’autarcie ? C’est une tension fondamentale
qui s’effondre, car les modèles du bonheur ne sont plus l’accomplissement,
mais la tranquillité absolue, qui devient ataraxia, chez les stoïciens
et les épicuriens. Un abîme apparaît entre l’accomplissement
de l’eudeimonia et l’ataraxia. Celle-ci sert à normer le traitement
psychique du fou, le but est de lui rendre son apaisement. La tranquillité
de âme (Cicéron) est une des marques du malaise à soigner
déduite à partir du remède : il y a une pratique sociale
réglée d’exercices spirituels, on va chez le maître
stoïcien comme on va aujourd’hui chez l’analyste. L’exercice d’askésis
consiste à réduire la nourriture, à ne pas se mettre
en colère. La passion est perçue comme colère, une
passion dangereuse, ira et furor (folie) ont un rapport très étroit
(folie furieuse, colère comme folie courte). Derrière ce qui
est raconté par les stoïciens, on peut penser à un autre
type de malaise : la neurasthésie, la tristesse, le dégoût
de l’existence, la question du suicide.
On peut caractériser ces transformations comme le passage des idéaux
classiques de justice, du juste milieu comme vertu aristotélicienne,
aux idéaux hellénistiques de pureté et d’inaccessibilité,
n’être que pure volonté, pure raison. Ces idéaux révèlent
un malaise. La philosophie est pour les riches, les superstitions pour les
pauvres, on ritualise contre l’angoisse. La qualité subjective de
l’angoisse est importante (voir Plutarque, sur la superstition, qui est
très différente de la description de Théophraste, où
il n’y a pas d’angoisse). Plutarque décrit quelque chose qui est
proche de ce que décrivent les obsessionnels, une impression de vivre
dans un cauchemar, qu’il va arriver quelque chose.
Est ce que les écoles hellénistiques, le stoïcisme, ont
une visée psychothérapeutique ? Oui, car l’idée de
passion inclut ce que l’on appelle passion (paranoïa, jalousie, érotomanie),
la phantasia permet de penser quelque chose de notre vocabulaire de l’hallucination.
Mais cette capacité à concevoir va de pair avec des contraintes
sur le traitement, le but est l’apaisement et non plus le développement
de soi. Selon Hadot, il faut prendre au sérieux la philosophie comme
médecine des passions, le philosophe de l’antiquité est comparable
au psychothérapeute d’aujourd’hui. Le christianisme dissout ces deux
choses : la philosophie est une théorie, et les pratiques de salut
sont celles des chrétiens. Sur le souci de soi qui émerge,
Foucault fait un contresens : le souci de soi comme connecté à
l’émergence progressive d’une individualisation du rapport à
soi est un contresens sur les stoïciens, il les lit comme s’ils étaient
déjà chrétiens, avec la conversion comme ambition,
alors que le rapport à soi est toujours coïncidence avec le
cosmos, revenir à soi est découvrir le logos, la part de dieu
en soi : le retour sur soi n’est pas s’individualiser, mais trouver sa juste
place dans l’équilibre total du cosmos. Les chrétiens posent
une individualisation du rapport au mal par le péché. Pour
les stoïciens, l’étincelle de feu divin communique avec la totalité.
L’art hellénistique est fait de statues non lumineuses, avec un visage
ouvert, comme dans l’art classique, mais avec un voile de tristesse. Les
procédures des stoïciens ont une fonction psychothérapeutique,
même si elles ne sont pas une psychothérapie : elles sont plus
une rationalisation que du rationalisme, devant la tristesse de la vie.
Augustin le voit bien, il y a quelque chose de l’existence humaine qui est
inacceptable par cette rationalisation, elle ne peut apporter le bonheur,
elle ne peut guérir la souffrance radicale de l’homme.
Conclusion :
Question anthropologique : a t-on affaire à des maladies psychiques
successives d’un individu en train de se transformer historiquement, ou
plutôt à des transformations historiques qui rendent malades
les individus de manière spécifique, qui amènent les
transformations du mode de rapport à soi qui causent certaines formes
de maladies ? C’est la question des désordres liés aux conflits
de la fabrication du soi. On peut comparer les questions de la superstition,
de la tristesse, de la fureur. Quelle culture faut-il pour pouvoir parler
d’émoussement affectif ? Pour percevoir l’émoussement affectif
(schizophrénie), il faut une culture, et quelque chose qui dise pourquoi
il n’est pas positif. Il faut faire une mise en perspective de la psychothérapie,
des maladies et du contexte anthropologique, et regarder les covariations.
Le souci de soi (Foucault) suppose un soi, il faut se demander comment du
soi émerge, non de manière téléologique, mais
à quel défi il répond, le soin d’âme est une
réponse qui crée une forme de rapport à soi. On ne
fait pas une histoire des psychothérapies par rapport à des
maladies pré-définies. Les psychothérapies sont révélatrices
de comment du soi émerge, confronté à un certain défi.
L’histoire des psychothérapies est ainsi codéfinie avec l’histoire
des maladies, il n’y a pas deux histoires séparées. Est-ce
le même sujet dont il s’agit dans la psychanalyse et les TCC ? Dans
cette direction, une des question ouvertes est que les psychothérapies
ne traitent pas des maladies, mais des malaises, et que l’histoire des malaises
est plus difficile à faire que l’histoire des maladies La difficulté
en histoire de la médecine, lorsqu’on s’intéresse aux psychothérapies,
est de définir le niveau du malaise : la dépression est-elle
une maladie ou un malaise ? Dans quelle mesure les psychothérapies
précipitent le malaise (pas de trouble panique sans TCC, pas d’hystérie
sans psychanalyse ) ? Ce que la comparaison avec les anciens peut nous aider
à voir, c’est que ce sont des processus collectifs : Dans l’antiquité
, le collectif est une dimension importante, chez les stoïciens et
les épicuriens.
Quelle médiation permet aux psychothérapies de devenirs des
phénomènes sociaux (voir l’importance des associations de
malades pour les TCC) ? Comment se construisent les médiations? L’épicurisme
est une idéologie contestataire, Ovide est exilé. Le modèle
de l’homme parfaitement accompli dans l’antiquité est Achille et
Alexandre (César à 30 ans fait une dépression parce
qu’à son âge, Alexandre était déjà maître
du monde). Les psychanalystes sont contre l’évaluation, car la guérison
n’est pas un retour à l’avant de la maladie, et il n’y a pas de normal
universel : il y a toujours une double exigence, l’envie d’être normal
(absence de trouble) et d’être singulier (eudaimonia, accomplissement
personnel).
La description de l’angoisse antique est plus somatique, une oppression.
Jusqu’à l’apparition des antibiotiques, la plupart des problèmes
mentaux sont infectieux, la fièvre, etc. Il y a aujourd’hui l’idée
que la schizophrénie serait une nouvelle maladie (propagation de
virus, etc).